Jean-Louis Ezine dans la foulée de Blondin
« Le vélo et les mots ont toujours été dans des complots, des réciprocités frauduleuses, des échanges romanesques », écrit Jean-Louis Ezine, qui appartient à la fois au club restreint des chroniqueurs vélocipédiques à la Blondin ou à la Nucéra, et à la congrégation plus débonnaire des cyclistes-poètes « à la paresseuse », mais de grand style, dont un Charles-Albert Cingria reste le saint patron. Chroniqueur absolument épatant (comme le rappelle notamment le recueil Du train où vont les jours), Ezine est un romancier plus rare, mais son dernier livre déploie bel et bien l'espace-temps d'un vrai roman à valeur de peinture d'époque, au lendemain de la Grande Guerre où l'on pouvait lire au milieu des décombres encore fumants des écriteaux qui eussent réjoui cet autre chroniqueur doux-acide que fut un Henri Calet: « Il est interdit de détériorer les ruines » ...
C'est cependant du côté de Proust, et sur une remémoration toute personnelle, que l'auteur d ' Un ténébreux amorce sa virée romanesque, en se rappelant la scène primitive d'une folle descente vers la mer où l'entraîna, à 3 ans, son père qu'il ne se souvient pas avoir jamais vu par la suite et qui lui aura du moins révélé cela en cet instant de peur mortelle dilué dans une griserie extatique: « J'ai trois ans, j'avale la route déserte et la vitesse est assassine. J'imagine que l'expression « à tombeau ouvert » conviendrait pour traduire en mots la sensation de vertige fatal dont s'accompagne ma course, mais je ne crie pas, je suis sûr de ne pas avoir crié. Je ne connais ni le tombeau ni la mort. Je sais seulement, de toute la force d'une évidence animale qui n'a nul besoin des mots dont je l'habille aujourd'hui, que je vais me briser et m'anéantir, là. Dans ce virage en épingle qui fait une volte-face vers l'éternité de la mer ».
Sur quoi le souvenir de l'enfant, ignorant du pouvoir occulte de son paternel dont les mains sont posées sur les cocottes de freins, restitue merveilleusement un de ces moments qui marquent une vie: « C'est précisément à cet endroit et à cette seconde que l'inexplicable s'est produit. Le temps a soudain décéléré prodigieusement et tout est redevenu paisible et lent, absorbé dans le silence d'un immobile été, comme cueilli par la main invisible de Dieu et soustrait à toute contingence. C'est là que je suis mort. C'est là que je suis né » ... Or celui qui se croyait aux commandes n'était qu'un passager qui n'aura pas trop d'une vie en selle pour retrouver celui qui lui a fait ce drôle de cadeau.
« J'ai passé le plus clair de mon existence à rechercher l'homme qui avait le même souvenir que moi », conclut-il après avoir déclaré que sa « vélomachie » serait son combat aussi d'écrivain. Et de préciser enfin sa vocation particulière de comparse, qui le fit certes « tutoyer les dieux » de la caravane du Tour de France, au titre de factotum des champions puis de journaliste, avant d'y revenir à rebrousse-temps par le truchement du jeune Charles Brunel et, si l'on peut dire, dans la roue du scribe Louis Maurélois qui entreprit, dans les années vingt, de raconter le « roman vrai » du Tour de France, avant que d'y renoncer.
Dans une langue fruitée à la belle découpe flaubertienne, Jean-Louis Ezine sera donc le Narrateur de la Recherche non accomplie par Louis Maurélois, ouvrant Un ténébreux avec la première rencontre inopinée du jeune Charles, en lequel on découvrira tantôt un « quelque chose » peut-être assimilable à de la graine de champion, et du baron Théophile de Fombault appelé à devenir son mentor. Brassant ses propres souvenirs et les riches heures de la légende que lui a rapportées le vieux Louis, entre autres sources, le romancier-chroniqueur entremêle l'histoire des Maurélois, très introduits dans le Tour de France renaissant de l'entre-deuxguerres, et celle de Charles le « ténébreux » (c'est ainsi qu'on appelle les touristes-routiers), en marge de l'histoire de la Grand Boucle dont il écorne quelques mythes au passage.
Jean-Louis Ezine. Un ténébreux. Editions du Seuil, 185 pp.