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  • Dantec prophète rock

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    Lecture de Grande Jonction (3)
    Le salut de l’humanité viendra-t-il par un riff de guitare ou via le retour aux Saintes Ecritures ? C’est une des (nombreuses) questions qui se posent autour du vingtième chapitre de Grande Jonction, alors qu’une bibliothèque entière vient de débarquer sur le territoire protégé de Heavy Metal Valley en provenance du Vatican et que le jeune Gabriel Link de Nova, visiblement de la race des « élus », redécouvre la musique électrique de la deuxième moitié du XXe siècle, quintessence de la « poésie des machines » née de l’éclair d’Hiroshima et qui connut sa Légende Dorée, des atmosphères astrales de Pink Floyd au Rock’n’roll Star d’Oasis, ou du fétichisme ultra-plastique du Velvet Underground à Ultra Violet d’U2, ce pur bijou, etc.
    Tel est le paradoxe Dantec, qui revisite la tradition spirituelle judéo-chrétienne dont les livres lui arrivent comme l’arme de guerre fondamentale de sa Croisade, tout en exaltant une musique considérée comme basique, voire barbaresque par beaucoup, dans une fusion qui relève bel et bien, par sa vision et ses fulgurances plus à vrai dire que par l’élaboration de son style, de la poésie. Or curieusement, c’est en se démarquant de l’« air du temps » que le lecteur a la meilleure chance d’apprécier vraiment l’apport de Dantec, issu de la culture pop et rebondissant dans une narration « populaire » à caractère prophétique, à la littérature et à la réflexion contemporaines, au milieu d’un no man’s land où il s’est lui-même exilé, dont les mentors ou pairs occultes seraient un Léon Bloy ou un George Orwell, un Philip K.Dick, un Edmond Burke ou un Joseph de Maistre, entre autres références plus ou moins explicites.
    En ce qui concerne Grande Jonction, force est de préciser que la lecture préalable de Cosmos incorporated, le roman dont il est la suite directe, est quasi obligatoire, sous peine de s’y perdre. Le diptyque décrit en effet un processus dont l’image des quatre Bêtes de l’Apocalypse, se dévorant l’une après l’autre, se concrétise par la vision apocalyptique du roman postulant, par la voix du professeur initié Zerkovsky, quatre avatars contemporains desdites bêtes, des horreurs du XXe siècle à la mort spirituelle de l’humanité. De la même façon, les quatre aspects de l’Antéchrist sont déclinés, de sa première opposition au Dieu Unique (de Marcion à Mahomet) à la dissolution de toute transcendance en notre époque postmoderne.
    Est-ce à dire que Maurice G. Dantec nous assène un roman « à thèse ». Oui et non, dans la mesure où ses idées s’incarnent, par le truchement de personnages (pourtant stéréotypés) et dans le paysage, la topologie, tous les mouvements du roman d’une incroyable plasticité – car Dantec est poète autant qu’il est idéologue et guerrier.
    Dantec n’est certes pas Dante, mais on peut le lire un peu comme Dante, sans prendre vraiment au sérieux le contenu et les fins de sa BD eschatologique. Dante est un formidable écrivain de BD, surtout dans L’Enfer et Le Purgatoire, et nul n'est besoin de souscrire au Credo pour apprécier ses épisodes. Ensuite, ça se dilue un peu dans les cantiques et la surexposition lumineuse. Tintin laisse un meilleur souvenir que Le Paradis. Mais Dante est aussi le fondateur d’une langue et une bibliothèque à lui tout seul. A côté de lui, l’autodidacte Dantec fait un peu province tribale de festival Open Air. Tout auteur «culte » qu’il soit, et se posant lui-même en « phare » de l’époque (son site en construction est une cathédrale à sa propre gloire qui vaut son pesant de pesos), Dantec n’a ni le savoir, ni le vécu, et plus du tout la société, l’histoire ni le background culturel du Florentin; il balbutie donc quant Dante psalmodie et versifie pilpoil. Dantec, de temps à autre, s’exerce à l’incantation narrative, mais ça fait barde besogneux. D’autres fois, il fait dans le morceau de bravoure « littéraire », comme lorsqu’il évoque la nouvelle végétation du Territoire, (p. 293-294), genre post-Salambô paysagiste, mais l’effort se sent là aussi, qui tourne à Bouvard et Pécuchet
    Un autre paradoxe, c’est que Dantec vise un lectorat qui ne le suivra que difficilement sur ses brisées érudites, mais risque de le croire pour le pire, qui se réduit à ses positions politiques et ses « visions » géo-stratégiques. C’est là aussi que ses ennemis le prendront en défaut, mais il l’a cherché. Combattant le Djihad, il est lui-même djihadiste à sa façon de converti, et Dieu sait si cela ne marquera pas la ruine de sa poésie sauvage ? Je veux croire pour ma part que son évolution ne s’en tiendra pas à un ralliement militaire aux divisions vaticanes de Josef Ratzinger, alias Benoît XVI. Ce serait dommage. Pour le moment je reste assez perplexe, trouvant plus de lumière évangélique dans un paragraphe du panthéiste Oblomov ou dans une nouvelle de l’athée Tchekhov que dans Grande Jonction jusqu’à sa page 300, mais j'espère que la suite me démentira...

    Albrecht Dürer. Les quatre cavaliers de l'Apocalypse.

  • Le temps de lire

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    Ou comment le trouver…
    La lecture de Grande Jonction de Maurice G. Dantec est-elle du temps perdu, et lire 800 pages pose-t-il un problème de temps ? La question revient à mes yeux à se demander quand on aura le temps de se poser des questions, justement, quand le temps de jouer à la marelle, quand le temps de s’attarder sous un ciel d’été ?
    Grande Jonction de Maurice G. Dantec est un ciel d’été l’hiver et constellé de questions. C’est une prodigieuse conjecture, qui fait réfléchir à la limite de toute conjecture. C’est un roman parascientifique et parareligieux, mais ce n’est pas du tout cela qui m’y scotche. Ce qui m’y accroche page après page est son étrange beauté et son étrange, ingénue bonté. J’en suis à la page 301, je vais faire l’effort de recopier toutes mes notes (ça ça prend un bordel de temps), je vais essayer d’expliquer (de m’expliquer) de quoi il retourne exactement, et j’écouterai Neil Young pendant ce temps, que Dantec dit de « colérique mélancolie ». Il y a d’ailleurs, dans ce nouveau livre, de magnifiques pages sur le rock, qui laissent loin derrière les chapitres de Bret Easton Ellis au même propos. Dantec, en effet, est capable avec la même ingénuité de parler des quatre Aspects de la Bête, selon la tradition ésotérique, et du salut par le rock, via son jeune « élu » de bande dessinée métaphysique.
    Après Philip K. Dick, avec une plus grande poésie de la vision, Maurice G. Dantec m’apparaît comme l’un des plus extraordinaires conteurs conjecturaux d’aujourd’hui. J’ai beau me répéter que cette vision providentialiste, ces histoires de secret et d’élus, de complot et de néo-croisade ne sont pas du tout ma coupe de tchaï : pas moyen de décrocher, et voilà que l’insomnie m’y ramène. Ainsi la question du temps de lire est-elle réglée dans la foulée : une bonne insomnie caniculaire et tu te fais cent pages de plus, entre deux chapitre de la Recherche du temps perdu que tu lis et relis aux chiottes depuis 7 ans…

  • Dantec le drone

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    Lecture de Grande Jonction (2)
    Comme à la lecture de Cosmos incorporated, j’ai parfois été tenté de laisser tomber celle de Grande Jonction, dont les 200 premières pages (il y en a près de 800…) s’attachent très longuement, non moins que somptueusement, à la topologie du finis terrae où se déroule le livre, en ces lieux dévastés du territoire Mohawk, direction générale l’Ontario, qui a focalisé les dernières espérances de l’humanité survivante après le Grand Djihad, la deuxième Guerre de Sécession américaine et de multiples autres conflits dévastateurs préludant à l’Apocalypse. Lieu de passage obligé vers l’au-delà utopique de l’Anneau orbital, du fait de l’existence du cosmodrome trustant les partances, la région chaotiquement urbanisée de Grande Jonction et environs (Heavy Metal Valley, Junkville, etc.) est devenue le dépotoir de toute une humanité déglinguée sur laquelle le shérif Wilbur Langlois s’acharne à maintenir un semblant de Loi. Le lecteur de Cosmos incorporated se rappelle l’organisation de l’UniMondeHumain et la conception de la Métastructure censée préserver son développement global, à la pointe du savoir scientifique autant que du secret spirituel. Or il apprend à la fois, au début de Grande Jonction, que la Métastructure s’est déstructurée et qu’une maladie des machines a ruiné la brillante technologie cybernétique de l’époque. Plus même aujourd’hui : un mal mystérieux, dit « la chose » faute de meilleure connaissance, s’attaque au dernier élément constitutif de notre bonne vieille « nature humaine », savoir le langage, pour détruire ce qui reste de l’homme-humain (ce sont les Chinois qui distinguent l’homme et l’homme-humain). Autre fait essentiel : qu’à la mort de la Métastructure a coïncidé la naissance d’un enfant promis à une destinée d’exception, prénommé Gabriel et adopté par un couple non moins hors norme, formé d’un ex-putain et d’un Balkanique docteur ès théologie. Et voici qu’après les présentations générales advient, après quelques morts suspectes, la rencontre d’un certain Professeur débarqué clandestinement du Texas, qui n’est autre que le nobélisable Paul Zarkovsky, spécialiste mondial des nombres transfinis et qui a joué un rôle décisif dans l’élaboration de la Métastructure, s’aidant notamment de la pensée paléochrétienne des saints Pères. Un vero pasticcio !
    Mais où Dantec va-t-il nous conduire, se demande évidemment le lecteur candide. D’aucuns ont déjà conclu, le plus souvent sans lire vraiment ses derniers livres (les interventions de l’auteur sur les médias leur tiennent lieu de science), à la dérive fascisante du romancier. Pour ma part, je parlerai plutôt d’évolution fascinante, au sens où le monstre fascine, à la fois répulsif et captant l’attention. C’est aussi que Dantec est un conteur éprouvé, qui vous prend par la gueule et ne vous lâche pas. Et puis il dit deux ou trois choses, Dantec, qui me passionnent.
    A ceux qui en ignorent tout et voudraient en avoir un début d’idée, je répondrai que Cosmos incorporated et Grande Jonction tiennent à la fois de la BD et du thriller métaphysique, de la saga d’anticipation sur fond de catastrophisme spirituel. A la BD, ou au roman-cinéma populaire dans ses grandes largeurs, Dantec emprunte leurs stéréotypes et leur grosses métaphores, d’une efficacité narrative immédiate. Mais il y a bien plus, et c’est le mélange du naïf et du profond, du bazar post-punk-technoïde ferré en matière d’armes et d’arts martiaux, et de la réflexion politico-religieuse, qui produit ce très étrange et très détonant mélange.
    Fumisterie fumeuse, estimera probablement le grave théologien se penchant sur ces romans « eschatologiques » truffés de références. C’est que les pros de la théologie n’aiment pas qu’on lise Nicolas de Cues, Duns Scot ou les écrits apocryphes sans demander la permission. Le lecteur de Théâtre des opérations, le journal de Dantec sait la folie atypique de cette espèce de croisé néo-catholique à tête chercheuse de drone spirituel , et la réflexion sur la destruction du langage, dans le monde présent et à venir, est après tout une affaire d’écrivain. Jugé d’avance ? Lisons plutôt…

  • Politique-friction


    Le Génie helvétique de Jean-Stéphane Bron

    Démocratie mode d'emploi: tel pourrait être le sous-titre de Maïs im Bundeshuus (qu'on pourrait traduire par « Du foin au Palais fédéral »), intitulé Le génie helvétique en notre langue et qui nous fait pénétrer dans les coulisses du saint des saints de la politique helvétique à l'occasion de la préparation, par une commission parlementaire, d'une loi sur le génie génétique, dite Gen-Lex.

    D'un projet qui pourrait sembler austère, voire rébarbatif, le jeune réalisateur lausannois Jean-Stéphane Bron, assisté d'Adrian Blaser, a tiré un film extrêmement vivant et intéressant, confirmant très largement les promesses de deux premières réalisations remarquées, Connu de nos services et La bonne conduite, déjà vus par plus d'un million de (télé) spectateurs du monde entier.

    — Quel parcours, Jean-Stéphane Bron, vous a-t-il mené à la réalisation ?

    — Dès la fin de mon adolescence, j'ai été un rat de cinémathèque, et mon bac en poche, ayant appris qu'il y avait en Italie une école accessible sans examen dirigée par Ermano Olmi, auteur de L'arbre aux sabots — un film qui m'a beaucoup marqué —, je me suis pointé à Bassano, où j'ai suivi une série de stages très formateurs du point de vue de la « lecture » des films. L'approche était plutôt esthétique et philosophique, car nous ne touchions pas de caméra. Ensuite, j'ai passé à la pratique à l'ECAL, sous la direction d'Yves Yersin qui avait pour principe, comme dans une école de métiers, de nous initier à tous les aspects techniques de la réalisation. C'est ainsi que je faisais l'électricien sur le plateau du Petit prince a dit, de Christine Pascal, lorsque j'ai rencontré Claude Muret. C'est après que ce grand militant lausannois a reçu le paquet de ses fiches, que j'ai décidé de consacrer un film vidéo à ce sujet, en 1997.

    — Ce qui frappe, dans Connu de vos services, comme dans Le génie helvétique, c'est votre approche équitable et bienveillante des gens, qu'ils soient militants ou policiers, politiciens de gauche ou de droite ...

    — Le souci d'aller vers les gens, de partir du naturel et de le tirer vers une certaine dramaturgie fait partie de mes principes de base. Je crois que je fais partie d'une génération aussi consciente des problèmes sociaux ou politiques que la précédente, mais qui réagit différemment. Nous sommes réconciliés avec le pays, ce qui ne signifie pas alignés-couverts ! La réflexion qui m'est venue en travaillant à Connu de nos services, c'est: tout de même, cette incroyable masse de fiches pour un militant qui n'a pas reçu une baffe dans un commissariat... Je n'ai pas l'impression d'avoir de message à délivrer, alors que j'ai en revanche des choses à montrer.

    — Comment l'idée de Génie helvétique vous est-elle venue ?

    — D'un premier constat: qu'aucun film n'avait jamais été fait dans le Palais fédéral, et d'une curiosité: comment ça marche ? J'avais envie de tirer parti de l'incroyable accessibilité des « miliciens » de la politique suisse et de répondre à cette autre question: qu'est-ce que le consensus produit de singulier ? Après une première approche des lieux, je me suis dit que c'était beaucoup trop compliqué. Puis, je me suis demandé comment il serait possible de réduire la distance. C'est pourquoi j'ai choisi cinq personnages représentatifs de toutes les tendances, que j'ai « élus » au feeling. Il fallait que tous aient la même chance à la base. Je savais qu'il y aurait un préjugé idéologique immédiat à l'encontre de tel UDC ou de tel représentant de l'industrie, et je ne voulais pas de ce genre de simplification. D'ailleurs, le débat, complexe à souhait, sur le génie génétique, défiait toute simplification.

    — Comment avez-vous travaillé ?

    — En petite équipe de trois, pour la première partie qui relève de l' « exposition » des faits, des enjeux, des débats, des alliances et revirements. Puis, pour la partie plus « théâtrale » du plénum, avec six caméras en mouvement dans l'assemblée. Mon atout majeur, par rapport à une équipe de télévision, c'est que je pouvais travailler avec le temps, et c'est d'ailleurs un autre de mes principes. Une complicité s'est donc tissée avec mes « acteurs » que j'ai fini par tous tutoyer, sauf Jacques Neirynck, d'octobre 2001 à juillet 2002. Le défi représenté par la situation elle-même, avec l'interdiction qui m'était faite d'entrer dans la salle des débats, tenait à réaliser un film entier sur le principe du hors-champ, à part les séquences finales. Encore heureux que, dans ce Palais fédéral baigné par une pénombre assez sinistre, le couloir de nos rencontres ait été éclairé par des verrières zénithales.

    — Vos « acteurs » ont-ils vu le film achevé, et comment ont-ils réagi ?

    — Ils l'ont visionné ensemble et, à part les réactions classiques du genre « untel joue mieux que moi ... », entre autres coquetteries, ils ont tous admis que c'est en effet « comme ça que ça se passe »...



    Au théâtre du réel

    On pourrait voir Le génie helvétique comme une pièce de théâtre en deux actes, dont le premier s'intitulerait « Confidences derrière la porte » et le second « Pour la galerie ». Cependant, même si les cinq parlementaires assumant ici les premiers rôles représentent de véritables personnages, avec leurs traits bien marqués, leur discours typé, leurs tics particuliers et leur charme commun, c'est dans la matière et le mouvement imprévisible de la vie que les saisit Jean-Stéphane Bron, sans oublier un instant le propos de son film, lié aux enjeux de la procédure politique, laquelle nous renvoie à la case « réel ».


    La description de la « comédie » politique marque une véritable progression dramatique, correspondant à l'enchaînement des exposés, débats, manœuvres et votes successifs. Les diverses positions, de la gauche à la droite, sont immédiatement incarnées, de Maya la jeune paysanne écolo à Randegger le radical zurichois « roulant » pour l'industrie, en passant par Sepp l'UDC agriculteur, très partagé entre les principes de son parti et sa sensibilité terrienne, ou le professeur Neirynck, humaniste PDC plutôt favorable à la recherche scientifique, mais non sans nuances.


    Entre sourires roués et «vannes » lancées au passage, regards qui en disent long et conciliabules en catimini, nous voyons se faire et se défaire les alliances, avec un crescendo montant jusqu'au vote à couteaux tirés, préludant au débat final en assemblée plénière où, à grands effets de manches, les uns et les autres montent au créneau, tel le radical Claude Frey réduisant à rien le travail de la commission: « C'est n'importe quoi !»
    Omniprésents, l'œil et l'oreille ultrasensibles du témoin extérieur enregistrent tout de ce jeu démocratique plein d'aléas, à la fois cordial et tendu, avec ses composantes humaines (les protagonistes sont également approchés dans leur jardin privé) et ses règles plus froides, ses ruses, sa bonne et sa mauvaise foi bien partagées. Plus que du reportage, c'est ici du cinéma-confidence et du cinéma-vérité, réordonné par un montage aussi vivant que signifiant.

    Cinéma et politique en Suisse

    « Travailler à la manière ascétique de Richard Dindo me semble intenable aujourd'hui », remarque Jean-Stéphane Bron, tout en rendant hommage au maître dont il a vu tous les films, à commencer par L'Exécution du traître à la patrie Ernst S. , remontant à 1977 et faisant date dans l'histoire du cinéma helvétique, autant que les Reportages en Suisse de Niklaus Meienberg.

    "Plus que la position critique de Dindo ou de Meienberg, c'est plutôt la manière, très idéologisée dans les années 60-70, dans la mouvance marxiste, qui paraît aujourd'hui dépassée, comme aussi le rapport avec le public.
    « Notre génération a intégré la télévision, remarque encore Bron, et nous devons aller plus vers le public. »
    Cela étant, la position du réalisateur du Génie helvétique ne marque pas pour autant une rupture par rapport au cinéma en phase avec la réalité sociale ou politique du pays. Il n'est que de rappeler les films réalisés par Henry Brandt à l'enseigne de l'Exposition nationale, en 1964, ou, à la même époque, le reportage social consacré par Alain Tanner aux Apprentis, pour relier son travail à celui de ses prédécesseurs.

    Autre exemple plus récent et plus proche à citer: celui du réalisateur lausannois quinquagénaire Frédéric Gonseth, issu lui aussi des milieux d'extrême-gauche, et dont le travail pourrait illustrer l'évolution d'un cinéma qu'on pourrait dire de « dénonciation », à une façon moins dogmatique de témoigner, plus en phase avec la complexité humaine. La plus belle preuve en est, après son très poignant reportage sur les séquelles du stalinisme en Ukraine et le sort tragique des prisonniers de guerre soviétiques, le documentaire intitulé Mission en enfer où l'on découvre une page occultée de notre histoire, impliquant la Croix-Rouge et nos plus hautes autorités politiques, qui laissèrent des centaines de médecins et d'infirmières tomber dans le piège de l'armée allemande.

    Reste à recentrer le débat sur la question de fond: savoir si l'affranchissement des carcans idéologiques va de pair avec une ressaisie réellement créatrice et novatrice de la réalité humaine, par-delà tout ancrage suisse — avec la fiction en point de mire

    Le nouveau film de Jean-Stéphane Bron, Mon frère se marie, marquant son passage à la fiction, avec Jean-Luc Bideau (grand retour d'un acteur ici magnifique) et Aurore Clément (formidable elle aussi dans cette histoire de famille à la fois comique et très émouvante),  sera projeté sur la Piazza Grande de Locarno le 8 août 2006.

  • Dantec au décollage

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    Lecture de Grande Jonction (1)

    Alors qu’était annoncé le troisième volume du Théâtre des opérations, journal de Maurice G. Dantec, c’est un nouveau monstre romanesque de 774 pages qui nous arrive ces jours, constituant la suite explicite de Cosmos incorporated, sous le titre de Grande Jonction.
    Les 100 premières pages en sont d’une beauté astringente dans le genre destroy, qui s’ouvrent sur une note rock avec l’apparition de l’espèce d’ange que représente l’un des derniers humains à survivre, jeune guitariste jouant The Jean Genie de David Bowie par manière de première envolée et dont on apprend aussitôt qu’il est doté de la Main qui Guérit. Du coup on pressent la destinée d’exception de ce jeune garçon « vieux d’au moins deux millénaires » (suivez le regard du scribe-apôtre), annonciatrice de probables miracles alors que, douze ans après l’autodestruction de la Métastructure, et le début de la chute de l’UniMonde Humain, contaminé par lui-même sous la forme d’une maladie des machines évidemment redoutable pour les humains bourrés d’implants, tout semble voué au Mal. Dans la foulée, il faut rappeler l’exergue de la première partie du roman, Après la machine la Chute de l'Empire Humain, empruntée au penseur ultramontain Joseph de Maistre : « Le Mal n’a rien de commun avec l’existence, il ne peut créer, puisque sa force est purement négative : le Mal est le schisme de l’être ; il n’est pas vrai ».
    Or c’est un mal définitif, pour l’espèce, qui se prépare à Junkville et environs où nous nous retrouvons, avec la machinisation terminale du langage qui va détruire le reste d’humanité des survivants en les transformant en modems crachotant des formules binaires…
    Le roman commence, après la présentation de l’enfant-homme Gabriel Link de Nova, par une première approche des funestes événements à venir sous les points de vue variés de deux personnages immunisés, liés au jeune « élu », à savoir Youri McCoy, « prédateur d’instinct » dans la vingtaine efficace, et Chrysler Campbell son compère quadra, engagé dans les même combat contre « la chose ». A ceux-là s’ajoute encore Pluto Saint-Clair, autre trafiquant « positif » qui a cela de bien particulier qu’il s’occupe de livres…
    Ce début assez statique, très « pictural », qui vise à rappeler ce qu’est devenu le monde de Grande Jonction et de toutes la région constituant naguère le lieu d’embarquement pour la terre promise de l’Anneau orbital à partir de l’ultime cosmodrome en fonction ( actuellement désaffecté), est marqué par la scène de la mort « absolue » d’un quidam anéanti par « la chose ».
    Réellement saisissante : la vision du « corps » qui se vide « à vue » de tous les codes qui font de lui une machine pensante et un « esprit », voire une « âme », une « personne » à nulle autre pareille, n’est-ce pas…
    Bref, ce qu'il reste du Vatican est déjà impliqué dans l’action, et la grande machine du conteur déjanté super-réac ronfle puissamment dans l’air salement pourri. Autant dire que ça promet…
    A paraître le 24 août chez Albin Michel

  • Une si douce oppression

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    A propos du Club des pantouflards de Christian Cottet-Emard
    Le double talent de poète et de conteur de Christian Cottet-Emard s’exerce ici dans le genre du polar politico-fantastique dont le climat rappelle à la fois le réalisme magique italien et certaines fables latino-américaines, notamment d’un Juan Carlos Onetti.
    Après le lyrisme diffus du Grand variable, déjà remarquable par sa vision autant que par la fine découpe de son écriture, l’auteur se fait ici plus mordant et plus inquiétant, dans une narration à la fois somnambulique et parfaitement filée où nous voyons le chômeur en fin de droit Effron Nuvem pris au piège d’un mécanisme étrange non moins qu’implacable, à relents totalitaires et jouant sur le consentement en douce des plus démunis. Sous des dehors pourtant placides, les membres du Club des pantouflards auprès desquels un notable apparemment bien disposé à son égard introduit le protagoniste et en fait son obligé, évoquent une société secrète aux occultes pouvoirs de contamination, que le sans-emploi candide va subir à son corps à vrai dire peu défendant. Mais n’est-ce pas ainsi que prolifère le soft goulag dans les têtes ? L’apparition d’un petit blindé noir, au tournant du récit, va d’ailleurs cristalliser une menace bientôt omniprésente, que le lecteur ressent presque physiquement. A préciser que cet engin fait office de distributeur de cartes de crédit dans un système verrouillé par l’informatique qui réduit l’existence du porteur à la validité de l’objet…
    Dans la lumière crépusculaire des Ames mortes de Gogol, que le protagoniste lit en dégustant sardines à l’huile et tartines, ce petit roman épate à la fois par sa verve caustique et son atmosphère, son délire très contrôlé, son discours politique implicite et son aura poétique.
    Christian Cottet-Emard. Le club des pantouflards. Editions Nykta. Coll. Petite Nuit, 85p.

  • Ceux qui rêvent éveillés

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    Celui qui pense que la chiennerie actuelle n’a plus de limites / Celle qui se demande si son devoir de mère n’est pas aussi d’aider son fils à réaliser ses fantasmes / Ceux qui vendent des enfants péruviens aux couples stériles de la Rive dorée / Celui qui se fait mordre par un vison en cambriolant un appart de luxe / Celle qui s’est fait implanter une amulette du Grand Serpent Apophis dans ce qu’elle appelle son feuillage / Ceux qui aspirent à faire de leurs enfants des bêtes à concours / Celui qui est favorable à l’électrification du carillon de Bourg-Saint-Pierre / Celle qui estime qu’une femme de quarante ans est limite morte / Ceux qui boutent le feu aux poubelles de leurs voisins noirs / Celui qui envoie une vipère à son chef de bureau / Celle qui répand des bruist à propos du tenancier du tear-room Les Bleuets / Ceux qui collectionnent les produits écolos y compris les cabas écologiques de Carrefour / Celui qui offre des glaces à l’eau à l’ours à lunettes / Celle qui se flatte de ne jamais regarder Les Experts / Ceux qui rêvent d’un petit chalet ou d’une fermette même sans confort / Celui qui estime qu’une femme au courant de la Bourse est un plus / Celle qui fait du gringue aux jeunes démarcheurs par téléphone / Ceux qui déplorent qu’aucune photo du baby de Tom Cruise n’ait paru depuis trois mois / Celui qui rêve de jouer dans un film belge / Celle qui dépose ses germes sataniques dans les blogs / Ceux qui vivent dans la douleur quotidienne de l’enfant mort / Celui qui prétend avoir dansé le fox-trot avec Liz Taylor / Celle qui entreprend l’étude de l’hébreu pour se rapprocher de Nathan le sioniste de son club de badminton / Ceux qui refusent désormais tout produit israélien / Celui qui se dit le Michael Moore de Wuppertal / Celle qui ne porte que des bas couleur chair / Ceux qui ont échappé à un attentat sans s’en douter, etc.

    A Sète, croisement de rues. Photo JLK.

  • Vélocipédie lyrique

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    (…) Cultivons la bicyclette davantage.
    Mais j’en reviens surtout à ceci qu’elle n’est pas indigne du poète. Elle lui est d’un très grand stimulant. D’abord c’est beau, c’est poétique, par soi-même, cet engin. A cause de ces poignées où on enroule du sparadrap sulfate à côté de sparadrap noir – luisant – et de sparadrap roux. Des gens qui ne font pas attention à cela ont beau s’agiter dès qu’on parle d’art, ils ne feront pas attention non plus aux plus hauts sommets de la tragédie grecque,
    Il faut aimer ses roues, aimer ses jantes, aimer l’acier et ses formes dans une authenticité qui exalte.
    C’est ça qui doit être la littérature, ainsi que le comprenait Jarry. Il disait : ce prolongement métallique de notre squelette. Je ne crois pas qu’on se soit mieux exprimé sur l’importance poétique - et ce qui est poétique prime tout – de la vélocipédie. Ils peuvent rire, les éternels messieurs de la civilisation du faux col qui font le ton des capitales. L’homme intégral est vélocipédiste : il est récupéré à ce prolongement qui était sien qui lui restitue l’acier, lui permettant de rouler, ce qui est bien plus dans notre nature, ailée à l’origine ou rampante, que de marcher.


    Charles Albert Cingria. L’Art vivant ; juin 1938

  • L'éclusière

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    Du bief aval, on surveillera l’écluse.

    J’avise un frêne, où l’ombre était si vaste
    que toute sieste y eût été propice
    à l’or natif d’un poème accouché sans effort.
    Mais il faudrait d’abord apprivoiser ce rythme lent,
    cette scansion sourde et sereine qu’on lit
    aux barres de mesure des arbres riverains.

    (Le monde était cohérent, dans le temps, et l’on savait
    qu’il y a des barres, entre molaires et crochets
    des chevaux de halage, où appuie le mors,
    qui écume, à l’effort, et bouillonne,
    à peine moins que le courant qu’une vanne libère.
    Eh oui ! Mais c’était autrefois ! Il n’y a plus
    de braves percherons sur le bord du canal.)

    Et puis, l’éclusière est comme apparue
    Sur l’ouvrage : on dirait, du frêne, un centaure,
    qui se cabre en poussant le levier.
    J’approche; elle ne voudra pas de mon aide,
    Attachée au royal privilège qu’elle a
    De prendre de très haut l’étrangère en bateau
    Qu’elle fera monter, d’un palier, vers le ciel.

     

    Ce poème inédit de Pierre-Alain Tâche est paru dans la dernière livraison du Passe-Muraille, no 70, juillet 2006.

    Leonor Fini, La fin de la terre, 1949.
  • La voix de l’autre Amérique


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    Joan Baez « live »
    D’une calamité à l’autre, entre la guerre du Vietnam et la réélection de George W. Bush, Joan Baez n’a cessé de faire entendre la voix de la résistance à l’intolérable, notamment par les concerts « live » qui ponctuent sa longue marche de véritables interventions publiques.
    Dans le droit fil des années 60, avec la double référence à Woodie Guthrie, dont elle reprend ici le fameux Deportee (Plane Wreck at Los Gatos), et à Bob Dylan, présent entre autres avec Farewell, Angelina et It’s all over now, baby blue, la grande dame du « protest song » n’a pas pris une ride dans sa voix, pas plus que dans son irradiante présence, aussi douce et délicate qu’inflexible dans son « message ».
    Avec un clin d’œil complice à Michael Moore à la reprise de Joe Hill, cette dense et belle série de quatorze chansons, qui s’achève sur le Jerusalem de Steve Earle, autre compère engagé dans le combat anti-Bush, a été captée à l’occasion de deux concerts donnés en 2004 au Bowery Ballroom de New York, où le « over now » de Dylan prend toute sa signification…
    Malgré le coup de blues lié aux événements, et certaine mélancolie perceptible, rien pour autant de désespéré et moins encore de ringard dans l’expression lyrique et véhémente de cette autre Amérique dont Joan Baez reste une des voix les plus pures.
    Joan Baez. Bowery Songs (live). Proper Records

  • Una vera zidanata

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    L’Italie sauvage du groupe Assurd
    « L’Italie du sud, vous savez, c’est déjà l’Afrique ! », lance Cristina Vetrone au fil de ses présentations pleines de verve, et les meilleures preuves en sont ses propres transes, son accordéon frénétique et sa formidable voix presque masculine rappelant les meilleure interprètes napolitains de la mythique Nuova compagnia di canto popolare, à quoi s’ajoutent les présences non moins incendiaires de Lorella Monti, à la voix plus « bel cantesque » et sensuelle, ou de la plantureuse Enzia Prestia au tambourin d’enfer.
    Entre berceuses pour messieurs (sic) et tarentelles endiablées, chansons savoureuses des femmes du Mezzogiorno réglant leur compte, sur l’oreiller, aux « civilisateurs » du Nord emmenés par Garibaldi, ou évocations plus récentes des splendides Noirs américains débarquant en libérateurs sur la péninsule pour y semer des jolis enfants, le trio d’Assurd (un groupe formé en 1993, jouant aussi en quatuor) pratique la « chronique » chantée et dansée dans la meilleure tradition populaire italienne, telle que la perpétue aussi un Eduardo Bennato, avec lequel les luronnes ont d’ailleurs affûté leur art.
    Sacré coup de boule dans le coffre. « Una vera zidanata ! »

  • L’injure faite à Zidane

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    La version du Guardian

    Selon le quotidien anglais The Guardian, le litige opposant le défenseur italien Marco Materazzi et le capitaine français Zinedine Zidane, qui s'est soldé par un terrible coup de tête assené par Zidane, et qui a valu au meneur de jeu tricolore un carton rouge, se serait déroulé de la sorte: suite à une action française non fructueuse, et alors que les Italiens avaient récupéré le ballon et avaient débuté une contre-attaque, seuls quelques joueurs demeuraient dans la surface de réparation italienne: David Trezeguet, Gennaro Gatuso, Zinedine Zidane, Marco Materazzi et le gardien Gianluca Buffon.
    Zinedine Zidane avait été, au cours de l'action précédente, très strictement surveillé par Marco Materazzi, qui le ceinturait fermement des deux bras, et lui tiraillait le maillot. Le ballon a été pris par Del Piero, et se trouvait déjà à ce moment au-delà du milieu de terrain. Les caméras live ont alors complètement déserté la scène où le litige a eu lieu. Mais pas les caméras off…
    Tout au long de la rencontre, Marco Materazzi, qui était chargé desurveiller Zidane dans la surface de réparation, avait apparemment continuellement matraqué le capitaine français de paroles indélicates, voire même injurieuses, que le milieu de terrain français a longtemps fait mine de négliger.
    Toutefois, après cette séquence, Zidane a signalé à Materazzi, en lui montrant la manche de son maillot: « Arrête de me tirer ! » Déclaration à laquelle Materazzi a répondu : « Tacci, enculo, hai solamente cio che merite..." (Tais toi enculé, tu n’as que ce que tu mérites...)
    C'est à ce moment que Zidane s'est éloigné quelque peu du défenseur italien, qui aurait poursuivi, dans son dos: « Meritate tutti ciò, voi enculati di musulmani, sporchi terroristici" (vous méritez tous ça, vous les enculés de musulmans, sales terroristes)
    C'est alors que Zidane, désabusé, fatigué, mentalement fragilisé, a porté son terrible coup de tête au torse du défenseur italien…

    Nota bene : cette version est invérifiée pour l’heure. A suivre…

    Zinedine Zidane: "Mais dans quelle galère me suis-je embarqué sur ce coup de tête ?!"

  • Gondole de rentrée

     

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    medium_Charras.JPGNotes avant parution

    La vague précédente n’est pas retombée que déjà la prochaine déferle avec, en point de mire, 683 nouveaux romans à paraître à l’automne. Des piles de livres ne cessant de s'amonceler, je tirerai sept titres après sept autres, d’abord en survol puis de manière plus détaillée. Or tel est mon premier choix :

    1. Christophe Bataille. Quartier général du bruit. Grasset, 115p. Révélé par Annam, un premier roman paru chez Arléa et aussitôt distingué (prix du Premier roman et prix des Deux Magots, 1994), l’auteur a de la patte et l’on est curieux de le voir évoquer ici la figure de Bernard Grasset sous le regard d’un certain Kobald, à la grande époque des Saints-Pères.

    2. Annie Saumont. Qu’est-ce qu’il y a dans la rue qui t’intéresse tellement ? Joëlle Losfeld, 77p. Par la nouvelliste la plus abondante et parfois la plus attachante « au niveau du quotidien », un nouveau petit recueil en forme de triptyque.

    3. Jean-Marc Roberts. Cinquante ans passés. Grasset, 103p. L’auteur, directeur littéraire de Stock, est lui aussi un écrivain racé, qui dit bien les choses de la vie, comme on dit, avec la nonchalante complaisance des désabusés

    4. Alain Mabanckou. Mmedium_Mabanckou0001.JPGémoires de porc-épic. Seuil, 229p. Après Verre cassé , l’auteur congolais le plus en vue du moment à Paris poursuit une œuvre alternant la pleine pâte du roman et les pointes de la réflexion. Il réinvestit ici l’esprit du conte à la manière africaine.

    5. Pierre Charras. Bonne nuit, doux prince. Mercure de France, 115p. Dans un texte de pure sensibilité, voilé de pudeur, l’auteur de Comédien (prix Valery Larbaud 2000) rend ici un bel hommage à son père, du genre à ne jamais se mettre en avant.

    6. Ariel Kenig. La pause. Denoël, 145p. Son premier roman, Camping Atlantic, s’était distingué du tout-venant de l’an dernier par son écriture mordante et sa façon de moduler la révolte sensuelle d’un adolescent. Du camping, on passe ici à la cité HLM.

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    7. Nancy Huston. Lignes de faille. Actes Sud, 487p. C’est le roman dont, pour ma part, j’attends le plus dans la nouvelle donne. Après son fameux Professeurs de désespoir, la romancière traverse un demi-siècle d’histoire contemporaine en entrecroisant les voix de quatre enfants (Sol, Randall, Sadie et Kristina) dont chacun est le parent du précédent.

     

  • Lectures de rentrée (2)

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    Qu’est-ce qu’il y a dans la rue qui t’intéresse tellement ?, trois nouvelles d’Annie Saumont

    Annie Saumont, nouvelliste remarquable dont l’œuvre (couronnée par l’Académie française en 2003) se constitue en fresque kaléidoscopique de la vie des gens ordinaires, n’a pas son pareil pour saisir, à fleur de mots et de formules toutes faites, la détresse et le désir de s’échapper de ses personnages, le plus souvent pris au piège.
    Le meilleur exemple en est l’homme résigné de la première nouvelle, éponyme, de ce triptyque, littéralement encagé par les petites phrases de sa femme, du genre « qu’est-ce que tu regardes ? », « tu as des pellicules j’en parlerai au pharmacien », « tu n’écoutes rien », « tu mangeras aussi une petite grillade c’est facile d’être raisonnable », et qui se rappelle de radieuses scènes de sa jeunesse en regardant par la fenêtre.
    Sans peser, avec des ellipses qui supposent l’attention vive et même la participation active du lecteur, l’écrivain s’attache à capter les divers réseaux de parole qui s’entrecroisent, ici de l’épouse au sens pratique écrasant, de l’homme qui aimerait tant décider quelque chose mais n’en a plus l’énergie, de ce qu’on pourrait dire le langage des choses et de la poésie suggérant une autre vie plus harmonieuse et plus claire.
    Ou c‘est, dans le métro (Ce serait un dimanche), Thérèse qui évoque in petto sa vie de paumée avec Ada, entre petits négoces de couture et petites fauches, sales mecs comme son père qui tentait de la forcer, échappées de tout ce qui pourrait advenir un dimanche au conditionnel des chimères et retour au foyer des sœurs de la Pitié. Enfin c’est (dans Méandres) le soliloque lancinant d’un homme que blesse la vulgarité du monde, et qui revient dans la ville de son enfance après un long séjour en prison.
    A chaque fois, l’art de la nouvelliste aboutit, à sa manière très particulière où tout semble vocalisé « mentalement » sans rien perdre de sa densité physique et de sa charge émotionnelle, à restituer trois univers plombés par le poids du monde, avec autant de douce attention que d’âpre lucidité.
    Annie Saumont. Qu’est-ce qu’il y a dans la rue qui t’intéresse tellement ? Editions Joëlle Losfeld, 77p. Ce recueil est déjà disponible en librairie.

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  • La jungle des lois


    La défense Lincoln de Michael Connelly
    C’est un Connelly de grande cuvée que nous vaut le nouveau roman de l’auteur du Poète, de Créance de sang ou de L’oiseau des ténèbres, pour ne citer que trois des meilleurs d’une quinzaine de thrillers d’investigation de premier ordre qui ont tous le grand labyrinthe de Los Angeles pour creuset maléfique et non moins splendide toile de fond à la Michael Mann…
    Comme dans L’envol des anges, et bien plus encore à vrai dire, l’univers « trop humain » de la justice – à savoir tissé de règles et de deals  aussi tordus que dans toutes les sphères sociales de la galaxie urbaine de L.A. – constitue l’arrière-fond du roman, dont le protagoniste est un avocat aussi roué que mal vu de ses confrères, digne fils d’un ponte du barreau déjà porté sur la défense des plus paumés, et n’ayant (à ses propres yeux) qu’un gros regret à remâcher, lié à la condamnation à perpète d’un probable innocent, quelques années plus tôt.
    Lorsqu’un autre prétendu innocent, fils à maman cousu de dollars qu’on accuse de viol et de tentative de meurtre, recourt à lui pour sa défense, Mickey Haller l’accepte d’autant plus volontiers que ce client est du genre « pactole », dont la cause très délicate va nécessiter autant de ruses que d’acrobaties et donc autant de dizaines puis de centaines de milliers de dollars.
    Le premier intérêt de La défense Lincoln est alors, avec la clarté et la saisissante densité propres à l’auteur, la description détaillée des coulisses de la justice pénale américaine vues par un avocat un peu voyou en apparence mais plutôt du genre « humaniste », comme l’était le fameux inspecteur Bosch du même Connelly, et non moins attachant à vrai dire.
    Cette même dimension « humaniste » prédomine d’ailleurs dans la partie la plus importante du roman, qui nous confronte  au mal incarné en la personne de celui-là même que Michael est censé défendre – ce qu’il va faire aussi bien jusqu'au fin bord du gouffre, mais c’en est déjà presque trop dit…
    On n’est certes pas chez Dostoïevski ou Bernanos, mais il est rare qu’un thriller communique, au lecteur, des sentiments aussi complexes et profonds - mélange de révolte et de tristesse, de lucidité et de mélancolie, d’abjection et de tendresse -, que ceux qu’on éprouve chez Connelly (comme il en allait aussi des romans noirs de Robin Cook), alors même que les personnages et les situations s’en tiennent plus ou moins aux stéréotypes du genre, n’était le formidable paradoxe narratif  de ce dernier roman.
    Comme un James Ellroy ou un James Lee Burke, Michael Connelly est assurément un écrivain de très forte trempe, dont les livres ont autant de valeur documentaire que d’impact critique, baignant enfin dans une espèce de poésie urbaine assez fascinante. Bref, c’est de la belle, de la toute belle ouvrage que La défense Lincoln, mais prévoyez d’y passer la nuit blanche si vous y « tombez » après midi…
    Michael Connelly. La défense Lincoln. Traduit de l’américain par Robert Pépin. Seuil Policiers, 333p.
     

  • Aux sources du fleuve


    A propos de Congo River
    C’est en somme le fleuve Humanité qu’on remonte dans Congo River, le film somptueusement déchirant de Thierry Michel dont les images restituent d’abord la splendeur des paysages que traverse le cours d’eau en serpentant (le dieu qu’il incarne est d’ailleurs un serpent) au milieu des immensités de savane et de brousse. Au cours de la lente et cependant très vivante première partie, correspondant à l’aval des rapides en direction desquels on remonte, l’on suit la progression d’un inénarrable train de barges sur lesquelles s’entasse la population d’un véritable village flottant, chèvres et cochons compris ; et tout aussitôt cela sent bon l’Afrique à plein nez.
    En contrepoint à ces images de navigation sous la vigilante garde d’un Commandant incessamment attentif au travail des sondeurs, crainte du fatal ensablement, des fragments de trépidants documentaires de l’époque coloniale rappellent ce que fut celle-ci, avec son mélange de développement et de pillage organisé, sur fond de paternalisme bon teint à la Tintin au Congo
    Au terme de la première partie de cette remontée, marquée par telle tragédie « ordinaire » (plus de deux cents noyés imputables à l’incompétence d’une compagnie) ou telle manifestation d’évangélisation de masse durant laquelle un prêcheur en costume chic fait cracher le dollar aux ouailles classées selon leurs ressources financières (plus tu allonges, plus tes péchés seront allégés, ma sœur mon frère…), le film change de tonalité avec l’apparition, à la hauteur des cataractes, des premiers militaires égrenant leurs chants guerriers. Et c’est alors, en crescendo, la progression vers le cœur des ténèbres, de champs de croix en villages abandonnés où rôde encore le spectre de la terreur, jusqu’à ce dispensaire où se retrouvent des milliers de femmes violées dont les tribulations  se trouvent détaillées par un médecin colossal au parler délicat qui rend plus affreux encore ses insoutenables constats.
    Rien pourtant d’accusateur ou de sentencieux, ni même de très explicatif dans ce voyage au bout de l’horreur dont tout est supposé connu, qu’on redécouvre ici par l’image, la hantise des choses qui sont là et des traces des êtres qui n’y sont plus - l’émotion nous prenant au ventre et à la gorge sans qu’aucun commentaire ne soit porté par l’emphase, la fin du film s'ouvrant d'ailleurs à un regain d'espérance, par la voix de l'archevêque de Kisangani.
    Congo River s’achève enfin sur l'évocation d'un paradis terrestre avéré, avec la vision édénique d’une pièce d’eau dont les moires scintillent sous le feuillage lustral et poudroyant de lumière. Telle est la source du Congo. Tels sont les eaux et forêts. Tels sont les hommes. Telle est la vie...     


  • Rire jaune de la Chine

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     Une satire carabinée de l’absurdité, entre communisme et capitalisme sauvage

    De la Chine populaire actuelle, les affairistes et autres touristes occidentaux voudraient ne voir que ce qui les intéresse ou les fascine en passant, alors que le pays réel se débat entre les contraintes kafkaïennes de la fourmilière communiste et les soubresauts de plus en plus sauvages du capitalisme à tout-va. Or Ma Jian, exilé à Hong Kong en 1987, peu avant que ses livres soient interdits en Chine, et vivant aujourd’hui à Londres, est de ces observateurs cinglants qui, à partir des faits les plus ordinaires, parviennent à illustrer l’absurdité, le tragique et le comique d’une société à la fois paralysée et en pleine évolution. On pense d’ailleurs aux satires décapantes d’un Alexandre Zinoviev en suivant les tribulations des protagonistes de Nouilles chinoises, à commencer par la paire que forment l’écrivain et le donneur de sang. L’industrie que développe celui-ci, raté en puissance, qui va devenir millionnaire en se faisant pomper le sang, donne une première idée des situations extravagantes illustrées par Ma Jian. Lui-même a-t-il été tenté, comme son double ici présent, de  figurer dans le Grand Dictionnaire des écrivais chinois à la condition d’ériger une statue littéraire à un quelconque Héros Positif ? On peut en douter…    Dès les premières pages de Nouilles chinoises, le lecteur est en effet saisi par l’esprit sarcastique des séquences enchaînées à fond de train, dont l’apparente dérision (genre Reiser ou Deschiens, voire Bukowski le dégueu relooké style yeux bridés) va de pair avec la rage de l’exilé rêvant de son cher pays. De l’actrice « performant » son suicide sur la scène d’un cabaret, au patron de crématoire poussant à la consommation pour solutionner le problème de la surpopulation, il y a là-dedans de quoi rire… jaune à n’en plus pouvoir.

    Ma Jian. Nouilles chinoises. Traduit de l’anglais par Constance de Saint-Mont. Flammarion, 236p.

     

  • L’enfant et la rivière

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    L’auteur démasqué (26)

    Ce poème est tiré de La fable du monde de Jules Supervielle, ainsi que l'a trouvé Lamkyre qui en sera dûment récompensé(e) selon les règles non écrites du Jeu papou.

     



    De sa rive l’enfance
    Nous regarde couler :
    « Quelle est cette rivière
    Où mes pieds sont mouillés,
    Ces barques agrandies,
    Ces reflets dévoilés,
    Cette confusion
    Où je me reconnais,
    Quelle est cette façon
    D’être et d’avoir été ? »

    Et moi qui ne peux pas répondre
    Je me fais songe pour passer aux pieds d’une ombre.

  • Le rebond du léopard

     

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    Entretien avec Frédéric Maire, directeur artistique 

    A un an de son soixantième anniversaire, l'édition 2006 du Festival de Locarno se présente sous le signe du renouveau. Frédéric Maire, cofondateur de la fameuse Lanterne magique, à Neuchâtel, lui-même réalisateur et grand connaisseur de cinéma, était lié depuis une vingtaine d'années à la manifestation tessinoise au moment où Marco Solari, président du Festival, lui a proposé de succéder à Irene Bignardi. Or c'est dans la tradition «historique» du festival qu'il s'inscrit en portant d'emblée l'accent sur le travail concerté d'une équipe, avec ses adjointes Chicca Bergonzi, Nadia Dresti et Tiziana Finzi

    – Quel projet concrétisez-vous avec cette édition?

    – En premier lieu, je tenais à recentrer le festival sur le cinéma, en évitant la dispersion culturelle. Tout doit partir des œuvres. Par ailleurs, on m'a souvent demandé si le festival serait politique mais je ne le crois pas: ce sont les œuvres qui ont, ou pas, un contenu politique, et c'est à partir de là que la discussion se fera.

    – Qu'est-ce qui fait l'originalité de Locarno?

    – Ce festival, parmi les plus importants au monde, est objectivement le plus accueillant et celui qui «protège» le mieux les films. Un film est une œuvre fragile. Le Da Vinci Code arrive certes comme un char d'assaut, mais la plupart des films que nous présentons à Locarno, souvent de jeunes cinéastes, nous arrivent comme des objets révélés pour la première fois. Or la tradition de Locarno, que j'aimerais défendre et développer, est d'accompagner les films auprès du public. Pour ce faire, nous disposons de deux atouts: le temps et l'atmosphère. A Cannes, il n'y a pas de projection publique. A Berlin et à Venise, le public doit quasiment se battre pour accéder aux quelques projections ouvertes. Le festival de Locarno, même s'il vise aussi les professionnels, s'adresse au public, avec un catalogue richissime, le journal du festival et une façon unique de présenter les films et d'en discuter systématiquement en présence des réalisateurs ou des acteurs.

    – Y a-t-il un public spécifique à Locarno?

    – Une grande majorité est constituée d'amoureux du cinéma qui y viennent comme les amoureux de musique vont à Paléo. Ce ne sont pas forcément des cinéphiles purs et durs, mais ils viennent se faire une réserve de cinéma pour l'année dans une atmosphère qui englobe balades en montagne ou baignades en rivière. Le public est très réceptif et ouvert, et les discussions peuvent être d'une intensité folle, avec des gens qui ne sont pas forcément des spécialistes.

    – Quels seront les points forts de l'édition 2006?

    – Dans la compétition internationale, nous présentons une vingtaine de films qui ont tous un potentiel de diffusion large et représentent un panorama mondial de ce qui se fait de plus novateur, tout en restant accessible. Nous lançons en outre une nouvelle compétition, à l'enseigne des Cinéastes du présent, réservée à des œuvres plus radicales. Hors concours, la même section rassemble des films d'aujourd'hui aux fortes implications sociales ou politiques.

    – Que verra-t-on sur la Piazza Grande?

    – D'abord une série de grands films, presque tous en première vision. En outre, nous allons y donner des éclairages sur d'autres sections du festival, notamment, avec les courts métrages des Léopards de demain. La traditionnelle rétrospective, que nous consacrons à un auteur vivant, en la personne d'Aki Kaurismaki, sera l'occasion d'y montrer aussi son dernier film, Les lumières du faubourg, en première publique suisse.

    – Et la Suisse là-dedans?

    – Elle fait l'objet d'une autre innovation, avec la Journée du cinéma suisse, pour dire que le cinéma suisse existe et qu'il est de qualité, le fêter et faire date avec la projection sur la Piazza du dernier court métrage d'animation, Jeu, de Georges Schwitzguébel, et de Mon frère se marie de Jean-Stéphane Bron, qui passe à la fiction avec brio.

    – Autre film suisse à découvrir?

    – Ah oui: dans la compétition internationale, celui de la réalisatrice zurichoise Andrea Staka qui a réussi, avec Das Fräulein, un film de grande sensibilité sur l'immigration, avec trois femmes venues, dans des circonstances diverses, d'ex-Yougoslavie à Zurich. Un nouveau grand talent à découvrir!

    – Un mot de conclusion sur le 60e anniversaire?

    – Grande aventure évidemment, que nous n'avons pas envie de fêter de façon commémorative mais prospective, Locarno ayant toujours été un festival ouvert sur le futur, sans renier le passé qui le porte, lui-même révélateur de cette vocation exploratrice…


    Survol de la 59e édition

    PIAZZA GRANDE Première très attendue sur la place mythique: Miami vice de Michael Mann, avec Colin Farrell et Jamie Foxx, le 2 août. Un film «dense et spectaculaire», selon Frédéric Maire, fier d'ouvrir le festival avec ce film qui sera distribué en Suisse romande dès le 16 août.

    CINÉASTES DU PRÉSENT Innovation: la section s'ouvrant désormais à la compétition, un jury de pointe a été constitué, avec Hernan Musaluppi, Rafi Pitts, Tania Blanich, Heidrun Schleef et Emmanuelle Antille. Le prix Cinéastes du présent C .P. Company est doté d'une somme de 30 000 francs.

    COMPÉTITION INTERNATIONALE La sélection propose une vingtaine de longs métrages du monde entier. Le jury attribuera, entre autres, le Léopard d'or, le Prix de la mise en scène, les Prix d'interprétation et le Prix spécial du jury.

    LÉOPARDS DE DEMAIN Consacrée aux courts métrages, cette section propose deux compétitions, respectivement ouvertes aux jeunes réalisateurs suisses et aux films explorant une région particulière du globe. Cette année: l'Est de la Méditerranée, des Balkans au Moyen-Orient.

    LÉOPARD D'HONNEUR C'est au réalisateur russe Alexander Sokurov, distingué à Locarno en 1987 pour son premier film, La voix solitaire de l'homme, que sera remis le Léopard d'honneur. Son nouveau film, Elegy of life, en hommage à Rostropovich, sera présenté en première mondiale.

    RÉTROSPECTIVE Alternant avec la tradition des hommages «historiques», honore un créateur contemporain avec la projection de tous les films du réalisateur finlandais Aki Kaurismaki, qui présentera son nouveau film sur la Piazza Grande. Parallèlement paraît, en coédition avec les Cahiers du cinéma, un ouvrage référentiel publié par le festival sur cette œuvre majeure.

    RENSEIGNEMENTS Festival international du film Locarno. Tél..: 091 756 21 21
    ou info@pardo.ch

    Cet entretien a paru dans l'édition de 24 Heures du 8 juillet 2006.

  • De l’Harmonie cuisinière

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    Fourier, l’opéra et la gastrosophie

    Comment éduquer l’Enfant ? se demandent aujourd’hui les parents désorientés, et comment se perfectionner soi-même en vue de l’Harmonie ?
    A ces questions légitimes on répondra, les vacances venues, en revenant bonnement à l’étude de l’Harmonie, justement, selon Charles Fourier, dont les visions restent lumineuses et roboratives.
    La meilleure reconduction à cette université buissonnière me semble ce matin la lecture attentive de L’opéra et la cuisine qui vient de s’ajouter au catalogue de l’indispensable Cabinet des Lettrés.
    Il y est rappelé, premièrement, l’importance basique de la formation matérielle de l’enfant, c’est à savoir l’exercice essentiel et premier de son corps, préludant à l’éducation spirituelle. Or l’apprentissage des 7 branches de l’opéra (le Chant, la Danse, le Geste, la Gymnastique, la Poésie, la Peinture et la Féerie mesurée) constitue naturellement le fondement de cette formation matérielle de la tige humaine qui portera demain d’harmonieuses fleurs. Sans bonne connaissance de l’opéra dans ses 7 parties, peu de chance de réalisation industrielle, nous dit Fourier, mais il n’y a pas que ça : il y a la Cuisine.
    La Cuisine, avec majuscule, est non moins essentielle en ses 4 parties que forment la Culture, la Conserve, la cuisine avec minuscule (au sens de la pratique) et la Gastronomie. Au lieu de bourrer prématurément le crâne de l’enfant à trop grand renfort de préceptes et de concepts, laissons-le découvrir les agréments naturels de la cuisine où sa gourmandise et son esprit de service se développeront de concert, l’une aiguisant l’autre. En Harmonie fouriériste, où chaque jour au moins mille volailles se plument dans une phalange de phalanstère, pas moins de 600 petites volailles seront ainsi plumées par les bambines de 3 à 4 ans, et 400 autres plus grosses par les chérubines de 4 à 6 ans. Ainsi l'agréable se mariera-t-il avec le nécessaire.
    Telle étant la première leçon de Fourier en ce matin d’été : « A l’opéra, l’enfant se forme à la manœuvre, à la perfection des mouvements corporels ; mais c’est à la cuisine qu’il se forme aux combinaisons de fonctions agricoles et industrielles, aux raisonnements d’analyse et synthèse qui l’engagent de bonne heure dans l’étude des sciences fixes »…
    Charles Fourier. L’opéra et la cuisine. Gallimard, Le cabinet des lettres, 82p.

  • L’aura de Tracy

    medium_Chapman.jpgmedium_Chapman2.jpgTracy Chapman au Montreux Jazz Festival. Après les électrochocs d’Eels, la chanteuse a fait oublier la touffeur du Miles Hall pris d’assaut par 2000 fans.
    Amorcée par une véritable charge de la cavalerie lourde avec, en première ligne des anguilles survoltées, un Everett à dégaine de trappeur barbu à lunettes de conquérant des sommets, soutenu à la mitrailleuse rythmique par un batteur semblant rescapé de la guerre de Sécession, la soirée vouée à Tracy Chapman aura rappelé, aux amateurs d’émotions fortes, que ce n’est pas forcément dans le déchaînement de décibels et les vociférations que réside la puissance de la musique. Ainsi le bref concert d’Eels, en dépit de quelques ballades relevant d’un blues-rock moins « hardeur », nous a-t-il semblé relever de la démonstration de force tournant à vide.
    En contraste absolu, c’est sur une tonalité gospel, avec Say Hallelujah que Tracy Chapman, paraissant d’abord toute menue sur scène, en simple jean, annonce la « couleur » à la fois dense et grave, mais non moins « punchy » , d’une suite mêlant les compositions des deux derniers albums (Let it rain et le récent Where you live) aux morceaux plus anciens, entre autres « standards » revisités, comme ce fleuron de la musique folk américaine que représente The house of the rising sun, naguère illustré par Bob Dylan et The Animals, entre autres, qu’elle module en beauté avec une lenteur et une densité émotionnelle prenantes.
    Si Tracy Chapman a découvert Montreux en son âge de teenager, ainsi qu’elle l’a rappelé avec humour, à une époque où elle n’avait pas les moyens de se payer un billet d’entrée au festival, c’est rubis sur l’ongle que son ticket avec le public s’est concrétisé mercredi soir en dépit du double désagrément de la salle transformée en étuve et de la diversion parfois bruyante d’un certain match suivi sur les portables…
    Une fois encore, pourtant, la qualité musicale de son concert, qui associe intensément les musiciens (Joe Gore à la guitare, Quinn à la batterie et Kiki Ebson aux claviers), la pertinence et la beauté des textes et de la musique, enfin la grâce de Tracy Chapman auront fait de ce concert un moment privilégié.


  • Vus du ciel

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    L’auteur démasqué (25)

    Ce fragment de prose est tiré de Débat dans l'azur de Léon-Paul Fargue, auteur injustement oublié du Piéton de Paris. Je l'ai tiré du recueil de Vulturne, réuni à Epaisseurs  dans la collection Poésie de Gallimard. Lisez donc Chanson du plus léger que la mort: "Nous sommes les hommes sans murailles ! Nous montons en choeur dans la musique !" Tonique ! Et compliment à Tristan S. à V. qui sait que lire Léon-Paul Fargue n'oblige pas forcément à lire Nicolas Fargues...

    Hachure !
    Est-ce que tu n’en as pas assez d’être une hachure entre les hachures ?
    Homme !
    Tu n’en as donc pas ton soûl d’être un homme parmi les hommes ?
    Grouillis des poux de mer sur la plage des rues.
    Bâtonnets sautant à cloche-pied, vers de pierre, jeux de jonchet en délire, aïe donc, les dragons chargent sur la chair en filoselle, les chapeaux, les gants, les cannes, les sacs endormis dans le blanc d’œil, goitres assommés, crapauds en deuil, accordéons éculés face au ciel !
    Monte un peu. Suis-moi. Colle donc, nom de Dieu ! Là, te voilà bien avancé, maintenant. Crois-tu que c’est beau à voir de là-haut ? Crois-tu que c’est grand’chose ?
    Ah ! vous n’alliez pas loin, les hommes.
    Vois-tu de là-haut comment ça rampe ?
    Comprends-tu, maintenant, comment ça foisonne ?
    Alors, pourquoi tant d’histoires ?

  • L’ennui d’écrire


    medium_Renard.jpgL’auteur démasqué (23)


    L'auteur de cet extrait, identifié par Bona Mangangu, est Jules Renard, dans son roman L'écornifleur. Un régal de vacherie placide. Dans le même genre, on lira le portrait d'Eloi, homme de lettres, dans le recueil de Nos frères farouches. Jules Renard est trop souvent réduit à Poil de carotte ou à ses croquis animaliers. C'est très bien. Mais son Journal est une mine de notations acides et de croquis plus tendres. Un tout grand "petit maître" à lire et relire

    « Que c’est embêtant d’écrire !
    Passe d’écrire des vers ! On peut n’en écrire qu’un à la fois. Ils se retrouvent, et à la fin du mois on joint les bouts. Et puis il y a la rime qui sert de crochet pour tirer, hisse ! hisse ! jusqu’à ce que le vers se rende, se détache.
    Passe même d’écrire une petite nouvelle. C’est court comme une visite de jour de l’an. Bonjour, bonsoir, à des gens qu’on déteste ou qu’on méprise. La nouvelle est la poignée de mains banale de l’homme de lettres aux créatures de son esprit. Elle s’oublie comme une relation d’omnibus.
    Mais c’est un roman ! un roman complet avec des personnages qui ne meurent pas trop vite.
    Mes jeunes confrères me l’ont dit : « Tu réussis les petites machines, mais ne t’attaque jamais é une grosse affaire. Tu manques d’haleine. »
    J’en conviens, j’ai besoin de souffler à la troisième page, de prendre l’air, de faire une saison de paresse ; et quand je retourne à mes bonshommes, j’ai peur, comme si je devais renouer avec une maîtresse devenue grand-mère pendant mon absence, comme si j’allais traîner des morts sur une route qui monte ».

  • Godard et les Stones

    Patchwork d’époque: One + One

    medium_Godard1.jpgmedium_Godard0001.JPGC’est un film intéressant à de multiples égards que One+One dans la présente version « autorisée » par Jean-Luc Godard, assortie de plusieurs entretiens explicatifs éclairants sur sa genèse, notamment avec Jean Douchet et Christophe Conte, ainsi qu’un making of de Richard Mordaunt.
    Pur produit de l’esprit de 68, date de sa sortie marquée par une empoignade à laquelle le récent clash de Beaubourg fait écho pour des motifs analogues de non-respect des intentions du réalisateur, ce film-collage sur les thèmes de la création et de la destruction combine les répétitions (étonnamment très sages) d’un groupe de jeunes rockers anglais déjà mondialement célèbres, en rivalité avec les Beatles, et des séquences donnant la parole aux Noirs purs et durs des Black Panthers. A ce contrepoint initial, illustrant deux modalités de la contestation des années 60-70, s’ajoute un patchwork très (dé)construit de textes (d’Elridge Cleaver, sur la condition des Noirs américains et LeRoi Jones, sur la décadence de la musique noire), de séquences théâtralisées sur le thème des relations entre l’intellectuel et la révolution (avec une Anne Wiazemski délicieusement décalée dans son interview de jeune romantique lançant ses phrases solennelles en pleine forêt) et d’extraits de Mein Kampf ou d’un roman porno, autres paroles de chaos…
    Détonant et déroutant au premier regard (comme l’expo actuellement présentée à Beaubourg…), le film, montant en puissance au rythme crescendo des répétitions de Sympathy for the Devil, en présence d’un Mick Jagger affirmant sa qualité de chef de meute à babines, de Brian Jones déjà liquéfié et d’un Keith Richards aux superbes envolées de guitare, est à voir et à revoir, autant pour ce qu’il a d’agaçant que pour sa force expressive, la pertinence de sa substance polémique et son impact poétique persistant.
    Godard m’a toujours exaspéré et intéressé en même temps. Je ne puis dire que je l’aime comme j’aime Fellini, de tout mon cœur et de toute ma folie. Voir n’importe quoi de Fellini, trois minutes du Sheik blanc, cinq minutes du Bidone ou des Vitelloni, les chefs-d’œuvre cela va sans dire (La Strada, Huit et demi, Amarcord) mais aussi ces merveilles imprévisibles que sont Intervista ou Répétition d’orchestre, me remplit immédiatement d’allégresse italienne comme une mélodie de Puccini ou le premier but que va marquer ce soir l’Italie contre l’Allemagne…
    Mais Godard est un emmerdeur passionnant, et un poète aussi, qu’on atteint par maints détours, au fond du dépotoir actuel, et c’est sûrement un peu difficile, maintenant que la mode en est passée, de déchiffrer ce que nous disent vraiment ses films, mais cela vaut la peine de s’y appliquer, demain peut-être plus encore qu’aujourd’hui…

    Jean-Luc Godard et les Rolling Stones. One + One (Sympathy for the Devil). DVD Carlotta

  • Les poulettes repiquent

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    Le dernier album des Dixie Chicks
    Not ready to make nice, chante Natalie Maines dans le nouvel album des Dixie Chicks, qui en ont vendu plus de 500.000 en une semaine dès sa sortie aux States, en clair : « Je ne suis pas prête à être gentille. Je ne suis pas prête à céder. Je suis toujours folle de colère et n'ai pas le temps de faire des ronds-de jambe. Il est trop tard pour changer et même si je pouvais je ne le ferais probablement pas"...
    Autant dire que les « sorcières » du Texas, pourchassées dès le début de la guerre en Irak pour leurs déclarations « inappropriées », persistent et signent avec les quatorze morceaux de pure country de Taking the long way, dont le premier, The long way around, évoque la virée de celle qui, vivant en nomade sur les routes, se rappelle ses « friends » de collège et se demande si elle s’établira jamais pour sa part et si elle reverra ses amis de jeunesse.
    Même si les paroles des chansons réunies ici distillent des éléments critiques, on est loin du « protest song » des sixties façon Joan Baez ou Neil Young, ce qui n’empêche pas de jolis coups de gueule, comme dans le rock plus épicé de Lubbock or leave it évoquant, dès l’attaque, la fameuse « ceinture biblique » du Sud profond où les églises sont plus nombreuses que les arbres sans convaincre tout le monde de s’agenouiller à l’unisson de la famille Bush…
    Dixie Chicks. Taking the long way. Columbia Records
    Photo: les amours de Natalie Maines  et Saddam, un fleuron de la propagande anti-Chicks

  • Bonnard ou l'état chantant

    La beauté sauvera le monde (Fédor Dostoïevski) 

    A La Désirade, ce vendredi 3 février. – Le nom de BONNARD m’est apparu ce matin dès mon éveil d’avant l’aube, et ce nom disait OUI. Ce seul nom se fond en moi à tout ce qui dit OUI. Il fait nuit noire et je vois le monde en couleurs et ces mots notés au crayon dans un carnet : «L’œuvre d’art – un arrêt du temps ». J’ai commencé de lire hier soir le dernier livre de Tzvetan Todorov, consacré à ceux qui ont voué leur vie à une quête absolue de beauté, et cette autre phrase de Dostoïevski, qu’il y cite dès les premières pages, me revient aussi : « La beauté sauvera le monde ».
    Non la beauté d’agrément : non la beauté facile sur papier lisse ou la beauté cliché  vidée de sens : la beauté se déployant dans un état de plénitude, et Todorov donne le premier exemple de cet émerveillement partagé, dans une salle de concert, que nous vaut parfois un moment musical – ce que j’appelle pour ma part l’état chantant.
    Je n’oublie aucunement les tribulations du monde à l’instant de cette oraison matinale que résume le nom de Pierre Bonnard. Je dirai plus précisément : Monsieur Bonnard. Monsieur Bonnard qui, sa petite boîte de couleurs à la main, en costume et cravaté, se promène à l’instant, dans les couloirs de l’exposition qui s’ouvre àParis, pour faire ici et là ses retouches. Le Christ est en agonie jusqu’à la fin du monde et il ne faut pas dormir pendant ce temps. Or Monsieur Bonnard ne dort pas : jusqu’à la fin du monde il retouchera ses tableaux en essayant d’y être plus précis et plus précis encore, non du tout plus joli ou plus soleilleux, comme on le voit parfois – Bonnard ou la joie de vivre, n’est-ce pas… - mais plus juste, plus vrai, plus rigoureusement, plus physiquement et métaphysiquement proche de la nature ou de ce qu’il voit de la nature derrière son binocle à facettes.
    Monsieur Bonnard vous dit bonjour. La nature morte aux fruits irradie ce matin ses orangés. L’enfant merveilleux (criseux, chiant à ses heures, c’est entendu) sera tout à l’heure à son tour à La table. Pour l’instant on entend le bruit d’eau et les petits soupirs sommeilleux d’une jeune fille se lavant dans son tub quelque part ailleurs. Tout est rassemblé par le poète mais cela vit partout comme ça. Le Café du Petit Poucet pourrait être à Biarritz ou à Buenos-Aires. La terrasse à Vernon, je l’ai vue à Lugano. Le Paysage en Normandie, vous vous le rappelez en Nuithonie, derrière Fribourg, et ainsi de suite.
    Cette polyphonie douce obéit certes à ce parti pris du OUI, mais elle n’est jamais fade ni mensongère ou dogmatique, ni nombriliste non plus même si tout y est absolument personnel ou plus exactement : traversé par la personne du monde. La peinture de Bonnard n’est ni pointillliste ni traitilliste ni tachilliste, elle est tout ça et bien plus, nous lavant du NON en nous montrant simplement les choses aimées.

  • Entre le cri et le chant


    A propos de Quelle nuit sommes nous ? d’Hafid Aggoune

    Le paradoxe absolu de la vie mortelle, dont l’oxymore se prolonge dans le désespoir ardent et la folle sagesse de Samuel Tristan, protagoniste de ce limpide et lancinant deuxième roman de Hafid Aggoune, s’ancre dans l’intransigeance de l’adolescence, ce temps de la vie « où il faut choisir entre vivre et mourir », à l’enseigne de cette «incommensurable solitude que vit chaque adolescent, cet espace de fureur sans nom. »
    Le vrai nom du personnage n’est jamais prononcé, ni dévoilé tout à fait le secret de son désespoir. Il est Personne et chacun de nous, ou plus exactement : il incarne nos extrêmes invivables, il a rompu toutes les attaches pour être mieux relié au monde ; il s’est montré inhumain avec les siens pour mieux résister à « cette longue nuit d’inhumanité » que représente à ses yeux le monde.
    Une fugue, à quinze ans, l’a arraché au petit clan familial où il a lancé un soir à sa mère, son père et son frère: « Je veux voyager, travailler à être le meilleur possible parce que le monde est plus grand que cette cuisine, plus grand que cette télé, plus grand que toi, papa. Seul un livre est plus grand que le monde ! », avant de les quitter pour toujours en feignant de se rendre au judo, dormant sa première nuit au sommet d’un hêtre et gagnant l’Espagne puis l’Afrique du Nord où il est devenu Samuel Tristan, puis Salih (intègre,vertueux) dans les monts kabyles, Saleh à Djerba, Salim (qui a le corps pur et droit) sur les routes lybiennes, Salman (parfaitement sain) à Alexandrie, Saji à Beyrouth où il perd sa virginité, fuyant de vies brèbves en vies brèves,  tanné et boucané par le travail, allégé par le cannabis, apprenant l’arabe et l’hébreu pour en devenir le traducteur, enfin rêvant de l’Aden de Rimbaud sans y toucher, commençant lui aussi d’écrire mais ne faisant à vrai dire que lire en trimballant avec lui son sac de bouquins.
    Autant dire que, lorsque commence le roman, à Venise où il débarque de Paris, à l’âge du Christ, Samuel Tristan a fait déjà le tour de lui-même, vivant de rien (à Paris, garçon au pair) et ne faisant rien que lire et vivre, comme un ascète ou un oiseau. Appelé en ces lieux pour aider une Française, femme sculpteur, qui a la garde de l’ancien hôpital de sainte Marie-des-Grâces, jouxtant l’asile désaffecté de San Clemente de sinistre mémoire, Samuel, qui est la porosité affective et poétique incarnée, ne peut supporter de cohabiter avec les fantômes de ceux qui ont souffert en ces lieux, dont les cris le poursuivent. Du moins aura-t-il aidé Emeline en nettoyant la place de ses ronces envahissantes, avant de trouver refuge momentané dans un atelier d’artiste du Ghetto, d'où il accomplit son dernier voyage d'amant de la nuit, trouvant sa paix dans les eaux industrielles de la lagune.
    Le lecteur posé sourira peut-être de la révolte de Samuel Tristan, quand il dit : « J’ai peur d’un monde sans différence. J’ai peur des religions qui tuent beaucoup plus que les guerres, parce qu’elles n’ont pas de fin et ne sont plus ce qui nous relie mais ce qui nous sépare ». La lectrice réaliste haussera peut-être les épaules en lisant : « Jamais je ne voudrais être de ceux qui pourrissent, détruisent, polluent, réduisent cette planète ». D’aucuns lui objecteront comme toujours : « cela te passera avant que ça nous reprenne », et la cause sera entendue.
    Mais Quelle nuit sommes-nous ? va bien au-delà de la protestation d’un adolescent inadapté. Ce petit livre, comme la peinture de Francis Bacon citée au début, dit la beauté arrachée à la laideur : «Son regard nous traverse, nous taille. Il nous ouvre au scalpel. La peau s’écarte sans résistance. Les os craquent. Nos visages se tordent. Nos êtres montrent les affres, les peurs, les cicatrices, la beauté cachée de notre plus belle humanité. Défigurés, nous existons enfin ».
    Ce livre existe en effet, dans son elliptique simplicité, et nous existons de concert sur cette île de la lagune où s’effondre à n’en plus finir toute construction de notre plus bel art, dans le voisinage des inadaptés absolus que sont ceux que nous appelons fous. « Donne à qui sait lire ton âme, fuis qui la déchire », se recommande Samuel à lui-même, comme à tous ses semblables. Et ceci qu’il se murmure à Venise avant de se laisser glisser dans son linceul liquide : « Venise est un masque derrière lequel se cache l’effondrement de tout ce que l’homme a fait depuis sa première œuvre d’art. Seule est admirable la lumière, éternelle présence survivant aux vanités du temps, architecture de l’architecture, corps des corps, esprit des courbes, véritable essence de toute chose. Mon regard se perd à l’intérieur des songes. La beauté est un miracle de l’instant. Rien ne dure, sinon le renouvellement de nos regards en soi, sur le monde, sur autrui. Rien ne me console plus que de me savoir pierre, eau, branche, lumière, vent, regard. C’est pour cela que j’aime tant les livres : l’instant de la lecture est un absolu fait de rien et de tout, une concentration de tous les possibles posée sur la légèreté d’une feuille »…
    Hafid Aggoune. Quelle nuit sommes-nous ? Editions Farrago, 121p.


  • Ceux qui sont scotchés à leur écran

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    Celui qui croit que Be bop a Lula est l’hymne national brésilien / Celle qui menace la Vierge de manquer trois messes si Elle n’accorde pas la victoire aux Bleus / Ceux qui appellent nationalisme le patriotisme des autres et patriotisme leur nationalisme / Celui que Zidane a aidé à positiver dans sa vie de merde / Celle qui a offert le maillot du Brésil à son fils adoptif aveugle / Ceux qui crèvent les ballons des gosses du quartier qui tombent dans leur jardin privatif / Celui qui affirme que la sensation du gazon fraîchement arrosé relève de l’extase prénatale / Celle qui n’a jamais admis qu’on parle de ça à table / Ceux qui estiment que le foot est un vecteur d’aliénation identitaire pour les nations saines / Celui qui trouve une ressemblance saisissante entre Cafu et l’épicier du coin / Celle qui sait ce qu’il en est des accointances du docteur Fuentes et de Ronaldinho mais qui se la coincera ce soir au bar Copacabana en banlieue de Vesoul / Ceux qui se sont promis de casser du travelo au Bois en cas de victoire du Brésil / Celui qui descendra un pot de chimarrao à lui tout seul dès le coup d’envoi / Celle qui enfonce une aiguille dans la poupée-effigie de Makelele / Ceux qui trouvent que Domenech a l’air d’un corbeau / Celui qui connaît les résultats de tous les matchs disputés par l’équipe de France depuis 1953 / Celle qui reconnaît le fils des Leconte du Nouy dans le public de Francfort / Ceux qui zappent en attendant le premier but français / Celui qui voit en le jeu de football une métaphore de la théorie palingénésique des récurrences / Celle qui tape une gomme à son Adrien pendant que celui-ci engueule Zizou / Ceux qui écoutent Metallica à fond la caisse pour emmerder les footeux d’à côté, etc.

  • Je suis peintre

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    Je suis peintre mais personne ne me connaît ou presque. Le monde m’est toujours apparu si immense, profond et sombre que j’ai préféré rester dans l’ombre. On dirait plutôt que c’est l’ombre qui m’a choisi. Toujours mes actions, mon caractère m’ont poussé hors de cette fausse lumière. Tout ce que je suis, vois, comprends, éprouve, est dans ma peinture et cela a suffi à mon bonheur. Oui j’ai été heureux. Ce que j’ai vu de ce monde ne m’a guère donné l’image du bonheur, aussi j’ai cherché à le poursuivre seul. Une femme et un fils m’ont apporté de grandes joies et finalement mon fils aura été la plus grande, même s’il ne me ressemble pas, s’il est différent, tant mieux après tout. La quête que j’ai poursuivie est celle du mystère de la lumière. La lumière est dans les choses, elle est le cœur de la vie et ne s’éteindra jamais. Oui l’éternité est la permanence de la lumière. Le reste n’est que littérature. J’aime la littérature parce qu’elle raconte le monde, elle dit sa folie, sa démesure. Comme un cercle ce que je cherche c’est le centre, le point nodal. Je crois l’avoir trouvé : il est dans l’éternité que certains appellent « Dieu ». La lumière et donc la peinture en est la traduction, celle que j’ai tentée en tout cas.

    Paul Cézanne

    (Cette lettre inédite, parue dans la livraison de juillet 2006 du Passe-Muraille, No 70, est de la plume de Raymond Alcovère, qui publiera en 2007 Le sourire de Cézanne, aux éditions N&B.)

  • Cézanne, les couleurs et les mots

    Une lettre de Rainer Maria Rilke

    « … Mais à propos de Cézanne, je voulais encore dire ceci : que jamais n’était mieux apparu à quel point la peinture a lieu dans les couleurs, et qu’il faut les laisser seules afin qu’elles s’expliquent réciproquement. Leur commerce est toute la peinture. Celui qui leur coupe la parole, qui arrange, qui fait intervenir d’une manière ou d’une autre sa réflexion, ses astuces, ses plaidoyers, son agilité d’esprit, dérange et trouble leur action. Le peintre (comme l’artiste en général), ne devrait pas pouvoir prendre conscience de ses découvertes ; il faut que ses progrès, énigmatiques à lui-même, passent, sans le détour de la réflexon, si rapidement dans son travail qu’il soit incapable de les reconnaître au passage. Quiconque, à ce moment-là, les épie, les observe, les arrête, les verra se métamorphoser comme l’or des contes, qui ne peut rester pur par la faute de tel ou tel détail. Le fait que les lettres de Van Gogh se lisent si bien, soient si riches, parle en fin de compte contre lui, comme parle contre ce peintre (comparé à Cézanne) le fait davoir voulu, su, éprouvé ceci ou cela : que le bleu appelait l’orange, et le vert le rouge ; ainsi qu’il l’avait entendu dire, le curieux, aux aguets au fond de son œil. Aussi peignait-il des tableaux fondés sur un seul contraste, tout en pensant au coloris simplifié des Japonais qui ordonnent les surfaces selon le ton voisin, plus haut ou plus bas, et les additionnent pour obtenir une valeur totale; ce qui les conduit au contour continu, exprimé (c’est-à-dire inventé), sertissage de surfaces équivalentes, donc à l’ntentionnel, à l’arbitraire, en un mot : au décoratif.
    Un peintre qui écrivait, donc un peintre qui n’en était pas un, a voulu inciter Cézanne aussi à s’expliquer en lui posant des questions de peinture : mais, quand on lit les quelques lettres du vieillard, on constate qu’il en est resté à une ébauche maladroite, et qui lui répugnait infiniment à lui-même, d’expression. Il ne pouvait presque rien dire. Les phrases où il s’y efforce s’étirent, s’embrouillent, se hérissent, se nouent, et il finit par les abandonner, furieux. En revanche, il parvient à écrire très clairement : « Je crois que ce qui vaut mieux, c’est le travail ». Ou bien : « Je fais tous les jours des progrès, quoique lentement ». Ou bien : « J’ai près de soixante-dix ans ». Ou bien : « Je vous répondrai avec des tableaux ». Ou encore : « L’humble et colossal Pissaro » (celui qui lui a appris à travailler) ; ou enfin, après avoir bataillé un peu (on sent comme c’est caligraphié, et avec soulagement), la signature complète : « Pictor Paul Cézanne ». Et dans la dernière lettre (du 21 septembre 1905), après des plaintes sur sa mauvaise santé, simplement : « Je continue donc mes études ». Et le vœu qui a été exaucé littéralement : « Je me suis juré de mourir en peignant. » Comme dans une vieille Danse des Morts, la Mort a saisi sa main par derrière, posant elle-même la dernière touche, avec un frisson de plaisir ; son ombre s’étendait depuis quelque temps sur sa palette, elle avait eu le temps de choisir, dans la ronde franche des couleurs, celle qui lui plaisait le mieux ; quand le pinceau y aurait plongé, elle s’en saisirait et peindrait… Le moment vint; la Mort allonga la main et posa sa touche, la seule dont elle soit capable ».


    (…) « Toute parlote est un malentendu. Il n’y a de compréhension qu’à l’intérieur du travail, sans aucun doute. Il pleut, il pleut… » (…)

    Rainer Maria Rilke. Lettres sur Cézanne. Traduites et présentées par Philippe Jaccottet. Seuil, coll. Le don des langues, 1991.