Philippe Djian est ce qu’on appelle un « auteur-culte » dans le jargon médiatique, et cela ne doit pas être facile à porter tous les jours, surtout en France où la critique, souvent exercée par des écrivains en mal de consécration académique, se défie de tout succès populaire et plus encore quand l’auteur se frotte de culture américaine et patauge un peu du point de vue stylistique.
A ce propos, malgré sa conversion progressive au subjonctif de l’imparfait, qui lui va plutôt mal au demeurant, et son intronisation (au début des années 90) dans la collection blanche de Gallimard certifiée « littéraire », Philippe Djian n’est pas précisément un orfèvre de la langue française, et son nouveau roman nous vaut quelques « perles » à rajouter à toute une collection antécédente. On n’en donnera qu’un exemple d’un lyrisme fuligineux : « Une vaste chevauchée de nuages ruait à la lisière de la nuit »… Mais de telles envolées métaphoriques, entre autres clichés, font-ils pour autant de Djian un écrivain sans intérêt ? Tel n’est pas du tout notre sentiment. En dépit du caractère assez inégal de sa production, le romancier, dont les premiers titres surtout (Bleu comme l’enfer, Zone érogène et même 37° le matin) ne feront sûrement pas date, a développé, notamment dans la suite de Sotos, Assassins, Criminels et Sainte-Bob , une sorte de fresque sociale et psychologique en milieu populaire « émancipé» dont on pourrait dire que la dislocation de la cellule familiale, et la recomposition d’un semblant de tribu, est le thème majeur. Avec une empathie rappelant la porosité d’un Simenon ou l’attention lancinante d’une Patricia Highsmith, ce Djian-là, avant Michel Houellebecq et ses épigones actuels, a bel et bien signé des romans qui constituent de véritables coups de sonde dans la « dissociété » contemporaine.
Dans Impuretés, c’est une autre sphère sociale que le romancier investit, mélange de bourgeois bohèmes et de branchés parvenus, atomisée dans une banlieue chic style Eurowood, dont le couple formé par Richard et Laure Trendel (lui romancier à succès rescapé de l’héroïne, elle comédienne prête à tout pour revenir à l’écran) constitue le noyau, avec l’ado Evy (quatorze ans, au bord d’un abîme de sensibilité à vif) et sa sœur Lisa dont la noyade récente constitue le drame central (et mystérieux) du roman.
Une fois de plus, mais ici en milieu « friqué », et par-delà l’ostentation érotique de ses derniers livres, revenant à une fibre plus affective et sombre, voire tragique, Philipe Djian ressaisit le désarroi d’une humanité en perte d’amour et de sens existentiel, où les enfants prématurément cassés n’attendent plus rien des adultes narcissiques ou désabusés.
Curieusement cependant, à la fois par la présence tonifiante de la nature (même urbanisée à pleins tubes) que Djian capte en peintre-prosateur parfois lumineux, à l’instar de ses chers modèles américains (Kerouac, Salinger, Brautigan) et autres pairs actuels (le Bret Easton Ellis de Moins que zéro) et du fait de l’aspiration secrète, vague ou folle, de la plupart des protagonistes, ce roman rend à la fois le son de l’époque et transmet, malgré tout, le désir de résister à la déshumanisation tant qu’aux simulacres de toutes sortes. Jusque parfois dans l’abjection, une espèce de rêve de pureté traverse aussi bien Impuretés, dans ce qu’on pourrait dire les limbes d’un cauchemar climatisé.
Philippe Djian. Impuretés. Gallimard, 347p.