RETOUR À SHANGAI. - Au lendemain des extrordinaires agapes d'anniversaire offertes par son frère à ma bonne amie pour ses soixante-cinq ans, je me retrouve à Shangai. Sans exagérer: d'extraordinaires agapes à La Châ, nouveau restau des hauteurs à un coup d'aile de pic noir des Pléiades et donnant, à 1300 mètres, sur le lac immense et l'arrière-pays jusqu'au Jura bleuté et plus loin encore. Les nouveaux tenanciers sont une fille d'artiste au prénom de chasseresse, vive et rayonnante, et le chef un géant Alsacien fils de forgeron d'art spécialisé dans les oiseaux de fer et les locomotives anciennes. Le lieu conjugue saveurs et sapience, avec un goût parfait dénué de tout chiqué d'artifice, plats exquis et vins divins, amen - sans oublier les aquarelles et gravures de la même sûreté de choix aux murs de bois. Philippe Rahmy rappelle, dans Béton armé, le proverbe sicilien selon lequel un peuple s'identifie au contenu de son assiette. Or je lui recommande le peuple de La Châ: c'est un bon peuple.
Or, non moins extraordinaire est ce livre de sapience au mille saveurs détaillées. Et là non plus je n'exagère pas: vraiment hors de l'ordinaire par le rythme sans faille de chaque phrase et les fenêtres qu'il ouvre à chaque page sur un peu tout. Par exemple au zoo de Shangai devant Cinder le singe nu: "Aucune créature ne ressemble davantage à Dieu qu'un singe sans fourrure". Ou bien au fitness Will's Gym: "Le sportif chinois est tout en épaules". Face à la destruction de la personne caractéristique de la société communiste: "En Chine, l'amour ne se fait qu'en absence d'amour". Ou faisant écho à ce pêcheur fils de pilote américain qui affirme que les States ont lâché douze bombes atomiques sur le Japon qu'ils ont ensuite repeuplé en important un nouveau peuple dans l'archipel. Ainsi de suite: comme unesespèce d'acupuncture excitante et roborative, tour à tour poétique et polémique.
DU FANTASTIQUE SOCIAL. - C'est Guido Ceronetti, lors de notre visite à Cetona où m'avait accompagné la Professorella, qui m'a soufflé la formule de "fantastique social" à propos de Céline, qui me revient en lisant Béton armé et par exemple cette page: "Apple Store. 282 Huaihai Zhong Road. 21 heures. Vigiles Matrix, lunettes fumées, oreillettes. Vendeurs gravures de mode, volubiles et montées sur ressorts. Le mien s'appelle Link. Il a un doctorat en informatique, un long métrage en cours, un roman sur le feu, il rédige une grammaire chinoise pour étrangers et il enregistre un CD de rap, parmi d'autres projets. Dehors, la pluie frappe les cloisons transparentes. Les écrans 27 pouces diffusent une lueur d'outre-tombe sur les dizaines d'enfants massés dans le Genius Corner, une garderie aux allures de bloc opératoire. Les gamins y traînent leurs parents. La plupart ont moins de dix ans. Ils ne sont pas ici pour s'amuser. Ils manipulent des logiciels de programmation, juchés sur des tabourets de bar qui leur font des queues de métal. Leurs doigts crépitent. Pattes de mouche. Ils façonnent un monde dont celui-ci est l'ébauche. Comme les scorpions, ils survivront à la pollution, aux catastrophes nucléaires, au réchauffement climatique, à la chute des météores."
LIMONOV. - La première fois que je l'avais abordé, j'avais passé à côté de ce livre non moins extraordinaire. J'en avais lu une vingtaine de pages et m'étais dit: à quoi bon s'intéresser à ce sale type ? Pourtant j'avais aimé Le poète russe préfère les grands nègres et Journal d'un raté, bien avant qu'il ne se la pète à Sarajevo. Je n'étais pas dupe du mariole, dont les provocations me faisaient penser à Zinoviev. Je sentais que son extravagance cachait une révolte plus pure que la pureté des belles âmes occidentales, comme le montre généreusement Emanuel Carrère. Et je suis revenu à celui-ci à l'incitation de Jean-Michel Olivier, et cette fois j'ai croché pour découvrir le portrait composite, contradictoire et cohérent à la fois, de ce personnage de forcené aux tribulations de grand fauve humain. Et toute son époque, de Staline aux frappes friquées.
À la fin du livre qui lui est consacré, Limonov dit à Emmanuel Carrère qu'il rêve, finalement, de cités asiatiques genre Samarcande dont les mendiants, à l'ombre des mosquées, sont des loques et des rois. Tout au long de sa chronique, Emanuel Carrère oppose, à la violence de son protagoniste, une attitude qu'il résume lui-même en un mot à la fois vague et précis: christianisme, qu'on prendra comme on voudra. Moi je le prends comme une forme de douceur et de fraternité, que je retrouve chez Philippe Rahmy face à la face sans face du communisme chinois ou de l'arrogance et de la fuite en avant des tours de Shangai, devant lesquelles on baissera simplement les yeux, comme les mendiants de Samarcande, pour voir vivre la vie...
Philippe Rahmy. Béton armé. La Table ronde. À paraître le 5 septembre.
Emanuel Carrètre. Limonov. P.O.L.
Commentaires
Bon anniversaire à Lady L. :)