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  • Révélations de l'Enfant

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    V

     

                Cette aube était celle d’une nouvelle vie, nous l’avons vécue ainsi, l’Oncle Fellow et moi, pendant que Ludmila voguait encore dans sa nacelle d'anesthésie, nous l’avons ressenti dans la lumière de ce matin d’automne, tout dans l’ouverture  du ciel annonçait une vie nouvelle et nous nous taisions sans penser que le pire pourrait arriver aussi, le ciel naissait tandis que nous roulions à travers les prés, le futur oncle de l’enfant se taisait contre son habitude de personnage ouvert et disert que l’enfant, la première, appellerait plus tard l’Oncle Fellow à sa sortie de taule, lui et moi nous nous sentions portés par la montée silencieuse et radieuse à la fois de ce jour où la naissance de l’enfant se trouvait à vrai dire programmée par Opération, c’était plus sûr nous avait-on dit, nous avons aujourd’hui les moyens d’aider la nature, nous avait dit le chirurgien qui avait précisé que l’enfant naîtrait à telle heure précise, et pourtant la poésie y était, une folle poésie présidait à notre contemplation silencieuse de ce jour immense qui se levait et qui a continué de se lever à la naissance du deuxième enfant, dans une autre ville, et qui se lève tous les jours pour accueillir l’enfant qui vient.

    À ce lieu commun de l’enfant qui vient et du père croyant vivre l’Événement absolu, dès l’aube de ce jour, cependant, s’est associé cette espèce d’effroi dont je n’ai parlé à qui que ce soit sur le moment, et qui m’a saisi dès que, l’oncle Fellow et moi ayant revêtu nos tenues vertes et nos calots blancs de Martiens, nous fûmes en mesure de voir enfin l’Enfant et de le recevoir quelques instants, d’abord le Père évidemment.

    Et le Père est là, dans la plus inimaginable confusion jamais éprouvée de sa vie, le Père est là devant la Vie, et c’est la Mort qu’il voit : c’est tout de suite la Mort qu’il voit dans ce palpitant souriceau violet enrobé de cette espèce de terre chocolatée, c’est la mort possible de l’enfant s’il la lâche sur le dallage, c’est la mort assurée de l’enfant s’ils se met à la secouer pour manifester la joie qu’il éprouve depuis l’apparition de cette vie issue de leur deux vies, avec Ludmila, et des dizaines et des centaines et des milliers de vie de leurs deux généalogies, et c’est aussi sa mort à lui qu’il voit soudain lui apparaître, le Père jusque-là plus ou moins enfant demeuré, cette tête-en-l’air de père toujours à rêver plus ou moins, ce père qui n’en a pas l’air avec son air plus ou moins bohème demeuré, sans cravate et en jean délavé, voici que l’Enfant lui apparaît comme le messager de sa propre disparition, voici la première révélation de l’Enfant.

    Si la première révélation de l’Enfant me tient lieu pour ainsi dire de faire-part avant terme, je le prendrai avec tout l’humour mutique dont je suis capable en de telles circonstances, sans en parler évidemment  à Ludmila qui émerge peu à peu des vapes et n’a que faire de mes tremblements métaphysiques ou pseudos, mais surtout ressaisi, transporté par le sentiment que je deviens réel en me reconnaissant enfin mortel, ah la fameuse découverte : le Père déclaré, qui signe le récépissé de cette vie nouvelle, reconnaît enfin que ses jours sont comptés…

    On a donc reçu l’enfant des mains des soignants, comme on dit, on a donné le premier bain, comme on dit aussi, tout ce qu’on était  supposé faire, comme pour tant de gens ordinaires, a été fait au cours de cette fameuse journée après laquelle rien ne serait jamais comme avant, me suis-je dit in petto sans en parler à quiconque, tandis que l’oncle Fellow procédait à divers achats de première nécessité, comme on dit encore, selon les ordres de Ludmila dûment ressuscitée, son précieux bien serré sur son giron, l’air modestement triomphant.

    Retour à la case Réel, me dirai-je à travers les années en revivant ce matin-là. Retour aux choses de la vie. Retour aux gens ordinaires. Et cet autre matin d’automne, après tant d’années, à la veille peut-être de voir l’Enfant enfanter, c’est par le détail que je m’apprête à dénombrer les révélations de l’Enfant. Il n’y a que le détail de réel. Il n’y a de réel que le détail et la nuance. Il n’y a de réel que l’attention au détail et à la nuance qui distingue ce détail de cet autre détail. Il n’y a de poésie réelle que celle qui englobe tous les détails et les nuances avec la plus constante attention.

     

    La fin de l’éternelle matinée de l’enfant  à son premier jour fut essentiellement à sa gloire et à celle de la mère au modeste triomphe, douloureuse encore, encore un peu dans les vapes mais  au sourire d’une si émouvante beauté qu’on dirait que nul autre enfant n’est jamais venu au monde que celui-ci ;  et de fait, c’est l’évidence apparue au père et à l’oncle déjà: que l’Enfant est parfait et qu’il n’y en a point d’autre au monde. Après quoi l’enfant a été retiré à l’oncle et au père qui sont allés vaquer aux tâches de première nécessité, à commencer par l’annonce au monde entier de la naissance d’un Enfant parfait, et tout aussitôt l’enfant a perdu sa majuscule à l’annonce au monde de son prénom, et la mère s’est réveillée à qui l’on a confié son premier enfant qu’elle a mis quelques instants à identifier, se trouvant encore dans les vapes, et qu’elle a pris cependant contre elle pour entendre aussitôt ce souffle ajouté au battement qu’elle sentait en elle et qui maintenant se poursuit hors d’elle, ce souffle qu’elle perçoit à peine mais qui lui semble surpuissant, et ce battement qu’elle ne ressent plus à elle mais à l’enfant qui est là, qu’elle appelle pour la première fois par son prénom en la baptisant de larmes qu’elle ravale aussitôt non sans vérifier que personne ne la voit chialer comme une madeleine, mais elle leur a dit de la laisser tranquille un moment et maintenant c’est entre elles que ça se passe, ils ont voulu nous séparer, ils ont essayé de t’arracher à moi, ils ont manigancé mais je te tiens, elle s’accroche à son enfant dont elle se dit encore confusément que ce n’est peut-être pas le sien, puis elle rit dans ses larmes et, pour la première fois, elle voit son enfant qui est déjà bien lavée, mais par d’autres mains, tout emmaillotée mais par d’autres mains et Dieu que cela lui fait mal encore, ce couteau dans le ventre et ce buisson d’épines, et combien elle aimerait dormir encore après avoir endormi ce petit machin qui la regarde sans la regarder…

    C’est cela même que je vois, tant d’années après, en me rappelant le premier regard de l’enfant, qui me regarde sans me regarder : comme une très vieille divinité dont le nom serait Naissance. Rien de morbide n’est lié, cependant, à ce sentiment que notre enfant à traversé les millénaires avant de nous être livré ce matin, tout frais et Parfait. Rien que de stupéfiant, comme est stupéfiant ce matin le jour qui se lève.

     

    Le jour se lève et je pense, je ne sais pourquoi, aux enfants morts de Mahler. Il y a des années que je n’ai plus entendu cette lancinante litanie de mes automnes de farouche garçon de vingt ans, quand je trouvais tant d’émouvante beauté à cette mélancolie du musicien chantant ses enfants morts. Je n’avais aucune idée, de ce que peut bien être un enfant : je ne faisais attention qu’aux enfants morts en digne frère de Rimbaud. La litanie des enfants morts me remplissait d’une espèce d’aveuglante volupté, cette plainte déchirante était celle-là même de ma poésie de vingt ans, et le petit Ivan fut prié de se pencher sur le landau du premier enfant du grand Ivan, mais je n’en avais alors qu’aux enfants morts et je n’avais que faire du tribunal à venir des neveux et des nièces s’ajoutant à celui des tantes et des oncles. Le poète n’est pas fait pour la vie, me disais-je alors en ma pureté de farouche garçon de vingt ans qui verrait bientôt proliférer alentour nièces et neveux, mais pense-t-on aux nièces et aux neveux de Rimbaud, est-il d’autre beauté lancinante que celle des fœtus en bocaux de Madame Rimbaud, la poésie souffre-t-elle d’autres expositions que celle des fœtus bleus qui jamais ne deviendront Rimbaud mais que chante  un musicien au cœur mêmement mélancolique que le farouche garçon de vingt ans que j’étais alors ?

    Un nouveau jour se lève à l’instant sur le monde et je revois, tant d’années après, les gens ordinaires défiler auprès de la Mère. Ludmila les regarde sans les voir, son enfant doucement tenu contre elle, le temps de cette matinée éternelle de la présentation de l’Enfant à tous ceux qui ont été rameutés par l’oncle et le père, et le père du père et le père de l’oncle, et les mères et les tantes et toute la smala des gens ordinaires du voisinage, je vois Ludmila incarner un instant la Mère, Ludmila incarne à l’instant toutes les mères et je sens alors toute l’impatience de mes vingt ans devant ma propre mère et toutes les mères se détendre devant ce lieu commun de La mère et l’enfant dont l’émouvante beauté s’éprouve dans le silence velouté de ce nouveau jour.

    A présent tu peux y aller, que je me dis. A présent tout va trouver sa juste place dans le tableau. A présent tu nettoies tes pinceaux et tu prépares tout ton matos - et là c’est comme si c’était fait.

    (Extrait de L'Enfant prodigue, récit en chantier)

     

  • Le Don

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    … Je m’appelais encore Paquito quand j’ai connu Paulo Coelho, t’sais, l’écrivain, à l’époque il était encore rocker mais il te sortait déjà de ces pensées mystiques, tu sentais qu’il allait s’envoler celui-là, bref, juste après que Mama Lucia m’a transmis le Don, je demande à voir les mains de Paulo et là qu’est-ce que je vois, je te le donne en mille : $$$ ! Eh bien, depuis ce jour, tu me crois tu me crois pas, chaque fois que Paulo passe par chez nous: c’est $$$ ! pour sa Paquita…

    Image : Philip Seelen

  • Un rêve

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    A propos de La possibilité d'une île. Note retrouvée. 

    J’ai fait cette nuit ce rêve étrange en langue italienne, ce rêve de vraie vie révélée dans la lumière oblique. Je me trouvais dans la grande nuit italienne, revenant d’un long voyage et tout à coup je me trouvais à proximité d’une maison dont une fenêtre ouverte était restée allumée et, m’approchant, je reconnaissais la chambre que j’avais quittée je ne savais depuis combien de temps, et sur la table il y avait ce livre ouvert dont je déchiffrais ces mots en langue italienne dans la lumière oblique: «Un calendrier restreint, ponctué d’épisodes suffisants de mini-grâce (tel qu’en offrent le glissement du soleil sur les volets, ou le retrait soudain, sous l’effet d’un vent plus violent vent du Nord, d’une formation nuageuse aux contours menaçants) organise mon existence, dont la durée exacte est un paramètre indifférent».
    Sous le souffle lunaire les pages se tournaient et je lus encore «C’est l’auberge fameuse inscrite sur le livre, /Où l’on pourra manger, et dormir, et s’asseoir…», je lus encore au vol «Je n’entendais même plus ma propre respiration, et je compris alors que j’étais devenu l’espace», enfin ces derniers mots scintillèrent dans la nuit italienne: «Il existe au milieu du temps/La possibilité d’une île»…
    A mon réveil, à fleur de conscience, lorsque la mémoire est encore un obscur océan aux haleines mêlées, j’ai resongé à cet autre voyage dans cette nuit étrangère qu’a représenté pour moi la lecture de La possibilité d’une île de Michel Houellebecq, dont le son unique retentit encore en moi. Je n’ai cessé de sourire tout au long de cette lecture, avec une sorte de nostalgie anticipée qui me rappelait à tout instant l’amour que j’ai de la vie et des gens, comme aiguisé par la haine que Daniel 1 prétend nourrir pour la vie et les gens, que je voyais avec le recul de Daniel 25, de son promontoire du quarantième siècle. Tout au long de cette lecture je n’ai cessé de songer avec plus de tendresse à notre pauvre humanité mal fichue et, me rappelant nos interminables débats métaphysiques ou pseudo-métaphysiques de jeunes gens, dans la tabagie des bars, à tous les futurs qu’on aura imaginés de l’aube de l’humanité au quinzième chapitre du récit de Daniel 25 écrivant: «Parfois, la nuit, je me relève pour observer les étoiles».

    Peinture JLK. La Punta, acryl sur panneau, 1996.

  • Ceux qui ont le regard perdu

    Celui qui ouvre ce livre dans la salle d’attente de la gare et lit : « La gare dormait au fond de sa pendule » / Celle qui aime regarder ceux qui lisent / Ceux qui s’aperçoivent que leurs journées ne comptent presque plus de temps morts / Celui qui s’efforce d’échapper au monde de la fausse parole / Celle qui entend la respiration de l’auteur entre les lignes / Ceux qui se photographient dans la neige / Celui qui écoute la pluie dans les arbres / Celle qui rencontre le poète à la lisière des épicéas / Ceux qui regardent passer les nuages comme des trains endormis / Celui qui jubile de se voir dépassé par les événements / Celle qui se demande quel charme les hirondelles trouvent à ce quartier / Ceux qui se lovent dans les phrases des autres / Celui qui sue l’odeur de patate / Celle qui hume les aisselles des lutteurs / Ceux qui se donnent rendez-vous le long du canal / Celui qui n’écrit que sur des feuilles volantes / Celle qui se fait charrier par ses camarades apprentis aux douches de la fabrique de parapluies / Ceux qui ont peur des femmes esseulées / Celui qui écrit un poème dans la chambrée des fantassins crevés / Celle qui hésite à sourire au bibliothécaire argentin / Ceux qui croient entendre la mer à l’orée de la forêt d’aroles / Celui qui contemple le lac gelé depuis la fenêtre de l’autorail / Celle qui roucoule aux trépidations de sa Vespa / Ceux qui repeignent leurs contrevents en bleu ciel / Celui qui ramène une machine à écrire Olympia à son village de brousse / Celle qui aime frôler les nageurs / Ceux qui boivent de l’absinthe aux fontaines de l’arrière-pays / Celui qui se laisse conduire au ministère de l’Amour pour vérification / Celle qui appelle son dictionnaire sa Machine à Rêver / Ceux qui murmurent dans les allées des bibliothèques, etc.

  • LA rencontre

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    … Ce qui est proprement extraordinaire dans notre histoire, Jean-Amédée, qui me fait y voir un Signe du ciel, c’est qu’à nous deux, tous deux stewards et gays évangélistes, mais au service de compagnies sans rapports entre elles, moi sur les grandes lignes et toi sur le réseau intérieur, il nous ait été donné de nous rencontrer et plus : de nous reconnaître sur ce télésiège de Courchevel où rien au monde ne permettait de supposer LA rencontre...

    Image: Philip Seelen

  • Le poids du monde

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    Notes sur Peter Handke

    Je ne sais pourquoi ce qu’écrit Peter Handke me fait penser, toujours, au travail du ver à soie. A le lire je revois ma mère faufilant avant de coudre. C’est cela même quand il parle de sa mère à lui, dans Le malheur indifférent: Handke faufile. A la fin du livre il note d’ailleurs ceci qui le justifie d’avance: “Plus tard, j’écrirai sur tout cela en étant plus précis”. Or, je me sens à la fois attiré et révulsé par la douceur affectée de cette littérature si fine et si vétilleuse, qui esthétise le malheur autant qu’elle l’affronte, et ne cesse de forcer la note tout en l’atténuant. Ainsi de la naissance de la mère dans une famille de paysans nécessiteux est-elle dramatisée à l’excès: “Naître femme dans ces conditions c’est directement la mort”, pour se trouver banalisée aussitôt après: “On peut dire cependant que c’est tranquillisant: aucune peur de l’avenir en tout cas”.
    Et tout ce “travail littéraire” d’osciller entre l’effroi et son acclimatation, le cri et la glose, un récit de vie poignant et sa déconstruction simultanée, comme s’il y avait quelque chose d’inconvenant dans la simple émotion - comme si tout le tragique de la vie ne servait qu’à prendre des notes, et ces notes qu’à se tisser un cocon.

    Au bord de la dépression: ces moments où il semble qu’on ait mal à tous les objets qu’on touche.

    Ce personnage qui, après avoir touché le fond de la désolation, se met à s’intéresser passionnément au prix des choses. Il y a là comme un humour du désespoir qui me touche en ce moment précis.

    En d’autres temps j’aurais peut-être rejeté ce livre aux observations parfois si vétilleuses, qui m’évoquent des sortes de flocons sensibles à consistance de peluche, à la fois doux et glacés, et pourtant je reviens et reviens au Poids du monde de Peter Handke, comme à une méditation murmurée qui relance à tout moment la mienne, et j’ai beau me reprocher de gratter ainsi ma plaie: je vois aussi la poésie qu’il y a là-dedans, et cet exercice d’attention qui aboutit à tout instant à la cristallisation d’images ou d’idées comme sécrétées par les gestes, les postures, les mouvements les plus imperceptibles du corps ou de l’esprit, celui-là comptant autant que celui-ci et débordant sur le corps de la nature et de l’univers. On dirait en effet la conscience de l’écrivain comme à fleur de peau, dont l’écriture paraît émaner comme une buée. Le lecteur est à la fois dedans et dehors, comme passant sous ses propres fenêtres - et cette phrase buzzatienne me touche alors particulièrement: “Passer devant une fenêtre sombre derrière laquelle un ami a habité autrefois”. Ou encore: “Les voitures mortes devant la fenêtre dans la nuit”. Il y a là une douceur mélancolique dont j’aime la projection en images, et cette sensualité triste, à la limite du lâcher prise dans laquelle je suis parfois immergé moi aussi: “Un homme assis, affaissé, essaie sans cesse de se redresser pour montrer du maintien, mais chaque fois il s’affaisse de nouveau, finalement il est content comme ça”.

  • Le Maître

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    …Vous vous rappelez que la première partie de mes travaux fut orientée par la vectorielle thématique du Double, dont vous trouvez toutes les références sur mon site, et je n’ai pas besoin d’insister sur l’importance cruciale de ma rencontre avec Nietzsche, puis c’est ma découverte de la Chine, c’est le Choc, c’est la Révélation, c’est la remise en question de toute une Carrière et de toute une Œuvre par le surgissement du vide médian et du Tiers – Mademoiselle, là-bas au fond, voudriez-vous fermez la fenêtre, on ne s’entend plus…

    Image: Philip Seelen.

  • Un lecteur heureux

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    Hommage à Georges Piroué

    C’est une sorte de forêt enchantée que nous font parcourir les Mémoires d’un lecteur heureux de Georges Piroué, dans laquelle s’appellent et se répondent les innombrables voix d’une conversation à la fois intime et universelle. Peu de livres illustrent, avec autant de minutieuse attention, de marque personnelle et de qualité d’accueil, la merveille que c’est de lire et le malheur que ce serait d’en être privé. On verra dans ces pages quel grand lecteur a été Georges Piroué au fil de sa vie, mais ce n’est pas d’exploits que nous aimerions parler à propos de cet homme discret peu porté à la forfanterie, ainsi qu’il l’explique d’ailleurs tranquillement: “Je confesse volontiers mon respect pour l’exercice réussi de la précision. Penchant que je tiens des enseignements de l’école, de mes origines jurassiennes, de la méticulosité horlogère au sein de laquelle j’ai vécu et peut-être aussi du prosaïsme de ma mère qui m’a inculqué le principe de ne jamais dépasser ni ma pensée, ni ma perception des choses. Toute exaltation de quelque nature qu’elle soit a toujours été pour moi signe de mauvais goût ou de ridicule, menace de danger”.

    Cela étant, la passion de lire est d’autant plus vive chez Piroué qu’elle se concentre dans l’attention scrupuleuse et l’écoute réitérée à travers les années. C’est d’abord comme à tâtons que le lecteur-écrivain (soulignons l’importance immédiate du second terme) nous entraîne dans la selva oscura de sa mémoire confondue à une manière de soupe originelle d’où émergent, de loin en loin, tel visage ou telle silhouette, l’esquisse de tel geste annonçant toute une scène ou l’écho de telle voix préfigurant le développement de trois fois trente-trois chants.

    Les premiers paysages et les premières figures entrevus par le rêveur-lecteur (le premier terme ne sera pas moins important que le second) dans sa remémoration d’une réalité fondamentale dégagée des ténèbres par ses premières absorptions, évoquent une lande désolée où des bergers se retrouvent autour d’un feu (et bientôt l’un d’entre eux va peut-être parler, et peut-être un Tourgueniev sera-t-il là aussi pour écouter dans le clair-obscur), et se regroupent alors diverses réminiscences, comme aimantées par l’image initiale.

    Une lecture orale, par sa mère, lors d’une de ses maladies d’enfant, a-t-elle ancré au coeur de l’écrivain le souvenir de La Prairie de Biega, des Récits d’un chasseur, auquel est liée la vision nocturne (et quasi préhistorique) d’une tête de cheval, ou bien sa première lecture de la nouvelle, vers l’âge de seize ans, a-t-elle marqué la scène du sceau de sa vision d’adolescent ? Ce qui est sûr, et qui fonde le développement de toute la méditation qui suit, rassemblant d’autres souvenirs de lecture (Stevenson et son âne dans les Cévennes, les bergers de Tchekhov dans La Fortune, puis le chasseur Maupassant, la guerre, la chasse au loup), c’est que la lecture et la mémoire ont travaillé de concert à révéler la véracité (un mot que Piroué semble bien préférer au terme de vérité) de ces motifs à valeur d’archétypes en les éclairant les uns par rapport aux autres pour mieux les faire signifier.

    Ce qui émerveille et qui surprend à chaque pas dans ce parcours, c’est la remarquable liberté que Georges Piroué manifeste dans ses rapprochements, dont la pertinence découle de sa propre autobiographie de lecteur. Le voici par exemple, et avec quelle justesse affectueuse, parler de Thoreau, dont on sent que l’hyperréalisme mystique, et la langue parfaitement transparente, conviennent à sa propre nature contemplative et à son esthétique littéraire peu portée au gongorisme. Or la compréhension en profondeur de Thoreau amène Piroué à une mise en rapport lumineuse (“A travers lui Rousseau et Proust se donnent la main”) qui détermine aussitôt une double mise au point: “Avec cette différence que Rousseau n’est parvenu à son état d’ataraxie qu’après s’être obstiné à échapper à la société de son temps par l’utopie politique. Il voulait d’un réel réformé. Avec aussi, concernant Proust, la différence que celui-ci, en aiguisant ses sens, lorgnait du côté de leur utilisation à des fins artistiques. Il voulait d’un réel esthétique. Et tous deux, de manière différente, conservaient, en bons Français, des attaches avec la société, tandis que Thoreau les avait dénouées.”

    Quant à notre lecteur, c’est bien plutôt “en bon Suisse” qu’il progresse avec l’absence de préjugés ou de snobisme des ressortissants des petites nations, l’ouverture à toutes les cultures que favorise naturellement notre éducation, la modestie des terriens et la défiance envers toute rhétorique creuse. Mais son vice impuni n’est pas moins d’un lettré européen, qui le fait tutoyer Leopardi ("Giacomo, amico mio") dans une admirable lettre de reconnaissance, au double sens du terme; éclairer Tolstoï d’une lumière révélatrice, cheminer aussi à l’aise avec Henry James qu’avec Jacques Réda, Peter Handke ou Conrad, en rendant à chacun son dû et sa place.

    Nul élan à caractère métaphysique chez ce lecteur-poète qui se confesse “douteur fervent” et dit s’être fait “une religion de l’irréalité narrative”, et pourtant les pages qu’il consacre à Dostoïevski ou à Dante sont d’une pénétration spirituelle rare, de même que tout son livre est traversé par une sorte de douceur évangélique jamais sucrée, qui le porte naturellement vers les humbles et les enfants malheureux chers à son cher Dickens.

    L’homme sous le ciel, l’homme à la guerre, l’homme en amour, l’homme et la mer, ou les mères du sud selon Morante, et les Anna, les Emma, les Félicité, Julien Sorel et Lucien Rubempré, notre adolescence Roméo, notre jeunesse Hamlet, notre ultime veillée Lear, tous nos âges, nos travaux, nos grandes espérances, nos lendemains qui déchantent, words words words et salive de Joyce en marée océane, tout cela l’écrivain-lecteur le brasse et le rebrasse sans jamais perdre son fil très personnel.

    Or c’est à proportion, justement, de ce que ce livre a de très personnellement impliqué qu’à son tour le lecteur de l’heureux mémorialiste s’immerge dans les eaux profondes de sa mémoire, s’interroge et se met à “écrire les yeux fermés.” Femmes de Keller, orages de Faulkner, paysans déchirés de Ladislas Reymont et notre cher Buzatti à l’étage des cancéreux, Oblomov lu et relu sous toutes les lumières, une Vie de Rancé de plus pour se nettoyer de trop de “carton” contemporain, ou l’autre jour Par les chemins de Marcel Proust d’un certain bon Monsieur Piroué...

    Georges Piroué. Mémoires d’un lecteur heureux. L’Age d’Homme, 1998, 380pp.

    Georges Piroué est mort au début de l’année 2005.


  • Junior

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    … Ils m’ont dit que c’était un drame de l’Alcool et que je ne pouvais, moralement, m’opposer à la publication du photo-montage, vu que c’était une Bonne Cause, et ils m’ont même proposé 500 euros, mais je reste absolument convaincue, Junior, que tu n’avais rien bu ce soir-là et que si le test avait été possible tu aurais été innocenté, en plus la seule idée qu’ils aient pu foutre le feu à ce pneu après la levée de vos corps me fait très mal, comme si l’on vous avait cramés une seconde fois...

    Image: Philipe Seelen

  • Néo-impérialisme

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    … Camarades, ce que je tiens à vous dire, malgré la liquidation de notre malheureux Parti, c’est que nous restons comptables de la morale de notre jeunesse, en tout cas nous autres de l’ancienne garde de Minsk, dont l’idéal perdure dans le kolkhoze de la Bélarus, or nous nous inquiétons de l’apparition en ville de certaines boutiques, exposant certains objets sans rapport avec notre tradition d’ouvrières agricoles, il semble ainsi au conseil des Anciennes que ce thème d’une nouvelle percée impérialiste doit faire l’objet de notre premier débat, même en l’absence d'aucune représentante de la nouvelle garde, je vous propose donc de modifier l’Ordre du Jour par simple acclamation…
    Image : Philip Seelen

  • Perfo

     

     

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    … Il est évident, petit, que t'as de qui tenir, ton grand-oncle a véritablement été LE modèle de la génération de tes pères, une tronche comme ça, la coqueluche de la France profonde que tu peux pas t’imaginer, tu te figures qu’en 47, Robic a gagné la Grande Boucle sans porter un seul jour le maillot jaune, tout au finish après avoir attaqué dans la côte de Bonsecours, avec 3 min 58 s d'avance sur Fachleitner, et 10 min 17 s sur Brambilla, mais bon ça c’est de l’histoire ancienne, petit, maintenant t’oublies tout ça et tu penses qu’à la perfo, je veux te voir les tuer l’un après l’autre, tu sais ce que t’as dit Monsieur Fletcher au nom de l’équipe, t’es LE tueur de la Marque, petit…

     

    Image: Philip Seelen.

     

     

  • Maudits de luxe

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    Quand Houellebecq et BHL se la jouent ennemis publics.

    Ce devait être le « coup » de la rentrée de Teresa Cremisi, patronne des éditions Flammarion qui orchestra déjà, l’an dernier, les effets d’annonce précédant la parution de La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq. Selon la même logique marchande, une rumeur non moins affriolante annonçait cet été le retour de l’amer Michel avec un « inédit ». Des libraires, françaises et francophones ont subi de fortes pressions visant à leur faire passer de grosses commandes avant de pouvoir juger de l’objet. Or en quoi consiste celui-ci ?
    Ennemis publics, le titre de l’ouvrage, constitué de 29 lettres échangées entre janvier et juillet 2008, annonce la couleur. Michel Houellebecq en est l’inspirateur, selon lequel lui et BHL, qui n’auraient rien d’autre en commun, seraient tous deux les victimes d’une « meute » les poursuivant de sa haine.
    L’entrée en matière est quasi burlesque: Houellebecq, dans une première lettre, fait ainsi le portrait de BHL en « spécialiste des coups foireux et des pantalonnades médiatiques », baignant dès son enfance « dans une richesse obscène », incarnant par excellence la « gauche-caviar ». Et de préciser : « Philosophe sans pensée, mais non sans relations, vous êtes en outre l’auteur du film le plus ridicule de l’histoire du cinéma ». Dans la foulée, Houellebecq se présente lui-même comme « nihiliste, réactionnaire, cynique, raciste et misogyne honteux », concluant en ces termes non moins accablants : « Fondamentalement, je ne suis qu’un beauf », doublé d’un « auteur plat, sans style »…
    On l’aura compris : cette double caricature serait celle que diffusent les ennemis de nos «maudits». Ceux-ci se sont découvert le même sort affreux « au restaurant ». D’où le besoin de répondre à la grave question : « Pourquoi tant de haine ? » Et BHL, milliardaire affligé, d’évoquer, avec le millionnaire Houellebecq, la cohorte des lynchés de génie qui les ont précédés, de Baudelaire (sic) à Ezra Pound…
    Pourtant cet échange, soyons juste, ne va pas s’en tenir à ces lamentations évidemment infondées - la meute se réduisant de fait à une poigné de critiques parisiens qui ont le front de ne pas reconnaître l’incommensurable talent des duettistes, tel un Pierre Assouline, qualifié par l’élégant Houellebecq de « ténia ». Autant Houellebecq que BHL ont des choses parfois intéressantes à dire. Qu’ils parlent de leurs pères respectifs (l’alpiniste ronchon de Michel, et l’affairiste froid de BHL), de morale politique (Michel le cynique et BHL le vertueux) de ce qui les passionne réellement ou leur tient lieu de credo « philosophique »: chacun, en écrivain « tripal » pour Houellebecq, ou en intellectuel plus structuré pour BHL, dépasse parfois le papotage convenu ou le plaidoyer pro domo. Mais tout cela fait-il un vrai livre ? Le lecteur appréciera…
    Michel Houellebecq, Bernard-Henri Lévy, Ennemis publics. Flammarion/Grasset, 332p.

    La marque du faux

    Les correspondances d’écrivains constituent parfois de précieux documents, où les auteurs se « lâchent » et se révèlent en vérité. Il n’est que de citer celles de Flaubert et de Georges Sand, ou du même Flaubert et de Maupassant. Michel Houellebecq se réclame d’ailleurs des virtualités du genre, dans la perspective d’une « littérature de l’aveu », pour engager Bernard-Henry Lévy dans le présent échange. Or celui-ci est d’emblée faussé par le caractère artificiel de la démarche. Si leur susceptibilité de présumé génies insuffisamment reconnus rapproche les deux personnages, on les sent peu complices, surtout affairés à poser pour le lecteur déjà « programmé ».
    Les débuts sont comiques de vanité, entre le teigneux Michel et le pompeux BHL, mais leurs divergences profondes (de tempérament autant que de posture intellectuelle) donne plus de relief aux quelques lettres sonnant moins faux. On vérifiera, dans la foulée, le délabrement de la pensée de Michel Houellebecq, et la veulerie que module sa langue même, tout en appréciant ce qui fait la qualité de ses romans : sa perception à la fois « végétative » et suraiguë, et son humour tordu de fils de personne sans descendance. A ses côtés, BHL a tout de même plus de tenue, plus d’intelligence et de cohérence dans ses propos, malgré cette suffisance guindée (il est sûr d’être un bon romancier et un modèle d’intellectuel engagé…) qui nous gâche ses meilleures observations, notamment sur Lucrèce ou La visite la vieille dame de Dürrenmatt.
    Egalement nuls dans certains jugements (par exemple sur la Russie), nos deux coqs en pâte ont-ils enfin mérité en quoi que ce soit l’appellation d’« ennemis publics » ? A vrai dire le public s’en fout…

    Ces articles ont paru dans l'édition de 24Heures du 13 octobre 2008.

  • Décadence

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    … A l’époque dite du parapluie bulgare on risquait encore quelque chose, j’entends : physiquement, c’était excitant et ça pouvait payer gros, ensuite de quoi les Services se sont embourgeoisés, même dans notre camp, et les recrutés ont débarqué avec des idées et mêmes des idéaux, on a vu des dissidents des deux côtés, ça devenait du kif malgré le Mur et quelques arrestations matinales mais de plus en plus rares, maintenant tout ça c’est du passé, y a plus même à faire semblant, plus de Mur, plus rien…    

    Image: Philip Seelen    

     

     

  • Nec Plus Ultra

          

     

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    … Le modèle que je vous recommande est évidemment plus cher mais il serait aussi plus conforme au standing de Monsieur De Perroy et à son goût classique pour les belles choses que réalisent évidemment le bois de palissandre importé de Bornéo autant que  les ornements et les ferrures dorées rappelant explicitement le style Empire qu’affectionnait votre époux, lequel priserait enfin, à n’en pas douter, et vous n’en disconviendrez pas, le très confortable agencement intérieur dont nous vous laissons le choix du coloris du doublage de velours tout en vous rappelant que le vert dit Panthéon, strié d’or, est prisé de nos plus fidèles clients et garant de cendres de première qualité… 

    Image: Philip Seelen      

  • Ceux qui se disent maudits

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    Celui qui de toute façon est convaincu d’en savoir plus que les autres / Celle qui cherche la domination / Ceux qui préfèrent me pas entrer en contradiction / Celui qu’insupporte les jugements préétablis du Maître / Celle qui regarde débattre les mecs avec ironie / Ceux qui ont toujours visé haut (disent-ils en baissant modestement les yeux) / Celui qui attend qu’on se soumette / Celle qui décompense en twistant dans l’espace arboré de l’Entreprise / Ceux qui puisent dans les stocks de petit matériel de l’Entreprise pour compenser l’injustice qui leur est faite de toute façon / Celui qui gère (dit-il) la contradiction qui le fait adhérer à la cause des humbles alors qu’il roule en BMW / Celle qui se demande ce que répondrait Proust à Cauet / Ceux qui dégomment le pseudo-livre d’Houellebecq/Lévy sans l’avoir ouvert / Celui qui essaie de comprendre le pourquoi de la haine que suscite Pierre Assouline / Celle qui rit tout haut dans le métro en lisant le jugement de Michel Houellebecq comparant Assouline à un ténia alors qu’il est clair à ses yeux que c’est bel et bien l’amer Michel qui hante les intestins grêles / Ceux qui ont juré qu’ils faucheraient Ennemis publics à l’Hyper U par défi / Celui qui se rappelle sa descente à ski du Mont Blanc du Tacul en compagnie du père Houellebecq ce sinistre taiseux / Celle qui traite Houellebecq de moule ressentimentale / Ceux qui se demandent s’ils ne préfèrent pas l’inculture crasse d’Houellebecq à la pontifiance autosatisfaite de Lévy / Celui qui a par hasard bien connu les pères des deux lascars et n’en a pas un souvenir impérissable (dit-il) / Celle qui va se fendre d’une chronique positive sur Ennemis publics en recopiant ce qu’en dit Marianne / Ceux qui trouvent Rosebud d’Assouline plus classe que Comédie de Lévy et que Plateforme de Houellebecq réunis / Celui que la beaufitude de Houellebecq fascine comme l’ado en liquette qui fait son record de passage de porte dans il ne sait plus quel film belge à l’entracte duquel il a foutu un pain à l’ouvreur qui palpait les nibards de sa meuf / Celle qui s’inscrit au Club des Femmes Alpinistes de Haute-Alsace / Ceux qui assistent au sublime lever du jour automnal de ce dimanche 12 octobre 2008, en la saint Wilfried, cet Anglais entré au monastère pour échapper à sa belle-mère et devenu archevêque d’York avant de rendre son âme au Seigneur en 709, etc.   

     

    Image: Philip Seelen   

     

     

     

  • Le miel et la cendre

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    Quelque temps ensuite, je ne sais, quelques années, cela n’a guère d’importance, j’ai vécu dans ce monde facile que je récusais tout en m’y éclatant, comme on disait alors.
    Tout ce temps mort je me suis éclaté, comme on disait alors, et le temps lui aussi s’est alors éclaté, dont le labyrinthe du Palais Mascotte reste aujourd’hui la parfaite image.
    Le Palais Mascotte, l’ancienne usine de traitement des déchets urbains, désaffectée et réinvestie, indéfiniment relookée, comme on disait alors, d’abord par les marginaux de la contre-culture, à cette époque-là, devenue squat et lieu modulable des expressions de toute sorte, ensuite développé aux normes nouvelles de la contre-culture devenue la culture officielle, quand les anciens squatters devinrent conseillers des managers et des acteurs de la nébuleuse culturelle avant de devenir eux-même managers et acteurs de la nébuleuse culturelle, – le Palais Mascotte me tint alors lieu de point de chute nocturne où je m’éclatais un soir sur d’eux.
    Les soirs que je passais à m’éclater au Palais Mascotte me restent à l’instant, alors même que je les croyais tissés de temps mort, le creuset le plus vivace du devenir darwinien de mon âme, ainsi que mon oncle Stanislas appelait ironiquement mes reptations existentielles. Au Palais Mascotte se concentrait tout ce que je désirais et détestais. Le théâtre expérimental du Palais Mascotte, les performances et les installations du Palais Mascotte, dans les premières années de sa réhabilitation, les soirées à n’en plus finir avec les squatters du Palais Mascotte, dans les anciens entrepôts de l’usine transformés en lieux de vie, les nuits dans les diverses fumeries et autres alcôves du Palais Mascotte, avant le développement exponentiel de ce qui deviendrait l’usine à Loisirs & Plaisirs de notre ville conjuguant Culture & Profit, les nuits sauvages de ce qu’on appellerait romantiquement le premier Palais Mascotte, avant ce qu’on appellerait lucidement sa récupération, bref le Palais Mascotte des grandes années reste, dans ma mémoire physique et métaphysique, ce lieu mythique et mutique du désir éclaté où je courais un soir sur deux pour me fondre dans le magma des bruyants, le second soir m’attendant avec sa désespérance lucide, à me purifier dans le silence de mon atelier du Vieux Quartier et à tenter de faire, sans faire, à écrire des pages que je déchirerais le lendemain et à maculer des toiles que je lacérerais le lendemain avant de courir au Palais Mascotte.
    Toutes les nuits ou presque je vivais à cent à l’heure, comme on dit, tout en gardant sur mes gesticulations les yeux ouverts du petit crevé que je restais aussi. Je m’éclatais et le petit crevé me fixait dans l’orgie des bruyants - je ne pouvais m’éclater une nuit sans ressentir le poids de ce regard scandalisé.
    Je ne faisais pourtant que vivre normalement, aux critères de l’époque, mais le petit crevé voyait là aussi du scandale. Je m’étais mis à travailler selon les normes de l’époque, tout en restant indépendant, me gardant vaguement pour La Chose ; car je rêvais, évidemment, d’écrire un roman ; d’ailleurs je l’écrivais : tous les soirs je recommençais d’écrire ce roman, que je déchirais le lendemain après ma nuit au Palais Mascotte, et le petit crevé se gaussait de ma confusion..
    Qui était le petit crevé, tellement plus sévère que mon oncle Stanislas et que tous les tribunaux réunis des gens ordinaires ? Que me reprochait-il en somme ? Quel mal faisais-je que m’éclater ? Que me voulait cet avorton teigneux ? Que je me cloître ? Que je me les coupe ? Que j’entre dans une secte de taiseux ? Que je me flagelle à journée faite ? Ou l’éclair de lucidité qui m’avait frappé une nuit, là-bas, au cœur du vacarme des bruyants, en pleine orgie de corps sans noms, dans la féerie captieuse de la mousse-party du Palais Mascotte, cette soudaine intuition-sensation physique et métaphysique d’un temps mort qu’il me semblait avoir vécu déjà, en mon enfance, cette espèce de message que m’avait envoyé le petit crevé visait-il à me scandaliser en vue de tout autre chose – de la vie peut-être, de la simple vie telle que la vivent les gens ordinaires, ainsi que je le pense ce matin d’automne ?
    Le scandale est en moi, je le sais, le scandale me rôde autour dès l’éveil, le scandale est cette espèce de faux ange qui me sourit et se rit de tout comme, au Palais Mascotte, tous tant que nous étions, faux anges de tous les sexes que nous étions, nous nous serons souris en nous éclatant avant de rire de tout. Mais saurais-je jamais démêler ma joie de l’exubérante tristesse des bruyants ?

    Il n’y a pas de temps mort, me dis-je aujourd’hui, il n’y a pas eu de temps mort, mais ce n’est qu’aujourd’hui que je puis le dire en revivant le temps que diront ces mots qui me viennent comme d’une source obscure, dans la conscience plus aigüe du scandale, à croire que le petit crevé et moi ne formons plus qu’un, mais n’est-ce pas aller plus vite que le temps ?
    Je me retrouve, les après-midi, avec Monsieur Lesage, au Rameau d’or. Donc les après-midi m’ont été rendus. J’ai beau retentir encore, parfois, du bruit de la nuit: j’ai retrouvé mes rayons de miel. Nous ne nous parlons pas tout le temps, Monsieur Lesage et moi, sauf de nos lectures et de mes peintures, où selon lui, bien plus que dans mes papiers qu’il lit de loin en loin, je suis ce que je suis.
    Sans lâcher la clope qui le tuera, selon son expression, Monsieur Lesage me signale chaque jour telle ou telle page qu’il me dit écrite pour quelques-uns, auxquels il m’assimile à ce qu’il semble, sans attendre de ma part aucune espèce d’assentiment, et c’est ce que j’aime assez chez lui : c’est qu’il me foute la paix. Monsieur Lesage se dit tantôt royaliste tchékhovien et tantôt voltairien piétiste, mais il pourrait se dire pascalien libertin que cela me chanterait tout autant, étant ce qu’il est avec sa clope et son ombrageuse passion. Somme toute, notre complexion commune tient à l’oxymore. Monsieur Lesage est un feu glacial comme je suis l'oeil blanc du cyclone.
    Ce qui me frappe dans votre peinture est qu’elle nous regarde, remarque Monsieur Lesage à chaque fois qu’il me rejoint dans mon atelier (il est seul autorisé à y pénétrer) pour écluser la fiasque de Big Jamie que je lui réserve rituellement. Vous peignez comme un manche mais il y a chez vous le don de dire ce qu’un visage veut dire, observe Monsieur Lesage sans cesser de regarder ce qui nous regarde dans les visages que je peins.
    En ce temps-là je ne peins que des visages et des corps, et je ne montre à Monsieur Lesage que les visages, mais il sait que je peins des corps, il aimerait bien les voir, je le sais, mais il ne me demande rien, en revanche il me prédit un jour, comme ça, de sa tranquille assurance, qu’un jour je ne peindrai plus que des paysages, étant entendu que mes visages aussi deviendront des paysages.

    Quelque chose m’avait été arraché avec Galia, je ne savais trop quoi, mais je me sentais amputé de quelque chose ou de quelqu’un. L’émouvante beauté perdue m’avait fait conclure à la perte de toute émouvante beauté, de sorte que je ne voyais plus qu’un simulacre de beauté, que j’appelais beauté sans y croire.
    Je savais exactement ce qu’est l’émouvante beauté, mais le sentiment de l’avoir perdue, et le ressentiment que j’en concevais, me poussait à sa dépréciation et l’époque m’y encourageait de toutes ses séductions, déployées chaque nuit au Palais Mascotte.
    Or je voyais la nullité de tout simulacre et la récusais. Des années durant, ainsi, je n’aurai fait que poursuivre ce simulacre et le nier au même instant. Des années durant je n’aurai fait que faire et défaire à la fois. Cent et mille fois j’ai recommencé ce livre qui serait, à n’en pas douter, mon livre des livres; cent et mille fois, dans mon atelier du Vieux Quartier, j’aurai fait et défait mes esquisses de visages, que je ne montrais qu’à Monsieur Lesage. Cent et mille fois, ces années-là, j’ai dit que j’aimais sans que rien ne fût vrai de ce que je disais, même si je le pensais ou croyais le penser: je prenais des corps, les peignais, les baisais et les jetais aussitôt après, je prenais et je jetais des corps comme des milliers et des millions de corps se prenaient et se jetaient en ces années-là.
    Or je n’étais pas tout mauvais, loin de là, et tout de l’époque non plus n’était pas mauvais, loin de là. Plutôt, j’hésitais à n’en plus finir. Je vivais dans l’ondoyante relativité des choses et la pluralité de ces temps-là. Je vivais dans l’aisance facile de l’époque qui jouait la difficulté. Je me traitais d’impudent mais je m’en accommodais en somme, et Monsieur Lesage s’éloignait un peu, faisant celui que tout indiffère, ayant reçu de graves nouvelles de son médecin, et le petit crevé se taisait, à croire que je l’avais bâillonné. Mais je m’efforçais de le rassurer : c’est une affaire de patience et d’obstination, mon ange, lui disais-je déjà, comme si je savais que la vie que je menais alors en préparait une autre. Mais se taisant, comme mon imaginaire oncle Stanislas, le petit crevé ne pouvait manquer de constater que j’étais en désaccord de plus en plus vif avec la vie que je vivais ; sans doute, me disais-je pour me rassurer, le petit crevé m’attendait-il quelque part sans désespérer, et Monsieur Lesage abondait en constatant ma tristesse: vous vous faites du mal, mais continuez. Et de même mon oncle Stanislas me soufflait-il de continuer, et je continuais…

    La pudeur de l’enfant est énorme, mais je lui faisais violence, et nul ne se doutait de ma douleur secrète. Alors que tout de l’époque tendait à l’exhibition, ce que j’exhibais moi-même m’était scandale, mais plus je me jugeais et plus je tendais moi aussi à l’exhibition et au scandale. Mon personnage était de plus en plus conforme à l’époque, les gens ordinaires avaient tout lieu de me prêter de mauvaises mœurs, selon leur expression, mais je me rassurais en posant à l’insaisissable, contre mon vrai sentiment. Mes écrits étaient diversement appréciés, que je jugeais tout négativement mais sans en rien dire. Je lisais tout ce qui paraissait et j’en écrivais, mais jamais je n’en étais satisfait. Je passais pour celui qui sait de quoi il parle, mais je récusais ce jugement. J’allais dans les expositions et les théâtres et j’en écrivais mais je réduisais à rien ce travail de dératé pour lequel j’étais, en ville, considéré comme tant d’autres que je tenais pour des impudents. J’écrivais en effet comme tant d’autres. Comme tant d’autres, je prenais les corps et les jetais, et comme tant d’autres je prenais les mots et les jetais.
    Tout ce qui paraissait alors, tout ce qu’on exposait alors me semblait nul et non avenu. Tout s’empile et s’annule, me disais-je. Toute cette velléité de création n’est que décréation, me répétais-je. Je lisais évidemment l’Autrichien Thomas Bernhard et je lui donnais mille fois raison. Je lisais le nihiliste Cioran et m’en régalais amèrement, sans adhérer pour autant aux pensées et aux mots que ceux-là prenaient et jetaient.
    Cependant la première lumière sur les jardins en cascades de murets en murets des anciennes vignes médiévales du Vieux Quartier, à la fenêtre de mon atelier, et l’émouvante beauté des choses et des gens, certaines matinées de ces années, me purifiait parfois de trop de sentiments mélangés. J’avais vu ma petite mère traverser la rue Centrale, en son émouvante beauté.
    Je savais en moi des clairières et des îles. Surtout je commençais de manquer de Quelqu’un dont l’émouvante beauté me manquait, et peu à peu les après-midi m’étaient revenues avec leur émouvante beauté, peu à peu m’étaient revenues des bribes de nos enfances et de nos adolescences, peu à peu me revenait l’émouvante beauté du silence dans les grands bois déserts de nos enfance et de nos adolescences.

    Il n’y a pas de temps mort : il n’y a que le scandale de ce désir de rien qui nous remplit de rien en ne faisant que nous affamer de notre faim comme la Bête inassouvie de L’Enfer de Dante, me dis-je ce matin d’automne aux grands bois dorés à la feuille tout en me remémorant ce temps où je n’avais plus faim de cette faim, ce temps de mes après-midi retrouvées que je passais à me perdre dans les grands bois en entrevoyant ici et là quelque paysage ; ce temps de grand esseulement apaisé où je n’aspirais plus qu’à cette émouvante beauté dont les beaux corps et les beaux visages, aux normes de l’époque, me semblaient de plus en plus dénués, avant de m’écœurer par leur fadeur de papier léché.
    Un rêve étrange m’en avait transmis le dégoût, où je me voyais lécher les beaux corps et les beaux visages des damnés du Palais Mascotte, longtemps après notre mort. J’avais le corps d’un chien incapable de tenir encore qui que ce fût dans mes bras, et cela me frustrait lugubrement mais je léchais les morts se dandinant sur la scène du Palais Mascotte, et leur peau de papier glacé me transmettait sa fadeur de miel avarié, tout n’était plus que fantasme, tout de la vie après la mort du Palais Mascotte n’était plus que fantasme et que cendre et peu à peu m’apparaissait cela que les corps que je léchais étaient faits du même papier au goût de miel avarié que le fantasme au goût de cendre de mon corps de chien.
    Cette fadeur moite est celle de la chair qu’on prend et qu’on jette, toute semblable à la chair sans saveur des mots qu’on prend et qu’on jette, or elle m’avait laissé ce goût de cendre aux lèvres, mais de tant manquer, à mon réveil, de l’émouvante beauté que je savais, m’y ramènerait – je le savais.

    (extrait de L’Enfant prodigue, récit en chantier)

    Peinture: Terry Rodgers.

  • Bel écrivain, beau Nobel

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    L’Académie de Stockholm couronne J.-M.G. Le Clézio, franc-tireur de la littérature française contemporaine, figure de probité en constante et féconde évolution.

     

    L’attribution du Prix Nobel de littérature à Jean-Marie Gustave le Clézio tombe bien. D’abord parce qu’elle coïncide avec la parution d’un de ses livres les plus attachants, Ritournelle de la faim, dédié à sa mère « courage » et ressuscitant une famille cosmopolite aux figures saillantes. Ensuite, et surtout, du fait que cet homme intègre, jamais inféodé à aucune idéologie, engagé très tôt dans un entreprise littéraire exigeante, mais de plus en plus ouverte au monde et accessible, incarne l’honneur de la littérature.

    Autant par ses origines que par ses pérégrinations personnelles, mais plus encore par son regard sur notre drôle de planète aux cultures « exotiques » trop souvent vilipendées, Le Clézio a toujours fait figure de franc-tireur. Reconnu dès son premier roman, Le Procès-verbal, qui manqua le Goncourt de près pour être gratifié du Prix Renaudot, le jeune romancier, proche du Nouveau Roman, se distingua d’emblée de toute école, avant que ses romans suivants, tels Le Déluge,  Terra amata et Le Livre des fuites, ne déploient une écriture de plus en plus ample et incarnée, illustrant le panthéisme d’un essai dont le titre, L’Extase matérielle, annonçait la couleur.

    Lecteur du monde

    En 1993 paraissait à Lausanne, (dans Le Passe-muraille, journal littéraire) un long inédit très révélateur consacrés aux Bibliothèques d’enfance de Le Clézio, dont le premier livre que lui révéla sa grand-mère Alice, intitulé La joie de lire, racontait l’histoire d’une pie survolant un paysage ensoleillé. « C’était une extraordinaire impression de liberté », notait l’écrivain se rappelant ce temps de guerre et son «silence si particulier aux périodes de tragédie ». Ensuite ce fut la bibliothèque du monde que l’enfant Le Clézio allait découvrir en se plongeant dans les livres de Sir Eugène Le Clézio, son arrière grand-père chef-juge à la cour suprême de Maurice et qui contenait, avec tous les Classiques, une fabuleuse collection de livres de voyages qui le marquèrent à jamais, affirmait-il.

    Voyage autour du monde, hors de soi mais aussi au tréfonds de la mémoire individuelle et collective: telle est aussi bien l’œuvre de Le Clézio en son évolution constante, rompant dans les années 80 avec une certaine manière d’époque pour investir des territoires à la fois plus vastes, à la fois « universels » et filiaux.  De fait, enrichis par une chronique familiale de plus en plus dense et contrastée, toujours frottés de fictions (l’écrivain est à la fois conteur et romancier), hantés par la révolte (rejet de la « guerre » consumériste, scandale de  l’exploitation des enfants et des cultures minoritaires, dénonciation des pollueurs et des prédateurs), les livres de Le Clézio, sur son versant solaire, déclinent également son amour de la vie et des gens, de la nature et de ses éléments primordiaux. Désert, Grand Prix Paul Morand de l’Académie française en 1980, en représente l’un des sommets.

    Pour qui ne serait jamais entré dans l’œuvre de Le Clézio, son dernier livre, Ritournelle de la faim (qui ferait un Goncourt parfait…) peut constituer  une introduction opportune. Après Le Chercheur d’or et le mémorable Révolutions, L’Africain (portrait du père) et Ourania,  jusqu’auxquels le lecteur remontera ensuite le fleuve de l’œuvre, c’est l’un des plus beaux livres d’un bel écrivain doublé d’une belle personne – un solitaire nomade qui étend la littérature française à ses périphéries francophones et au monde entier.

     

     

    LeClézio.jpg1940. Naisssance à Nice, le 13 avril. Fils d’un chirurgien britannique. Sa mère est bretonne, d’une famille émigrée à l’île Maurice au XVIIe siècle. Premier roman, à sept ans, « sur » la mer. Etudes à Nice. Enseignant aux Etats-Unis.

    1963. Le Procès-verbal. Prix Renaudot.

    1967. Service militaire en Thaïlande, comme coopérant. Expulsé pour avoir dénoncé la prostitution enfantine. Envoyé au Mexique pour finir sa période.

    1977. Spécialiste en mythologie amérindienne, il présente sa thèse en histoire. Enseigne à l’université d’Albuquerque. Vit alternativement au Mexique et en France. Innombrables voyages autour du monde.

    1964-2008. Loin de Paris et de ses intrigues, solitaire et indépendant, Le Clézio publie une quarantaine de livres, romans, essais, récits de voyages, livres pour enfants. Les plus importants : Terra amata, L’Extase matérielle, La Guerre, Le chercheur d’or, Désert, Révolutions, Ritournelle de la Faim. 

     

     

       

     

  • Blanchiment d’âme

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    Grappillé ce matin dans L’Echelle de Jacob, sous la plume de Gustave Thibon. Bon pour la route au temps des déroutes.

    "Vulgarité. - Elle consiste, disait Charles Du Bos, à traiter les âmes, les personnes, comme des choses. Ce défaut s'étend au bien comme au mal, et il est peut-être pire dans le bien que dans le mal. Les apôtres, les convertisseurs qui s'acharnent à blanchir notre âme, s'ils ne respectent pas son mystère et son secret, sont plus vulgaires encore que les êtres pervers qui cherchent à la souiller, car c'est l'amour même qu'ils prostituent. Que soit pour la faire reluire ou la salir, il ne convient pas de traiter une âme comme une paire de bottes".

    Et ceci qui n'est pas mal non plus pour un cul-terreux philosophe: "Prie avec les lèvres de la révolte, avec le souffle des démons, avec le silence du désespoir. Prier du sein de l'irréparable, attendre de Dieu sa pâture à travers les branches emmêlées de l'impossible, est-il quelque chose de plus divinement humain ? Songe à ce que serait - j'imagine l'absurde - la prière d'un damné ?"

    Gustave Thibon. L'Echelle de Jacob. Fayard, 1942.

  • Ceux qui hantent les rues basses

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    Celui qui lit debout dans les librairies / Celle qui sait tout Emily Dickinson par cœur / Ceux qui se flattent d’avoir découvert Au-dessus du volcan dans sa première édition jaune / Celui qui s’est identifié à Zorba le Grec au point de s’amputer du pouce droit / Celle qui lit la partition de Tosca dans son bain moussant biodégradable aux agents tensio-actifs non ioniques / Ceux qui compensent leur apathie sexuelle en se passant un bon vieux ZZTop plein tube dans leur ferme écolo / Celui qui sniffe les aisselles des mecs dans les tasses de Mons (Belgique) / Celle qui martèle le torse de Victor en l’appelant mon salaud mon salaud / Ceux qui prétendent qu’ils vivent dans un angle mort du Temps / Celui qui s’est inventé un passé de militant de l’ETA pour se faire accueillir chez les intellos qu’il rançonne ensuite avec méthode / Celle qui dissimule ses accointances avec l’Eglise de scientologie section Liechtenstein / Ceux qui ont fondé le Groupe de Réconfort du département Gestion de Fortunes de la Banque Nahum / Celui qui se fait masser les pieds par son neveu naturopathe hélas entiché de Le Pen / Celle qui rappelle à ses amies de la Société Gurdjieff que le Maître a prouvé son indépendance d’esprit en pénétrant à cheval dans une église catholique / Ceux qui se disent en recherche au chalet Le Joyeux Randonneur / Celui qui aimerait plastiniser le corps de son beau-père le géant chauve foudroyé dans l’exercice de sa fonction de maître-nageur à la piscine de Rivebelle / Celle qui appelle les loups à la lisière de la forêt / Ceux qui disent qu’ils vont bientôt partir pour attendrir ceux qui restent / Celui qui dit NON au nouvel esprit de l’Entreprise / Celle qui court tous les matins pieds nus dans l’Allée des Fusillés / Ceux qui sont tancés par le Doyen parce qu’ils se touchent pendant le cours de chimie de Mademoiselle Leblanc / Celui qui est fier de son manteau à col de loutre / Celle qui se rappelle la Noël où elle chantait Il est né le divin enfant et combien elle fut choquée par la remarque désobligeante de l’oncle Rupert lui reprochant un manque patent de réelle spiritualité dans l’expression en typique pasteur de mes couilles / Ceux et celles qui rêvent de revivre à l’époque de Sissi l’impératrice / Celui qui considère qu’apparaître dans un journal est plutôt déshonorant / Celle qui se demande l’impression que cela fera au village de voir son nom dans la page des morts / Ceux qui nettoient chaque matin les sols de la centrale thermique d’Uppsala / Celui qui incinère son chien Boubi en sanglotant à l’insu de ses voisins sans cœur / Celle qui se ronge les ongles en écoutant plus ou moins du Monteverdi sur Espace 2 / Ceux qui se souvient de cela que le nom de Monteverdi désigne une voiture de luxe aussi cool que la Facel-Vega / Celui qui a juré à Suzanne qu’il me lui demanderait plus jamais de le faire à l’italienne tout en restant ferme sur sa position philosophique ostensiblement transgressive inspirée par le marquis de Sade / Celle qui se demande où en est réellement question sexe son chef de file de la Section Pharmacologie de l’Institut Bayer & Bayer /  Ceux qui ont refilé la Maladie à celles qui ne s’y attendaient pas  / Celui qui estime que sa mère est trop soumise à l’évêque Ledru bien connu pour ses captations d’héritages / Celle qui cède chaque matin à son penchant pour les douceurs de la pâtisserie de la rue Monbijou / Ceux qui s’impatientent de voir se rétablir la Sainte Inquisition / Celui qui est toujours furieux / Celle qui croit que son ventre est plein d’une tumeur / Ceux qui ne supportent pas la joie des autres / Celui qui récolte la monnaie oubliée des automates / Celle qui jouit des insinuations qu’elle sème / Ceux qui redoutent les instruits / Celui qu’obsède le Complot / Celle qui ne voit que le beau côté des choses / Ceux qui observent leur voisinage au moyen de lunettes d’approche / Celui qui se dit l’Epée du Seigneur / Celle qui fait semblant de claudiquer pour qu’on la prenne en stop / Ceux qui envoient des lettres aux journaux / Celui qui ricane de tout / Celle qui ment pour ne pas décevoir / Ceux qui mutilent les animaux / Celui qui se croit remplaçable / Celle qui hume les aisselles / Ceux qui notent les numéros de plaque des automobilistes en faute / Celui qui aime nager en apnée / Celle qui joue du piano à minuit / Ceux qui  aiment voir brûler les maisons / Celui qui se flatte de  ne pas jouir / Celle qui rêve d’un Monsieur posé / Ceux qui pleurent, etc.

     

    Conversation nocturne. Aquarelle de Thierry Vernet.

     

     

  • Une émouvante beauté


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    De la suite de ces années je ne revois plus les après-midi : il n’y aura plus désormais, avec Galia, d’après-midi, je ne revois aucune de nos après-midi lorsque nous vivons ensemble et après l’avoir quittée, tout le temps de l’arrachement après m’être arrachée à elle, après avoir cassé de la vaisselle, un soir sans après-midi, je me retrouve pantelant, le soir seulement, et seul, le soir à rôder de par les rues vides et sans portes, le soir à revenir seul à mes livres ou à mon atelier ou seul à revenir à quelques amis longtemps négligés pour ne pas inquiéter Galia, qu’elle sache qu’il n’y a qu’elle et jamais l’après-midi, personne l’après-midi surtout quand elle n’est pas là, le théâtre la requiert alors, ou le cinéma, il n’y aura pas de place pour aucune hésitation, or elle me sent hésiter et c’est par là qu’elle m’attrape, que fais-tu l’après-midi ? qu’as-tu donc fait de cet après-midi ? où étais-tu pendant que je répétais ? pourquoi ne réponds-tu pas au téléphone ? viendras-tu à ma première ? qu’as-tu écrit ? où en est mon portrait ? tu me manques déjà, est-ce que je te manque ? dis-moi, qu’as-tu fait de ce foutu après-midi pendant que nous étions à répéter à la table ?
    Je les vois à la table, selon l'expression des théâtreux, ils sont à la table à préparer la pièce, et je pense : ils se prennent la tête, selon l’expression même de Galia, ils se prennent la tête autour de Laszlo à préparer la pièce alors que nous pourrions nous balader cet après-midi à ne faire que nous taire dans la lumière de l’après-midi, mais en réalité je suis moi aussi à ma chose : à ne faire que faire.
    La pièce ne se fera pas, je le sens : je le pressens, je le sais. J’entends : notre pièce, notre long métrage à nous. Leur pièce à eux : je ne sais pas, mais la nôtre: sûrement non, elle ne se fera pas. Tout me porterait à croire, évidemment, et à espérer que ce soit La Cerisaie déconstruite par Laszlo qui n’aboutisse pas, où Galia est censée jouer contre son personnage de Lioubov, selon l’intention de Laszlo tout décidé à monter la pièce contre Tchekhov. Au mieux, je pourrais espérer, « contre » Galia, qu’elle-même flanche et renonce à ce projet qui la contrarie de toute évidence depuis le début mais qu’elle a commencé à défendre en constatant ma propre réserve - c’était notre troisième semaine de cohabitation à la Datcha et l’ivresse des débuts commençait de retomber, mais bientôt j’aurai dit et répété, devant les amis de Galia, combien cette façon d’aborder Tchekhov me semblait fausse, ce qu’elle pensait évidemment elle-même sans me permettre, au demeurant, de laisser apparaître une faille entre elle et celui qui lui avait confié ce premier rôle hyper-important, selon son expression, et depuis lors toute hésitation de ma part relance un argument et bientôt une de ces controverses que nous envenimons sans nous en rendre compte, dénuées au reste du moindre rapport avec la déconstruction de Laszlo.

    Au premier regard ce fut, dans la tabagie du Caveau des arts, l’émouvante beauté de Galia qui me toucha au cœur et partout où il y a de la vie, de l’âme aux amourettes. Tout de suite cette émouvante beauté diffusa dans ces corps visibles et invisibles qu’évoquent à peu près le mot âme et le mot amourette au pluriel animal; tout de suite l’émouvante beauté de Galia m’atteignit à fleur de peau, qu’une onde lente irradia, et par la peau qui est la gaine de l’âme, au coeur de l’être, dans son creuset où gît la semence qui est sang de vie future et d’esprit ; Galia dans les fumées et le tapage du Caveau des arts : tout de suite, conduit jusque-là par son frère Sacha : tout de suite je la vis au milieu de tous les artistes avérés ou se tenant pour tels, tout de suite je la vis au milieu de personne et avec une telle intensité qu’elle vit que je la voyais et me vit la voir avec une telle émotion qu’à mon tour je la vis me voir et plus personne autour de nous, tout soudain son émotion à elle m’était apparue - mais peut-être m’illusionnais-je ? peut-être me faisais-je du cinéma ? peut être était-ce ruse de femme, je ne sais, je ne savais rien alors, à vingt ans même sonnés, de la femme en dehors de Merline qui n’était qu’une femme-enfant, ou de Milena qui n’était elle aussi qu’une femme-enfant, ou de quelques autres femmes-enfants encore, je n’étais pas documenté non plus et déjà je faisais rire Galia dans le Caveau des arts, au milieu de ses amis artistes ou prétendus tels, déjà je la faisais éclater de son rire éclatant, mais écoutez donc, mes amis, le maltchik dit ne rien savoir de la femme en tant que femme, sur laquelle il va se documenter, est-ce touchant, mais venez voir, viens par là puisque tu es artiste à tes heures, tu vois que je suis documentée, venez-venons, et toi aussi Sachenka…


    A la Datcha le disque de Fauré de notre première nuit tourne tout seul une après-midi entière: c’est le seul souvenir de cette inoubliable après-midi où nous nous retrouvons, après la désastreuse veille au soir, seuls et perdus, quand enfin nous nous sommes réellement perdus et que nous nous rappelons, en ces heures très précises de la douleur apaisée par les mots, ces heures que jamais nous ne revivrons, ces heures pour rien, nous disons-nous avec bonheur et mélancolie, ces heures qu’ont été nos heures à ne rien faire que nous aimer dans l’éblouissement des premiers jours sans heures, de la nuit à la nuit.
    C’est peut-être cela l’amour fou : c’est de se déchirer comme ça. C’est cela : ce sera tous les matins dès l’éveil dans tes cheveux mols de ton odeur, ce sera tous les soirs, ce sera de recommencer de se faire du mal et de mieux apprendre, chaque jour, à mieux se faire du mal, ah m’aimes-tu ? m’aimes-tu assez ? et comment, comment m’aimes-tu, montre-moi…
    Je devrais lui montrer chaque matin. Je ne devrais penser qu’à ça dès l’éveil. L’amour fou se reconquiert tous les matins. Nous nous sommes tourmentés hier soir une énième fois et maudits, mais elle attend à présent que je la rassure et lui répète qu’elle est tout pour moi et qu’elle sera QUELQU’UN au théâtre ou au cinéma. Or elle voit que je regimbe et du coup elle me traque jusqu’à sentir la faiblesse alors que je devrais être fort. Fort dès l’aube. Fortiche. Maciste à sa dévotion. Nous nous sommes toujours gaussés de Maciste et Rambo, Galia et moi, mais je devrais faire au moins semblant. Rouler de platonesques mécaniques et lui balancer des pains fictifs en lui jurant qu’elle est Miss Taganka.
    Cependant le coup de foudre n’a pas été qu’illusion : le coup de foudre s’est bel et bien produit dans cette cave bohème, au milieu des artistes avérés ou se la jouant et où Galia faisait elle-même l’artiste enjouée ; le coup de foudre est advenu au su et au vu de tous les amis artistes de Galia et autres traîne-patins, il s’est bel et bien produit comme un moment de théâtre ou de cinéma, mais ensuite il eût fallu ajouter du temps au temps et, à la première vie fracassée de Galia dont il ne lui restait que le petit Aliocha qui jamais ne me reconnaîtrait vraiment, il me l’avait dit les yeux dans les yeux, j'eusse dû ajouter une nouvelle vie enrichie de ma propre semence faute de quoi toute vie à trois serait impossible - et de cet après-midi, tant d’années après, je la regarde à travers les années et je la revois au milieu de ses amis musiciens et comédiens qui me voient la regarder, je la vois me regarder qui regarde ses amis plasticiens et ses amis théoriciens à la mords-moi, je la revois et son émouvante beauté continue de me déchirer : quelque chose s’est bel et bien passé, une autre vie s’est offerte quelque temps, et mille autres vies éventuelles, mais étions-nous faits pour jouer ensemble cette pièce ou ce film à ce moment-là, – aurions-nous jamais pu jouer, Galia et moi comme, des années après, je jouerais les yeux fermés avec Ludmila ?

    De Merline, en revanche, je ne me rappelle que nos après-midi : il n’y a entre nous que des après-midi à découvrir nos corps dans la claire forêt, et comme une musique de clavecin me fait croire à un jeu de poupées, et c’est cela précisément : nous jouons à la poupée avec nos corps, et Merline me raconte le Petit et le Grand Véhicule.
    Nous sillonnons l’arrière-pays en side-car, je sifflote comme le merle à sa Merline, elle me regarde par en-dessous, enveloppée dans le plaid de poil de chamelle que m’a offert ma mère-grand sévère lorsque le Président m’a offert son vieux side-car, ma mère-grand sévère s’ombragerait d’apprendre que son plaid de poil de chamelle nous servira de couche dans la forêt, mais on n’y pense pas sur le moment, Merline me regarde comme une levrette son Afghan, à la fois soumise et toute au nouveau jeu qu’elle découvre en faisant la soumise pour mieux dominer son Afghan, nous filons comme des nuages effilés dans un ciel bleu typique de cette fin des années soixante qu’on pourrait dire le début de nos années bohèmes, Merline prépare plus ou moins son bac et moi l’un écrit plus ou moins ses premiers papiers sur les livres que lit moi l’autre, mais notre vie est ailleurs, notre vraie vie est l’après-midi, je ne me sens pas plus plumassier qu’elle ne se sent bachotière, elle qui se dit en recherche et n’a de cesse de m’entraîner sur La Voie en quête de La Quête, elle qui voit partout des Signes et voudrait me faire lire Les Quatre Sens de La Vie, elle qui boit le miel de mon être en fermant les yeux, comme Galia ferme les yeux et comme toute émouvante beauté ferme les yeux quand elle se sent monter à fleur de ciel ; et nous jouons, avec Merline, sans voir passer les heures, comme nous avons joué toute notre enfance aux Oiseaux, quand elle n’était que la sœur puînée de sa sœur Laurence, ma sage camarade de catéchisme, à nous éterniser avec toute la bande du quartier, les soirées d’avant les grandes vacances. Avec Merline tout était jeu et cela pourrait durer encore. Malgré l’océan. Malgré son compagnon hindou. Malgré ses cheveux blancs teints de la couleur d’ambre de son clavecin : juste pour jouer une après-midi entière. Avec Merline nous étions faits pour couler avec le Titanic en jouant ou pour en réchapper comme en nous jouant du naufrage, comme nous nous sommes joués de tous les naufrages, elle par la musique et moi, jusqu’à cette après-midi, dans la seule présence songeuse de Ludmila.

    Or jouer, Galia en rêvait, mais Galia était trop Galia pour jouer. A la table des théâtreux Galia jouait à jouer, de même qu’elle jouait à jouer notre pièce en guettant mon jugement sur son jeu, qu’elle récusait cependant d’avance, car je n’avais pas à juger son jeu, avait-elle décidé un premier jour sans après-midi, avais-je compris sans même y penser. Dès lors qu’il n’y aurait plus d’après-midi je n’étais plus en mesure de la juger, avais-je compris sans la moindre explication.
    Tout le temps que nous avions joué sans y penser, nos premières après-midi à ne rien faire que nous aimer de toutes les façons que les amants bohèmes s’inventent à découvrir ensemble tout ce qu’ils aiment en écoutant Fauré ou Chet Baker, les souvenirs de ma famille sépia et les siens de ses aïeux boyards, nos passions croisées de Schubert et Céline ou de Soutine et Lady Day, notre paresse immense et ta tristesse si gaie, toi qui me disais que ma gaîté celait un puits de larmes, nos enfances effrayées et pareilles, au retrait d’un cœur trop sensible, notre effrayante lucidité et ta façon d’en jouer – tout ce temps-là s’était comme évaporé lorsque Galia, pour la première fois, m’avait demandé ce que je faisais de mes après-midi depuis quelque temps qu’elle travaillait à la table, me reprochant, timidement d’abord, puis avec plus d’assurance, mes hésitations et mes amis, me reprochant de trop hésiter décidément ou de ne pas acclamer assez ses amis à elle, et me revenaient alors, comme une prescience ressurgie de ce qui nous attendait en réalité, les premières réticences des objets de Galia.
    Pas touche, avaient commencé de me murmurer les objets de Galia, bas les pattes, ne vous croyez pas chez vous - mais nous étions assez ivres ce premier soir-là, non seulement émus mais assez givrés, aussi la mise en garde des objets de Galia ne m’avait guère inquiété, pourtant leur avertissement s’était bel et bien inscrit quelque part, et dès le lendemain matin, tout étourdi et repu de caresses que je fusse, la même mise en garde des objets de Galia s’était répétée, que je m’étais efforcé d’ignorer, tout à nos effusions et à la conviction que bientôt ils m’accueilleraient, comme tout à l’heure ne pouvait manquer de m’accueillir le petit Aliocha, Galia le prenant sur elle, cependant rien n’y avait fait : les objets de Galia ne m’avaient jamais accueilli depuis lors, par plus qu’Aliocha ne m’avait jamais admis dans son retrait à lui…

    (Extrait de L'Enfant prodigue, récit en chantier)

  • Ceux qui se perdent en conjectures

    Celui qui fait la gueule pendant que Madame regarde Les Experts / Celle qui est toujours en conférence / Ceux qui s’interrogent sur les mystères de la météo / Celui qui salue tous les matins le Drapeau / Celle qui parle du cash-flow de Vivendi au bar du Lutetia / Ceux qui disent que la plaine Monceau n’est plus ce qu’elle fut / Celui qui a tant aimé l’odeur des couches de ses enfants petits / Celle qui vitupère les chiens malpropres des Galeries de la Reine / Celui qui trouve que Bob Geldof a mérité le Prix Nobel de la paix / Celle qui a connu la cousine de Bob Geldof lors d’un séjour en Cornouailles / Ceux qui pensent que Bob Geldof est un Tour Operator travaillant sur l’Afrique / Celui qui prétend que Lou Reed est un meilleur poète que Jim Morrison / Celle qui a vu tous les concerts de Nico / Ceux qui ont bu des coups avec Reiser / Celui qui dit qu’il n’en a rien à foutre de l’atomisme de Démocrite / Celle qui prétend que Cauet gagne à être connu / Ceux qui se sont promis de mettre un pain sur la gueule de Cauet / Celui qui prétend que sa belle-sœur s’est tapé Poivre d’Arvor dans une boîte échangiste de Soulac-sur-mer / Celle qui se frotte au citron tous les soirs / Ceux qui écoutent Haydn les yeux fermées / Celui qui a un porte-clefs à l'effigie de James Dean / Celle qui découvre les Evangiles apocryphes et le dit à sa manucure / Ceux qui savent où se trouve l’étoile Aldébaran / Celui qui punit ses enfants d’il ne sait quoi / Celle qui mate les gens pendant la prière / Ceux qui parlent de leur Admirable Compagne, etc. 

  • Le Nom

     

    Seelen24.JPG…Les montagnes s’en foutent mais ce n’est pas une raison pour dételer, me dis-je ce matin de redevenir abeille à besicles et c’est pour elles aussi, dont je me disais à dix-huit ans qu’elles me rasaient de ne pas voir la mer, mais qui me la font voir plus vraie en vérité véritable - c’est pour elles que je reprends ce matin la montée dure et pure des mots sur la blanche page du ciel, en italien cela se dit arrampicarsi et de l’autre côté m’attend la mer qui s’en balance elle aussi, et derrière la mer le désert et derrière le désert sur le Mur: ce Nom…

    Image: Philip Seelen

  • L'espérance au coeur des ténèbres

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    La Route de Cormac McCarthy évoque, sous un ciel d’apocalypse, la survie de l’homme dans le monde dénaturé de l’hiver nucléaire.

    Il n’est pas de roman contemporain plus sombrement désolé que La Route de Cormac McCarthy, et il n’en est pas non plus qui laisse au cœur un tel sentiment de justification de la vie humaine restituée dans sa part sacrée. C’est le livre d’un visionnaire pascalien que cet extraordinaire voyage à travers une Amérique dévastée, dont les évocations de l’hiver nucléaire nous replongent dans les cercles inférieurs de L’Enfer de Dante. Comme celui-ci et son guide, un père et son petit garçon fuient à travers les territoires ravagés, les villes incendiées et pillées, avec pour espoir improbable d’atteindre les rivages de la mer, lesquels se révéleront aussi pourris que la nature contaminée.
    Cela étant, chaque nouveau pas sur ce calvaire relance la flamme d’une rédemption possible, liée à un pacte passé entre les deux protagonistes, dont la vocation affirmée est d’être « porteurs de feu ». Formule « bateau » de récit de science fiction spiritualisant ? Et manichéisme de bande dessinée que la division de l’humanité survivante en « méchants » et en « gentils » ? On pourrait le croire à rester en surface de cette road story de fin du monde sans la lire vraiment, alors que chaque page de La Route saisit au contraire le lecteur par sa puissance d’incantation et d’évocation, la lugubre beauté de son lyrisme, sa terrifiante réalité (laquelle renvoie à tout moment aux guerres sectaires et autres misères de notre actualité) et la bouleversante humanité des deux figures de l’homme et de l’enfant.
    Liés et livrés l’un à l’autre, le père et le fils se tiennent et se soutiennent au fil d’une relation constituant, dans le froid absolu et le mal régnant sous l’empire de hordes cannibales, une sorte de vestige de lumière et d’énergie vitale que seul le terme d’amour peut qualifier à vrai dire, au sens religieux autant que dans sa dimension affective. De fait, après la fuite de la mère, désespérée et refusant une telle existence de morts-vivants, le père a choisi de protéger coûte que coûte son enfant en lequel il reconnaît un « calice d’or, bon pour abriter un dieu ». A cette foi de révolté (le père demande aussi bien à Dieu s’il a une gorge, afin qu’il puisse l’étrangler, ou une âme, qui lui permette de le maudire) répond l’attente confiante et vigilante du petit, qui surveille son père comme une conscience en alerte, appelant en outre sa miséricorde à la rencontre de plus malheureux, alors que le père ne pense qu’à leur seul salut.
    Au fil de leur fuite, les épisodes atroces alternent avec des moments de grâce liés à la survie du monde d’avant: quelques souvenirs de la vie avec « elle », une gorgée d’eau pure, une cannette de Coca retrouvée dans les ruines, l’onction d’un bain dans un torrent, le trésor inespéré de réserves serrées dans un abri souterrain, le son d’une flûte taillée dans un bout de jonc, les sublimes dernières lignes rappelant la nature encore vierge…
    Une fable évangélique
    Symboliquement, Cormac McCarthy figure en somme le passé et le futur de l’humanité qui cheminent sous le ciel devenu fou à proportion de la démence humaine, où tempêtes de feu et tornades de cendres tourbillonnent à la surface d’une planète dénaturée, dans le gris définitif du jour, la pluie omniprésente, la neige et le froid, la nuit sans fond. Sous l’aspect de personnages guenilleux à la Beckett, l’homme et le petit participent cependant d’une vision moins « plombée » que celle du professeur de désespoir irlandais, tant la théologie de Cormac McCarthy reste liée à l’eschatologie chrétienne. Sans rien de lénifiant, mais dans la pure tradition évangélique, l’amour, la charité et l’espérance filtrent en effet tout au long de La Route, qui se lit comme un récit d’anticipation apocalyptique, à cela prêt que le néant cendreux et la destruction hideuse qu’il figure participent, déjà, de la réalité que nous vivons, autant que l’espérance demeure.
    Cormac McCarthy. La Route. Traduit de l’américain par François Hirsch. L’Olivier, 244p. En librairie le 5 janvier.

    f58d48f8e8b52d00eae8dafa4ddb2d2e.jpgCet article a paru dans l'édition de 24 Heures du 4 janvier 2008.

    Peinture au doigt: Louis Soutter, 1939

  • Dans la peau d'Hitler

    Ganz13.jpgA propos de La Chute. Rencontre avec Bruno Ganz.

    Les parents de Bruno Ganz, de braves Suisses moyens, ne s’attendaient pas à ce que leur garçon, certes « plein de vie», devienne un acteur mondialement connu. Comédien ? Le père était franchement contre, à moins que ce ne fût « à côté » d’un vrai métier. On lui trouva bien une place de peintre… en bâtiment. Mais le lascar ne s’y présenta même pas, happé qu’il fut par les grands acteurs allemands réunis à Zurich pendant et après la guerre. Début d’une légende…

    Revenant sans lésiner sur le rôle « extraordinaire » à tous égards qu'il interprète dans La chute, Bruno Ganz s’est prêté avec humour et pirouettes au jeu des questions et réponses, se concentrant plus particulièrement sur celles qui l’engagent vraiment. Ainsi passe-t-il vite à autre chose quand on lui demande ce que représente le fait d’être « une star » et sourit-il gentiment quand il lui est demandé pourquoi, en Suisse, il a plus souvent tourné avec de réalisateurs romands qu’avec ses collègues alémaniques (« c’est qu’ils ne m’ont pas demandé… »), avant d’annoncer un rôle de grand-père d’enfant surdoué dans le prochain film de Fredi M. Murer…

    Un visage comme surgi de la nuit, aux traits prodigieusement expressifs (on pense à Anthony Hopkins autant qu’à Jean Genet), un monologue plein d’humour et de pudeur rouée, pour dire une carrière hors cadre, d’abord liée aux grands noms du théâtre allemand d’après-guerre, de Peter Zadek à Peter Stein ou Klaus Michaël Grüber : ainsi apparaît, dans le film de Norbert Wiedmer, un Bruno Ganz très spontané et « resté simple » quoique déjà consacré meilleur acteur à Soleure (il y a quatre ans de ça) et plus récemment honoré par l’Anneau Iffland, la plus haute distinction du théâtre allemand.

    Après l’évocation de ses jeunes années de fringant acteur brechtien, nous le voyons évoluer à travers les années, du théâtre au cinéma avec sa métamorphose en ange berlinois (Les ailes du désir de Wim Wenders) ou en manipulateur troublant (le Ripley de L’Ami américain du même Wenders, d’après Patricia Highsmith) au théâtre de nouveau dans une magistrale version du Faust de Goethe selon Peter Stein, pour finir sur les épiques scènes de répétition dans le bunker de La chute où l’on voit très précisément comment il s’approprie peu à peu le plus monstrueux de ses rôles.



    Ganz.jpg« J’assume le rôle d’Hitler, dans un film politiquement O.K. »

    La controverse sur La chute, très violente en France, n’a pas ébranlé Bruno Ganz

    C’était à prévoir : les premières questions posées à Bruno Ganz ont porté sur la polémique qui a marqué la sortie de La chute, et sur la descente en flammes que son interprétation lui a valu plus particulièrement dans le quotidien Libération.« Je n’ai pas lu cette critique me visant, répond l’acteur sans se démonter, et ne peux donc me prononcer. Quant aux objections de fond, sur le fait que le personnage d’Hitler serait « trop humain » dans ce film, ou que celui-ci est par trop « spectaculaire », et que tout ce battage procéderait d’une stratégie commerciale, je suis prêt à les discuter.

    Interrogé sur le fait même d’incarner un tel personnage, toujours objet d’un tabou, Ganz reconnaît qu’il a hésité avant d’endosser ce rôle. « J’étais tout à fait conscient de m’exposer. Pourtant il m’a semblé que le script, que j’ai lu et relu très attentivement, autant que tout le travail de préparation qui a suivi, étaient conformes à la vérité historique et à la vraisemblance psychologique de cet épisode particulier. Le seul personnage qui me paraît discutable est celui du médecin commandant de l’hôpital, traité de manière trop positive par rapport à ce qu’on sait de lui. »

    Comme on peut l’imaginer, l’approche du sujet a nécessité une documentation particulière de la part du comédien. « J’ai lu tout ce que je pouvais sur l’époque, la vie au bunker, autant que sur Hitler, explique Bruno Ganz. On parle souvent comme du Führer comme de l’incarnation du mal. Mais que cela signifie-t-il ? Pourquoi un Albert Speer, si intelligent et cultivé, a-t-il pu rester si longtemps à ses côtés? Et pourquoi ne pas admettre que le « monstre » était courtois avec les dames ? Rappeler les aspects humains du personnage n’occulte pas le mal en lui. Cela étant, si je suis conscient de ce que peut être le mal en nous, je n’ai pas trouvé en moi les composantes fondamentales du mal hitlérien, aussi ai-je dû « construire » le personnage, de manière très éprouvante, en me gardant de le caricaturer. »

    A l’autre reproche, selon lequel La chute ne serait qu’un film « à grand spectacle », Bruno Ganz répond aussi posément : «Si j’avais eu le moindre doute sur l’utilisation qu’auraient pu en faire des néo-nazis, j’aurais refusé d’y participer. Mais il n’y aucun équivoque. La chute n’occulte absolument pas la responsabilité des Allemands. Aux Etats-Unis d’où je reviens, j’ai eu de longues discussions avec des juifs, qui n’y ont pas vu sujet à scandale. Bref, j’assume ce rôle que j’ai endossé, et le film, politiquement, me semble O.K… »


  • Léautaud en verve


    Entretiens radiophoniques avec Robert Mallet

    C’est un monument de la radiophonie française des années 50 qui a été réédité sous la forme d’un coffret de dix CD, accompagné d’un petit livre. Parallèlement a paru le premier volume de la Correspondance de Paul Léautaud, en poche (10-18). Ces deux publications sont étroitement liées par la conviction même de Paul Léautaud qu’un écrivain n’est jamais plus lui-même que dans son courrier et que le naturel, la simplicité et la clarté d’expression sont des vertus cardinales pour un auteur. Léautaud disait ainsi mettre la correspondance de Stendhal, son maître, plus haut que ses romans, et quand on aura dit que l’auteur du Petit ami parlait avec la même précision et la même grâce, la même vivacité et la même justesse, la même liberté totale qui caractérisent son écriture, l’intérêt de ses formidables conversations de 1950 (il avait 79 ans et une verve du tonnerre) sera mieux affirmé.

    Si Paul Léautaud, en 1950, était déjà connu d’un certain nombre de lettrés français, ses entretiens avec Robert Mallet touchèrent des millions d’auditeurs, appréciant ce vieil homme à voix de crécelle et rire voltairien, scandant ses propos du bout de sa canne. Léautaud parlait de tout: des poètes du début du siècle, de son ami Paul Valéry ou de sa maîtresse dite «le fléau», de sa mère qui l’avait abandonné et surtout, merveilleusement, des animaux dont il avait recueilli plusieurs centaines chez lui. Sacré bougre de bonhomme!


    Robert Mallet-Paul Léautaud. Intégrale des entretiens radiophoniques. Coffret de 10 CD. Frémeaux et associés.

  • Premier amour

    En relisant Tourgueniev

    Comme le lancinant Adolphe de Benjamin Constant, mais en plus tendre et perdu, Premier amour est de ces récits qui dévoilent, dans les vapeurs enivrantes de la séduction, ce que la passion amoureuse peut avoir de plus cruel et délétère.
    L’initiation avortée du jeune Vladimir est d’autant plus déchirante que l’adolescent se fait une image encore très pure de la jolie personne dont il s’éprend, et qu’il vénère positivement son père en lequel il va découvrir, catastrophé, un trop fringant rival; et le pathétique de sa désillusion est comme exacerbé par la mise en perspective de son récit dans les années enfuies, après que la mort a fauché les deux amants.
    Tout attendre de l’amour, avec la candeur et l’élan sans mélange que suppose un coeur d’enfant, et découvrir cela... A vrai dire, il n’y a que chez Tchékhov qu’on trouve, avec une telle acuité et une telle mélancolie, l’expression de ce qu’il y a de si pénible dans la déception d’un innocent - il n’est que de se rappeler l’insoutenable Volodia.
    Parce qu’il raconta cette histoire qui fut la sienne sans l’enjoliver ni l’assortir d’aucune leçon, Tourgueniev fut taxé d’immoralité. Mais Flaubert lui rendit justice en lâchant, de dessous sa moustache: “Pour moi, voilà du sublime”...

  • A l'ami

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    Ami,

    A l’heure des bilans et du compte de tes désillusions,
    Ne laisse pas seule l’érosion du temps travailler,
    Echappe au renoncement des rampants, des morts vivants.
    Reprends ton maillet et ton ciseau pour tailler la pierre brute qui t’a été donnée.

    Construis ta maison, ta tanière,
    Ne t’y refuse rien qui puisse y manquer.
    Cet antre, que toujours, où que tu sois, tu puisses rejoindre,
    Pour retrouver la rassurante et protectrice solitude,
    Qui te ramène à ton destin.

    A ta corde, ajoute le nœud qui te lie à toi même.
    « Like a bridge over trouble water”,
    Retrouve en toi toutes les faces de la Force,
    Qui y dorment depuis toujours.
    Et comme Jacob toute une nuit, livre ce combat à ton pire ennemi,
    Tapi au fond de ton âme, pour choisir ton Nom.
    Nul vénérable maître, nul père à tes côtés.
    Traque dans ton feu, dans ton désert,
    Celui qui te ressemble et n’est pourtant pas toi,
    Celui qui sournoisement, attend le plus mauvais moment
    Pour t’assommer de toutes tes bassesses et tes trahisons.
    Désarme-le en faisant front un à un à tous ces démons,
    Les effaçant d’un regard acéré et prévenant, comme autant de spectres vides.
    Ne renie rien de ce qui te fonde et t’enracine dans ton présent.
    Rien ne se perd, tout se transforme.

    Combat, jour après jour sans cesse recommencé, jamais gagné,
    Pour t’aimer assez pour échanger, partager,
    Pour t’aimer assez pour recevoir sans devoir,
    Pour t’aimer assez pour donner sans attendre…

    Plonge enfin dans l’onde fraîche qui t’enveloppe et t’apaise,
    Ce vide immense, que certains nomment, qui t’affole, qui te porte, qui te pousse,
    Cette soif infinie, ces faims insatiables,
    D’être tour à tour, et en même temps,
    Et Tamino et Papageno,
    De voir ce que tu ne peux regarder,
    D’entendre ce que tu ne peux écouter,
    De toucher ce que tu ne peux prendre,

    De ne jamais rien regretter pour ne plus souffrir,
    De vivre enfin en homme libre et fier.


    Cette lettre-poème m’a été envoyée par mon amie (occulte et si proche à la fois) Frédérique Noir. L'image: Bouddha de l'époque Song (700ans), mangé par les termites à l'exception de sa face. Protecteur tutélaire des amis fragiles de La Désirade.

  • Le souffle de la vie

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    A propos de La Symphonie du loup, de Marius Daniel Popescu. Prix Robert Walser 2008. Prix de littérature de la Fondation vaudoise pour la création. Réception le 6 octobre au Palais de Rumine.

    Rien, ou presque, n’a été dit jusque-là, en Suisse romande, de précis et de réellement conséquent sur La Symphonie du loup, qui a fait s’extasier les uns quand les autres, l’ayant feuilleté plus ou moins paresseusement, ne faisaient que hausser les épaules. On a flairé le phénomène, et d’abord douté qu’un chauffeur de bus des Transports lausannois, qui plus est Roumain, débarqué en Suisse en 1990 sans connaissance réelle ne notre langue, puisse boucler un récit de 400 pages, certes un peu hirsute dans sa forme, mais néanmoins abouti et plus substantiel, plus vivant et plus vrai que la plupart des écrits actuels, plus encore dans notre pays qu’en francophonie variée. Les médias, toujours en quête de figures, ont exalté le personnage de Popescu, parfois au détriment du livre. Mais on a vu bien pire dans le milieu supposé faire bon accueil à un nouveau livre sortant à ce point de l’ordinaire: les plus mesquins auront ainsi insinué, comme de Jonathan Littell à propos des Bienveillantes (pensez : un Américain se mêlant d’écrire en français), que certains amis écrivains de Popescu avaient mis la main, pour ne pas dire : avaient écrit ce livre. Il n’y a pas de secret : certains amis écrivains de l’auteur, dont René-Luc Thévoz a été le premier, puis le soussigné, Michel Layaz, d’autres peut-être, ont en effet relu et parfois corrigé les pages de La symphonie du loup, dont les finitions d’ordre grammatical ou syntaxique ne sont rien, cependant, par rapport à ce que ce livre apporte d’essentiel : à savoir le souffle tout personnel et tout original de ce que Gilles Deleuze appelle «une langue étrangère dans la langue», seule formule préfigurant une écriture réellement nouvelle et surtout personnelle.
    C’est cet immédiatement « étranger », cet immédiatement neuf et vif, cet immédiatement frais et fluvial, cet immédiatement bravache et chaleureux, cet immédiatement tonique et mélancolique qui m’a, pour ma part, immédiatement estomaqué dès ma première lecture des premières pages de La Symphonie évoquant, par la voix du grand-père, le premier tournant de la vie d’un adolescent de quatorze ans soudain frappé, en pleine partie de pêche, par l’annonce de la mort accidentelle de son père. Scène immédiatement mythique à mes yeux, comme la scène du baiser de Proust. Et tout aussitôt le parterre littéraire assis de se récrier et de ricaner : ah mais, voilà que ce lourdaud compare cette espèce de Roumain au divin Marcel !
    Je ne sais si « cette espèce de Roumain » en aura le temps et la discipline, mais je gage que Marius Daniel Popescu pourrait bien, à travers les années, écrire sa Recherche. Inutile de dire que l’idée ne me viendrait pas, aujourd’hui, de comparer La symphonie du loup à La recherche du temps perdu, ni de prétendre, non plus, que nous tenons déjà là un chef-d’œuvre, comme d’aucuns l’ont aventuré. En revanche, Jean-Claude Lebrun, dans le premier grand article paru en France sur le livre, dans L’Humanité, me semble tout à fait dans le vrai en reconnaissant à Popescu « le souffle des grands ». D’extraordinaires séquences, dans La Symphonie du loup, relèvent en effet, comme certaines pages des Bienveillantes, de la grande littérature. J’ai déjà évoqué la première. La deuxième est la suite de l’enterrement du père avec, notamment, la déchirante évocation du désarroi titubant du garçon dont les pensées se bousculent en délire (pp.111-118) dans cette litanie récurrente de mots « qui ne devraient pas exister », le dos tourné à la tombe et sans âge : « Les mots n’ont aucune valeur dans la vie et dans la mort. Ils n’appartiennent ni au passé, ni au présent, ni au futur. Ils ne sont ni eau, ni terre, ni fleur, ni vent. Tout ce qui se passe n’a rien en commun avec eux ».
    La symphonie du loup est toute faite de mots en apparence, mais les mots d’une autre langue, physique et métaphysique à la fois, des mots-gestes, des mots-soupirs, des mots-caresses, des mots-claques, des mots-désirs, tout un silence en ébullition de mots-musique, tout un tourbillon de sable-mots, tout un déferlement de hautes vagues ourlées de mots-écume traversent le livre d’un seul souffle. Et les grands épisodes se suivent comme autant de ces « blocs d’enfance » dont parle encore Gilles Deleuze, qui relèvent tantôt de l’épopée et tantôt de la chronique intime ou privée: séquences alternées, en contrepoint, des petits bateaux bricolés dans la chambre des enfants, aujourd’hui, et de cette formidable traversée du dépotoir roumain, vingt ans plus tôt, de l’étudiant juché sur le marchepied d’un train lancé à toute allure (pp.100-106) ; blocs d’enfance des mots et des choses qui s’agencent comme au domino dans les douces heures de l’apprentissage, bousculés et augmentés par le récit hallucinant de la mort d’un cheval, dans une usine désaffectée, sous les coups d’ouvriers enragés de n’avoir plus rien à faire et se vengeant sur le bouc émissaire au carré que représente le pauvre animal d’un Gitan méprisé (p.151-161), avec ces mots nous restant en travers de la gorge : « L’automne, les pommes tombent sur le squelette du cheval et sur ses sabots soudés aux plaques de tôle en acier. Tu as maintenant presque quarante ans, ta mémoire n’arrive plus à dormir, tu rêves souvent du Gitan ». Séquences tour à tour splendides et sordides, telles la merveilleuse évocation du souvenir roumain d’un commerce magique de bouteilles et de ballons (pp.139-148) et la confidence d’une entraîneuse de cabaret évoquant son morne esclavage au narrateur, ici et maintenant ; le triste avortement d’une jeune fille au pays du parti unique, et les mêmes détresses vécues par tant de frères humains, en Roumanie déglinguée ou en Suisse ripolinée. Séquences de la sexualité ne relevant plus du « petit secret » mais de la vie personnelle et collective, où la recommandation du père au fils de ne pas se masturber (non tant par souci moral que pour mieux aimer la femme et toutes les femmes…) s’enchâsse dans une évocation de la masturbation collective « sauvage » qui préfigure la masturbation « en ligne » des solitudes mondialisées. Séquences de poésie naïve, candide parfois, parfois complaisante aussi dans son désir de donner du galon à tout et n’importe quoi, où les « blocs d’enfance » participent du moins d’une sorte de collage de mots-confettis, alternant avec les scènes historiquement et socialement significatives d’un observateur acéré du socialisme au quotidien.
    La symphonie du loup est un concert de voix à la fois agencé, construit et jeté, aux phases tantôt ciselées et tantôt brutes de décoffrage. A un moment donné, le narrateur se voit qualifié d’«artiste brut» pour ses travaux saugrenus de façonnier de chaises en boîtes d’allumettes, mais cette qualification ne convient guère, à vrai dire, à l’art à la fois instinctif, puissant dans son élan et souvent désordonné, velléitaire parfois, mais organiquement tenu par la même perception poétique de l’existence et par le même souffle indompté. Surtout, et c’est ce que je voudrais souligner dans le contexte d’une littérature aphone ou dévertébrée, où le « petit secret » devient la grande affaire de la machine à ne rien dire, ce livre vaut par l’immense rage d’amour (Grand Secret) qu’il manifeste, où l’égomanie amoureuse de l’écrivain éclate en multiples « je », au-delà de l’étriquement de tous les « moi ». Contre la désastreuse impuissance à aimer et admirer qui affadit et écrase tout de nos jours, ce grand livre d’amour, même imparfait à certains égards, mérite d’être aimé et admiré.
    Marius Daniel Popescu. La Symphonie du loup. José Corti, 399p. Prix Robert Walser 2008. Prix de la Fondation vaudoise pour la création 2008.
    Cet article a paru dans  Le Passe-Muraille, livraison de juin, No 75.

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  • Un pas le vie, un pas la mort

    En feuilletant mes Carnets de l'année 2005.

    En voyant apparaître les aiguilles de Chamonix, ce matin au col des Montets, une bouffée d’émotion m’a fait vaciller au souvenir de tant d’équipées de notre bon jeune temps, puis je me suis rappelé notre dernière course avec mon ami Reynald, sur l’arête Midi-Plan, et sa mort dans la face nord du Mont Dolent, une semaine après, il y aura juste 20 ans le 15 août prochain, un pas la vie, un pas la mort…


    L’agression faite au silence est plus grave qu’on ne saurait dire.

    ***

    Faire comme si tout avait du sens. Faire comme s’il y avait encore de la place pour nous dans ce monde de fous. Faire comme si ce que nous faisons était encore attendu...
    Mais comme le dit le titre du dernier roman de Tabucchi : il se fait tard, de plus en plus tard...

    ***

    Tout songeur devant ce paysage qui me ramène à tout coup à ma vraie dimension.
    Dominique de Roux me disait qu’on ne pouvait être dupe du monde après avoir accouché d’un enfant - ce qui faisait selon lui la supériorité de la femme -, et de même je me dis qu’on ne peut être dupe devant l’immensité de la nature, et par exemple devant ces montagnes. Là devant, je me dis, une fois de plus, qu’il est aberrant de penser que nous avons dominé la nature; parce que jamais nous ne dominerons la mort - à moins de changer de nature précisément. (A Chamonix, ce 5 août 2005)

  • Lumières de Bukowski

    Les thèmes des nouvelles de Charles Bukowski, limités à ses errances d’alcoolique et à ses baises, sont d’un intérêt apparent à peu près nul et pourtant il y a, chez ce pochard graphomane, une sorte de grâce poétique tout à fait singulière.

    J’en vois un exemple, parmi cent autres, dans A propos d’un drapeau vietcong, qui raconte le minable épisode de la confrontation, au bord d’une autoroute, d’un camionneur à cran d’arrêt et de trois hippies auto-stoppeurs, une fille et deux garçons traînant un drapeau du vietcong.

    En trois pages, Bukowski raconte une espèce de viol plus ou moins consenti qui évoque toute une Amérique brutale et veule à la fois et dont ne reste finalement que cette image de bannière abandonnée dans la lumière pure: “Il était là, dans la poussière, près des voies. La guerre continuait. Sept fourmis rouges, grand modèle, se baladaient sur le drapeau”.