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Carnets de La Désirade - Page 2

  • Décalage horaire

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    Un signe de Basse Engadine

    Dans un Haut lieu de Basse Engadine, en août. – J’écris cette note sur le coin d’une table minuscule, dans une vieille maison grisonne de Sent aux murs couverts de sgraffite, au-dessus de Scuol. J’étais ce matin au bord du Rhin qui est à Bâle une fluente route d’Europe ouverte aux grands airs, à midi j’ai longuement entendu un WonderBoy zurichois qui travaille dans l’utopie urbaine, et ce soir je me retrouve en ces hautes vallées où le nord et le sud se conjuguent, jouxtant l’Autriche et le Trentin, dans un village entièrement détruit par le feu au début du XIXe siècle, reconstruit pour l’éternité en pierre merveilleusement ornée, dont les façades de chaque maison racontent l’histoire des gens de cette terre du bord du ciel. On y arrive par un petit train rouge que Greta Garbo connaissait bien, et Thomas Mann qui a écrit La montagne magique non loin de là. Je devrais décrire tous les jours ce que je vis et ce que je lis au jour le jour, comme ce magnifique Mal de pierres de Milena Agus, mais vivre et écrire ne vont pas toujours de pair, et Nicolas Bouvier en était le meilleur témoin qui mettait dix ans à filtrer la matière de ses pérégrinations. Or je constate que mes notices de La Suisse en zigzags ont plus de dix jours de retard, alors que mon foutu LapTop me joue des tours à n’en plus finir. Tant pis et tant mieux, n’est-ce pas ? La fenêtre grande ouverte sur la nuit fraiche comme une source, jouxtant le clocher qui sonne les heures pour toute la vallée, laisse couler le doux nom d’Engadine le long des pentes à l’herbe d’émeraude. On est ici loin du monde et au cœur du monde. Hors du tenps et au coeur du temps. Ainsi soit-il…

  • Le suicide déjoué

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    Du désespoir juvénile et de L’élégance du hérissson.
    Le spectacle m’a semblé tout à fait obscène, la semaine dernière, des médias se jetant sur la nouvelle de la double défénestration d’adolescentes corses amies. L’air profondément concerné des professionnels de l’information faisant illico recours à des professionnels de l’explication à l’air sincèrement préoccupé, semblait essentiellement destiné à ramener, au plus vite, ce double drame extravagant aux dimensions d’un phénomène accidentel d’ores et déjà pallié par la mise en place d’une cellule psychologique destinée à rassurer l’entourage des jeunes filles et, par voie de conséquence, tout le monde raisonnable et civilisé. Or toute l’agitation médiatique de ce soir-là et du lendemain ne m’a semblé destinée qu’à cela: rassurer les non concernés à l’air concerné. C’était d’autant plus incongru, pour ne pas dire hypocrite, que nul ne savait ce qui s’était réellement passé, qu’il me semble d’ailleurs impossible d’exposer ainsi sans trahir le récit personnel qui pourrait en être fait.
    Il y a deux chose qu’une mère ou qu’un père ne peuvent pas comprendre: le fait que leur enfant se drogue ou le fait que leur enfant soit tenté par le suicide. Je suis convaincu, pour ma part, que si j’avais basculé dans les drogues dures, vers ma vingtième année, ou que si j’avais mis à exécution mes pulsions suicidaires, vers la trentième, mes parents, probes et bons, auraient été les derniers à me comprendre, après avoir été les derniers à pouvoir m’en protéger. Je suis persuadé que ce sont mes parents, probes et bons, qui m’ont aidé à déjouer ces dangers, mais tout cela s’est fait malgré eux, ou plus exactement: parce que nous étions nous, parce qu’ils étaient eux, parce que j’étais moi…
    Le très beau livre de Muriel Barbery, L’élégance du hérisson, parle de ces questions avec la délicatesse requise. L’un de ses personnages est une adolescente supérieurement intelligente qui a résolu, constatant l’absurdité de la vie et la mocheté des gens, de flanquer le feu à l’appart de luxe de ses parents (en leur absence) et de se donner la mort de la façon la plus douce.
    Paloma, douze ans, est une fille conséquente. Elle prend les choses tellement au sérieux qu’elle ne peut pas prendre au sérieux ce que les adultes tiennent pour leur raison de vivre. Je ne sais pas si les deux adolescentes corses se sont défénestrées pour des raisons aussi sérieuses, peu importe à vrai dire. Ce qui m’importe, c’est ce qu’elles (se) raconteront après, et comment on les écoutera et, rêvons, comment on les comprendra.
    L’élégance du hérisson raconte l’histoire d’une adolescente qui renonce au suicide. Ce n’est pas une romance faite pour rassurer à bon marché, mais un chemin, qui passe par l’attention à cela simplement qui est, à la beauté des choses, à la présence des « toujours dans le jamais ». Surtout : c’est beaucoup plus que l’histoire d'une adolescente qui renonce au suicide : c’est notre histoire de gens un peu perdus qui essayons d’apprendre à vivre, les uns avec les autres. C’est un livre à vivre autant qu’à lire que L’élégance du hérisson, et son succès me semble fait pour nous rassurer bien mieux que je ne sais quelle cellule de crise…

  • Neige à la Désirade


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    Du meilleur moment de parler de l’été selon Audiberti. De L’élégance du hérisson et d’une apparition onirique de René Char et d’Eric Rohmer barbu.
    « Le meilleur moment pour parler de l’été c’est quand la neige tombe », écrit Audiberti au début de L’Opéra du monde, et c’est en regardant la neige tomber ce lundi de Pentecôte sur La Désirade que, me rappelant deux rêves de la nuit passée, je me suis enfin lancé dans la lecture de L’ Elégance du hérisson de Muriel Barbery, sous l’impulsion de la foule du premier rêve.
    Ils étaient 200.000 à scander sous mes fenêtres : « Hérisson Pré-si-dent, Hérisson, Pré-si-dent », et du coup je me suis rappelé ce roman que j’avais commencé de lire une première fois à la rentrée d’automne et qui m’avait immédiatement fait sourire, mais qui se trouva bousculé par l’arrivage suivant et, comme trop souvent, resta sur le rayon kilométrique des « à lire bientôt» alors que le livre, oublié des prix de fin d’année, faisait son chemin et caracole aujourd’hui encore, plébiscité par le public, en tête de gondole.
    Il y a dans L’élégance du hérisson tout ce que j’aime dans la France de Marcel Aymé : une écriture claire et fluide, un allant narratif apparemment débonnaire et qui bouge aussi aristocratiquement qu’une danseuse de Degas, un appareillage d’observation qui scanne illico les milieux contigus les plus divers (ici la loge d’une concierge et huit apparts de grande bourgeoisie où l’on croit comprendre le peuple), joue de malice avec les paradoxes (la concierge lit Marx pour mieux en relever les impasses et compte une petite fille géniale au nombre des enfants des ses patrons), satisfaisant en outre aux deux conditions que Pierre Gripari me disait le B.A BA du roman, à savoir : avoir des choses à dire et avoir quelque chose à raconter. Muriel Barbery, sous les apparences d’une femme française de notre temps, est une fabuliste alerte à la La Fontaine ainsi qu’une poétesse japonaise, une conteuse berbère des ruelles chics de Barbès et l’avatar dégraissé d’un Jules Romains lancé dans le premier tome des Femmes de bonne volonté…
    Son roman est un pur délice, que rehausse le confort de se trouver à l’abri quand la neige tombe à poings fermés. Je ne l’eusse pas lu avec autant de ravissement sur les dunes ventées de Cap d’Agde. Je vais l’achever et y reviendrai en ces carnets virtuels par le détail, car c’est le détail qui compte dans un tel livre. Fine mouche au possible, Muriel Barbery a quelque chose aussi d’Amélie Nothomb, mais c’est Amélie avec plus de détails et plus de pâte humaine, plus de grâce ailée dans la manière et plus de tonus dans le développé, plus d’élégance dans le hérisson.
    Le second rêve de la nuit dernière m’a fait me trouver à la table de René Char et d’Eric Rohmer, tous deux en manteaux d’hiver, donc ce devait être l’été. Tous deux faisaient plus de deux mètres et dépassaient donc toutes les têtes, dans ce café populaire de France latérale. C’est ainsi qu’ils se sont reconnus et embrassés par-dessus tout le monde. Eric Rohmer était barbu et souhaitait bon anniversaire à René Char. Donc ce devait être le 14 juin, jour de mon propre anniversaire et veille de l’anniversaire de Johnny Hallyday, sept jours avant celui de Jean-Sol Partre, mais je me la suis coincée…
    Muriel Barbery, L’élégance du hérisson. Gallimard, 359p.

  • A fleur de ciel

    Aquarelles de mai




    La même émotion quasiment enfantine chaque fois que nous retrouvons la mer. Le même sentiment que le paysage court sus à l'été en déboulant plein sud. La même sensation physique et psychique que le ciel s’ouvre.

    Sable doux que sarcle la Tramontane à grands coups de cornes. Dunes aux croupes d’ânes, douces et pelées. Herbes folles. Rouleaux d’argent. Pères et fils aux cerfs-volants martelant le ciel au-dessus des vagues. Grâce des petites filles creusant leurs nids de souris. Belle est la Terre au bord du ciel...


  • Salamalec Olympien

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    Aux éteignoirs de l’humeur chienne et aux enchifrenés de la morosité, aux dolents blêmes et aux mal lunés, aux sujets de la déprime sublunaire et aux addicts du breakdown, aux maussades et aux blasés, aux piteux et aux poteux, j’adresse, moi la sage Olympe, de mon champ de narcisses narcissiques de la Désirade, mes vœux de gaillardise et de paillardise, de liesse folâtre et d’enjouement badin !

    Photo: Philippe Seelen

  • L'Âme du monde

     medium_Savoie29.JPG Pour le centenaire de Samivel.

    A La Désirade, ce dimanche 29 avril. – Les montagnes de Savoie étaient ce matin diaphanes et pures, comme des îles flottant dans l’azur, et comme copiées des aquarelles diaphanes et pures de Samivel qu’on voit ces jours dans la riche et belle exposition rétrospective du château de Saint-Maurice, à découvrir avant de se procurer L’Ame du monde, admirable album rendant hommage aux multiples talents de ce grand invisible, la discrétion faite homme, qui excellait à la fois dans la peinture et dans l’écriture, la photographie et le cinéma documentaire.
    Paul Gayet, alias Samivel, écrivait ceci dans L’œil émerveillé, qui le résume à la perfection :
    « Il me vint à l’idée d’examiner une belle feuille dorée comme une crêpe, une feuille multiple, je m’en souviens, lâchée par l’aîné des marronniers. Elle ressemblait à un éventail baroque, ou bien à un panache, jusqu’au moment où j’y découvris sept poissons accrochés à la même ligne, et demeurai fasciné par le réseau des nervures symétriques, le dessin délicat des tissus végétaux. Cette perfection qui, de palier en palier, s’amenuisait jusqu’à des perspectives indistinctes me comblait d’une joie singulière. C’était après tout, si l’on y réfléchit, un message de l’infini à la portée d’un petit d’homme, et dépourvu d’angoisse ; en tout cas la révélation de la fabuleuse prolifération des apparences ».
    medium_Samivel3.JPGA cette proliférante beauté, Samivel, que Jean-Pierre Coutaz, commissaire de l’exposition, appelle « le dernier des romantiques », n’a cessé de rendre hommage, avant de la défendre contre les déprédations de l’homme. Ce romantique-là n’était pas, en effet, du genre seulement contemplatif, puisqu’il fut à l’origine des parcs nationaux (cofondateur notamment du Parc de la Vanoise) et ne cessa de mettre en garde ses semblables, dès les années où il fit équipe avec Paul-Emile Victor, contre la dégradation de notre environnement.
    medium_Samivel6.2.JPGJe reviendrai sur la magnifique exposition de Saint-Maurice d’Agaune, qu’il faut absolument visiter. Mais il me faut citer encore le commentaire si pénétrant de Jean-Pierre Coutaz à propos des mots de Samivel : « Il y a dans ce souvenir d’enfance relaté dans L’œil émerveillé la quintessence de la vie, de l’art et de l’œuvre de l’artiste. On imagine aisément le petit garçon solitaire, observateur et rêveur, accroupi au pied d’un arbre (comme le sage en méditation face à la montagne dans Au vrai sommet de L’Opéra des pics), perdu dans son monde et balayant du regard le sol saupoudré d’or automnal. Le bruissement des feuilles si proche du clapotis des vagues berce sa mélancolie et l’enfant cueille une feuille et de son œil d’alchimiste accomplit le grand œuvre. Paul Klee, à quelques années près, n’écrivait-il pas d’ailleurs que le rôle de l’artiste n’est pas de reproduire le visible mais de produire l’invisible ».

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    Samivel. L’âme du monde. Un ouvrage très richement et magnifiquement illustré de nombreuses aquarelles pleine page, avec des textes de Jean-Pierre Coutaz, Yves Paccalet, Yves Frémion, Erica Deubler Ziegler et Jean-Louis Feuz. Höbeke, 140p.
    Saint-Maurice d’Agaune. Au Château : exposition Il y a 100 ans naissait Samivel, illustrateur, écrivain, cinéaste, jusqu’en septembre.
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  • Notes au vol

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    Le conditionnel de notre enfance, c'était la clef des mondes. On serait sur une île. Toi, tu ferais les Indigènes et moi je serais Surcouf. J'arriverais de la mer, je débarquerais de ma caravelle et, sabre au clair, je te décimerais: “En garde. moricaud !”

    Des mots, des images, des inscriptions qui bruisseraient dans l'air de la page comme les feuilles vibrantes d'un grand arbre à la fenêtre du soir. Tantôt un murmure, un chant, une mélodie, et tantôt une pensée qui s'envole soudain - mais d'où vient le souffle qui l'emporte Dieu sait où ?

    C'est à leur capacité de pardon que je reconnais ceux que j'aime: toute rancoeur dissipée dès lors que nous reconnaissons le partage de nos fautes, et baste, ne nous quittons jamais que réconciliés.

    A jamais lié au don de joie: le don des larmes.

    Après qu'on a refermé le dictionnaire, les mots continuent de chuchoter. César fait la cour à césarienne, la diva feint d'ignorer la divette qui s'en soucie comme de colin-tampon, se sachant plus proche que l'autre de dividende et de divinité; et là-bas, dans les allées d'hiver, snow-boot snobe socque: “Mes snow-boots que j'avais pris par précaution contre la neige”. (Marcel Proust).

    Dessin d'Aloyse. Musée de l'art brut, Lausanne.

  • Voir la musique

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    CHOSTAKOVITCH. – Je me demande comment écouter cette musique, et comment en dire quoi que ce soit ? Certaines musiques font parties de nous et en parler revient à parler de nous. J’entends en ce qui me concerne : le Bach de mes douze ans, claironnant sur le premier pick-up familial à l’enseigne de la collection Disco-Club, comme la machine à coudre Singer de ma grand-mère dans sa véranda donnant sur le parc aux volières - le Bach et le Mozart et le Beethoven, trio de base de la famille de base en pays protestant, avant le déboulé de la horde barbare dans les carrées adolescentes, Stones en tête.
    Jusque-là Chostakovitch m’évoquait essentiellement du cinéma, style Russie de Parajdanov à la fonte des neiges ou Stalingrad en plein braoum, à l’exception de la 5e Symphonie dans laquelle j’étais entré au Japon durant la tournée de l’OSR de 1997 que j'avais suivie, mais c’est un univers insoupçonné que je découvre aujourd’hui : comme une partie de cosmos que soudain éclairent des projecteurs de guerre. Le ciel est donc encore plus réel qu’on ne croyait. C’est une sculpture dédaléenne en n dimensions dans laquelle on voyage comme un drone en retrouvant des formes inimaginées mais qui existaient pourtant en nous, sur quoi tout est à reconstruire : ça demande un effort. Alors au boulot, tovarichtch, ferme les yeux et tâche de voir de toutes tes oreilles…

    Olivier Charles. Soleil cosmique. Huile sur toile, 1978.

  • Les gens d'en face

    De ma fenêtre sur la rue, à l’Hôtel Bonaparte, je regardais les gens d’en face comme d’une loge de théâtre, en me rappelant le début de La fenêtre des Rouet, de Simenon, avec la vieille fille dont les séances de voyeurisme me sont comme l’évocation mimétique de l’observation du romancier lui-même.

    Savoir qui soupire à l’instant dans la chambre voisine, deviner ce que les gens d’en face se disent dans cette pièce aux murs mauves du plafond de laquelle pend une suspension à décoration de guipure (elle a l’air de la mère, lui du fils), imaginer ce qui se trame derrière les rideaux gris d’à-côté ne laissant voir que des ombres, et de l’autre à quel samedi soir se prépare cette femme encore jeune qui va et vient depuis une heure d’une pièce de derrière qui doit être sa salle de bain à la chambre éclairée donnant sur la rue - savoir tout ça...

  • Sur les infréquentables

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    Réponse à Juan Asensio.
    Un écrivain peut-il tout dire ? Et faut-il défendre à tout prix celui qui pratique l’invective ? Est-ce parce qu’un penseur ou un romancier est rejeté par l’opinion publique ou médiatique qu’il mérite notre attention ou notre respect ? Les plus grands talents, les plus originaux, les plus hardis sont-ils forcément les moins fréquentables de l’heure ? Enfin y a-t-il seulement un dénominateur commun entre ceux qu’on dit infréquentables ?
    medium_Rebatet.2.JPGJe me pose ces questions depuis une trentaine d’années, après avoir bravé, à vingt-cinq ans, ce qui était alors l’Interdit par excellence en matière de critique littéraire, consistant à rendre visite à Lucien Rebatet, auteur des Décombres, l’un des pamphlets antisémites les plus débridés de l’immédiat avant-guerre. Je précise aussitôt que l’écrivain que j’allais alors interroger n’était pas l’auteur des Décombres mais celui des Deux étendards, magnifique roman d’apprentissage que Rebatet, condamné à mort pour faits de collaboration, écrivit en partie les chaînes aux pieds, et dans lequel on ne trouve pas trace d’idéologie fasciste. C’est cependant par provocation autant que par intérêt que je m’étais rendu chez Rebatet sans partager du tout les positions d’extrême-droite qu’il continuait de défendre dans le journal Rivarol, comme j’ai rendu visite à Robert Poulet dont j’admirais l’intelligence critique. Durant un bref passage au sein des Jeunesses progressistes lausannoises, entre 1967 et 1968, j’avais été choqué de me voir reprocher la lecture de certains auteurs, à commencer par Charles-Albert Cingria dont j’étais fou de l’écriture, auquel il était reproché d’avoir été maurrassien en sa vingtaine à lui. Je n’avais alors aucun penchant pour Maurras, pas plus que pour aucun idéologue raciste ou fasciste, j’étais déjà une espèce d’humaniste paléochrétien revenu du protestantisme sans adhérer vraiment au papisme ; à vrai dire, ce que j’aimais chez Cingria était sa façon de chanter le monde dans une phrase qui chantait. J’aimais Cingria comme j’aimais Bach ou Cézanne. Des idées de Cingria je me foutais complètement, à cela près que les idées de Cingria chantaient elles aussi dans une sorte de psaume de l’esprit et des sens qui fusait certes d’un profond catholicisme, mais qui rayonnait bien au-delà de la seule doctrine. Pendant quelques années, j’ai cependant accordé certaine attention à celle-ci. Par réaction contre le conformisme de plus en plus répandu de ce qui annonçait le politiquement correct, par anticommunisme aussi, je me situais plutôt à droite dans mes adhésions et mes articles, sauf dans mes jugements littéraires. Ainsi me sentais-je aussi à l’aise en compagnie de Pierre Gripari, qui se disait lui fasciste à tout crin (mais je n’ai pas encore compris de quel parti), antisioniste et antichrétien, qu’avec Georges Haldas ci-devant compagnon de route des communistes et d’un christianisme de plus en plus ardent. Ce que j’aimais dans leurs livres n’avait rien à voir avec leurs positions idéologiques respectives. De la même façon, j’ai et continue d’avoir autant de plaisir à lire et relire Le traitmedium_Witkacy.2.jpgé du style d’Aragon, Les mots de Sartre ou Matinales de Jacques Chardonne, Nord de Céline. Qui plus est: je vote aujourd'hui plutôt à gauche, quand je ne l'oublie pas. Sacré progrès...
    En matière d’idées, j’avais trouvé à vingt-cinq ans, dans les romans fourre-tout de Stanislaw Ignacy Witkiewicz la critique la plus dévastatrice qui me semblât, des totalitarismes, mais aussi et surtout la vision prémonitoire de la fuite vertigineuse dans le bonheur généralisé de nos sociétés de consommation, mais qui eût pu dire de quel bord était Witkiewicz ? Les années passant, et découvrant quels énormes préjugés, quel refus de penser, quels blocages dissimulaient les plus souvent, chez mes amis de gauche ou de droite, leurs certitudes idéologiques, je me suis éloigné de plus en plus de celles-ci en même temps que j’approfondissais une expérience de la littérature, par l’écriture autant que par la lecture, dont la porosité allait devenir le critère essentiel, que l’œuvre de Shakespeare illustre à mes yeux en idéal océanique. Or Shakespeare est-il de gauche ou de droite ? L’océan est-il fréquentable ou infréquentable ?
    medium_Proust2.2.jpgJe lis Proust sans discontinuer depuis des années, et je relis ces jours Dostoïevski, je lis et relis Balzac, je lis et relis Montaigne et Pascal, j’aimerais bien lire une bonne fois La montagne magique de Thomas Mann et L’homme sans qualités de Musil, que je n’ai jamais lus en entier, comme j’aimerais lire tout Shakespeare et l’annoter pièce par pièce, et plus je vais et plus je constate que, dans cet océan, tout est à sa place. Je lis tous les jours des tas de livres, dont j’aime à replacer chacun. Chacun est comme une bribe de l’immense conversation qui se poursuit jour et nuit à travers ce texte dont les livres ne reproduisent qu’un fragment, et qui me semble le contraire de l’universel bavardage pour autant que CELA converge, à savoir : que CELA monte.
    Hors de CELA, que je dirais la poésie du monde, point de salut à mes yeux. Toute parole séparatrice, tout verbe coupé de sa source, de son rythme et de sa couleur, de son grain de voix et de son âme, je renonce à les fréquenter comme je renonce à la laideur et à la vacuité, à la platitude et à la mesquinerie - à toute délectation morose.
    Plus je vais et plus la littérature me semble le lieu de la relation et non de la séparation, de la continuité et non de la rupture, de la fécondité et non du repli sur soi. Je comprends qu’on la trouve aujourd’hui menacée et vilipendée, mais je vois aussi qu’on la comprend mal. J’essaie de comprendre ce que dit Juan Asensio dans L’infréquentable est le révolutionnaire le plus abouti, et je vois que des notions séparatrices, pour ne pas dire sectaires, contredisent absolument une exigence de liberté qui accorde ou dénie la qualité en fonction de jugements restreignant précisément ladite liberté. Ainsi célèbre-t-on le style, en référence au « grammairien par excellence » que serait Dieu, pour mieux rejeter un Julien Gracq ou un Francis Ponge, stylistes manquant en somme à la foi si je comprends bien, moi qui trouve pourtant chez Ponge et Gracq bien plus de pages vivantes et vibrantes que chez un Renaud Camus, dont la seul qualité est probablement de penser un peu, parfois, à contre-courant - sans style aucun hélas, à mon goût tout au moins.

    Mais penser mal est-il, au fait, une qualité suffisante à faire un écrivain ? Juan Asensio s’interroge sur ce qui fait le propre d’un infréquentable, sans parvenir vraiment à se convaincre de ses approximations successives, et c’est tant mieux. On ne voit pas bien ce qu’est « le révolutionnaire le plus abouti », pas plus que ce qui distingue celui qui assume ses positions (de droite évidemment) ou sa foi (catholique résolument) équivaut à un brevet d’infréquentabilité, ni moins encore la qualité de « logocrate » chère à George Steiner, qui ne connaît aucune frontière idéologique. Est-ce l’ « échec social des antimodernes » qui les valorise alors ? Quelle dérision ce serait, que de considérer qu’une réussite sociale fasse ainsi illusion. D’un glissement l’autre, Juan Asensio finit donc par établir que l’infréquentable serait « d’abord et avant tout un homme libre », ou bien encore « celui qui dérange les Assis », à moins que, der des ders, l’infréquentable ne soit « qu’une notion sans consistance autre que celle que veulent à tout prix lui donner les censeurs, un non-lieu où sont prudemment relégués celles et ceux qui ont osé et osent affronter les minables catégories érigées par la bouche anonyme de « l’universel reportage ».
    Il y a du vrai dans tout cela, mais beaucoup de rhétorique aussi, à base d’idéologie. La littérature excède ces limites. Or il est intéressant, à lire attentivement les textes (très inégaux eux-mêmes) réunis sous le fronton de ces Ecrivains infréquentables, combien se mêlent les goûts et les idées, les partis pris et les conclusions hâtives, la liberté de jugement et les âneries à œillères. La vraie critique littéraire demande de l’humilité et de la précision, de l’amour et des citations. On en trouve heureusement, par exemple dans le texte de Sarah Vajda consacré à Corneille, ou dans les introductions à Dominique de Roux, Léautaud ou Nicolas Gomez Davila, entre autres. Mais ce que je préfère dans cette revue, c’est que l’oreille de la liberté pointe bel et bien un peu partout, avec des éclats de littérature. Une ou deux lettres de Dominique de Roux et c’est parti. Ensuite, infréquentables ou pas, reste à voir sur pièces. Car cela seul est intéressant : le détail et non la catégorie. Le détail, pour aller voir ailleurs, c’est In memoriam de Paul Léautaud, notes griffonnées au chevet du père agonisant, c’est relire Corneille et s’en amuser en se foutant des nouvelles conventions le classant républicain pro-Bush. C’est lire Gombrowicz dans son Journal et le Gombrowicz de Dominique de Roux, c’est relire Bernanos qui est au purgatoire plus qu’au placard des infréquentables, c’est lire Post Mortem ou Ma confession de Caraco, c’est lire Ponge et Michaux aussi volontiers que Suarès ou Darien, c’est lire Giorgio Agamben qui lit Carl Schmitt qui lit Dostoïevski ou Bloy, c’est lire Bloy contre Zola et Jules Renard contre Bloy.
    Vous avez raison finalement, Juan Asensio : les infréquentables ne le sont que par délation médiocre. Nul écrivain de qualité, nul penseur de valeur n’est infréquentable. Mais les médiocres se fréquentent, et ça fait du monde place de Grève…

  • Pagano tôt l'aube

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    Que lire est une forme d’amour

    Il faut être un tas de neige genre prof blasé pour oser dire que lire ou ne pas lire revient au même. Plus j’y pense et plus je plains la triste figure du chevalier Bayard de la délecture, et tout à l’heure ça m’a repris comme, avant de me lever, je piochais dans le tas de livres que j’ai là à côté de mon lit pour me doper, et voilà ce que je lis : « La nature c’est comme le reste, c’est pas plus beau ni plus pur qu’une ville, que les zones commerciales ou les zones industrielles, que les éolienne hautes et arrogantes au-dessus des épicéas. Des fois même la nature elle est comme ça énervante et neurasthénique, à l’automne si moche et sale, boueuse et collante au printemps quand la neige poisse, arrogante avec le soleil intact de l’hiver, et ridicule si verte l’été. Pénible, ennuyeuse, comme tout le reste. Si pourtant le plateau me vient autour de moi si beau, c’est juste parce que j’y vis. C’est bête, mais magnifique est l’endroit où on vit, ça dépend de comment on se lève, comment on regarde au-dehors, ça dépend de si on regarde »…
    Or ce matin bleu gris sale à ciel bas, en face des montagnes à névés maussades, les pentes vert brunasse aux sapins se prenant les branches dans la brume, ces phrases d’Emmanuelle Pagano, dans Les adolescent troglodytes, me font du bien au corps, vraiment je les vis, je les bois comme la première eau de fontaine ou de bisse, c’est comme de serrer une main bonne ou de caresser au départ de l'école un gosse en duffle-coat, enfin tu vois quoi : c’est ça la lecture.
    La lecture ce matin c’est ces mômes qu’une vieille gamine à quatre roues emmènes par les hauts plateaux, d’un foyer l’autre. La lecture ce matin c’est les gestes ensommeillés que disent les phrases de la vieille gamine, les yeux mal décollés, les mouvements d’anges dans la navette spatiale à travers les canyons ardécheux, les garçons-filles encore collés aux rêves incertains du corps et qui aimeraient n’en pas sortir, et juste en passant Adèle la nochère (on se rappelle Caron le nocher qui transporte les âmes d’une nuit l’autre) mate Lise qui ne lui a pas dit bonjour à cause d’un geste imperceptible et notant : « J’imagine la gêne de ses seins neufs, asymétriques. Je mélange un peu tout dans mes lacets et mes pensées. C’est le geste du début de l’adolescence, et aussi de sa fin, puisque c’est le geste d’une femme. Une prémonition dans le mouvement du bras ».
    On peut ne pas lire Les adolescents troglodytes d’Emmanuelle Pagano, mais en parler sans lire ce livre serait une espèce de trahison, à la fois de soi-même et de la Pagano sauvage et de ses mômes perdus. Ce serait comme de parler de Mozart ou de Thomas Fersen sans avoir jamais entendu l’un ou l’autre, ce serait comme de ne parler de rien alors que la vie déferle par les rameaux des phrases…
    Ce que les tas de neige de profs pincés et de lettreux coincés ont de la peine à comprendre est que lire est une forme de baise, yes sir, à la fois suave et sublimée. J’veux dire que ça passe par le corps et par l’âme qui est l’entier du corps (selon les Chinois), donc la viande et la musique, les tripes et la buée sensible. En tout cas c’est comme ça qu’il faut prendre la littérature vivante, quand elle l’est…

    Emmanuelle Pagano. Les adolescents troglodytes. P.O.L. 212p.

  • ia orana i te matahiti api


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    Mille Voeux aux visiteurs de ce blog
    A vous qui passez tous les jours et à vous qui cliquez par hasard, à vous dont je sais le vrai nom ou qui vous signalez sous pseudonyme, à vous qui me faites parfois un signe ou qui vous en abstenez farouchement, à vous qui partagez ma façon de lire le monde ou qui la trouvez d'un blaireau grave, à vous qui prêtez quelque intérêt à mes carnets ou qui n’y revenez que pour vous y agacer un peu plus, à vous que j’essaie d’imaginer chacun sur son île, dans la chaleur de telle maison ou la solitude de telle trappe, à toi Bona qui brasse tes couleurs dans ton atelier du Sud ou à toi Marie qui voit le soleil de Tahiti se coucher quand l’aube nous arrive, à vous Frédérique sur votre cheval bleu et à vous Ray au pays de Cézanne, à toi Claire qui grappille les fruits de la poésie et à toi Bruno dont la jeune ferveur nous encourage au milieu de tant d’indifférence et de foutaise, à Dorian Purple et à Mike, à Guillaume le Tourangeau et à Matteo de Salamanque, aux vieilles guenilles et aux jeunes chenilles, à vous tous qui considérez la passion de lire et d'écrire comme un lien qui rassemble et non comme un privilège de quelque élite mitée, à vous que la déshumanisation et le cynisme des temps qui courent poussent à résister chacun à sa façon, à vous qui subissez le poids du monde et à vous qui vous joignez au chant du monde, à vous qui êtes plutot Stones ou plutôt Brassens, plutôt Monteverdi ou plutôt rap, plutôt Soutine ou plutôt slam - à vous tous je souhaite une année 2007 Méga Super Top.
     

    Photo ci-dessus: JLK en 1975, lisant L'Adieu à l'automne de S.I. Witkiewicz au sommet du Grand Miroir de l'Argentine. La même ascension est au programme du misérable en date du 14 juin 2007, jour funeste de ses 60 ans...

  • Les purs et les autres

    Sur Hervé Guibert, Zouc, JLG et Allain Leprest

    Nathalie Baye est ces jours à Lausanne pour y présenter la création multimondiale de son évocation de Zouc et Hervé Guibert. C’est exactement la chose que je n’ai pas envie de voir, et d’ailleurs on me dit que c’est lisse et plat comme de la réglisse, le goût en moins.

    medium_Zouc2.jpgLe dernier souvenir que je garde de Zouc est un pur moment d’âpre émotion, il doit bien y avoir vingt ans de ça, au Théâtre Municipal, dans sa bouleversante traversée de vies fracassées. Ce n’était pas la Zouc enjouée mais la fille du bord des gouffres à la manière helvète sauvage, proche de Louis Soutter et de Robert Walser. On conçoit que de celle-ci, Nathalie Baye ne puisse rien restituer. Reste un nom qui fait tilt comme le nom de Baye fait tilt pour les pipoles, et le nom de Guibert.

    J’avais oublié qu’  Hervé Guibert avait rencontré Zouc, mais le rapprochement de ces deux enfants exacerbés n’a rien de surprenant malgré la différence de leurs modes d’expression. Tout de même, Guibert avait une façon de regarder les gens, par exemple ses deux chères vieilles dames, et de les mettre en scène, de se mettre en scène lui-même et de cadrer les objets, qui avait la même acuité que celle du regard de Zouc sur le comique et le tragique du monde. Tous deux sont en outre des purs, à mes yeux, des purs de purs. Comme l’est aussi JLG dont je regarde, ces jours, les cinq cassettes de l’  Histoire(s) du cinéma en même temps que je coupe du bois et que je rédige deux trois papiers pour mon journal.

    medium_Guibert2.jpgGuibert, Zouc et Godard procèdent par collage, comme Fellini et Montaigne aussi. Drôle de mélange, mais ça me botte de couper du bois en laissant tourner JLG sur le magnétoscope et en relisant de loin en loin, slurpant un café dans la foulée, des pages de Fou de Vincent de Guibert, ce si beau patchwork de fragments amoureux obscènes et doux.

    medium_Leprest.jpgJ’étais hier soir au cabaret de L’Esprit frappeur où passaient le blond Riquet houppé Thierry Romanens, le charme zazou et le talent doux-acide jeté en personne, puis l’immense Allain Leprest, toujours au bord de s’effondrer mais ouvrant tout grand son ciel d’âme pure.

    Bon mais c’est pas tout ça, faut à présent que je bosse la moindre : tout ce tas de bois à couper, et ce papier sur nos troubadours. Or en vaquant d’un coin à l’autre de mes territoires, j’entends Leprest à l'étage d'en dessus et Godard qui murmure dans la pièce d’en bas de son pesant accent: On a oublié Valentin Feldman le jeune philosophe fusillé en quarante-trois mais qui ne se souvient au moins d’un prisonnier c’est-à-dire de Goya ?  

     

  • Ce matin au Paradis

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    De la mort à l’enfance

    A La Désirade, ce vendredi 15 septembre. – Lendemain d'Hier. Lendemain de Fête. Elle voulait qu’on fête après l’avoir pleurée. Lendemain de pleurs et de vin. Lendemain d’Amis réunis autour du cercueil couvert des foulards de toutes nos causes. Lendemain de chansons et de poèmes. Lendemain de feu, de cendres et d’accolades. Lendemain de reconnaissance: on se sent léger, triste et gai, tout égaré de mélancolie et si présent, ce matin au paradis.
    On lit ce matin Etranger au paradis, de Philippe Lafitte. Cela commence par la course des flagelles à l’Ovule, et juste après on est allongé dans une chambre qui semble d’un hôtel plus que d’un hôpital, aux fenêtres de laquelle un horizon de tours et de tours s’étend à perte de vue dans la lumière crépusculaire: «Vous vous dites que cette ville immense ressemble à une Voie lactée électronique. A un cosmos tombé du ciel.»
    Et déjà tout a été vécu: «On naît, on a à peine le temps de s’y faire et déjà quelqu’un frappe à la porte…»
    Déjà se pressent les souvenirs. Et c’est une vie, une enfance au bord de la Seine, près d’une prison dont les détenus martèlent leur gamelle en tam-tam lointain auquel répond le tam-tam du gosse sur le balcon, c’est l’éveil du sentiment et des mots, l’éveil des sensations et les premiers pas de l’Explorateur: «Vous êtes là sur des portiques, des vélos, des grillages, des murets et des jardins publics. Au milieu de la vie. Dans l’œil du cyclone.»…
    C’est le matin au paradis tout gris de la mélancolie, et ce livre dit cela. Chaque phrase est belle et juste, sévère et nette, douce et tendre: «Petite Couette agite ses cheveux blonds noués par des élastiques roses et le monde est merveilleux».
    Tout à l’heure on va retrouver la vie et la ville. Tout à l’heure on sera dans ce lit d’hôpital ou d’hôtel qui flotte sur l’Océan des souvenirs: «De l’autre côté de la baie, face à la mer de Chine, la ville plongée dans le noir scintille de lumières jaunes. Allongé sur le flanc, vous êtes devenu ce vieillard qui regarde au loin l’eau s’agiter comme de l’encre.»
    Lecture à suivre…

    Philippe Lafitte. Etranger au Paradis. Buchet/Chastel, 201p.

  • Elégie

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    Devant la mort qui vient

    Combien nos mots semblent vains
    quand l’heure est venue,
    et l’heure est là : tu t’en es allée déjà.
    Tu reposes devant nous, nous t’entourons
    mais tu n’es plus nulle part
    que partout, à jamais,
    dans nos entrailles,
    on ne sait où.
    Celui que tu as lavé petit
    vient de te laver.
    Celle que tu as bercée
    te berce de ses larmes
    dont la vague afflue
    au désert de l'absence.
    Et quel autre mot dira
    Cela ?

     

  • Les enfants perdus

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    Elle avait l’air
    d’une petite fille endormie,
    la toute vieille dame
    au bord de la nuit,
    et c’est ainsi que nous l’avons quittée.
    Ainsi qu’elle nous a quittés,
    cette nuit,
    en catimini ;
    comme quand, au Jeu,
    elle se cachait.
    Et ce matin,
    c’est nous qui sommes
    tout petits,
    comme perdus
    dans la forêt…

  • Bonnard ou l'état chantant

    La beauté sauvera le monde (Fédor Dostoïevski) 

    A La Désirade, ce vendredi 3 février. – Le nom de BONNARD m’est apparu ce matin dès mon éveil d’avant l’aube, et ce nom disait OUI. Ce seul nom se fond en moi à tout ce qui dit OUI. Il fait nuit noire et je vois le monde en couleurs et ces mots notés au crayon dans un carnet : «L’œuvre d’art – un arrêt du temps ». J’ai commencé de lire hier soir le dernier livre de Tzvetan Todorov, consacré à ceux qui ont voué leur vie à une quête absolue de beauté, et cette autre phrase de Dostoïevski, qu’il y cite dès les premières pages, me revient aussi : « La beauté sauvera le monde ».
    Non la beauté d’agrément : non la beauté facile sur papier lisse ou la beauté cliché  vidée de sens : la beauté se déployant dans un état de plénitude, et Todorov donne le premier exemple de cet émerveillement partagé, dans une salle de concert, que nous vaut parfois un moment musical – ce que j’appelle pour ma part l’état chantant.
    Je n’oublie aucunement les tribulations du monde à l’instant de cette oraison matinale que résume le nom de Pierre Bonnard. Je dirai plus précisément : Monsieur Bonnard. Monsieur Bonnard qui, sa petite boîte de couleurs à la main, en costume et cravaté, se promène à l’instant, dans les couloirs de l’exposition qui s’ouvre àParis, pour faire ici et là ses retouches. Le Christ est en agonie jusqu’à la fin du monde et il ne faut pas dormir pendant ce temps. Or Monsieur Bonnard ne dort pas : jusqu’à la fin du monde il retouchera ses tableaux en essayant d’y être plus précis et plus précis encore, non du tout plus joli ou plus soleilleux, comme on le voit parfois – Bonnard ou la joie de vivre, n’est-ce pas… - mais plus juste, plus vrai, plus rigoureusement, plus physiquement et métaphysiquement proche de la nature ou de ce qu’il voit de la nature derrière son binocle à facettes.
    Monsieur Bonnard vous dit bonjour. La nature morte aux fruits irradie ce matin ses orangés. L’enfant merveilleux (criseux, chiant à ses heures, c’est entendu) sera tout à l’heure à son tour à La table. Pour l’instant on entend le bruit d’eau et les petits soupirs sommeilleux d’une jeune fille se lavant dans son tub quelque part ailleurs. Tout est rassemblé par le poète mais cela vit partout comme ça. Le Café du Petit Poucet pourrait être à Biarritz ou à Buenos-Aires. La terrasse à Vernon, je l’ai vue à Lugano. Le Paysage en Normandie, vous vous le rappelez en Nuithonie, derrière Fribourg, et ainsi de suite.
    Cette polyphonie douce obéit certes à ce parti pris du OUI, mais elle n’est jamais fade ni mensongère ou dogmatique, ni nombriliste non plus même si tout y est absolument personnel ou plus exactement : traversé par la personne du monde. La peinture de Bonnard n’est ni pointillliste ni traitilliste ni tachilliste, elle est tout ça et bien plus, nous lavant du NON en nous montrant simplement les choses aimées.

  • Petite musique du soir

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    En lisant Le club des pantouflards de Christian Cotttet-Emard

    Je me demandais si j’aurais le temps, avant le match, de lire ce petit livre reçu ce matin, mais à peine l’ai-je commencé que la question valdinguait: le bouquin paru à l’enseigne de la collection Petite Nuit m’a bel et bien scotché. Ainsi sont les véritables écrivains, qui vous tiennent par le bout de la phrase et ne vous lâchent plus que vous ne les ayez lus jusqu’au bout.
    C’est au charme que Christian Cottet-Emard nous attrape : je l’avais ressenti une première fois dans un livre sentant bon la littérature, le réalisme magique des Italiens ou des Belges, quelque chose de peu français en tout cas, sauf le délié de la phrase et cette musique précise mais un peu voilée de nostalgie. Le grand variable était à vrai dire une espèce de roman-poème, entre le rêve et l’irréalité, et déjà le lyrisme mélancolique et la fantaisie inventive de l’auteur m’avaient séduit tout en douceur.
    Or on retrouve, avec sa neige lyonnaise, cette atmosphère dans Le club des pantouflards, d’une ligne pourtant plus claire et d’un humour plus enjoué à l’anglaise (on pense évidemment à Jerome K. Jerome et au Chesterton du Club des métiers bizarres), où tout semble s’arranger mais pour la perte du chômeur Effron Nuvem qu’a gravement compromis un notable en l’introduisant au club des pantouflards alors que, jusque-là, il se contentait de lire Gogol en savourant ses sardines portugaise Roses de France.
    On n’est pas loin de Vialatte non plus mais avec un ton qui n’est que de Cottet-Emard, autant que ses phrases et ses détails, ses malices et sa tendre attention aux choses et aux gens, aux saveurs et aux bonheurs que ménagent l’apéro Suze-cassis ou le cigare de fin de matinée.
    Tout à l’heure il y aura le match à la télé. J’espère sincèrement que la France se fera brosser par les Togolais. Je le dis en clignant de l’œil à l’ami Bona Mangangu, dont je parlerai demain du livre remarquable qu’il a publié de son côté, évoquant le pays de son enfance avec un lyrisme de vrai poète et une virulence d’amant déçu, dans une langue flamboyante et sans s’aveugler sur les douleurs de son cher Congo.
    D’un absurde l’autre, nous revoici, un quart d’heure avant le délire national et multi, chez Gogol « à Vaise et ailleurs », dans ce drôle de monde où se faire avaler sa carte de crédit par une machine suffit à vous priver d’identité. Nous autres, nous savons pourtant qui nous sommes, avec ou sans carte de crédit, nous les empantouflés de la vie…
    Christian Cottet-Emard. Le club des pantouflards. Editions Nykta, coll. Petite nuit, 73p.

  • Au plus que présent

    medium_Bonnard25B0001.2.JPGA La Désirade, ce mercredi 14 juin. – Cinquante-neuf ans aujourd’hui, et qu’est-ce à dire : le masque et la déprime ? Tout le contraire : frais et léger comme l’aube de ce jour de juin aux doigts de rose. Trente-neuf fois plus présent et clairvoyant qu’à vingt ans, vingt-neuf fois moins égaré dans mon esseulement qu’à trente ans, dix-neuf fois plus décidé et délié qu’à quarante ans, neuf fois plus obstiné et détaché qu’à cinquante ans, et chaque jour plus reconnaissant d’avoir passé par tous ces âges et ces avatars, chaque jour mieux fait à l’idée que tout passe…
    Reconnaissance alors à cela simplement qui est ce matin: le sourire d’L. qui me dit qu’elle m’aime, la pensée de nos deux enfants là-bas dans leur vies, le pensée de nos vivants aimés et de nos chers défuntés. A peine un souffle sur l’eau bleue. Et quoi de plus ?
    Tant à vivre au jour le jour. Tant à recevoir et à donner. Tant à lire et à écrire encore. Ce matin sur ma table : ce livre reçu hier de l’occulte ami Bona, et qui me parle aussitôt « à hauteur d’enfance ».  Ou cet autre message de la noire cavalière, elle aussi rencontrée sur la toile, qui me recommande, à propos d’un certain Ange déglingué, de lire tel livre de Jean-Yves Leloup qu’il lui a fait découvrir, et que j’ai moi-même déjà lu et relu : Désert, déserts... Ou cette lettre de mon cher Bernard, en écho aux pages de mon roman en chantier, dont l’intelligence du cœur s’est retrempée au tréfonds de la souffrance et qui dispense tant de bonne lumière.
    Tant d’intersections de vraie vie féconde. Ma bonne amie que je surprends à l’instant plongée dans Matière et mémoire de Bergson, alors que tous les jours je retrouve moi-même la matière et la mémoire de la Recherche du temps perdu. Et ma chère L. de me dire que ces rencontres la délivrent du poids des engluements de la vie en ville et de tant de menées de médiocres bureaucrates ne détestant rien tant que ce qui bouge et respire - les éternels morts-vivants se perdant dans le simulacre de travail.
    Quand l’éternel présent est à ressusciter, et que là réside le vrai travail où coïncident savoir et saveur, science et poésie, écoute et don de soi - de là renaissant la joie simplement d’être là, vivant et présent…

  • Centaures des dunes

     Houellebecq et les lemmings…
    Au Cap d’Agde. Cité du soleil, ce 26 mai. Michel Houellebecq a bien décrit, dans Les particules élémentaires, comment le quartier naturiste du Cap d’Agde, longtemps fréquenté par les très décents nudistes adeptes de la Vie Saine, s’est trouvé investi par une nouvelle population plus portée sur le sexe possiblement partagé, entre couples et gangs à bangs, dont le premier décor des ébats en plein air fut le revers des dunes avant que les exhibitions ne débordent sur la plage au vu de tout un chacun.
    Ces dernières années, en fidèles des lieux attachés à leurs vastes espaces de sable doux à fouler des heures durant et de ciel à l’avenant, nous aurons remarqué, pour notre part, ce spectacle étrange, relevant de l’éthologie humaine, de centaines de couples se rassemblant étroitement en un point précis des dunes pour se tenir là en groupes et en troupes, debout et ruisselant d’huile solaire à haute teneur de carotène, les corps le plus souvent ornés de chaînettes et de plaquettes, tatoués et piercés jusqu’aux endroits les plus délicats, stationnant à peu près immobiles et se regardant les uns les autres, plus hagards que souriant, comme paralysés par la même haletante attente d’on ne sait quoi, nous évoquant alors ces attroupements de manchots ou, plus exactement, du fait de leur silence assourdissant, de lemmings – et c’est d’ailleurs ainsi que nous les appelions jovialement en passant et en repassant…
    Or voici que, cette nouvelle année, une nouvelle créature a fait son apparition à la crête des dunes, sous l’apparence imposante d’un centaure piaffant, le plus souvent immobile lui aussi, puis fonçant dans telle ou telle direction et gesticulant alors ça et là.
    Telle est la police montée qui patrouille désormais les présumés nids de débauche du revers des dunes, tandis que diverses pancartes apposées aux passages obligés proclament la peine encourue par la moindre démonstration publique à caractère sexuel : de 1000 euros à l'ergastule…
    Les lemmings vont-ils disparaître pour autant ? Rien n’est moins sûr, et qui d’ailleurs le souhaiterait vraiment ? Notre voisine la Comtesse presque centenaire, naturiste de la première heure sur les dunes de la Baltique où elle fut courtisée par le peintre Edvard Munch dont je suis fou féru, résume notre philosophie commune par la formule « Jedem Tierchen sein Plaisirchen », à chaque bestiole sa babiole…
    Et l’innocente Alina Reyes de conclure avec une grâce et un style qui manquent évidement à trop d’enfiévrés du sexe sans amour: « Et mes chairs sont des roses, mes mains des roses aux pétales de doigts, mes doigts un bouquet, chaque pulpe de mes doigts un bouton de rose qui va et vient et fait des rondes dans ma vallée de roses »…

  • Les enfants manipulés


    Du totalitarisme à la maison
    La manipulation des enfants, des adolescents et des jeunes gens, drillés et dressés contre leur milieu, est une arme redoutable des régimes totalitaires, dont les gardes rouges de la Révolution culturelle, célébrés ces jours pour leurs mémorables méfaits, furent le plus destructeur exemple après ceux des Jeunesses hitlériennes ou des Pionniers du communisme.
    Le romancier algérien Boualem Sansal me racontait récemment comment, dans les années 70-80, les enfants algériens furent eux aussi « montés » contre leurs parents, à l’enseigne de l’arabisation et de l’islamisation de l’Algérie, et c’est le même processus qu’imagine Philip Roth dans Le complot contre l’Amérique avec ce mouvement de jeunesse adapté à la mentalité étatsunienne, intitulé Des Gens Parmi d’Autres et consistant, pour les déjudaïser, à envoyer de jeunes Juifs ramasser le maïs et traire les vaches en compagnie des braves paysans du Kentucky, un peu comme les intellectuels étaient envoyés aux champs dans l’Albanie d’Ismaïl Kadaré.
    Diviser les plus proches pour régner, inscrire la méfiance et la délation au sein de la famille : telle est la tactique bien partagée des pouvoirs totalitaires, qui trouvent évidemment chez les enfants, les adolescents et les jeunes gens, une pâte fraîche à modeler – le bois tendre dont on fait des talibans purs et durs...

  • Les instants grappillés

     

    Dans le TGV, ce jeudi soir 11 mai. – A l’instant nous traversons la Saône. Mais non : à l’instant nous filons déjà à travers le jaune acide des champs de colza cisaillés de vert tendre. Ou bien à l’instant, le front contre la vitre du train à grande vitesse, je me retrouve à la fois ce midi place Saint-Sulpice, en compagne d’Alina Reyes toute souriante dans le soleil éclaboussé d’eau de fontaine, puis sur la terrasse du Mazarin avec Florian mon compère photographe qui me rejoint plus tard dans un salon de l’Institut de France pour y passer un moment, vite avant le train, à écouter François Cheng en veine d’improvisation bien préparée sur le miracle de chaque Instant.


    A l’instant nous arrivons à Dole, et du coup j’en aurais pour des pages à célébrer mon (occulte) ami Marcel Aymé côté Vouivre et forêts, entre Brûlebois et Le moulin de la sourdine, mais du coup la Vouivre me rappelle la taille hyperfine d’Alina Reyes traversant la terrasse du Café de la Mairie, et une heure avant les transes dans lesquelles, à l’hôtel Louisiane, j’ai rendu hommage à Alexandre Zinoviev dont ma bonne amie venait de m’apprendre la mort au téléphone – Zinoviev que je revoyais dans sa cuisine munichoise, incapable même de nous faire un œuf au plat et m’emmenant à travers les rues de la ville, jusqu’à certaine brasserie de sinistre mémoire dans laquelle Hitler éructa ses premiers discours… Et voici qu’ayant bouclé et envoyé mon papier je tombe sur le vieil Albert Cossery plus déplumé et plus dandy que jamais, sans doute sur le point de gagner sa mangeoire de l’Emporio Armani où quelque mécène lui offre sa spaghettata quotidienne… Puis voilà que mon portable grelotte une fois encore, sur lequel un éditeur de nouveau compagnonnage m’annonce la mort, la nuit passée, de son père…
    Un instant et nous apparaissons et disparaissons presque en même temps, un instant et me revient le sourire méfiant-songeur-mutin d’Alina que j’imaginais moins menue ou plus sûre d’elle, et dont me ravissent les gestes élégants et le rire frais, un instant après nous nous sommes quittés sur un bec et nous nous retrouvons, avec mon compère Florian, à la terrasse du Mazarin où mon portable nous félicite tous deux, par la voix de René Gonzalez, de notre pleine page de ce matin sur Godard, plus généreuse à ce qu’il me dit que le maigre jus un peu méprisant de Libé, un instant et nous voilà remontant vers le Jura virant au mauve tandis que ma voisine relève les yeux de Monsieur Ripley qu’elle tient au-dessus d’un ventre rond gainé de soie bleue, annonçant un proche événement…
    Tant d’intersections chaque jour, comme le collage du dernier Godard, tant d’histoires simultanées que nous vivons dans l’instant, et le train remonte à travers les forêts d’où il redescendra en lent vol plané jusqu’au lac cher au vieux mandarin pour qui la beauté ne saurait être sans bonté - à l’instant le soleil n’est plus qu’une rougeoyante boule de feu dans l’indigo du couchant, à l’instant on est comme au bord du ciel et des horizons se perdant en lointains bleutés…

  • Le temps d’un dimanche


    De l’érotisme et de la vie justifiée

    A La Désirade, ce dimanche 7 mai. –Le ciel a ce matin l’air de porter le poids du monde sur ses épaules de plomb, et comme chaque jour un peu plus le réveil est à la confusion d’angoisses et d’appels, puis un café grande tasse, la fenêtre qui s’ouvre, les compères oiseaux, la table, l’encre verte et bonjour le monde.
    Rrose alors pour commencer, Rrose la tigrresse dont j’ai lu l’autre soir le Carnet et qui m’écrit ce matin un petit mot gentil, Rrose c’est à savoir Alina Reyes qui écrit ceci dans son Carnet de Rrose à paraître ces jours prochains : « Quand j’étais enfant, il y avait un vieux piano d’étude dans la pièce commune, chez nous. Tout le monde à la maison en jouait au passage, quoique sans savoir. Une nuit, il s’est mise à jouer tout seul. Je me suis levée, j’ai marché jusqu’à lui, fixant les touches blanches qui dans l’ombre s’abaissaient et se relevaient distinctement. Le phénomène a pris fin et je suis allée me recoucher. Personne ne s’était réveillé. Le lendemain, ma mère m’a dit que c’était tout simplement une souris qui se promenait sur les cordes, à l’intérieur. J’ai compris plus tard que là-dedans ça ressemblait à ma rrose, où un animal invisible fait chanter ma bouche-clavier ».
    Comme je l’écrivais à Alina, je suis un piètre client des rayons de littérature érotique, qui me barbe le plus souvent. Les pages les plus faibles du cher Henry Miller me semblent celles de cul, typiques d’un puritain qui se défoule, et à l’opposite celles d’un Sade m’ont toujours assommé, tant sa mécanique anti-catholique est froide, à laquelle je préfère celle, hyperkitsch, de Jean Genet faisant mousser ses tantes dans une prose où l’érotisme irradie bien au-delà du cul et des queues. C’est d’ailleurs ce que j’aime bien dans Le carnet de Rrose, qui déborde d’amour et pétille d’humour, dans un style qui étincèle, autant que celui de l’adorable Guibert et ses amants et ses mères-grands, évoquant une bonne baise sur le même ton que la dégustation d’une bonne pomme sur une terrasse ensoleilée. De fait, c’est à cela qu’il me semble qu’un écrivain devrait parvenir : à dégager l’érotisme du seul cul et à le faire irradier, de sorte à faire mieux l’amour au monde.
    A la fin du Carnet de Rrose, Alina Reyes tire le Christ du côté de Dionysos, et c’est là que nous nous séparons, comme je me sépare de Nietzsche et de Sollers, fidèle que je reste, puritain que je suis (j’emmerde le puritanisme mais je n’en suis pas moins puritain pour autant et nullement décidé à m’en soigner), et au Christ de la face sombre que Rozanov stigmatisait en l’aimant, figure iconique de la douleur et de la faiblesse, des humiliés et des offensés, à l’opposé cosmique d’une figure de désir.
    Le Christ que j’aime est en croix et il saigne jusqu’à la fin du monde. Qu’il ait tiré des coups avec Madeleine ou se soit fait sucer par son « préféré » m’est complètement égal : la question n’est pas là. La question est dans la survie de sa lumière, et là j’en reviens aux lumières de Kurosawa dans ce qui me semble l’un des plus beaux films du monde, vu et revu maintes fois jusqu’à hier soir deux fois.

    Ce chef-d’œuvre méconnu (enfin : méconnu du grand nombre, je crois) s’intitule Vivre (Ikiru) et constitue le pendant de La mort d’Ivan Illitch de Léon Tolstoï. C’est l’éternelle histoire du soudain éveil de la conscience : tu te figurais être immortel et, tout coup, tu te trouves face à ce mur, devant ce toubib froid qui t’annonce que tu n’as plus que six mois ou six semaines à vivre. Et comment les vivre nom de Dieu ?
    Telle est la question physique et méta qui se pose au haut fonctionnaire Kenji Watanabe (Takashi Shimura), surnommé « la momie » par ses collègues, lorsque le médecin lui apprend que son cancer de l’estomac ne lui laisse plus guère que quelques mois à vivre.
    Vivre : trente ans durant, cela s’est réduit pour lui à la plus sinistre routine, après la mort de sa femme aimée et la désillusion relative à l’évolution de son fils unique, monstre d’égoïsme et de froideur. Vivre alors maintenant : c’est d’abord la fuite au cabaret puis au bordel, dont il revient pantelant et insatsifait. Puis c’est le regard d’une jeune employée de son service, qui lui apprend le surnom qu’on lui donnait et l’aide à se ressaisir. Enfin c’est cet ultime besoin d’une justification, qui va lui faire faire ce qu’il a défait jusque-là en sa qualité de Chef des travaux publics, et par exemple d’opposer un refus à toutes les requêtes de bonnes femmes en mal de jardins d’enfants et de parcs publics, dans ce Japon de l’immédiat après-guerre (le film date de 1948-52).


    Après un retournement saisissant de la narration, le protagoniste mourant au beau milieu du film, c’est à sa veillée funèbre, passée à grand renfort de saké, qu’on apprend comment le défunt a bonnement ressuscité avant sa mort. Le récit de sa Bonne Action (la B.A. du scout érigée ici au pinacle de l’éthique existentielle, yes Madam) va se faire au fil de la soirée, par une série de témoignages illustrant toute la gamme des sentiments et des caractères humains. Cela commence par le déni des hommes de pouvoir en frac, qui s’attribuent le mérite de l’action de Watanabe, bientôt démentis (l’alcool déliant les langues) par ceux qui ont vraiment connu « la momie » et l’ont vu se transformer sur la fin. Que ferais-tu, mon frère, si demain tu apprenais que tu n’as plus que cent jours à vivre ? Et tous tant que nous sommes, que ferions-nous ?


    On a parlé de film existentialiste à propos de Vivre, et c’est vrai que Kurosawa oppose, au nihilisme, le choix personnel délibéré et la valeur d’un acte. Mais le film n’a rien d’une thèse sartrienne : la destinée de Watanabe, dont l’ombre irradiante se découpe sur le fond d’un crépuscule dont il dit voir la beauté pour la première fois de sa vie, se confond à toute destinée humaine, et l’on rit, l’on pleure dans ce film tandis que retentit une inoubliable mélopée sous la neige…


    Enfin ce dimanche matin m’arrivent deux autres bons messages d’amis occultes, rencontrés à un coin de rue de la Cité virtuelle. Le premier se prénomme Hugues, dont j’avais pris un soir Le train des sables, sur le blog de l’Ornithorynque, et qui partage quelques-unes de mes passions avec une générosité bien rare par les temps qui courent. Le second n’a pas de nom déchiffrable, qui m’a envoyé cette nuit ce poème que je reproduis sans sa permission, le temps de ce dimanche, à la fin duquel il s’effacera tout seul. Ainsi de nos vies : juste le temps d’un dimanche.

    Vivre (Ikiru) est désormais disponible en 2 DVD Criterion avec, en complément un série de reportages très intéressants sur la carrière (60 ans de cinéma) et le travail de Kurosawa.
    Le carnet de Rrose, d’Alina Reyes, est à paraître le 15 mai chez Robert Laffont.


  • Avant l’aube


    Sur la route du Tôkaidô, avec Pierre Michon
    Les Japonais avaient leur pèlerinage de poètes comme les musulmans ont celui de La Mecque ou les chrétiens les chemins de Compostelle, qu’ils appelaient la route du Tôkaidô, reliant en cinq cents kilomètres les deux capitales de Kyoto et d’Edo.
    «Ce n’est pas pour son grand rôle politique que cette route nous est connue», écrit Pierre Michon dans la belle préface au recueil de chroniques que Pierre Pachet vient de publier chez Denoël sous le titre de Loin de Paris, «mais parce que, une fois au moins dans leur vie, les lettrés se sentaient tenus d’emprunter cette route, et d’y méditer à leur façon sur chacune des cinquante-trois étapes qui la jalonnaient. Ils s’y remémoraient tel poème, y voyaient tel arbre, tel oiseau, telle auberge que leurs prédécesseurs avaient mentionnée; ils versaient à l’endroit convenu les larmes qu’un très ancien poète avait versées; il leur arrivait d’attendre longuement à une étape que le vent se mette à souffler dans la direction exacte décrite cent ans plus tôt, et qu’il emporte cette feuille de pêcher qu’il avait emportée cent ans plus tôt. Leur cœur alors se serrait sans qu’ils sachent pourquoi, disaient-ils, ils reprenaient leur bâton et allaient se serrer le cœur à l’étape suivante. Parfois même ils avaient une émotion nouvelle que les anciens n’avaient pas eue, saisissaient une conjonction inédite d’arbre et d’oiseau et de saison. Et ceux qui venaient après eux en faisaient usage.
    Cela me serre le cœur de lire ces lignes en ce moment précis d’avant l’aube, cette seule expression me rappelant le titre, Avant l’aube, d’un des recueils de carnets de L’Etat de poésie de Georges Haldas.
    Sur une voie de la mémoire semblable à la route du Tôkaidô, Pierre Michon se rappelle deux ou trois choses qu’il doit à Pierre Pachet, et par exemple de lui avoir commenté un fragment d’Héraclite et de lui avoir appris à reconnaître les corneilles mantelées.
    Le fragment d’Héraclite était celui-ci:» A Priène vécut Bias, fils de Teutamès, qui avait plus de part au logos que les autres». Alors Pierre Michon de s’interroger: «Est-ce que ce Bias parlait plus justement ou véridiquement que les autres? Est-ce qu’il avait un plus grand éclat dans le discours des autres, une plus grande réputation? Est-ce que ça veut dire, demandai-je, que Bias est beau parleur ou qu’on parle bien de lui?» Et Pierre Pachet de répondre: «Non, non, c’est sûrement autre chose. Héraclite n’aurait pas déplacé son gros cul pour si peu».
    Notre Tôkaidô est l’univers. A Tokyo les oiseaux m’ont conduit dans le jardin public où pleurait le vieil homme de l'inoubliable Vivre de Kurosawa, des chèvres m’ont rappelé dans les Langhe l’âcre odeur de certaines pages de Travailler fatigue de Pavese, à Sils-Maria mon cœur s’est serré le long du lac de cristal dont les eaux m’ont rappelé La montagne magique, à Soglio m’est revenue la voix grave de Pierre Jean Jouve, et de station en station ainsi je pourrais refaire à l’instant ma route du Tôkaidô sans me bouger le fondement plus qu’Héraclite. Ainsi le Tôkaidô est-il le chemin de nos Riches Heures, et tous les possibles se concentrent en celle-ci, d’avant l’aube…

  • Lectures ferroviaires (2)


    Villa Amalia, paradis précaire
    L’intercity à deux étages glissait du sud au nord à travers un décor de petits jardins assoupis et de roseaux et de canaux – c’était la région de Bienne où Robert Walser a tant flâné -, tandis que la protagoniste de Villa Amalia, passant par Bienne elle aussi, s’en allait maintenant vers les Grisons et l’Engadine, le lac de Côme et, plein sud, jusqu’à Naples et l’île d’Ischia…
    Lorsque j’ai changé de train à Olten, cette ville industrielle dont on ne voit de la gare que des entrepôts et des câbles, Eliane Hidelstein, alias Ann Hidden, avait déjà avoué à son ami homo Georges, à qui elle avait fait croire d’abord qu’elle partait pour le Maroc et le désert , que non : qu’elle se trouvait à l’instant à Ischia où il lui semblait tout reconnaître et être reconnue de tous. Après quoi, mon train suivant se dirigeant vers l’Engadine, Ann remontait en Bretagne chez sa mère impossible et retrouvait, pour tout en liquider, sa maison de Paris et l’homme qu’elle avait largué pour sa trahison et « tout le reste », qui lui chialerait dans le gilet en ne parlant que de lui et lui proposerait de lui payer un psy pour l’«’aider »…
    Or Anne Hidden, qui deviendra l’Anna de la villa Amalia, longue maison jaune au toit bleu qui surplombe la mer et dont elle fera son paradis de quelque temps, n’a pas besoin d’être aidée mais seulement de se retrouver, elle, que son père a abandonnée petite tout en lui léguant la passion de la musique, entretenue chez elle jusqu’au génie.
    C’est donc l’histoire d’une rupture radicale (Ann Hidden tirant prétexte de l’infidélité du médiocre Thomas pour tout bazarder de leur vie passée) que raconte Pascal Quignard dans Villa Amalia, roman très elliptique, à fines touches hypersensibles, qui se déroule un peu comme un film mental tout en donnant, aux lieux nommés et aux moments les plus denses, un relief d’une saisissante présence. Le lecteur brûle ainsi de découvrir à son tour les bords de l’Yonne à Teilly ou tel petit port de l’île d’Ischia, sans parler de la terrasse de la villa Amalia.
    Il en va finalement de la possibilité d’une île de liberté créatrice et de plus justes relations entre les gens, de reconnaissance mutuelle et de passion partagée pour cela simplement qui est ou pour la musique plus précisément dans le vertige de laquelle se perdre et se retrouver. Cela s’effiloche un peu sur la fin, mais on dirait alors que l’auteur, s’en tenant à une possibilité de roman, en laisse la conclusion à chacun. Ainsi ce beau livre module-t-il une sorte de rêverie esthétique, ponctuée de vues profondes sur la vie ou la musique, parfois cédant à certaine préciosité ou certaine solennité sentencieuse, mais laissant une trace délicate, en fort contraste avec les platitudes et la vulgarité au goût du jour.
    Le paradis de Villa Amalia reste évidemment précaire, sans relever pour autant de la chimère trop dérisoire : une cacahuète avalée de travers suffit à en ruiner l’harmonie apparente en coûtant la vie à une enfant qui semblait à vrai dire vouée à un destin bref, mais la musique rejaillit comme Anna rebondit au gré de ce qui pulse et danse en elle, comme pulse et danse l’écriture de l’auteur…

    Citations notées sur les tablettes du train :
    « L’air de Paris sentait son odeur si particulière, putréfiée, charcutière, mazoutée, épouvantable ».
    « C’était une femme entièrement à sa faim, à son chant, à sa marche, à sa passion, à sa nage, à son destin ».
    « Il y a une extrême tendresse répugnante, excessive, malodorante, osseuse, chez les vieilles gens».
    « Ceux qui ne sont pas dignes de nous ne nous sont pas fidèles ».
    « Le chagrin est plus ancien et presque plus pur en nous que la beauté »
    « C’était une petite enfant dont le visage était la nostalgie même ».
    « Les œuvres inventent l’auteur qu’il leur faut et construisent la biographie qui convient ».
    « Cela sentait la pluie, la laine mouillée, la craie, la poussière, l’encre fade, la transpiration très aigre des jeunes garçons ».
    « En vieillissant je suis devenue butineuse ».

    Pascal Quignard. Villa Amalia. Gallimard, 297p.

  • Au jour le jour

    Notes à la volée

    A la fois passionné et constamment exaspéré par le personnage, et presque chaque phrase de Céline. Le type du hâbleur celte. Celui qui la ramène. Le mec. L’homme à qui on ne la fait pas. Le cynique. Picaro trouillard. Un peu tout ça.

    ***

    En resongeant à ce que me disait Nancy Huston à propos de Tzvetan Todorov et de ses rapports avec son enfant, je me dis que le sens est donné à notre vie par l’attention et le souci qu’on lui consacre. Elle voyait cet homme tout faire pour l’enfant dont la mère était absente. De la même façon, la relation entre ma bonne amie et moi s’est énormément consolidée par l’attention respective que nous avons consacrée à nos filles, jusqu’à maintenant.

    ***

    Celui qui n’a plus de goût pour la vie. Celle qui se fixe des programmes. Ceux qui se taisent.

    ***

    Evoquant la «contemplation du temps» à laquelle s’est livré Proust, Edmond Jaloux écrit «qu’on voit aussi à quel point nos sentiments sont, en quelque sorte, des mythes créés par nous-mêmes pour nous aider à vivre, des heures de grâce accordée à notre insatiabilité affectueuse, mais des heures qui n’ont pas de lendemain, puisqu’il nous est parfois impossible de comprendre, quand le vertige que nous communique un être est terminé, de quoi était fait ce vertige».

    Cela me fait penser à mes anciens amis, que je tiens pour morts parce qu’ils se sont comportés, avec moi, comme des morts, ou plus exactement: de façon moins vivante que des morts, car mes morts, mon père, Reynald, Edouard, ma mère, mes chers morts, eux, vivent.

    ***

    Le samedi soir à la télévision, symbole de la complète stupidité.

    ***

    En songeant à la notion d’engagement, par rapport à ce que je voudrais dire du soutien des intellectuels et des artistes à la cause des requérants d’asile déboutés, je me dis que l’engagement strictement politique, au sens de la gauche opposée à la droite, est aujourd’hui dépassé ou insuffisant. J’ai vu quel alibi il pouvait constituer pour des médiocres en mal de pouvoir et pour des ratés se repliant sur ce fonds de commerce. La bonne conscience se sera par ailleurs accommodée de causes indéfendables, du régime cubain aux dictatures africaines de tout acabit, entre tant d’autres.
    L’engagement est avant tout, me semble-t-il, une affaire d’hominisation ou d’humanisation et de civilisation, au sens d’une avancée progressive de ce qu’il y a de meilleur en l’homme. Or certains auteurs et artistes, qu’on pourrait dire de droite, ont parfois été plus engagés dans cette voie de l’hominisation et de la civilisation que des auteurs présumés de gauche – je pense à Proust et à Flaubert. Par ailleurs, des auteurs tels que Shakespeare ou Goethe étaient-ils de gauche ou de droite? Il semble décidément incongru, ne serait-ce que de poser la question. A ce propos, un John Cowper Powys a bien montré en quoi la littérature témoignait de ce qu’on pourrait appeler l’histoire du progrès humain, d’Abraham à Sophocle, et de Virgile à Dante, de Rabelais à Balzac.
    A propos de Sophocle, l’histoire d’Antigone me semble symboliser une fois de plus le conflit entre les «lois non écrites du cœur» et la raison d’Etat, que le débat sur l’asile réactualise; et c’est passer d’une notion trop étroite de l’engagement au sens des années 60, à celle qui me semble retrouver aujourd’hui un sens.

    ***

    A certains moments il n’y a que ça de vrai: une ligne après l’autre, une ligne après l’autre. C’est cela qui me relie à moi-même: une ligne après l’autre.

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    «Nul n’est mon rival, doit être la formule inconditionnelle». (Louis Calaferte).

    «Notre seule honorable mesure est celle de l’amour et de la compassion.». (Louis Calaferte)

    ***

    Le prof à sa fenêtre qui se demande s’il ne devrait pas manifester avec les jeunes gens qui défilent dans la rue, etc. Politiquement correcte est la bonne conscience. (De l’intellectuel suisse bon teint)

    ***

    Je me dis souvent que je vis entouré de morts, mes chers disparus, mais aussi les amis perdus et pas mal de morts-vivants qui remuent alentour, lesquels me semblent à vrai dire moins vivants que les morts qui sourient en moi.

    ***
    Ma bonne amie ne cesse de m’émouvoir. Elle est essentiellement elle-même. Elle est toujours juste. Toujours elle-même et juste.

  • Le regard de Bonnard

    Dans le TGV, ce dimanche 19 mars. – La nuit tombe sur la Bourgogne tandis que nous rentrons de Paris, où nous avons fait quelques bonnes rencontres et découvertes, L. et moi. Vendredi soir, ç’a été, pour  commencer en beauté, un entretien avec Tzvetan Todorov, à propos de son dernier livre, Les aventuriers des l’absolu. En une heure et demie, nous avons évoqué sa trajectoire personnelle et ses positions, par rapport au culte de l’art, à l’antinomie romantique  opposant création et vie quotidienne, et aux séquelles de l’esthétisme d’un Mallarmé dans la littérature française contemporaine, qui m’ont beaucoup intéressé. Tzvetan est un honnête homme, dans la meilleure acception du terme, et j’y ai repensé le lendemain en visitant la superbe exposition consacrée aux Lumières, à la Bibliothèque nationale, dont il est le commissaire.
    Ensuite il y a eu ce moment hors du temps que nous avons passé chez Monsieur Bonnard, dont la grande exposition actuelle du Musée d’art moderne n’est pourtant    pas du genre que je préfère, s’agissant de ce peintre qui m’est si cher. De fait, il y a là quantité d’immense tableaux alors que je n’en voudrais qu’un à la fois et loin de la foule.
    Or c’est à cela justement que nous convie Alain Cavalier dans le film qu’il a consacré au seul Nu dans la baignoire où Marthe semble reposer dans un sarcophage de lumière violine et mordorée. Nous en avons regardé la vidéo sur grand écran, assis par terre dans la salle bondée, tandis qu’un vieil infirme en chaise roulante maugréait que ce cinéaste, bougeant sans cesse avec sa caméra, ne savait pas filmer; et c’était amusant d’entendre l'impotent ronchon vitupérer pendant qu’Alain Cavalier continuait de caresser du regard le corps de la jeune fille et de détailler, de sa voix toute douce, la pluie d’or se répandant sur le visage à peine visible ou l’échappée qu’ouvre le rectangle tout bleu de la partie gauche du carrelage, au-dessus de la baignoire débordant des ses limites comme une mer en allée.
    Il va de soi que le filmage, pas plus que la reproduction sur papier, ne rendent l’essentiel de la peinture, et surtout chez Bonnard, qui veut qu’on la hume de tout près et qu’on détaille de l’œil, d’encore plus près, le brasillement de couleurs et sa matière si fine et si dense, si légère aussi, comme de l’écume de salive d’ange...
    Après cet enchantement radieux et mélancolique à la fois, se tasser la cloche chez Francis et finir la soirée au Tennessee en compagnie de Johnny Cash, dans le film Walk the line, ne marquait pas une rupture mais une suite ponctuée de visages et de musiques nous ramenant à cette bonne vie quotidienne que nous aimons nous aussi avec L…
    Jusqu'a ce midi, dans l’affreuse cafétéria du Salon du Livre où j’avais à rencontrer encore le Djiboutien Abdourahman Wabéri, nous restions sous le charme de Bonnard en nous demandant ce qu’il aurait rendu de cet entassement de gens fatigués autour de ces tables hideuses, dans la lumière crue et les couleurs criardes…

    Pierre Bonnard, Nu dans la baignoire, 1936-1938. Musée d'art moderne de la Ville de Paris.

  • Feuilles volantes

    Notes éparses

    L'aspiration à tout maîtriser donne le style, mais cela part d’une nuit, cela part d’un corps et d’un chaos. Tout n’est pas ordonné par la grammaire mais le corps traverse le chaos de la grammaire comme un rideau de pluie et de l’autre côté sont les chemins.

    ***

    L’une est la fraîcheur même, avec quelque chose de folâtre dans la gaîté qui me rappelle la toute petite fille radieuse qu’elle a été. La voir faire la folle avec le chien dans la neige, derrière la fenêtre, souriant à son jeu comme si elle avait sept ans, me touche aux larmes. L’autre est plus lente et plus lancinante, plus sentimentale, plus ardente et plus démunie. Elle a pleuré, elle pleure et elle pleurera.

    ***

     

    medium_Rodgers16.2.jpg  Festen est le grand film de la transgression d’un secret de famille, qui débouche à la fois sur la purification et la fraternité. J’ai rarement été aussi poigné par une situation exposée au cinéma, et la façon de la présenter m’a conforté dans ma propre détermination de tout dire. C’est simplement l’histoire du gosse qui dit tout haut ce que les autres savent mais préfèrent ignorer. En l’occurrence, il ne s’agit pas d’un gosse mais du fils aîné de la famille, qui choisit le speech qu’on lui demande de prononcer  à l’occasion du banquet d’anniversaire des soixante ans de son père pour évoquer, d’un ton égal, comment ledit père les violait, lui et sa soeur, laquelle s’est suicidée pour échapper à la hantise de ce souvenir. Il y a là comme un modèle de ce qu’il faut faire aujourd’hui, non du tout un modèle moral ou sociologique, mais bel et bien artistique; car c’est l’art qui m’intéresse là-dedans au premier chef, c’est à cause de l’art, de la forme, de la beauté de tout ça, de l’émotion, de l’énergie, de l’intensité qui se dégage de tout ça que j’ai été bouleversé, par delà la situation humaine.

    ***

    L’heureuse discipline que de penser qu’on n’est rien, et d’agir comme si de rien n’était.

    ***

    On ne devient réellement sérieux, aujourd’hui en littérature, qu’en risquant l’affrontement. Ou alors on fait des phrases. La plupart ne font que des phrases.

    ***

    Très ému à la vision de L’Intendant Sansho de Mizoguchi, merveilleux poème cinématographique dont il se dégage une profonde et tendre mélancolie, avec d’admirables portraits de femmes. C’est probablement l’un des plus beaux films que j’aie jamais vus, au double point de vue du savoir humain et de la poétique artiste.

    ***

    Le règne du plan, de l’horaire et de l’organigramme, tient lieu de nouvelle structure psychique à pas mal de gens. Mais là-dessous, quel chaos.


    medium_Aqua3.JPGPépites de mémoire
    Le raisin que nous allions grappiller dans les vignes surplombant le lac Majeur, la nuit au clair de lune, avec les hautes maisons de pierre de Scajano qui se détachaient sur le ciel, cet été de notre enfance.

    Le premier corps étreint (toute la nuit).

    Le bleu vitreux des glaciers de Grindelwald, et la face nord de l’Eiger que nous observions à la jumelle, dans laquelle se déroulait un drame, tel autre été de notre enfance.
            
    Le besoin de se perdre (dans la foule, dans la forêt, dans les caresses, dans le vin).

    Ceux qui restent froids (révélation de quelque chose, naissance de la prudence).

    Ma mère marchant dans la rue et moi séchant un cours à une terrasse: la fourmi, la cigale.

  • Le Docteur invraisemblable


    Aux bons soins réciproques
    A La Désirade, ce 25 février. - Je le consulte tous les sept ans, avec la satisfaction anticipée de le soigner autant qu’il me soigne. Je ne m’en suis avisé qu’hier en sortant de chez lui aussi gai qu’il le paraissait lui-même après trois heures d’entretien délirant (ses patients se livraient à divers jeux dans la salle d’attente), mais il incarne en somme la réplique vivante du Docteur Invraisemblable de Ramon Gomez de La Serna, avec des traits particuliers qui ne sont évidemment qu’à lui.
    D’abord du fait qu’il est Batave d’origine et non seulement pédiatre et psychiatre mais également gemmologue et potier, chanteur de grégorien et prêtre de l’église des Vieux Catholiques. Cela surtout est important car ma mère et la mère de ma mère étaient de la même dissidence qui récuse l’infaillibilité du Pontife romain. De surcroît, nous nous sommes trouvés le goût commun du philosophe russe personnaliste Nicolas Berdiaev (surtout pour Le sens de la création) et de la langue de bœuf aux câpres, essentiellement pour la sauce vu que manger de la langue nous rebute l’un et l’autre.
    Ordinairement le Docteur Van de P. fait attendre ses patients de trois à sept heures. La ruse consiste à prendre rendez-vous avant l'aube, comme j’en avais pris la précaution hier, introduit dans son bureau tapissé de toiles abstraites ou symbolistes (tendance Carl Gustav Jung) par son assistante hindoue à grands yeux de maki. Or l’attendant, je commençai de lire, et j’eus le temps de finir le petit livre de très dense poésie de notre compère de blog Christian Cottet-Emard, intitulé Le grand variable et sur lequel je reviendrai.
    Lorsque parut le Docteur, souriant de tout son regard avant de m’embrasser avec sa fougue de mystique maboul, je lui citai tout de go l’une des dernières phrases du Grand variable : «Ce qui aurait échappé à n’importe quel promeneur prend un tout autre relief pour moi qui connais un peu la stratégie frénétique et silencieuse des plantes, des fleurs et des arbres ». Et le Docteur me regardant fixement de répondre aussitôt : « Vous vous portez comme la Fleur du Flamboyant, à cela près que vous manquez un poil de fer et d’huile de poisson. Mais racontez-moi donc ces sept dernières années… »

    Tout le temps que je lui parle du monde tel qu’il va et ne va pas et tel que je le vois et le vis, en regardant tantôt le pèse-bébé et tantôt le grand livre intitulé Le Temple de l’Homme posé sur son bureau, le Docteur prend des notes fébriles en me lançant avec reconnaissance : « Vous m’aidez, Seigneur, vous m’aidez beaucoup ! ». Puis de me recommander soudain de mieux respirer, tout en s’allongeant à plat ventre sur son lit de consultation pour me montrer sa méthode, de danser un peu en tourniquant comme un derviche, puis de m’inviter à prononcer avec lui un long OM en faisant monter le double son de nos voix de notre double tréfonds d'entrailles.
    Des trois heures que nous venons de passer ensemble, tandis que ses patients patientent, je sais que nous sortirons tout à l’heure régénérés. L’Avenir du Monde nous inquiète tous deux gravement. L’Asile de Fous des arènes médiatiques nous inspire des propos vifs. Nous chantons une fois de plus le Chaos divin tout en déplorant le gâchis mortifère de la Structure et de ses plans de guerre. Il m’offre une fiole de gélules d’huile de poisson en me recommandant plutôt d’aller pêcher en altitude. Je lui promets ma prochaine aquarelle à l’eau de glacier. Sur quoi nous nous quittons guéris pour sept ans…

    Ramon Gomez de La Serna. Le Docteur invraisemblable. Ivrea, 1984.



     

  • Bonnard et Bernanos


    De la douceur et de la douleur
    Le mot de douceur me venant par le nom de Bonnard me ramène au premier chapitre de Monsieur Ouine dont le peintre aurait pu dire tout le mystère, de la sieste de Monsieur Steeny, entre la Miss et sa Mère, à tout ce qui est ensuite évoqué de l’origine de la douceur de celle-ci, mêlée à la conscience tôt éveillée de la douleur.
    Le mystère est omniprésent chez Bonnard, consubstantiel à la vie même dont les éléments ne sont jamais noyés dans la pure couleur (ma réticence à l’égard des Nymphéas de Monet et de toute l’abstraction lyrique ensuite) car le dessin reste net et l’objet, l’objet cher à Cézanne mais ici vu et dit tout autrement, avec un abandon et des effusions de père de famille très nombreuse ou d’Eternel en retraite fumant sa clope en regardant sa terre « qui est parfois si jolie » non sans se rappeler l’affreuse mélancolie des enterrements d’enfants…
    Douceur, douceur, douleur, douleur, petit rongeur, notre cœur est un « petit serviteur trop fragile » mais même après la mort d’un père aimé et d’un époux gazé le 28 décembre 1916 le petit castor s’active là-bas dans la rivière où se baignent Michelle et  Monsieur Steeny son fils, alias Philippe, fils de l'autre Philippe - le petit rongeur obstiné grignoteur de secondes et de minutes et de siècles  dont le peintre dessine les papattes en pensant à tout autre chose, les yeux perdus dans les cent mille bleus de ce jour