Avec Tom est mort, Marie Darrieussecq, injustement accusée de piratage, confronte chacun à l’extrême fragilité de la vie.
Cette année-là, ce couple accompagné de son premier enfant de trois ans était en train de s’installer dans cette chambre de cette auberge de montagne, en Engadine, lorsque l’homme, glacé, désigna sans un mot à la femme, glacée à son tour, la petite fille qui, passée à travers l’ouverture béante de la barrière de la terrasse, dont manquaient quatre montants, s’était aventurée à pas menus sur la mince corniche extérieure surplombant une dalle de béton, quatre mètres plus bas. Sans un mot, en un temps infiniment long de moins de vingt secondes, la mère trouva alors les gestes qui lui permirent soudain d’agripper l’enfant et de sauver trois vies…
Notre enfant n’est pas mort cette année-là, mais cette scène, qui nous appartient, nous est revenue soudain en lisant Tom est mort de Marie Darrieussecq, dont la question lancinante et vertigineuse qui traverse le roman se réduit à deux lettres : Si. « Si, en anglais on dit if, un paysage planté de si comme des ifs de cimetière. Si Tom avait été l’aîné. Si Vince n’avait pas existé. Si on avait nommé Vince Tom, est-ce que Tom aurait été Vince ? Et si, au cours de la dérive des continents, le bloc australien ne s’était pas séparé de l’Antarctique, l’Australie serait peut-être restée inhabitable, et les villes n’y auraient as poussé, et nous n’y aurions pas vécu, et Tom, mon fils, mon second fils… Cet espace courbe, les si, ce siphon, cet entonnoir de fou je m’y enfonce, et je perçois le monde à travers un trou. »
Marie Darrieussecq aurait-elle écrit Tom est mort si elle avait perdu un enfant ? Et le roman, d’avoir été vécu, s’en serait-il trouvé plus fort ? Qui pourrait le dire ?
Ce qui est sûr en revanche, c’est que la romancière honore la littérature, en donnant corps et voix, décor et dédale temporel à ce qui pourrait n’être qu’un fait divers. Un couple (la narratrice et Stuart), bien dans sa peau pour l’amour physique mais peinant un peu avec trois enfants (Vince, Tom et Stella), errant entre les continents à cause du job du père, se retrouve à Sydney où, trois semaines après son installation, le deuxième garçon de quatre ans et demi, laissé seul dans sa chambre par sa mère crevée, tombe par la fenêtre de la loggia du haut du septième étage. S’il faut attendre la dernier paragraphe du livre pour apprendre les circonstances précises de l’accident, nous les pressentons dès les premières pages et par le gaz de culpabilité qui flotte dans tout le récit. Or c’est tout le reste, relevant de l’art du romancier, qui compte vraiment et fait exister cette histoire dans la tête et les tripes de chacun, avec une profusion de détails vrais comme la vie, jusqu’aux plus incongrus (les petites horreurs funéraires, la tenue vestimentaire de l’enfant qu’on va brûler, l’accompagnement compassionnel et les « groupes de parole », entre tant d’autres), en passant par tous les stades de la détresse (cri, mutisme absolu, folie violente contre soi ou les autres, effondrement, hébétude méthodique, etc.) réinvestis par le récit.
Celui-ci, dix ans après la mort de Tom, est un parcours zigzaguant entre limbes et enfers, haine froide et tendresse infinie, mélancolie enfin, et ce dernier apaisement d’une mission accomplie par les mots, à travers les creux et les bosses de la mémoire, bleus au couple et grands enfants maintenant qui vont vivre, et cet adieu enfin permis, comme un sauf-conduit à l’enfant par delà les eaux sombres : « C’est peut-être ça la dernière image. Tom qui se retourne et me fait coucou, temps gris temps clair, par tous les temps »…
Marie Darrieussecq, Tom est mort. P.O.L., 246p.
Cet article a paru dans l'édition du 11 septembre 2007 du quotidien 24Heures