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En français dans le texte

  • Une grande génération

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    Entretien avec Henri Godard

    La première moitié du XXe siècle fut une période faste de la littérature française contemporaine, et notamment dans le domaine du roman. Avant la mise en coupe critique de celui-ci par le Nouveau Roman, et en réaction contre le classicisme « psychologique » d'un Proust, une série d'écrivains d'inégal génie mais qui ont pour point commun d'avoir été marqués par la guerre de 14-18 et de bousculer l'humanisme bourgeois, constituent ce que le professeur et critique Henri Godard, connaisseur éminent des œuvres de Céline, Giono et Queneau (dont il a établi les éditions respectives à La Pléiade), entre autres, appelle « une grande génération ».

    — Selon quels critères avez-vous rassemblé ces écrivains ?

    — Mon choix, qui n'est pas exhaustif, correspond initialement à des passions de jeunesse auxquelles je suis revenu dans mes travaux. Très différents les uns des autres, ces auteurs que j'ai « élus » ont en commun, par leur tranche d'âge, d'avoir été marqués par la guerre de 14-18, soit au titre de combattants, soit pour en avoir ressenti les effets au temps de leur adolescence. Céline est blessé au front, mais Louis Guilloux, lycéen à Saint-Brieuc, y découvrira les blessés et les mutilés dans un hôpital installé en Bretagne. A côté du traumatisme lié à la guerre, il y a une prise de conscience de l'Histoire nouvelle par rapport à la génération de Gide ou Valéry. Cette prise de conscience, face à la perte de tout repère, va de pair avec un sentiment existentiel très fort et un questionnement sur le sens de la vie. Cela marquera, je crois, le roman français pendant vingt ou trente ans. Ces écrivains ont été confrontés à des choix décisifs, dont les extrêmes se partageaient entre communisme et fascisme. Ils avaient l'épée dans les reins. En outre, ils ont également pour point commun de travailler le langage au corps et d'être des stylistes vigoureux. C'est pourquoi j'aborde également Louis Guilloux, Jean Malaquais pour ses Javanais ou Claude Simon, qui viendra bien plus tard ...

    — Mais alors, pourquoi l'impasse sur Aragon, et pourquoi Queneau ?

    — Aragon pourrait naturellement figurer dans cette « grande génération ». Son absence n'est qu'une question de circonstances, car je lui consacre une étude à part dans un autre livre que je prépare sur le roman critique au XXe siècle. Quant à Queneau, dont l'image courante est d'un amuseur qui joue avec le langage et les concepts, je l'ai intégré à cause de ses premiers romans qui traitent bel et bien de thèmes à caractère existentiel. Dans Le chiendent, son premier roman, une serveuse de café en milieu ultra-populaire, qui meurt inopinément le jour de ses noces, se demande ainsi, finalement, ce qu'elle aurait « foutu ici-bas » ...

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    — Qu'est-ce qui vous a fait « élire » Céline ?

    — Je l'ai découvert après Malraux et Giono, en 1957, avec D'un château l'autre. Comme beaucoup, j'ai été saisi par son génie verbal, à une époque où il était exclu de parler de lui à l'Université. Sa formidable découverte a été d'inventer une écriture qui mime l'oral dans ce qu'il a de plus profond, avec sa fameuse ponctuation, au fil d'une déconstruction de la phrase qui est aussi une déconstruction de la logique et une nouvelle musique. Il ouvre des vannes extraordinaires. Or, ce qui fait le scandale permanent de Céline, c'est évidemment la collision d'une position raciste insoutenable, dans ses pamphlets, et sa grandeur évidente d'écrivain.

    — Comment expliquez-vous que, dans les romans, la part du racisme et de l'antisémitisme de Céline soit quasiment nulle ?

    — Deux remarques m'ont frappé à ce propos: la première de Sartre qui dit qu ' « on n'imagine pas un grand roman antisémite », et l'autre de Kundera qui a développé, dans L'art du roman, l'idée d'une « sagesse du roman ». Céline polémiste tend naturellement à la simplification grossière, tandis que, dans une position de romancier, il recourt à la nuance, contre tout stéréotype. Dans Mort à crédit, on voit ainsi le père, antisémite et antimaçon, tourné en bourrique, et les mêmes phénomènes s'observent dans Guignol's band.

    — Et Giono ? Pourquoi l'appelez-vous « passeur »?

    — Je l'appelle passeur parce que beaucoup de ces écrivains, après la guerre, ont délaissé le roman pour se replier dans une espèce d'auto-fiction. Giono est celui qui a maintenu, pendant toute la période du Nouveau Roman, en lequel il voyait une impasse, le code « naïf » de la fiction, avec l'émerveillement du conte, de l'histoire et des personnages.

    — Et Sartre là-dedans ?

    — Je l'ai joint de manière un peu forcée, mais La nausée procède bel et bien de ce courant existentiel, même si l'auteur tend à « philosophiser » le roman sur la fin ...

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    — Vous parlez d'une « grande génération ». Est-ce à dire que cette période soit particulièrement féconde.


    — Je le crois. Si l'on envisage même une longue durée, il me semble que cette tranche de la littérature française est réellement fastueuse.

    — Est-ce à dire que nous pataugions actuellement en eaux basses ?

    — Je ne tiens pas à m'étendre sur ce sujet (rires), mais oui, tout de même, je le crois. Je ne vais pas me faire que des amis en le disant, mais c'est pourtant ce que je pense ...

    Henri Godard. Une grande génération. Gallimard, 457 pp.

  • Chroniques de Chaminadour


    Marcel Jouhandeau pour le meilleur
    On ne pouvait imaginer plus belle et bonne façon d’arracher l’œuvre de Marcel Jouhandeau à son purgatoire, un quart de siècle après la mort de ce très grand écrivain (1888-1979), qu’en publiant, en un volume, l’essentiel de l’immense chronique qu’il a consacrée, sous la forme de récits, de contes et de nouvelles, à la ville de Guéret dont il est natif et qui lui a inspiré une fresque provinciale extraordinairement vivante et savoureuse, où défilent quantité de personnages inoubliables, sous le regard mobile des trois avatars de l’auteur lui-même, à savoir Théophile dont le récit de la jeunesse inaugure le cycle, Juste Binche qui figure le Jouhandeau jeune homme et Monsieur Godeau en son aura sulfureuse de mystique pas très orthodoxe.
    Pas loin du Jules Renard aux champs des Frères farouches, en beaucoup plus ample par son spectre d’observation, et proche aussi d’un Marcel Aymé peignant les familles franc-comtoises, le Marcel Jouhandeau de Chaminadour ajoute, à ces regards naturalistes de sceptiques peu portés sur la religion et ses dramaturgies, un sens du tragique et une passion des vices et des vertus qui le rapprocheraient plutôt des inépuisables curiosités proustiennes, dans un rapport tout différent au Temps il est vrai. Mais il y a du paysan chez Jouhandeau le fils du boucher, autant qu’il y a du prêtre manqué chez le fils de sa mère bien aimante et brave (leur correspondance tenue pendant trois décennies et une merveille qui fut illustrée au théâtre par Marcel Maréchal, notamment), de l’humaniste citant Augustin dans le texte et du sybarite très porté sur le péché de chair (on l’imagine se flageller voluptueusement en sortant du bordel de garçons de Madame Made où il fréquentait) jusque tard dans sa vieillesse, tiraillée entre les vacheries de la terrible Elise, son acariâtre épouse, l’éducation de Marc son fils adoptif, ses élans de perpétuel amoureux et ses téléphones particuliers à Dieu et (moins souvent) à son Fils…
    Le Jouhandeau de Chaminadour est le moins encombré de narcissisme et de démonstrations mystico-érotiques, qui lassent à la lecture des pléthoriques Journaliers et de maints autres livres où la confession tourne parfois à la complaisance en dépit de pages sublimes. Le Jouhandeau de Chaminadour est essentiellement conteur, moraliste « en situation », peintre de mœurs à la Saint-Simon de bourgade, chroniqueur aux ressources comiques rares en littérature française.
    La présentation des 1534 pages de ce formidable volume est le fait de Richard Millet, qui s’en acquitte en sept fortes pages enthousiastes (lesquelles ne font pas l’économie d’un bémol lié à l’antisémitisme de l’écrivain et à son malheureux voyage en Allemagne nazie en compagnie d’autre idiots utiles) dont il faut citer ceci : « Chaminadour, c’est la vie spectrale et irradiée, il y a cent ans, d’une grise petite ville peuplée d’artisans, de fonctionnaires et de ruraux. Chaminadour est un « arbre de visages ». Un bouquet d’âmes pures, un roncier d’âmes damnées, un foisonnement de faits et gestes cocasses ou tragiques, éclatants, infâmes, arrachés au secret, des esprits traqués jusque dans leur ténèbre, et des noms par dizaines, à eux seuls déclencheurs de vérités autant que de rêverie : des noms souvent extraordinaires, à eux seuls des personnages et dont l’importance faisait qu’un Balzac pouvait passer toute une journée à courir dans Paris afin d’en trouver un qui sonnât juste ».
    Quels noms alors ? Les Brinchanteau et les Pincengrain, Prudence Hautechaume et Tite-le-long, Monsieur et Madame Sarciret, Ximènès Malinjoude, les soeurs Eulalie et Barberine du Parricide imaginaire, Madeleine la taciturne du Journal du coiffeur, les Jéricho-Loreille enrichis par la guerre, j’en passe et de tant d’autres…
    Et ceci encore de Richard Millet qui célèbre « l’extraordinaire bonheur de lecture donné par cette œuvre : une phrase sèche, coupante, irisée, comme du verre qu’on brise au soleil, et dont l’éclat garde quelque chose de la nuit éternelle : une phrase classique tendue à l’extrême et néanmoins baroque, au sens où Ponge dit du classicisme qu’il est la corde la plus tendue du baroque; une écriture de la mesure dans l’excès et de l’excès dans l’apparente mesure, nourrie des classiques français autant que des mystiques chrétiens, de la littérature gréco-latine et de la Bible.
    « Lire Jouhandeau, c’est entrer dans un chemin d’orties et de lis ; c’est aller de l’enfer au ciel et inversement, sourire et prendre en pitié ceux qui passent ou meurent dans cette comédie en réduction. Cest aussi accepter que le traique et la vérité sur soi puissent être saisi par le rire (…), le rire étant ici moins de l’humour ou un surcroît de grotesque qu’une manière de rendre les créatures à leur humanité (…) ».

    Marcel Jouhandeau. Chaminadour. Edition établie par Antoine Jaccottet sous la direction de Richard Millet. Ce volume contient (1921-1961): La jeunesse de Théophile - Les Pincengrain - Les Térébinthe - Prudence Hautechaume - Ximénès Malinjoude - Le parricide imaginaire - Le journal du coiffeur - Tite-le-long - Binche-Ana - Chaminadour - Chaminadour II - Le saladier - L'arbre de visages - L'Oncle Henri - Les funérailles d'Adonis - Un monde (2e partie) Cocu, pendu et content (2e artie) - Descente aux enfers. Et encore: Vie et oeuvre, illustré de photographies et de pages des albums composés et légendés par Marcel Jouhandeau. Gallimard, collection Quarto, 1534p. 

  • Alain Dugrand en résistance

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    Avec Insurgés, son roman où s’incarnent de flamboyantes figures de défenseurs de liberté et de bonne vie, dans les maquis du Sud-Est de 39-45, et jusqu’en l’an 2000, l’écrivain marque une belle trace. Retour amont...    

    Alain Dugrand n’a rien du littérateur en chambre, ni non plus du courtisan parisien : ses livres sont d’un auteur fraternel ouvert aux autres et au grand large. Ainsi, après avoir été de l’équipe fondatrice du journal Libération, il lança le Carrefour des littératures européennes de Strasbourg (1985) et le Festival Etonnants voyageurs de Saint-Malo, avec Michel le Bris. Co-auteur avec sa compagne Anne Vallaeys des populaires Barcelonnettes, il a signé une quinzaine d’essais et de romans, dont Une certaine sympathie (Prix Roger Nimier) et Le 14e Zouave (Prix Léautaud et Prix Louis-Guilloux), où la savoureux « Amarcord » lyonnais (il est né à Lyon en 1946) que constitue Rhum Limonade.

     

    - Qu’est-ce qui vous a amené à l’écriture, et qu’est-ce qui vous y ramène ? Qu’est-ce qui distingue, pour vous, l’écriture journalistique de l’écriture romanesque ? Et comment avez-vous vécu cette cohabitation ?

    -          Mes lectures, je crois, m’ont porté à écrire, l’admiration des artistes, bien sûr, l’orgueil de composer une musique de mots, un ton, fêtant ce hasard d’être de cette langue. Du journalisme, je conserve l’exaltation de transmettre une part du réel éprouvé, des réalités balbutiantes, des gravités, des fantaisies des choses vues. Mais le journalisme engagé, subjectif, que j’ai aimé s’est corrompu à l’aune de la brièveté imposée par les publicitaires de presse, les caciques des rédactions, ces drogués d’éditorialisme, esclaves d’un instantané exempt d’incorrection. Ainsi, par exemple, j’enrage à la lecture des « papiers » ronron à propos du Pakistan ou de l’Iran. J’aime ces points cardinaux, journaliste, je brûlerais de rapporter comment va la vie là-bas, comment vont les êtres de chair qui nous ressemblent tant, si proches, humains comme nous-mêmes. Le journalisme fut un universalisme. Hélas, les rédac’chefs, l’œil rivé sur la « ligne bleue des Vosges », ont tout sacrifié aux experts en sciences politiques.

    Ecrire au fil de la plume, cette jubilation, l’art littéraire seul l’offre. Roman, non-fiction, prose ou poème, peu importe, la liberté est littérature, le journalisme n’est qu’un spectacle mis aux normes.

    - Quel est le départ d’Insurgés. D’où vient Max Cherfils ? Etes-vous impliqué personnellement dans l’histoire de ce pays ?

    - Insurgés m’est venu chez moi, dans mes cantons d’une Drôme parpaillote, calviniste. Un coin où l’on apprend aux enfants et aux adolescents qu’il faut désobéir. L’âge gagnant, je voulais écrire le paysage, les montagnes sèches, les êtres, les livres qu’ils chérissent, l’histoire dont ils sont imprégnés sans qu’ils le sachent ou l’éprouvent même, un tout. Max Cherfils, héros berlinois, descendant des huguenots du « désert », m’a permis de rendre grâce aux écrivains, aux artistes, aux intellectuels de Weimar, ceux, il me semble, qui incarnent au XXe siècle, la permanence de l’esprit critique, la nécessité de créer envers et contre tout. C’est un hommage privé, enfin, à Jean-Michel Palmier, historien de l’esthétique tôt disparu, passeur d’un sens essentiel entre Allemagne et France. Il changea mes buts avec deux gros volumes, Weimar en exil (Payot).

    - Comment avez-vous documenté votre livre ? Dans quelle mesure restez-vous proche des faits et des figures historiques ? Le Patron et Grands Pieds sont-ils des personnages réinventés par vous ou appartiennent-ils à la chronique ?

    - A part une carte d’état-major, la consultation de deux ouvrages de voltairiens cultivés du XIXe siècle, notaires savants souvent, je n’ai eu recours à aucune autre documentation. Sinon des marches dans les drailles et les forêts de mon pays bleu, sous le soleil et dans le froid, au cours des saisons de retrouvailles. Je me suis beaucoup penché sur la germination des pêchers, le mûrissement des abricots, le pressoir du raisin de mon pays âpre. Bien sûr, je me suis attaché à des figures d’enfance. Ainsi une demoiselle Giraud, calviniste, vieille et jolie comme un cœur. L’été, dans la canicule, elle lisait les récits polaires de Paul-Emile Victor, l’hiver, les romans de Joseph Conrad, de Lawrence d’Arabie, surtout, qu’elle relisait en juillet, chaque année.

    - Le type de résistance que vous décrivez est-il significatif de cette région et de cette population particulières ? Dans quelle mesure les historiens ont-ils rendu justice à ces insurgés.

    - « Le Patron », commandant de la Résistance dans nos montagnes à chèvres, je l’ai aimé dans les années 1970. Républicain de sans-culotterie, il redoutait la restauration de la monarchie. « Grands Pieds », alias Francis Cammaerts, était un Londonien d’origine belge, fils de poète bruxellois, bibliothécaire parachuté dans le ciel de Drôme, non loin des vallées dont les chefs-lieux s’appellent Dieulefit et Die. Les importants évoquent peu la micro-histoire de chez moi. Mais il me suffit que le nom Dieulefit découle, par altérations successives, de l’exclamation des Sarrasins découvrant le pays, « Allah ba ! », Dieu l’a faite aussi belle. J’aime que Die, notre capitale, découle de Dea Augusta, villa romaine. C’est pourquoi j’écris de chez moi.

    - Quel rapport entretenez-vous avec la langue française et ses variantes régionales ?  

    - Diable, notre langue ! Langue ouverte, comparable au tissage de l’épuisette à écrevisses, elle laisse passer un sable gorgé d’occitan. J’aime les régionalismes, les mots verts de la vie, des bistrots, les chantournements de Gracq, les langages de l’Alpe dauphinoise, les dialectes, les dingueries orales, les pirouettes de Ponge, les cavalcades de Beyle, le chant des troubadours, des aboyeurs de basse lignée, au bonheur des tournures cousines de Dakar et de la Belle-Province, le hululement des Cap-Corsains, les piapias des Gilles de Binche, ceux des géants de papier, Montaigne et Saint-Simon, Giono, Gide et son Journal, le ton des « petits maîtres », ainsi Henri Calet, tous ceux qui engrossent la jolie langue dans l’ombre projetée des grands Toubabs de la littérature, sans oublier les voyants qui expriment la langue en bouche comme ils l’écrivent, ainsi Nicolas Bouvier, que je tiens comme « écrivain monde » en français...

    Rebelles de tradition

    Certains livres ont la première vertu de nous faire du bien au cœur autant qu’aux sens  ou à ce qu’on appelle l’âme, entendue comme la part immortelle de l’humain, et ainsi en va-t-il de la tonifiante chronique romanesque d’Insurgés, où de belles personnes aux visages façonnés par un âpre et beau pays, entre Vercors et Provence, se solidarisent face à l’envahisseur nazi. En cette terre de parpaillots souvent persécutés (20.000 hommes et femmes seront déportés en 1850, notamment) débarque de Berlin, à la veille de la guerre, le jeune Maximilian Cherfils dont les ancêtres, natifs de Fénigourd, s’en sont exilés en Prusse. Au lendemain de la Nuit de cristal, ce farouche  individualiste de 18 ans, épris de littérature et de jazz, fuit l’Allemagne hitlérienne et s’intègre vite dans la communauté montagnarde, grâce au pasteur Barre et à la belle et bonne veuve Nancy Mounier dont il devient l’ami-amant et le complice en résistance dès lors que s’établit le réseau du Sud-Est dirigé par deux chefs anticonformistes.

    Loin de représenter un roman de plus « sur » la Résistance, même s’il en révèle un aspect peu connu (de type libertaire et internationaliste, échappant à la discipline militaire), Insurgés module plutôt un art de vivre libre en détaillant merveilleusement l’économie de survie qui s’instaure, les solidarités qui se nouent (des milliers d’enfants juifs planqués spontanément par la population) tandis que les « travailleurs de la nuit » agissent en commandos. Autour de la figure centrale de Max, rayonnant bien après la guerre sur une sorte d’Abbaye de Thélème rabelaisienne, cette philosophie d’une « liberté heureuse » se transmet aux plus jeunes. Il en résulte un éloge implicite de tout ce qui rend la vie meilleure et les gens moins formatés, modulé dans une langue vivante et chatoyante, inventive et roborative.

    Alain Dugrand. Insurgés. Fayard, 225p.  

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 15 janvier 2008.

     

  • Du rester-partir au pleurer-rire


    medium_Mangangu.jpgRETOUR AU CONGO Kinshasa. Carnets nomades. Le récit lyrique et panique de Bona Mangangu

    Si les étonnants voyageurs dont les pages sur l’Afrique ont fait date (à nos yeux en tout cas) sont le plus souvent occidentaux, du Polonais Richard Kapuscinski à la Néerlandaise Lieve Joris, entre autres, le premier intérêt des Carnets nomades du peintre et écrivain Bona Mangangu tient à cela que c’est un fils du pays (né en 1961, en plein mouvement d’émancipation) qui évoque ce qu’est devenue sa ville natale de Kinshasa où il fait retour, une vingtaine d’années après l’avoir quittée. Désormais installé dans le Haut-Languedoc dont la nature lui rappelle parfois celle de son enfance, quand son père lui nommait chaque plante qu’il découvrait, l’artiste passionné de littérature et de musiques de partout, occidentalisé et pratiquant la langue française en poète et en homme de culture, revient pourtant chez lui « à hauteur d’enfance », avant d’affronter la déchirure de ses vingt ans.
    Dès les premières pages, en flamboyante ouverture, avec un mélange de somptueux lyrisme accordé à la splendeur du crépuscule congolais et la conscience immédiate de ce que plombe aussi ce ciel, estimé « traître » par les humiliés et les offensés, Bona Mangangu marque une opposition violente qui va scander la suite poético-polémique de son parcours tenant à la fois de la quête d’identité et du reportage, de l’effusion « magnétique » et de l’amer constat dont un des thèmes récurrents est l’injustice faite aux enfants de la rue et au sous-prolétariat des quartiers-poubelles.
    Rien pourtant ici de la déploration convenue ou de la dénonciation fondée sur des certitudes. Certes les «voleurs d’espoir » sont illico pointés, mais à la rage se mêle cette image candide : « Tout est encore présent dans mon esprit comme ce brusque chuchotis du ruisseau révélé par un saut de lapin traqué au lance-pierre ». Les profiteurs et les nouveaux riches, les bandits et les voyous sont là, les « sangsues politiques » ou les marchands de foi roulant en Mercedes, mais « la vie ici, malgré les souffrances insoutenables, est une œuvre d’art ». De l’école « gardienne » aux bonnes volontés éparses des ONG, des artisans-artistes réinventant la beauté avec des riens au vieux sage disparu dont la mémoire transmet encore les secrets du savoir-survivre, un courant d’espoir, aussi méandreux, lent et profond que le fleuve Congo, se laisse percevoir dans ces pages généreuses et tourmentées, où l’amour et la lucidité, le passé retrouvé et l’acceptation de ce qu’on est fondent une plus juste lecture de la réalité, préludant à de nouvelles solidarités.
    Bona Mangangu. Kinshasa. Carnets nomades. L’Harmattan, 136p.

     

  • Jean Genet magnifié

     


    LittératureLittérature
    « Si vous savez fouiller dans l’ordure, que j’accumule exprès pour mieux vous défier et vous bafouer, vous y trouveriez mon secret, qui est la bonté » (Jean Genet)


    « La chasteté est moins l’abstinence que la grâce de laisser tout ce qu’on touche d’une pureté de neige : la surnaturelle impossibilité de souiller la vie quoi qu’on fasse », écrit Lydie Dattas au moment d’aborder la genèse du plus beau livre de Jean Genet, Miracle de la rose, constituant la transmutation poétique de son séjour au bagne d’enfants de Mettray.
    « Genet, poursuit Lydie Dattas, macérait en prison quand il apprit que le détenu de la cellule voisine avait été enfermé à Mettray à l’âge de douze ans. S’éprenant de l’ange de sa jeunesse il lui ouvrit les portes d’un second livre, Miracle de la rose. Plaçant celui-ci sous la garde de Saint-Just, il mit en exergue sa proclamation de dieu guillotiné : « Je défie qu’on m’arrache de cette vie indépendante que je me suis donné dans les siècles et dans les cieux ». Puis à l’intérieur du reliquaire de son livre, enveloppé dans la panne de velours de ses mots, il déposa le plus tendre de son cœur. Se souvenant des grands marronniers de la Colonie, il recueillit leurs fleurs roses dans le tablier de ses phrases ».

    Littérature
    On a ici un échantillon de l’écriture de Lydie Dattas, qui recompose une saisissante figure de Genet dépouillé de ses oripeaux de poète maudit et de ressentimental retors pris quelque temps au piège d’une gloire équivoque et qui s’en dégagea finalement pour gagner son désert et rejoindre son idéal d’enfant perdu, résumé par le mot de bonté.
    Un Ange de Bonté, ce voyou sulfureux des lettres qui coupa de peu à la relégation perpétuelle et dont les livres célèbrent les vertus inversées de l’érotisme homosexuel, du vol et de la trahison ? Le paradoxe paraît énorme, et d’autant plus que l’officiante use souvent d’une rhétorique fleurant sa Légende dorée, mais le pari de cette interprétation se tient, qui révèle le Genet primordial, l’enfant abandonné par sa mère et puni par la société pour cela même, le gosse recueilli contre espèces sonnantes et rejeté une seconde fois par sa mère nourricière à l’âge de servir dans les fermes, le « petit délicat » à l’extrême sensibilité, l’adolescent angélique amoureux des prairies et du ciel, le Genet aux yeux couleur de myosotis chassé de son vert paradis d’Alligny et qui y reviendra de loin en loin, traînant partout cette nostalgie d’exilé qu’il sublimera en rendant aux plus démunis que lui ce qu’il n’a jamais reçu.
    En odeur de sainteté l’auteur de Pompes funèbres, de Querelle de Brest et du Balcon ? Ce n’est pas ce que prétend Lydie Dattas. Mais l’évidence n’est pas moins là que ses messes noires, de bars en bordels, et sa charge féroce de toutes les Institutions et Fonctions établies, du juge de Notre Dame-des-Fleurs aux hiérarques du Balcon, n’excluent en rien une part plus secrète et profonde du Genet lecteur de Dostoiëvski dont maints aveux illustrent une aspiration christique, et ses errances politiques participeront elles aussi de ce ralliement au dernier des parias, des Black Panthers au peuple palestinien.
    « Avec les Palestinien, relève Lydie Dattas, Genet crut trouver les pauvres de l’Evangile : si le royaume des cieux est l’endroit où sont accueillis les misérables de toute sorte, le bidonville en était peut-être l’antichambre ». Et l’auteur de rapporter cet épisode digne de Bernanos : « Un jour de ramadan, à Ajloun, Genet rencontra un jeune homme nommé Hamza, qui l’amena chez lui où il vivait avec sa mère, âgée d’une cinquantaine d’années. Le jeune homme présenta Genet : « C’est un ami, c’est un chrétien, mais il ne croit pas en Dieu ». La mère répondit aussitôt : « Alors, puisqu’il ne croit pas en Dieu, il faut que je lui donne à manger ». Sous le tranchant de cette parole, le sobre ciel de Palestine s’ouvrit en deux, comme un rideau de soie bleue derrière lequel s’avança, rayonnante de compassion, la pietà de bois d’Alligny.
    « Ce n’était pas la première fois qu’un être humain accueillait Genet, mais personne n’avait encore aussi simplement déchiré le ciel, avec les rouleaux de ses lois écrites, pour venir à lui. Sourd aux roulements de tambour des dogmes, Dieu était quelqu’un qui enfreignait ses propres lois pour vous donner à manger. Parce que ce geste venait d’une mère, le matricule 192.102 retrouvait enfin une place parmi les hommes. A son cri silencieux, la Palestinienne venait de donner la réponse humaine dont il désespérait depuis toujours. »
    Ce qu’il y a de très beau et de juste, de profondément vrai dans ce livre à la fois radieux et pur de toute jobardise intellectuelle, qui réordonne toute l’œuvre dans la lumière candide de Miracle de la rose, rejoignant d’ailleurs le jugement implacable du poète sur ses propres livres, c’est que Lydie Dattas révèle le noyau pur de ce grand écrivain dont le testament reste en somme non écrit, gravé dans le cœur de ses protégés ou dispersé entre le sable et les étoiles, la mer et le ciel.

    Littérature
    Livre de bonté et de beauté que La chaste vie de Jean Genet, à la mémoire d’un homme sauvé par son désir de beauté et de bonté.
    Lydie Dattas. La chaste vie de Jean Genet. Gallimard, 215p.

    Portrait de Jean Genet, par Alberto Giacometti. Tombe de Jean Genet.

  • Le miroir inversé


    Waberi.jpgAbdourahman A. Waberi, né à Djibouti et vivant en Normandie depuis 1985, brasse la pleine pâte de notre langue pour dire le monde. Son roman, Aux Etats-Unis d’Afrique, nous confronte à un retournement troublant.

    Un Sahel doré sur tranche, une Erythrée dont la capitale Asmara est le siège central de la Banque mondiale, une fédération africaine prospère qui attire des centaines de milliers de miséreux Euraméricains, dont le Caucasien d’ethnie suisse Yacouba débarqué de sa favela des environs de Zurich : tel est le monde à l’envers qu’a imaginé Abdourahman A. Waberi dans son dernier roman, où le sud arrogant s’efforce de « gérer » l’afflux des boat people fuyant le nord en proie à la misère, aux conflits de peuplades sanguinaires, à la lèpre et à la prostitution monégasque ou vaticanesque, entre autres plaies.
    Comme il en va de toutes les civilisations dominantes, l’idéologie va naturellement de pair avec telle hégémonie: « L’homme d’Afrique s’est senti, très vite, sûr de lui. Il s’est vu sur cette terre comme un être supérieur, inégalable parce que séparé des autres peuples et des autres races par une vastitude sans bornes », lit-on ainsi au début d’un prône établissant la centralité originelle et définitive de l’Afrique, où se boit l’Africola et se débite la carte Fricafric…
    On sourit d’abord jaune, en commençant de lire Aux Etats-Unis d’Afrique, puis on est tenté de conclure au paradoxe, voire au truc, avant de se trouver pris au piège de l’imagination retorse et jubilatoire de l’auteur, dont l’ouvrage allie les attraits d’un pamphlet politico-culturel effréné, d’un roman à valeur de quête d’identité, et plus encore : le déploiement en beauté d’une langue puissante et lyrique.
    Jouant de celle-ci sans complexe, l’écrivain n’en est pas moins un franc-tireur proche de la world fiction, qui cite les métissages culturels du Bengali Amitav Gosh ou du Pakistanais Hanif Kureishi avec la même sûreté cultivée qui le fait évoquer Ramuz, Bouvier ou Haldas.
    « Le souci de dire la langue m’importe évidemment, autant que celui de dire le monde », me disait un jour l'écrivain rencontré au Salon du livre de Paris. Or on sent chez lui l’impatience des francophones sommés de se justifier à tout moment à propos de leur usage de la langue, avant qu’on ne leur demande de surcroît, s’ils viennent comme lui du continent noir : « Et l’Afrique, comment ça va ? »
    A préciser alors qu’Abdourahman A. Waberi, en dépit de ses activités de prof à Caen et d’un discours littéraire très affûté, n’est pas du genre lettré confiné. À l'approche de la cinquantaine (il est né en 1965), il a déjà derrière lui quelques ouvrages pétris d’humanité, de douleur et de verve caustique (rappelant le mot de Bertolt Brecht à Kateb Yacine, qu’il enjoignait d’écrire des comédies pour dire la tragédie algérienne…), qui ont établi sa réputation.
    Dès la parution de son premier ouvrage, Le pays sans ombre (Grand Prix de la nouvelle francophone de l'Académie Royale de Langue et Littérature de Belgique), il est apparu comme le chef de file de la littérature de son pays, au point d’inciter l’autorité suprême à s’en adjoindre les services. Mais Waberi est un homme-livre libre. Il préférera renoncer à la soumission au prince, pour illustrer plutôt les mérites du grand écrivain Nuruddin Farah dans une thèse…
    Avec Cahier nomade (1996) et Balbala (1997), une trilogie a cristallisé ses observations sur le drame de son pays, dont il faut rappeler aussi les variations romanesques de Rifts routes rails (Gallimard, 2002) et l’ouvrage consacré au génocide rwandais sous le titre de Moisson de crânes (Le Serpent à plumes, 2001) où s’exprimait la même révolte qui gronde dans Aux Etats-Unis d'Afrique,datant de 2006. Son dernier roman - Passage des larmes, publié chez Lattés  en 2009 – est un récit poétique sur l'exil, le fanatisme et la géopolitique de la Corne de l'Afrique, que l'on peut lire aussi comme un hommage indirect à Walter Benjamin.
    Abdourhaman A. Waberi. Aux Etats-Unis d’Afrique. Editions Lattès, 232p.

  • Deux coeurs simples

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    Sur L'Annonce, de Marie-Hélène Lafon


    On entre dans ce roman de l’âpre terre du Cantal par sa nuit, telle que la voit Annette, venue du Nord ouvrier pour rejoindre Paul, le paysan de neuf ans son aîné dont elle a découvert la petite annonce chez le coiffeur : « Agriculteur doux, quarante-six ans, cherche jeune femme aimant la campagne »…
    Or cette nuit exhale, dès la première page de L’Annonce, la présence de ce « pays stupéfiant ». Annette la découvre ainsi : « La nuit de Fridières ne tombait pas, elle montait à l’assaut, elle prenait les maisons les bêtes et les gens, elle suintait de partout à la fois, s’insinuait, noyait d’encre les contours des choses, des corps, avalait les arbres, les pierres, effaçait les chemins, gommait, broyait ( …) Elle était grasse de présences aveugles ».
    Avant d’arriver à Fridières avec son jeune fils Eric, c’est dans son Nord non moins âpre, à Bailleul, qu’Annette avait eu le sentiment d’être déjà broyée, « bombardée » par le monde actuel, laminée par une première vie avec Didier le violent, rêvant de recommencer une autre vie ailleurs. Celle-ci serait rude, elle le savait, Paul la lui avait racontée dès leur première entrevue à Nevers, et ce qu’elle découvre dans la maison de Paul : sa redoutable sœur Nicole et les deux grands diables d’oncles qui vivent là, défendant le clan contre l’étrangère et son fiston, lui oppose autant de farouches obstacles. Avec l’appui tenace et patient de Paul, l’ « intruse » va pourtant se rendre utile, bientôt appréciée même par les oncles, au dam de Nicole, vestale jalouse des lieux. Le sourd combat d’un parti contre l’autre, dans la maison divisée entre un « en bas » et un « en haut », et le combat entre l’ancien pays, qu’Annette apprend à aimer et respecter, et le nouveau, qui n’apporte pas que du bon, la place de l’enfant qu’une amitié vive rapproche de la chienne Lola, la vie de la nature et des gens, l’amour peu loquace qui fonde le lien d’Annette et Paul – tout cela est puissamment restitué par Marie-Hélène Lafon dont l’écriture flaubertienne et douce à la fois, précise et voluptueuse, à tout moment surprenante par ses adjectifs et ses tournures, relève du grand art. Sans donner dans le folklore rural, ce très beau roman, déjà récompensé par les libraires français, est l’un des « cadeaux » de cette rentrée.
    Marie-Hélène Lafon. L’Annonce. Buchet-Chastel, 195p.

  • Philippe Djian se plante

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    Incidences, le nouveau roman de l’écrivain « culte », invraisemblable de part en part, sidère par sa stupidité…

    Parce qu’il est toujours triste de voir un écrivain, à certains égards estimable, s’égarer du tout au tout, on hésite à parler d’un livre raté sortant de son atelier. Mais Paul Léautaud le disait : qu’il est toujours intéressant de lire un mauvais livre – il disait une livre « de carton », et c’est le cas d’Incidences, le dernier roman de Philippe Djian, qui voudrait être quelque chose et qui n’en est que la contrefaçon pesante et pénible. Pour tout dire, on finit par rire à la lecture de ce roman qui se voudrait incisif et drôle comme un livre de Philip Roth, tant l’auteur s’empêtre dans des situations plus grotesques les unes que les autres, au fil d’une écriture pataude truffée de clichés et de métaphores à se gondoler.
    En deux mots, c’est le portrait d’un imbécile malfaisant, excellent sujet, brossé d’une imbécile façon, qui réduit ledit sujet à rien. Un soir, un prof de littérature nul et vieillissant mais charmeur, Marc de son prénom, cinquante-trois balais, embarque une de ses élèves (cf. La bête qui meurt de Roth) dans sa Fiat 500, l’amène chez lui, la saute et la trouve morte le matin, même « terriblement morte ». Question raisonnable: que faire de ce corps encombrant ?
    Sans même se demander de quoi sa partenaire est défuntée, ni ressentir la moindre trace d’émotion ou d’inquiétude pour les « ennuis » qu’il risque d’avoir, Marc, après avoir rassuré sa sœur Marianne, avec laquelle il cohabite et qui a cru entendre des bruits pendant la nuit, transporte la gosse et la jette dans une grotte au risque de se salir. Deux jours plus tard, pas tout à fait sûr de la sûreté de la procédure, Marc retourne à la grotte, où il constate que la morte est restée accrochée à mi hauteur de la crevasse, et qu’il faudrait pousser le corps de l’étudiante, devenu d’un gris violacé, « afin qu’il reprît sa courses vers les ténèbres ». Or, au même moment, quelqu’un fait « hello » à l’ouverture de la grotte, ce quelqu’un n’étant autre que le directeur du département de littérature où Marc enseigne la morale selon John Gardner, Richard sa bête noire qui envie ses succès féminins et rêve lui-même de se faire Marianne, quelle idée n’est-ce pas... À préciser dans la foulée que Marc et Marianne, liés par un lien sadomaso incestueux, ont beaucoup souffert dans leur enfance sous le joug d’une mère monstrueuse, ceci expliquant cela... Quant au pompon, c’est que la maman de Barbara (l’étudiante « terriblement morte ») vaguement soucieuse de n’avoir plus de nouvelles de son enfant, en pince grave pour Marc qui lui explique que, dans son atelier d’écriture, ladite jeune fille montrait des dispositions… Au passage, le lecteur aura commencé de relever les exquises tournures du style de Djian, plus que jamais adonné à l’usage de l’imparfait du subjonctif, et très concret dans ses images, du genre : « par instants, le vent grognait comme un chien couvert de puces dans la cheminée » ou, pour expliquer le tabagisme du protagoniste, « Parfois, pour une Winston, il se serait roulé par terre », et encore, poète à ses heures : « Le printemps donnait l’impression d’arriver au grand galop ».
    Dans la foulée, on aura compris que Philippe Djian veut faire le procès d’une société sécuritaire où, pour une simple question de permis à points non conforme, un enseignant se trouve jeté à terre et menotté, où Marc le fumeur libertin est en butte à toutes les surveillances risquant de lui coûter son poste, bref où c’est « l’horreur absolue » à laquelle, hélas Ménélas, on ne croit pas une seconde. Dommage.
    Dommage, parce que l’auteur de Sotos, de Sainte-Bob, de Frictions et d’Impuretés, ou d’Impardonnables, notamment, n’est pas, et de loin qu’un mauvais écrivain. Dans un certain nombre de romans où il scrute ce qu’on pourrait dire les séquelles humaines de la «dissociété», Djian l’instinctif peut créer des atmosphères et enchaîner des observations réellement pénétrantes, comme s’y est employée aussi une Pascale Kramer à l’approche d’une population sans langage et sans autres moyens de défense que la violence. Hélas, nous en sommes loin dans Incidences, dont l’aspect « téléphoné » va de pair avec le ton du roman, qui sonne immédiatement faux.
    Philippe Djian, Incidences. Gallimard, 232p
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  • Le cœur a ses raisons

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    Avec La consolante, Anna Gavalda signe son livre le plus ambitieux, le plus ample, le plus grave et le plus généreux.
    Entrée en littérature sous le signe de la déraison, avec des nouvelles publiées chez un petit éditeur exigeant à l’enseigne du Dilettante, Anna Gavalda ne laissa pas tomber celui-ci lorsque son premier livre, Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part, fit un premier tabac en passant le cap des 200.000 exemplaires, aujourd’hui traduit en 27 langues. Ce trait généreux caractérise la trajectoire atypique d’un écrivain en phase avec son époque, qui en capte les désarrois dans un langage mimétique où drôlerie et tendresse cohabitent. Après le succès énorme d’  Ensemble c’est tout, son troisième roman adapté au cinéma par Claude Berri, et la parution de La consolante, Anna Gavalda, soucieuse de se protéger, n’a pas souhaité rencontrer aucun journaliste, sinon par courriel…
    - Dix ans après votre entrée en littérature, avez-vous le sentiment qu’un fil rouge court de l’un à l’autre de vos livres, et lequel ?
    - Pff... je ne perçois pas grand-chose hélas... A chaque fois que je me remets au travail, c’est comme si j’écrivais pour la première fois. Comme si personne ne m’avait jamais lue et que j’avais tout à prouver... Et puis, les personnages commencent à prendre vie et j’oublie tout le reste : l’éditeur, les libraires, les lecteurs, leur courrier, la pression, et ce que ça représente « économiquement » (eh oui, hélas...) Il y a là, sur mon écran, des gens qui me semblent aussi vivants que mes propres enfants et qui, eux, se fichent bien de mon « évolution ». Qui sont exigeants et me font veiller tard... Le fil rouge ? Je ne sais... mon regard peut-être ? J’essaye de progresser en écriture, de suggérer le plus de choses possibles en employant de moins en moins de mots. Vous savez, je travaille comme un chien pour donner l’impression que - une fois encore - je ne me suis pas foulée... Thomas Hardy (que je cite dans La Consolante d’ailleurs...) a dit : « Un livre facile à lire est un livre difficile à écrire » Je n’aurai jamais le Goncourt mais il ne se passe pas une semaine dans ma vie sans qu’un inconnu m’écrive ou m’aborde pour me dire qu’il n’aime pas lire... sauf mes histoires...
    - Quel est le sentiment, ou l’idée, ou la situation qui marque le départ de La consolante ?
    - Il y a deux ans, plus peut-être, je suis allée à une rencontre dans une bibliothèque. On m’a demandé quel serait le sujet de mon prochain roman. J’ai répondu que je ne savais pas mais que j’allais l’écrire pour une scène que je voyais très distinctement : un homme mal en point, physiquement et moralement, marche au milieu de hautes herbes sous un soleil couchant. Au loin, il y a un feu, des enfants autour, d’autres qui sautent par-dessus et une odeur de caoutchouc brûlé à cause des baskets qui dérapent dans les braises. Cette scène me hantait, tout le reste, avant et après, fut improvisé et est venu au fil de la plume. Tous mes livres, je les écris pour une seule image au départ. Une seule. Pour Je l’aimais, je me souviens, c’était la forme du ventre de Mathilde sous sa jupe à carreaux...
    - Comment vos personnages vous apparaissent-ils ? Et comment les « construisez »-vous ensuite ?
    - Comme à Jeanne d’Arc... Un matin, ils sont là. J’entends leurs voix. Après ça devient compliqué parce qu’ils exercent des métiers dont je ne sais absolument rien (cuisinier, architecte, ingénieur agronome, infirmière urgentiste etc.) alors je pars à leur rencontre... Je lis des livres, j’interviewe leurs collègues, je vais voir sur place.... C’est d’ailleurs le grand privilège de ce métier : sous prétexte de travailler, on se cultive. Imaginez la scène... C'est un jour de la semaine, en plein après-midi, la terre tourne, tout le monde pointe, les enfants s'échinent sur leurs contrôles de calcul mental, la table du petit-déjeuner n'a pas encore été débarrassée, et vous, vous regardez ce DVD génial, My Architect a son's journey de Nathaniel Kahn sur son père Louis et... Et quoi ? On ne peut rien vous dire... Vous êtes carrément en train de bosser, là...!
    - Comment travaillez-vous ? Savez-vous où vous allez comme Tolstoï le « diurne », ou avancez-vous à tâtons comme le « nocturne » Dostoïevski ?
    - Euh... Je suis plutôt Dostoïevski comme genre ! (rires confus) Je ne sais jamais ce qui va se passer à la ligne suivante. J’écris pour savoir comment l’histoire va se terminer. Par curiosité. Je me sens plus lectrice qu’écrivain quand je travaille. Là par exemple, tout à coup, j’ai réalisé que, horreur, c’était fini... Et mon Charles, avec lequel j’avais passé tant de nuits et qui était devenu mon « intime », s’est barré sans même se retourner pour me dire au revoir. C’est idiot, mais je lui en ai beaucoup sur le moment... (Gorge serrée.) Le lendemain matin, j’ai rallumé l’écran pour voir s’il n’acceptait pas de faire encore un petit bout de chemin avec moi, mais non, il était déjà loin. Je n’entendais plus sa voix. D’où une sorte de blues d’ailleurs qui dure encore aujourd’hui... Bon, il faut que je retourne garder mes moutons pour entendre « une autre mission » !
    - A propos de littérature, vous sentez-vous participer à telle ou telle filiation ? Proche de tel auteur particulièrement ? De telle « famille » d’auteurs ?
    - Sans oser me comparer à aucun d’entre eux, j’appartiens à la famille des raconteurs d’histoires : les Marcel Aymé, Romain Gary, Nick Hornby, Anne Tyler etc. Des gens pas toujours très bien vus par la crème des critiques d’ailleurs... Quand on vend trop de livre, on met en doute notre sincérité…
    - Pourriez-vous expliquer le choix des deux métiers de vos protagonistes, très accentués dans ce livre ? La soignante et le bâtisseur…
    - Je ne peux pas l’expliquer. Je ne peux rien expliquer. Je n’ai aucune démarche cérébrale ou intellectuelle. Pour l’architecte, je voulais un homme qui travaille beaucoup, voyage sans cesse, souffre de tous les décalages possibles et je ne voulais pas prendre un businessman qui m’aurait vite ennuyée (vendre, toujours vendre... on en crèvera...) alors j’ai choisi un métier qui garde une part de création. Mais je ne vous cache pas que j’en ai bavé ! Je ne connaissais rien à l’architecture, qui ne m’intéresse pas tellement par ailleurs... je trouve qu’un visage, même apathique, est beaucoup plus passionnant que n’importe quelle splendeur déposée au patrimoine de l’UNESCO. Pour l’infirmière, Anouk est arrivée en blouse et je ne la lui ai pas ôtée. Et puis c’était l’occasion de rendre hommage à ces femmes dont on n’entend jamais parler. Et pour cause... elles travaillent !
    - La notion de « famille », biologique ou par « adoption » et reconnaissance réciproque, me semble très importante dans votre roman. Qu’est-ce à dire ?
    - Pas seulement dans celui-ci : dans tous. Je n’ai encore jamais réussi à peindre une vraie famille « aux normes ». Toutes ces histoires de « sang » me font froid dans le dos. La seule ADN qui compte, c’est celle de la sensibilité. Charles, quand il commence à aller mieux, se souvient de cette phrase d’Anouk prononcée plusieurs vies plus tôt : « Sa vraie famille, on la rencontre le long du chemin... »
    - Qu’est-ce à dire ?
    - Youpi ! Tout est possible ! Nos arbres généalogiques s’élaguent, bourgeonnent et s’amplifient sans cesse.
    - Qu’est-ce qui, pour un enfant, vous semble le plus important ?
    - D’être aimé. Ma fille ajouterait « d’avoir le cirque Playmobil » et mon fils « plus de boosters pour ses cartes Magic»…
    - Qu’est-ce qui, dans une relation (amour ou amitié), vous attriste ou vous révolte le plus ?
    - Oh là ! Vous me posez des questions beaucoup trop compliquées ! Je ne suis pas gourou, moi ! La lâcheté peut-être ?
    - Quelle qualité humaine vous est-elle la plus chère ? Quel défaut le plus pendable ?
    - J’aime cette tirade de Cyrano : « Moi, c’est moralement que j’ai mes élégances... » Je ne vais pas en faire des tartines, je me comprends. La plus pendable ? Je ne sais pas... La morgue.
    - Eprouvez-vous, par rapport à votre propre jeunesse, ou à votre enfance, une nostalgie comparable à celle de Charles ?
    - Comme tout le monde, j’ai dû dire ou faire, des choses dont je ne suis pas très fière. J’ai dû blesser des gens quelquefois... Hélas, j’ai une très bonne mémoire... J’y pense la nuit et... j’en fais des livres.
    - Qu’aimeriez-vous transmettre par le truchement d’un tel roman ?
    - Je ne suis pas là pour « transmettre » quoique ce soit, sinon, j’aurais fait prêcheur comme métier. Je suis là pour divertir, en solitude, des gens inconnus de moi. Mais bon, j’ai la faiblesse de croire que mes petites histoires sont plus subversives qu’elles n’en ont l’air. Mes personnages, si cabossés soient-ils, se tiennent toujours en marge du troupeau. Ce monde-là ne leur convient pas et ils tâtonnent vers « autre chose ». Ce n’est pas à moi d’épiloguer là-dessus, mais on me demande souvent « la clef » de mon succès eh bien peut-être que c’est ça : en me lisant, certains se sentent moins seuls. Cette histoire de « bons sentiments » est l’arbre qui cache la forêt. Et la forêt, ce n’est pas des « bons » sentiments, ce sont des sentiments tout courts.
    - Quel sentiment l’annonce d’un tirage initial de 200.000 exemplaires vous inspire-t-il ?
    - Concrètement : j’ai perdu 4 kilos, je ne dors plus la nuit, pour la première fois de ma vie je prends des somnifères et je suis obligée d’utiliser un shampooing à base de goudron parce que l’angoisse, eh ben, ça me gratte ! Sinon, tout va bien.Quant au travail, le succès n’a rien changé et ne changera jamais rien. Sinon, je ne serai plus écrivain, je serais « agente commerciale en écriture avec courbe de croissance et objectifs à tenir ». Le succès fragilise tout le reste mais laisse ma solitude nocturne absolument intacte.
    - Quel âge avez-vous dans votre tête ? Et dans votre cœur ?
    - Physiquement, je suis hyper bien roulée comme une fille de 19 ans, dans ma tête j’ai 37 ans et 3 mois et dans mon cœur je n’ai pas d’âge. Tout dépend de celui du personnage qui m’occupe l’esprit... (ou le cœur, donc...)
    - Que répondriez-vous à un enfant qui vous demanderait qui est Dieu ?
    - Je ne sais pas. Mais cherche, mon grand, cherche... A mon avis, il y en a un petit bout chez tous les gens que tu croiseras, tu verras...
    - En quel animal vous serait-il le plus agréable de vous réincarner ?
    - Aucun. Ils ne savent pas lire...

    Un long fleuve intranquille

    Il a suffi d’un ladre message de trois mots (« Anouk est morte ») que lui envoie son ami d’enfance Alexis, fils de la défunte qu’il a perdu de  vue depuis des années du fait de sa déchéance de toxico, entre autres, pour que Charles Balanda, architecte apparemment bien cadré dans ses plans de constructeur multinational,  mais approchant de la cinquantaine et fragile dans sa tête, se trouve soudain confronté à sa vie passée d’enfant et d’adolescent vers laquelle il va remonter au fil d’une quête qui constitue le premier grand mouvement de ressaisissement, à travers le temps, de La consolante.

    C’est ainsi que Charles revient, via le cimetière minable où on l’a enterrée, à cette initiatrice à la vraie vie que fut Anouk, flanquée jadis d’un comparse travelo et magicien que les gens regardaient de travers et que les mômes adoraient. Alors que sa relation avec Laurence flageole, et qu’il fait lui-même un peu paumé au milieu des ados bien programmés, Charles, plus complice avec Claire, sa sœur cadette, va poursuivre cette espèce de voyage au bout de lui-même qui, après ses retrouvailles assez effrayantes d’avec Alexis et les siens, genre Deschiens, le fait rencontrer, autre cadeau de la vie, la prénommée Kate, fée et sorcière bohème elle aussi marquée par la vie et portée à résister à tout accroupissement, qui lui offrira de rebondir et de revivre.

    Roman de la maturité filtrant une observation remarquable  sur la rupture de tous les liens familiaux et sociaux, autant qu’il indique  les échappées d’une survie possible, La consolante en impose par la santé et la générosité de son approche des êtres, ainsi que par la musicalité de sa narration et la théâtralité de ses dialogues, son mélange de gouaille à la Queneau et de mélancolie plus grave, sa façon de retisser des accointances entre vieux et jeunes gamins, sa poésie et son humanité…    

    Anna Gavalda. La Consolante. Le Dilettante, 636p.

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 7 mars 2008.

     

  • Sur des pattes de colombe

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    Si vous n’aimez pas Anna Gavalda, offrez La consolante à vos ennemis !

    Il y a des gens qui ne supportent pas Anna Gavalda. Ils n’ont pas lu ses livres, mais ils n’aiment pas. Ils trouvent ça trop salon de coiffure ou gondole de gare, voire d’aérogare. Sans ouvrir aucun de ses livres, douteusement prisés par le populaire, ils relaient la rumeur selon laquelle Gavalda c’est bon sentiment et compagnie, point barre. Bref il y a un effet anti-Gavalda, et qui va s’accuser probablement chez tous ceux qui ne liront pas La consolante, à paraître ces jours avec 200.000 exemplaires de premier tirage.
    Or les gens qui n’aiment pas Gavalda vont souffrir même en ne lisant pas La consolante. D’abord parce que tout le monde va en parler. L’éditeur claironne déjà « l’événement littéraire » de la saison, et les médias vont faire écho dare-dare, même si la romancière se défile, qui a choisi de ne rencontrer aucun de leurs mercenaires. Ensuite parce que ne pas lire 636 pages est nettement plus fastidieux que se borner à ne pas lire les 320 pages de Chagrin d’école de Daniel Pennac. Enfin parce que ne pas lire un bon livre est une souffrance d'autant plus lancinante qu'elle ne s'avoue pas...
    Ceux qui, comme moi, sont assez kitsch (ou prétendus tels) pour avoir apprécié les livres de Gavalda dès les nouvelles de Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part, risquent plus encore d’aimer La consolante, qui cumule toutes les tares présumées de l’auteure et les déborde de surcroît, tant il est vrai que La consolante pourrait aussi s’intituler La débordante. C’est en effet un livre débordant de bonté et de vitalité, à la fois Dickens et Dubout sur les bords, tout en restant du pur Gavalda. On y entre tout doucement sur la pointe des sentiments et le récit s’amplifie bientôt et se ramifie pour devenir une espèce de grand fleuve intranquille qu’on remonte en même temps qu’on le descend puisqu’il s’agit du fleuve du temps qu’un homme approchant de la cinquantaine, flanqué de sa sœur, plus proche à vrai dire que sa compagne, en attendant qu’il en change, longe et remonte en s’interrogeant sur le sens de tout ça au miroir de ses souvenirs doux ou cuisants. Il sera question d'enfance et d'amitié, de métiers et de fidélités, de ressentiment et de trahison, de société qui va dans le mur et des façons éventuelles de survivre.
    Sans le lire ceux qui scient d’avance Gavalda diront que La consolante n’est qu’un long mélo méli-mélo. Une rumeur argüe en outre déjà que cette fois Gavalda fait dans le noir, mais je n’ai pas bien vu la différence d’avec ses livres précédents même si celui-ci gagne de beaucoup en amplitude: Gavalda reste Gavalda comme Gary est resté Gary même en se faisant Ajar puis hara-kiri. Il y a du roman-photo et du Chet Baker là-dedans, de l'Amélie Poulain en plus richement nuancé et du Sarraute en baskets (la Sarraute des Fruits d'or persiflant à l'oreille, ou celle des murmures d'enfance) un mélange de trémolo très génération 68 et d’acuité sensible hors d'âge, de musicalité au petit point contrapuntique et d’élans carrément symphoniques, de gouaille quenelle à la Zazie et de gravité plombée àla Calet dans ce livre arrache-cœur qui montre, entre beaucoup d’autres choses, comment les familles éclatées se recomposent en tribus plus ou moins déjantés, entre tel oncle de substitution qui devient tante le soir et telle Kate fée bohème un peu sorcière - mais ne déflorons pas le secret de tout ça..
    Ecoutez plutôt, si vous ne lisez pas : La consolante est en effet un livre plus secret qu'il n'y paraît, donc à écouter vraiment. Tout s’y passe entre les lignes autant que dans la linéarité non linéaire du récit, en douceur âpre et à fleur de cœur. Et comme on n’est pas à court de bon vieux lieux communs ce matin, allez, on dira que les personnages de La consolante nous arrivent sur des pattes de colombes en nous roucoulant comme ça que la jeunesse est à la fois derrière et devant, selon ce qu’on y prendra ou comprendra…
    Anna Gavalda. La consolante. Editions Le Dilettante, 636p.

  • Le domino d’Yves Ravey

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    Un doigt de Badoit au Bambi Bar

    Divers purs littéraires de mes fréquentations les plus chiquées, auxquels l’ordinaireté de mon goût arrache de petits soupirs flûtés, se sont efforcés de me persuader que le nouveau roman d’Yves Ravey, intitulé Bambi Bar et doublement géniâl-mon-chéri, du fait du phrasé de ses phrases tellement lègères et denses qu’on se demande comment tant de densité s’y compacte avec tant de légèreté en 90 pages aérées, et de sa touche noire qui en fait un semblant de polar alors qu’il s’agit d'un détournement de genre avéré, Bambi Bar donc était LE roman du moment à ne pas louper. J’ai donc lu le chef-d’œuvre présumé, averti qu’un prodigieux coup de théâtre en marquait l’Apex terminal; j’ai certes apprécié le fait que l’auteur, tout à fait habile dans sa façon de filer sa phrase et son intrigue, ne me prenne pas plus d’une heure, nullement perdue d’ailleurs car Bambi Bar, dans le genre nouvelle un peu étirée, est un objet fonctionnant pilpoil, dont l’agencement m’a fait penser à un très fluide jeu de dominos, sans autre enjeu pourtant que la combinatoire de sa forme. Quant au fameux dénouement, il n'a pas fait ciller le lecteur pourri d'Ellroy et de Robin Cook et de James Lee Burke que je suis - plus attendu tu dégoupilles...
    Le scénar de Bambi Bar ferait cependant un court métrage épatant, à condition d’étoffer ses personnages et de donner une réelle densité à son climat, ici tout lisse et léché. Il y faudrait un Ravey aussi méticuleux et roué mais plutôt belge ou slave, qui se prenne les pieds dans les projos du peep-show. Il y faudrait plus de peau, plus d’entrailles, plus d'empathie et plus même de sexe (au sens de la vraie sensualité et pas de ce cette façon de se complaire dans les élégants équivoques). En patinant sur la glace de ses phrases, je pensais à ce qu’un Joseph O’Connor ou un Aleksandar Tisma eussent fait d’un pareil sujet, en cassant évidemment la baraque de Minuit, toujours si grand chic parisien corseté.
    Je suis peut-être un peu trop méchant (c’est que je vise mes purs littéraires pâmoisés plus que l’écrivain, qui fait ingénieusement ce qu’il sait comme il peut…), car il y a là-dedans pas mal de fines finesses et de subtilités subtiles, et puis Ravey a son rythme indéniablement, à défaut de souffle, mais après tout non: assez de ces élégances tournant à vide et de ces livres ne laissant aucune trace, ni réflexion ni ça d’émotion. Il y a plus d’un mois que j’ai vu It’s a free world de Ken Loach, qui me fait encore mal aux tripes et au cœur ; tandis que de l’histoire de filles trafiquées et d’honneur vengé de Bambi Bar, une heure après l’avoir avalée comme une fiole de Badoit éventée, faute de toute crédibilité et de la moindre incarnation, rien ne me reste ou peu s'en faut...
    Yves Ravey. Bambi Bar. Minuit, 90p.

  • Le cercle des niaiseux

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    Cercle de Yannick Haenel ou la quadrature du vide. Le Prix Décembre 2007 conforte les Gallimardeux. Mais JLK persiste et signe, le blaireau... 

    Il est divertissant de suivre, de loin, les ronds-de-jambes ou les coups d’épée dans l’eau que provoque, depuis sa parution, le livre le plus niais de la rentrée littéraire, je veux parler évidemment de Cercle d’Yannick Haenel. Qu’on le porte aux nues en faisant de ce pavé de vent un « roman total », comme Sébastien Lapaque dans le Figaro littéraire, ou qu’on en fasse le vortex de l’abjection plagiaire ainsi que s’y emploie Alina Reyes dans une polémique aussi bécassine que son bécasson d'objet, celui-ci reste évidemment ce qu’il est à nos yeux éberlués : une espèce de course du rat chic dans un dédale toc.

    Si l’auteur de Cercle avait dix-sept ans et qu’il déboulât avec son air crâne et sa jolie plume dansante, ses références en veux-tu en voilà et ses pastiches d’un peu tout, dès la première scène du pont sur la Seine d’où le protagoniste jette son ancienne vie à l’instant, hop, de sauter dans la nouvelle et de s’écrier : chic c’est la joie, je revis, enfin je vais pouvoir mettre le doigt au cul de Clarine et me palucher en lisant Moby Dick, si tout cela était le fait d’un paluchon ludique et que son premier bouquin eût trois cent pages de moins, oui certes, oui-da, nous marcherions plus volontiers, comme nous marchons le pied-léger à travers les cinq premières pages, qui en deviennent hélas cinq cents. Mais Yannick Haenel a quarante balais et n'est plus ingénu que de posture en sémillant émule du pape Sollers.

    Et cinq cents pages pour dire quoi ? Rien que de convenu, rien que de pseudo-rimbaldien, rien que de sous-sollersien dans la conjonction d’un hédonisme de pacotille et d’un usage germanopratin de la semi-culture. Cela se veut alerte, ouvert, oui-disant et dansant, mais sans quitter la manière du petit marquis, et ensuite non moins affecté dans le simulacre de gravité puisque du cul de Clarine il faut bien passer au trou noir de l’Histoire. Or tout cela est lourd quand cela se veut ludique, et léger devant le tragique.

    Enfin quel roman total ? Du total chiqué sans doute. Et cela vaut-il la moindre polémique ? Qu’on lui colle plutôt un prix (c'est fait !) et le cercle se bouclera comme on l'espère du piapia niaiseux qui en a émané à grosses bubulles…

    Yannick Haenel. Cercle. Gallimard, L’Infini.

  • Nostalgie omnibus

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    A propos du Canapé rouge de Michèle Lesbre

    Les livres que nous emportons en voyage nous en font faire d’autres et à n’en plus finir, et c’est ainsi qu’en me baladant récemment de Delft aux confins de la Frise je n’ai cessé de multiplier les horizons en alternant la lecture de Vertiges de W.G. Sebald, qui nous replonge dans l’Italie de Stendhal ou l’Allgaü de l’écrivain lui-même, et celle du Canapé rouge de Michèle Lesbre dont la protagoniste se remémore un voyage en Sibérie, à la recherche d’un homme qu’elle a aimé, en alternance avec les stations auprès d’une vieille dame à laquelle elle raconte des vies de femmes hors du commun, de la rebelle bretonne Marion du Faouët à Milena Jesenska, laquelle nous fait retrouver le docteur K. de Sebald…
    Le canapé rouge est un beau livre de tendresse rêveuse et de nostalgie, évoquant ce sentiment de détresse vécu par toute une génération frustrée des lendemains qui chantent. Vieille chanson déjà que celle de la « déprime des militants », et l’on pourrait craindre la scie convenue en suivant Anne sur les traces de Gyl, son amant de jeunesse refusant d’obtempérer et parti sur les bords du lac Baïkal vivre selon son utopie persistante. Mais la musique des âmes et d’une écriture suffit à nous toucher , de vague en vague et de cercle en cercle, au fil d’une remémoration en douces spirale amorcée par la phrase délicatement proustienne relançant le voyage en omnibus à travers l’immensité russe : « La plupart du temps je m’éveillais très tôt, à l’aube naissante. Pins et bouleaux émergeaient à peine d’un océan de brume dans lequel le train courait en aveugle, où flottaient quelques essaims d’isbas grises dont le bois usé par le gel et le brutal soleil d’été ressemblait à du papier mâché. Une lumière mate s’éclaircissait peu à peu, jusqu’à découvrir un ciel vertigineux que je poursuivais du regard et qui se réfugiait à l’horizon. Quel horizon ? Tout semblait lointain, inaccessible, trop grand ».
    La lecture elle-même est au cœur de ce livre oscillant entre un canapé rouge, où la femme encore jeune lit des récits de vie à la vieille Clémence ci-devant modiste, et le bord de Seine et les lointains russes où se croisent, tous plus ou moins spectraux, divers hommes des divers temps vécus par la narratrice, laquelle nous renvoie, la lisant, à nos divers temps et amours, comme dans les reflets de reflets d’un miroir en mouvement…
    8adf22c1092851e5aaedaa64df676ec7.jpgMichèle Lesbre. Le canapé rouge. Sabine Wespieser, 148p.

    Nota bene: Le Canapé rouge figure sur la dernière liste des ouvrages candidats au Prix Goncourt. 



  • Le Dyable de la rhétorique

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    Du style de François Meyronnis, De l’extermination considérée comme un des beaux-arts et de la pensée mamour...

    François Meyronnis se voudrait un styliste stylé. Cela lui fait vomir à la fois Michel Houellebecq et Jonathan Littell qu’il rassemble sous la bannière d’Andy Warhol qui écrivait que « le style n’est pas vraiment important ». Le style de Michel Houellebecq et le style de Jonathan Littell sont-ils vraiment importants ? Peut-être pas autant que les styles de Flaubert Gustave ou de Morand Paul, mais la question est-elle là ? Il faudra y revenir avant Noël.
    Dans l’immédiat ce qu’il faut, c’est citer le styliste stylé en son ouvrage récemment paru, intitulé De l'extermination considérée comme un des beaux-arts. C’est la fin du livre, nous sommes un peu flagadas, mais déchiffrons encore cette dernière sentence : « La noblesse de l’événement est le seul milieu de l’amour ». Pour éclairer cette chute admirable, il faut pourtant, en bons talmudistes, revenir aux deux phrases qui précèdent: « Sous la seule forme d’un sentiment, l’amour n’est qu’une amorce. On aurait tort de la prendre pour la chose. D’autant qu’ainsi elle tourne vite à son contraire ».
    Vertiginieux, n’est-il pas ? Mais ceci est encore éclairé par ce qui précède immédiatement trois phrases plus haut : «La singularité exclut le tassement sur un Moi-je. Non seulement elle n’empêche pas l’amour; mais encore lui donne-t-elle toute son ampleur. La noblesse d’une autre singularité oblige la mienne. Je ne cherche pas ailleurs une morale, ce qui fait de moi un monstre. En un éclair, trois mots s’interchangent et illuminent sans fin leur intrication : amour-noblesse-pensée ».
    Dans Le Général Dourakine dont nous avons tous nourri notre philosophie, la Comtesse de Ségur annonce en somme le styliste stylé, en plus limpide, prônant elle aussi l'amour, la noblesse et les jolies pensées de l'heure du goûter. Cependant le défaut de la Comtesse est de ne s’être point mêlée plus gravement de littérature et de n’avoir point justement taxé de Diable son compatriote le littérateur Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski, dont la perversité des Démons ne fait pourtant aucun doute aux yeux des petite chanteurs à la croix de bois que nous sommes tous restés « au fond ».
    Blague à part, le procès qu’intente le styliste stylé François Meyronnis aux littérateurs sans style (enfin, attendons Noël) que sont selon lui Michel Houellebecq et Jonathan Littell équivaut bel et bien, en somme, à celui qui a été fait à Dostoïevski pour cause de Stavroguine, dont la perversité intrinsèque menace aujourd'hui encore de contaminer notre amour, notre noblesse et notre pensée.
    En exergue de l’essai stylé intitulé De l’extermination considérée comme un des beaux-arts, qui postule en gros que La possibilité d’une île de Michel Houellebecq et que Les Bienveillantes de Jonathan Littell participent de l’action perverse du Diable contemporain que nul ne voit avancer masqué à la seule exception stylée de François Meyronnis himself, on lit cet exergue saisissant : « Plus le Diable a, plus il veut avoir ». La profondeur de cette pensée nous fait vaciller sur nos échasses d’hommes-creux. Nous recopions derechef sur le marbre durable: « Plus le Diable a, plus il veut avoir. » L’oncle Picsou n’a qu’à bien se tenir et nous autres, avatars multitudinaires du «dernier homme» conduits à l’abattoir par les mauvais bergers Michel et Jonathan, nous allons y penser avant Noël...
    François Meyronnis. De l’extermination considérée comme un des beaux-arts. Gallimard, coll. L’Infini, 190p.

    Image ci-dessus: Dadò.

  • Au Café des années bohème

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     Le nouveau roman de Patrick Modiano, Dans le café de la jeunesse perdue, nous plonge dans une rêverie existentielle dont Paris est le décor magique.

    On croit avoir saisi l’essence des romans de Patrick Modiano en évoquant les airs de la nostalgie qui s’en dégagent, avec une atmosphère très particulière, à la fois nette et vaguement mélancolique, propice à la rêverie comme le sont certains lieux écartés qui « diffusent », et qu’on retrouve avec des variations depuis La place de l’étoile, premier ouvrage remontant à 1968, dans Villa triste et Rue des boutiques obscures, notamment, et dans une vingtaine d’autres livres de la même eau claire-obscure, quelque part entre les ciels mouillés de Simenon et le pavé sec (comme le scotch) de Sagan, avec quelque chose de proustien dans le choix des noms et la musique des titres.

    Dans le café de la jeunesse perdue en est un nouvel exemple, dont l’exergue parodiant les premiers vers de la Divine comédie de Dante est emprunté à Guy Debord : « A la moitié du chemin de la vraie vie, nous étions environnés d’une sombre mélancolie, qu’ont exprimée tant de mots railleurs et tristes, dans le café de la jeunesse perdue ».

    Ladite mélancolie s’incarne ici dès l’apparition au Condé, café situé dans le quartier de l’Odéon, fermant tard et réunissant la clientèle « la plus étrange », d’une femme semblant « fuir quelque chose » et pénétrant toujours dans l’établissement par sa porte la plus étroite dite « la porte de l’ombre ». Le premier portrait de cette créature encore jeune, se tenant d’abord à l’écart puis se mêlant à la table la plus animée pour s’y taire ou lire Horizons perdus, bientôt surnommée Louki par la compagnie, se trouve esquissé par un étudiant de l’Ecole supérieure des Mines plus ou moins impatient de s’entendre recommander de s’en carapater sous peine d’assommante carrière, témoin réservé, voire timide, du petit théâtre bohème où se croisent des traîne-patins et des écrivains, tel le dramaturge Adamov au « regard de chien tragique », ce Bowing dit Le Capitaine qui tient un livre d’or de tous les déplacements de la clientèle, ou ce soi-disant « éditeur d’art » qui va le relayer dans l’office de la narration avec la précision maniaque d’un détective, ce qui lui va comme un gant puisque détective il est en effet, enquêtant sur la disparition d’une certaine Jacqueline Delanque, épouse d’un certain Choureau, enfuie de ce bref malentendu conjugal pour devenir Louki…

    Comme le plus souvent chez Modiano, le semblant d’enquête policière en cache une autre, plus essentielle ou exactement : plus existentielle. Loin de s’en tenir à tel cliché de la nostalgie des sixties, style jeunesse « existentialiste » finissante, le roman nous entraîne ainsi, de la rive gauche « artiste », en d’autres lieux de solitude et de dèche moins décorative d’où viennent aussi bien Jacqueline, sa mère et sa camarade Jeannette Gaul dite Tête de mort et se roulant volontiers dans la « neige »…

    N’en disons pas plus, car il faut laisser le lecteur « écouter » Modiano, entre Schubert et Tchékhov, avant la noire conclusion de ce livre doux et dur, fluide et poreux, dans lequel on entre par une porte sombre et qui nous laisse au seuil d’un « ailleurs » éperdu…

    Patrick Modiano. Dans le café de la jeunesse perdue. Gallimard, 148p.  

     

    Modiano en dates

    1945           Naissance  à Paris, le 30 juillet. Fils d’Albert Modiano, Juif originaire d’Alexandrie et préfigurant les personnages de son fils…

    1957           Mort tragique de son frère Rudy, auquel il dédiera ses premiers livres.

    1967           Publie La place de l’étoile, son premier roman, avec l’appui de Raymond Queneau, ami de la famille.

    1970           Epouse Dominique Zehrfuss

    1972           Les Boulevards de ceinture, Grand Prix du roman de l’Académie française.

    1974           Lacombe Lucien. Film en collaboration avec Louis Malle.

    1978           Rue des Boutiques obscures, Prix Goncourt.

    2002           Bon voyage. Film en collaboration avec Jean-Paul Rappeneau.

    2005           Un pedigree. Récit à caractère autobiographique.

    Cet article a paru dans l'édition de 24 Heures du 2octobre 2007.

  • Lorsque l’enfant disparaît

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     Avec Tom est mort, Marie Darrieussecq, injustement accusée de piratage, confronte chacun à l’extrême fragilité de la vie.

    Cette année-là, ce couple accompagné de son premier enfant de trois ans était en train de s’installer dans cette chambre de cette auberge de montagne, en Engadine, lorsque l’homme, glacé, désigna sans un mot à la femme, glacée à son tour, la petite fille qui, passée à travers l’ouverture béante de la barrière de la terrasse, dont manquaient quatre montants, s’était aventurée à pas menus sur la mince corniche extérieure surplombant une dalle de béton, quatre mètres plus bas. Sans un mot, en un temps infiniment long de moins de vingt secondes, la mère trouva alors les gestes qui lui permirent soudain d’agripper l’enfant et de sauver trois vies…

    Notre enfant n’est  pas mort cette année-là, mais cette scène, qui nous appartient, nous est revenue soudain en lisant Tom est mort de Marie Darrieussecq, dont la question lancinante et vertigineuse qui traverse le roman se réduit à deux lettres : Si. « Si, en anglais on dit if, un paysage planté de si comme des ifs de cimetière. Si Tom avait été l’aîné. Si Vince n’avait pas existé.  Si on avait nommé Vince Tom, est-ce que Tom aurait été Vince ? Et si, au cours de la dérive des continents, le bloc australien ne s’était pas séparé de l’Antarctique, l’Australie serait peut-être restée inhabitable, et les villes n’y auraient as poussé, et nous n’y aurions pas vécu, et Tom, mon fils, mon second fils… Cet espace courbe, les si, ce siphon, cet entonnoir de fou je m’y enfonce, et je perçois le monde à travers un trou. »

    Marie Darrieussecq aurait-elle écrit Tom est mort si elle avait perdu un enfant ? Et le roman, d’avoir été vécu, s’en serait-il trouvé plus fort ? Qui pourrait le dire ?

    Ce qui est sûr en revanche, c’est que la romancière honore la littérature, en donnant corps et voix, décor et dédale temporel à ce qui pourrait n’être qu’un fait divers. Un couple (la narratrice et Stuart), bien dans sa peau pour l’amour physique mais peinant un peu avec trois enfants (Vince, Tom et Stella), errant entre les continents à cause du job du père, se retrouve à Sydney où, trois semaines après son installation, le deuxième garçon de quatre ans et demi, laissé seul dans sa chambre par sa mère crevée, tombe par la fenêtre de la loggia du haut du septième étage. S’il faut attendre la dernier paragraphe du livre pour apprendre les circonstances précises de l’accident, nous les pressentons dès les premières pages et par le gaz de culpabilité qui flotte dans tout le récit. Or c’est tout le reste, relevant de l’art du romancier, qui compte vraiment et fait exister cette histoire dans la tête et les tripes de chacun, avec une profusion de détails vrais comme la vie, jusqu’aux plus incongrus (les petites horreurs funéraires, la tenue vestimentaire de l’enfant qu’on va brûler,  l’accompagnement compassionnel et les « groupes de parole », entre tant d’autres), en passant par tous les stades de la détresse (cri, mutisme absolu, folie violente contre soi ou les autres, effondrement, hébétude méthodique, etc.) réinvestis par le récit.

    Celui-ci, dix ans après la mort de Tom, est un parcours zigzaguant entre limbes et enfers, haine froide et tendresse infinie, mélancolie enfin, et ce dernier apaisement d’une mission accomplie par les mots, à travers les creux et les bosses de la mémoire, bleus au couple et grands enfants maintenant qui vont vivre, et cet adieu enfin permis, comme un sauf-conduit à l’enfant par delà les  eaux sombres : « C’est peut-être ça la dernière image. Tom qui se retourne et me fait coucou, temps gris temps clair, par tous les temps »…

    Marie Darrieussecq, Tom est mort. P.O.L., 246p.

    Cet article a paru dans l'édition du 11 septembre 2007 du  quotidien 24Heures

     

  • Une chienne d’enfance

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    Un épatant petit livre de Claude Duneton
    « A l’âge où la raison m’accable, pour être devenu un homme dont le poil est gris, il arrive, dans mes rêves, que je caresse des chiens morts », écrit ClaudeDuneton au terme de ce petit livre d’amour vache où, dans la foulée dératée d’une chienne aussi mal coiffée que dressée à la diable, se presse une enfance de souvenirs en troupe débridée, au temps du Maréchal nous voilà.
    Elle s’appelait Rita, une chienne qui était « du scandale à l’état pur », en tout cas au juger de la mère qui s’impatientait qu’on lui fît la peau, Rita se trouvant infoutue de servir à quoi que ce fût et rappelant par sa seule présence, à ladite mère, le péché originel d’avoir coûté la vie à la petite Mimiss, sa chienne à elle « bête comme ses pieds » qu’on lui avait offerte à Paris et point faite pour la dure vie de campagne, qu’un homme révolvérisa pour faire place à Rita qu’il offrait à la famille.
    Or le père ne fit jamais la peau de Rita, qui avait le fait de tuer en horreur depuis Verdun, et ce fut à l’unique enfant de le faire des chiots de Rita, une portée après l’autre, « han » contre le mur pour les assommer, puis à la rivière, avec la seule consolation que « ces petits aveugles n’avaient rien vu de leur destin ».
    On pense à La Belle Lurette d’Henri Calet, en plus succinct mais en aussi vrai de ton et de son, à la lecture de ce livre à la fois dur et doux, évoquant une époque noire et une enfance de « blessé profond », entre des parents se blessant l’un l’autre à proportion des duretés de la vie paysanne exaltée par le Maréchal (le fameux Retour à la Terre) et subie à contrecoeur par le père pour qui « les travaux, les entraves, les bêtes à soigner, les foins, les agnelages, les semailles, les crève-corps, n’arrêtaient jamais ». Cela étant précisé: « Pétain était aimé surtout par les paysans rassurants, ceux qui marchent encore gravement dans les pâturages sous la lune avec leurs sabots ferrés, dans les livres de l’école ».
    Or Claude Duneton, berger de mots avant l’heure, apprend à son corps défendant ce qui distingue les choses de la vie et celles des livres, mais c’est avec autant de tendresse que d’exactitude mordante et de bonheurs d’écriture qu’il retrace ces chiennes d’années Rita…
    Claude Duneton. La chienne de ma vie. Buchet-Chastel, 74p.

  • On s’occupe d’Amélie


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    Ni d’Eve ni d’Adam, le dernier Nothomb
    Il est plaisant, en pleine lecture d’Artefact, le nouveau Dantec, de glisser la paire d’heures que nécessite celle de Ni d’Eve ni d’Adam, le dernier récit d’Amélie Nothomb qu’on pourrait dire la face claire de Stupeur et tremblements. De fait, il y est question, à la même époque où la jeune personne revint au Japon de son enfance pour s’y casser les dents sur l’Entreprise japonaise, d’une idylle qu’elle vécut avec un jeune Rinri auquel elle entreprit d’enseigner notre langue. « Le moyen le plus efficace d’apprendre le japonais me parut d’enseigner le français » est d’ailleurs l’incipit de cet assez épatant récit autobiographique promis, n’en doutons pas, à un succès plus phénoménal encore que Stupeur et tremblements. Le ton en est en effet d’une vivacité décuplée, les observations sur le Japon et les Japonais sont à la fois pertinentes et souvent irrésistibles, et puis cette histoire d’amour entre deux jeunes gens et deux cultures est d’une tonifiante fraîcheur et cocasse, tendre et vaguement sardonique sous la plume de cette chère Amélie qui aime volontiers mais sans se laisser prendre au piège de l'éventuel mariage ni même à celui du sentimentalisme peu japonais (croit-on) du jeune Rinri pleurant depuis ses cinq ans de se mal adapter à la compétition militaire du pays natal et même fatal de ses parents et aïeux. A propos de ceux-ci, nous découvrons une paire de vieillards intéressants, dont l'intempestive exubérance semble caractéristique du retour du défoulé chez les tout vieux Nippons.
    Tout cela pourrait n’être qu’un sémillant jabotage, et c’est peut-être en ces termes que les lettrés graves jugeront le récit de cette Huronne belge au pays de son cher Mishima, dont son amoureux lui fait la lecture frémissante dans son bunker de luxe, mais Amélie est une fois de plus, à mes yeux en tout cas, bien plus fine mouche qu'on ne se le figure. On pourrait ainsi croire qu’on est aux Antipodes du janséniste Dantec à antennes théologiques directionnelles, mais ce n’est pas si sûr: tous deux se retrouvent aussi bien dans la ligne claire de notre langue, et Stendhal y va d’un clin d’œil, en répétant après l’apôtre qu’il est maintes et maintes niches fort variées de style et de coiffure dans la Demeure du Père. Après tout flûte n'est-ce pas: la dive Narration souffle où elle veut. 
    Et voilà donc pour Amélie prise en sandwich entre deux tranches d’Artefact tandis qu’une embellie radieuse se découvre à l’huis de notre modeste maison de papier…
    Amélie Nothomb. Ni d’Eve ni d’Adam. Albin Michel, 244p. En librairie le 23 août.

  • La danse des vifs

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    Le sourire de Cézanne de Raymond Alcovère
    « L’art, c’est un certain rapport à la vérité et un rapport certain à l’essentiel », lit-on dans le petit roman de formation dense et lumineux que vient de publier Raymond Alcovère. Le sourire de Cézanne se lit d’une traite, comme une belle histoire d’amour restant en somme inachevée, « ouverte », pleine de «blancs» que la vie remplira ou non, comme ceux des dernières toiles de Cézanne, mais le récit de cet amour singulier d’un tout jeune homme et d’une femme de vingt ans son aînée, qui trouve en lui la « sensation pure » alors que son corps à elle procure au garçon le sentiment d’atteindre « un peu d’éternité », ce récit ne s’épuise pas en une seule lecture, qui incite à la reprise tant sa substance est riche sans cesser d’être incarnée.
    L’étudiant Gaétan, vingt ans et des poussières, revient d’un séjour de trois semaines à Istanbul lorsque, au seuil de la cabine du bateau qui le ramène à Marseille, telle femme éplorée et défaite tombe littéralement à ses pieds, qu’il recueille pour une nuit avant de faire plus ample connaissance, et jusqu’au sens biblique de l’expression.
    Léonore est une femme intéressante, sensible et sensuelle, intelligente et cultivée, qui trouve aussitôt un écho en Gaétan. En congé sabbatique, elle a l’esprit tout occupé par le projet d’un livre sur Cézanne, ou plus exactement sur ce que les grands peintres ont à nous dire chacun à sa façon, qu’il s’agisse du Greco ou de Rembrandt, de Piero della Francesca ou de Klee, de Cézanne et de Poussin. Dans la vie de Gaétan, Léonore prend vite toute la place, mais un récent désamour (un certain Daniel l’a « jetée» avant son départ d’Istanbul) lui pèse et, lucide, elle pressent les difficultés d’une liaison du fait de leur différence d’âge autant qu’en raison de leur besoin commun de liberté ; on vit donc à la fois ensemble et à distance, mais dans une croissante symbiose qui doit autant au partage des goûts et des idées qu’au plaisir de la chair.
    Evoquant le livre qu’elle va écrire, Léonore se dit, à un moment donné qu’il va falloir y travailler comme à une composition musicale ou à un tableau, et c’est de la même façon que Raymond Alcovère semble avancer dans Le sourire de Cézanne, à fines touches et dans le mouvement baroque de la vie. Si deux ou trois pages se trouvent un peu « freinées » par certaines considérations sur la peinture (d’ailleurs très pertinentes), l’essentiel du roman épate en revanche par la fusion du récit et des observations sur la vie ou sur l’art. Par exemple: « Chez Poussin et Cézanne, même sens de la couleur, pizzicato, touches de nuit posées sur le clavier des jours, clarté et volume captant l’espace, échappée vers un horizon placide.» Ou ceci: « Les grands peintres apportent toujours un supplément d’âme, un regard inédit. Un jour nouveau nous est donné, une possibilité de vivre ».
    «Je joins les mains errantes da la nature », écrivait Cézanne, dont le besoin d’harmonie et d’unité se retrouve dans la vision de l’art modulée par l’auteur : «L’art est curiosité, tendresse, charité, extase ». Ainsi y a-t-il de l’amour, aussi, dans sa façon d’évoquer sa ville de Montpellier ou les lieux de Sète ou d’Aix-en-Provence. A l’enseigne de cette même fusion, on relèvera les glissements de points de vue de l’auteur à Léonore ou de celle-ci à Gaétan, lequel cite finalement Bataille à propos : « La beauté seule, en effet, rend tolérable un besoin de désordre, de violence et d’indignité qui est la racine de l’amour ».
    Amour-passion, est-il besoin alors de le préciser, car c’est bien de cela qu’il s’agit entre Léonore et Gaétan, qu’on voit mal s’installer dans un ménage conventionnel, encore que… Gaétan relève aussi bien qu’ »un équilibre nous unit où on ne l’attendait pas», et qui pourrait exclure une entente durable entre ces deux-là ? Mais peu importe à vrai dire, puisque tout se passe ici comme en dansant (« La peinture c’est de la danse », disait à peu près Cézanne à propos de Véronèse), dans un feu de passion qui rappelle celui des blocs incandescents de la Sainte-Victoire…
    medium_Alcovere5.jpgRaymond Alcovère. Le sourire de Cézanne. N & B, 103p

    Paul Cézanne, La moderne Olympia.

    Cet article, légèrement émincé, a paru dans l'édition de 24Heures du mardi 3 juillet 2007.

  • Misanthropie à part

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    Pourquoi j’aime J’aime pas les autres de Jacques A. Bertrand
    Voilà : c’est le genre de phrases que j’avais envie de voir ce soir écrite : J’aime pas les autres. Cela me rappelle la première règle de nombreux clubs de garçons rebelles: autrui est un con. Le geste est crâne et tout de suite on se sent mieux : tout de suite on sent que la vie va filer doux.
    C’est ce dont avait d’ailleurs besoin Jacques A. Bertrand: que la vie se tienne à carreau. Il avait commencé, raconte-t-il d’écrire J’aime pas les autres, puis il apprit, à l’automne 2006, qu’il aurait un autre combat à mener, contre lui-même, ou plus exactement contre un certain nombre de ses cellules en voie de prolifération inconsidérée. Or le combat contre lui-même n’est pas le fort du nonchalant auteur de L’Infini et des poussières et de La course du chevau-léger, plutôt du genre à se la jouer trois hommes dans un bateau, à l’anglaise mais en périssoire solitaire, avec un mot de Lao Tseu en guise de sourire, disant que « la gravité est la racine de la légèreté ». Et de se remettre alors à J'aime pas les autres par manière de thérapie radieuse...

    Se dire qu’on n’aime pas les autres revient, pour moi, à sourire un peu mieux aux rares qu’on aime parce qu’ils ne nous rasent pas. Cela met en outre à l’aise par rapport à l’auteur d’une telle phrase, dont on sait qu’on n’aura pas à l’aimer autrement que sur le papier. Or sur le papier, Jacques A. Bertrand m’apparaît comme le plus aimable des interlocuteurs, malgré ou à cause de l’aveu de ses soixante ans, qui me fais le plaindre aussitôt puisqu’il est hors de question que, moi, je me l’avoue. Il a beau dire que « c’est l’âge bête » et de préciser que « c’est l’âge où vous êtes tenté de vous prendre pour quelqu’un », cela ne me concerne pas. D’ailleurs on vient de me le dire : tu ne les fais pas. Mes artères me le scient du matin au soir alors que mon âme est plus claire qu’à vingt ans, mais j’aime néanmoins lire cette phrase de ce traître de Jacques A. Bertrand : « Je me sentirai plus léger à soixante et un. Je ne sais pas pourquoi, mais il me semble ». Et d’enchaîner avec quelque chose que j’aime encore plus lire, même sous la plume d’un autre, tant je me sens cette fois concerné, comme on dit : « N’empêche qu’après tout ça j’ai vécu près de trente ans de bonheur. Oui. Ca ne se raconte pas, le bonheur. Il faudrait avoir énormément de talent pour raconter le bonheur. J’essaierai peut-être, à quatre-vingt-dix ans. On a plus de recul. Je dis : trente ans. C’est trente secondes. Ca file très vite, le bonheur ».
    Et la phrase de Jacques A. Bertrand file vite aussi, à la vitesse du bonheur. Il raconte ici l’histoire d’un Anatole Berthaud, qui lui ressemble probablement comme Poil de carotte ressemble à Jules Renard. Cette histoire a autant d’intérêt que toutes celles des autres, sauf que les autres on n’aime pas. Là tout de même on aime Kit Carson et les réglettes volées puis rendues à l'épicière à tête de vache, on aime les dialogues entre parenthèses de Castor et de son Sartre, on aime les premiers émois du garçon déplorant que ces foutus autres le trouvent si gentil, on aime ces premiers flirts et on aime que cette vie qu’ont connue tant d’autres se dise de cette façon si singulière et sur ce ton si familier, mêlé déjà de nostalgie future, on aime le père instituteur et Georgia qui forcément fera plusieurs mariages avant de rencontrer le Suisse allemand de ses rêves - on aime cette chronique douce acide à la Calet mais avec sa calorie et ses mots à elle, on aime bien cet autre qui nous avoue à la toute fin qu’il a fini par trouver l’Autre en lançant du même coup, vu que ça ne regarde pas les autres, que « ce n’est pas du tout le sujet »…
    Jacques A. Bertrand. J’aime pas les autres. Julliard, 123p.

  • L'Octave en dessus

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    Au secours pardon, le best de Beigbeder
    Il y a des gens que Frédéric Beigbeder insupporte, et j’en ai été de loin en loin, à cause de Windows on the World, que je trouve un livre raté, et surtout pour les apparitions médiatiques du personnage, qui font oublier que le personnage est aussi un écrivain. Or celui-ci rebondit avec Au secours pardon, qui n’est certes pas un grand roman mais dans lequel, en dépit d’artifices narratifs censés multiplier les points de vue sans être vraiment convaincants, se déploie un souffle remarquable, que pimente un humour mordant. Surtout, c’est intéressant. Un soir chez Pivot, qui lui demandait pourquoi il s’intéressait à Balzac, Michel Butor lui répondit : parce que c’est intéressant. Balzac intéressait les lectrices de son époque (et quelques lecteurs aussi) parce qu’il leur expliquait comment ça se passait dans les sphères variables du plus ou moins beau monde, et c’est sans doute ce qui plaît aussi aux lectrices et aux quelques lecteurs de Beigdeber, outre qu’il les titille où et comme il faut: c’est qu'il dit des choses intéressantes sur le système que Peter Sloterdijk appelle le « désirisme sans frontières », qu’il décrit avec autant de clarté et de vivacité que de cynisme et de drôlerie.
    Comme dans 99 francs, mais avec plus d’ampleur et d’épaisseur aussi, Beigdeber excelle ici dans le behaviourisme littéraire en décrivant, par le truchement de la confession dont il accable un pauvre pope moscovite, les menées d’un chasseur de top models au pays de (Ras)Poutine. Comme tous les enfants auxquels on n’a jamais rien refusé, dit-il lui-même, Octave est un éternel insatisfait, Werther de drugstore au ricanement qui « sonne vulnérable », mais il n’en a pas moins d’énergie sous ses apparences languides, et son observation est aussi affûtée que celle d’un certain Houellebecq, en plus tchatcheur et en plus aimable aussi, en plus rigolo. 
    Plus qu’un roman, Au secours pardon est une sorte de discours très français d’inspiration, dont la verve satirique oscille sans cesse entre une dégoise désabusée d’humoriste médiatique, aussi vulgaire que le protagoniste de La possibilité d’une île, et des notations beaucoup plus raffinées, voire plus profondes, qui donnent sa densité et certain charme au livre.
    « Pour décrire le System qui domine désormais la planète », déclare le crâne Octave au pope taiseux, « le maître mot ne devrait plus être « capitalisme » mais «ploutocratie désiriste ». Des siècles d’humanisme européen ont été réduits en bouillie par unje utopie collectiviste suivie d’une utopie commerciale. Si le désir, selon bossuet (un curé comme vous) est un mouvement alternatif qui ve de l’appétit az dégoût et du dégout à l’appétit, alors une société désiriste alternera toujours ces deux idéologies ; l’ « appétisme » et le « dégoûtisme ».
    Octave lui-même est à la fois « appétiste » et « dégoûtiste », et ce n’est pas encore cette fois qu’il gagnera la membership card du paradis. Une fois encore, les ajouts « romanesques » par mails, extraits de blogs et autres dépositions de divers personnages, censés enrichir la dramaturgie du livre, me semblent autant de pièces rapportées, comme on le constate aussi dans les romans de Philippe Sollers, pas plus romancier précisément que Beigbeder. Peu importe à vrai dire : même un peu jetée parfois, la chose ressaisit bel et bien le ton d’une époque et d’une génération, regorgeant de bonnes phrases efficaces en diable.
    Frédéric Beigbeder. Au secours pardon. Grasset, 316p.

  • René Char entre source et scories

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    CENTENAIRE Vénéré jusqu’à l’adulation, le grand poète, mort en 1988, avait vu le jour à l’Isle-sur-Sorgue le 14 juin 1907. Hommages et publications foisonnent.
    S’adressant en 1959 « aux riverains de la Sorgue », par allusion aux premiers envois de satellites, avant de participer aux manifestations de 1960 contre l’installation de missiles à têtes nucléaires sur le plateau d’Albion, René Char écrivait : « L’homme de l’espace dont c’est le jour natal sera un milliard de fois moins lumineux et révélera un milliard de fois moins de choses cachées que l’homme granité, reclus et recouché de Lascaux, au dur membre débourbé de la mort ». Or, en janvier 1960, le poète avait perdu son plus illustre ami, frère de combats à tous égards, en la personne d’Albert Camus, qui lui rendit hommage à l’occasion de la remise du prix Nobel 1957 en le présentant comme « notre plus grand poète français », soulignant que « depuis Apollinaire en tout cas, il n’y a pas eu dans la littérature française de révolution comparable à celle qu’a accomplie René Char. »
    556603e43d5cd807ab633f6fd40d5baa.jpgEst-ce à dire que l’œuvre de Char fasse figure d’explosion avant-gardiste, et comment comprendre alors qu’un « révolutionnaire » décrie les dernières avancées de la science ? Disons que le résistant fondamental, voire furieux, que représentait l’ancien Capitaine Alexandre des Forces Françaises de l’intérieur, incarnait une forme d’action que l’éthique et l’esthétique sollicitaient certes humainement, mais qui, poétiquement, vivait pour ainsi dire hors du temps, contemporain d’Héraclite autant que de Heidegger, de Hölderlin ou de Pasternak.
    Même associée au surréalisme en ses débuts, et toujours proche des artistes les plus novateurs de l’époque, de Braque à Kandinsky ou de Victor Brauner à Giacometti, la poésie de René Char recèle une originalité qui n’est, essentiellement, ni d’école ni d’époque. Ses parties les plus datées sont précisément celles qui ressortissent au surréalisme, tels les « poèmes militants » du fameux Marteau sans maître dans lesquels on lit par exemple: «L’imminentisme prospecte/L’Esprit croît au pied de la lettre originelle/Aurore dirigeable/Je désire/Que les convictions de sécheresse s’installent au-dessus/des carrés réputés imprenables ». Un pamphlétaire malappris, François Crouzet, se déchaîna d’ailleurs il y a quelques années dans un virulent Contre René Char, stigmatisant cette part obscure, voire absconse de l’œuvre qu’une autre citation illustre: « Le poète fonde sa parole à partir de quelque embrun, d’un refus vivifiant ou d’un état omnidirectionnel aussitôt digité»…
    L’ensemble de l’œuvre, réunie dans La Pléiade en 1985, résiste pourtant à ses détracteurs, d’Etiemble au grand Ungaretti (« Char est charmant quoique ses poèmes font parfois l’effet de couilles empaillées ou de fatras de liège »), mais on y reviendra l’esprit plus libre, pour en apprécier les réelles beautés, en reconnaissant ce qu’elle a parfois de guindé, de pompeux, d’hermétique ou de creux. Pour l’essentiel, en effet, la poésie de René Char nous touche par son lyrisme élémentaire et sensuel, proche de la terre et des êtres simples et vrais. « Nulle poésie n’est plus imprégnée des souffles et des couleurs de la vie », écrivait Gaëtan Picon, « imprégnée jusqu’à la saturation. Aussi bien pèse-t-elle sur nous non comme un souffle de la voix – mais comme pèse sur notre corps un autre corps, jeune et plein, fougueux et rebelle ».
    Pour remonter à la source étincelante de cette poésie, quelques publications récentes sont alors à recommander, des Feuillets d’Hypnos, notes de guerre souvent fulgurantes du résistant-poète, au recueil majeur de Commune présence, magnifiquement préfacé par Georges Blin. Si l’approche critique a été enrichie par un Cahier de l’Herne référentiel, deux nouveaux ouvrages déploient des chemins à travers l’aventure littéraire du poète étroitement mêlée à celles de ses amis artistes. Sous la direction de Marie-Claude Char, on entre ainsi Dans l’atelier du poète, très bel aperçu illustré de son Work in progress ; et, prolongeant la même démarche sous la forme d’un somptueux album, la veuve du poète arpente le Pays de René Char, englobant ses territoires successifs, jusqu’aux derniers mots épurés de l’Eloge d’une soupçonnée, paru en mai 1988, trois mois après la mort de René Char: « Vite, il faut semer, vite, il faut greffer, tel le réclame cette grande Bringue, la Nature ; écœuré, même harassé, il me faut semer ; le front souffrant, strié, comme un tableau noir d’école communale »…

    471d914f58d2e2e7cb9fbf1cbe3757d7.jpgRené Char. Feuillets d’Hypnos. FolioPlus Classiques, 153p. Commune présence, Poésie/Gallimard, 361p. Char dans l’atelier du poète. QuartoGallimard, 1021p.
    Marie-Claude Char, Pays de René Char, Flammarion, 260p.
    Albert Camus et René Char. Correspondance 1946-1959. Gallimard, 263p.
    Exposition René Char à la BNF, à Paris, jusqu’au 29 juillet.

    Photos: René Char, en septembre 1930, envoie cette photo de lui à André Breton, dans laquelle on reconnaît son ami Paul Eluard…

    René Char en compagnie d’Albert Camus, en 1947

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 12 juin 2007.

  • Faut-il lire René Char à genoux ?

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    Et si l'on mettait un bémol à l’adulation du poète ?
    C’est entendu : la poésie de René Char est souvent magnifique. Je ne dirais pas émouvante, mais splendide jusqu’en ses obscurités, d’un lyrisme et d’une plasticité remarquables, d’une sensualité procurant de vrais bonheurs de lecture presque physiques. Une pensée y travaille le corps de la langue, une éthique et une estéthique s’y modulent en images fulgurantes contre les instances du mal et de la dissoulution, de la vulgarité et de la laideur, mais parfois aussi en formules solennelles, voire sentencieuses. Entre seize et vingt ans, pour ma part, j’ai gravement aimé cette poésie : Les Feuillets d’Hypnos me fascinaient comme les notes éparses d’un héros de l’Illiade, je savais par cœur Lettera amorosa, j’ai lu et relu, entre autres, le grand recueil de Commune présence, et fait miennes ses maximes qui me semblaient belles et profondes sans que je ne les comprenne toujours. En tout cas je comprenais et j’aimais : « Au tour du pain de rompre l’homme, d’être la beauté du point du jour », ou j’aimais et je comprenais : « Dans la boucle de l’hirondelle un orage s’informe, un jardin se construit », j’appréciais gravement « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience » ou « si nous habitons un éclair, il est le cœur de l’éternel », ou bien « Les pluies sauvages favorisent les passants profonds », et aujourd’hui encore je retrouve, avec le meilleur de René Char, un Midi de soleil et d’eau vivifiante que j’aime arpenter, comme la terre un peu plus au nord de Philippe Jaccottet ou celle, du Jorat vaudois annonçant le romantisme allemand, de Gustave Roud.
    Cela noté, le déferlement actuel des hommages à René Char me laisse songeur, et la vénération convenue qui entoure le poète ne me semble pas du meilleur aloi. Certains propos de Marie-Claude Char elle-même, qui ordonne la commémoration du centenaire avec autant d’autorité que de compétence et de goût, incitent à la même réserve et désignent, par ailleurs, un « usage » du poète qui laisse perplexe: «Il faut avoir à l’esprit que Char a été abondamment utilisé, par le monde politique, par le monde littéraire, notamment avec les aphorismes, souvent cités, et que trop souvent on le pense comme un monument, la statue du Commandeur. Mais je suis frappée par la présence régulière de ces citations dans les carnets du Monde ou du Figaro, pour accompagner l’annonce d’un décès, rendre hommage à la personne disparue. Cela tient, je crois, au fait que c’est une poésie qui touche tout le monde, qui peut aider tout le monde à vivre.
    Or, comme je m’apprêtais à y aller, à mon tour, de mon papier de circonstance, je me suis rappelé la parution, à la fin de 1992, d’un pamphlet de François Crouzet intitulé Contre René Char et paru aux Belles Lettres, qui avait le mérite de rompre l’unanimité et la conformité en soulignant cruellement la part fumeuse ou pontifiante de cette poésie. Ainsi de citer cette belle horreur : «Le poète fonde sa parole à partir de quelque embrun, d’un refus vivifiant ou d’un état omnidirectionnel aussitôt digité ». Ou cette autre qui n’est pas mal non plus : «L’homme criblé de lésions par les infiltrations considéra son désespoir et le trouva inférieur. Autour de lui les règnes n’arrêtaient pas de s’ennoblir comme la délicate construction du solstice de la charrette saute au cœur sans portée»...
    Avant l’impertinent, d’autres contempteurs, et pas des moindres, avaient également égratigné la statue du Commandeur, tels Etiemble et le grand Ungaretti, qui n’y allait pas de main molle en écrivant : « Char est charmant quoique ses poèmes font parfois l’effet de couilles empaillées ou de fatras de liège ».
    Et l’horrible Jacques Henric de nouer la gerbe d’épis noirs : «Char : passé politique impeccable, grand résistant, volontaire exilé du délétère Paris, carrure paysanne promenant ses souliers écolos sur des chemins fleurant bon le romarin et la crotte de brebis, et surtout, surtout, l’auteur d’une œuvre suffisamment absconse, alambiquée, pour permettre aux interprètes des textes sacrés de plancher toute une vie, avec des frissons d’horreur sacrée, sur la moindre éjaculation poétique du Maître…

    Tout cela manque de nuances et de finesse, cela va sans dire, mais il me plaît assez de revenir à la poésie de René Char, aujourd'hui, avec la liberté d'esprit et l'humour sans lesquels un goût risque de n'être qu'une adhésion mimétique ou une affectation de surface...

  • L'aristocratie du coeur

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    De L’Elégance du hérisson et de la mort de Didon
    «…parce que l’aristocratie du cœur est une affection contagieuse, tu as fait de moi une femme capable d’amitié» dit une concierge à une femme de ménage, et le moment est émouvant puisque la concierge est en train de défunter après avoir été bousculée, rue du Bac, dans le VIIe arrondissement de Paris, par le véhicule utilitaire du Pressing Malavoin, alors qu’elle venait de rencontrer l’homme dont elle eût pu être l’ami et même plus…
    Or tels sont bien les thèmes dominants de L’Elégance du hérisson de Muriel Barbery : l’aristocratie du cœur qui peut faire que, sous les apparences rugueuses d’une femme « de peu », vit une grande dame à côté de laquelle les pécores se figurant de l’élite ne sont que de pauvres choses ; l’amitié liant ici deux serves, et qui fait se reconnaître aussi, émanés de la même « société des êtres », une adolescente révoltée et un Japonais stylé. L’amour enfin, mais bien au-delà d’une modulation sentimentale ordinaire, qui traverse les êtres et les choses et par la prose paraît irradier tout le réel au point de le rendre, en dépit du poids du monde, bonnement habitable.
    C’est en effet un livre d’amour que L’élégance du hérisson, qu’il faut habiter, où il fait bon vivre quelque temps, quitte à y revenir comme à un poème ou à une musique. A l’instant j’y resonge en écoutant, pour la énième fois, la ritournelle de Belinda du Didon et Enée de Purcell, Thanks to thes lonesome vales, que je me repasse depuis tant d’années en attendant le moment d’infinie mélancolie de la déploration, parfaite en somme pour accompagner, je viens de le découvrir, l’agonie d’une concierge à l’âme assez simple pour se farcir tout Ozu sur son magnéto et qui se fait buter au moment où elle va faire l’acquisition de détergents pour cuivres – ainsi va la vie.
    « L’art, c’est la vie, mais sur un autre rythme », est-il suggéré dans la foulée de ce roman alerte et pensif à la fois, débonnaire apparemment voire carrément rilax, et si tenu, si précis, si raffiné dans ses observations, si délicatement lié dans ses enchaînements, si naturellement primesautier dans ses transitions, si riche d’idées et d’observations non convenues, tellement épatant dans ses rebonds . Par exemple cette façon de vous demander, tout à coup, si vous savez ce que c’est qu’une pluie d’été…
    Le poète du cinéma qu’est Alain Cavalier, à qui je demandais un jour ce qui fait pour lui la spécificité, le génie particulier et la difficulté suprême du cinéma, me répondit que c’était le passage d’un plan à un autre, et c’est à cela que je pensais en lisant L’élégance du hérisson, qui est d’un poète à la fois concierge et philosophe, bonne fille un peu blessée (l’auteur nous la fera même aux sentiments, mais comme dans la vie, sur un autre rythme), d’une sale gamine à l’âme non moins délicate, d’un chat réincarnant Tolstoï et d’un Japonais japonisant, de bourgeois aussi puants que le clodo du coin de la rue doit être bon pote - bref d’un vrai ramassis de clichés qui tiennent en équilibre sur le fil de la mélodie et des sentiments, par on ne sait quelle miracle ou quelle grâce.
    C’est cela sûrement, comme Purcell ou la musique des plans d’Ozu : ce livre c’est la vie et la grâce en bonus, mais sur un autre rythme, et voici que Renée nous échappe à tous et que nous allons la pleurer, darkness shades me… no trouble in thy breast… et cette supplique mes enfants, remember be… ô que nous nous la rappellerons, remember me, douce comme pétales de camélias sur sa tombe…
    Muriel Barbery. L’Elégance du hérisson. Gallimard, 359p.

  • Archipel de l’insomnie

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    Ces parages où la vie s’impatiente, de Jacques Roman

    L’image est un peu éculée, du poète considéré comme un veilleur, et pourtant c’est bien cela qu’incarne Jacques Roman toutes les nuits à sa lucarne, à poursuivre son Ouvrage de l’insomnie dont vient de paraître le troisième volume, tissé de fragments d’une sorte de continuel murmure où la pensée et la langue ne cessent de travailler la matière. Il y a là quelque chose de très physique et d’intensément poétique à la fois dans le sens là encore d’un travail de transmutation.
    « J’ai appris à vivre comme un compositeur qui s’entendrait dire chaque jour que son œuvre ne sera jamais jouée », écrit Jacques Roman qui n'en finit pas de publier et d’apparaître sur nos scènes à lire notamment les textes des autres (il prépare une lecture d'Une bruyante solitude de Bohumir Hrabal), mais c’est autre chose qu’il signifie là: comme si l’écriture vécue à sa pointe lui était encore insuffisante, toujours en avant de la vie mais en manque d’un autre absolu : « On eût voulu se faire aimer non pour soi mais pour ce qui nous traversait immense et qui à tous appartenait ».
    C’est ainsi comme un auteur anonyme, éminemment personnel mais comme parlant en nos noms multiples, que nous suivons dans ses tâtons éclairés de loin en loin par des fulgurances ou par des sortes d’oasis de simplicité lumineuse, ainsi : « Il y a des êtres et des lieux rencontrés dont je n’ai plus mémoire de noms mais bonheur ! Dans leurs parages je me souviens d’escaliers embaumant la cire, de draps frais, de café au lait, de petit jour et de douce hospitalité ».
    Le seul mot de betterave lui rappelle un monde, à l’enfant abandonné par sa mère qui se rappelle le travail d’aller aux betteraves: « Au lieu où je fus placé en nourrice, le champ des morts, sa place est en plein champ de betteraves. » Et le goût du mot de se mêler à celui d’ entrave et de commander
    Dans le même ordre des épiphanies familières, je relève ceci : « Le petit tableautin qu’était l’ardoise : le plaisir de la mouiller à l’aide de l’éponge, en tirer le noir profond puis, lentement, la voir se voiler de gris : L’expression de la pensée a toujours ce gris-là » Ou cela d’aussi physique et méta : « Le toucher contient plus de visages qu’un miroir ». Ou cela encore : « J’ai la mémoire de la joie intense à faucher l’herbe, à entendre siffler la faux qu’accompagne mon souffle, ma respiration, tandis qu’un pied après l’autre on avance en travail. » Ou cela : « Ma vie doit beaucoup à la littérature et, les années passant, j’ai toujours plus chagrin de ne pouvoir lui acheter la robe promise ».
    Allons donc, cher vieux, elle ne lui va pas si mal, la robe que tu lui tisses tous les soirs, avec autant de grâce ici que de rage et d’humour. De cette rage que je partage aussi bien: « J’écris, moi, depuis un pays qui se méfie des pays. La Suisse (c’est le nom du pays où je survis) draine une avarice que masque sa richesse ». Et cela que je contresigne itou : « Ce pays semble assimiler l’artiste à un « cas social ». Et comme la folie y est répandue, enfin, une folie calme une folie d’au bout de la route quand la bête est matée (un bon fou y est un fou mou), on se demande si le Suisse ne soupçonne pas l’artiste d’être la cause de toute cette folie et pire ! celui qui pourrait en ébranler la masse folle et molle. L’artiste est donc un dissimulateur dangereux qu’il convient de remettre à sa place : nulle part. »
    Jacques Roman. Ces parages où la vie s’impatiente. L’Aire bleue, 283p.

  • Une voix inconnue, cette voix amie

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    En lisant Faits, II, de Marcel Cohen

    On se dit, tant il y a de choses, qu’il n’y a plus rien. On est saturé. On croule sous les livres. Trop de tout, et les voix s’y perdent, on n’entend plus rien qu’un vague brouaha. Plus de voix: autant dire plus rien
    Et puis, comme toujours quand on allait renoncer, comme toujours il y a ce dernier recours, comme ce matin, sans crier gare, il y a cette voix, cette voix inconnue, cette voix aussitôt reconnue comme amie, cette voix que j’entends avant l’aube en lisant ces quelques pages de Faits, II de Marcel Cohen.
    Je ne savais pas, jusque-là, qui était Marcel Cohen. Rien lu de lui. Pas même Le grand Paon-de-nuit. Grave lacune. Mais en le lisant je l’ai reconnue, cette voix amie. J’ai reconnu la voix que j’entends lorsque je reprends En ce moment précis de Dino Buzzati, lorsque je lis les essais nimbés de nuit de Pietro Citati ou lorsque je lis Max Dorra ou Annie Dillard, à chaque fois aussi que je lis un autre Marcel…
    Marcel Cohen, dans Faits, II, parle de ces faits qui nous révèlent, l'humanité, et qui sont donc des débuts de fables. C’est par exemple ce château en Espagne dont une jeune femme a rêvé et qu’elle n’en finit pas de retaper en dépit de mille difficultés, et c’est notre vie. Ou ce sont ces mots recueillis d’un vieil homme qui vivait en bordure des voies de triage de Drancy, dont la femme dormait mal à cause des cris. Ou c’est ce que raconte un commandant au long cours qui peine à reprendre la mer. Ou c’est l’évocation du refuge de Clara Haskil dans la chambre 88 de l’hôtel Lutetia, précisément dans celle-ci où elle ignore que des cris ont été arrachés et pas une autre. Ou c’est cet enfant malmené par son père, dans la rue, qui se laisse traîner et que nous voyons se laisser tomber et retomber comme si on l’emmenait à l’abattoir, mais nous ne savons pas s’il feint ou s’il endure plus qu’on ne saurait dire – simplement le fait est là…
    On lit quelques pages des Faits, II de Marcel Cohen, puis on en a pour une journée à songer. Une voix nous accompagnera tout le jour: cette voix inconnue mais amie. Disons un peu pompeusement : la voix de la question humaine, la voix de la bonté, la voix de la douleur ou de l’étonnement, la voix qui sourd de la nuit et du brouhaha – la voix de l’humanité…
    medium_Cohen.jpgMarcel Cohen. Faits, II. Gallimard, 308p.

  • Ange et démon

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    Un roman russe, d'Emmanuel Carrère 

     Un écrivain a-t-il des droits spéciaux sur les siens ? Un secret de famille qu’il viole en fait-il un salaud ? Jusqu’où lui est-il permis d’exposer ceux qu’il aime au regard de tous ? Telles sont les questions que pose Un roman russe d’Emmanuel Carrère, lequel a choisi, malgré la prière instante de sa mère, de parler de la destinée tragique, et peut-être infamante, du père de celle-ci. La mère en question n’étant autre qu’Hélène Carrère d’Encausse, fameuse historienne de la Russie  et actuelle secrétaire perpétuelle de l’Académie française, la transgression du secret revêt une signification particulière, sachant aussi que la grande dame a renoncé à une carrière politique de haut niveau du fait même des soupçons portés sur la fin de son père, vraisemblablement liquidé par des épurateurs en 1944, pour faits (non avérés) de collaboration.

    Malgré les suppliques de sa mère, lui faisant valoir une double libération, pour elle autant que pour lui, et la condition de sa liberté d’écrivain, Emmanuel Carrère a donc choisi de « casser le morceau » sur les tribulations de son grand-père maternel, Georges Zourabichvili, en lequel il découvrira un sombre reflet de sa propre personnalité.

    A vrai dire, les détails relatifs aux faits et gestes du père de sa mère, émigré russe mal adapté à la société française qui vécut le plus souvent loin de sa femme et de ses enfants, restent ténus. L’essentiel du portrait de cet intellectuel cultivé, naguère brillant mais incapable de s’accomplir, se dégage de lettres que le frère de sa mère  remet à Emmanuel, à l’insu de celle-là. Il y apparaît comme un « homme du souterrain » à la Dostoïevski, cultivant la haine de soi. S’il trouve un emploi auprès de l’occupant allemand du fait de ses connaissances linguistiques, rien ne prouve qu’il fut collabo et pas plutôt  victime de la délation pour de plus sordides motifs. Mais le doute ronge plus que la certitude.

    La fiction dépassée par le réel

    Un cliché réduit le « roman russe » à des embrouilles passionnelles sado-masochistes dont les « possédés » de Dostoïevski seraient un modèle. Or il y a de ça chez Emmanuel Carrère, dont on se rappelle la fascination qui l’a retenu, sept ans durant, sur L’Adversaire, chronique hyper-réaliste consacrée au mythomane assassin Jean-Claude Romand qui massacra toute sa famille après avoir vécu une double vie de prétendu grand médecin, dix-huit ans durant.

    De la démoniaque affaire de Romand, qui l’a exténué, Carrère va rebondir ici dans une triple intrigue vécue dont son grand-père et sa jeune amante française Sophie seront les protagonistes, après un premier épisode russe non moins réel qui le voit, à l’occasion d’un reportage (dont est issu un film remarquable), approcher le dernier prisonnier vivant de la IIe Guerre mondiale, un vieil Hongrois perdu dans un asile psychiatrique de Kotelnitch.

    « Je suis pour le réel, rien que le réel », écrit Emmanuel Carrère, dont le roman est truffé d’effets de réel, précisément, comme celui qui consiste à soumettre son amie à un jeu érotique pervers par le truchement d’une nouvelle publiée dans Le Monde. Mais ledit réel est parfois un romancier plus tordu que l’auteur d’Un roman russe, et notamment en Russie où une autre tragédie sanglante va précéder la fin misérable de sa relation passionnelle avec Sophie.

     « Est-ce que j’ai tenté le diable ? Est-ce que c’est mon destin de le tenter, quoi que je fasse ? » se demande l’écrivain confronté aux conséquences bien réelles de ses dangereuses fictions. Nul doute, mais son excuse est alors de s’exposer lui-même jusqu’au bout, et d’expliciter enfin, dans une déchirante lettre finale à sa mère, le motif de sa transgression. « Tu t’es interdit de souffrir mais tu as interdit aussi qu’on souffre autour de toi », lui écrit-il ainsi. « Tu ne nous a pas niés, non, tu nous as aimés, tu as fait tout ce que tu as pu pour nous protéger, mais tu nous as dénié le droit de souffrir et notre souffrance t’entoure au point qu’il fallait bien qu’un jour quelqu’un la prenne en charge et lui donne voix »…

    Emmanuel Carrère. Un roman russe. P.O.L. , 356p.  

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 20 mars 2007.

     

  • Théâtre sous le drap

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    La Chambre, de Philippe Bonilo. Premier roman, fine merveille... 

    «Sais-tu quelle est ma grande terreur?», lui demande-t-elle.
    Et lui de répéter sans point d’interrogation: «Ta grande terreur».
    Alors elle: «Pas tant de vieillir que d’être amenée en avançant dans l’âge, même si je m’améliore, même si je me rapproche de ton idéal de femme, à trahir celle que je suis aujourd’hui, heureuse, à toi. Je déteste cette femme accomplie que je serai demain, car tu la préféreras à moi, et que tu auras de bons motifs pour qu’il en soit ainsi.»
    Et lui: «Je t’aimerai toujours».
    Alors elle: «Ce n’est pas une consolation, tu me suivrais jusqu’à la mort, comme le petit chien perdu que tu es».
    Il est le plus avancé en âge, elle presque une femme enfant dont il aimerait pourtant des enfants, mais elle veut tout et rien que le présent à présent: «Si tu m’aimes, tu peux, mon préféré, mon choisi, me rendre éternelle, ne t’endors jamais, regarde-moi toujours, ne t’éloigne de moi pas plus loin que de la longueur de ton bras, écoute-moi respirer, contemple-moi, veille sur mon sommeil, ne m’abandonne pas à mes démons, parle-moi, parle-moi sans cesse, fais-moi jouir chaque fois que tu me prends et plusieurs fois à la suite, comme tout à l’heure, mon bel étalon, c’est mon dû, je veux de beaux orgasmes».
    Ils sont deux dans la chambre, lui et elle. Leur parole alternée dit tout comme au théâtre de sous le drap, dans une lumière douce, à la fois obscène et chaste. Ils jouent à se découvrir en se racontant ce qu’ils faisaient tel jour de leur enfance, ils jouent à se faire peur pour se conforter dans l’évidence qu’ils s’aiment plus qu’ils ne se le figurent, ils sont alternativement le faible et le fort, l’enfance et la vieillesse, ils ne cessent de parler et c’est une musique, c’est le silence des peaux et des regards, c’est le babil des lèvres et des paupières.
    Lui: «Tu es plus désirable que jamais, tout éclairée de l’intérieur».
    Elle: «Sommes-nous d’après toi en train de faire l’amour?»
    Lui. «En bavardant de la sorte?»
    Elle: «Oui.»
    Lui: «Oui.»
    Elle: «Alors pourquoi tu te tais?»
    Lui: «Je pense à toi».
    Elle: «Ne me pense pas, regarde-moi, prends-moi comme je suis, quand tu penses à moi, j’ai comme une absence, je cris que tu m’ignores».
    Lui: «Jamais je n’ai vu personne avant toi».
    Elle sans point d’interrogation: «Pas même ton visage dans la glace».
    Lui: «Pas même».
    Alors elle: «Tu as tort, tu es beau, j’aime me regarder dans la glace, ça m’excite comme si je voyais quelqu’un d’autre, tu trouves que je suis trop sexuelle, c’est beau un corps nu, se dire que c’est le sien, c’0est encore pire, tu sais pourquoi, monsieur je sais tout?»
    Lui: «Demande-le au pape, il te répondra»…
    Il y en a comme ça 66 pages, d’une eau limpide et vive qui traverse une intimité partagée pendant une vie entière, car la jeune femme enfant est à la fin une femme mûre qui a enfanté et par la chair et par l’imagination de tout ce qu’il est possible d’imaginer entre deux amants éternels piégés dans la chambre du Temps.
    C’est le premier livre de Philippe Bonilo. C’est un chant d’amour dont l’immanence radieuse, mais incarnée donc cernée de vertiges et voilée de mélancolie, est ressaisie poétiquement par l’architecture même du dialogue. Cela existe dans l’instant donné et dans le Temps déployé. C'est une fine merveille qui vaut toutes les têtes de gondoles du moment…
    Philippe Bonilo. La Chambre. Arléa. 66p.
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  • Mille pages de trop

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    Microfictions de Régis Jauffret, ou le réel fantasmé

    Dans La littérature en péril, Tzvetan Todorov stigmatise la triple tendance marquée, dans le roman français contemporain, au formalisme tournant à vide, au nihilisme et au solipsisme. J’ai regretté, pour ma part, que l’essayiste n’ait pas illustré son propos par des exemples, mais on peut admettre, aussi, que le caractère surplombant et général de son propos suffise à l’amorce d’un débat qui se fera « sur pièces », comme y engage par exemple la lecture du dernier « roman » de Régis Jauffret, fort bien accueilli par le milieu médiatico-littéraire parisien et qui me semble, à moi, la parfaite illustration d’une littérature creuse, coupée du réel et modulant le solipsisme de l’auteur à proportion inverse de son intention affichée
    L’idée du dernier livre de Régis Jauffret était pourtant intéressante, consistant à déployer une sorte de chronique kaléidoscopique qui modulerait tous les états de l’humanité sous forme de brefs récits sans liens apparents mais tenus ensemble par le pari fou de l’auteur de parler au nom de tout un chacun : « Je suis tout le monde ». Or dès le premier exergue, «Je est tout le monde et n’importe qui», cette nuance du « n’importe qui » annonce bel et bien la catastrophe, liée au fait qu’aux yeux de Jaufret «n’importe qui» est interchangeable, à commencer par ce type qui découvre un jour qu’il est Arthur Monin et qui s’évertue, dès lors, à le devenir, c’est-à-dire forcément rien.
    Si c’est être forcément rien que de naître Arthur Monin, tous les «forcément» en découlent, qui relèvent non pas de l’observation de la vie mais d’un décret initial de l’auteur concluant à la nullité non seulement de tous les Arthur Monin mais de tous les profs et de tous les flics - forcément tarés et tortionnaires comme ce prof qui déteste ses élèves et baise sa collègue aux chiottes et ce flic américain dont le père est forcément du Ku Klux Klan et la mère forcément black battue -, de tous les pères et de tous les grands-pères, tel ce papy gentil qui recueille sa petite-fille maltraitée avec des attentions rares pour mieux se branler sur sa couette…
    Ce n’est pas la noirceur de cet univers, bien entendu, qui me dérange et m’ennuie, mais le caractère absolument artificiel de cette noirceur. La noirceur est partie du monde, qu’on trouve à tous les coins de rue de la grande ville Littérature, chez James Ellroy ou chez Robin Cook, chez Patricia Highsmith ou chez James Lee Burke, mais tous ces auteurs disent la noirceur parce qu’ils en souffrent et la suent parce qu’ils la sentent, tandis que Régis Jaufret ne fait que noircir le réel pour se faire peur sans communiquer rien d’aucun sentiment de la réalité. Microfictions se veut un arpentage du monde et de ses milles horreurs et douleurs. Il n’est que le dégueuloir d’un littérateur dont le dégoût de la vie et des gens ne communique que le plus morne ennui. Bien entendu, ce livre a l’air de parler du réel, ainsi que le fantasment ceux qui restent claquemurés chez eux et se penchent à la fenêtre pour voir, là-bas, le miséreux ou la malvivante, et comme Régis Jauffret a l’air d’un écrivain (il l’a été et pas des moindres, dans ses premiers livres), et que son livre paraît dans le saint des saints de l'édition française, qui oserait dire que Microfictions n’est pas le top du top ?
    Dans un entretien récent du Figaro sur l’état de la littérature française, Richard Millet, directeur de collection chez Gallimard, l'a d’ailleurs proclamé: que Régis Jauffret est des rares auteurs français dignes d'estime. Ceci en même temps, rappelons-le, que le même Millet (excellent homme de lettres lui aussi) déclarait qu’un Philip Roth écrit mal !
    Eh bien, cher Tzvetan, voici très exactement où nous en sommes: à célébrer un livre pléthorique qui ne dit rien du réel (et par réel il va de soi qu’on entend tout le réel, qui englobe le dit du réel et tous les imaginaires connectés) et à stigmatiser le « mal écrire » d’un romancier dont tout l’effort depuis quarante ans a été de travailler sa réalité au corps et à la lettre en étendant de plus en plus le spectre de sa perception, de son petit moi masturbateur à ses couples puis à tous les milieux et tous les cercles concentriques de l’histoire réelle ou rêvée de l’Amérique contemporaine. Chers littérateurs du Quartier latin: comme vous écrivez bien, et combien vous nous rasez…

    Régis Jauffret passe, depuis ses premiers livres, pour un écrivain à l’écoute des vies ordinaires, mais je vois de plus en plus, pour ma part, dans sa vision de la réalité, la seule projection systématique d’une maussaderie dépressive qui réduit ses personnages à des schémas, voire à des clichés. C’était déjà bien pénible dans Asile de fous, où la haine des familles perdait toute vraisemblance faute de nuances et de détails, et ce l’est plus encore dans ces Microfictions qui manquent également de nuances et de détails, mais aussi de vraie compassion et de vraie curiosité pour la vie des gens. Ceux-ci sont systématiquement moches, violents, abjects, ou au contraire victimisés par toutes les formes de pouvoir, mais jamais surprenants, jamais émouvants, jamais une chose et son contraire, jamais sentis réellement de l’intérieur, jamais vraiment libres ni vraiment vibrants de leur voix propre - les éléments contrapuntiques du dialogue étant eux-mêmes signes d'impersonnalité mortifère. Cela donne donc un livre surabondant en apparence et d’une étonnante pauvreté de réelles observations et de réelles émotions, pauvre en outre en sensations physique, pauvre en plaisir d'écriture – un livre écrit avec la tête qui ne pulse donc ni ne bande ni ne pue ni ne diffuse aucun parfum. Mille pages de trop ?
    Régis Jauffret. Microfictions. Gallimard, 1027p.

  • Grâce et tremblement

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    Heisei de Béatrice Rateboeuf
    C’est au fond d’une tasse de porcelaine contenant son thé au lait du matin, et à la surface de laquelle elle a cru voir flotter un cheveu, lequel a peut-être coulé ensuite (« les cheveux coulent donc ? » se demande-elle aussi bien) puisqu’elle ne le voit plus, là au fond qu’elle découvre la calligraphie japonaise signifiant heisei, c’est à savoir calme, paix, sérénité, et ensuite on voit des mésanges et un début de jardin zen fait de lentilles et de cailloux jouxtant un pied de giroflée, il est question de pins nains et de feuilles miniatures, et tout aussitôt cette évocation rappelle à celle qui écrit que vers la fin d’une guerre « à bout de carburant, les villageois japonais récoltaient des quantités de racines de pin afin d’en extraire, dans la vapeur des cabanes dressées au bord des torrents, un mystérieux élément destiné à fabriquer une huile pour moteurs d’avion ». Dans la foulée on lit ce qui suit qui se précipite. « La vie d’un homme pèse le poids d’une plume », répétaient les gradés en électrisant à coups de formules bushido et de saké les pilotes sommairement entraînés, des kamikazes de 18 ans qui, à bord des vieux Zeke de Mitsubishi, se décrocheraient d’un point d’altitude et chuteraient vers la cible avec l’abandon d’un pétale qui tombe ».

    Puis on revient au bord du jardin zen aux mésanges : «Les aiguilles frappent à la vitre, les piafs picorent tout en appelant les autres, dès qu’ils sont cinq ou six ils se volent dans les plumes. Si sans lever les yeux je me déplace pour remplir à nouveau la théière, ils restent, si je fais un seul geste en les regardant ils s’enfuient. Homme ou animal, nous savons toujours si notre regard en a croisé un autre, même le temps d’une seconde, même dans la pénombre, même de loin. Mais à 9000 mètres d’altitude, les équipage des B-29 américains n’ont rien vu du visage des civils tournés vers le bleu limpide d’une matin de guerre ». Et le pilote de s’extasier : « Il faisait un temps de rêve ». On connaît la suite. Ou plutôt non : on sait les dates et le nombre des calcinés et des irradiés, mais le souvenir s’est perdu depuis longtemps, et plus précisément celui du nom de code de la nouvelle de ce 16 juillet 1945 : « Naissance bébé réussie ».

    Béatrice Rateboeuf pratique une espèce d’écriture sacrée, en cela que le mystère de la présence s’y confond indissolublement avec l’évidence du pire, qui fait des quelque cinquante pages de ce petit livre une sorte de cristal physique et métaphysique à la fois, d’une forme étrangement aléatoire et surexacte dans la distribution musicale de ses séquences, de son rythme et de sa découpe verbale.
    Il neige et des masseurs aveugles traversent le jour en même temps que reviennent des noms et des images, Little Boy est une bombe et les syllabes crues de Nagasaki claquent plus facilement que celles d’Hiroshima - mais allez, on ne fait que passer, juste une trace en passant sur son Mac : « Sur la blancheur de plume des pelouses, une cigogne en pièces détachées, ailes noires et long bec orange, s’anime au ralenti syncopé d’une paire de baguettes vermillon ».
    Béatrice Rateboeuf. Heisei. Inventaire/Invention, 55p.medium_Rateboeuf.jpg
    www.inventaire-invention.com