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En français dans le texte - Page 3

  • Fugue pour rien

    Retour sur le Prix Médicis
    On ne sait trop où fuit le protagoniste de Fuir, mais il y fuit et on le suit, un peu comme on jouerait à suivre n’importe qui dans la foule de la rue, à ceci près que le quidam fuit jusqu’en Chine, ce qui n’est guère plus remarquable pour lui que s’il fuyait en Belgique ou dans sa baignoire. L’important n’est évidemment pas dans ce qu’il découvre en Chine (à savoir rien) où il ne sait pas ce qu’il cherche ni non plus ce qu’il fuit, ayant constaté que ceux qu’il croyait le menacer ne le menacent pas vraiment, qu’il se fait des idées et que tant qu’à fuir il le pourrait aussi bien à l’île d’Elbe où le ramène bientôt une téléphone de Marie, l’amie qui l’a envoyé en Chine pour affaires chic et qui perd ensuite son père, comme cela arrive dans la vie.
    Ce qui compte n’est pas le but mais le chemin, disait un sage plein de sagesse, et c’est ce qu’on se dit en fuyant dans la foulée de l'élastique personnage de Toussaint qui bondit et rebondit de page en page et de lieu en lieu en faisant pom-pom comme une balle de tennis sur un court élégant. Dans la foulée on copule dans une étroite chiotte de train chinois, ce qui peut faire sourire si l’on considère l’immensité disponible en Chine pour s’adonner à la Chose, mais ce n’est qu’une péripétie de cette fuite où tout se fait comme ça, pour rien peut-être ? Presque aussi rien, n’était le Médicis, que de passer trois jours chez la mère du Goncourt…

    Jean-Philippe Toussaint. Fuir. Minuit, 185p.

  • Deux intempestifs et un ornithorynque

    Sur Marc-Edouard Nabe et Philippe Muray

    A La Désirade, ce vendredi 4 novembre. – Un Ornithorynque se pointe ce matin sur mon blog, millième visiteur de ces trois premiers jours de novembre (l’effet Houellebecq sans doute) et qui me rappelle mes échanges épistolaires avec Marc-Edouard Nabe, dont j’ai conservé (mais où diable ?) les lettres à la plume d’oie et d’un format assorti à sa mégalomanie, avoisinant celui du Times déployé. C’était l’époque de Zigzags, recueil de proses de sa meilleure veine, tissé de portraits d’écrivains et de jazzmen, de très originales évocations de lieux (je me rappelle son Gênes, notamment) ou de peintres (Soutine surtout), après quoi son évolution m’a souvent laissé songeur. Il y a dans ses pléthoriques journaux une matière souvent intéressante, mais le parti pris de « tout dire » y confine souvent au déballage, et ensuite ses tâtons de romancier (seuls les éléments d’autofiction sont intéressants dans ses romans bâclés) et ses délires pseudo-mystiques de sous-Bloy exhibo m’ont plutôt atterré. J’ai défendu assez chaleureusement son dernier « roman » irakien, et Pierre-Guillaume de Roux m’a dit qu’il en avait été ravi, mais ai-je vraiment eu raison ? Je me le demande en relisant des pages de Zigzags, justement, dont certaines ont une panache, une originalité, une verve, des couleurs, parfois une espèce de candeur sauvage que je n’ai pas retrouvés chez lui depuis une paie. Il y avait chez lui l’amorce d’un grand talent d’essayiste, à la Suarès, mais ne s’est-il pas trop dispersé et fatigué ? Ce qui est sûr est que je serai le premier à me réjouir de le voir repiquer…
    Philippe Muray, dont je lis ces jours le quatrième volume des Exercices spirituels, intitulé Moderne contre moderne, m’a intéressé et exaspéré aussi souvent que Nabe (leurs deux brûlots sur le 11 septembre m’avaient paru aussi discutables l’un que l’autre), mais l’ensemble de ces chroniques courant sur les années 2003 à 2005 est une vraie mine d’observations et de coups de gueule qui ont le mérite, en outre, de nous faire revivre des « événements » significatifs. Ce qu’il dit notamment de carabiné contre les louanges archi-convenues qui se sont déversées à la mort de Jacques Derrida, me rappelle le sentiment que j’ai souvent éprouvé à l’égard de ces extases médiatiques si convenues, censées faire rejaillir la génialité présumée de tel ou tel sur celui qui l’encense…

  • Contre les éteignoirs


    A propos d’une phrase de Pierre Jourde

    J’ai signalé, dans une note de lecture se rapportant à Festins secrets, le dernier roman de Pierre Jourde, cette phrase que l’auteur fait dire à son protagoniste-narrateur, jeune-vieux prof débarquant en province et détaillant ses élèves en ces termes : « Observe-les mieux, détaille leurs têtes rabougries ou leurs faciès bouffis, leurs regards biaisés, leurs sourires faux révélant des dents déjà pourries, la vieillesse précoce qui les décompose à même l’enfance. Leur esprit est constitué d’un ricanement. Leur chair est modelée par la perversité, cariée jusqu’à l’os, jusqu’à l’âme. Tu refuses encore de croire qu’ils sont perdus. Mais ils le sont, à seize ans. A jamais. »
    Cette phrase a fait bondir le jeune Bruno, 17 ans, dont j’ai fait la connaissance par l’entremise de ce blog.

    Bruno est actuellement en classe préparatoire de bac à Bâle, selon le système de modulations linguistiques qui se pratique de plus en plus souvent en Suisse. Passionné de littérature, il m’a écrit à plusieurs reprises et fait part de son impatience de s’exprimer, qui m’a amené à lui proposer d’écrire, dans le journal littéraire Le Passe-Muraille, une présentation du très beau livre d’Elisabeth Horem évoquant sa vie quotidienne à Bagdad, intitulé Shrapnels et qu'il avait lu et aimé.
    Pour le moment, j’aimerais dire haut et fort combien je trouve révoltante l’attitude qui consiste à étendre, à toute une génération, le constat de décadence et de déchéance. Même s’il y a beaucoup à dire sur l’état de l’enseigement et de l'éducation de façon plus générale, cette façon de conclure à la barbarie des jeunes est lamentable, qui me rappelle la réponse faite à la classe de ma fille réclamant à son prof des lectures de qualité : « Eh mais, vous n’en êtes pas dignes ! ». L’asticot en question se rabattait aussi bien sur la lecture des journaux et des bandes dessinées, et je me suis retenu de le transformer en bouillie pour épargner à notre enfant sa vengeance probable…
    Ceux qui retirent l’échelle derrière eux, sous prétexte que ce qui vient ne vaut pas ce qui a été, me semblent encore plus « graves » que ceux qui flattent les jeunes au lieu de les stimuler.
    A Bruno qui m’a fait (re) découvrir Romain Gary, comme à Matthieu (vint et un ans), initié à la littérature par un homme de cœur et de goût (l’écrivain Jacques-Etienne Bovard) et qui vient de gagner le premier prix de la nouvelle francophone, je pense ce soir avec reconnaissance et je leur tends la main…

    Dans la foulée, je signale à Bruno, à Matthieu et à tout le monde, la parution du nouveau Cahier de l'Herne consacré à Romain Gary, paraissant en même temps, en Folio, qu'un revigorant recueil inédit de réflexions et de prises de position intitulé L'Affaire homme et qu'un essai de Paul Audi, La fin de l'impossible, pénétrant hommage d'un philosophe lecteur de Chestov à à un écrivain qui l'a aidé, dit-il, à rester debout.

  • Le romancier sentencieux


    Les indigestes Festins secrets de Pierre Jourde


    Le sentiment que tout est jugé d’avance m’a toujours paru rédhibitoire en matière romanesque, et c’est ce qu’on ressent de plus en plus lourdement à la lecture des Festins secrets de Pierre Jourde, dont tous les personnages observés par Gilles Saurat, le protagoniste (jeune prof qui n’a l’air d’apprécier que sa chère personne civilisée, au milieu des barbaresques), semblent plus odieux les uns que les autres.
    Voici par exemple comment ledit Gilles voit ses élèves « sur fond de puanteur visuelle » : « Observe-les mieux, détaille leurs têtes rabougries ou leurs faciès bouffis, leurs regards biaisés, leurs sourires faux révélant des dents déjà pourries, la vieillesse précoce qui les décompose à même l’enfance. Leur esprit est constitué d’un ricanement. Leur chair est modelée par la perversité, cariée jusqu’à l’os, jusqu’à l’âme. Tu refuses encore de croire qu’ils sont perdus. Mais ils le sont, à seize ans. A jamais" .

    Vous voyez ça: un gosse perdu à seize ans ? A jamais perdu ?
    Dans les chapitres suivants, Gilles évoque les coïts plus ou moins « satisfaisants » qui ont marqué ses relations avec Marielle, en fonction d’un certain « cahier des charges », puis le sinistre dîner chez sa logeuse, où se retrouvent les plus lugubres vampires de la bourgade où se passe le roman.
    Or curieusement, la noirceur voulue de celui-ci n’a rien à voir avec la couleur radicale d’un vrai roman noir : on a juste l’impression que l’auteur a chaussé des lunettes souillées. Le protagoniste (et l’auteur sans doute) prétend avoir le  goût du réel, mais la réalité de Festins secrets n’est qu’une exagération scolaire du pire, tout y est trop sciemment vicié pour qu’on perçoive encore de la vie là-dedans, les personnages y sont cloués dans leurs grimaces, sans la beauté des masques d’Ensor ou des superbes gueules des plus grinçants expressionnistes. Je me rappelle ce roman sublime de noirceur qu'est J'étais Dora Suarez, où l'auteur, ce voyou camé de Robin Cook, se gardait pourtant de juger son terrifiant psychopathe. A l'opposé, Festins secrets sent le labeur de  prof, la démonstration appliquée et sans humour, et je me demande si je vais continuer de cheminer en compagnie de son vieil ado sentencieux qui voit partout des pervers et des abominations horrifiques, se dandinant lui-même comme un touriste au enfers...
    On se rappelle du procès instruit par Pierre Jourde dans La littérature sans estomac, où il disait des choses parfois justes sur la foire aux vanités des lettres parisiennes. Mais alors, déjà, m’avait frappé la faiblesse de ce que défendait le pamphlétaire, et ses crispations pusillanimes de pion. Tout différent en cela d’un Bloy, aussi génial dans ses vitupérations qu’inspiré dans ses imaginations d’artiste, des nouvelles de Sueurs de sang aux Histoires désobligeantes. Or, la différence est que Léon Bloy aime autant qu’il agonit, tandis que Jourde ne fait pour le moment que piétiner, et encore, avec la tête plus qu’avec les pieds…

  • Pour estomacs résistants...

    A propos de Festins secrets de Pierre Jourde

    C’est avec un mélange d'intérêt et de perplexité que je viens de lire les 92 premières pages de Festins secrets de Pierre Jourde, dont l’écriture est parfois bien pesante et qui charrie pourtant une matière substantielle. De la part d’un écrivain qui se réclame de Julien Gracq, on regimbe quand même à la lecture de certaines phrases, comme celles qui lui viennent à l’évocation du voyage en train de son protagoniste, au tout début du livre : « Ces déserts engendrent cependant, après de longues périodes de gestation, des gares. Le convoi ralentit encore plus, porteur d’inépuisable réserves de lenteur ». Bon, mais passons sur ces gares engendrées par des déserts et cette lenteur transportée en convoi, pour relever ce qui d’emblée nous scotche : à savoir l’évocation carabinée de la province pourrie où débarque le jeune Gilles Saurat, prof de son état (pardon : CIF, ce qui signifie Conseiller en Itinéraire de Formation) et dont jusqu’à l’agriculture est devenue quasi virtuelle. Le tableau est noirci à souhait, la France du Nord-Est a des airs de Bronx rural post-nucléaire, et le premier contact du charmant lettré, qui  prépare une thèse sur la rhétorique de la destruction dans les pamphlets du XVIIIe, avec ses camarades Animateurs de la Communauté Educative (ACE) n’est pas piqué des charançons…

    Jourde va-t-il maintenir un équilibre viable entre charge satirique et roman ? Je me le demande. La voix narrative choisie (le protagoniste se parle à lui-même en deuxième personne, tu vois ça…) est un peu lourdingue, mais on a compris que l’auteur faisait plutôt dans la masse et l’énergie que dans la ciselure et l'élégance.
    C’est tout de même assez solide. Me rappelle, en nettement moins charnu et couillu, le réalisme  du Raymond Guérin de L’apprenti, avec un élément fantastique, dans le ton et l’atmosphère, que rend bien la superbe couverture de Léon Spilliaert… Bref, je suis curieux d’aller au bout de ce roman dont l’éditeur, Eric Naulleau, claironne les mérites en même temps qu’il dégomme Houellebecq, alors que La possibilité d’une île me paraît tout de même d’une autre qualité d’immersion et d’une « musique » plus originale…  

  • Maisons d’âme, maisons d’os


    Sur La Maison Mélancolie de François Nourissier
    Il est émouvant, et non moins impressionnant, de constater que François Nourissier, péniblement atteint par la maladie de Parkinson, comme il en a déjà témoigné dans l’étonnant Prince des berlingots (Gallimard, 2003), trouve en sa décrépitude physique une espèce de regain d’énergie et plus encore de liberté d’écriture, qui va bien au-delà de la dégoise des gens « sur l’âge ». En dépit de ses tours singeant la parlure contemporaine, un brin canaille ici et là, comme s’il se moquait du fantôme gris qu’il ne saurait trop « kiffer » dans sa glace matinale, l’écrivain épure au contraire, allège, effile sa langue pour la faufiler à travers époques et souvenirs, de maisons en maisons.
    Celles-ci, dont il visita plus de cinq cents, auront figuré tour à tour la thébaïde rêvée de l’écrivain, comme il en fut du presbytère de Faverolles où se planqua Victor Hugo et qu’il céda lui-même à Julien Green après n’y avoir fait que passer ; le chalet de famille, style « dessine moi une maison suisse », tout en bois craquant sur les hauts de Caux, où il commença d’écrire Un petit bourgeois au milieu des pleurs de môme - quitte à se réfugier au Montreux-Palace pour peaufiner son manuscrit, dans le voisinage de Nabokov ; le château habité « comme un vêtement trop large » avec ses vingt-trois pièces, au nom crénelé d’Arpaillargues ; l’hôtel particulier parisien et sa pléthore de fauteuils de style (le pauvre en recense plus de quatre-vingts), tant d’autres encore et dont on se fiche bien à vrai dire, étant entendu qu’il s’agit ici de tout autre chose que de l’inventaire complaisant d’un proprio doré sur tranche. De fait, et même si l’on sourit, tout au début, lorsque l’écrivain relève que « l’argent ne fait rien à l’affaire, ou pas grand-chose », c’est par le détail proustien et l’oreille intérieure, si l’on ose dire, que cette chronique, discontinue et même divagante ( mais alors au sens des Divagations inspirées d’un Mallarmé) nous conduit comme en un labyrinthe tout vibrant de l’ « admirable tremblement du temps » baudelairien, dont maintes scènes et silhouettes renvoient à l’œuvre autant qu’à celles du siècle écoulé.
    « Toujours, l’amour a touché les maisons, écrit François Nourissier, et les a contaminées (…) Une maison, ça sent toujours le lit, le pli de chair, l’amour. Quand une fois, le nez a senti ça, il ne peut plus s’en moucher : ça pue la liquette, le drap froissé, la sueur au parfum ou le parfum à l’huile de coude, à votre choix. Il y a des images d’amour prisonnières des miroirs qui les ont reflétées. Elles n’attendent qu’une occasion, vite, vite ! d’échapper à l’aquarium où nagent les blafardes sirènes, les noyées aux longs cheveux, les femmes qui disent : « Je suis le sosie d’Ophélie, vous n’avez pas remarqué ? – Ah, Madame, il faudrait être meilleur physionomiste que moi… »
    Ce lyrisme et ce sarcasme, c’est tout Nourissier, tendre et vache, élégant et lucide, sachant que la littérature diariste préfigure en somme la « chiasse » finale et que « quelque part » l’asticot blanc « toujours premier partout » en son « impatience annelée » et ses « déhanchements de houri » se réjouit de goûter à la carne enrobant notre maison d’os avec le même appétit que nous mettons à mordre dans la prose du Maître…

    François Nourissier. La maison Mélancolie. Gallimard, 247p.

  • Liberté dernière


    Sur La maison Mélancolie de François Nourissier

    François Nourissier et son monde représentent à peu près tout ce que je fuis, et pourtant ses deux derniers livres, Prince des berlingots et aujourd’hui La Maison Mélancolie, sont de ceux dont la densité et la musicalité verbale touchent à une espèce de plénitude qui relève à la fois de la parfaite maîtrise et du délire contrôlé. Cela me rappelle à la fois le début du Traité du style d’Aragon et les Passe-temps de Léautaud, quand celui-ci paraît écrire sur n’importe quoi avec le même naturel et le même bonheur, et c’est aussi le cas de Nourissier dans cette suite de variations sur les thèmes de la maison, de nos maisons, et donc de notre corps et de nos femmes, de nos habitacles et de nos étapes successives, des fauteuils que nous traînons derrière nous et des armoires où nous planquons les cadavres de nos vies ratées, ainsi de suite.
    « Une maison ça sent toujours le lit, le pli de chair, l’amour. Quand, une fois, le nez a senti ça, il ne peut plus s’en moucher : ça pue la liquette, le drap froissé, la sueur au parfum ou le parfum à l’huile de coude, à votre choix »…
    A notre choix il y a là-dedans quantité d’odeurs et de rumeurs, de gestes entrevus dans l’eau des miroirs ou par une imposte, de détails et surtout de mots en cascades qui nous renvoient à nos propres maisons, chambres secrètes, agonies ou lettres d’adieux, maisons espérées et amantes ou amants, maladies d’enfants ou peaux desquamées de vieillards comptant leurs fleurs de cimetière comme l’auteur lui-même regardant ses mains ou relevant son bas de pantalon…
    Dans sa maison parisienne, un jour de recensement mobilier, Nourissier compte 85 fauteuils. Pauvre homme. Toute la misère d’un monde est là : j’ai 85 fauteuils qui me survivront.
    Toute l’horreur du petit-bourgeois et du bourgeois grimpé sur la commode est contenue dans l’œuvre de Nourissier, détaillée avec la plus admirable et complaisante cruauté. Dans ces derniers livres, comme dans Têtes (où il est d’ailleurs portaituré) et Le désir de Dieu de Jacques Chessex, la prose de Nourissier devient une espèce de whisky ruisselant et moiré, qui enivre et fait tout mieux voir à la fois, plus nettement, comme l’os ivoirin de la tête de Yorick…

  • Léon Bloy contre le Bourgeois

    En relisant l’Exégèse des lieux communs


    Avec la même sainte fureur que Pascal en mettait à vitupérer les athées, Léon Bloy s’en prend à celui qui lui semble incarner par excellence l’avatar contemporain du mort spirituel: ce Bourgeois représentant à ses yeux “l’homme qui ne fait aucun usage de la faculté de penser et qui vit ou paraît vivre sans avoir été sollicité, un seul jour, par le besoin de comprendre quoi que ce soit”.Encore l’athée de Pascal pensait-il. Tandis que le Bourgeois selon Bloy se contente de répéter quelques formules lui tenant lieu de sagessse.mLe langage de l’athée est sans équivoque. Je ne crois pas en votre Dieu, déclare ce contempteur de la foi et des cultes, ce ne sont là que fables et simagrées. Point n’est besoin de ruser avec lui, sinon par devoir de le convaincre “pour son bien”, et Pascal l’eût exhorté de la même charitable non moins qu’inflexible façon s’il s’était appelé Bertrand Russell ou Jean-Paul Sartre.Mais comment parler au Bourgeois ? Comment se faire seulement entendre de ce juste auquel son formulaire donne réponse à tout ? L’athée de Pascal était encore une individualité, et nous dénombrons autant de formes d’athéismes qu’il y a d’athées. En revanche, on dirait qu’il n’y a personne derrière l’écran que forme le langage du Bourgeois, où grouille cependant une multitude anonyme, confondue dans le même culte du stéréotype.L’athée de Pascal disait encore “je pense que...”, tandis que le Bourgeois selon Bloy se borne à répéter qu’”à ce qu’on dit...”

    La lecture de Léon Bloy ne cesse de me partager. Tantôt je lui donne pleinement raison, passant sur son absolutisme et sa sainte fureur, tantôt aussi je me sens me cabrer contre sa façon de s’en prendre à la vie même. Je sais bien qu’il s’inscrit dans la lignée du christianisme le plus radical, mais celui-ci naboutit-il pas à une forme de nihihlisme  ? Et n’y aurait- pas du pharisaïsme dans cet acharnement de Pur, ainsi que le pensait le tranquille agnostique Léautaud, à vrai dire le contraire d'un Bourgeois ?

    Bloy se justifie de tout porter à l’extrême au nom de l’Absolu: “Dans l’Absolu, il ne peut y avoir d’exagération”, écrit-il dans son “et, dans l’Art qui est la recherche de l’Absolu, il n’y en a pas davantage”. A l’inverse, le Bourgeois constate que “rien n’est absolu”, et tout est dit de sa philosophie à la petite semaine et de la délimitation de son royaume du relatif, à savoir qu’“on est ce qu’on est”. Or cette feinte humilité n’est que le voile trompeur d’une massive arrogance. De fait, cet accroupissement résigné camoufle le grand refus du Bourgeois de se poser la moindre question, et par exemple celle de son origine ou de ses fins. Par voie de conséquence, “toutes les identités succombent”, souligne Léon Bloy, étant entendu que le hasard seul nous a faits ce que nous sommes, et nullement uniques ou irremplaçables, mais fils de notaire ou de marchande de nouilles comme nous eussions pu naître pieuvre ou punaise.Dès lors, foin d’interrogations oiseuses et qu’on se borne, au lieu de “chercher midi à quatorze heures”, à “faire son trou”. Tel étant le fondement du credo du Bourgeois, dont le premier article recensé par Bloy est que “Dieu n’en demande pas tant”.

    Vers les nouveaux lieux communs

    Désormais tout un chacun vomit le Bourgeois: tel est le nouveau lieu commun qui annonce l’homme de la Modernité.Le Bourgeois du début du siècle incarnait par excellence le philistin. Même s’il se disait parfois “poète à ses heures”, il se moquait au fond des arts et de la littérature, à l’exclusion des feuilletons boursiers ou légers.En revanche, l’homme nouveau se déclare par avance tout acquis à la cause du poète maudit. Autant le Bourgeois regimbait devant toute forme de nouveauté, autant l’homme de la Modernité la renifle voluptueusement. Matérialiste à tout crin, le Bourgeois chantait des hymnes aux biens de ce monde, tandis que l’homme de la Modernité, quoique connaissant l’adresse des meilleurs traiteurs, se répand volontiers en lacérantes litanies contre le bien-être. Le Bourgeois ne rougissait pas de proclamer qu’on ne peut pas vivre sans argent”, tandis que l’homme de la Modernité se dit le frère des pauvres et le rappelle à tout moment en signant force manifestes surabondant en nouveaux lieux communs dont Jacques Ellul a relancé l’exégèse...

    Léon Bloy, Exégèse des lieux communs. Rivages Poche. 

    Jacques Ellul. Exégèse des nouveaux lieux communs. Calmann-Lévy.

    Portrait de Léon Bloy, par Marc-Edouard Nabe.

  • La France de Marcel Aymé


    J’ai conservé comme une relique la liste de lectures conseillées de Marcel Aymé que Pierre Gripari m’avait griffonnée dans le métro lors de nos premières rencontres de 1974, et c’est maintenant en connaissance de cause, après avoir à peu près tout lu de cette oeuvre à la fois connue et méconnue, que je puis apprécier, à sa valeur, le travail de défense et d’illustration auquel s’est livré Michel Lécureur dans La comédie humaine de Marcel Aymé.
    D’entrée de jeu, l’auteur précise l’orientation de son essai en affirmant que le rire, si souvent déclenché par Marcel Aymé, n’est jamais d’un amuseur complaisant mais d’un observateur ironique dont les moeurs du temps et les faits sociaux ou historiques les plus significatifs constituent, comme chez Molière, le matériau de base. “En fait, écrit Lécureur, c’est tout un siècle d’histoire que Marcel Aymé met en scène, du Second Empire (La jument verte) aux débuts de la Ve République (Les tiroirs de l’inconnu). Et de montrer comment, des petits détails de la vie quotidienne aux chamboulements qui ont transformé la société de ce siècle, l’oeuvre de Marcel Aymé déploie toute une fresque où le moraliste le dispute au conteur.
    Issu de la petite bourgeoisie provinciale franc-comtoise, Marcel Aymé est resté proche de la terre en dépit de son installation parisienne, mais ce qui le distingue à la fois des écrivains du terroir autant que des romanciers bourgeois, ou antibourgeois, tient à son point de vue détaché de toute idéologie religieuse ou politique et au mélange d’objectivité et de sympathie douce-amère avec lequel il observe ses semblables. A l’opposé du partisan ou de l’homme de foi, il apparaît comme “un être de bonté et de douceur qui souffre de ne pas observer un monde à son image”, et nul hasard enfin si ce franc-tireur, qui a invité un Président de la République le menaçant de la Légion d’honneur à se la “carrer dans le train”, s’est montré si gentiment attentif envers les animaux et les enfants, et tellement indulgent pour les fille perdues et les pauvres hères.

  • La fable dérangeante d'Amélie Nothomb

    Un décapant Acide sulfurique

    On a déjà parlé de scandale à propos du nouveau roman d’Amélie Nothomb, mais je ne vois pas, pour ma part, qu’il y ait de quoi s’indigner du fait qu’elle situe Acide sulfurique dans un camp de concentration, devenu le lieu de mise en spectacle télévisuelle de la souffrance. La conjecture romanesque a toujours consisté, et notamment dans le domaine de la fable, a pousser une situation à son extrémité, et l’auteur des Combustibles ne fait pas autre chose qu’illustrer, ici, la tendance répandue dans notre société à donner en pâture, à un public supposé vampire, les images du malheur et de la misère.
    Amélie Nothomb imagine que, pour le tournage d’une série de télé-réalité intitulée Concentration, toute une organisation se met en place, qui va planifier la déportation d’une population dont la seule caractéristique sera d’appartenir au genre humain, dans un camp où tout sera filmé, du tunnel inutile qui sera creusé par les détenus aux latrines et aux moindres recoins où les uns et les autres se réfugieront.
    D’aucuns taxeront peut-être Amélie Nothomb de cynisme, alors que c’est ceux qu’elle ne fait que singer qui le sont évidemment, cyniques : les organisateurs de reality-shows débiles, qui vampirisent la vie au seul bénéfice du spectacle. On se rappelle le film C’est arrivé près de chez vous, superbe gorillage belge du genre, et peut-être n’est ce pas un hasard qu’Amélie, belge elle aussi, déboule ainsi avec un roman corrosif à sa façon, un peu jeté mais foisonnant d’idées fulgurantes, plus grave qu’il n’y paraît, reprenant aussi le thème du double (belle/laide, sainte/salope) développé dans Antechrista.

    Il y a de très beaux moments dans les cent première pages d’ Acide sulfurique que j’ai lues jusque-là, et par exemple celui des détenus qui se mettent à converser intelligemment pour résister à la dégradation collective filmée à laquelle on les voue. Cette scène m’a rappelé le témoignage de Joseph Czapski intitulé Proust contre la déchéance (publié aux éditions Noir sur Blanc), évoquant les causeries que les détenus du camp stalinien de Starobielsk avaient organisées pour ne pas se laisser contaminer par la bestialité ambiante.
    Désarçonnante Amélie décidément, que d’aucuns se figurent si sotte avec ses chapeaux, et qui me paraît à vrai dire une bien plus intéressante sorcière que tant d’auteurs supposés pensants, notamment ici, dans son registre à la Buzzati ou à la Romain Gary, qu’elle cite d’ailleurs. Simplette en apparence et d’une dérangeante profondeur en vérité : telle est cette sale gamine sage avant l’âge et qui ne se ride point pour autant sous les sunlights…
    Amélie Nothomb. Acide sulfurique. Albin Michel, 192p.

  • Le Lecteur merveilleux

    En lisant le Dictionaire égoïste de la littérature française

    Cocteau disait que, sur l’île déserte fameuse, c’est le dictionnaire qu’il emporterait en désignant, par manière de boutade, ce qu’on pourrait estimer « le livre des livres », mais cette formule convient aussi à certaines sommes de lecture dont celle que je préférais jusque-là était le formidable recueil des Plaisirs de la littérature de John Cowper Powys, que vient rejoindre aujourd’hui le Dictionnaire égoïste de la littérature française de Charles Dantzig, qui me fait regretter qu’il n’y ait pas plus d’égoïstes dans ce monde d’altruistes déclarés…
    J’aime bien pourtant ce décalage entre le mot qui juge d’avance et ce qu’on découvre qu’il désigne : c’est déjà tout un programme. On verra vite qu’égoïste ici signifie surtout personnel, non pas du tout d’un Moi narcissique mais d’un Je qui s’affirme en absorbant à la fois tous les Nous, dont le dandysme consiste à ne penser comme personne dans les mots de tout le monde.
    Sur le premier mot d’Action, Charles Dantzig se présente avec porte-voix et fauteuil à son nom, hollywoodien metteur en scène « regardant l’infanterie des écrivains qui discute, rit, fume, déambule en attendant la première prise », mais son cinéma à lui ne pratiquera guère la tonitruance de l’effet spécial, plutôt du genre Martin Scorsese quand il raconte, merveilleusement, son cinéma italien ou son cinéma américain, à l’égoïste là aussi – je dis bien à l’égoïste et pas à l’égotiste, qui ferait déjà poseur, et notre ami Charles ne l’est en rien.
    Je dis notre ami Charles parce qu’après les 55 pages de la seule lettre A, et sans avoir rien lu de lui jusqu’ici que des articles ça et là, j’ai l’impression de le connaître mieux que beaucoup de mes proches et collatéraux. C’est le fait des livres vraiment personnels et vraiment intimes. Or Dantzig nous le rappelle le premier : que c’est surtout dans le transformisme de la fiction ou de la critique que les écrivains se livrent, bien plus que dans leur journal intime ou leur confidences aux mufles médiatiques.
    Charles Dantzig a le sens très français, entre La Bruyère, Saint-Simon et Jules Renard, de la formule qui ramasse et sonne clair, mais ce n’est pas ce que je préfère chez lui. Je le préfère dans ses développements extravagants (mais aussi d'un extravagant bon sens)  et les jugements au débotté, surtout je raffole de ce lecteur à sa pointe, pour reprendre la notion de Baltasar Gracian qu’il cite évidemment.
    Il est rassérénant qu’en l’an 2005 on ose de nouveau, malgré l’interdiction de fumer dans les avions et ailleurs, défendre l’adverbe en rappelant les tares qu’on lui prête, et défendre l’adjectif pour montrer aussi que l’adjectif agit parfois comme un verbe, et l’adverbe itou, par exemple dans ce vers où Valéry montre un culot cumulatif : « Humblement, tendrement sur le tombeau charmant ». De même est-il réjouissant d’apprendre successivement , non moins que pertinemmentement, ce qu’est Adolphe de Benjamin Constant (qui « pratique la philosophie du euh… ») et ce que n’est pas A la recherche du temps perdu. Rien que cette suite de définitions par défaut est une pure merveille, mais il y en a comme ça des hottes.
    Or ce tôt matin, tandis que le brouillard enfume encore la montagne nocturne, je ne ferai plus que recopier ici, pour m’huiler les rouages, cette suite de petites définitions que le compère Charles donne sur le thème d’ Air d’époque : «L’air XVe siècle (je le dis par raccourci, les époques ne recouvrent pas exactement les siècles) est ardoise, venteux, violent, sent le sang. L’air XVIe siècle est vert, frais, provinces de France et d’Italie, petit cercle, cahoteux, sent le foin. L’air XVIIe est joyeux, négligé, rieur, mangeur de viande, ciel de Paris quand il est bleu avec trois nuages en croupe de jument, sent la bonne cuisine. L’air XVIIIe est rose et noir, osseux, sec, avec une odeur de gibier. L’air XIXe est violet, charnu, copieux bruyant, sent le ciment. L’air XXe est marron, tussif, marchant les épaules parallèles au mur, col de chemise sale, sentant le bureau mal tenu ».

    Charles Dantzig. Dictionnaire égoïste de la littérature française. Grasset, 961 p.

  • Retour à Romain Gary

     

    Le philosophe et le romancier

    Il y avait des nuées noires, ce matin à cinq heures, montant comme des spectres dansants de la cuve argentée du lac, et tandis que je buvais mon café le titre de ce livre en épreuves non corrigées que m’avait envoyé Christian Bourgois m’est soudain apparu : La fin de l’impossible.
    Or trois heures plus tard, dans le train longeant les eaux étales sous le ciel bas, j’ai commencé de lire ce nouveau livre à paraître du philosophe Paul Audi qui se donne comme un acte de reconnaissance aux « alliés » occultes que sont pour nous certains écrivains ou certains artistes accordés à « l’étrange acoustique du monde spirituel » dont parle Kierkegaard ; tout de suite j’avais été mis en confiance, ou plutôt en consonance avec la voix de l’auteur et tout aussitôt intrigué, touché, réellement ému par la façon d’emblée d’annoncer le besoin d’une « explication avec la vie » passant non par un système ou une doctrine mais par l’expérience d’un écrivain rompant avec le « Moi-même moi-mêmisant » pour embrasser « le Tout de la vie », à savoir Romain Gary, Romain Gary dont je n’ai à peu près rien lu jusque-là, Romain Gary à côté duquel j’ai passé, Romain Gary dont Nancy Huston me disait elle aussi l’importance, Romain Gary qui écrit « J’attends la fin de l’impossible », Romain Gary l’écrivain que le philosophe Paul Audi, se réclamant de Chestov que j’ai tant fréquenté et aimé, présente comme celui qui l’aide à lutter contre les évidences pour conjurer l’impossible dans nos têtes, l’impossible verrouillé par l’idéologie et la morale, l’impossible verrouillé par les lois de la nature, l’impossible que Chestov le philosophe espérait conjurer avec l’aide de l’écrivain Dostoïevski…
    C’était le matin, j’allais à la rédaction, j’entendais cette voix à travers « l’étrange acoustique du monde spirituel », les gens dans le train me semblaient plus beaux et ces mots me parlaient : « Toute la force de l’œuvre de Gary vient de ce qu’il a cherché, sans relâche mais sans non plus se faire d’illusion, à contredire la sagesse de l’Homme manqué. Constamment, derrière les mots, sinon entre les lignes, tous ses romans laissent entendre le cri de l’enfant qui n’est pas encore déçu – ou celui de l’homme mûr qui refuse de comprendre »...
    Et du même coup je me retrouvais impatient de découvrir de nouveaux livres, peut-être un nouvel interlocuteur vital, et me voici ce soir commençant de lire L’angoisse du roi Salomon de Romain Gary tandis que la nuit redescend en grandes ombres sur l’espèce de fjord rougeoyant qui se courbe là-bas…



    A paraître chez Christian Bourgois, le 14 octobre : Paul Audi, La fin de l’impossible, deux ou trois choses que je sais de Gary.
    Paul Audi co-dirige en outre un Cahier de l’Herne en préparation, consacré à Romain Gary.

  • L'échappée belle de M. Personne


    Jean-Louis Ezine dans la foulée de Blondin

    « Le vélo et les mots ont toujours été dans des complots, des réciprocités frauduleuses, des échanges romanesques », écrit Jean-Louis Ezine, qui appartient à la fois au club restreint des chroniqueurs vélocipédiques à la Blondin ou à la Nucéra, et à la congrégation plus débonnaire des cyclistes-poètes « à la paresseuse », mais de grand style, dont un Charles-Albert Cingria reste le saint patron. Chroniqueur absolument épatant (comme le rappelle notamment le recueil Du train où vont les jours), Ezine est un romancier plus rare, mais son dernier livre déploie bel et bien l'espace-temps d'un vrai roman à valeur de peinture d'époque, au lendemain de la Grande Guerre où l'on pouvait lire au milieu des décombres encore fumants des écriteaux qui eussent réjoui cet autre chroniqueur doux-acide que fut un Henri Calet: « Il est interdit de détériorer les ruines » ...

    C'est cependant du côté de Proust, et sur une remémoration toute personnelle, que l'auteur d ' Un ténébreux amorce sa virée romanesque, en se rappelant la scène primitive d'une folle descente vers la mer où l'entraîna, à 3 ans, son père qu'il ne se souvient pas avoir jamais vu par la suite et qui lui aura du moins révélé cela en cet instant de peur mortelle dilué dans une griserie extatique: « J'ai trois ans, j'avale la route déserte et la vitesse est assassine. J'imagine que l'expression « à tombeau ouvert » conviendrait pour traduire en mots la sensation de vertige fatal dont s'accompagne ma course, mais je ne crie pas, je suis sûr de ne pas avoir crié. Je ne connais ni le tombeau ni la mort. Je sais seulement, de toute la force d'une évidence animale qui n'a nul besoin des mots dont je l'habille aujourd'hui, que je vais me briser et m'anéantir, là. Dans ce virage en épingle qui fait une volte-face vers l'éternité de la mer ».

    Sur quoi le souvenir de l'enfant, ignorant du pouvoir occulte de son paternel dont les mains sont posées sur les cocottes de freins, restitue merveilleusement un de ces moments qui marquent une vie: « C'est précisément à cet endroit et à cette seconde que l'inexplicable s'est produit. Le temps a soudain décéléré prodigieusement et tout est redevenu paisible et lent, absorbé dans le silence d'un immobile été, comme cueilli par la main invisible de Dieu et soustrait à toute contingence. C'est là que je suis mort. C'est là que je suis né » ... Or celui qui se croyait aux commandes n'était qu'un passager qui n'aura pas trop d'une vie en selle pour retrouver celui qui lui a fait ce drôle de cadeau.

    « J'ai passé le plus clair de mon existence à rechercher l'homme qui avait le même souvenir que moi », conclut-il après avoir déclaré que sa « vélomachie » serait son combat aussi d'écrivain. Et de préciser enfin sa vocation particulière de comparse, qui le fit certes « tutoyer les dieux » de la caravane du Tour de France, au titre de factotum des champions puis de journaliste, avant d'y revenir à rebrousse-temps par le truchement du jeune Charles Brunel et, si l'on peut dire, dans la roue du scribe Louis Maurélois qui entreprit, dans les années vingt, de raconter le « roman vrai » du Tour de France, avant que d'y renoncer.

    Dans une langue fruitée à la belle découpe flaubertienne, Jean-Louis Ezine sera donc le Narrateur de la Recherche non accomplie par Louis Maurélois, ouvrant Un ténébreux avec la première rencontre inopinée du jeune Charles, en lequel on découvrira tantôt un « quelque chose » peut-être assimilable à de la graine de champion, et du baron Théophile de Fombault appelé à devenir son mentor. Brassant ses propres souvenirs et les riches heures de la légende que lui a rapportées le vieux Louis, entre autres sources, le romancier-chroniqueur entremêle l'histoire des Maurélois, très introduits dans le Tour de France renaissant de l'entre-deuxguerres, et celle de Charles le « ténébreux » (c'est ainsi qu'on appelle les touristes-routiers), en marge de l'histoire de la Grand Boucle dont il écorne quelques mythes au passage.

    Jean-Louis Ezine. Un ténébreux. Editions du Seuil, 185 pp.

  • Pajak au miroir de Nietzsche


    Orphelin de père, Frédéric Pajak a le culot d'une sorte de voyou « métaphysique ». Au coup de salaud que lui a fait la vie, ou disons carrément Dieu si l'on admet que ce personnage est à l'origine de la vie et reste comptable de ses interruptions les plus scandaleuses (le Père qui permet que vous soit arraché son représentant terrestre, non mais !), le jeune homme a répondu de façon naturelle, en fils révolté se construisant de bric et de broc à la marge de la société des pères. Frustré de présence paternelle à l'âge où ça compte, mais également empêché de le tuer au moment freudien réglementaire, ce fils d'artiste n'est pas devenu fonctionnaire à l'Etat pour liquider symboliquement la grande et belle ombre de son père artiste: au contraire il a fait « comme papa », et ça s'aggrave visiblement avec l'âge. Le bon larron (Campiche, 1987) annonçait un peu maladroitement la couleur (le drôle est le contraire d'un habile en dépit de dons certains) mais le ton et la manière, aigres et purs à la fois, y étaient avec cette rage et ce regard direct qui se sont nourris, au fil des années, d'une expérience et d'une capacité de synthèse qu'aiguise une singulière lucidité.

    A l'ère des spécialistes et des chasses sourcilleusement gardées, Pajak a développé une interrogation personnelle qui mêle ses obsessions intimes et ses curiosités élargies, avec le double instrument du dessin et de l'écriture. Il en a tiré des OVNI artistico-littéraires dont le premier paru, L'immense solitude, convoquait déjà Nietzsche et Pavese « orphelins sous le ciel de Turin ». Or, après Le chagrin d'amour (PUF, 2000), récompensé en Suisse par le Prix Dentan, et la non moins originale « biographie » de Joyce, Humour, composée en complicité avec Yves Tenret, Pajak revient à Nietzsche dont il découvrit les Œuvres complètes dans la Chine « maoïstement antimaoïste » de Deng Xiaoping au fil d'un bref essai aux fulgurances de pensée et d'écriture nous rappelant, par les angles vifs de son style et ses beautés, celles d'un Dominique de Roux.



    La lecture « sauvage » de Nietzsche a révélé à Pajak quel chrétien il restait « au fond » en dépit de son impiété présumée, et combien ce « christianisme » culturel et cette « impiété » de surface lui cachaient « au fond » le Mystère. Il en va sans doute de même de la plupart des prétendus « croyants » et des présumés « mécréants ». En quête naïve du Mystère auquel Nietzsche achoppa jusqu'à s'identifier au crucifié, Pajak devait rencontrer Luther et lui découvrir une « morbidité obsessionnelle » relançant, contre les soleils de la Renaissance, la « haine mortelle contre la vie » de Paul, premier grand écrivain du christianisme et son inventeur en quelque sorte.
    Et Nietzsche là-dedans ? Disons pour faire (très) court: un fils de pasteur « luthérisé » jusqu'à la moelle, qui fut aussi féroce avec sa mère et sa sœur que Luther le fut avec les juifs, et qui n'osa jamais cependant s'en prendre à la figure idéalisée du papounet, mort trop tôt comme celui de Pajak. Du moins le liquidera-t-il « par procuration », « en tuant le Père de son père mort ». Cela pour les grandes lignes, qui feront se froncer maints sourcils ou se hausser maintes épaules paternes. Or ce petit livre, d'une insolence qui n'exclut pas l'engagement profond de l'auteur, vaut à nos yeux par ses pointes, dont les « flèches » devraient stimuler toute pensée inquiète et libre.

    Frédéric Pajak, Nietzsche et son père. Avec 21 dessins de l'auteur. PUF, 92 pp.

  • Petite musique de nuit

    Le premier roman d’Anna Gavalda


    C’est une jeune femme qui vient de se faire «larguer», avec ses deux petites filles, par son Adrien de mari. «C’est drôle comme les expressions ne sont pas seulement des expressions», remarque Chloé. «Il faut avoir eu très peur pour comprendre «sueurs froides» ou avoir été très angoissé pour que «des noeuds dans le ventre» rende tout son jus, non ?» Et elle poursuit comme ça: «Larguée, c’est pareil. C’est merveilleux comme expression. Qui a trouvé ça ? Larguer les amarres. Détacher la bonne femme. Prendre le large, déployer ses ailes d’albatros et baiser sous d’autres altitudes».

    Voilà ce qu’elle se dit au coin du feu, Chloé, une nuit d’hiver, après avoir renoncé à capter le moindre message, sur son portable, de son «albatros» en cavale. Mais entretemps, de façon tout à fait inattendue, c’est à un autre drôle d’oiseau qu’elle a commencé de s’attacher à son corps d’abord défendant: ce Pierre qu’elle a reçu comme beau-père en cadeau-mariage, du genre nuque raide et fermé comme une huître, chef de famille pète-sec comme il doit l’être de son entreprise, incapable du moindre abandon et auquel la lie pourtant un brin de complicité depuis qu’elle l’a comparé, devant les siens, à une «espèce de Martien perdu dans sa propre famille».

    C’est d’ailleurs Pierre, à l’étonnement pincé de son épouse Suzanne, qui a «enlevé» Chloé et ses filles pour passer quelques jours dans la maison de campagne de la petite tribu, où il va tomber un masque après l’autre en multipliant d’abord ses petits soins de pépé-poule.

    Vous trouvez ce début d’histoire un peu tarte ? Vous flairez déjà l’éloge de la bonne bûche rougeoyante style Delerm ou le Maman-Bobo de toute une littérature nombrileuse et coconesque au goût du jour ? Vous concluez à la sit-com minimaliste avant de commencer de lire à votre tour ? Eh bien vous auriez tort, car sous ses aspects de récit tout fluide et transparent, qu’aère encore la dentelle hyperdélicate du dialogue, le premier roman d’Anna Gavalda ne cesse de se densifier et de se charger d’énergie à mesure que ses deux personages, comme deux figures de théâtre isolées dans leur nuit respective, se révèlent l’un à l’autre au fil d’une confidence incessamment relancée.

    A vrai dire, c’est essentiellement Pierre, présumé «vieux con» racorni, la soixantaine bien passée et que Chloé s’imaginait absolument indifférent à son égard, qui se découvre à elle, la stupéfie par sa volubilité, la «bassine» un peu à tant se répandre soudain en la distrayant de sa peine à elle, puis la captive à proportion de sa sincérité et de sa passion (le bougre a sacrément aimé, alors qu’elle l’en croyait incapable), enfin qui lui dit ce qu’elle a envie et besoin d’entendre à ce moment-là, à part la très belle histoire qu’il lui raconte: que «la vie, même quand tu la négliges, même quand tu refuses de l’admettre, est plus forte que toi. Plus forte que tout. Des gens sont revenus des camps et ont refait des enfants. Des hommes et des femmes qu’on a torturés, qui ont vu mourir leurs proches et brûler leur maison ont recommencé à courir après l’autobus, à commenter la météo et à marier leurs filles...»
    La belle jambe que ça fait à Chloé, qui se demande évidemment où elle est dans tout ça ? Belle et bonne jambe pour avancer cependant, car on se dit que la révélation d’un visage vivant substitué à un masque ne pourra que lui donner à son tour plus de force.

    Cela vous semble un lieu commun ? C’est possible. Souvent les belles histoires se réduisent à cela: un lieu commun, au sens propre. Un lieu où les gens «largués» se retrouvent. Or ce qui est tout de même peu commun, dans ce roman de pure émotion et de langue à fleur de mots, «travaillant» son sujet par une sorte d’acupuncture sensible, c’est l’intelligence du coeur qui s’y manifeste et la musique d’un écrivain.

    Anna Gavalda. Je l’aimais. Le Dilettante, 217p

  • Une tragédie ordinaire

    La diffamation de Christophe Dufossé

    L'annonce de la parution du deuxième roman de Christophe Dufossé n'a fait l'objet d'aucun battage, et pourtant nous ne serions pas étonné de voir La diffamation faire son chemin avec autant de sûreté que L'heure de la sortie, avec lequel l'auteur entra en littérature en 2002 et qui fut couronné par le Prix du premier roman avant d'être traduit en dix langues et retenu pour une adaptation au cinéma.
    Après ce premier roman dont le suicide d'un jeune enseignant était l'élément déclencheur, La diffamation développe, de façon plus intimiste et lancinante, l'observation portée par l'écrivain sur le drôle de monde dans lequel nous vivons, apparemment préservé de tout danger (cela se passe dans la paisible Amboise, dans une atmosphère de confortable torpeur familière aux Suisses) et cependant en butte à une angoisse latente et, de loin en loin, à telle ou telle explosion de violence, à l'instar de tel massacre qui vient de se produire à Tours au début du roman.
    Comme dans les romans psychologiques d'une Patricia Highsmith, que Graham Greene qualifiait justement de « poète de l'angoisse », Christophe Dufossé maîtrise l'art de la suggestion oppressante en nous associant au désarroi intérieur de sa narratrice, dont il va « construire » le personnage de l'intérieur avec une saisissante sensibilité et une vigueur égale.

    Anna est le type de la femme « libérée » de notre temps, intelligente et généreuse. Prof de sociologie en année sabbatique, elle est censée écrire un livre sur la validité de thèses de Max Weber concernant l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, mais d'autres préoccupations la déstabilisent. Son fils Simon, surdoué de 14 ans aux inquiétantes poussées de cruauté, autant que son Vincent de mari, négociateur immobilier aux comportements visiblement perturbés par l'arrivée, à la tête de son agence, du fils « tueur » de l'ancien patron, la confrontent à une espèce de folie ordinaire affectant l'ensemble du monde environnant. Sans jamais tomber dans la démonstration, mais avec une foison d'observations d'une précision et d'une pertinence rares, l'auteur de La diffamation brosse ainsi, par le regard d'Anna, souffrant avec les siens, mais capable aussi de juger l'évolution des faits sociaux, le tableau d'une sorte de « dissociété » où les êtres les plus proches deviennent étrangers les uns aux autres. « Nous avons l'air de trois insectes préoccupés chacun par sa traînée chimique, ne se touchant que rarement les antennes », relève Anna qui estime pourtant sa famille unie et harmonieuse ...
    Dans la foulée d'un Michel Houellebecq, divers romanciers nouveaux s'affairent aujourd'hui à l'observation « balzacienne » de la société française, et c'est fort bien.

    Or à cette disposition, Christophe Dufossé ajoute un sens du tragique beaucoup plus rare. Son approche des êtres et la saisie, tout en finesse et en acuité, de leur oscillation entre la résignation soumise et l'explosion soudaine, est modulée par une narration tendue quoique souple, où les métaphores originales font florès. De l'ado vrillé à son ordinateur comme les hikikomori japonais, au jeune boss cynique et vulgaire qui va pousser Vincent à bout, en passant par maints personnages dessinés au vol d'un incisif trait de burin, le roman ressaisit tout un monde par la voix d'Anna qui tourne finalement, après le désastre final, à l'extrême éperdu de la lucidité.
    A l'ère des coups médiatiques et du bluff, La diffamation est un roman de la détresse contemporaine à lire sérieusement, une phrase après l'autre. L'expression en est limpide et droite autant que l'éthique de l'auteur. Un romancier y traduit sa révolte et sa tendresse. Il mérite la plus grande attention.

    Christophe Dufossé. La diffamation. Denoël, 295 pp. A lire aussi: L'heure de la sortie. Denoël, 2002, 342 pp.

  • Une musique tirée du chaos




    Hommage à Claude Simon

    L’un des derniers grands écrivains français de la seconde moitié du XXe siècle vient de disparaître en la personne de Claude Simon, décédé mercredi dernier à Paris. Auteur réputé difficile d’accès, mais reconnu depuis longtemps dans les cercles littéraires et académiques du monde entier, le romancier connu pour ne pas raconter d’histoire, au fil de livres s’écoulant comme des fleuves de mots scandés par un rythme et des images qui en constituaient une partie du sens, avait été consacré par le Prix Nobel de littérature en 1985, à la réception duquel il prononça un discours éclairant sa démarche et la place de l’écrivain dans le monde actuel.
    Evoquant la cassure décisive de la guerre et du génocide au mitan du siècle, Claude Simon déclarait : « A mon avis, la grande chose, ç’a été Auschwitz. Je ne suis ni sociologue, ni historien, ni philosophe, mais après Auschwitz les idéologies s’écroulent, tout humanisme apparaît comme une farce. Il me semble qu’après cette horreur, ces effondrements de toutes les valeurs, s’est fait sentir un désarroi qui a amené les plus conscients – ou les plus sensibles – à s’interroger, à recourir au primordial, à l’élémentaire ».

    Marqué lui-même au plus profond, plus encore que par l’horreur : par le chaos de la guerre, Claude Simon a dégagé, de cette perception fondamentale d’une explosion du sens et des formes, une réappropriation fragmentaire du réel et une reconstruction évoquant la tentative de recoller une manière de partition musicale tissée de sensations et de souvenirs éparpillés (la mémoire est chez lui le grand réservoir sous-jacent, comme chez Proust et Faulkner qu’il aimait pareillement), pour aboutir à ce qu’on pourrait dire une musique tirée du chaos. Ainsi La route de Flandres (1960), son premier chef-d’œuvre, apparaît-elle comme une ressaisie musicale, élaborée avec une cohérence quasi organique, du désordre de la guerre tel que l’a vécu le brigadier Simon en 1940 lors de la débâcle de l’armée française. La première page de La route des Flandres, à la fois obscure et claire, onirique et hyperréaliste, visuellement saisissante (l’écrivain fut à la fois peintre de première vocation et photographe hors pair, et ses montages ont souvent un tour cinématographique) et imprimant un premier élan faulknérien au flot du texte qui va se ramifier ensuite de livre en livre, figure aussi bien un exemple emblématique de cette narration sans début ni fin qui apparentera bientôt l’auteur au groupe du Nouveau Roman.

    Précisons cependant qu’avant La route des Flandres avaient paru six autres romans, à commencer par Le tricheur (1945) et L’herbe (1958), établissant la première notoriété germanopratine de l’écrivain, et que Le Palace (1962), évoquant le Barcelone de la guerre d’Espagne traversé par le jeune homme, fut le deuxième moment d’une trilogie de la mémoire poursuivie avec Histoire (Prix Médicis 1967) où, soit dit en passant, l’on cherchera vainement une « intrigue » classique alors que s’entremêlent bel et bien les péripéties d’une anecdote (la journée d’un quidam) et l’Histoire « avec une grande hache ». En 1981, Les Géorgiques renoueront une fois encore avec l’Histoire et la mémoire en imbriquant les trois temps de la Révolution, de la guerre civile espagnole et des années 70. Enfin, en 2001, Le tramway a constitué la dernière belle surprise-cadeau, intimiste et limpide, de cette œuvre peu complaisante en manière d’anecdotes biographiques (même si le travail de mémoire de Simon relève bel et bien de l’interprétation ressassée d’une vie et de son roman familial), avec une plongée dans les années d’enfance de l’écrivain.

    Ecrivain, et sourcier d’une langue organiquement et musicalement sienne, bien plus que « nouveau romancier » d’école : tel était finalement Claude Simon, honnête homme à l’éthique éprouvée dans le juste rapport aux choses (il était vigneron dans le Midi, rappelons-le aussi) et aux êtres, dans un temps de chaos qu’il a contribué à rendre un peu moins insensé par son pari d’artiste.

    A lire : l’éclairant Claude Simon de Lucien Dällenbach, paru au Seuil en 1988. Et le Discours de Stockholm, publié chez Minuit en 1986.

    Claude Simon en 10 dates

    1913 – Naissance à Tananarive. Père tué au début de la guerre 14-18. 1924 - Mort de la mère. Ecoles et études secondaires à Paris. Cours de peinture à l’académie Lhote.
    1936 – Voyage en Espagne républicaine, puis à travers l’Europe.
    1939 – Mobilisé. Participe aux combats sur la Meuse. Prisonnier en 1940, s’évade la même année et travaille à son premier roman, Le tricheur.
    1956 – Entre aux éditions de Minuit, où paraît Le Vent. Proche des auteurs du Nouveau Roman.
    1960 – Parution de La Route des Flandres. Prix de l’Express. Pendant la guerre d’Algérie, signe la Manifeste des 121.
    1967 – Parution d’Histoire. Prix Médicis.
    1982 – Parution des Géorgiques.
    1985 – Prix Nobel de littérature.
    2001 – Parution de son dernier livre : Le Tramway.

    Cet hommage a paru dans l'édition du 11 juillet de 24 Heures

  • Le roman d’un innocent



    En (re) lisant Le coup-de-vague de Georges Simenon


    Il aurait pu ne rien se passer dans ce trou. On aurait vécu en suivant simplement l’horaire. On aurait fait sa tâche comme une bête de somme. On n’aurait jamais vraiment pensé. On ne se serait jamais vraiment éveillé. On aurait fait chaque jour les gestes appris. On se serait contenté de contenter la bête quand elle l’exige, on aurait dit de la vie « c’est la vie », et la vie aurait passé entre cette bande de terre et ces bandes de mer et de ciel, quelque part hors du temps.
    Cependant, dès les premières lignes du Coup-de-vague, on sent que quelque chose va se passer, et du coup on est pris dans une espèce de toile d’araignée, exactement comme Jean, le protagoniste, est pris lui-même dans la toile des femmes.

    Il se nomme Jean, c’est un grand lascar vigoureux d’apparence, le plus beau type de ce bled perdu de Bretagne où la vie se partage entre les champs de moules et de blé, les vaches à fleur de mer et le matin glauque collant aux bottes, les gens se connaissant tous sans se connaître et lui sachant encore moins que les autres ce qui se trame alentour, entre ses deux tantes qui lui font comme deux mères et deux patrons, jusqu’au jour où Marthe, dont le parfum d’iris l’a enivré, lui apprend qu’elle est enceinte de lui.

    Et que voit-il alors : que les femmes s’arrangent à son insu pour faire passer l’enfant. Ensuite que son mariage est arrangé sans qu’il soit consulté, parce que le père de la fille, un coq de bourg qui entend rançonner les tantes, connaît le secret de celles-ci qu’il a probablement menacé de publier. Enfin qu’on le délivre de la morne vie qu’il vit auprès de Marthe, maladive et déclinante, en l’envoyant en Algérie d’où il reviendra précipitamment sur la conviction qu’il est arrivé quelque chose à Marthe, enterrée déjà depuis quelques jours, et permettant alors à Jean de reprendre sa vie de vieil enfant auprès de ses tantes dont il a appris que l’une devait être sa mère.

    À l’opposé des personnages de Simenon qui, découvrant soudain le vide ou l’absurdité de leur vie, franchissent la ligne qui sépare les gens ordinaires des déments ou des criminels, Jean se borne à regarder ceux qui l’entourent comme s’il les voyait pour la première fois, avant de reprendre sa place et son travail. « Chaque chose était tellement à sa place qu’on aurait pu vivre sans ouvrir les yeux », écrit d’ailleurs Simenon à propos de cet homme pourtant sensible et lucide, mais qui préfère ne pas penser et regagner son sillon comme un bœuf de labour.

    Ce qui impressionne toujours, chez ce diable de romancier, c’est sa capacité d’absorption qui lui permet de restituer tous les détails de la vie en tel ou tel lieu et milieu (ici les alentours de l’île de Ré), sans que cela fasse reportage pour autant, le travail des gens et leurs mœurs, ce qu’on voit et ce qui se trame dans les pénombres, jusqu’à ce viol nauséeux de la Nine ligotée par trois types ivres dont Jean était parce que cet « animal florissant » de Jourin l’y a entraîné – Jean qui a rêvé cependant de Marthe en beauté, « avec des yeux extra–ordinaires qui contenaient comme une lumière intérieure », ce même Jean qui pense à un moment donné que les choses pourraient s’arranger (l’idée lui vient durant les moissons, dans une sorte de bouffée de bonheur) avant qu’elles ne lui échappent et qu’il se résigne à sa condition d’homme de somme trouvant son « salut provisoire » dans l’horaire et l’habitude.

    C’est aussi le roman d’un innocent que Le Coup-de-vague, dont le personnage principal a cette espèce de pureté de certains enfants ou de certains demeurés qui tardent à comprendre, comme si quelque instinct les avertissait que comprendre les corromprait. Jean voit la vilenie sans y croire d’abord, il se laisse entraîner dans l’abjection sous l’effet de l’alcool mais jamais il n’en ricanera, et l’on sait qu’il n’aime pas voir souffrir. Il y a en lui une lumière, certes chancelante, et diffuse, mais il y a en lui ce qu’on pourrait presque dire une grâce.

  • Marc Trillard au long cours



    Marc Trillard n’a pas eu besoin de battage médiatique ni de scandale pour s’imposer, en quelques années, comme l’un des nouveaux romanciers français les plus vigoureux. Dès le magnifique Eldorado 51 (Prix Interallié 1994), nous plongeant dans la vie épique et tragique à la fois d’une famille d’émigrés en Argentine, la puissance du conteur, apte à saisir des situations symboliques sous les dehors de drames impliquant de très beaux personnages, et la force d’expression du romancier travaillant la langue au corps, se manifestaient à l’écart des estrades et des modes. Sans se répéter, et en alternant romans et récits de voyages très chargés de substance personnelle, l’écrivain toulousain s’est acquis un public fidèle qui devrait s’élargir encore avec Campagne dernière, touchant à des aspects cruciaux de l’histoire coloniale française, des relations nord-sud et, plus généralement, de nos choix de vie.

    - Marc Trillard, quels sont les déclencheurs de ce nouveau roman ?

    - Il y a d’abord une question qui me préoccupe depuis des années, peut-être accentuée par l’engagement de mon père dans le corps expéditionnaire en Indochine, et ensuite par mon intérêt pour la francophonie: comment se fait-il qu’un pays, au XXIe siècle, continue d’imposer son modèle de société, son drapeau et sa langue à des terres situées à des milliers de kilomètres de là ? Cela me paraît anachronique, aberrant, mais c’est ainsi, et la plupart des indigènes n’ont même pas envie de se séparer de cette maison-mère. A ce projet nettement politique, mais sans aucune solution proposée, s’est articulé le désir ardent d’écrire un livre voluptueux. Il y a dans ce roman une exaltation des sens, à tous égards, et jusque dans son lyrisme, qui découle surtout de mon contact avec Cuba.

    - L’îlot imaginaire de votre roman se situe pourtant loin des Caraïbes...

    - Il y a du climat de la vieille Havane dans la fictive Possession, mais mon île se situe en effet au large de l’Angola, et c’est un condensé de la nature et de l’organisation sociale, du climat ou des cultures de La Réunion, de Mayotte ou des Dom-Tom. J’en ai établi la carte avec une grande minutie, afin de rester crédible, et je n’ai cessé de mêler les éléments réels et les inventions en tâchant de fondre le tout dans un tableau vraisemblable. Cela va jusque dans le triturage de la langue, dont celle des «îliens» m’offrait sa matière bouillonnante.

    - Deux grands personnages, à la fois complices et ennemis, dominent le roman. Comment vous sont-ils apparus ?

    - Tous mes personnages ont une base d’observation réelle, mais parfois composite. Victor Levantin, mon «médecin des os» jouisseur et proche des indigènes, qui a trouvé dans l’île sa terre d’élection, est déjà présent dans mes livres antérieurs: c’est un peu mon propre emblème. Mais une autre part de moi se retrouve probablement dans le nouveau préfet Sébastien Hass, qui prétend imposer son pouvoir de civilisé. Un préfet de La Réunion, que j’ai rencontré et qui se disait un «feu rouge» en fonction, m’a fourni une partie du modèle, ainsi qu’un personnage très impressionnant entrevu à la télévision, du genre serpent hypnotiseur...

    - Vous situez vous dans une filiation ? On pense parfois, en vous lisant, à Céline, à Conrad ou à Michael Ondaatje...


    - Au lieu de filiation, je préfère parler plus modestement d’influences. Oui c’est vrai que Céline compte pour moi, et je suis passionné par le roman politique, dans le genre de ceux de Graham Greene. Je suis en train de lire, en outre, le dernier roman de J.M. Coetzee, Disgrâce, qui m’intéresse beaucoup.

    - Pensez-vous que le romancier ait un rôle politique ?

    - La dimension politique de Campagne dernière est strictement limitée à ses pages, ne débouchant sur aucune prise de position. Non: je pense que le romancier doit s’engager plus physiquement s’il a une position à faire valoir. C’est ainsi que j’ai pris publiquement parti sur la question algérienne et lors des dernières municipales à Toulouse.

    - Avez-vous un nouveau roman en chantier ?

    - Je viens de passer deux mois sur l’île d’Haïti, où je me suis consacré à enquêter sur l’interaction de la religion et de la politique, autour des sectes qui prolifèrent littéralement dans ce pays.


    - D’une façon générale, savez-vous où vous allez quand vous vous lancez dans un roman ? Et comment travaillez-vous ?


    - J’ai besoin, en effet, de savoir où je vais. Et j’y vais, même si la fin de mes romans reste ouverte. Quant au travail, il commence avant l’écriture elle-même, par une période d’absorption et de maturation. Je ne commence jamais un livre avant d’être convaincu de pouvoir le mener à son terme. Ensuite, eh bien, il n’y a plus qu’à écrire, ce que je fais simplement à la main...


    (A propos de Campagne dernière, paru aux éditions Phébus)

  • Comme un rêve de pureté



    Philippe Djian est ce qu’on appelle un « auteur-culte » dans le jargon médiatique, et cela ne doit pas être facile à porter tous les jours, surtout en France où la critique, souvent exercée par des écrivains en mal de consécration académique, se défie de tout succès populaire et plus encore quand l’auteur se frotte de culture américaine et patauge un peu du point de vue stylistique.

    A ce propos, malgré sa conversion progressive au subjonctif de l’imparfait, qui lui va plutôt mal au demeurant, et son intronisation (au début des années 90) dans la collection blanche de Gallimard certifiée « littéraire », Philippe Djian n’est pas précisément un orfèvre de la langue française, et son nouveau roman nous vaut quelques « perles » à rajouter à toute une collection antécédente. On n’en donnera qu’un exemple d’un lyrisme fuligineux : « Une vaste chevauchée de nuages ruait à la lisière de la nuit »… Mais de telles envolées métaphoriques, entre autres clichés, font-ils pour autant de Djian un écrivain sans intérêt ? Tel n’est pas du tout notre sentiment. En dépit du caractère assez inégal de sa production, le romancier, dont les premiers titres surtout (Bleu comme l’enfer, Zone érogène et même 37° le matin) ne feront sûrement pas date, a développé, notamment dans la suite de Sotos, Assassins, Criminels et Sainte-Bob , une sorte de fresque sociale et psychologique en milieu populaire « émancipé» dont on pourrait dire que la dislocation de la cellule familiale, et la recomposition d’un semblant de tribu, est le thème majeur. Avec une empathie rappelant la porosité d’un Simenon ou l’attention lancinante d’une Patricia Highsmith, ce Djian-là, avant Michel Houellebecq et ses épigones actuels, a bel et bien signé des romans qui constituent de véritables coups de sonde dans la « dissociété » contemporaine.

    Dans Impuretés, c’est une autre sphère sociale que le romancier investit, mélange de bourgeois bohèmes et de branchés parvenus, atomisée dans une banlieue chic style Eurowood, dont le couple formé par Richard et Laure Trendel (lui romancier à succès rescapé de l’héroïne, elle comédienne prête à tout pour revenir à l’écran) constitue le noyau, avec l’ado Evy (quatorze ans, au bord d’un abîme de sensibilité à vif) et sa sœur Lisa dont la noyade récente constitue le drame central (et mystérieux) du roman.

    Une fois de plus, mais ici en milieu « friqué », et par-delà l’ostentation érotique de ses derniers livres, revenant à une fibre plus affective et sombre, voire tragique, Philipe Djian ressaisit le désarroi d’une humanité en perte d’amour et de sens existentiel, où les enfants prématurément cassés n’attendent plus rien des adultes narcissiques ou désabusés.

    Curieusement cependant, à la fois par la présence tonifiante de la nature (même urbanisée à pleins tubes) que Djian capte en peintre-prosateur parfois lumineux, à l’instar de ses chers modèles américains (Kerouac, Salinger, Brautigan) et autres pairs actuels (le Bret Easton Ellis de Moins que zéro) et du fait de l’aspiration secrète, vague ou folle, de la plupart des protagonistes, ce roman rend à la fois le son de l’époque et transmet, malgré tout, le désir de résister à la déshumanisation tant qu’aux simulacres de toutes sortes. Jusque parfois dans l’abjection, une espèce de rêve de pureté traverse aussi bien Impuretés, dans ce qu’on pourrait dire les limbes d’un cauchemar climatisé.

    Philippe Djian. Impuretés. Gallimard, 347p.

  • Philippe Delerm, gardien des instants




    Il arrive une drôle de chose à la jeune romancière italienne Ornella Malese, l’attirante protagoniste de La bulle de Tiepolo, dernier roman de Philippe Delerm, et c’est de voir soudain le fin ouvrage de prose qu’elle a publié il y a quelques temps sous le titre de Café granité, le genre d’opuscule stylé que les parents et amis de l’auteur taxent ordinairement de « si joli livre », se mettre tout à coup à grimper dans les listes de ventes jusqu’à figurer au premier rang. Or on suit évidemment le regard de l’auteur, auquel semblable mésaventure est arrivée après la publication de La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules (L’Arpenteur, 1997), dont le succès phénoménal relevait du même paradoxe. Ce clin d’œil latéral, et nullement complaisant, pose alors la question de la survivance de la Qualité dans un monde réputé massifié et plus ou moins barbaresque, où il semble exclu qu’un Marcel Proust trouve sa place dans une file d’attente de MacDo.

    Mais voici que le même Philippe Delerm, sans une once de démagogie, dans le recueil paraissant simultanément sous le titre de Dickens, barbe à papa et autres nourritures délectables, s’ingénie au contraire à célébrer l’étrange jouissance, relevant du « plaisir pervers », que beaucoup d’entre nous éprouvent en sirotant un Coca fast-foodien (à ne pas confondre avec « le Coca domestique, gâcheusement livré dans sa bouteille de plastique trop molle ») dont le couvercle préserve le secret tandis que son chalumeau coudé en fait « une boisson festive », avec le délice supplémentaire que constitue « l’entrechoquement des glaçons que l’on entend sans les voir en déplaçant le gobelet : une banquise de fraîcheurs se glisse dans les zones les plus insondables de votre soif secrète».
    Plus tard, ce n’est pas une bête madeleine mais le goût d’un strawberry-sundae ou l’odeur des frites dans leurs barquettes qui rappelleront aux petits Marcels les sourires ineffables de Maman, ainsi que cet Hopper sucré le suggère : « Au fast-food, c’est bon d’être un passager solitaire de la ville qui fait semblant de manger pour manger. Rien ne dépasse du plateau, de l’invisible Coca, du hamburger sous coque de plastique, de l’étui de frites-cigarettes. Et puis, le code vous impose de porter un jugement sévère sur tout cela qui vous enchante. C’est là que le plaisir devient pervers. C’est l’Amérique ».

    « C’est bon ». Tel est le constat que, toute sa vie durant, le père de l’Auteur, du genre peu expansif, aura retenu. Or le voici, dans le labyrinthe de l’Alzheimer, à quatre-vingt-neuf ans, qui s’abandonne à cet « assentiment voluptueux » à propos d’un peu tout, et peut-être ne fait-il que radoter ? Mais c’est aussi bon de penser que papa se laisse enfin aller, comme c’est bon de goûter au « luxe suisse » de la tablette Milka Suchard dont une « nécessité morale » oblige à lisser le papier du bout de l’ongle, comme c’est bon de se retrouver soudain en enfance, dans le brouillard de Londres peuplé d’orphelins ou, au Luna Park, nous risquant enfin à goûter une barbe à papa évidemment écoeurante et poisseuse…

    Pourquoi l’immense succès de La première gorgée de bière ? A cause, peut-être, d’une irisation de lumière sur une bulle, dans un tableau de Tiepolo le fils (Giandomenico), intitulé Le monde nouveau et dont la romancière Ornella révèle le secret à un Français amateur d’art épris de Vuillard et s’interrogeant sur le mystère de certains instants : « Il ne se passe rien. Juste quelques couleurs, un bout de mur, de plage, un froissement de robe ». Et d’évoquer « celui qui veut garder les instants » faute peut-être de savoir les vivre…
    Vivons-nous assez les instants ? Et si nous les vivons, n’avons-nous pas besoin de gardiens pour nous les tenir à l’abri du Temps ? En passant du roman aux récits, de la vénitienne Ca’Rezzonico aux souvenirs rhodaniens de Crin-Blanc ou du Crabe aux pinces d’or, c’est un précieux inventaire de sensations-émotions que Philippe Delerm nous engage à prolonger en évoquant une galette de purée ou les livres de cow-boys des coiffeurs d’antan, le hareng normand ou le mousseaux tiède et, sur le tableau de Tiepolo, cette foule vue de dos assistant à un spectacle invisible : « Des bleus laiteux, des vestes crème, orange éteint, des robes beiges. Une espèce de hiératisme souple dans les courbes d’épaule, les ports de têtes. La sensation que toute cette foule saisie dans l’énergie de l’instant dérivait en même temps vers un ailleurs silencieux, un espace onirique ».

    Philippe Delerm. La bulle de Tiepolo. Roman. Gallimard, 119p.
    Philippe Delerm, Dickens, barbe à papa et autres nourritures délectables. Gallimard, L’Arpenteur, 105p.