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Carnets de La Désirade - Page 4

  • En ce moment précis

    La formule de Buzzati

    Ne parvenant pas à remettre la main sur mon exemplaire, sûrement prêté et non rendu d’En ce moment précis de Dino Buzzati, j’en reviens à la version italienne et me relis ce premier fragment intitulé LA FORMULE que je traduis à la diable : « De qui as-tu peur, imbécile ? De la postérité peut-être ? Alors qu’il te suffirait tout simplement de cela : être toi-même, avec toutes les stupidités que cela suppose, mais authentique, indiscutable. La sincérité absolue serait, en soi, un tel document ! Qui pourrait t’opposer la moindre objection ? Voici l’homme, un parmi tant d’autres, mais un homme. Et pour l’éternité les autres, interdits, seraient contraints d'en tenir compte".
    Oui c’est cela que je ressens en lisant les auteurs qui comptent réellement pour moi : tel fut cet individu en ce moment précis, il se nommait Blaise, Umberto, Thomas, Vassily, Stanislaw Ignacy, Flannery, Charles-Albert, Marcel, Dino, et tels ils me parlent d'une seule multiple voix. 

  • Jaune blanc bleu


    A La Désirade, ce lundi 29 août.

    Il n’y a rien de plus triste, me semble-t-il, que de constater que non seulement une découverte qu’on vient de faire ne peut pas être partagée, mais qu’on n’en veut pas: que nous dérangeons en la proposant, à croire que notre ferveur a quelque chose de suspect.

    A l’inverse, l’étincelle qu’on fait s’allumer soudain dans un œil ou un esprit, ou le tilt que vient de provoquer un interlocuteur sont de ces moments qui nous justifient d’une manière ou de l’autre, et voilà ce qui vient de m’arriver, après lecture d’une page de Charles Dantzig consacrée au genre Machin, en ouvrant un livre que je possédais depuis mai 1991 et que je n’avais jamais ouvert, intitulé Jaune bleu blanc et signé Valéry Larbaud. 
    Je suis au regret de déclarer que ce livre, 259e numéro de la collection L’Imaginaire, se casse à l’instant où on l’ouvre. Cela rappelle que la colle miracle qui exclut aujourd’hui pareil Drame n’existait pas en 1991. Mais j’ouvre donc ce livre au chapitre intitulé Rldasedlrad les dlcmhypbff et tout aussitôt je suis ravi : cela sent bon la littérature. Ce titre est celui qu’un journal de Paris a prêté à une nouvelle de Larbaud, dont on comprend qu’il résulte d’une erreur de typographie. Mais Larbaud y voit un signe, et c’est le départ d’une divagation tout à fait épatante, comme ce livre en contient visiblement des pages et des pages qui vont m’accompagner ces prochains jours... 

  • Acide sulfurique non sulfureux

    A La Désirade, ce 25 août (soir)

    Il n’y a finalement rien, mais vraiment rien de répréhensible, ni rien même de provocateur dans le dernier livre d’Amélie Nothomb, que je viens d’achever ce soir avec la conviction que c’est, malgré sa brièveté et sa façon de ne toucher à des choses graves qu’en passant et comme avec désinvolture, l’un de ses livres les plus intéressants et les plus stimulants pour la réflexion critique, s’agissant d’une perversion majeure de l’époque annoncée par la première phrase : « Vint le moment où la souffrance des autres de leur suffit plus : il leur en fallut le spectacle ».
    Imaginer qu’un camp de concentration puisse être organisé à des fins de divertissement grand public, dont les détenus seraient effectivement envoyés à la mort pour corser le jeu, n’est qu’une façon de pousser à bout la logique du voyeurisme et du vampirisme existentiel qui fonde les trouvailles de plus en plus carabinées de la télé-poubelle, sans même aller jusqu’aux exécutions à fins de jouissance sexuelle qui se filment clandestinement dans les snuff-movies.
    Amélie Nothomb ne peut être accusée de manquer de respect aux victimes réelles des camps : elle faufile une réflexion sur le thème de l’abjection absolue en animant des personnages qui ne sont ni des idées désincarnées ni des marionnettes donneuses de leçons, mais des sortes de figures théâtrales, un peu comme chez Anouilh, des masques mais aux traits imitant la vie à s’y méprendre, et dont le dialogue pousse à la discussion.
    En abordant, sans peser, le thème du dégoût lié à la mise en spectacle de la pseudo-intimité, comme on l’a vu dans le Loft, ou les jeux de vile rivalité, plus encore ici la souffrance infligée sous l’œil des caméras, la romancière montre à la fois l’ambiguïté, voire l’hypocrisie de nos réactions, et notamment dans les médias commentant gravement la bassesse de ces entreprises en ne cessant de s’en repaître très moralement, comme ceux qui s’exclament au point culminant du livre où la protagoniste pure et belle va se trouver sacrifiée par le vote même des téléspectateurs la désignant à l’exécution : « Quand je vois ça, je suis content de ne pas avoir la télévision ! »
    Il y a de la moraliste, mais pas vraiment du genre lénifiant, chez cette observatrice assez retorse de la fausse vertu et de toutes les formes de mauvaise foi, qui n’est pas du tout cynique pour autant. Chère Amélie qui écrit cette suite de phrases au moment où son héroïne croit vivre ses derniers instants : « Elle décida de se rappeler ce qu’elle avait aimé dans la vie. Elle se repassa les musiques qu’elle préférait, l’odeur délicate des œillets, le goût du poivre gris, le champagne, le pain frais, les beaux moments avec les êtres chers, l’air après la pluie, sa robe bleue, les meilleurs livres (…) Elle pensa aussi qu’elle avait tant aimé les matins »…
    J’aime vraiment beaucoup cette phrase : « Elle pensa aussi qu’elle avant tant aimé les matins ». Et ce drôle de livre irradie d’ailleurs une espèce de beauté nette et de confiance en la dignité humaine, malgré les horreurs qu'il évoque...

  • Hommage à Horst Tappe

    A La Désirade, ce mercredi 24 août

    Nous venions de passer à table, hier soir, avec des amis, lorsque Bernard Campiche m’a appris au téléphone la triste nouvelle de la mort de Horst Tappe, rongé par un vilain crabe dont il a été délivré dimanche dernier, dans le même hôpital du Samaritain où s’est éteint Vladimir Nabokov qu’il avait portraituré comme aucun autre, et du coup je suis allé chercher une quinzaine d’autres de ses portraits, de Lobo Antunes et de Patricia Highsmith, d’Ezra Pound et de Picasso, de Nancy Huston et de Judith Hermann, touts marqués par la même qualité de lumière et de présence, qui caractérisait le grand art de notre ami ; et plus tard, nos invités nous ayant quittés, j’ai repensé aux heures passées ensemble avec Horst depuis notre première rencontre, à Saint-Malo, puis à son domicile de Territtet, dans son logis de vieux garçon au visage embellissant quand il se sentait valorisé, où nous nous racontions nos lectures et nos pérégrinations en picolant comme il l’aimait pour s’adoucir la vie. De fait, affligé d’une difformité physique allant s’aggravant, le cher homme, quoique ne se plaignant jamais, devait souffrir de se sentir tenu à distance des femmes, même si deux d’entre elles (les jeunes historiennes de l’art Sarah Benoit et Charlotte Contesse) l’ont entouré, ces dernières années, de prévenances particulières en l’aidant à réaliser plusieurs expositions et ses deux livres consacrés à Nabokov et Kokoschka, jusqu’à la triste fin que lui a valu sa tumeur au visage.
    Certains êtres marqués dans leur chair, comme l’était aussi Flannery O’Connor avec son affreux lupus, trouvent dans leur douleur une énergie productrice de beauté, et c’est ce qui me frappe le plus dans le portraits que nous laisse Horst Tappe, au-delà de tout esthétisme de studio : c’est cette beauté intérieure, liée à l’aura de la personne, qu’il parvenait à restituer. La douceur et la gravité qui se dégagent des portraits de Nancy Huston ou de Judith Hermann, la morgue impériale de vieille tortue d’un Somerset Maugham ou le charme ravageusement mélancolique d’un Antonio Lobo Antunes, entre tant d’autres visages réellement révélés, en disent beaucoup sans doute, aussi, sur la qualité d’un artiste et d’un homme auquel, plus que le prestige des noms et des titres, la relation simple et vraie importait pour l’essentiel. Tout cela que j'ai tâché de ramasser dans cet hommage à paraître demain...

    Un portraitiste des êtres 
    Le photographe allemand Horst Tappe, dont les portraits de grands auteurs et artistes contemporains (de Nabokov, Pound, Picasso ou Kokoschka, à presque tous les Nobel de littérature) ont fait le tour du monde, est mort dimanche dernier à l’hôpital du Samaritain, à Vevey, à l’âge de 64 ans, des suites d’une cruelle maladie.
    Né en 1941 en Westphalie, Horst Tappe avait acquis les bases de son métier dans un atelier traditionnel de sa ville natale, suivi les cours de Martha Hoepffner dans l’esprit du Bauhaus, et achevé sa formation à l’Ecole de photographie de Vevey, auprès d’Oswald Ruppen. Installé à Montreux depuis 1965, il était membre de l’American Society of Magazine Photographers et collaborateur permanent de périodiques et d’éditeurs du monde entier. En Suisse romande, il était devenu, dès 1986, le photographe attitré des auteurs de Bernard Campiche.
    Passionné d’art et de littérature dès ses jeunes années, Horst Tappe avait rencontré « son » premier sujet au début des années 60, en la personne de Jean Giono. Suivirent Oskar Kokoschka, à Villeneuve, qui aimait à s’entretenir avec lui à grand renfort de « lait » (ainsi que le peintre appelait son scotch…), le mythique Ezra Pound à Rapallo, puis Vladimir Nabokov son illustre voisin montreusien, qui l’emmena sur les hauts gazons à la chasse aux papillons, et dont il réalisa une série de portraits unique au monde, déjà présentée à Montreux et Saint-Pétersbourg, en attendant d’autres escales.
    De Noël Coward posant en son castel des Avants, à Picasso torse nu et l’air d’un empereur inca, Somerset Maugham au faciès de vieux bonze à peau de lézard ou Patricia Highsmith en sa naturelle élégance d’éternelle jeune fille bohème, entre tant d’autres, Horst Tappe, captant l’aura de chacun dans ses lumière magiques, restituait à tout coup le frémissement d’une présence, évitant à la fois l’anecdote et la pose désincarnée.

    Evoquant son arrivée en Suisse romande, Horst Tappe m'avait déclaré un jour: « Après l’Allemagne d’Adenauer, si lourdement matérialiste, je me suis senti revivre au bord du Léman ! ». La reconnaissance inverse, de la part des instances culturelles vaudoises et suisses, ne lui fut guère concédée en revanche, et l’indifférence que lui manifesta notamment le Musée de l’Elysée n’est pas à l’honneur de celui-ci. Du moins trouva-t-il ces dernières années, auprès des historiennes de l’art Sarah Benoit et Charlotte Contesse, une aide précieuse pour la réalisation de livres (sur Vladimir Nabokov et Oskar Kokoschka) et d’expositions mettant en valeur ses précieuses archives, représentant environ 5000 portraits. La destinée de ce trésor reste actuellement incertaine, soumise à la décision du frère légataire du photographe. Quoi qu’il advienne, il faut espérer que le legs artistique de Horst Tappe, intéressant l’art photographique autant que les archives littéraires du XXe siècle, soit traité avec autant de respect que le photographe vouait à son art et aux êtres qu’il a « immortalisés »…

    Montreux, Musée, 35 portraits de Kokoschka. Jusqu’au 31 octobre.
    Horst Tappe. Kokoschka. Préface de Christoph Vitali. Merian Verlag, 95p.

    Cet hommage a paru dans l'édition de 24 Heures du 25 août 2005



     

     
  • Une déchirante empathie

    En lisant L'Adieu au nord de Pascale Kramer

    Il a fait ce dimanche le temps le mieux approprié à la lecture de L’Adieu au nord, le nouveau roman de Pascale Kramer , achevé dans un train fuyant le nord, précisément, et l’énorme pluie faisant déborder les rivières et les lacs, après qu’une très vieille dame, droite comme une figure de Beckett, m’eut fait remarquer qu’il n’avait jamais si bien plu cette année, soulignant ensuite que « quand il pleut il pleut » et qu’« il faut ce qu’il faut »…
    Or il se dégage, de ce dernier livre de Pascale Kramer, et plus encore que les précédents, Les vivants et Retour d’Uruguay, une sensation de malaise voluptueux, si l’on ose dire, qui relève à la fois de l’atmosphère extérieure et de la température des corps des personnages, de l’air et de la peau, de la mer et des humeurs à tout instant changeantes d’Alain, le trentenaire fou de désir à l’approche de la femme-enfant Patricia, et de tous ceux qui gravitent autour de ce couple mal parti m’évoquant ces deux amants de L’Enfer de Dante qui s’accrochent follement l’un à l’autre et s’entraînent mutuellement dans une chute à n’en plus finir.
    C’est l’histoire d’une passion confuse dont le climat rappelle celui du Coup-de-vague de Simenon, avec ce même quelque chose de moite et de sensuel, de tendre et de maladroit, de très physique et d’à fleur de peau où tout est exprimé sans un dialogue, par des gens qu’on pourrait presque dire sans langage mais dont la romancière nous fait ressentir toutes les nuances des sensations et des émotions, de la manière à la fois la plus directe et la plus diffuse, la plus crue et la plus sensible aussi. Cela se passe d’abord dans une espèce de ferme où l’on cultive le cresson, entre terre et mer, puis à Cork où le couple se casse quelque temps, au double sens du terme, enfin retour à la case départ avec un enfant à naître et la conviction croissante d’un gâchis à venir, sans que cela soit sûr.
    Rien n’est jamais sûr dans les romans de Pascale Kramer, sauf qu’on est là et que ça fait mal, surtout ce désir lancinant qu’il y a entre l’homme et la femme et tous les malentendus qui en découlent et l’exacerbent, avec pour Patricia la rage initiale d’échapper à son salaud de père et chez Alain une sorte de « tyrannie masochiste » qui le torture et le pousse à des violences insensées.
    C’est là du vrai roman qui ne veut rien prouver mais qui s’impose par sa chair même, pourrait-on dire, qui fait de chaque phrase et de chaque séquence une suite implacable d’actions, même si ce qu’on appelle l’action se réduit à pas grand-chose d’autre que la vie qui va, comme on dit. Mais quel drame, quand on y regarde de près, quelle affaire que cette guerre des âges et des sexes, quelle douleur que cette passion à n’y rien comprendre, et toute la gamme des sentiments proustiens dans ce trou du cul du monde où la pluie est si mouillée mais nous colle les uns aux autres…
    C’est une bête étrange qu’un romancier, et là ça ne fait pas de doute : Pascale Kramer, à l’instinctive et avec une croissante puissance d’expression, qui n’exclut pas ici et là quelque pesanteur, s’impose comme un véritable médium du roman, proche une fois encore du meilleur Simenon mais avec son registre tout personnel doux et dur, tendre et vrai.
    Pascale Kramer. L’Adieu au nord. Mercure de France, 227p.

  • De fulgurantes approximations

    A La Désirade, ce 21 août 2005

    Il fait nuit encore aux fenêtres de La Désirade, et silence absolu, mais ce mot d'approximation m'a soudain amené à ma table pour y jeter ces quelques propos sur la conversation que me sembe une lecture féconde, comme je la vis ces jours en revenant à tout moment au Dictionnaire égoïste de la littérature française de Charles Dantzig.

    Une bonne façon de converser, avec soi-même autant qu’avec autrui, tient à ne pas hurler en cas de désaccord. Je ne regrette pas le temps idéologisé à outrance où, lorsqu’une idée ou une position déplaisaient l’on se mettait à hurler. On s’imaginait alors faire preuve de caractère, et c’était évidemment une faiblesse d’endoctrinement. Ces discussions finissant dans les cris et parfois les pleurs, qui étaient le propre de certains groupes ou de certains individus en mal de pouvoir, m’ont vite fatigué, comme tout ce qui hurle dans l’idéologie. J’ai perdu beaucoup de supposés amis qui hurlaient dès que nous étions en désaccord. A l’inverse, mon amitié pour Charles Du Bos n’a fait que se renforcer, même si je ne le lis que rarement, mais je sais que demain je reviendrai à lui comme je reviens ces jours au Dictionnaire égoïste de la littérature française, pour converser tranquillement.
    Tranquillement ne veut pas dire sans passion. Une conversation sans opinion personnelle affirmée, ponctuée de « j’sais pas », « j’veux dire», et autres « tu vois ce que j’veux dire », est aussi assommante qu’un échange de vociférations énervées. La tranquillité est une force, comme disait l’autre scout, et c’est le terme d’approximation, dont Charles Du Bos s’est servi pour intituler la série de ses essais de lecture, qui me semble convenir le mieux à cette disposition intérieure que j’affine à la lecture de Dantzig comme, disons, à la lecture de toute pensée en mouvement.
    Nous ne lisons pas à l’instant tout à fait comme nous lirons tout à l’heure, même si nous changeons peu sur l’essentiel. Nos sentiments les plus personnels ont la finesse et la précision de rayons laser venus de je ne sais où, et je constate pour ma part que l’appareil était prêt lorsque j’avais sept ans, comme celui de Dantzig évoquant ses premières choses sues (qui lui donnaient le culot de corriger au même âge les erreurs de sa prof communiste teigneuse, genre c’est-moi-qui-sais), même si cinquante ans plus tard je me trouve souvent aussi naïf  et niaiseux à d’autres égards qu’à neuf ans et demi.
    Ce que dit Dantzig sur la poésie par exemple, de si férocement pertinent, et qui touche si juste en ce qui concerne plus précisment le culte du vague et de l'ineffable auquel s'adonne l'actuelle poésie romande,  relève à mes yeux d’une vérité fulgurante non moins qu’approximative. Je veux dire que le sentiment-laser, ou la pensée-laser, est absolument juste, pour lui à ce moment-là, comme pour moi à l’instant où ça fait tilt, mais le jugement n’en est pas moins un objet (il parle lui-même de la poésie sous l’aspect de l’objet) qu'on va regarder de tous côtés comme Cézanne la pomme ou la fesse de baigneuse, et reconsidérer au besoin, nuances à l’appui.
    La langue française est appropriée à ces clairs de la pensée, mais c’est souvent le piège des ardents obscurs ou des égomanes furieux, comme l'illustre un Marc-Edouard Nabe entre tant d'autres. Charles Dantzig n’est pas de ceux-là, qui me semble puissamment doux jusque dans ses traits les plus vifs, gentil et modeste en dépit de ses flèches de feu et de son apparente superbe. Dantzig ne craint pas de se rappeler, contre les cuistres prétendant avoir découvert Flaubert et Balzac à trois ans, que c’est La plus mignonne petite souris qui lui a valu ses premiers émois de lecteur, et qu'il a racheté le livre plus tard comme on relit le Dostoïevski de ses seize ans à quarante ans passés, pour faire des retouches à notre lecture. Toute lecture est retouche, me semble-t-il, et à n‘en plus finir. Non pour se déjuger mais pour affiner. D’approximation en approximation nous avançons ainsi dans un univers de plus en plus intéressant, il me semble, à proportion de notre curiosité relancée à chaque nouvelle rencontre.

  • Dantzig en altitude

    A La Désirade, ce samedi 20 août

    Juste en dessous du col de l’Albrunn, l’autre jour, avant de débusquer une gargantuesque marmotte au milieu des hauts gazons, je suis tombé sur deux moutons brun grave, absolument seuls dans le pierrier, qui m’ont considéré d’un air vaguement réprobateur tandis qu’une pensée me revenait à propos de ce que dit Charles Dantzig, dans son Dictionnaire égoïste de la littérature française, sur l’incompatibilité entre puritanisme et littérature, mais aussi de sa détestation de la montagne.
    Charles Dantzig dit ne pas aimer la montagne, où cela manque selon lui de cafés et de cinéma. Invité à passer une nuit à Sils-Maria au titre (si j’ai bien compris) de connaisseur de Nietzsche, il s’est laissé tirer l’oreille avant de renoncer tout à fait, en quoi il a eu tort évidemment, car à Sils-Maria, le long du lac, il eût croisé les spectres cinématographiques à outrance de La montagne magique, à un coup d’aile de la maison natale de Giacometti et de cette autre merveille qu’est le village de Soglio, sur son promontoire annonçant déjà l’Italie, où Rilke a séjourné et Jouve situé Dans les années profondes, le premier récit de La scène capitale; là aussi que Daniel Schmid  a tourné son beau film intitulé Violanta.
    Il n’y a peut-être pas de cinémas en montagne, mais il y a du Japon en Engadine et de sévères moutons aux regards de sombres pasteurs bergmaniens sur les roches livides. Or le puritanisme est ce barrage de lourde pierre, semblable à celui qui retient les eaux d’émeraude du Lago di Devero, qu’un écrivain ne peut que se sentir appelé à briser pour lâcher les bondes de ce qui bouillonne en lui, et c’est ainsi que, de Nathanaël Hawthorne à John Cowper Powys ou, au pays de Calvin, à Benjamin Constant et Jacques Chessex, le puritanisme a construit ceux-là même qui en ont fracassé la gangue. Calvin fut un écrivain autant qu’un épouvantable éteignoir, et nous pouvons jouer avec cela comme les Anglais et les Nordiques, Pasolini dans ses Lettere luterane si contradictoires ou Ramuz et ses propres antinomie de lyrique coincé.
    En ce qui me concerne, je me sens typiquement un puritain qui emmerde le puritanisme, comme les moutons sévères du col de l’Albrunn emmerdent le panurgisme prêté à leur espèce. L’horreur serait qu’il n’y ait plus de barrage, n'estce pas, et là je présume que nous nous retrouvons avec Dantzig. C’est d’ailleurs ce que je trouve de plus follement stimulant à la lecture de son livre : que tout ce qu’il dit qui me heurte, m’intrigue, me paraît d’abord extravagant (ce qu’il écrit sur Molière, contre tant de platitudes convenues auxquelles j'ai souscrit trop de fois) en appelle à des retouches de ma part, qui en susciteraient peut-être d’autres de la sienne. Ce livre est une extraordinaire conversation, comme il n’en est plus guère par les temps qui courent sauf, disons, à ces hauteurs, avec un Pietro Citati ou un Marc Fumaroli, si l’on s’en tient aux vivants.
    A son corps défendant j’ai traîné mon Dantzig à travers les forêts de mélèzes et les tourbières, sans cesser de resonger à ce qu’il dit de Morand (magnifique et nul à la fois) ou de Vialatte, de Romain Gary (à propos duquel il fait montre de tant de justesse généreuse) ou de Léautaud (notre passion commune d'une époque, lui à Montmartre et moi entre Batignolles et Butte-aux-Cailles), de Fermina Marquez ou de Montherlant dont il fait le bilan des raisons de la détestation qui le poursuit et celui des motifs de l’admirer quand même.
    Charles Dantzig admire et c'est rare, mais plus encore il fait l’éloge de la transmission, et c’est ce qui me le rend infiniment proche, quand notre époque d’atrophie répand le nouveau provincialisme dans le temps (dont parlait T.S. Eliot) qui nous fait rejeter tout ce qui nous a précédés. Nous sommes tous contemporains de Lucrèce et de Pascal, de Proust ou de Max Jacob au moment de les lire, tandis que le temps perdu dans une page insignifiante est déjà ce qu’on dit un temps mort.

  • Divagation dominicale

    A la rédaction, ce dimanche 14 août

    Damned, maudits Chinois ! me suis-je exclamé ce matin en découvrant, après avoir lancé mon Dell portable à ligne aérodynamique, que mes fichiers récents les plus précieux (mon dernier livre en chantier, mes carnets d’août 2005 et toute la matière du nouveau Passe-Muraille) s’étaient volatilisés comme par enchantement. Sur quoi, descendu en catastrophe à la rédaction de 24Heures où se situe notre base de données,  j’ai retrouvé cette matière que j’espère pouvoir, si les Chinois me l’accordent, récupérer sur mon outil volant. Mais quelle panique en attendant ! Et quel encouragement, aussi, à la fois à sécuriser à mort, et plus encore à tout écrire à la main de ma belle encre verte.
    Justement, hier, j’avais commencé de tout préparer à cet effet dans mon capharnaüm de livres et de fafs en piles, en tas, en tours, en cairns et en termitières papivores : j’avais entrepris de remplacer ma petite table de travail par une deux fois plus grande, qui n’est autre que la table du fameux Docteur César-Roux, médecin des pauvres et chirurgien-bricoleur de génie qui a donné son nom à l’une des rues les plus polluées de Lausanne et sa table à mon père-grand, lequel me l’a transmise et que j’accable d’encaustique depuis au moins 35 ans. Or donc m’étais-je dit, mon fils, désormais, tu n’écriras sur cette table plus qu’à l’encre verte avant de tout recopier à l’ordi maudit. Je ne croyais pas si bien dire : les Chinois m’avaient à l’oeil et me voici verrouillé dans ma nouvelle conviction sécuritaire.
    Aussi c’est un rappel excellent, à caractère virulemment métaphysique, de la volatilité de toute vacation terrestre et du caractère aussi fugace que vivace de nos infimes écrits quotidiens. Vassily Rozanov l’avait saisi mieux que personne, qui disait incarner la fin de la littérature en sanctifiant du même coup le moindre de ses soupirs et plus encore le moindre soupir des siens. Et voilà le résultat : plus que jamais la littérature devient une affaire privée et personnelle se transmettant d’un individu à l’autre tandis que les camions déversent leur lot quotidien de Marc Levy et de Dan Brown dans la cour des foules.


    Un autre avantage des rangements tient à cela que nous retrouvons quantité de livres que nous avions oubliée, comme cet Aller retour New York d’Henry Miller, dans la collection de la Petite Ourse de Rencontre qui a ressurgi hier soir d’un Ararat de bouquins empoussiérés et que je me suis mis tout de suite à relire. L’énergie de ce formidable bretteur ! Et le rappel d’Alfred Perlès, auquel ce livre est adressé, dont Miller dit que c’était le plus abondant épistolier des terres émergées. Du coup je me suis rappelé qu’il fallait que je fasse un signe à ma chère Asa, qui m’a toujours fait tant de réclame pour Miller, et que je reprenne mon Zambèze d’échange de lettres avec l’impayable Antonin.

    Autre détail: j’ai relevé ce matin, sur le rapport quotidien des visites de ce blog, que j’avais reçu 2071 coups d’œil durant cette première quinzaine d’août, et là encore je me suis dit : gare à l’illusion : un clic et tout ça s’évapore comme neige de baleine au soleil assassin…
    N’empêche que l’on y croit n’est-ce pas, à nos messages à Dieu sait qui, entre autre bouteilles à la mer. Même de plus en plus isolés les uns des autres, ils s’envoient comme ça des signes, les humains. Notre enfant Number One nous balance d’ailleurs, ce dimanche matin, un dernier SMS de Damas. Et hier c’était l’ami Nicolas de son île grecque. Et tout à l’heure un autre texto du jeune Bruno lisant Odon von Horvath au bord du Rhin...

    Eh mais gaffe à toi, camarade : sécurise illico ces divagations, pas que l'Humanité en perde une miette !

  • Du vrai travail...

    A La Désirade, ce dimanche 7 août

    En vacances depuis hier, enfin je vais pouvoir travailler un peu sérieusement, j’entends : vivre plus avec L., écrire plus, plus lire, et peindre plus, voir plus de gens et surtout être plus attentif à tout, comme ce soir à cet inimaginable ciel gris orangé formant comme un dais chiné au-dessus d’un autre ciel à l’orient de perle reflétant sa pâleur dans les eaux du lac, là-bas au-delà des frondaisons du val suspendu.
    Le Triple concerto pour hautbois de Bach accompagne ma rêverie tandis que les nuages rougeoient un peu plus et qu’une dernière effusion d’or laiteux se répand du couchant sur tout le bassin lémanique…
    Tout à l’heure je regardais, d’un œil, le Dalaï-lama aux infos du soir (le cher homme prêche la compassion dans un stade de football de Zurich-City) en même temps que de l’autre je lisais Au secours Houellebecq revient !, petit livre vite fait et peut-être prématuré, s’agissant d’un roman que personne n’a encore eu l’heur de lire, alors même que l’auteur, Eric Naulleau, stigmatise l’éditeur et les Inrocks pour l’avant-campagne de marketing démente menée autour de la fameuse ( ?) chose à venir…
    Si je partage entièrement sa virulente critique d’un système qui tend de plus en plus à noyer la littérature dans la masse de n’importe quoi, et substituer, à l’approche attentive des livres, le battage médiatique où il n’est plus question par exemple que des goûts culinaires de l’Auteur ou de son penchant pour les chiens, au détriment de son travail, en revanche Eric Naulleau me semble un peu injuste en ce qui concerne l’apport de Houellebecq, tout de même intéressant, à tout le moins emblématique des névroses d’époque, et parfois aigu dans ses observations et plus encore par leur modulation, surtout dans Extension du domaine de la lutte. Cela étant, apparu cinquante ans plus tôt, un tel écrivain se serait fondu dans la catégorie des seconds couteaux : cela ne fait pas un pli à mes yeux, tandis qu’aujourd’hui les données conjuguées d’un creux de vague et des moyens de valoriser l’insignifiance à grands coups de publicité en fait un « auteur-phare », selon la formule aussi consacrée que débile…

    Ah mais tellement plus importants à l’instant : ces derniers feux de rouge en fusion dans le jour qui s’en va sur les ailes du hautbois - ce ciel me rappelant une fois de plus le regret de Corot sur son lit de mort, qui se reprochait de n’avoir jamais su peindre vraiment un ciel, ce qui s’appelle un vrai ciel…


  • Salamalec aux 1212



    La Désirade, 1er juillet 2005

    Il y a moins d’un mois que j’ai ouvert ce blog, dont le relevé de ce matin m’indique 1212 visiteurs, sur lesquels 819 ne se sont pointés qu’une fois. J’en conclus que plus de 300 y sont revenus, et cela me touche et m’intrigue. Qui sont-ils donc ? Qui est ce Bruno, qui est cette Soledad, qui est ce Loïc, qui est ce Greco qui m’ont gratifié d’un message ? Qui est attiré par ce mot de Littérature définissant cette communauté ? Et à quoi tout cela rime-t-il diable ?

    Il y a trois mois encore, je n’avais que vaguement entendu parler de cette nouvelle pratique du blog, que j’assimilais à la débauche de tchatche qui sévit sur le web. Je l’apprends d’ailleurs aujourd’hui : il y aurait actuellement 15 millions de blogs au monde, et comme il s’en ouvre un toutes les x secondes ça fait x fois plus, non mais c’est l’océan clapoté sur écran ces blogs de malheur !

    Pour ma part, une première expérience m’avait d’ailleurs plus ou moins échaudé après quelque temps, à l’enseigne du Forum Littérature sur Hotmail. Les échanges y étaient pourtant sympathiques, et parfois intéressants, mais à la longue on se lasse de parler à des pseudonymes, étant soi-même un personnage imaginaire – alors je m’appelais Livia et j’étais concierge à Bruxelle après une vie compliquée… et puis ces discussions virtuelles impliquent souvent des malcontents, pour ne pas dire des frustrés, qui se mettent bientôt à attaquer celui-ci ou à persifler celle-là, et voilà que ça dégénère comme une fois sur trois à l’enseigne de la République des livres de Pierre Assouline à qui, soit dit en passant, béni et maudit soit-il, je dois l’idée de ce blog.

    C’est en effet un début de conversation sur le blog littéraire de Pierre Assouline qui m’a révélé, d’un jour à l’autre, l’univers de la blogosphère, ensuite documenté par un article du Nouvel Observateur, lequel m’a fait découvrir qu’il était possible, sur le site HautEtFort, de créer son blog interactif gratos et subito.

    Mais qu’est-ce au juste qu’un blog ? A vrai dire je l’ignore quoique sachant que toute une Ethique du Blog se constitue à la vitesse de la lumière jusque chez les Bushmen de Tanzanie forestière. Pour ma part j’y vois, pour l’instant, une occasion de classer mes divers papiers et autres textes inscrits sur tablettes de cire ou de silicium et de construire une espèce d’Abbaye de Thélème virtuelle où rencontrer chacune et chacun au coin du soir. Je suis parfaitement conscient du fait que ce recoin de bibliothèque peut se volatiliser d’un instant à l’autre, et je trouve cela très bien. Jusque-là, je n’ai pas trouvé vraiment urgentissime d’ouvrir un nouveau salon où l'on glose, donc je fais plutôt dans le genre librairie de province et voilà, finalement cette manie du blog est épatante, ou quoi ?

    Yes tout est bien si l’on garde son style. On se fiche de l’instrument n’est-ce pas ? sauf que celui-ci est d’une appréciable commodité, même ne disposant que d’un mince fil tombant d’un chalet de montagne (La Désirade se situe à 1212m, ça ne s’invente pas) dans l’abîme où croupit le smog pollué.

    A l’instant je dépose une galette du bluesman Tab Benoit sur mon vieux Digital Sound et vous adresse un clin d’œil. Cela s’intitule Night Train et les voyageurs sont les bienvenus…






  • L'aube à La Désirade



    A La Désirade, ce samedi 18 juin. – L’aube ce matin était diaphane, la première lumière irisant les crêtes de Savoie de rose foncé, de plus en plus soyeux et léger sur le fond du ciel bleu laiteux ; et les mésanges d’à côté s’en venaient aux provisions du grand sac de pain sec tandis que les arbres de la forêt exultaient de chants d’oiseaux invisibles.

    Mon regard encore flottant reposait sur la surface plane du lac pur de toute présence, n’était le minuscule triangle blanc d’une voile du coté de Saint-Gingolph, mais les mouches, déjà réveillées, les connes hagardes, n’ont pas tardé à me tirer de ma rêverie…

    Du coup je me suis remis au manuscrit en chantier de mes Impressions d’un lecteur à Lausanne que je ne suis promis de remettre à la fin du mois aux éditions Payot, page 227 à l’instant, j’espère 250 demain soir et ensuite au trot final avec un doux fumet d’écurie dans les naseaux et l’affriolant projet de mon petit roman de vieilles fées dont je vais me régaler cet été.

    En attendant je viens de relever le compteur de mon blog : 328 visiteurs en quinze jours. Mais qui sont-ils donc ? Et cela fait-il autant, moins ou plus que les oiseaux de la forêt ? Il faudrait que j’invite Florence Aubenas pour qu’elle fasse le compte de ceux-ci, histoire de lui donner du vrai repos…