« Le plus favorable moment, pour parler de l’été qui vient, c’est quand la neige tombe » (Jacques Audiberti)
« Pourquoi lisons-nous, sinon dans l’espoir d’une beauté mise à nu, d’une vie plus dense et d’un coup de sonde dans son mystère le plus profond ». (Annie Dillard)
« Et toute lecture – même entreprise pour les motifs les plus bas – nous fait pénétrer dans le cabinet secret où l’humanité nous entretient à voix basse du sort qui lui est fait sous le soleil ». (John Cowper Powys)
« Laissez venir l’immensité des choses » (C.F. Ramuz)
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L’espace d’un roman
Lecture des Bienveillantes (4)
Limiter la valeur des Bienveillantes à l’apport d’un monument documentaire me semble prouver une lecture impatiente, hâtive ou partielle, qui ne tient aucun compte de la transposition des faits dans les sphères du temps et de l’espace. Jonathan Littell a certes le mérite d’avoir accumulé une documentation considérable et sur des faits souvent méconnus du public ou des non spécialistes, mais l’apport fondamental des Bienveillantes n’est pas là, pas plus que celui de la Recherche du temps perdu n’est de proposer un tableau de la bonne société parisienne au tournant du XXe siècle. Je ne prétends pas pour autant que le jeune romancier soit à comparer à Proust, non plus qu’à Céline, et pourtant la transposition romanesque qu’il opère, dans Les Bienveillantes, à partir de ses données documentaires, n’en est pas moins d’un admirable effort de transposition et d’incarnation, par un médium, au sens où l’entendait un Simenon, qui nous fait endosser une peau à notre corps défendant, parcourir une certaine courbe temporelle et investir une topologie, sans rien de commun avec le déploiement linéaire d’un rapport factuel ou les « lieux » ordinaires du reportage ou de l’essai.
Lire et plus encore : vivre Les Bienveillantes suppose, de la part du lecteur, un accommodement du regard extrêmement rare dans le roman contemporain, qui nous a rendus si paresseux. Le mimétisme en est évidemment déplaisant, qui nous fait partager tant de pages avec un personnage infiniment trouble, que sa « passion de l’absolu » d’intellectuel raffiné, acquis à une utopie qui flatte son hybris, porte à la « radicalité de l’abîme » et à tous les « sacrifices » qui en découleront. Comme Himmler, bien peigné et manucuré, l’explique page 129 à ces Messieurs les Herr Dr Untel et Untel qui viennent de liquider plus ou moins « proprement » quelques dizaines de milliers d’Untermenschen dans les grands ravins de Kiev, la finalité de tout ça est un Jardin où le soldat-cultivateur allemand pourra biner et sarcler en paix au milieu de ses esclaves ukrainiens ou ruthènes. Cela ne vaut-il pas quelque sacrifice ? Cela pour le tout début : quand Max doute encore un peu de la grande invention nazie (page 127), avant de participer, une action après l’autre, et au fil d’une odyssée qui lui fait prendre du grade dans la hiérarchie infernale, jusqu’au temps de tout raconter, bien assis à son bureau d’industriel de la dentelle…
Est-ce détourner notre attention de l’abomination du XXe siècle que de filtrer l’observation des Bienveillantes par le regard d’un homme tel que Max Aue ? A vrai dire on n’a pas assez dit son vice principal : la curiosité, à la fois littéraire et scientifique. Elle est la base même du roman. Est-ce celle de Jonathan Littell ? C’est évident, à cela près que la curiosité de Littell vise la vérité et la justice. Mais n'y a-t-il pas en Jonathan Littell trace de perversité ? Il y a en a sans doute comme chez tout écrivain, dont le meilleur exemple serait un Dostoïevski. Jonathan Littell est-il, pour autant, fasciné ou « sous le charme » de Max Aue ? Je ne le crois pas du tout. Par ailleurs, est-il significatif que Max Aue soit homosexuel, comme Angelo Rinaldi s’en inquiète ? Nullement. D’ailleurs Max Aue n’est homosexuel que par raccroc, si l’on peut dire, après un premier amour hétéro contrarié. Toute son histoire est marquée par le ressentiment et l’amor sui, et son goût pour la sodomie relève quasiment de la mécanique, jamais accordé à aucun sentiment ni aucune intimité réelle, même s’il est capable (avec Thomas) d’amitié. De toute façon, la part de la psychologie personnelle, des rêves, des actes aussi (la baise occasionnelle et le meurtre) n’occupent, dans Les Bienveillantes, qu’une place mineure, juste bonne à éclairer le néant affectif du protagoniste et son nihilisme philosophique, qui ne l’empêchent pas de faire son chemin de fonction et ses « expériences ».
Sa complexion personnelle ne serait pas intéressante si le livre n’était à la fois, dans un temps renoué en spirales successives, celui d’une conquête d'empire et d’un désastre annoncé, qui est celui-là même de la conscience humaine au XXe siècle. Max Aue lit le journal de Stendhal et Tertullien, goûte Rameau et Couperin et se reproche d’avoir oublié son pull-over quand on le force à assister à une exécution de masse, mais il n’en a pas moins les yeux ouverts et il note, il note tout. C’est l’expérience sur soi incarnée que Max Aue. Max Aue incarne en outre, du point de vue moral et spirituel, le péché contre l’Esprit, et donc le Mal absolu, mais cela doit-il être relevé par Jonathan Littell ?
Lorsque je peins des voleurs de chevaux, disait à peu près Tchekhov, je n’ai pas besoin de dire, à la fin de mon récit, qu’il est mal de voler des chevaux, ou alors c’est que mon récit ne vaut rien. Le procès qu’on fait aujourd’hui à Jonathan Littell, sous prétexte qu’il ne dit pas assez que son protagoniste est un démon, à croire qu’il en est fasciné, est le même qu’on faisait à Tchekhov, qui avait le tort de montrer la réalité telle qu’elle est, en laissant le lecteur juge. -
Les criminels ordinaires
Un document à l’appui des Bienveillantes : Les SS de Guido KnoppHeinrich Himmler: le bel Aryen à l'exercice...
Vient de paraître, quatre ans après sa publication en Allemagne, un ouvrage documentaire intéressant sur les origines, le développement, les crimes et les relents nostalgiques de l’organisation la plus meurtrière du Reich hitlérien : la Schutzstaffel, première garde rapprochée du Führer devenue avec les années, un Etat dans l’Etat totalitaire. Intitulé Les SS, un avertissmeent de l’Histoire, ce livre de Guido Knopp est à lire en marge des Bienveillantes de Jonathan Littell, pour mieux apprécier la projection romanesque de celui-ci et compléter, à certains égards, le tableau d’ensemble, notamment à propos des survivants, ou les portraits de certains protagonistes. Dès le chapitre d’ouverture, intitulé Un avertissement de l’Histoire, l’auteur donne raison au choix du protagoniste de Littell revendiquant sa qualité d’homme « comme les autres » :
«On trouvait dans les rangs de la SS un grand nombre de gens tout à fait normaux, issus de toutes les couches de la société. Loin d’être un bloc soudé et monolithique, c’était un organisme complexe et dynamique, qui ne cessa de se modifier durant ses vingt années d’existence. Les hommes (et les femmes) qui s’y étaient engagés étaient extrêmement différents. Certains étaient des « apôtres » qui accomplissaient au sein de « l’ordre à la tête de mort » une mission quasi religieuse. D’autres cherchaient à trouver leur compte dans l’arsenal de Himmler en essayant d’ignorer tant bien que mal ce qui leur déplaisait. D’autres encore voyaient dans la SS surtout une chance de faire carrière et, s’ils embrassaient officiellement les idées de l’Ordre noir, celles-ci leur étaient parfaiteent indifférentes au fond. Il y eut des intellectuels au chômage qui voulurent simplement considérer la Schutzstaffel (SS) comme l’unique possibilité de donner un sens et un cadre à leur vie. Et il y eut aussi, et pas uniquement dans les unités « têtes de mort », la lie de la société : des criminels, des asociaux, des assassins. Si, au début, l’ossature de la SS était constituée de vétérans de la Première Guerre mondiale rompus aux bagarres des salles de meetings, les représentants du « beau monde » ne tardèrent pas à venir en nombre grossir ses rangs après l’usurpation du pouvoir par Hitler. Himmler accueillit des sociétés entières, comme le « Club des Maîtres cavaliers » ou la « Ligue de Kyffhäuser ». Au niveau supérieur de la hiérarchie SS, on trouvait un nombre important d’aristocrates. Dans les services services secrets et les services économiques, on employait des universitaires et des représentants des professions libérales. Des officiers de l’armée y furent enrôlés pour former les recrues de la Verfügungstruppe, le cœur de la future Waffen-SS. Par ailleurs, Himmler octroya des « grades d’honneur » à des centaines de capitaines d’industrie, de diplomates, de fonctionnaires. Au sein de la SS, on trouvait des princes allemands aussi bien que des paysans du Palatinat qui participèrent au génocide des juifs en devenant gardiens dans les camps de concentration.
« Conclusion : la SS était le reflet exact de la société allemande. La plupart de ses membres étaient des gens tout à fait ordinaires qui, dans des circonstances tout à fait particulières, devinrent parfois des criminels de guerre, parce qu’un Etat criminel les y avait encouragés. Lorsqu’un Etat décrète que le fait de tuer, même s’il s’agit d’un acte dur et inhumain, sert un objectif élevé et « bon », les barrières de la morale s’avèrent trop fragiles pour éviter que des centaines de milliers de personnes ne se comportent comme des criminels. Une grande partie de ceux qui le firent ont agi sans avoir conscience de faire le mal.
« La morale de l’histoire est la suivante : nous aurions tous pu devenir des assassins. Le danger survient à partir du moment où un Etat criminel rompt les barrières qui séparent le bien et le mal. La nature humaine, livrée à elle-même, est faible. Nous avons tous, cachés au fond de nous, un Himmler et un Mengele, un Eichmann ou un Heydrich. Chacun de ces hommes, en d’autres circonstances, aurait mené une vie tout à fait ordinaire, serait resté un citoyen annyme. Himmler aurait peut-être exercé le métier de professeur, Heydrich celui d’officier de marine ; Mengele aurait peut-être été pédiatre.
« Il serait inconsidéré d’avoir toute confiance en la moralité de l’humanité, qui est versatile et fragile. Un Etat libéral régi par des normes et des lois claires, reposant sur une société respectueuse de la dignité humaine, sera seul capable d’empêcher efficacement que le bien ne se transforme en mal dans l’Histoire. L’émergence d’un Etat criminel capable de donner naissance à une organisation comme la SS doit ‘être rendue impossible. C’est dans cette mesure que l’histoire de la SS est avant tout une mise en garde de l’Histoire ».Ces lignes sont à méditer par ceux qui taxent Jonathan Littell de complaisance à l’égard d’un personnage hautement significatif, autant dans sa normalité que dans ses perversions, qu’il se borne à décrire de l’intérieur, comme il décrit toute une société basculant dans le consentement au crime planifié. Le livre documentaire de Guido Knopp, assorti de nombreux témoignages et de photos – comme le film Shoah de Claude Lanzmann – est-il plus à même de signifier la peste totalitaire que Les Bienveillantes ? A vrai dire l’un et l’autre, à des degrés de profondeur incomparables, font désormais partie de notre mémoire.
Guido Knopp. Les SS. Un avertissement de l’Histoire.Traduit de l’allemand par Danièle Darneau. Presses de la Cité, 439p.
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La déferlante relancée
Après le record de 2003, la rentrée littéraire française affiche 683 nouveaux romans, dont 97 premiers galops. Et la qualité là-dedans ?…
Une nouvelle fois, la rentrée éditoriale française affiche la quantité, dans la masse de laquelle la qualité reste à déceler. Près de 700 romans annoncés : c’est près de 300 de plus qu’en 1977, que la revue professionnelle Livres Hebdo estimait la dernière d’avant le grand emballement, marqué par un pic de 691 romans en 2003. Dans cette pléthore visant, notamment, la course aux prix littéraires d’automne, avant les dépenses festives de fin d’année, et qui n’inclut pas celle des essais et autres documents d’actualité, 475 romans français vont paraître entre août et octobre, et 208 romans « étrangers ». Sur l’ensemble : peu de vraies « grandes pointures » internationalement reconnues, si l’on excepte un John Updike ou un Antonio Lobo Antunes.Depuis quinze ans, c’est une romancière hors-course qu’on retrouve au premier rang des « vendeurs », en la personne de la fée-sorcière Amélie Nothomb qui signe, cette année, chez Albin Michel, un Journal d’hirondelle très enlevé, « autour » du dépit amoureux d’un tueur à gages. Les « stars » viennent-ensuite seront du genre plutôt médiatique franco-français, avec un premier trio clinquant de niveau littéraire pour le moins inégal. En tête de gondole, Christine Angot suscite déjà la controverse parisienne en poursuivant, chez Stock, le récit autofictionnel de ses menées amoureuses sous le titre de Rendez-vous. On a murmuré, en coulisses, que l’arrivée de Patrick Poivre d’Arvor chez Gallimard signifiait une faim de Goncourt pressante. Or c’est en quatre-mains, avec son frère Olivier que PPDA se profile dans Disparaître, abordant l’extraordinaire destinée de T.E. Lawrence par le biais d’une épique-fiction actualisée. Dans la foulée, en pointe chez Grasset, le teigneux Yann Moix, rebelle à la parisienne devenu célèbre avec Podium et Partouz, remet ça dans un Panthéon où les coups d’un père très méchant sont adoucis par un tonton Mitterrand très gentil.
Au nombre des auteurs français les plus en vue du moment, Laurent Gaudé (Goncourt 2004 avec Le soleil des Scorta) publie également son nouveau roman chez Actes Sud, intitulé Eldorado et relatant le périple de deux frères en quête de terre promise ; et dans les mêmes marges voyageuses, Marc Trillard poursuit son œuvre de franc-tireur avec un roman explorant l’univers parallèle des Gitans, intitulé De sabres et de feu et paraissant au Cherche-Midi. Enfin, autre ex-Goncourt (avec La bataille, en 1997), toujours friand de revisiter l’histoire, Patrick Rambaud brosse un portrait à sa façon de jeune Bonaparte en son irrésistible ascension, sous le titre Le chat botté et chez Grasset.
Une rentrée est faite de retours attendus, et le premier à nous combler est celui de Nancy Huston, dans un vaste roman en cascade remontée, si l’on ose dire, puisque Lignes de faille se compose de quatre confessions d’enfants de six ans, dont le premier est un jeune Américain d’aujourd’hui, le deuxième son père en 1982, en Israël à l’époque de Sabra et Chatila, le troisième la mère de celui-ci en 1962 au Canada, et le quatrième la mère de celle-ci en Allemagne nazie, vers 1944. D’une empathie prenante, c’est là l’un des romans importants de l’auteur, dans le sillage de Dolce Agonia, et sans doute une lecture des plus recommandées en ce moment.
Dans un genre et un ton aux antipodes du précédent, le nouveau roman de l’imprécateur-visionnaire mégalo-dingo Maurice G. Dantec, intitulé Grande Jonction et paraissant chez Albin Michel, n’est pas moins passionnant à beaucoup d’égards, quoique bien long (près de 800 pages) à notre goût, un cran au-dessous de Cosmos incorporated dont il constitue la suite épico-théologique mâtinée de poésie rock. Mais quel souffle et quel engagement !
Si les lecteurs professionnels ont la chance ( ?!) de lire une partie des 683 nouveaux romans avant leur mise en place en librairie, les titres que je cite subjectivement ici ne prétendent à aucune « prescription » pour autant. Autant dire aussi que la rentrée, avec ses surprises et ses découvertes possiblement « bouleversifiantes », ne fait que commencer…Ceux qui ont la « papatte »
S’il y a profusion d’auteurs, les authentiques écrivains sont plus rares, qui se reconnaissent à ce que Philippe Sollers appelle justement la « papatte ». Entre vieux routiers et nouvelles voix, le jeu est assez excitant de distinguer ceux qui ont ladite « papatte ». Un Alain Fleischer n’a plus à le prouver évidemment : L’Amant en culotes courtes, roman d’apprentissage strictement autobiographique », qui paraît au Seuil, vaut d’abord par la musique de son style, modulation par excellence de la « papatte ». Même constat, chez Grasset, pour Jean-Marc Roberts et Cinquante ans passés, blues émouvant aux années de sa jeunesse, ou Christophe Bataille dans Quartier général du bruit, évoquant la folie de la lecture et la figure de l’éditeur Bernard Grasset.
Chez les nouveaux venus, le très jeune Ariel Kenig réussit un deuxième galop, chez Denoël, avec La pause, récit rageur d’une révolte en banlieue que porte là encore un style vif et neuf, déjà remarqué dans Camping Atlantic. Le deuxième roman de Stéphane Audeguy, après La théorie des nuages, intitulé Fils unique et ressuscitant, chez Gallimard, le frère aîné de Rousseau, est également à signaler pour sa « papatte », de même que Le patrimoine de l’humanité, au Dilettante, du prosateur-rocker Nicolas Beaujon donnant dans la satire panique, alors que Philippe Laffitte, chez Buchet- Chastel, transite du côté de Kafka avec Etranger au paradis, dans une fable mélancolique de très fine écriture. Tout cela pour finir « en boule » avec Alain Mabanckou dans son conte poético-politique intitulé Mémoires d’un porc-épic, au Seuil, qui n’a guère à voir, sinon la commune « papatte », avec la très piquante histoire de concierge, chez Gallimard, de Muriel Barbery paraissant sous le titre de L’élégance du hérisson…
LE chef-d’œuvre étranger ?
Le constat n’est pas d’une originalité fracassante: la littérature la plus dense et le plus novatrice ne se fait pas, aujourd’hui, sur l’Hexagone. D’ici à crier à la merveille chaque fois qu’un nouvel auteur américain à succès débarque : nuance. Les uns s’y emploient cependant avec le premier roman de Jonathan Littell, intitulé Les bienveillantes et paraissant chez Gallimard en même temps qu’un roman de Nicole Krauss, L’histoire de l’amour, également salué avec fracas et « en couple » avec, à L’Olivier, Extrêmement fort et incroyablement près de Jonathan Safran Foer, son époux légitime à la ville et autre « star » du roman…Mais lisons plutôt Les bienveillantes, ce récit de l’extermination nazie racontée par un SS, que Dominique Fernandez compare déjà à un nouveau Guerre et paix.
Au même rayon « étranger », on se réjouit de retrouver une valeur sûre de la prose américaine en la personne de John Updike, dont paraît au Seuil Tu chercheras mon visage, un roman inspiré par la figure du peintre Pollock. En outre, la Rue Katalin de Magda Szabo, chez Viviane Hamy, réjouira l’amateur de bonne littérature plus discrète, autant que, chez Bourgois, les poignantes Lettres de guerre d’Antonio Lobo Antunes. Entre beaucoup d’autres, n’est-ce pas…
Passeurs à contre-courant
C’est entendu : la rentrée littéraire française pèche désormais par excès, et d’autant plus qu’elle est relayée, dès les premiers mois de l’année suivante, par une nouvel vague de publications visant le Salon du Livre de Paris. Pour le lecteur romand, en outre, l’offre se multiplie encore du fait d’une bonne centaine d’ouvrages publiés à l’automne par les éditeurs romands, sur lesquels nous reviendrons d’ailleurs. A qui profite cette pléthore ? Certes pas aux auteurs, dont la plupart sont noyés dans ce magma, pas plus qu’aux lecteurs qui ne savent souvent plus où donner de la tête. Or cette fuite en avant des éditeurs ne leur est-elle pas, aussi, économiquement dommageable ? Pas vraiment, nous disait récemment Teresa Cremisi, qui fait autorité dans l’édition parisienne, étant entendu qu’elle parlait au nom des plus grandes maisons comptant sur quelques énormes ventes pour « assurer » leur saison. L’on peut douter, par conséquent, qu’un changement notable intervienne dans cette concentration tactique préludant à la course aux prix, unique en Europe sur un si court laps de temps. Comment faire, alors, pour s’y retrouver dans ce magma ? En premier lieu, il serait tout faux de s’imaginer que le lecteur n’est qu’un fétu ballotté au gré du courant. L’idée que le public est essentiellement moutonnier est contredit régulièrement, alors que moult « coups » éditoriaux ou médiatiques font chou blanc… Dans le même ordre d’idée, il est bien rare qu’un livre réellement important ne soit pas aujourd’hui remarqué, n’était-ce que de quelques-uns. Quel mode d’emploi pour la rentrée ? Lire de ses propres yeux, tâcher de rester indépendant d’esprit et faire lire ensuite ce qu’on a vraiment aimé. C’est le rôle premier des libraires et des chroniqueurs: passeurs privilégiés. Mais chaque lecteur n’en est-il pas un à sa façon ? -
L'éditeur et son double
Quartier général du bruit, de Christophe Bataille
« Pourtant la langue d’or échappe aux vers », écrit ici Christophe Bataille. « Les follets dansent au cimetière. Ça crépite. Ça grimace. »
Tout est perdu fors les mots : «Je songe qu’au moins, pour la forme et les larmes qui montent en moi, brûlantes, dangereuses, il me reste comme à l’enfant un carquois de ferraille fouaillant le monde, l’histoire, le spectacle, la beauté, le diable et l’empire, pour vous abolir puis vous rédimer, car il le faut, vous tous. Vous ? Mais qui ? Mais quoi ? Les mots »…
Ainsi s’achève, à coups de mots cinglants et cinglés, ce Quartier général du bruit qui rend le son noir et sonore, fringant, canaille en élégance, d’une aventure qui est celle à la fois de la passion de faire des livres et de les lire, de la littérature et du commerce tel que l’incarna le surnommé Patron, prénom Bernard comme l’ermite ou le saint mais en plein Paris faisandé où il régnait dans son bain de la rue des Saints-Pères, son nom étant Grasset et l’une des formules de son goût : « L’édition, c’est l’électricité + les mots ».
Dans la partie électrique de la syntaxe et du vocabulaire Bataille est ferré à bloc, parfois un peu trop porté sur l’effet à mon goût mais enfin : vieille passion française. Dès la phrase deuxième la « Seine cruelle » est dite « serpe de limon » et ça craint, comme on dit, mais la suite prouvera que le sujet mange tout, à la lettre, jusqu’au cadavre et au papier du testament : « C’est le destin des livres, cette longue course d’une eau à une eau chiffonnant le crâne de l’enfant mort, le corsage d’une jeune fille, les nuits mauvaises ».
Le destin, la vie des livres, le petit et le grand négoce, l’esthète et le requin, le squale lettré à moustache imitant celle du Kanzler Hitler et prenant son bain entouré de putains qui écrivent ou salivent, tout cela kif kif : « C’était le même mouvement : une grande passion humaine, et un grand mépris ».
De grands voyous à la ville et de petits saints au coin de la cheminée, avec pour Grasset quelques séjours de repos au milieu des toqués à Meudon, d’un fou l’autre : tels sont les grands éditeurs, et Gaston Gallimard passe au cocktail, « beau à damner un ange », flanqué de sa « poule inouïe », ou là-bas c’est Pétain « vert et sucre » ou encore on reconnaît Godfather le marchand d’armes embusqué à Lausanne (on est vers 1934), et passent aussi les ombres non moins archangéliques de ces salopes de Proust et de Céline…
C’est l’éternel factotum de l’éditeur, le double damné qui partage manuscrits, maîtresses et mépris du maître, ici nommé Kobald, qui tient le fil du récit. Bataille s’avançant masqué ? On peut le penser tout en laissant le roman se faire sur deux temps en un même mouvement : « J’aimais ce métier de lire. Lire sans fin, le jour, la nuit. Comme cogneraient les décors à coulisse, lire et chercher, fébrile, porter chaque soir son lit de papier, barque serpentine, mastaba, jonque, sarcophage. Et l’œil sale au matin méditer le motto : Regarde longtemps les abîmes ».
Christophe Bataille. Quartier général du bruit. Grasset, 114p. En librairie: août 2006 -
Sur les pas de Robert Walser
Une promenade à Herisau
par Fabio Pusterla
Il y avait eu un précédent, déjà, qui aurait dû me mettre en garde. Quelques années plus tôt, durant un bref séjour au Piémont, l’un d’entre nous avait lancé l’idée de se mettre à la recherche de la tombe de Cesare Pavese, dans un cimetière proche. Et pourquoi pas ? Suivit alors une ample virée par les montueuses collines automnales, jusqu’au village en question. Mais le cimetière ? Les passants se contredisaient, nous envoyant d’abord d’un côté, puis nous expliquant que non: qu’il faudrait plutôt rallier l’autre bout du village. Or nous voici devant l’enceinte des défunts. Nous entrons donc, déchiffrons les noms sur les pierres tombales; demandons conseil: “Pavese, le grand écrivain: peut-être savez-vous où il est enterré ?” - “Ah, nous répond une petite vieille, ce sera celui-là, fils d’Unetelle, pourtant il a disparu depuis longtemps, je ne sais où”; mais non, il n’y a pas de Pavese par là, vous faites erreur”, dit une seconde d’un ton farouche. Un autre hausse les épaules. Finalement, quelqu’un nous explique qu’il n’est pas enterré par là en haut dans ses Langhe mais à Turin, près de sa maison de famille, actuellement transformée en musée.
C’était évidemment notre faute: nous aurions dû commencer par nous informer. Cela étant, tombe ou pas, cette brève promenade nous avait à vrai dire conduits bien plus près de Pavese, dans la proximité de ceux-là qui en ignoraient jusqu’à l’existence, au milieu du paysage qui avait été le sien et qui conservait encore, malgré le bouleversement du présent, une trace de douceur sensuelle; jusque sur les murs de certaines maisons.
Ainsi, j’aurais dû m’en aviser. Pourtant, me trouvant pour une semaine en Appenzell, comment résister à la tentation d’y chercher des traces de Robert Walser, et d’abord à Herisau ? Un dépliant touristique parlait même d’un Sentier Robert Walser. Après tout, on était là pour faire de belles balades; ainsi nous aurions pu rallier Herisau, chercher la clinique, imaginer ses pas s’éloignant de là et tourniquant tant de fois autour de la ville pour se perdre un jour dans la neige. Balade agréable en somme, pas trop pénible: idéale pour les enfants et la grand-mère, qui n’aurait certes pas eu trop de difficulté, malgré sa canne. Mais là encore, quelle impréparation ! Non seulement j’avais laissé, sottement, les livres de Walser que je me promettais de relire, mais également le précieux ouvrage de son ami Carl Seelig dans lequel j’aurais pu découvrir tant de choses intéressantes. Par exemple: nous logions à Teufen, commune d’origine de la famille Walser; et à Teufen préciséemt, qui sait si le restaurant à boucherie attenante où nous avions si bien mangé n’était pas le même établissement qui avait accueilli les deux amis après une longue journée de vagabondage à travers les collines de Hundwil à Stein, le 10 septembre 1940, où on leur avait offert “un beau plat de rôti avec haricots et pommes de terres frites”.
Au lieu de ça, nous allions nous promener, ignares, le long des mêmes sentiers parcourus tant d’années auparavant par un écrivain que nous étions juste bons à associer au nom d’Herisau. Comme s’il n’avait fait qu’y rester enfermé pendant des décennies et n’était pas allé à Saint-Gall ou à Urnäsch; comme s’il n’avait pas regardé les mêmes paysages que nous regardions, les mêmes maisons noyées dans la verdure, les troupeaux silencieux, les nuages, la silhouette lointaine du Säntis. Pour tout dire: Herisau, dix minutes en voiture et finalement le Sentier Robert Walser. Pas plus compliqué que ça…
Mais il pleuvait. Pas la toute fine petite pluie appenzelloise qui mouille et pénètre, mais la grosse averse trempant les prés comme des soupes. Il pleuvait le matin à Teufen; et il pleuvait encore plus à Herisau, où une variation de luminosité du ciel nous avait vainement fait croire à une éclaircie. Et là mieux valait naturellement attendre un peu; quelques pas dans le centre, un peu de lèche-vitrines, peut-être un café; ensuite on verrait.
Ah les vitrines: c’est toujours un sacré problème avec un enfant, dans la petite tête duquel le désir ne tarde à insinuer ses sollicitations, suscitant l’habituelle stratégie de caprices et de séductions. Et les adultes aussi, d’ailleurs, quand, en vacances, ils se baladent, peinent à résister sereinement à la tentation. Cette lampe, par exemple, dans la boutique d’un brocanteur : n’est-elle pas gracieuse ? Ne dispenserait-elle pas une lumière idéale à nos soirées de lectures, dans la pénombre d’un salon ? Ensuite, cette pluie qui a traversé le cuir de nos souliers et s’en prend maintenant à nos chaussettes, nous amène à regarder sérieusement cette paire de si robustes chaussures avec lesquelles ce serait tout de même autre chose de braver le pavé mouillé de la chaussée, alors que leur base renforcée permettrait d’affronter jusqu’aux passages boueux des chemins de campagne. Et voici ce si joli petit magasin avec ses animaux de bois découpé, ses petits bateaux colorés, des tas d’autres animaux encore et des maisons ou des usines en miniatures. Celui-là est le loup, cet autre le cerf, les vaches et les brebis, les chiens. Au-dessus sont suspendus des avions et des poupées accrochées à un ressort, dansant dans le vide, effleurant les petits cubes jaunes encastrés les uns dans les autres pour former on ne sait trop quoi : une montagne, un palais enchanté, un château ? Mais non, pas question d’acheter : nous en avons déjà tant à la maison. Pourtant attendez : n’y a-t-il pas deux bambins de quelques semaines à peine à qui, de toute façon, nous devons faire un petit cadeau ? Un pour Otto et un autre pour Caroline, c’est pourtant vrai. L’un de nous pourrait entrer, pendant que je resterai avec le petit Leo, calmé par la promesse d’une bande dessinée que nous irons chercher ensuite, j’attendrai donc dehors, quitte à faire encore deux ou trois pas. Ainsi nous retrouvons- nous là, avec Leo, à regarder si ne passe pas une voiture avec trois mêmes chiffres sur sa plaque, ou à faire cet autre jeu où l’un choisit une couleur et dont le vainqueur est le premier qui voit une chose de ladite couleur. Sous ce porche, oui, pour ne pas nous mouiller, même si nous le sommes déjà, disons alors : pour ne pas l’être encore plus.
Et puis s’approche une jeune fille vêtue de noir. Elle a un long manteau, de longs cheveux aussi et une paire de chaussures de forme étrange. Elle se dirige vers nous, nous regarde et j’affûte mon pauvre allemand car je présume qu’elle va me demander un renseignement. Ce n’est pas à vrai dire le meilleur moment, d’abord parce qu’il continue à pleuvoir, ensuite du fait que je suis en train de m’allumer une cigarette après une pensive et douloureuse réflexion liée au fait que j’aimerais arrêter la fumée. Mais nous parlons du mauvais temps et de l’été pourri. Ensuite elle me demande si je suis roumain moi aussi et si je lui offre une cigarette. Vaguement étonné, le briquet à la main, je lui réponds que non : que je ne suis pas roumain. Là-dessus, même si je ne suis pas roumain, ne pourrais-je lui donner un peu de sous ? Je cherche alors de la monnaie dans ma poche trempée : cinq francs, ça ira ? Elle aurait préféré un peu plus, mais ça ira quand même. Au revoir. Dans l’intervalle j’ai relevé le regard de reproche que m’a jeté un quidam, signifiant, un, qu’on ne devrait pas demander l’aumône, et deux qu’on ne devrait pas l’accorder. En quel honneur cette aumône, au fait ? Je me le demande d’ailleurs moi aussi : que fera-t-elle avec ces cinq francs ? Un jour, tel ami italien m’a fait remarquer que la pièce suisse de cent sous représentait un gage de sécurité et de solidité, étant de bon poids et de belle taille, semblant réellement valoir quelque chose. De fait, ne l’appelait-on pas un écu jusqu’il y a peu ; et n’est-ce pas avec le plus grand sérieux qu’on dépose un écu sur une table ? Ainsi la demoiselle fera-t-elle avec son écu, cherchant à conjurer quelle adversité ? Et le modeste écu en question l’aidera-t-elle à affronter le dragon quand celui-ci crachera de nouvelles flammes ?
A présent j’avais à expliquer à Leo ce qui s’était passé, ce que voulait la demoiselle et si nous autres, aussi, étions pauvres ou non. Mais non : nous non plus ne sommes pas riches. Fortunés au moins ? Fortunés si l’on veut, juste ce qu’il faut. Entre temps reviennent les autres avec deux petits paquets ; et l’on repart en quête d’un kiosque à journaux. C’est qu’il n’est pas facile, à Herisau, de trouver une bande dessinée pour un enfant qui ne sait pas l’allemand. Or, ayant renoncé, après une première reconnaissance, à l’idée d’en trouver une en italien, nous nous rabattons sur celle d’un petit journal aux personnages possiblement connus, qui feraient passer le texte au second plan. Le supermarché tout proche paraît le lieu approprié ; et de fait il est bien doté. On peut en outre y boire un café au premier étage. Plus encore, vu qu’il pleut maintenant à verse et que c’est pour ainsi dire l’heure du déjeuner, nous n’allons pas nous remettre en route mais à table, vite fait, au self service spécialisé ès pâtes et lasagnes. La table à laquelle nous nous installons est l’un des quatre ou cinq restées libres. Sur la gauche, en contrebas, monte l’escalier roulant du supermarché. Devant nous, formant angle, c’est le comptoir des mets et boissons. Derrière, encore dans l’obscurité, une salle de jeux qui ouvrira sous peu et que zèbrent d’éclairs les lampes rouges des machines à sous. Ces lueurs sont rendues plus mystérieuses encore par un aquarium, à vrai dire déplacé, qui trône au milieu du salon de jeux, jetant alentour des ondes lumineuses aux mouvements étranges. Est-ce là que la jeune fille vêtue de noir viendra tôt ou tard tenter sa chance ? Là que l’écu tintera derrière l’aquarium ? Là qu’elle plongera elle aussi, ou que quelque roi pêcheur surgira des abysses pour lui tendre la main ? Dans le snack on ne parle presque que l’italien et le café est bon. Le personnel et une bonne partie de la clientèle parlent italien, comme ces deux hommes, à coté de nous, qui discutent avec animation. L’un d’eux, avec une queue de cheval qui rappelle un chanteur à la mode d’il y a quelques années, champion à ce qu’il semble de karaoke, doit être le père d’un gosse qui joue sur l’escalier roulant, descendant où les autres montent et remontant où il devrait descendre, criant et riant. De temps à autre le père lui dit quelque chose en schwyzerdütsch, avant de reprendre la jactance avec son ami. A quelques bribes de conversation, et bien que la chose puisse sembler banale, on dirait qu’ils parlent voitures et conquêtes féminines, donne e motori, comme dans une vieille chanson de Bobby Solo que presque personne ne se rappelle. C’était une chanson très triste parlant d’un amoureux désespéré qui, à la fin, choisissait de se tuer. Les derniers vers disaient : Maintenant on dit que c’était un poète / parce qu’il savait parler d’amour / mais qu’importe si tel meurt à la fin / qui ne peut plus parler de toi ?
Et Robert Walser là-dedans? L’avions-nous déjà abandonné, laissant tomber le projet de Wanderweg dont je mesurais distraitement l’itinéraire, à présent, sur un dépliant reposant sur la serviette en papier, à côté des restes de pain ? Peut-être. Et de fait, dans l’après-midi, décidant de descendre à Saint-Gall pour en visiter encore la Bibliothèque et montrer les momies aux enfants, puis le soir, à Appenzell au souper, de Walser il ne fut plus question. Mais repensant à présent à cette étrange journée et à ses imprévus, à la jeune fille vêtue de noir que je ne reverrai jamais plus, au gosse démonté sur l’escalier roulant, au surgissement imprévu et hasardeux d’une humanité surprenante ; resongeant à tout cela me vient comme l’impression contraire. Peut-être, comme il en va de Pavese, Walser n’est-il pas à chercher dans les sites officiels qui en conservent une mémoire muséifiée ? C’est peut-être dans le rythme : dans le rythme imprimé, sur le papier, par son vagabondage et celui de ses personnages, dans le rythme de son récit qui ne cherche pas à imposer d’ordre préétabli aux choses mais s’accorde à leur courant, tantôt ludique et tantôt dramatique. C’est un rythme très difficile, et précisément dans la mesure où il paraît si facile. Il risque de tourner au jeu, dans une forme un peu trop infantile parce que voulue un peu trop infantile. Ou bien il peut s’égarer dans une rêvasserie mièvre, ou encore dans quelque morceau de bravoure. Mais quand il parvient à résister à ces deux tentations, c’est pour devenir le rythme même des choses et des vies qui se mêlent dans les choses, s’effleurent et s’éloignent, chacune selon sa propre ligne d’aventure, de souffrance ou d’éprouvante liberté. Quand, en 1929 Walser a choisi et subi l’isolement d’Herisau, l’Europe était en train de passer d’un premier à un second massacre, prisonnière d’une logique de fer dans laquelle les destins individuels n’avaient pas la moindre importance ; cette même logique qui a perduré et résonne aujourd’hui avec de nouveaux tambours de guerre. Walser nous parle d’autre chose ou mieux : il nous parle d’une autre façon, avec une autre musique ; et dans son altérité se découvre l’une des formes d’opposition les plus extrêmes et lancinantes qu’il nous soit donné d’imaginer.
La jeune fille en noir, qui probablement ne le lira jamais, errant solitaire par les routes d’Europe en quête d’un écu, n’est-elle pas plus proche de Walser que nous tous, ses lecteurs passionnés mais un peu hypocrites ?
(Traduit de l’italien par Jean-Louis Kuffer)
Ce texte a été publié dans Le Passe-Muraille, No 64-65.
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Les copains d'abord
Cinquante ans passés, de Jean-Marc Roberts
On se dit une fois de plus que Jean-Marc Roberts se la joue facile, brodant sur le canevas de sa vie qui va, comme depuis Les petits Verlaine, en 1973, ou plus exactement dès Samedi, dimanche et fêtes, son premier livre paru en 1972.
Et puis voilà, et puis non: comme toujours il y a cette petite musique, c’est vraiment ça même si ça fait cliché, cette petite musique qui est à la fois la modulation d’un sentiment de l’existence et le faufil d’une écriture nette faite d’ellipses, de petits points, de traits, de fusées parfois, de touches blanches et noires comme d’un piano de Bill Evans ou de Michel Berger jouant debout, c’est selon.
Donc c’est reparti pour la suite d’un autoportrait en creux aux copains d’abord, où le mieux dessiné est celui qui a le mieux raté sa vie aussi, juste bon à se souvenir de ses belles années et à donner son point de vue sur la chose politique, autant dire du remplissage dans une vie dont on ne saura presque rien mais qui dégage la douce mélancolie d’un modeste, Richard Hermann de son nom, que le narrateur et son ami Jean-Louis n’avaient plus revu depuis trente ans.
A l’époque yéyé et même avant : à celle de Minou Drouet et de Joselito, les enfants-stars première volée, Richard a failli devenir chanteur et même l’a été sur quatre 45 tours, les deux derniers chez Barclay.
Or trente ans plus tard les compères du lycée Carnot se retrouvent pour aller, prétexte bientôt différé, fêter l’anniversaire d’un certain Gavotti qui n’a jamais vraiment été de la bande. En chemin donc, dans la Mercedes deux portes de Jean-Louis (notaire en vue), se repassant les disques du beau temps (comme on dit), on dévie bientôt sur Calais avec l’idée de pousser une pointe sur l’Angleterre. Ce sont des lubies qu’on peut avoir, passé cinquante balais, avec les moyens et la liberté de ses les accorder.
Peu importe au demeurant, et pas grave si le projet anglais tombe à Calais au lendemain d’une soirée passé à picoler et se raconter des choses, histoire de recoller quelques morceaux.
Tout cela fait-il un livre ? Un petit livre, oui-da. Et même un petit film, genre Sautet en plus velléitaire et bluesy. Et le portrait de Richard (poids lourd existentiel à dégaine de Michael Moore sans la barbe), les souvenirs évoqués qui en font revenir d’autres kyrielles au lecteur, l’allant doux acide, surtout le climat, l’atmosphère, la fine maille du filet de mots à repêcher le passé sont d’un écrivain racé, ça ne fait pas un pli…
Jean-Marc Roberts. Cinquante ans passés. Grasset, 103p.
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Varia 2006 (1)
Mon premier livre de l’année est un régal savoureux, d’une fantaisie imaginative et verbale qui fait florès à chaque page et dont l’empreinte finale a quelque chose à la fois de radieux et d’étrangement mélancolique.
On se rappelle le Michaux d’Ecuador et des explorations oniriques, les chroniques imaginaires de Milorad Pavic ou le toboggan aux images de Jean-Marc Lovay en lisant les «entrevoûtes» de Nos animaux préférés d’Antoine Volodine, qui relève à la fois du conte fantastique et de la variation délirante sur une suite de thèmes qui ne le sont pas du tout, dans le droit fil des fictions post-exotiques de l’auteur.
Celui-ci explique d’ailleurs sa démarche par le truchement du Commentaire à la Shagga du ciel péniblement infini, superbe ensemble de sept textes poétiques d’un ton plus grave et d’une teneur soudain plus dense que l’ensemble foldingue du recueil. Le commentaire en question précise que «la Shaggå a été conçue pour évoquer, et en même temps pour leurrer, pour protéger, pour résister à toute effraction. Elle contient une part de mystère indéchiffrable et, sous ses dehors anodins, elle proclame paisiblement que sa raison d’être est ailleurs: c’est une esthétique de l’esquive qui lui donne sa force poétique (…), et plus loin il est encore dit que la Shagga module «une rêverie susceptible de vriser encore ça et là le réel, l’inexorable réel de la marchandise et de la guerre; un territoire d’exil; une parole chamane».
A part les sept morceaux de sagesse du livre, celui-ci se déploie comme une suite de chroniques humanoïdo-animales où, après la première Brève rencontre de l’éléphant Wong avec une humaine agressive, qu’il est contraint d’écraser d’une ferme patte défensive, défilent Sa Majestable Balbutiar le roi du varech à l’échine bouldebrayée, dont on apprend le mode cruel de reproduction, les sept reines sirènes aux règnes ponctués d’événements hégémoniaques ou insurrectionnels variés (méditons au passage sur le sort de Sole-Sole III la reine des Anarchistes qui fit la peau de Jean Balbutiar avant de finir violée et envasée), pour finir sur la triste fin de vie de Wong assisté en ses derniers instants par Tatiana Crow l’humaine compatissante et à belles mamelles mais incapable de surseoir à son enlisement fatal.
Evidemment un tel livre ne se raconte pas: il se slurpe et s’absorbe à fond les papilles, tout ouïes et branchies branchées et toutes palpèbres, tout nasarium et tous doigts peloteurs actionnés à pleines manettes.
Enfin il me faut, pour embrayer sur les Bonnes Résolutions convenant à un 1er de l’An, recopier ce fragment du Passage, le premier des sept textes sapientiaux de l’ouvrage: «Et c’est sur cette lumière-là, non navigable, fictive, que tu façonneras le passage, dans cette lumière volée, dans la misère orgueilleuse de cette lumère volée». (1er janvier 2006)«Le plus favorable moment, pour parler de l’été qui vient, c’est quand la neige tombe» (Jacques Audiberti)
«Pourquoi lisons-nous, sinon dans l’espoir d’une beauté mise à nu, d’une vie plus dense et d’un coup de sonde dans son mystère le plus profond». (Annie Dillard)
«Et toute lecture – même entreprise pour les motifs les plus bas – nous fait pénérer dans le cabinet secret où l’humanité nous entretient à voix basse du sort qui lui est fait sous le soleil». (John Cowper Powys)
«Laissez venir l’immensité des choses» (C.F. Ramuz)On n’a pas besoin de grades, disait à peu près Ramuz: on a plutôt besoin d’égards. A quoi j’ajouterai: et de regards. On a besoin d’égards et de regards
Je me trouvais là bras-deci bras-deça avec deux très vieilles gredines pleines de malice auxquelles j’avais proposé de se rendre en certaine auberge Zum Schiff pour s’y tasser la cloche, ensuite de quoi nous irions à la Collection Rosengart revoir les Cézanne et les Rouault, en traversant vite fait les trois grandes salles de Picasso. Et nous nous sommes retrouvés devant les Baigneuses bleues de Cézanne; et le temps s’est arrêté entre le paysage nocturne de Rouault et la tempête d’huile de Soutine… (A Lucerne, ce 7 janvier)On ne saurait imaginer meilleure lecture que Les carnets de Johanna Silber de Jean-Michel Olivier en traversant, du sud au nord, les hauts gazons enneigés de ces régions mitteleuropéennes balisées à l’est par les lacs argentins de Sils-Maria chers à Nietzsche et au nord-ouest par le café Odéon où Joyce venait griffonner ses obscénités à Nora.
Le privilège d’un personnage de roman tel que Johanna Silber, et l’agrément de sa fréquentation, snobisme mis à part, tiennent autant aux facilités d’accès à divers lieux plus ou moins mythiques - comme la couche du roi George VI (auquel Johanna cède après l’avoir baffé), la Fenice au temps de Toscanini, le Chelsea Hotel en 1940 ou le restaurant Cathy’s de Sunset Boulevard, où elle rencontra Fritz (Lang) et David (Selznick), entre autres – qu’aux multiples rêveries découlant de la vie d’une diva folle de Schubert et fondue en musique comme sainte Thérèse en mystique amniotique.
D’ailleurs la métaphore est là page 112: «La musique vient de là, peut-être: le souvenir d’un bonheur oublié, le doux balancement du corps dans le flux maternel – cet univers liquide et chaud où nous avons baigné hors du temps et de la mort. C’est le premier rivage et la douceur inexprimable du bord de mère. Toute la musique de Schubert est empreinte de cette nostalgie». Mais pas que la musique de Schubert, sans blague: à l’instant la voix mourante de Billie Holiday m’enveloppe de son nuage camé aux volutes d’Embraceable you, et du coup je me dis que Johanna la diva fut à peu près la contemporaine de Lady Day, et aussi peu capable que celle-ci de vivre une vie ordinaire.
Or c’est tout l’art de Jean-Michel Olivier, après Le voyage en hiver qui évoquait la destinée de Matthias Silber, le fils incestoïde de Johanna, dans l’Allemagne des années 50, que d’évoquer, à fines touches légères, et sous sa plume elliptique puisqu’il s’agit de carnets, cette destinée d’ange à deux têtes (l’autre étant celle de son frère Théo) qui se titubent comme deux albatros à travers les années dominée par l’horrible voix du Führer.
Le Voyage en hiver constitue le fil liant de ce nouveau livre, qu’on lit en se rappelant les images d’un Daniel Schmid surtout dans Heute nacht oder nie) ou du Château de Manderley de Rebecca, de Selznick et Hitchcock, d’ailleurs cité au passage. Sans peser ni forcer sur le kitsch rétro, Jean-Michel Olivier donne une suite à son autre roman qui n’a rien d’une resucée, lui ménageant au contraire une nouvelle profondeur.Je cherchais tout à l’heure la nuance de rose bleuté convenant à mon nouveau petit Niesen à l’acryl, quand je l’ai trouvée au ciel de ce lever du jour. C’est ainsi, une fois encore, que tout communique.
En lisant la nouvelle de Buzzati intitulée Le mot prohibé, je découvre une société toute pareille à la nôtre, avec des observations recoupant exactement celle de Dürrenmatt dans son Discours à Vaclav Havel, où l’écrivain alémanique comparait la Suisse à une prison sans barreaux dont chaque habitant serait le geôlier. Tout au long de la nouvelle, le narrateur, débarqué depuis trois mois dans une ville étrangère, harcèle un des amis qu’il s’y est fait pour que celui-ci lui dise enfin quel est le mot désormais prohibé en ces lieux. L’ami se dérobe, lui expliquant que la prohibition de ce mot découle du besoin d’harmonie des habitants de la ville, qui ont découvert que le conformisme était en somme la meilleure façon de vivre ensemble, avec pour condtion le seul sacrifice de ce mot. Buzzati laisse blancs les deux espaces où le narrateur prononce bel et bien ce mot, que le lecteur est supposé deviner, ce que j’ai fait aussitôt, obsédé que je suis par le besoin de. En lisant la nouvelle à ma bonne amie, elle a prononcé le mot confiance, mais ce n’était pas cela - du moins sa réponse m’a-t-elle paru significative. D’ailleurs je me dis que ce pourrait être un test éclairant. Dis-moi ce que que tu redoutes les plus de voir prohibé et je te dirai qui tu es. La première phrase dans laquelle Buzzati suggère le mot est celle-ci. «Mais nous pouvons parler en toute…. Il n’y a ici personne pour nous entendre. Tu peux bien me le dire, ce fichu mot. Quoi pourrait te dénoncer?» Et la seconde: «Et la …? Le bien suprême. Jadis, tu l’aimais. Tu aurais fait n’importe quoi pour ne pas la perdre. Et maintenant?»
L’ami Pierre Gripari me disait qu’il ne suffisait pas, pour un romancier, d’avoir quelque chose à dire, mais qu’il lui fallait quelque chose à raconter – et cela, qu’on dira le plot, l’intrigue, se retrouve à tout coup dans les films d’Hitchcock. Les meilleurs fondent les deux éléments en une forme immédiatement singulière, dès A l’Est de Shangaï (1932) et jusqu’à Pas de printemps pour Marnie (1964), deux échecs publics retentissants, soit dit en passant. Or ce qui me frappe à (re) voir tous ces films en enfilade, de Sueurs froides (19589 aux Oiseaux (1963) ou du sublime Rebecca (1940) à Frenzy (1972), c’est l’inépuisable richesse d’observation en matière de signes mimiques ou gestuels (tout ce que Hitch fait ajouter par ses comédiens au script), le sens qui en découle, et plus encore l’humour fou qui survole le combat éternel de l’homme et de la femme, du noble et du vil, du bourreau (ou de la bourrelle) et de la victime.
On se souvient des impayables apparitions du cher Hitch à la télévision, feignant de s’excuser d’avoir à présenter tel ou tel crime affreux. Dans Frenzie, la brusque érection d’un pied de femme hors d’un sac de patates pourrait résumer son humour, dont le burlesque touche à des abîmes. Oui, le crime est incongru. L’acte de griffer ou de tuer est moins lisse que ne le dit le cinéma. Un romancier ne peut pas ne pas imaginer qu’un amant (même Cary Grant en pleine forme) s’empêtre dans sa culotte au moment stratégique ou que le suicide d’une désespérée dans le Tibre (c’est dans le Sheikh blanc de Fellini) rate faute d’eau, et que la vie reprenne ses droits.
L’incongruité du crime, autant que les accrocs de la passion romantique ou les ratés de l’élan amoureux, ressortissent à l’humour. Non pas à la rigolade facile mais à l’humour profond, qui mêle indissolublement tragique et comique. Or de cet humour, qu’il serait réducteur de ne dire que noir, les films d’Alfred Hitchcock sont pleins…Je riais sous cape ce matin en me rappelant l’irrésistible histoire que raconte Alexandre Jollien, dans son Eloge de la faiblesse, évoquant son pote handicapé qui, dans le train, pour n’avoir pas à payer sa course, tire la langue au moment où le contrôleur se pointe dans son compartiment. Le drôle en question appelle ça: Opération Lézard. Or ce que je me dis ce matin, c’est que toute la philosophie de Jollien tient en ce programme basique de l’Opération Lézard. C’est en tirant la langue à sa poisse de naissance qu’il est devenu ce qu’il est: à savoir un putain de clown de Dieu, un danseur à la Nietzsche, un resquilleur du SuperHandicap de vivre.
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Un Fellini musical
Découverte de Vinicio Capossela
Chanteur et musicien d’une folle originalité, notamment du fait des atmosphères déjantées qu’il crée par la magie conjuguée des mots (ses textes sont magnifiques), des rythmes et des constructions sonores, Vinicio Capossela, encore méconnu dans les contrées francophones, est à découvrir subito par les amateurs de musiques exploratoires.
Comment le situer ? Quelque part entre Nino Rota et les Beatles du Sgt Pepper, les fanfares gitanes et le Bashung le plus expérimental, la musique populaire italienne arabisante et cent autres « couleurs » rythmiques ou lyriques, tout cela sans rendre vraiment compte d’un cocktail unique et détonant, dont les ressources variées font tout l'intérêt de son dernier opus, intitulé Ovunque proteggi.
Dès le sardonique Non trattare, mêlant d’emblée les instruments les plus surprenants (de telle « guitare préhistorique » au balafon, en passant par le shaba dum dum, la trombe et le violon chinois…), sur un rythme lancinant, le lascar et sa bande nous entraînent dans un voyage tantôt envoûtant et tantôt hyperfestif, valsant sur la place Rouge (Moscavalza) ou parodiant un haletant hymne monumental à réjouir le Duce et ses émules réunis (Al Colosseo), égrenant sarcastiquement une incantation charnelle (Rosario della carne) ou tournoyant dans les sphères chuchotées d’un cha-cha-cha et de telle envolée orchestrale à la Bernstein (Nel blu), entre romances piégées (Nutless) et moult autres bonheurs vocaux ou multisonores…
Vinicio Capossela. Ovunque proteggi. Atlantic -
Varia 2006 (2)
«Mon père n’avait peur de rien, c’est ce qui l’a sauvé pendant la guerre, et je crois que je tiens de lui…», a-t-elle remarqué en me racontant l’Occupation qu’elle a vécue à Mulhouse, lycéenne aux ordres des Führerinnen, tandis que ses deux frères étaient embarqués dans la Wehrmacht.
C’était hier, elle m’a accosté sur le quai de la gare de Lausanne, elle m’avait entendu une fois dans une soirée littéraire et venait de lire mon papier du jour, bref warning: la raseuse, me disais-je en imaginant une échappatoire - mais plus moyen de m’en débarrasser, nous allions tous deux à Genève et je n’avais pas le cœur de la remballer, d’autant moins que ce qu’elle a commencé de me raconter d’elle était intéressant…
Je n’en retiens que l’histoire du pharmacien Weiss. A Mulhouse, où les commerçants juifs abondaient, l’annexion de l’Alsace par les Allemands s’est soldée, à part la germanisation à outrance des écoles, par l’humiliation publique, la spoliation de leurs biens et la déportation ultérieure des Juifs, dont Marguerite B. a retenu cette scène: les agents de la Gestapo traînant le pharmacien Weiss devant sa boutique, l’obligeant à s’agenouiller et le contraignant, devant une foule croissante et muette, à brouter l’herbe du pavé qu’il y avait là…
Cette scène m’a rappelé la chèvre d’Umberto Saba, et c’est avec émotion, avec reconnaissance que j’ai quitté Marguerite B. sur le quai de la gare de Genève, hier dans la lumière voilée de cette fin de matinée d’hiver… (Brasserie hollandaise, ce jeudi 12 janvier.)Dans la catégorie variée des femmes d’écrivains, un genre me fait horreur et c’est celui que l'Auteur désigne comme l’Admirable Compagne, dont la seule appellation dissimule le plus souvent des liens de dépendance plus que douteux, alors que me ravit le type en voie de disparition de l’épouse aux petits soins, qui s’écrit naturellement sans majuscules et s’entend avec malice. Telle étant Madame Berchtold.
Madame Berchtold est le type de l’épouse aux petits soins, et c’est donc avec une double allégresse que je me rendais, avant-hier, à Genève, chez le professeur Alfred Berchtold, qui est la fois le plus grand historien suisse vivant (je dirai à vue de nez: 1m.92), l’un des derniers représentants du Gai Savoir helvétique de haute tradition, l’auteur d’au moins trois livres incomparables (La Suisse romande au cap du XXe siècle, Bâle et l’Europe et sa captivante approche du personnage de Guillaume Tell à travers les siècles et les cultures), enfin un homme aussi bienveillant (il m’a fait l’amitié de relire le tapuscrit de mon prochain livre, qui lui est dédié) qu’intéressant, dont l’humour me régale et me rappelle à tout coup le bien fondé du surnom de Pingouin que lui ont collé ses condisciples de la Communale de la rue Lepic, à Montmartre, où il a fait ses premiers pas de môme studieux à bonnet de plouc préalpin.
Dire que Madame Berchtold est aux petits soins ne signifie pas qu’elle soit piètrement soumise: elle fait ça naturellement, aussi naturellement que Pingouin porte cravate et s’abstient de marmonner «fait chier» ou «j’veux dire». C’est une affaire de génération. Albert Camus avait honte de voir sa mère se tenir debout derrière sa chaise, et je me suis efforcé longtemps de décourager ma propre mère d’être aux petits soins, mais en observant hier Madame Berchtold, son plaisir de faire plaisir tout en riant de nous entendre rire de certains ridicules de certaines gendelettres de notre connaissance, je me disais «et merde, c’est quand même une société que tout ça», et «oui Madame je veux bien encore de votre poule au riz délicieuse» disais-je alors que je n’en pouvais plus, juste pour le plaisir de lui faire plaisir.
Nous avons publié, avec Alfred Berchtold, un livre d’entretiens intitulé La passion de transmettre, que j’ai eu un vrai bonheur à faire et qui reste un précieux témoignage sur la multiculture que nous vivons dans ce pays. Or à chaque fois que nous nous rencontrions, Madame Berchtold était là pour nous faciliter la tâche, aux petits soins une fois encore. Au fil des jours, je n’ai pas appris grand’chose sur elle, sinon qu’elle avait été prof et qu’elle ne supportait pas la chimie pharmaceutique, lisait pas mal et partageait les curiosités et les enthousiasmes de son maxi-jules. Or jamais, au grand jamais, je n’ai relevé la moindre trace de condescendance, de sa part à lui, à l’égard de cette petite dame toujours souriante et complice. Ah mais, tout cela ne fait-il pas vieux jeu? Je l’espère bien, ma caille…«L’art doit être aussi méticuleux que la vie», dit Fellini à propos de la forme artistique la plus proche de la réalité que semble le cinéma, qui requiert précisément, alors, la transformation de la réalité apparente en trompe-l’œil dont la mer de plastique du Casanova est l’un des exemples.
Le film intitulé Je suis un grand menteur, dans lequel le Maestro décrit la germination de son art avec une quantité d’exemples vécus sur le plateau, est une merveilleuse leçon de choses dans laquelle interviennent, autant que le marionnettiste, ses poupées plus ou moins consentante, du malheureux Donald Sutherland qui semble ne pas être encore revenu du fait d’avoir tant été malmené durant les premières semaines du tournage du Casanova (on sait que Fellini ne pouvait pas l’encadrer…) à Terence Stamp évoquant surperbement sa propre expérience, en passant par Giuletta Masina ou Roberto Begnini aux impayables déclarations.
Sceptique à l’endroit de tout scepticisme, plaidant pour la disponibilité totale du créateur, médium plus qu’ingénieur trop lucide, Fellini apparaît à la fois en Dieu le père et en enfant pénétré par son jeu, et le voir travailler avec ses acteurs (la scène de triolisme où il dirige, un regard après l’autre, un geste après l’autre, les caresses des jeunes amants du Satyricon), le voir détailler l’importance absolue de telle couleur ou de telle lumière, le voir cajoler ses gens ou les houspiller, le voir créer son univers apparemment ex nihilo, mais fait de tout ce qui existe et nous traverse, est une fabuleuse leçon d’attention amoureuse à cela simplement qui est…En regardant, hier, le film consacré à Fellini Par Damian Pettigrew, j’étais ému d’y retrouver maintes observations sur le travail de l’artiste qui valent évidemment pour l’écrivain, comme ces propos que je relève dans une lettre de Rilke à Clara datant de 1907: «… Mais à propos de Cézanne, je voulais encore dire ceci: que jamais n’était mieux apparu à quel point la peinture a lieu dans les couleurs, et qu’il faut les laisser seules afin qu’elles s’expliquent réciproquement. Leur commerce est toute la peinture. Celui qui leur coupe la parole, qui arrange, qui fait intervenir d’une manière ou d’une autre sa réflexion, ses astuces, ses plaidoyers, son agilité d’esprit, dérange et trouble leur action. Le peintre (comme l’artiste en général), ne devrait pas pouvoir prendre conscience de ses découvertes; il faut que ses progrès, énigmatiques à lui-même, passent, sans le détour de la réflexon, si rapidement dans son travail qu’il soit incapable de les reconna’itre au passage. Quiconque, à ce moment-là, les épie, les observe, les arrête, les verra se métamorphoser comme l’or des contes, qui ne peut rester pur par la faute de tel ou tel détail. Le fait que les lettres de Van Gogh se lisent si bien, soient si riches, parlen en fin de compte contre lui, comme parle contre ce peintre (comparé à Cézanne) le fait davoir voulu, su, éprouvé ceci ou cla: que le bleu appelait l’orange, et le vert le rouge; ainsiq u’il l’avait entendu dire, le curieux, aux aguets au fond de son œil. Aussi peignait-il des tableaux fondés sur un seul contrast, tout en pensant au coloris simplifié des Japonais qui ordonnent les surfaces selon le on voison, plus haut ou plus bas, et les additionnent pour obtenir une valeur totale; ce qui les conduit au contour continu, exprimé (c’est-à-dire inventé), serrissage de surfaces équivalentes, donc à l’ntentionnel, à l’arbitraire, en un mot: au décoratif.
Un peintre qui écrivait, donc un peintre qui n’en était pas un, a voulu inciter Cézanne aussi à s’expliquer en lui posant des questions de peinture: mais, quand on lit les quelques lettres du vieillard, on constate qu’il en est resté à une ébauche maladroite, et qui lui répugnait infiniment à lui-même, d’espression. Il ne pouvait presque rien dire. Les phrases où il s’y efforce s’étirent, s’embrouillent, se hérissent, se nouent, et il finit par les abandonner, furieux. En revanche, il parvient à écrire très clairement: «Je crois que ce qui vaut mieux, c’est el travail». Ou bien: «Je fais tous les jours des progrès, quoique lentement». Ou bien: «J’ai près de soixante-dix ans». Ou bien: «Je vous répondrai avec des tableaux». Ou encore: «L’humble et colossal Pissaro» (celui qui lui a appris à travailler); ou enfin, après avoir bataillé un peu (on sent comme c’est caligraphié, et avec soulagement), la signature complète: «Pictor Paul Cézanne». Et dans la dernière lettre (du 21 septembre 1905), après des plaintes sur sa mauvaise santé, simplement: «Je continue donc mes études». Et dans la dernière lettre (du 21 septembre 1905), après des plaintes sur sa mauvaise santé, simplement: «Je continue donc mes études». Et le vœu qui a été exaucé littéralement: «Je me suis juré de mourir en peignant.» Comme dans une vieille Danse des Morts, la Mort a saisi sa main apr derrière, posant elle-même la dernière touche, avec un frisson de plaisir; son ombre s’étendait depuis quelque temps sur sa palette, elle avait eu le temps de choisir, dans la ronde franche des couleurs, celle qui lui plaisait le mieux; quand le pinceau y aurait plongé, elle s’en saisirait et peindrait… Le moment vint; la Mort allonga la main et posa sa touche, la seule dont elle soit capable». Et cela enfin qui me semble incontestable: «Toute parlote est un malentendu. Il n’y a de compréhension qu’à l’intérieur du travail, sans aucun doute.»
En sortant l’autre soir de la représentation de Liberté à Brême de Fassbinder, dont le sarcasme va de pair avec la question sérieuse de savoir à quel moment nous devenons capables de tuer, je me suis rappelé la scène que j’ai vécue il y a quelques années, dans un wagon-restau où, interrompant ma lecture de La force de tuer de Lars Noren, dont il fixait depuis un moment le titre avec des yeux inquisiteurs, tel jeune homme m’a soudain entrepris sur le sujet, affirmant d’abord qu’il était, lui, absolument incapable d’imaginer une situation dans laquelle il aurait la force de tuer…
Je n’ai pas dit à ce charmant garçon, ce jour-là, que j’étais parfaitement capable, moi, de tuer un quidam interrompant ma lecture dans un train, pressentant qu’il manquait d’humour. En revanche je lui ai présenté quelques situations précises qui l’ont rendu tout songeur et moins sûr de lui, avant de lui avouer que, pour ma part, je n’avais éprouvé le désir de tuer vraiment qu’une fois, au MozartPark de Vienne, en observant le manège de dealers de luxe faisant ramper devant eux des gamins toxicos. «Là, vous m’auriez donné un flingue, je les flinguais sans la moindre hésitation»…
Dès la première scène de Liberté à Brême, l’éventualité de tuer le premier jules de Geesche, qui l’humilie et la brutalise avec la mâle bonne conscience du macho couillu au pouvoir de droit divin (la chose se passe en Allemagne bigote vers la fin du XIXe, mais vaut encore sûrement un peu partout), m’a paru la seule solution pour elle, et ensuite il m’a paru juste et bon qu’elle empoisonne successivement son faux-cul de deuxième soupirant (louchant sur l’entreprise familiale), son père invoquant Son Autorité, sa mère l’autorité du Très-Haut, enfin son frère revenu de guerre aussi con qu’il y était parti. Tout ça est évidemment schématique à souhait, le trait est forcé comme dans toute gravure expressionniste, et pourtant il y a quelque chose de bel et bien libérateur dans le rire, à la fois noir et jaune, que Fassbinder déclenche par le truchement de cette pièce.
Or je me le demande à l’instant: qui aurais-je vraiment la force de tuer ce matin si j’en éprouvais la nécessité vitale, que dis-je: le Devoir? A vrai dire je ne vois vraiment pas. Est-ce le fait d’un début de gâtisme frappant mon imagination, ou cela tient – il à la croissante indulgence qui me vient pour le genre humain, accentuée par la présence éminemment irénique de mon cher Filou?Se réveiller à l’hôtel a toujours signifié pour moi: je serais nulle part, je ne serais personne. Je serais le commercial X. ou la cheffe de projet Y. Peut-être un transsexuel? Peut-être un pasteur méthodiste ou un brasseur bavarois en tournée de promotion? Peut-être un ancien amant de Marthe Keller que j’ai cru voir tout à l’heure, assise seule sur un mur, sous la pluie mêlée de neige, en robe de chambre, là-bas près de la place d’aviation?
Elle était sortie du film Fragile de Laurent Nègre, vu hier soir aux Journées cinématographiques de Soleure, qui raconte les retrouvailles-affrontement d’une sœur irascible et de son frère rêveur, confrontés au suicide de leur mère désireuse de leur éviter les séquelles de la maladie d’Alzheimer qui la fait errer de par les rues. Deux ou trois séquences de ce premier film, dégageant une réelle émotion en dépit d’une écriture conventionnelle (le redoutable nivellement actuel de l’esthétique téléfilm), m’ont frappé sur le moment et j’y suis revenu en rêve, croisant l’ombre de ma propre mère qui me reprochait de ne pas avoir pris de laine. (Kriegstetten, Hôtel Sternen, Bel Etage, ce mercredi 18 janvier.)Nous parlions hier soir, avec un compère de la Cinémathèque, de ce qui distingue un film de cinéma d’un produit de télé. Pas compliqué: l’écriture. Pas la littérature: l’art de passer d’un plan à l’autre sans alternative, où tout est surprise et où tout signifie. Tandis que dans ces feuilletons filmés: bavardage et dosage prévu d’émotion-suspense-amour-action à 99%. Je me repasse à l’instant un quart d’heure des Vitelloni de Fellini, et voilà: tout y est cinéma comme tout est peinture chez Cézanne, musique chez Debussy ou littérature chez Proust…
Il y a des années que j’en veux férocement, à toute une caste d’intellectuels sans entrailles, d’entretenir le cliché d’un pays mortifère, réduit à ses banques et à ses névroses, aussi est-ce avec un plaisir d’enfant que j’ai retrouvé, dans le tourbillon farceur de My name ist Eugen du jeune réalisateur Michael Steiner, qui vient d’obtenir le Prix du meilleur film de fiction aux Journées cinématographiques de Soleure, ce que je ressens au fond de moi comme un atavisme sauvage et qui participe de l’esprit du conte.
C’est une belle petite ville que Soleure où il fait bon, dans les vieux bistrots de bois ciré fleurant l’Europe cultivée autant que la bohème artiste et le populo à cigares, discuter des derniers films de la cinématographie helvétique qu’on y projette à journée faite dans de multiples salles.
La Suisse est ce pays d’extrême-Europe, au fonds populaire, et même sauvage, à peu près méconnu par les temps qui courent, réduite qu’elle se trouve aux clichés du banquier à face blême, ou pire: du fonctionnaire chiant, ou pire encore: de l’intellectuel responsable convaincu que l’art et le commerce sont incompatibles. Ce fut le débat tournant à vide lancé par les médias à ces 41es Journées de Soleure, constituant les Etats généraux annuels du cinéma suisse, sur fond de remaniement de la politique fédérale en la matière, mais il a suffi de quatre chenapans fuguant à travers les monts de Heidi et les vaux de Guillaume Tell, dans la foulée de Bakounine et de Max und Moritz, sur un ton picaresque oscillant entre Twain et Harry Potter, pour déplacer la discussion sur le terrain d’un cinéma renouant, contre toute attente, avec l’esprit du conte.
Je me fiche bien, pour ma part, de ce qu’on a appelé l’helvétisme, à propos d’une idéologie qui a fait date, mais j’ai toujours pensé que les clichés contenaient une part de vérité et pouvaient être revivifiés, et c’est toute une Suisse profonde de nos enfances que j’ai retrouvée dans ce film - nos enfances de plusieurs siècles, jusqu’à ces bandes d’escholiers pieds nus qui sillonnaient l’Europe de la Renaissance en quête de maîtres de latin ou d’hébreu, qui filent aujourd’hui en skateboard et s’envoient par SMS des serments de fidélité à la vie à la mort et crèvent les vioques…J’ai commencé, ces derniers jours, à rédiger une espèce de journal parallèle dont le fil conducteur est ma lecture d’ Une vie divine de Philippe Sollers, livre-mulet qui a commencé par m’agacer et qui m’intéresse de plus en plus. C’est un jeu curieux dont je nourris mes Carnets de JLK, avec maints échos au fur et à mesure témoignant de l’intérêt de mes lecteurs, et que je vois comme une sorte de prolongation phénoménologique du livre, lequel est lui-même enté sur l’œuvre de Nietzsche. (A La Désirade, ce samedi 21 janvier).
Je l’ai fait presque en courant ce matin, et pourtant il me semble que je suis arrivé à concentrer toutes mes notes de lecture de ces derniers jours, prises en marge d’ Une vie divine, dans un article dense et nuancé, qui rend à la fois l’enjeu et la richesse de ce livre, le premier de l’auteur à me plaire à ce point – et je sens que je suis loin d’en avoir épuisé les ressources. J’ai intitulé ça Sollers le pied léger et voilà ce que ça donne :
«Encore une journée divine!», s’exclame Winnie au lever de rideau d’Oh les beaux jours de Beckett, et c’est en somme ce qu’on se répète, trente guerres et quelques génocides plus tard, en lisant Une vie divine de Philippe Sollers: que la vie est un cadeau, sans doute empoisonné pour à peu près tout le monde, mais à quoi nous nous accrochons, même aussi empêtrés que Winnie dans notre tas de misère. La contemplation navrée de celui-ci, par les temps qui courent, imprègne l’esprit du siècle d’une mélancolie désenchantée, genre spleen destroy dont le plus symptomatique interprète, dans la littérature récente, est un Michel Houellebecq. Or c’est à l’exact opposé que, malgré son soutien loyal de pair aîné à l’auteur de La possibilité d’une île, se situe Philippe Sollers dans Une vie divine, dont les constats sur le monde contemporain, aussi radicaux que ceux de l’amer Michel, aboutissent à une attitude absolument contraire, laquelle consiste à célébrer cela simplement que voit Winnie enfoncée dans son tas et que tous nous découvrons chaque matin: «L’horizon est radieux, le soleil brille, jamais un jour n’a été plus beau. Les mots sont des cailloux frais, l’eau les caresse».
Lieux communs d’une littérature qui «positive»? Pas exactement: Plutôt: effort de présence et travail de chaque instant visant à ressusciter, contre tout ce qui pèse et nous tue: notre paresse et notre déprime, notre lassitude et notre désabusement, notre nihilisme en un mot que l’époque flatte en nous soufflant que rien n’a d’importance que bouffer et baiser et nous remplir les poches de pognon, alors qu’un philosophe un peu dingue n’en finit pas de nous envoyer de drôles de SMS ou de fax ou de mails que nos déchiffrons en continuant de «stresser un max» et qui nous souhaitent «un bonheur bref, soudain, sans merci», ou «les pieds ailés, l’esprit, la flamme, la grâce, la grande logique, la danse des étoiles, la pétulance intellectuelle, le frisson lumineux du Sud – La mer lisse – la perfection»…
Une vie divine est le grand roman solaire – il faudrait plutôt dire conversation, carnet de croisière, essai-gigogne, livre-mulet, exercice de mimétisme, work in progess phénoménologique et poétique à la fois – du retour de Nietzsche, surgi de son suaire à la page 52 sous les initiales de M.N., «instruit par l’épouvantable saloperie du 20e siècle (dont 70 ans passés au goulag)» et revivant, ses livres battant des ailes autour du lecteuri, sous la plume d’un écrivain-philosophe du début du XXIe siècle flanqué d’une Nelly (très ferrée elle aussi en questions essentielles, non moins que bien dans son corps) et d’une Ludi (la femme-fille à croquer dont la jeunesse stimule son fringant barbon), radieuse trinité faisant la pige à l’humanité humanitaire, au bénéfice d’un nouvel homme à venir, mais lequel?
On sait ce que fut la grande affaire de Nietzsche, de libérer l’humanité d’un Dieu mort selon lui et d’une morale mortifère – d’un culte de la nécessité et de la société bel et bien massifié et mondialisé de nos jours, à l’enseigne d’une nouvelle religiosité consacrant tous les simulacres. Lecteur admirable, et prosateur étincelant aux fulgurantes fusées, Sollers vit ici Nietzsche comme une nouvelle possibilité de liberté, qui nous vaut de merveilleuses pages (sur l’esprit d’envie et de ressentiment du nihiliste, la musique, le French kiss à lèvres qu’il oppose au froid culte du cul, la vulgarité, les bonheurs menus et foisonnants de la vie qui va, les billets de Sade en taule, les oiseaux ou l’Evangile de Jean transposé au présent…) frappées au sceau d’un égotisme impérial qu’on pourrait croire celui d’un cynique absolument dédaigneux des vicissitudes de la vie, voire d’un Paon littéraire soucieux de sa seule brillance. Or à lire attentivement Une vie divine, cette superbe et cette morgue tendent à s’adoucir et à s’humaniser, hors de tout sentimentalisme, au fil d’une «histoire» dont le «héros», prof mal dans sa peau se rêvant Dionysos, surmontant toutes les poisses et les crasses de ses semblables, nous murmure lui aussi en éternel retour: «encore une journée divine»…Celui qui fait la gueule pendant que Madame regarde Les Experts/Celle qui est toujours en conférence/Ceux qui s’interrogent sur les mystères de la météo/Celui qui salue tous les matins le Drapeau/Celle qui parle du cash-flow de Vivendi au bar du Lutetia/Ceux qui disent que la plaine Monceau n’est plus ce qu’elle fut/Celui qui a tant aimé l’odeur des couches de ses enfants petits/Celle qui vitupère les chiens malpropres de la rue Legendre/Celui qui trouve que Bob Geldof a mérité le Prix Nobel de la paix/Celle qui a connu la cousine de Bob Geldof lors d’un séjour en Cornouailles/Ceux qui pensent que Bob Geldof est un Tour Operator travaillant sur l’Afrique/Celui qui prétend que Lou Reed est un meilleur poète que Jim Morrison/Celle qui a vu tous les concerts de Nico/Ceux qui ont bu des coups avec Reiser/Celui qui dit qu’il n’en a rien à foutre de l’atomisme de Démocrite/Celle qui prétend que Cauet gagne à être connu/Ceux qui se sont promis de mettre un pain sur la gueule de Cauet/Celui qui prétend que sa belle-sœur s’est tapé Poivre d’Arvor dans une boîte échangiste de Soulac-sur-mer/Celle qui se frotte au citron tous les soirs/Ceux qui écoutent Haydn les yeux fermées/Celui qui va chier dans le jardin du presbytère/Celle qui découvre les Evangiles apocyrphes et le dit à sa manucure/Ceux qui savent où se trouve Aldébaran/Celui punit ses enfants d’il ne sait quoi/Celle qui mate les gens pendant la prière/Ceux qui parlent de leur Admirable Compagne/Celui qui se rappellent les cabanes de leur enfance, etc.
Rencontrer des gens est un privilège de mon activité de journaliste, dont je ne me lasse pas. Nanti de mon carnet de notes et de mon ordinateur portable, je grappille sans discontinuer impresssions et sensations, bribes de conversations et de lectures. Je me retrouve, dans ce quartier, plus de trente-cinq ans après y avoir erré comme une âme en peine, avec une vivacité d’esprit aussi aiguë que celle du garçon de vingt ans que j’étais, avec la même sourde conviction que tout cela a un sens, à quoi s’ajoute un certain bagage acquis depuis lors. Je me rappelle, comme d’aujourd’hui, le désarroi total dans lequel je me trouvais cette année-là, précisément au début de l’été 1968, qui m’amena au bord de la délinquance, avant certaine rencontre qui compta pour moi, de quelqu’un que je n’ai plus vu depuis trente ans… Or, resongeant à tous ceux qui ont compté pour moi, à un moment donné, et que j’ai perdus en route, je n’éprouve plus désormais la moindre tristesse, le moindre regret ni la moindre nostalgie, comme si tout cela procédait du scénario d’un film à la fois chaotique et cohérent, dont je poursuis aujourd’hui plus librement le tournage… (A Zurich, au Niederdorf, ce vendredi 27 janvier.)
C’est une nouvelle du feu de Dieu que Patriotisme d’Yukio Mishima qu’Amélie Nothomb m’avait recommandé, dont le tenant et l’aboutissant tragique s’expose dès les premières lignes: «Le 28 février 1936 (c’est-à-dire le troisième jour de l’Incident du 26 février), le lieutenant Shinji Takeyama du bataillon des Transports de Konoe – bouleversé d’apprendre que ses plus proches camarades faisaient partie des mutins et indigné à l’idée de voir des troupes impériales attaque des troupes impériales – prit son sabre d’ordonnance et s’éventra rituellement dans la salle aux huit nattes de sa maison partiulière. Résidence Yotsuya, sixième d’Aoba-Chô. Sa femme, Reiko, suivit son exemple et se poignarda». Voilà: c’est tout. Parce qu’il ne supporte pas l’idée de prendre les armes contre ses camarades, le jeune lieutenant se fait seppuku; et comme il sied à une femme de soldat, Reiko le suit immédiatement dans la mort. S’il avait eu le moindre doute à ce propos, le lieutenant eût poignardé Reiko lui-même avant de s’immoler. Mais il sait que la jeune femme (il y a moins de la moitié d’une année que les noces de ces deux exemplaires parfaits de la race nippone ont été célébrées) est entièrement prête à la totale observance du Décret sur l’Education qui ordonne au mari et à la femme de vivre en harmonie, interdisant ainsi l’épouse de contredire l’époux, sous la grave protection des dieux et le respect de Leurs Majestés impériales. «Même au lit, est-il précisé, ils étaient, l’un et l’autre, sérieux à faire peur. Au sommet le plus fou de la plus enivrante passion ils gardaient le cœur sévère et pur». Et c’est exactement ça: sévère et pure est cette histoire d’une toute jeune femme qui fait, avant même de connaître la décision du lieutenant, de soigneux préparatifs de répartition, entre ses amies d’enfance et camarades de classe, de ses kimonos et autres objets chers (un petit chien de porcelaine, un lapin, un écureuil, un ours, un renard exposés sur la radio), après quoi, comme elle s’y attendait, le lieutenant lui annonce son implacable résolution de s’ouvrir le ventre.
Amélie Nothomb m’avait dit que cette nouvelle était l’un des plus beaux textes contemporains qu’elle connaissait, en ajoutant prudemment qu’elle ne cautionnait pas pour autant son côté «facho». Or je ne trouve rien là dedans que de conforme absolument à la règle d’un Empire et d’un ordre militaire rigoureux, sans quoi la tragédie n’y serait pas. Le tragique tient au dilemme insoluble devant lequel se trouve le lieutenant, qui sait que l’empereur va lui ordonner de châtier ses frères d’armes, sait qu’il ne peut désobéir au maître sacré ni tuer ses camarades.
Si la nouvelle de Mishima nous prend à la gorge et aux tripes, c’est parce que l’écrivain, si fasciné qu’il soit par ce Japon du Devoir Divin, est également un artiste, un psychologue et un poète d’une extraordinaire porosité, qui nous fait vivre, un instant après l’autre, le drame de Reiko, puis la dernière nuit des amants se chargeant d’un érotisme absolu, puis l’effrayante boucherie rituelle du seppuku (que Mishima vivra lui-même) à laquelle Reiko assiste sans faillir, enfin le geste ultime de la jeune femme sur elle-même. Tout cela, bien entendu, devrait se lire à la vitesse des idéogrammes, alors q’on passe ici du japonais au français par l’anglais. Mais la beauté de cette nouvelle, mélange d’inflexible pureté et de tendresse, la fulgurante rapidité du récit, la justesse de chaque sensation et de chaque émotion, passent les cloisons des langues et les obstacles des langues, autant qu’elles passent les barrières de cultures et de mœurs, de nations ou d’époque, participant bel et bien de la ressemblance humaine.J’ai parlé de conversation à propos d’Une vie divine, mais le mot est lesté d’un autre poids dans l’inoubliable Conversation en Sicile d’Elio Vittorini que, sans doute, Sollers jetterait aujourd’hui dans le sac des «auteurs lourds», comme il le fait des auteurs américains. Autant dire qu’on passe du salon français à ce qu’on pourrait dire l’éternel entretien de l’homme avec lui-même, à travers les siens, sa terre natale et ses souvenirs d’enfance, ici: les figuiers de barbarie et l’odeur du soufre que Silvestro, le fils déprimant à Milan que son père fait revenir en Sicile, retrouve avec le monde des humbles, ou les harengs et les fèves aux cardons de la Mamma. Ahimè tout cela est tellement lourd, n’est-ce pas?
A propos de conversation, il est très intéressant d’observer les dialogues d’Une vie divine, qui relèvent exactement de la non-conversation. Intéressant dans le soliloque, Sollers est absolument incapable de moduler un vrai dialogue, l’interlocutrice n’intervenant jamais qu’en faire-valoir, comme d’ailleurs tous les «personnages» féminins des «romans» de l’auteur.
Avec le «pesant» Vittorini, tout au contraire dialogue, les gens entre eux, la lumière et les parfums, les noms et les larmes… -
Dantec se plante (?)
Lecture de Grande Jonction (5)
Le décor est campé, on a compris de quelle nouvelle catastrophe était menacée l’humanité ou ce qu’il en reste en ce mitan de XXIe siècle, on a vu débarquer, du Vatican, un convoi de livres de philosophie religieuse censés participer au salut des « élus » de demain, on a assisté à quelques combats féroces visant à la défense desdits bouquins, on voit ensuite La Chose étendre son œuvre mortifère par une sorte de vampirisme numérique des individus, on voit tout ça, on a vu tout ça et tout ça se répète tandis que les Bons et les Méchants se portent mutuellement des coups de plus en plus durs. Les Méchants englobent les néo-islamistes en hordes et les proxénètes de Little Congo, l’une des cités-foutoir de ces régions apocalyptiques, et les Bons se regroupent autour des néo-chrétiens de la Heavy Metal Valley dont le sheriff Langlois est le vigile principal. On est donc dans une sorte de western d’anticipation sur fond d’idéologie philosophico-religieuse édifiante, qui n’a plus rien de l’étourdissante magie narrative de Cosmos incorporated, ni de ses étonnantes trouvailles conjecturales.
Plus précisément, des pages 400 à 500 de Grande Jonction, qui en compte près de 800, Dantec tourne en rond, se répète, dilue et délaie les mêmes thèmes dans une dramaturgie stéréotypée de BD, n’en finit pas d’annoncer une catastrophe plus catastrophique que tout ce qu’on a vu, tâche de nous persuader qu’il faut beaucoup tuer pour que les théologiens qui lui semblent détenir la Vérité Véritable nous sauvent à la fin des fins, et nous relevons au passage diverses sentences admirables propres à nous régénérer. Par exemple : « La différence fondamentale entre la Vérité et la Beauté réside dans le fait que la première est un secret, tandis que la seconde est un mystère ». Ou cela qui n’est pas mal non plus, selon quoi « la Beauté est une arme de destruction massive »…
Bref, Dantec n’est-il pas en train de se perdre dans le magma de lectures mal digérées, comme Philip K. Dick s’est égaré dans les délires pseudo-mystiques les plus fumeux ? C’est hélas mon impression aux deux tiers de la lecture de Grande Jonction, roman boursouflé, sans élan, où prolifèrent les phrases sans verbes et où ronflent les formules creuses comme autant de folles toupies…
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Varia 2006 (3)
Aux couleurs de Bonnard
Le nom de BONNARD m’est apparu ce matin dès mon éveil d’avant l’aube, et ce nom disait OUI. Ce seul nom se fond en moi à tout ce qui dit OUI. Il fait nuit noire et je vois le monde en couleurs et ces mots notés au crayon dans un carnet: «L’œuvre d’art – un arrêt du temps».J’ai commencé de lire hier soir Les aventuriers de l’absolu, le dernier livre de Tzvetan Todorov consacré à trois artistes (Wilde, Tsvetaeva et Rilke) qui ont voué leur vie à une quête absolue de beauté, et cette autre phrase de Dostoievski, qu’il y cite dès les premières pages, me revient aussi: «La beauté sauvera le monde».
Non la beauté d’agrément: non la beauté facile sur papier lisse ou la beauté cliché vidée de sens: la beauté se déployant dans un état de plénitude, et Todorov donne le premier exemple de cet émerveillement partagé, dans une salle de concert, que donne parfois un moment musical – ce que j’appelle pour ma part l’état chantant.Je n’oublie aucunement les tribulations du monde à l’instant de cette oraison matinale que résume le nom de Pierre Bonnard. Je dirai plus précisément: Monsieur Bonnard. Monsieur Bonnard qui, sa petite boîte de couleurs à la main, en costume et cravaté, se promène à l’instant, dans les couloirs de l’exposition qui s’ouvre à Paris, pour faire ici et là ses retouches. Le Christ est en agonie jusqu’à la fin du monde et il ne faut pas dormir pendant ce temps. Or Monsieur Bonnard ne dort pas: jusqu’à la fin du monde il retouchera ses tableaux en essayant d’y être plus précis et plus précis encore, non du tout plus joli ou plus soleilleux, comme on le voit parfois – Bonnard ou la joie de vivre, n’est-ce pas… - mais plus juste, plus vrai, plus rigoureusement, plus scientifiquement proche de la nature ou de ce qu’il voit de la nature derrière son binocle à facettes.
Bonnard vous dit bonjour. La nature morte aux fruits irradie la table de ce matin. L’enfant merveilleux (criseux, chiant à ses heures, c’est entendu) sera tout à l’heure à La table. Pour l’instant on entend le bruit d’eau et les petits soupirs sommeilleux d’une jeune fille se lavant dans son tub quelque part ailleurs. Tout est rassemblé mais cela vit partout comme ça. Le Café du Petit Poucet pourrait être à Biarritz ou à Buenos-Aires. La terrasse à Vernon, je l’ai vue à Lugano. Le Paysage en Normandie, vous vous le rappelez en Nuithonie, derrière Fribourg, et ainsi de suite.
Cette polyphonie douce obéit certes à ce parti pris du OUI, mais elle n’est jamais fade ni mensongère ou dogmatique, ni nombriliste non plus même si tout y est absolument personnel ou plus exactement: traversé par la personne du monde. La peinture de Bonnard n’est ni pointillliste ni traitilliste ni tachilliste, elle est tout ça et bien plus, nous lavant du NON en nous montrant simplement les choses aimées. (A La Désirade, ce vendredi 3 février.)
Le mystère est omniprésent chez Bonnard, consubstantiel à la vie même dont les éléments ne sont jamais noyés dans la pure couleur (ma réticence à l’égard des Nymphéas de Monet et de toute l’abstraction lyrique ensuite) car le dessin reste net et l’objet, l’objet cher à Cézanne mais ici vu et dit tout autrement, avec un abandon et des effusions de père de famille très nombreuse ou d’Eternel en retraite fumant sa clope en regardant sa terre «qui est parfois si jolie» non sans se rappeler l’affreuse mélancolie des enterrements d’enfants…
«J’espère que ma peinture tiendra, sans craquelures. Je voudrais arriver devant les jeunes peintres de l’an 2000 avec des ailes de papillon». (Pierre Bonnard)
Ce qu’il faut évidemment, pour peindre l’eau du désert, c’est apprendre à en voir chaque goutte de sable et ensuite les mettre ensemble sur la toile, ça c’est le conseil de papa: il faut. «Le matin, quand on est abeille, pas d’histoire, faut aller travailler», ajoute l’oncle Michaux.
Donc j’essaie depuis deux jours de peindre du sable et de l’eau et le grain du ciel d’un bord de grève où deux enfants jouent: peindre le sable et la lumière du sable, peindre le détail des choses sans s’y arrêter, peindre la couleur de chaque grain de lumière et que tout ça bouge ensemble et chante la moindre, peindre avec cette petite notation des carnets de Bonnard en point de mire: «Que le sentiment intérieur de la beauté se rencontre avec la nature, c’est ça le point». Monsieur Bonnard qui écrit en 1946 au milieu de l’Europe en décombre: «Il ne s’agit pas de peindre la vie, il s’agit de rendre vivante la peinture». Ou ceci: «Celui qui chante n’est pas toujours heureux».Les carnets de Monsieur Bonnard, c’est du matin au soir et tous les jours, guerre ou pas guerre. D’ailleurs en 1945, voilà ce qu’il trouve à peindre au lieu d’un hymne à la Paix ou à la Liberté: des baigneurs au soleil couchant. Le sable du premier plan est jaune chiné de vert céladon et de rose pompon avec plein de blanc comme le décrit scientifiquement le bon Théodore Monod du Musée de l’Homme. La mer est faite de cent bleus et de cent verts friselés d’écume, et le ciel au-dessus est une fusion de mauves orangés sur fond d’ocre sable comme si le ciel était un peu le pendant pendu du sable du rivage. Et là au milieu barbotent une douzaine de taches d’or orangé humain visiblement insouciantes des séquelles de la guerre. Et Monsieur Bonnard de noter sur son carnet, mais c’était en 1939: «A l’instant où l’on dit qu’on est heureux, on ne l’est plus».
C’est le relatif de l’absolu que Rilke a bien connu. Monsieur Bonnard note encore: «Mallarmé La recherche de l’absolu». Et lui aussi est de l’aventure, Monsieur Bonnard, malgré son air placide, vaguement égaré, l’air aux abonnés absents mais pas du tout: abeille pointeuse dès le matin.
Tout le reste il n’y a que la peinture qui le dit. Cette pensée-là ne se pense qu’en regardant ce qui a été pensé par la peinture, disait à peu près Merleau-Ponty à propos de Cézanne. Et ça continue... -
Varia 2006 (4)
Dessin à la plume de Louis Soutter
C’est un exercice saisissant que la lecture à voix basse des pages préparatoires d’un des romans les plus énigmatiques du XXe siècle, telles qu’elles sont rassemblées et présentées, par Daniel Pezeril, dans les Cahiers de Monsieur Ouine de Georges Bernanos. J’y repensais en regardant le Cheval de cirque de Pierre Bonnard, qui me semble une autre cristallisation de l’insondable mystère que constitue notre présence au monde, et l’expression de la même joie confuse, sourde et radieuse, sur fond de ténèbres et d’affreux gestes humains, qui se dégage des pages de Monsieur Ouine.
Il y a quelque chose de la transe chamanique dans la façon de Bernanos de chercher les mots en grattant le papier.
Dans l’exercice de la recherche du mot juste que constituent les Cahiers de Monsieur Ouine, on voit littéralement jaillir la parole de la nuit comme l’adolescent mâle de l’enfant, à la vitesse du premier sperme. Or je ne cesse d’y songer en regardant penser Monsieur Bonnard du bout de son pinceau de dormeur éveillé… (A La Désirade, ce dimanche 5 février)Il est peu d’êtres qui, autant que Rainer Maria Rilke, donnent, et simultanément, l’impression d’une telle fragilité et d’une telle détermination, d’une telle évanescence et d’une telle force concentrée, d’une telle propenson à la fuite et d’une telle présence. L’être qui avait le plus besoin d’être aimé est à la fois celui qui esquive toute relation durable, comme si l’amour ne pouvait réellement s’incarner, jamais composer avec ce qu’on appelle le quotidien. Comme Clara, épouse momentanée et amie d’une vie, artiste elle aussi et aussi peu faite pour s’occuper de leur enfant, Rilke pourrait sembler le parangon de l’égocentrisme artiste, et d’ailleurs il est le premier à se taxer de monstre, mais on aurait tort de réduire ses arrangements avec la matérielle, où mécènes et riches protectrices se succèdent de lieu en lieu, à une sorte d’élégant parasitisme dans lequel il se dorlote et se pourlèche. Cette manière d’exil, loin de la vie ordinaire, qu’il a choisi et qui lui rend pénible la seule présence même de ses amies, ou du moindre chien, le rend à vrai dire malheureux, autant que la solitude qu’il revendique et qui le déprime, mais tel est l’absolu auquel il a bel et bien résolu de consacrer sa vie, et «la création exclut la vie».
La vie n’en rattrape pas moins Rilke, et pas plus que chez Wilde la beauté ne se confine dans les sublimités épurées de son œuvre
D’aucuns lui ont reproché, comme plus tôt à Tchekhov ou à Philippe Jaccottet plus tard, de se détourner du monde actuel pour se confiner dans sa tour d’ivoire. Ses liens avec la réalité ne sont pas moins réels et puissants, comme ceux qui attachent Cézanne au monde qu’il transforme.On parle beaucoup, ces derniers temps, de l’émoi provoqué dans les pays musulmans par une série de caricatures visant le prophète Mahomet, parues dans un journal danois en automne dernier et qui font, aujourd’hui seulement, l’objet d’une manipulation internationale de la part des barbus les plus allumés. Comme le fanatisme se déchaîne sous forme de manifestations violentes, d’attentats contres des sièges diplomatiques et autres emblèmes de l’affreux Occident, les autorités danoises et les responsables du journal en sont venus à s’excuser à plat ventre. Je trouve cela aussi indigne que les caricatures elles-mêmes, qui relèvent de la pure provocation, sachant la susceptibilité des musulmans et surtout des masses musulmanes qui s’enflamment si facilement quand on attente à leur honneur ou à leurs croyances. Mais à présent le serpent se mord la queue : voici que l’Iran lance un concours de caricatures dont la shoah sera le thème… (A La Désirade, ce jeudi 9 février)
Il est désormais bien vu de s’excuser. Le pape a battu sa coulpe en mémoire des persécutions infligées par l’Eglise aux Juifs, et voici que l’Occident est supposé demander pardon aux islamistes, ceux-là même qui ont fracassé les statues de Bouddha et qui, eux, ne s’excuseront pour rien au monde de quoi que ce soit. Cela étant, la réflexion de l’écrivain algérien Yasmina Khadra, à propos des caricatures de Mahomet, qui incrimine l’arrogance occidentale et rappelle les fondements de la susceptibilité des musulmans illettrés et maltraités, a de quoi faire réfléchir, alors que les médias tendent à nous en empêcher en rapportant tout à nos seuls critères.
Besoin parfois de disparaître – et ce n’est pas une métaphore ; besoin physique réel de se retirer et de tout reconsidérer avec cette distance prise.
Le terme de porosité, que le comédien Jacques Weber appliquait à l’œuvre de Shakespeare pour en définir la qualité la plus caractéristique, représente à mes yeux la meilleure définition de l’aptitude à la transmutation poétique: la porosité psychique et physique, et par conséquent aussi l’empathie, qui en est le prolongement affectif. Après cela la langue coule de source.
«Personne n’a besoin de moi; personne n’a besoin de mon feu, qui n’est pas fait pour faire cuire la bouillie», écrivait Marina Tsvetaeva dans une de ses lettres si poignantes de détresse, mais tel n’est pas l’avis de Tzvetan Todorov, dont la quatrième partie du livre, Vivre avec l’absolu, montre précisément en quoi nous avons besoin de tels êtres de feu, dont l’œuvre résiste à la corruption du temps et dont la vie aussi, les errances voire les erreurs, ont beaucoup à nous apprendre.
Pas loin du Jules Renard aux champs des Frères farouches, en beaucoup plus ample par son spectre d’observation, et proche aussi d’un Marcel Aymé peignant les familles franc-comtoises, le Marcel Jouhandeau de Chaminadour ajoute, à ces regards naturalistes de sceptiques peu portés sur la religion et ses dramaturgies, un sens du tragique et une passion des vices et des vertus qui le rapprocheraient plutôt des inépuisables curiosités proustiennes, dans un rapport tout différent au temps. Mais il y a du paysan chez Jouhandeau le fils du boucher, autant qu’il y a du prêtre manqué chez le fils de sa mère très aimante et brave (leur correspondance tenue pendant trois décennies est une merveille qui fut illustrée au théâtre par Marcel Maréchal), de l’humaniste citant Augustin dans le texte et du sybarite catholique très affreusement porté sur le péché de chair (on l’imagine se signer en sortant du bordel de garçons de Madame Made où il fréquentait) jusque tard dans sa vieillesse, tiraillée entre les vacheries de la terrible Elise, son acariâtre épouse, l’éducation de Marc son fils adoptif, ses élans de perpétuel amoureux et ses téléphones particuliers à Dieu et (moins souvent) à son Fils…
Le Jouhandeau de Chaminadour est le moins encombré de narcissisme et de démonstrations mystico-érotiques, qui lassent à la lecture des pléthoriques Journaliers et de maints autres livres où la confession tourne parfois à la complaisance en dépit de pages sublimes. Le Jouhandeau de Chaminadour est essentiellement conteur, moraliste «en situation», peintre de mœurs à la Saint-Simon de bourgade, chroniqueur aux ressources comiques rares en littérature française.
Richard Millet célèbre justement «l’extraordinaire bonheur de lecture donné par cette œuvre: une phrase sèche, coupante, irisée, comme du verre qu’n brise au soleil, et dont l’éclat garde quelque chose de la nuit éternelle: une phrase classique tendue à l’extrême et néanmoins baroque, au sens où Ponge dit du classicisme qu’il est la corde la plus tendue du baroque; une écriture de la mesure dans l’excès et de l’excès dans l’apparente mesure, nourrie des classiques français autant que des mystiques chrétiens, de la littérature gréco-latine et de la Bible. »
«Lire Jouhandeau, c’est entrer dans un chemin d’orties et de lis; c’est aller de l’enfer au ciel et inversement, sourire et prendre en pitié ceux qui passent ou meurent dans cette comédie en réduction. C’est aussi accepter que le tragique et la vérité sur soi puissent être saisi par le rire (…), le rire étant ici moins de l’humour ou un surcroît de grotesque qu’une manière de rendre les créatures à leur humanité (…) ».Les voies de la sainteté passent à l’ordinaire par le renoncement à la chair, tout au moins dans la tradition judéo-chrétienne et plus précisément, s’agissant de canonisation rituelle, dans le catholicisme romain. La culpabilité originelle liée au sexe a nourri la satanisation de la femme et de la jouissance sexuelle, déclarée péché mortel. Rien n’illustre mieux cette haine du corps que les Manuels de confession. Maints auteurs, notamment modernes, n’ont pas manqué cependant de relever la stimulation qu’exerce l’interdit sur l’imagination libidineuse. En outre, c’est devenu un lieu commun que de relever les aspects érotiques des extases mystiques. Or cette dramaturgie catholique, beaucoup plus que le blême moralisme protestant dont il est issu, convient à la poétique sensualiste de Jacques Chessex, chantre de la femme et des beautés de la création, non sans tensions contradictoires qu’illustre son dernier roman.
Avant le matin est en effet un roman catholique d’inspiration hédoniste, en tout cas dans sa première partie, marqué ensuite par une sorte de retour du refoulé puritain, aboutissant à la folie du personnage. Celui-ci, du nom de Joseph d’Avry, se disant médiocre enseignant chassé du corps professoral, et maintenant hagiographe non accrédité par le Vatican, a résolu de témoigner de ce qu’il a vécu auprès d’Aloysia Pia Canisia Piller, fille de pauvres gens de la Basse Ville entrée au couvent de la Maigrauge à l’adolescence, dont elle est sortie a trente ans pour vivre dans la simplicité auprès des humbles et des miséreux, se donnant à eux et parfois à tous les sens du terme. «L’abbesse Canisia savait qu’aucune règle de bienséance ne contient l’élan de l’être vers l’extase. Elle se donnait comme elle jeûnait, ou marchait pieds nus dans le gel, ou s’abstenait de sommeil une semaine entière, pour approcher le vertige de Dieu». Ledit Joseph bénéficie lui-même aussitôt de ce don d’amour en se trouvant pacouru d’une «extraordinaire vibration». Plus tard elle lui confiera sa façon de consoler ses miséreux: «J’avais mes pauvres, mes errants, mes sans-papiers, Fribourgeois perclus d’alcool et d’année de chômages, Africains, Yougoslaves, tout ce que la société repousse à la faim et à l’égout». Le personnage frise alors le chromo sulpicien, qui parle comme les saintes des livres, aime les vitraux de Bazaine comme Chessex, regrette de n’avoir pas été Marie-Madeleine, trouve les sculptures de Tinguely «plus proches de Golgotha que la plupart des crucifix qui pullulent dans les églises», raffole des films de Tarzan, entraîne une jeune disciple dans ses bienfaits en la faisant se livrer aux indigents et aux infirmes dans les caves et les taudis, enfin meurt... Tout cela relevant finalement du chromo inversé, du cliché peu crédible à vrai dire faute d'incarnation.Dans le premier des trois textes de Comment guérir un fanatique, petit livre paru récemment en traduction française, Amos Oz parle de la nécessité, pour un romancier, de se glisser dans la peau de l’autre. «Chaque matin, écrit-il, je me lève, prends mon café, effecte ma promenade quotidienne dans le désert et m’installe à mon bureau en me demandant ce que je ressentirais si j’étais à la place de mon héroïne ou de l’un de mes protagonistes masculins, ce qui est indispensable avant d’écrire même un simple dialogue: vous vous devez d’être loyal et spontané envers tous les personnages. En paraphrasant D.H. Lawrence, je dirais que pour écrire un roman il faut être capable d’éprouver une demi-douzaine de sentiments et d’opinions contradictoires avec le même degré de conviction, d’ntensité et d’énergie. Disons que je suis un peu mieux armé qu’un autre pour comprendre, de mon point de vue de juif israélien, ce que ressent un Palestinien déplacé, un Arabe palestinien dont la patrie est occupée par des «extraterrestres», un colon israélien en Cisjordanie. Mais oui, il m’arrive de me mettre dans la peau de ces ultra orthodoxes. Ou d’essayer tout au moins»…
Or c’est exactement au même exercice que se livre le romancier algérien Yasmina Khadra dans L’Attentat, dont le protagoniste est précisément un Arabe, en Israël, représentant le modèle de l’intégration et dont l’univers patiemment élaboré s’effondre soudain quand il découvre que son épouse adorée, qu’il croyait connaître aussi intimement que lui-même, s’est fait sauter dans un restaurant de Tel Aviv en provoquant la mort de nombreux innocents.
«Je sais d’expérience, écrit l’Israélien Amos Oz, que le conflit entre Juifs et Arabes n’est pas une affaire de bons et de méchants. C’est une tragédie: l’affrontement entre le bien et le bien. Je l’ai dit et répété si souvent que je me suis vu taxé de «traître patenté» par nombre de mes compatriotes juifs israéliens. En même temps, je n’ai jamais réussi non plus à contenter mes amis arabes, sans doute parce que je ne suis pas assez radical à leurs yeux, pas assez pro-palestinien ou pro-arabe».
On sait qu’Amos Oz ne s’en est pas tenu à cette «ambiguité» d’artiste et qu’il a participé, très activement, au mouvement La paix maintenant, jusq’aux récents Accords de Genève, qu’il évoque d’ailleurs à la fin de ce livre. A propos de cette action poursuivie depuis 1967, l’écrivain relève précisément: «A la réflexion, je crois que mes positions n’étaient pas tant le fruit de ma connaissance de l’histoire, des thèses arabes ou de l’idéologie palestinienne, que de mon aptitude «professionnelle» à me glisser dans la peau d’autrui. Ce qui ne signifie pas que je défends n’importe quelle opinion, mais que je suis capable d’envisager des points de vue différents du mien».
C’est exactement cette capacité de décentrage et d’identification, aussi, qui saisit à la lecture de L’Attentat, dont la tragédie vécue nous confronte à la ressemblance humaine avec autant de netteté que d’honnêteté, en nous faisant vivre psychiquement et presque physiquement l’inconcevable détresse d’Amine, le protagoniste.
Comment une femme apparemment comblée en arrive-t-elle à se transformer en kamikaze sans que son conjoint, à qui elle a juré «tu es le monde pour moi, je succombe toutes les fois où je te perds de vue», se soit douté de quoi que ce fût?
A cette question, Yasmina Khadra répond lui aussi en romancier, et sans doute contribue-t-il plus profondément, en romancier, à lutter contre toute forme de fanatisme qu’en se contentant de fustiger celui-ci…Dans un rêve m’est apparue la laideur de la mort à l’oeuvre dans la pornographie généralisée. Autant d’image désormais banalisées mais puant la mort, auxquelles il nous incombe d’opposer celles de la beauté.
J’émerge du sommeil avec un certain sentiment (plutôt sensation, surtout physique) d’accablement, après quoi la machine se remet en route et recommence à produire des images, des idées et des objets. Cela seul me délivrant du poids du monde : tout cela qui participe du chant du monde. (A La Désirade, ce vendredi 10 mars)
Le plaisir va-t-il devenir obligatoire? L’hédonisme fera-t-il l’objet demain de cours sanctionnés par des examens? Faut-il se réjouir de voir Michel Onfray devenir LE philosophe le plus lu de la France du poète Villepin? Je me pose ces graves questions ce dimanche matin, en écoutant une plaque de Buddy Guy trouvée hier pour une thune dans une grande surface de la zone industrielle voisine, au milieu des champs de neige, après avoir repris la lecture du Voyage des morts de François Augiéras, réédité dans Les Cahiers Rouges alors que paraît une biographie (et même deux paraît-il) consacré à cet étrange personnage, mystique barbare et merveilleux écrivain au demeurant.
J’ai commencé de lire l’autre jour la Contre-histoire de la philosophie de Michel Onfray, qui se propose de lutter contre «les protagonistes les plus austères de la grande guerre des idées». A en croire l’auteur, «l’histoire de la philosophie est écrite par les vainqueurs d’un combat qui, inlassablement, oppose idéalistes et matérialistes». Plus précisément, «avec le christianisme, les premiers ont accédé au pouvoir intellectuel pour vingt siècles. Dès lors, ils ont favorisé les penseurs qui oeuvrent dans leur sens et effacé toute trace de philosophie alternative».
Chic n’est-ce pas: ce Michel Onfray va ruer dans les brancards des vieilles noix: haro sur l’Augustin et le Pascal! Réjouissons-nous de re-jouir…
Mais rien de réjouissant, à vrai dire, à la lecture de Michel Onfray, qui pontifie comme une vieille noix, justement, et simplifie comme jamais les pire scolastiques n’ont simplifié. Ainsi que le lui fait observer amicalement Jean-Louis Ezine par une lettre ouverte parue cette semaine dans le Nouvel Obs’: Michel Onfray, le rebelle de naguère, est en train de virer pédant grave. Demain c’est forcé: ce sera l’Institution, L’Académie de l’Hédonisme, en attendant l’Eglise Hédoniste des Derniers Jours.
Surtout il y a cela: que la phrase de Michel Onfray ne chante pas, contrairement à celle de Saint Augustin. Que le style de Michel Onfray ne bande pas, à l’opposé de celui de Blaise Pascal. Bref que lire Michel Onfray n’est plus un plaisir mais un pensum, pour ne pas dire un réflexe pavlovien de consommation.«J’étais jeune et comme les races que nous avions créées, il me semblait voir la lumière pour la première fois», écrit François Augiéras ce dimanche matin, tandis que Buddy Guy, le nègre à couilles pleines de lait blanc comme la neige, pousse son Broken hearted blues qui me fait jouir de douleur bleue.
Ce dimanche matin François Augiéas me raconte comment il va au petit bordel de la montagne «où deux ou trois filles vivent à côté des étables dans les villages des vallées perdues», puis il me raconte comment il caresse le fils du notable qui lui a ouvert son grand lit de bois français, à Tadmit dans l’Atlas saharien. François Augiéras, jeune homme nu dans le désert, cite Karl Jaspers chez lequel il a trouvé «le seul commentaire donnant la candeur matinale de l’œuvre de Nietzsche: «Une carrière. Disait-il, une colline ouverte au soleil levant »… -
Varia 2006 (5)
Le Journal atrabilaire de Jean Clair m’intéresse, sans me captiver pour autant. Du moins y a-t-il là-dedans les réflexions d’un honnête homme un peu ronchon, dont certaines méritent d’être relevées. « Toutes les femmes que j’ai connues aimaient, sans mesure, prendre un bain», écrit ainsi Jean Clair, qui oppose le bain des femmes à celui des hommes, que l’«atavisme immémorial» de ces dames «n’aura pas cessé de fournir l’un des beaux thèmes de l’iconographie occidentale, de la Suzanne de Rembrandt à la Marthe de Pierre Bonnard. S’il rend justice au genre parfois décrié du journal intime, en soulignant sa valeur d’affirmation de l’unicité de l’individu, Jean Clair ne marine pas pour autant dans le nombrilisme: moins froid que le journal «extime» d’un Tournier, son ouvrage est à la fois tout personnel (notamment à propos et son enfance ou de sa solide souche populaire) et largement ouvert au monde actuel dont il vitupère la décadence et les travers significatifs (comme la passion des calembours dans les titres de journaux, la jobardise pseudo-intellectuelle ou pseudo-moderne, la manie des acronymes ou l’anti-tabagisme primaire…), pour mieux défendre, comme dans ses fameuses Considérations sur l’état des beaux-arts, ce qui précisément, vie et culture organiquement fondus, nous tient debout, nous fait respirer et nous émerveille, comme telle pigeonne pondant un œuf d’albâtre…
Puis-je vraiment tout dire ? Et cela a-t-il un sens ? Et d’abord qu’est-ce que ce tout ? Ce qu’on ne dit pas se réduit-il à ce qu’on n’ose pas dire, ou ce qu’on a choisi de ne pas dire par respect humain ou pour d’autres motifs aussi légitimes ? Et ce qu’on ne dit pas n’est-il pas simplement indicible ?
En reprenant la lecture du Journal littéraire de Paul Léautaud, comme souvent à travers les années, depuis plus de trente ans, je me sens à la fois très proche de ces notations si limpides et si libres, d’un esprit si vif et d’une expression si naturelle, tout en me situant à l’opposé de sa position d’égotiste aux curiosités par trop étroites, dont l’horizon ne dépasse guère le pourtour de l’île-de-France, ni la profondeur de son encrier. Au demeurant, restant lui-même et farouchement, Léautaud ne m’intéresse pas moins à tout coup pour la justesse et la sincérité de tout ce qu’il note, et sa phrase seule a quelque chose de salubre et de revigorant.
La beauté est à mes yeux l’image entrevue, de loin en loin, d’un monde plus harmonieux dont il émanerait une sorte de musique ou de prémonition physique et métaphysique de cette réalité supérieure, à la fois apaisantes et nous délivrant de notre état contingent et mortel, en résonance avec d’invisibles sphères.
Le besoin de réparation me préoccupe de plus en plus, dans le sens où l’entendait Francis Ponge: que le poète prend dans son atelier des objets pour les réparer; et j’ajouterai que le poète se répare lui-même en procédant à ce travail.
Je me sens à l’âge où les âges s’empilent tout en communiquant, ainsi ai-je toujours «plus ou moins vingt ans» et trente-cinq ou cinquante, parfois dix-sept, plus rarement quinze ou six. Suis-je la somme de tous ces avatars ou leur juxtaposition dans autant de vases plus ou moins communicants? Je ne sais trop ce que «je» suis au total, et s’il est important de le savoir. Suis-je en outre le même aujourd’hui, aux yeux des autres (et quels autres serait une autre question) que j’étais à leurs yeux il y a dix ou vingt ans? Ce dont je suis sûr, c’est que mes douleurs inguinales, ce matin, me font souffrir et que ce n’est pas «un autre» qui les endure à mon âge de vieil iguane...
Alain Cavalier a choisi de filmer, dix ans durant, seul et toujours en son direct – excluant donc toute retouche et toute pièce rapportée -, la vie qui va au jour le jour: son père cadré en gros plan qui râle contre sa mère, sa femme revenant de biopsie dans le troquet bruyant où il l’attend tout anxieux, une mendiante voilée de noir à plat ventre sur les Champs-Elysées, la pluie fusillante sur le bambou de la cour, les vers se tortillant qu’on offre au corbeau, un ami jouant Bach sur le rythme des cloches voisines, le couple se racontant ses rêves au réveil, le dos de sa femme, ses pieds à lui qu’observe son petit-fils, les lumières de chaque saison, un hommage funèbre amical à l’ami Claude Sautet dans le cabinet turc d’un bistrot, ce qu’on appelle les choses de la vie mais révélée à tout coup sous une lumière nouvelle par le jeu combiné de l’image et de la «rumeur» captée dans l’instant.
Quand il m’a rejoint hier, après la projection, débarquant d’Aubervilliers où il filme tous les matins l’homme-cheval Bartabas, Alain Cavalier me semblait juste sorti de son film, ou bien c’était moi qui venais d’y rentrer, et la petite poule de soie picorait sa salade à nos pieds avant que Madame, absentée un moment, ne revienne avec un livre consacré à Tchernobyl pour nous montrer, furieuse, le petit cheval à sept pattes qui s’y trouvait photographié.
La vie immédiate, mais recadrée, ressaisie par un regard unificateur, le tout-venant des jours requalifié par la poésie d’une mise en forme: voilà à quoi rime Le filmeur, et ça continue à l’instant: à l’instant il y a, sur la place Saint-Michel de cette fin de journée, une lumière gris argent qui n’est que de Paris au printemps, quand il fait chaud et froid, il y a là-bas plein de jeunes gens de partout qui se retrouvent et c’est la bonne vie dont mes pauvres mots ne retiennent que d’infimes bribes… (Paris, en avril)
Ces phrases relevée à la lecture de Villa Amalia de Pascal Quignard : «L’air de Paris sentait son odeur si particulière, putréfiée, charcutière, mazoutée, épouvantable». - «C’était une femme entièrement à sa faim, à son chant, à sa marche, à sa passion, à sa nage, à son destin». - «Ceux qui ne sont pas dignes de nous ne nous sont pas fidèles». - «Le chagrin est plus ancien et presque plus pur en nous que la beauté». - «C’était une petite enfant dont le visage était la nostalgie même». - «Les œuvres inventent l’auteur qu’il leur faut et construisent la biographie qui convient». - «Cela sentait la pluie, la laine mouillée, la craie, la poussière, l’encre fade, la transpiration très aigre des jeunes garçons». - «En vieillissant je suis devenue butineuse».
Les Japonais avaient leur pèlerinage de poètes comme les musulmans ont celui de La Mecque ou les chrétiens les chemins de Compostelle, qu’ils appelaient la route du Tôkaidô, reliant en cinq cents kilomètres les deux capitales de Kyoto et d’Edo. «Ce n’est pas pour son grand rôle politique que cette route nous est connue», écrit Pierre Michon dans la belle préface au recueil de chroniques que Pierre Pachet vient de publier sous le titre de Loin de Paris, «mais parce que, une fois au moins dans leur vie, les lettrés se sentaient tenus d’emprunter cette route, et d’y méditer à leur façon sur chacune des cinquante-trois étapes qui la jalonnaient. Ils s’y remémoraient tel poème, y voyaient tel arbre, tel oiseau, telle auberge que leurs prédécesseurs avaient mentionnés; ils versaient à l’endroit convenu les larmes qu’un très ancien poète avait versées; il leur arrivait d’attendre longuement à une étape que le vent se mette à souffler dans la direction exacte décrite cent ans plus tôt, et qu’il emporte cette feuille de pêcher qu’il avait emportée cent ans plus tôt. Leur cœur alors se serrait sans qu’ils sachent pourquoi, disaient-ils, ils reprenaient leur bâton et allaient se serrer le cœur à l’étape suivante. Parfois même ils avaient une émotion nouvelle que les anciens n’avaient pas eue, saisissaient une conjonction inédite d’arbre et d’oiseau et de saison. Et ceux qui venaient après eux en faisaient usage ». Sur une voie de la mémoire rappelant la route du Tôkaidô, Pierre Michon se rappelle deux ou trois choses qu’il doit à Pierre Pachet, et par exemple de lui avoir commenté un fragment d’Héraclite et de lui avoir appris à reconnaître les corneilles mantelées.
Le fragment d’Héraclite est celui-ci: « A Triène vécut Bias, fils de entamès, qui avait plus de part au logos que les autres». Alors Pierre Michon de s’interroger: «Est-ce que ce Bias parlait plus justement ou véridiquement que les autres? Est-ce qu’il avait un plus grand éclat dans le discours des autres, une plus grande réputation? Est-ce que ça veut dire, demandai-je, que Bias est beau parleur ou qu’on parle bien de lui?» Et Pierre Pachet de répondre: «Non, non, c’est sûrement autre chose. Héraclite n’aurait pas déplacé son gros cul pour si peu».Notre Tôkaidô est l’univers. A Tokyo les oiseaux m’ont conduit dans le jardin public où pleurait le vieil homme du sublime Vivre de Kurosawa, des chèvres m’ont rappelé dans les Langhe l’âcre odeur de certaines pages de Travailler fatigue de Pavese, à Sils-Maria mon cœur s’est serré le long du lac de cristal dont les eaux m’ont rappelé La montagne magique, à Soglio m’est revenue la voix grave de Pierre Jean Jouve, et de stations en stations ainsi je pourrais refaire à l’instant ma route du Tôkaidô sans me bouger plus qu’Héraclite. Ainsi le Tôkaidô est-il le chemin de nos Riches heures, et tous les possibles se concentrent en celle-ci, d’avant l’aube…
L’écrivain, l’artiste veut son biscuit. Marian Pankowski me l’avait dit une fois à sa façon apparemment cynique et si pertinente à la fois : que tout écrivain et tout artiste est un caniche qui saute comme un fou dès qu’il sent le biscuit : « Le biscuit, le biscuit ! » -
Günter Grass trop humain
ou le poids de la honte
Après l’aveu tardif de Günter Grass d’avoir été enrôlé de force, à 17 ans, dans la sinistre Waffen-SS, les vertueux de gauche se sont sentis marris et trahis, tandis que les vertueux de droite ricanaient d’un air entendu. Mais le sursaut de bonne conscience effarouchée des uns est-il plus légitime que la cynique satisfaction des autres ? A en croire Bernd Neumann, ministre d’Etat allemand pour la culture et les médias, il faudrait désormais considérer deux Grass : un grand écrivain d’un côté, et une « instance morale» déchue de l’autre, qui n’aurait plus à nous faire la leçon sur quoi que ce soit. Mais que faisait Bernd Neumann en 1944 ? Il couinait sur ses pattes de bambin de 2 ans, avant de faire la jolie carrière qu’on sait dans l’enseignement et la CDU. Et vous, qu’auriez-vous fait si, adolescent sous le nazisme et au moment de l’effondrement apocalyptique de l’Allemagne, vous aviez reçu un ordre de marche vous incorporant dans une division de choc du Reich ?
Pourquoi Günter Grass a-t-il tant tardé à faire ce difficile aveu, et pourquoi le fait-il aujourd’hui ? Les vertueux incriminent sa lâcheté, et les cyniques suggèrent que sa « révélation » ne vise qu’à doper les ventes de son nouveau livre. Simple affaire de marketing. Pire encore : Grass aurait voulu prendre de vitesse ceux qui risquaient de découvrir la vérité. Le hic, c’est que celle-ci était accessible depuis des années. Or ces médiocres suppositions sont balayées par l’aveu le plus émouvant de Grass : qu’il s’est tu parce qu’il avait honte.
L’effet pervers des médias tient à ce que, d’un fait, on ne retienne que « bonus » ou « malus », sans nuances ni détails. Or l’entier de l’entretien, et l’autobiographie de Grass plus encore sans doute, détaillent en nuances comment, après la guerre, le jeune homme a découvert l’énormité des crimes nazis, et comment la honte l’a écrasé. Comment, politiquement analphabète, après avoir partagé l’enthousiasme du peuple allemand pour le sieur Adolf, il a commencé de réfléchir, notamment à Paris où, dans le débat opposant Sartre et Camus, il a pris le parti de Camus.
Cette question de la honte allemande, l’écrivain W.S. Sebald l’a rappelée dans son livre De la destruction, évoquant le silence verrouillé, jusque récemment, sur le martyre des civils brûlés vifs sous les bombardements punitifs des Alliés. Et comment ne pas comprendre que cette honte collective paralyse également une « conscience nationale » ?
La tache faite sur « l’instance morale » que représentait Grass ruine-t-elle le crédit de cet écrivain ? Bien au contraire : celui-ci nous en semble plus crédible de par sa faiblesse même, comme Zidane nous a semblé plus vrai en se lâchant d’un coup de boule pour défendre son honneur. Que la révélation de la faille biographique de Grass soit une « victoire sur soi », ainsi que l’a qualifiée le romancier Martin Walser, les vertueux ne peuvent le concevoir, pas plus que les niais qui attendent qu’un écrivain soit un guide, un maître à penser du genre de Sartre. Or que faisait Sartre entre 1939 et 1945 ? On a vu plus résistant que ça…
Comme tout individu, un écrivain est une histoire, une somme de contradictions, un noeud de complexité qui se démêle et se raconte plus ou moins bien. S’il se pose parfois lui-même en donneur de leçons, c’est au risque d’être rattrapé par la vie. L’affaire Grass en est aujourd’hui la parfaite illustration.
Enfin, par delà la polémique instrumentalisée par les vertueux, reste à lire l’autobiographie du Nobel allemand…Cette chronique a paru dans l'édition de 24Heures du 19 août 2006.
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Haro sur Günter Grass
Un écrivain dans l'imbroglio de l'Histoire
L' affaire a éclaté le 12 août dernier, à la parution d'un entretien paru dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung, où Günter Grass évoquait pour la première fois son enrôlement dans la division SS Frundsberg à l'âge de 17 ans, dont il a choisi de parler dans une autobiographie à paraître sous le titre d'En pelant les oignons (Beim häuten der Zwiebel). «Mon silence, au fil de toutes ces années, est l'une des raisons pour lesquelles j'ai écrit ce livre. Cela devait finir par émerger», a déclaré l'écrivain qui précise qu'après s'être porté volontaire dans l'armée à l'âge de 15 ans, pour échapper à sa famille, il reçut en 1944, à l'âge de 16 ans, un ordre de marche qui l'incorporait de force dans la Waffen-SS. Affirmant qu'il n'a jamais tiré un coup de feu durant cette période, Günter Grass a cependant relevé que cet épisode l'avait poursuivi «comme une tare» dont il ne pouvait pas ne pas parler. Blessé en 1945 et envoyé dans un camp de prisonniers américain, il affirme que ce n'est qu'à ce moment qu'il fut confronté aux réalités de l'extermination. Par la suite, il devint un militant pacifiste.
L'aveu de l'auteur du Tambour et de nombreux autres romans et essais engagés, couronné par le Prix Nobel de littérature en 1999 et faisant figure d'autorité morale, a provoqué une vague d'indignation en Allemagne, ainsi qu'en Pologne où Lech Walesa lui a demandé de rendre sa distinction de citoyen d'honneur de Gdansk, l'ancien Dantzig où Grass est né en 1927. S'opposant à cette requête, le maire de Gdansk, Pawel Adamowicz a accusé Walesa de «jouer sur des phobies anti-allemandes». «Grass a toujours et sans hésitation porté des jugements sans équivoques sur les origines de la Seconde Guerre mondiale et sur la responsabilité des Allemands pour leurs crimes», a-t-il conclu.
En Allemagne, le débat est d'autant plus vif qu'il concerne l'un des intellectuels qui ont le plus poussé ses compatriotes à sortir du silence qui pesait après la guerre sur le passé nazi et le ralliement massif de la population à Adolf Hitler. «Celui qui se tait est fautif», affirmait-il ainsi dans une lettre ouverte. Ce qui choque le plus semble l'aspect tardif de l'aveu de Grass, que d'aucuns vont jusqu'à réduire à un effet publicitaire visant à vendre son nouveau livre…
Plusieurs voix saluent au contraire cette «victoire sur soi», et Martin Walser, qui avait lui-même déclenché une polémique en évoquant en 1998 le danger d'une «instrumentalisation» d'Auschwitz, estime qu'«qu'il faut être reconnaissant» à l'auteur du Turbot d'avoir donné une leçon face au «climat triomphant, avec ses usages normalisés de la pensée et de la parole».
Quant à Günter Grass, il a réagi lundi en affirmant que certains en profitaient pour faire de lui une «persona non grata»… -
Varia 2006 (7)
C’est en somme dans le plus fictionnel de ses romans que Philip Roth est le plus proche de son vécu personnel, ou présumé tel. Je souligne : présumé tel, car le petit Philip du Complot contre l’Amérique n’est pas vraiment plus « réel » que le fils « fictif » de Patrimoine, le magnifique hommage rendu naguère par l’écrivain à son père, et ce nouveau roman ne saurait être dit simplement « autobiographique » malgré son aspect partiel de chronique familiale.
La conjecture de départ n’est pas un paradoxe mais la modulation d’une hantise réelle de l’enfant, et cela seul compte : cette instance du sentiment réel et de son insertion particulière dans l’espace-temps d’un roman.
Philip Roth aurait pu « changer les noms », comme on dit, mais que cela aurait-il changé alors que le rapport entre les personnages et leurs « modèles » restait si manifeste ?
Le malentendu, dans l’actuel débat sur l’alternative entre autofiction et « vrai roman », tient à cela qu’on passe le plus souvent à côté de l’essentiel en s’accrochant à des préjugés ou des idées reçues selon lesquels le roman demanderait plus d’imagination, serait une « création » plus avérée, que l’autofiction ou le simple récit autobiographique - comme si l’affabulation était une valeur en soi.
Ce que vous racontez là : est-ce du vécu ou de l’inventé ? demande le lecteur au romancier. Et Proust de répondre : les deux à la fois. Et Joyce : juste words, words, words, Madam. Ou Céline : valsez musettes…
Pourtant la question revient sur le tapis, après la fameuse mort du roman proclamée par les Modernes, avec ceux qui n’y ont jamais cru ni sacrifié, dans le sillage de Nabokov et consorts, de Kundera aux déconstructions narratives si intéressants dans Le livre du rire et de l’oubli, notamment, au Coetzee d’ Elisabeth Costello et de L’homme ralenti.
Nous sommes en train de tourner un film, avertit Godard, avec tel ou tel matériau et pour dire ceci et cela que vous trouverez entre les lignes des sous-titres, avec le supplément de tout ce que raconte le cinéma à sa façon, vous voyez quoi ?
C’est cela aussi le roman : c’est tout l’aléatoire charrié par les mots, les motifs et les figures coulées dans le temps du livre, qui surajoutent au simple déroulé des faits pour devenir une forme en soi, je dirai : cette forme plus autonome, plus libre, plus ouverte - plus ouverte à tout le monde…
On voit toujours d’extraordinaires châteaux de sable le long des plages, et c’est le meilleur signe à mes yeux de la survivance de cette disposition créatrice merveilleuse qui caractérise la première enfance et la vocation d’artiste.
N’est-ce pas un privilège absolu que de pouvoir faire quelque chose d’un tas de sable ? Rien n’est plus gratuit et plus gratifiant que de construire un beau château de sable, poème ou roman.
Il y a un maléfice du pouvoir assené et sans cesse réaffirmé, comme il y en a un de la propension à tout défaire de ce qui a été fait, à tout étouffer de ce qui respire, à tout rabaisser de ce qui émerge, à tout ternir de ce qui s’épanouit.
Dans le roman, la question, la difficulté, mais aussi le plaisir est de trouver le passage d’une phrase à l’autre, d’un paragraphe à l’autre.
Cinquante-neuf ans aujourd’hui, et qu’est-ce à dire : le masque et la déprime ? Tout le contraire : frais et léger comme l’aube de ce jour de juin aux doigts de rose. Trente-neuf fois plus présent et clairvoyant qu’à vingt ans, vingt-neuf moins égaré dans mon esseulement qu’à trente ans, dix-neuf fois plus décidé et délié qu’à quarante ans, neuf fois plus obstiné et détaché qu’à cinquante ans, et chaque jour plus reconnaissant d’avoir passé par tous ces âges et ces avatars, chaque jour mieux fait à l’idée que tout passe…
Reconnaissance à cela simplement qui est ce matin : le sourire d’L. qui me dit qu’elle m’aime, la pensée de nos deux filles là-bas dans leur vies à elles, le pensée de nos vivants aimés et de nos chers défuntés. A peine un souffle sur l’eau bleue. Et quoi de plus ?
Tant de choses à faire. Ce matin sur ma table : le ciel de Kinshasa dans ce livre reçu hier de l’occulte ami Bona, et qui me parle aussitôt « à hauteur d’enfance ». Ou cet autre message de la noire cavalière, elle aussi rencontrée sur la toile, qui me recommande, à propos d’un certain Ange déglingué, de lire tel livre de Jean-Yves Leloup qu’il lui a fait découvrir et lire et relire, et que j’ai moi-même déjà lu et relu : Le livre des déserts…Tant d’intersections de vraie vie féconde. Ma bonne amie que je surprends à l’instant plongée dans Matière et mémoire de Bergson, alors que tous les jours je retrouve moi-même la matière et la mémoire de la Recherche du temps perdu. Et ma chère L. de me dire que ces rencontres la délivrent du poids des engluements de la vie et de tant de menées de médiocres bureaucrates ne détestant rien tant que ce qui bouge et respire - les éternels morts-vivants se perdant dans le simulacre de travail.
Quand l’éternel présent est à ressusciter, et que là réside le vrai travail où coïncident savoir et saveur, science et poésie, écoute et don de soi - de là renaît la joie simplement d’être là, vivant et présent… (ce 14 juin 2006)
Il est un trait de caractère que j’ai de la peine à admettre, et c’est la mesquinerie ; la bêtise et la mesquinerie ; et la jalousie aussi : la mesquinerie, la bêtise et la jalousie. Or c’est cela que je fuis en me tenant à distance, jouant cependant avec malice, de concert avec tel qui est ouvert et généreux, au dam de tel autre qui est psychorigide et borné, mesquin, bête et jaloux.
Ce n’est pas le chemin qui est difficile, disait Simone Weil, mais le difficile qui est le chemin. Cela seul en effet me pousse à écrire et tout le temps : le difficile.
Difficile est le dessin de la pierre et de la courbe du chemin, mais il faut le vivre comme on respire. Et c’est cela même écrire pour moi : c’est respirer et de l’aube à la nuit.
Le difficile est un plaisir, je dirai : le difficile est le plus grand plaisir. Cézanne ne s’y est pas trompé. Pourtant on se doit de le préciser à l’attention générale : que ce plaisir est le contraire du plaisir selon l’opinion générale, qui ne dit du chemin que des généralités, chose facile.
Le difficile est un métier comme celui de vivre, entre deux songes. A chaque éveil c’est ma première joie de penser : chic, je vais reprendre le chemin. J’ai bien dormi. J’ai rêvé. Et juste en me réveillant ce matin j’ai noté venu du rêve le début de la phrase suivante et ça y est : j’écris, je respire…
Très intéressé, plus même : passionné par La chaste vie de Jean Genet de Lydie Dattas, qui évoque la quête d’absolu de l’écrivain en le tirant du côté de la sainteté plus ou moins accomplie. L’idée directrice est qu’il y a en Genet un enfant humilié et offensé, petit paysan de France initialement rejeté par sa mère, ensuite relégué dans la caste maudite des orphelins et, de cercle en cercle, refoulé jusques au fond des oubliettes des parias, où il s’est forgé son personnage et sa morale avant d’en remonter par le truchement d’un style incomparable.
Chacun, devant la mort qui s’avance, réagit selon sa sensibilité et en fonction de son expérience, et nul ne peut en juger. Celui-ci a l’air froid et indifférent, mais sait-on ce qu’il ressent en réalité ? Et celle-là qui pleure, qui dira ce qui la fait vraiment pleurer ?
Il me reste deux jours pour finir Les bonnes dames. Dans l’espèce de transe qui m’a saisi depuis que notre chère Katia est entrée dans sa nuit, j’ai écrit aujourd’hui vingt-cinq pages manuscrites de ce roman presque sans hésiter, que je recopie presque sans rien corriger. Je comprends mieux, à de tels moments, ce qu’a pu être la frénésie de concentration d’un Simenon. (Ce 2 septembre)
C’est dans les pleurs, les sanglots nerveux et les larmes de croco que j’ai mis le point final, ce soir à huit heures, à mon roman Les bonnes dames. J’en étais si ému du fait que la matière de ce roman, si près de notre vie, est pour moi chargé d’émotion, surtout depuis que l’une de mes vieilles petites filles, Marieke, Katia dans la vie, est entrée dans un coma profond, le 25 août dernier, et que nous vivons cette étrange situation que j’ai vécue avec ma propre mère il y a quatre ans et presque jours pour jours, très pénible aujourd’hui à ma bonne amie qui voit sa mère mourir sans mourir sans rien pouvoir lui dire. (A La Désirade, ce 3 septembre)Voilà : c’est fini pour le roman, mais la vie continue et son roman de tous les jours.
Il est recommandé de « lui » parler, mais comment ne pas ressentir, en soi, un certain « à quoi bon » ? C’est entendu : je lui parle, comme pour « si jamais » elle m’entendait « quelque part », mais n’est-ce pas seulement pour me rassurer ? Non : je ne le crois pas. N’est-elle pas déjà « de l’autre côté », dans cet « ailleurs » qu’on désigne, parfois, d’une majuscule solennelle qui se veut poétique : l’Ailleurs, n’est-ce pas… Mais que dire de plus ? (Au CHUV, ce 6 septembre)
Notre chère Katia nous a quittés ce matin aux premières heures du jour.
Ma bonne amie l’avait trouvée, hier soir, toute petite et jolie dans son lit, toute douce et paisible, après qu’on lui eut retiré toutes ses perfusions, et elle me dit avoir senti la délivrance avant que son frère ne nous annonce la nouvelle reçue de l’hôpital. Malgré le fait que nous attendions vraiment cet envol, au point même de le souhaiter, la nouvelle m’a bouleversé sur le moment, plus encore que d’apprendre la mort de ma mère, mais à présent c’est en toute sérénité, je crois, que nous allons vivre les adieux et le deuil de Katia. Tout aussitôt me sont venus les mots de ce petit poème de rien du tout, mais qui dit je crois ce que tous nous ressentons :
Les enfants perdusElle avait l’air
d’une petite fille endormie,
la toute vieille dame
au bord de la nuit,
et c’est ainsi que nous l’avons quittée.
Ainsi qu’elle nous a quittés,
cette nuit,
en catimini ;
comme quand, au Jeu,
elle se cachait.
Et ce matin
c’est nous qui sommes
tout petits,
comme perdus
dans la forêt…(A La Désirade, ce 8 septembre 2006)
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Varia 2006 (8)
JLK. L'olivier de Pézenas. Aquarelle, 2006.Le mensonge visant, essentiellement, à ne pas perdre la face, m’a toujours paru la plus dérisoire défense des mecs « qui en ont », dont les Balkaniques et les Levantins se sont fait une spécialité. A l’opposé de ces rouleurs de mécaniques, mon humour est essentiellement transalpin, touchant à la fois à la France de Rabelais, à l’Allemagne de Jean-Paul ou de Walser, à l’Italie de Fellini ou de la Commedia dell’arte, où le mensonge est tellement bon enfant, tellement à clins d’yeux que nul ne peut en être vraiment dupe…
Plus j’y reviens et plus je me dis que Les Bienveillantes représente, bien plus qu’une performance littéraire hors du commun : un acte humain quasiment héroïque qui relève finalement de l’exorcisme purificateur. Ce livre m’a rempli de la même insondable tristesse que j’ai éprouvée en découvrant le sanctuaire d’Auschwitz à vingt ans. Le pressentiment du pire qu’il puisse y avoir dans l’homme est ici perceptible, on pourrait dire : à l’état gazeux…
Oui je crois que c’est cela : Jonathan Littell ressaisit, dans Les Bienveillantes, la double régression collective et individuelle du totalitarisme et de l’inceste (deux façons de nier la réalité et les composantes de la vie ou de la société) pour en donner une représentation globale et tenter de l’exorciser. (A La Désirade, ce 21 septembre).
Je supporte très difficilement la violence et l’injustice, et c’est pourquoi j’évite tout affrontement avec des adversaires ou des détracteurs. La nuit passée, un rêve m’a fait vivre une scène à la manière d’Orange mécanique, où j’étais attaqué par un groupe de voyous, et cela m’a réveillé en sursaut, non tant de peur que de dégoût. C’est cela : la violence, la force brute me dégoûtent ; et hier soir, les invectives d’un imbécile, sur mon blog, m’ont déstabilisé quelque temps avant que je ne supprime son commentaire en imaginant sa tête de crétin, et là encore c’est le dégoût plus qu’autre chose, le dégoût envers la muflerie et la méchanceté qui m’a « scié »…
J’ai enfin fini, ce soir, de corriger les deuxièmes épreuves de mes Bonnes dames, dont j’ai de la peine à me rendre compte de la qualité globale. J’en aime toujours beaucoup la première partie, et la dernière aussi, mais j’ai plus de réserves sur l’entre-deux. Je suis curieux de voir ce qu’on en dira. J’ai l’impression que c’est celui de mes livres qui va le mieux marcher, mais que diront mes chers confrères critiques et écrivains ? Je me le demande. Par ailleurs je m’en fous un peu. C’est un livre que je devais faire, et qui devait être fait comme ça. Ce qui est sûr, c’est que c’est la première fois qu’un livre peut réellement m’échapper, et peut-être s’envoler ? par le truchement de la narration ; la première fois que j’écris un roman plutôt aisé d’accès, en dépit de certaines phrases alambiquées, dont la matière émotionnelle et les sentiments profonds devraient solliciter l’intimité de chacun et toucher beaucoup de gens, il me semble. Mais peut-être me fais-je des illusions ? (A La Désirade, ce 30 septembre)
Je me rappelle, de plus en plus souvent, la lecture d’un livre qui m’a profondément marqué lorsque je l’ai découvert, vers 1972-73, et dont le seul titre est tout un programme : Je ne joue plus, de Miroslav Karleja. Il faut que je le relise un de ces quatre. Je suis très intéressé de voir ce qui m’y a tant séduit à l’époque, et ce que je peux en retenir aujourd’hui. Du même auteur, j’ai lu ensuite Le retour de Philippe Latinowicz et l'énorme Banquet en Blithuanie, qui m’ont également passionné. Mais c’est le titre de Je ne joue plus qui me revient comme un leitmotiv intérieur, correspondant bel et bien à mon sentiment intérieur à la Bartleby…
Tous deux rétamés tous ces jours. Toujours le contrecoup de ce qui nous a frappés. Le coup d’abord, puis le contrecoup. La schlague et le retour de schlague. (A La Désirade, ce 7 octobre).
Toujours impressionné, même ému, par le métier de l’artisan, le savoir-faire et plus encore la façon qu’il a de personnaliser son travail et de le vivre. Ainsi de notre ami Michel W., l’homme-orchestre qui nous installe un couvert pour le bois. En parlant avec lui, j’ai le sentiment de me trouver de plain-pied avec quelqu’un qui a certes une autres culture que la mienne mais qui juge sainement et sans complexe ni prévention, sur la base de son expérience et de sa curiosité, avec un bon sens qui n’est pas celui du philistin, et cette pointe d’humour terrien qu’on ne trouve guère chez les bourgeois ou les clercs.
Limiter la valeur des Bienveillantes à l’apport d’un monument documentaire me semble prouver une lecture impatiente, hâtive ou partielle, qui ne tient aucun compte de la transposition des faits dans les sphères du temps et de l’espace. Jonathan Littell a certes le mérite d’avoir accumulé une documentation considérable et sur des faits souvent méconnus du public ou des non spécialistes, mais l’apport fondamental des Bienveillantes n’est pas là, pas plus que celui de la Recherche du temps perdu n’est de proposer un tableau de la bonne société parisienne. Je ne prétends pas pour autant que le jeune romancier soit à comparer à Proust, non plus qu’à Céline, et pourtant la transposition romanesque qu’il opère, dans Les Bienveillantes, à partir de ses données documentaires, n’en est pas moins d’un médium, au sens où l’entendait un Simenon, qui nous fait endosser une peau à notre corps défendant, parcourir une certaine courbe temporelle et investir une topologie qui n’a rien à voir avec le déploiement linéaire d’une lecture de rapport ou les lieux du reportage ou de l’essai.
Lire et plus encore : vivre Les Bienveillantes suppose, de la part du lecteur, un accommodement du regard extrêmement rare dans le roman contemporain, qui nous a rendus si paresseux. Le mimétisme en est évidemment déplaisant, qui nous fait partager tant de pages avec un personnage infiniment trouble, que sa « passion de l’absolu » d’intellectuel raffiné, acquis à une utopie qui flatte son hybris, porte à la « radicalité de l’abîme » et à tous les sacrifices qui en découleront. Comme Himmler, bien peigné et manucuré, vient l’expliquer page 129 à ces Messieurs les Herr Dr Untel et Untel qui viennent de liquider plus ou moins « proprement » quelques dizaines de milliers d’Untermesnchen dans les grands ravins de Kiev, la finalité est un Grand Jardin où le soldat-cultuvateur allemand pourra biner et sacrcler en paix au milieu de ses esclaves ukrainiens ou ruthènes. Cela ne vaut-il pas quelque sacrifice ? Cela pour le tout début : quand Max doute encore un peu de la grande invention nazie (page 127), avant de participer, une action après l’autre, et au fil d’une odyssée qui lui fait prendre du grade dans la hiérarchie infernale, jusu’au temps de tout raconter à son bureau d’industriel de la dentelle.
Est-ce détourner notre attention de l’abomination du XXe siècle en filtrant l’observation des Bienveillantes par le regard d’un homme « sans qualités » tel que Max Aue ? On n’a pas assez dit son vice principal : la curiosité, à la fois littéraire et scientifique. Est-ce celle de Jonathan Littell ? C’est possible. Ya-t-il en Jonathan Littell de la perversité ? C’est probable, comme en chacun de nous. Jonathan Littell est-il, pour autant, fasciné ou « sous le charme » de Max Aue. Je ne le crois pas, et d’ailleurs c’est sans importance. Est-il significatif que Max Aue soit homosexuel, comme Angelo Rinaldi s’en inquiète ? Nullement. D’ailleurs Max Aue n’est homosexuel que par raccroc, si l’on peut dire, après un premier amour contrarié. Toute son histoire est marqué par le ressentiment et l’amor sui, et son goût pour la sodomie relève quasiment de la mécanique, jamais accordé à aucun sentiment, même s’il est capable d’amitié. De toute façon, la part de la psychologie personnelle, des rêves, des actes aussi (la baise occasionnelle et le meurtre) n’occupent, dans Les Bienveillantes, qu’une place mineure, juste bonne à éclairer le néant affectif du protagoniste et son nihilisme philosophique, qui ne l’empêchent pas de faire son chemin de fonction.
Celui-ci ne serait pas intéressant si ce n’était, dans un temps renoué en spirales successives, celui d’une conquête et d’un désastre annoncé, qui est celui-là même de la conscience humaine au XXe siècle. Max Aue lit le journal de Stendhal et Tertullien, goûte Rameau et Couperin et se reproche d’avoir oublié son pull-over quand on le force à assister à une exécution de masse, mais il n’en a pas moins les yeux ouverts et il note, il note tout. C’est l’expérience sur soi incarnée que Max Aue. Max Aue incarne, en outre, le péché contre l’Esprit, mais cela doit-il être relevé par Jonathan Littell ?
Lorsque je peins des voleurs de chevaux, disait Tchekhov, je n’ai pas besoin de dire, à la fin de mon récit, qu’il est mal de voler des chevaux, ou alors c’est que mon récit ne vaut rien. Le procès qu’on fait aujourd’hui à Jonathan Littell, sous prétexte qu’il ne dit pas assez que son protagoniste est un monstre, à croire qu’il en est fasciné, est le même qu’on faisait à Tchekhov, qui avait le tort de montrer la réalité telle qu’elle est, en laissant le lecteur juge.Tout enveloppées de brume, sur lesquelles elles semblaient flotter comme des îles fantomatiques, les montagnes de Savoie avaient ce matin quelque chose des paysages aquarellés par les Chinois, et je me suis promis de les fixer à mon tour sur le papier à l’instant même où ma bonne amie me signalait ce qu’elle voyait elle-même à la fenêtre de l’étage d’en dessous. Or c’est cela même qui se passe souvent entre nous, qui voyons la même chose au même instant et qui nous le signalons alors : « Regarde… »
Au préalable nous parlions, à propos d’une récente conversation téléphonique dont le ton, la sécheresse de cœur, l’aigreur, l’égoïsme, l’agressivité larvée même l’ont écoeurée, de ces amis parisiens qui ont compté pour elle à certaine époque et dont, pour ma part, je me suis toujours défié du dogmatisme, ou plus exactement du conformisme de gauche qui les autorise à juger de tout et de tous sans se remettre jamais en question eux-mêmes. Ce sont, à mes yeux , les parangons de la nouvelle petite-bourgeoisie intellectuelle (ou pseudo) socialiste de cœur, les nouveaux bien-pensants.
Ce qui m’est le plus pénible, dans ma situation actuelle, c’est le manque total d’interlocuteur avec lequel échanger des idées ou partager des découvertes, si j’excepte ma bonne amie, son frère et, de loin en loin, Bernard ou mon cher Antonin. Pour ce qui est cependant de mes préoccupations les plus profondes: personne.
Ce que je ne supporte pas est l’esprit bourgeois, et surtout dans ses manifestations hypocrites, chez ceux qui prétendent ne pas l’être et qui le sont doublement, je pense aux prétendus artistes ou aux prétendus intellectuels. Après tout, qu’un bourgeois ait l’esprit bourgeois relève de l’ordre des choses, et je ne saurais l’en blâmer s’il ne cherche pas à donner le change, tandis que les planqués qui parlent vie dangereuse ou prise de risque à tout moment me donnent envie de les battre, ou tout au moins de combattre leur comédie mensongère, magnifiquement brocardée dans Le confort intellectuel de Marcel Aymé…En somme c’est tout simple : je ne m’intéresse qu’à ce qui vit et ce qui vibre en moi en profondeur. Je ne saurais comment le définir plus précisément, et d’abord comment mon attention est saisie. Ce peut n’être qu’un sourire ou un geste de connivence, un regard ou une inflexion de voix qui portent, d’une manière ou de l’autre, la marque de cette vibration correspondant en somme, simplement, à ce qu’on pourrait dire un signe d’amour. C’est cela : je ne suis sensible qu’à l’amour, sous quelque forme qu’il se manifeste…
De quelle nature animale a été ma bêtise ? Je me le demande en lisant cette phrase de Roland Dubillard : « Comment les hommes en sont-ils venus avoir peur et honte de leur bêtise ? » Or justement, je n’ai, pour ma part, ni peur ni honte de ma bêtise. Je l’assume, comme on dit. « Aller où boivent les vaches », recommandait Rimbaud. Et de fait, j’ai toujours pris le parti des vaches, si j’ose dire, contre celui des clercs et des cuistres. Je préfère en somme avoir l’être bête que de passer pour l’un d’eux… J’en conclus que ma bêtise est surtout bovine, relevant au passage que dans ce mot il y a « bon » et « vin »…« Le poète est un jeune homme aux cheveux blancs, il est myope avec de gros yeux et il y a toujours quelqu’un qui vient de marcher sur ses lunettes », notait Dubillard dans ses carnets de 1947-48 alors que je m’affairais à venir au monde, mon premier souvenir de cette période étant celui d’une passerelle légère jeté au-dessus d’un lac de boue, correspondant (je l’appris plus tard) au chantier de la nouvelle maison de mes parents, dans laquelle j’aurais mon premier repaire de poète à cheveux blancs, en attendant mes lunette trente ans plus tard…
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Léopard d'or à Andrea Staka
Das Fräulein, Le dernier des fous et Stephanie Daley, justement récompensés à Locarno
C’est aux trois films qui m’ont le plus touché, sur la vingtaine que j’ai vus à Locarno en une semaine, qu’ont été décernés ce soir, respectivement, le Léopard d’or (Das Fräulein d’Andrea Staka), le Prix de la mise en scène (Le dernier des fous de Laurent Achard) et le prix d’interprétation féminine (à la jeune interprète de Stephanie Daley).
Le regard modulé par Andrea Staka dans Das Fräulein, seul film suisse en compétition internationale à Locarno, détaille les tribulations de trois femmes originaires d’ex-Yougoslavie, dont les destinées se croisent dans la cafétéria d’une entreprise zurichoise. Dans un labyrinthe urbain dont elle suggère fortement l’oppression et l’enfermement au fil des plans, la réalisatrice, née à Lucerne en 1973, et dont c’est ici le premier long métrage, parvient à exprimer, avec une intensité émotionnelle constante, et sans beaucoup de mots, la solitude et les aspirations respectives de Ruza la Serbe qui entend ne devoir rien à personne, de Mila son aînée croate trimant pendant que son conjoint jean-foutre rêve d’une maison en Dalmatie, et d’Ana la jeune Bosniaque de Sarajevo fuyant dans la danse et le plaisir ses souvenirs de guerre et sa peur de la mort. Tout en observant ces trois femmes vivant dans une sorte d’enclave qui pourrait se trouver dans n’importe quel pays européen, Andrea Staka confronte ses personnages (admirablement interprétés) à une situation surtout existentielle où la solidarité entre femmes est illustrée sans accent sexiste aucun, parce que c’est comme ça... A relever surtout que, par delà le « témoignage », Das Fräulein vaut par sa beauté de poème visuel, pur de tout esthétisme flatteur, et par la profonde émotion des qui s’en dégage, prélude probable à une œuvre majeure.
Dans une tout autre tonalité, mais avec la même pureté de forme, Le dernier des fous de Laurent Achard, qui eût mérité lui aussi le Léopard d’or, est également l’une des révélations de cette édition, qui devrait faire une carrière remarquée en France dès sa sortie. Poète de l’image, le cinéaste maîtrise cette adaptation du magnifique roman de Timothy Findley, qui prend ici des accents à la Bernanos, notamment du fait de l’accent porté sur la figure de l’enfant « interdit » qui regarde vivre ces drôles d’animaux que sont les adultes, incarné par Jules Cochelin.
Quant au prix d’interprétation féminine, décerné à Amber Tamblyn, pour le rôle-titre de Stephanie Daley, il me semble tout aussi mérité pour l’engagement total de la jeune comédienne, notamment dans une scène hallucinante d’accouchement solitaire dans une cabine de chiottes… Mais c’est tout le film, de l’Américaine Hilary Brougher, qu’il faut saluer pour ses qualités d’émotion et d’écriture.
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Du gore « al dente »
Severance, satire horrifique de Christophe Smith
Un éclat de rire général a salué la fin de la projection, aux petites heures de la Piazza Grande, de Severance de l’Anglais Christopher Smith, film d’horreur et d’essai, si l’on ose dire, qui prouve qu’on peut jouer sur les pires stéréotypes de la violence et du sadisme sanglant, qui polluent le cinéma actuel, dans une visée réellement critique, à nuance « panique ».
Egaré dans une forêt de vieille Europe barbaresque, un « team » d’employés de la multinationale d’armement Palisade Defense se retrouve avec le projet de se ressourcer, au niveau du groupe, le temps d’un week end de paintball.
Hélas, cette saine aventure va vite tourner très mal, au dam de la fine équipe qui va subir, de la part de vrais foudres des guerre rescapés d’on ne sait quels conflits balkanoïdes, tous les sévices du genre gore, d’amputation fâcheuse en décapitation plus grave encore, jusqu’à tel tir de roquette atteignant un long courrier aérien…
A l’instant où les artificiers de tous bords fomentent la mise à feu de la planète, la pétarade de Severance a fait figure, sur la Piazza Grande dégarnie au fur et à mesure du crescendo « degueulando », de traitement homéopathique hilarogène. La réalité, du Liban en Irak, est tellement pire, n’est-il pas ? -
Les purs et les dingues
Au Festival de Locarno, la poésie du 7e art se retrouve dans Le dernier des fous de Laurent Achard et dans Les lumières du faubourg d’Aki Kaurismäki.
« Le cinéma américain est en chute libre », déclarait Marthe Keller à Locarno, « il n’y en a plus que pour les effets spéciaux visant une masse d’ados énervés ». Constat sévère, que recoupe celui du grand réalisateur finlandais Aki Kaurismäki, à l’honneur avec la rétrospective de son œuvre, un livre de Peter Von Bagh et, jeudi soir, la projection sur la Piazza Grande de son dernier film, Les lumières du faubourg, saisissant à la fois par l’âpre beauté de ses images crépusculaires et par la profonde humanité de son regard sur un monde de salauds.
Voyage au bout de la nuit du genre « humiliés et offensés » à la Dostoïevski, ce film d’une ligne très pure, à tous égards, où s’opposent les figures du « minable » veilleur de nuit Koistinen, et d’une femme fatale que l’auteur dit « la plus cruelle depuis All about Eve de Mankiewicz », est ponctué de quelques éclaircies de compassion, et sa dernière image de deux mains réunies pallie son pessimisme radical.
Tant pour la coloration désespérée de sa « lecture du monde » que pour la beauté hiératique de ses images et l’extraordinaire figure d’enfant (Jules Cochelin) qui l’irradie de son énigmatique présence, Le dernier des fous de Laurent Achard, en compétition internationale, s’apparente à Kaurismäki dans une forme très dépouillée et une intensité expressive rappelant le premier Bunuel ou le Dreyer d’Ordet.
Adapté du roman éponyme de Timothy Findley, ce film oppose également la figure « interdite » d’un innocent rappelant la Douce de Dostoïevski ou Mouchette de Bernanos, et l’univers désastreux d’une famille de paysans de France profonde ruinés sur lesquels toutes les mauvaises fées s’acharnent. Entre un grand frère (Pascal Cervo, d’une sensibilité exacerbée) crevant de mal-vivre homosexuel, une mère cloîtrée et délirante (Dominique Reymond, d’une folle acuité), une grand-mère dominatrice (Annie Cordy, elle aussi magnifique) et un père (Jean-Yves Chatelais) dépassé par les événements, le petit garçon suit son chemin halluciné, en complicité avec la servante marocaine Malika (Fettouma Bouamari). Admirablement tenu de bout en bout, ce film sans concessions pâtit un peu d’un dénouement moins crédible que celui du roman de Findley, tout en signalant un auteur de grand avenir.
Si le festival de Locarno ne va pas sans petite chronique mondaine, reflétée tous les jours par l’excellent PardoNews (indispensable quotidien de la manifestation qu’on trouve partout dès la veille au soir avec le programme détaillé), les « stars » présentes ne font pas dans l’esbroufe, comme l’illustrent trois d’entre elles qui ont participé à des films d’auteurs.
Mémorable moment de cette 59e édition : la rencontre avec Marthe Keller, interprète combien sensible (et discrète) de Fragile, du jeune Genevois Laurent Nègre, qui a évoqué ses souvenirs et son travail avec autant de simplicité que de faconde. De Billy Wilder au Metropolitan Opera, la trajectoire de cette grande actrice si peu « diva » fait aussi bien figure de symbole anti-mythe…
De la même façon, Béatrice Dalle a expliqué que, dans sa « carrière », terme qu’elle trouve prétentieux voire ridicule, ce qu’elle a vécu avec les détenus du pénitencier de Ploemeur, pour la réalisation de Tête d’or de Gilles Blanchard, sur le texte de Claudel, a été l’expérience humaine la plus riche qu’elle ait jamais vécu au cinéma.
Tout cela très loin, évidemment, de la parade à la manière de Cannes, mais d’autant plus près de ce qui fait la vraie vie du cinéma survivant…
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Les cabossés de la vie
Entretien avec Jean-Stéphane Bron, à propo de Mon frère se marie.
Après le « carton » du Génie helvétique (105.000 entrées en Suisse), Jean-Stéphane Bron passe du documentaire à la fiction avec un film porté par de grands acteurs (Jean-Luc Bideau formidable, et Aurore Clément à la pointe incandescente de son talent, notamment), où la comédie va de pair avec l’émotion. Thème de Mon frère se marie : le « cinéma » qu’une famille fracassée se joue en feignant la bonne entente le temps du mariage de Vinh, le fils adoptif d’origine vietnamienne, qui a tenu à faire venir du Vietnam sa mère biologique, catholique pratiquante et attachée aux traditions familiales. De sourires forcés en coups de gueule, et de couacs en accès de violence, de nouvelles relations s’établissent sur les décombres…
- Quel a été le déclencheur de cette histoire de famille ? Votre vécu personnel ?
- En partie seulement. Il est vrai que j’ai un frère d’origine vietnamienne, arrivé en Suisse à l’âge de 12 ans avec les boat people, et accueilli par mes parents. Vrai aussi que ceux-ci ont divorcé. Mais là s’arrêtent les éléments autobiographiques. L’essentiel du film est une fiction qui invite les gens à se projeter eux-mêmes plus qu’à s’intéresser à ma petite histoire. Chacun des personnages du film est la facette d’une blessure ou d’une solitude, dont l’ensemble forme un tout, un « corps », plus précisément une famille. Or ce qui m’intéresse n’est pas la célébration de la famille en tant que telle : c’est l’essai de chacun de faire un pas vers l’autre, pour reconstituer une sorte de communauté des âmes. Le thème fondamental du film est en effet la réparation. Quant au passage à la fiction, il doit beaucoup aussi aux personnages, que je voulais très incarnés, et donc aux acteurs qui prendraient en charge leurs cabosses.
- Pourquoi le choix de Jean-Luc Bideau ?
- J’ai pensé à lui tout de suite, d’abord parce qu’il a le potentiel d’un immense acteur, ensuite à cause de sa façon, à la fois adroite et maladroite, d’habiter son corps, qui me semblait correspondre à ce personnage de père massif, pesant et fragilisé, à l’heure des bilans. On connaît le génie comique de Bideau, mais ce n’est pas ce qui m’intéressait en l’occurrence. Contre son personnage naturellement expansif, je lui ai demandé d’incarner un type plus réservé, plus intérieur, plus chiffonné, plus à vif, ce qu’il a fait avec un talent incroyable.
- Avec Aurore Clément, vous faisiez appel à une personnalité tout autre…
- Je tenais précisément à l’intervention d’acteurs de « familles » hétérogènes. Ce n’est pas parce qu’on est de la même famille qu’on vit sa dramaturgie personnelle sur le même rythme, et c’est ce que je voulais souligner avec des comédiens aussi différents que Cyril Troley ou Delphine Chuillot. Aurore Clément, avec son mystère et son extrême sensibilité, s’est identifiée à son personnage en se mettant, parfois, dans des états « limites ». D’ailleurs tous les comédiens se sont engagés avec une intensité parfois extrême, où leur propre vécu entrait en résonance avec celui de leur personnage. Chacun m’a semblé jouer le jeu jusqu’à se mettre personnellement en danger. J’ai d’ailleurs beaucoup retravaillé le dialogue et les scènes en cours de tournage. Celui-ci a été très éprouvant pour eux, je crois.
- Pourquoi, plus précisément ?
- Parce que je traque la vérité du personnage. Comme avec les « acteurs » parlementaires, dans Le génie helvétique, il m’arrive, pour trouver le mot et le ton justes, de multiplier les prises jusqu’à dix, quinze fois, pour obtenir la scène qui sonne vrai. Or les comédiens pros, habitués à travailler avec un texte en main, sont déstabilisés quand celui-ci se réduit à des bribes. Avec les acteurs vietnamiens, qui ne parlaient pas un mot de français, cette économie d’un langage sans mots, réduit à l’expression du visage et du corps, allait de soi, mais avec ceux qui sont habitués à se reposer sur un texte, c’était une autre affaire. A certains moments, j’ai eu l’impression qu’ils me prenaient pour un dingue, avant de se résoudre à me faire confiance. Toujours est-il qu’ils se sont tous engagés avec une totale sincérité et qu’au final ils se trouvent, me semble-t-il, plutôt bons (rires)…
- Un élément nouveau, dans Mon frère se marie, est le comique…
- C’est un comique de catastrophe, si j’ose dire, qui s’imposait pour détendre l’atmosphère, et parce que le rire est un langage qui réunit. Je tenais en outre, abordant des situations plutôt graves, mais pas trop désespérées quand même, à garder une certaine légèreté, sans prendre trop de distance pour autant. Comme mes autres films, celui-ci raconte l’histoire de gens qui vivent quelque chose ensemble, avant de se retrouver seuls, ici dans la scène finale devant le Cervin sous un ciel couvert, quasiment silencieuse. Quelque chose s’est passé. Chacun a fait son bilan et se retrouve pour la photo de groupe, sous l’objectif de la mère vietnamienne, qui les réunit et les renvoie en souriant à leur solitude et à leur liberté, tout restant finalement ouvert…
Pots cassés à réparer
Une comédie douce-acide sur fond de déglingue On pense à la fois à L’invitation de Claude Goretta, en plus funambulesque, et à Festen de Thomas Vinterberg, en moins glauque, à la vision du nouveau film de Jean-Stéphane Bron, dont le format (Cinémascope) se prête aussi bien au plans serrés sur la solitude de tel personnage qu’aux scènes de groupe. Ponctué de grands moments « choraux », le film joue, dans une forme dédoublée, sur la mise en théâtre d’une famille éclatée, réunie par un « metteur en scène » de bonne volonté, le fils Jacques (Cyril Bioley, incisif en sa fragilité), à l’occasion du mariage de son frère Vinh (Quoc Dung Nguyen) avec une jeune Alémanique (Michèle Rorhbach), auquel est invitée la mère vietnamienne du marié (Man Thu, magnifique de sensibilité hiératique) et un certain Oncle Dac (Than An, cocasse à souhait). A préciser que la situation sera surtout délicate pour Claire la mère (Aurore Clément) et Michel le père (Jean-Luc Bideau), dont les chemins ont divergé dans la douleur et la rancœur, ainsi que pour Catherine la sœur (Delphine Chuillot, au jeu exacerbé comme il convient), tous trois à cran au moment de se retrouver. Parallèlement à la suite des grandes séquences (le premier repas des deux familles, la cérémonie à l’église, la noce à la vietnamienne dans l’usine en faillite du père, l’excursion finale à Zermatt), Jacques réalise une série d’entretiens en plan-fixe avec les protagonistes, qui commentent les tenants et les aboutissants de la « pièce » avec une distance et un sourire inscrivant le récit dans la chronique familiale. De la vie de chacun des personnages, comme il en allait du Génie helvétique, l’on sait finalement assez peu, alors même que tous sont dessinés, par le réalisateur et ses comédiens, avec une précision et une justesse d’expression et d’émotion quasiment sans faille. Les cassures de la vie, le choc des cultures, les malentendus personnels, la crise de la soixantaine, d’autres thèmes encore tissent cette comédie mordante et tendre à la fois, ancrée dans la Suisse et le monde d’aujourd’hui. Sept ans après la présentation de Connu de nos services sur la Piazza Grande, le talent de Jean-Stéphane Bron, marqué au sceau de l’empathie et d’une intelligence incarnée, se confirme aujourd’hui avec Mon frère se marie.
Sortie suisse en automne.
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Des nuits magiques
Les « premières mondiales » défilent sur la Piazza Grande de Locarno.
Qu’y a-t-il de commun entre une vieille dame indigne de l’Emmental qui repique dans la lingerie sexy, le chanteur folk Neil Young en (sublime) concert, l’épopée flamboyante évoquant la fondation du Kazakhstan et les menées de la non moins indomptable Carla Del Ponte ?
Simplement ceci : l’écran géant de la Piazza Grande, pour le bonheur très varié d’un public de tous les âges, à la fois réceptif et chaleureux. Ainsi a-t-on vu, vendredi soir, la place entière se lever pour acclamer l’octogénaire Stéphanie Glaser, dont l’irrésistible malice irradie bonnement le dernier film de Bettina Oberli, Die Herbstzeitlosen, comédie dans la meilleure tradition helvétique, mais anti-blochérienne et jovialement féministe, qui devrait « cartonner » bien au-delà des frontières alémaniques. C’est du moins le sort que lui a souhaité Frédéric Maire, directeur du festival, à l’instant de remettre un «petit léopard » d’honneur à la pétulante comédienne qui a fait les riches heures du cabaret satirique et du cinéma suisses, des temps pionniers d’ Uli le valet de ferme à Mein Name ist Eugen…
Plus de cinq heures de cinéma, à quoi s’ajoutait la présentation de chaque film en présence du réalisateur ou des acteurs : c’est ce qu’offraient les soirées de vendredi et de samedi sur la Piazza Grande, entre agapes aux terrasses, joyeuses tchatches et files d’attente aux débits de boissons ou de glaces « artisanales ».
Selon la volonté du nouveau directeur, une échappée latérale était ménagée vendredi sur une section particulière du festival, avec la projection de Rachel, dernier court métrage du Romand Frédéric Mermoud, interprété par Nina Meurisse et témoignant une fois de plus de la grande maîtrise du réalisateur, dans une esthétique un peu « lisse » à notre goût. Ensuite, et pour finir à « point d’heures », une autre première mondiale nous plongeait dans le lyrisme folk le plus pur avec le portrait rapproché de Neil Young en concert (au mythique Ryman Auditorium de Nashville) par Jonathan Demme (auteur, notamment, du Silence des agneaux) qui parvient à magnifier son sujet par des images aussi belles et douces que les chansons du vieux baladin.
Un souffle épique impressionnant, de hautes terres célébrées par l’image, et la légende originelle d’un peuple « fixée » par le truchement d’une galerie de très beaux personnages : tels sont les mérites de Nomad, réalisé par Ivan Passer au fil d’années de tribulations (via les chicanes de la bureaucratie russe) et achevé par Serguei Bodrov. On peut ne pas être, comme le soussigné, très versé dans les grosses machines guerrières style Troy : Nomad ne s’en tient pas au clinquant et aux stéréotypes à l’américaine. Cette épopée renoue plutôt avec le meilleur du genre, du côté du Lawrence d’Arabie de David Lean, en plus ramassé et fulgurant.
D’une saga l’autre : celle que documente Marcel Schüpbach dans La liste de Carla, nous replongeant dans la tragédie balkanique à l’instant même où des civils libanais vivent un drame analogue, a double valeur de travail de mémoire et de témoignage à charge alors que deux grands criminels de guerre, entre autres, restent impunis. Loin du cinéma d’évasion, ce film illustre par excellence la portée éthique et politique d’un cinéma en phase avec les réalités de notre temps, immédiatement ouvert au débat le plus actuel et nullement en contradiction avec l’autre vocation purement artistique du cinéma qu’incarnait un Daniel Schmid, dont la disparition jette une ombre mélancolique sur le festival qui l’accueillit maintes fois et lui décerna son léopard d’honneur en 1999.Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 7 août 2006
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Poète du cinéma
Hommage à Daniel Schmid
Succombant à son cancer à l’âge de 66 ans, le réalisateur d’origine grisonne était l’un des créateurs les plus raffinés du cinéma suisse.
Freddy Buache son ami nous avait parlé de lui comme d’un « ange » à la sortie de Violanta, en 1977, et c’est vrai que Daniel Schmid, dans le monde du cinéma suisse, et de l’art en général, occupait la place des « purs », à propos desquels il semble un peu obscène de se demander si leur travail est « populaire » ou « de qualité »…
Comme un Fellini, toutes proportions gardées, Daniel Schmid avait son univers, sa musique et son imagerie, son baroquisme pictural et sa rêverie nostalgique, dont la première illustration éclatante s’était déployée dans Heute Nacht oder nie, en 1972, évocation du rite d’inversion des rôles, entre maîtres et serviteurs, lors de la nuit de la Saint-Jean. Cette première merveille, de tournure « rétro » évoquant un peu l’esthétisme d’un Visconti, allait être suivie, en 1974, par La Paloma, et, en 1977, par une adaptation somptueuse d’un roman de Conrad-Ferdinand Meyer, sous le titre de Violanta. Tourné à Soglio, dans le pays natal du réalisateur, ce film lyrique et lesté de mélancolie, habité par les présences inoubliables de Lucia Bosè ou de François Simon, illustre parfaitement la poésie de Daniel Schmid, relancée ensuite dans Le baiser de Tosca, en 1984, évoquant la Casa Verdi de Milan où se retrouvent de vieilles divas, comme dans La fin du jour de Duvivier, ou encore dans Hors saison, en 1992, remémoration émouvante des ses souvenirs d’enfant d’hôteliers grisons.
Rappelons alors que Daniel Schmid, né en 1941 à Flims, s’était établi à Berlin à l’âge de 19 ans pour y étudier l’art et la littérature avant de s’inscrire à l’Académie allemande du cinéma. Lié (notamment) à l’actrice Ingrid Caven, proche du groupe effervescent de Rainer Werner Fassbinder, il apparut à plusieurs reprises dans les films de celui-ci tout en traçant son propre sillon, dans une veine moins radicale.
Atteint depuis des années dans sa santé, Daniel Schmid avait également réalisé des mises en scène d’opéra, dont Les puritains de Bellini à Genève, en 1995, et un Trouvère de Verdi à Zurich, en 1996. En collaboration avec l’écrivain Martin Suter, il était enfin l’auteur de Beresina ou les derniers jours de la Suisse, dans une tonalité plus caustique et grinçante détonant quelque peu dans son œuvre. Celle-ci reste essentiellement celle d’un poète du cinéma suisse, sans doute moins « populaire » que « de qualité »… -
Le soldat Djamel
Au Festival de Locarno 2006. Indigènes sur la Piazza Grande.
« C’est ici la plus grande salle de cinéma du monde et je suis content d’y revenir avec Indigènes, déclarait jeudi soir le réalisateur Rachid Bouchareb aux milliers de spectateurs présents sur la Piazza Grande de Locarno (qui peut en recevoir jusqu’à 7000) pour assister, en première internationale, à ce film nécessaire et poignant qui évoque la participation des tirailleurs « africains » à l’armée française, durant la Deuxième Guerre mondiale, et le sort injuste qui leur fut réservé jusque récemment. Egalement présent sur la scène : Bernard Blancan, incarnant (superbement) le sergent pied-noir Martinez, et qui a rappelé avec malice que c’est en faisant son service militaire à Djibouti, à 18 ans, qu’il avait commencé de s’entraîner pour ce film où il incarne un sous-off dur et fraternel à la fois à l’égard de ses hommes, prenant leur défense face à la hiérarchie souvent ingrate ou raciste.
Film de guerre de facture assez classique, Indigènes dégage une émotion croissante, évidemment liée à la destinée de ces soldats «bougnoules » prêts à mourir pour la France, souvent engagés dans des opérations meurtrières, du Monte Cassino aux Vosges, et dont les gouvernements français successifs refuseront de rétablir les pleins droits. Or, loin d’être un plaidoyer unilatéral, et moins encore un pamphlet, Indigènes impressionne par les nuances du tableau qu’il déploie. Ouvrage de mémoire, le film vaut surtout par les admirables portraits des fantassins algériens entourant le sergent Martinez, qu’il s’agisse de Saïd (Djamel Debbouze qui, loin de tirer la couverture à lui, se coule dans le personnage vibrant de vérité de l'éternel petit soldat), de Samy Nacéri (également formidable dans la figure plus « allumée » de Yassir) ou encore de Sami Bouajila, magnifique dans le rôle du caporal Abdelkader ne cessant de plaider pour les droits des siens. Dans la foulée, on peut rappeler que ces acteurs très engagés (Djamel Debbouze ayant lui-même participé à la production) ont eu droit à un prix d’interprétation collectif au dernier festival de Cannes et que le film, soutenu par les instances françaises officielles, relance un débat aux conséquences attendues.
La sortie d’Indigènes en France est annoncée pour septembre 2006
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Dantec en guerre sainte
Lecture de Grande Jonction (4)
Les passionnés d’armes diverses, et autres amateurs de menées militaires bien tueuses, sur fond de sainte guerre, en auront leur content à la lecture, des pages 300 à 400 de Grande Jonction, où l’auteur tend pourtant à se répéter et plus encore : se complaire dans une évocation de néo-croisade à laquelle on a autant de peine à croire qu’à s’intéresser. La péripétie dominante de cette partie est l’arrivée, sur le Territoire dont la « Loi d’Airain » est invoquée à tout bout de page, d’un convoi de 10.000 livres envoyés par le Saint Père de Rome, lui-même menacé par de nouvelles attaques des néo-islamistes barbaresques, lesquels bouquins serviront au salut du dernier carré des Purs. Le sanctuaire chrétien de la Heavy Metal Valley, quadrillé par la police du sherif Langlois, est le cœur du Territoire, mais il est un lieu plus crucialement lié à la destinée de celui-ci, sous le dôme de l’Hôtel Laïka que se rappelle le lecteur de Cosmos Incorporated et où revient le jeune Gabriel avec un sentiment lancinant de « déjà vu ». C’est là que gît le secret des secrets, qui inspire à Dantec une envolée pseudo-profonde comme on en trouvera hélas de plus en plus en ces pages délayées :
« Tout secret est une tombe clandestine où la vérité gît, enterrée vivante, pour sa propre protection.
Tout secret est une nécropole, remplie de tous ceux qui sont morts pour lui, ou contre lui.
Tout secret est un traité passé avec la nuit la plus noire, scellée de la lumière la plus aveuglantes qui soit ».
Words, words, words, est-on tenté de soupirer avant de tomber sur cette phrase non moins solennelle et creuse : « Un piège est un différentiel cognitif »...
Le côté stéréotypé et mécanique de la narration, qui ne gêne guère jusque-là du fait qu’un tel roman est essentiellement intéressant par ses extrapolations et ses conjectures, et que le souffle ou le lyrisme des grandes évocations de Dantec fait également illusion, devient en revanche visible et pesant dès lors que le ton du livre tourne à la gravité sentencieuse, frisant parfois le ridicule. Tout cela tient évidemment à la visée de plus en plus édifiante du Bon Combat qui se livre ici dans les rangs des « élus », contre les Forces du Mal. Si les épisodes liés au jeune rocker « christique » conservent un certain charme, les pédantes explications du Professeur abordant divers débats théologiques suréminents, touchant (notamment) au monopsychisme ou à l’individuation, paraissent décidément « téléphonées » et artificielles, surtout dispensées à des personnages aussi schématiques que les deux chasseurs de prime Youri et Chrysler, « convertis « de la dernière heure qui vont casser de l’infidèle à qui mieux mieux… On notera au passage, en pleine mêlée, que l’héroïque Frère Francisco « tire de longues rafales avec son fusil automatique Sug-Sauer SG551 dont la crosse de Kevlar est couvertes de reproductions de la Vierge et des anges. » Alleluia… -
Fleur des décombres
Une nouvelle de Ritta Baddoura
Ritta Badoura est une jeune poétesse libanaise. Cette nouvelle, premier texte en prose à être a été publié, dans Le Passe-Muraille de février 2006, a obtenu le premier prix de littérature des Jeux de la francophonie. Ritta Baddoura vient d’ouvrir un blog où elle raconte sa vie quotidienne sous les bombes : http://rittabaddouraparmilesbombes.chezblog.com/
Quinze
La nuit, Selwa ne dort pas. Les lieux sont encombrés par les corps alourdis d’attente, impotents, que le rêve même déserte. Son corps à elle est gorgé de désir, sa peau tendue, presqu’écorchée par la vie qu’elle ne peut plus tenir à l’intérieur. Il y a trop de monde alentours : ses voisins, ses aïeux, père et mère, petite sœur et tous ses frères qui regardent. Stupéfaits ils se donnent à la peur qui gronde dans la gorge des canons. Il y a assez de morts. Ils encombrent les escaliers, même ceux qui respirent. Ne rien faire de tout cela. Juste s’ouvrir, fleur soudain écrasée par les coulées de lave. Attendre, les seins collés à l’écho, que la stridence encore s’abatte.
Sifflant tel un oiseau en feu, l’obus touche le sol.
- « Ce soir ils sont très proches », articule Hind. « Cela a dû éclater dans la vallée… ».
Peu à peu, dans l’odeur de poudre brûlée, s’infiltre l’haleine de l’aube et la tendresse tarie des fleurs d’orangers.
- « C’est ça. La vallée flambe » dit Aboulias. « Bientôt ce sera notre tour. Allah. Ya Allah. »
Il met son transistor en marche. Une rumeur s’élève de sa poitrine ruisselante, traverse les corps des veilleurs. Une voix grésille, égrène les noms de blessés et de décédés dans une région proche. Le parfum déchu des orangers persiste. Bûcher des arbres, tout crépite doucement.
Quelques déflagrations s’estompent dans le lointain. On dirait une fête étrange qui s’éteint dans une contrée voisine. Dernier cadavre de l’obscur : le silence s’abat dans sa robe de repentir.
Malkoun se lève. Il s’approche des sacs de sable. Il pousse le grand portail, traverse le rez-de-chaussée et sort de l’immeuble. Il inspire fortement les sutures de l’air, tâte sa poche, trouve son paquet de cigarettes. Il revient vers les sacs de sable et tend la tête vers l’intérieur.
- « Ça y est. Ils se sont arrêtés.»
Il éclate de rire : les dents sont blanches et les yeux petits et fatigués.
- « Je vais faire un tour. J’ai besoin d’un briquet. J’achèterai du lait en poudre pour les gosses, si j’en trouve ». A sa femme : « Je ne tarde pas Dada. Tu devrais sortir un peu aussi, hein ? pour le petit dans ton ventre. Il fait beau dehors… Les orangers ont cramé… »
Ses pas feutrés dans la cour de l’immeuble, crissement du verre pilé. A mesure qu’il s’éloigne, le jour se lève, pénètre jusqu’aux recoins de l’abri qui se vide au profit des hauteurs. Chacun regagne son étage : vérifier l’état des appartements, combien de vitres brisées, partager ce qui reste de fromage, œufs et confitures dans le placard. Douce torpeur de survie, il est difficile de retrouver les gestes familiers. Les meubles, les murs sont comme couverts d’une poussière invisible ; celle des sentiers ravagés par les herbes folles lorsque le temps n’y passe plus.
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Engouffré dans son plumage, le canari ne prête guère attention à Selwa. Elle le pourvoit d’eau propre, accroche la cage au balcon. Son doigt tendu à travers les barreaux de bois frôle le tendre duvet de Prince. Lui parvient la voix de sa mère qui l’appelle. « Plus tard maman, je n’ai pas faim maintenant! ». Selwa entend profiter autrement de l’accalmie. Son cartable est là, contre le mur. Etendue sur la balançoire, elle feuillette ses livres d’écolière. Elle revoit son pupitre; et de son pupitre la mer : marge bleue derrière les toits de Beyrouth pressés à la fenêtre. La boîte de craies multicolores est peut-être encore sur le bureau de la maîtresse; que d’arc-en-ciels barrés pour dire les mois de captivité. Selwa se lève, sort de chez elle. Discrètement. Elle dévale les escaliers vides. Dehors, la journée est étrangement calme. Il y a des flaques de soleil partout.
Nassim habite dans la rue parallèle. Chez lui, il n’y a pas d’abri. Il vient souvent avec les siens se réfugier dans le sous-sol de l’immeuble où demeure Selwa. C’est ainsi qu’ils se sont rencontrés. Ils ne s’étaient jamais croisés auparavant. Il y a, dans la chambre de Nassim, tout un monde. Des déserts se déroulent à perte de vue, des sources vives jaillissent dans les paumes de Selwa lorsqu’elle y pénètre. Pénombre. Nassim est là. Il regarde un film : sur l’écran, deux épaules. L’une claire, l’autre sombre sont comme couvertes de sueur. Fine nappe d’amertume, une voix de femme murmure: «… Hiroshima se recouvrit de fleurs. Ce n’étaient partout que bleuets et glaïeuls, et volubilis et belles-d’un-jour… ». Selwa pousse aussi et récemment, l’humeur des coquelicots a envahi son entrejambe. Elle n’en a parlé à personne. Même les racines des arbres sont en sang et les hommes, surtout ceux qui tombent, ignorent tout à propos de cela. Nassim parle doucement, de la rencontre de ces deux étrangers, de l’amour qui est en train de naître. Selwa répète : « Hiroshima », comme une olive noire gorgée d’huile se dissout dans la bouche. Les visages du japonais puis de la française envahissent l’écran, collision. Combien y a-t-il de temps d’un grain de peau à un grain de terre ?
Nassim pose sa tête sur les genoux de Selwa. Elle aussi a un peu sommeil. Elle laisse ses doigts errer lentement sur son visage. Elle veut l’apprendre, déchiffrer son mystérieux langage, en garder le sens aux extrémités d’elle-même.
Qu’ils sont lisses et blancs ces os bien ordonnés sur les tables rectangulaires. Des centaines d’os alignés comme pour la prière. Selwa effleure ces navires immobiles sur une mer de bois. Elle regarde autour d’elle : grande salle aux murs hauts presque vacillants. Par la fenêtre, le sol est rouge aux pieds d’un baobab en fleurs. Elle ne peut penser qu’à la chaleur qui pèse sur le silence. Sous la chaux, les murs criblés de cris, de regards tuméfiés se dressent dignement et la plaine dehors semble immense. Selwa choisit deux os longs et fins et se dirige vers la porte. Il y a un tabouret, posé seul, sous le soleil tout-puissant, qui l’attend. Elle s’assied, écarte les jambes, saisit le manche de l’instrument. Sa tête se penche et ses cheveux sombres le long de l’os s’accordent. Frottement de l’archet presque vivant contre les mèches grinçantes. A mesure que le son s’élève, l’air exhale un étrange parfum. Le baobab pleut et la terre à ses pieds est un cimetière.
Les sens de Selwa, peu à peu, s’engourdissent. Elle a beau remuer son archet, elle n’entend plus rien. Ses yeux sont trop étroits pour l’arbre gigantesque, sa peau trop fine pour ce manteau de morts. Seul, l’ordre des os est immuable. Ses yeux clos l’emprisonnent, des branches noires effractent ses paupières. Elle n’échappera pas à ce voyage. Ce lieu désormais la possède. Jusques dans les recoins de sa gorge où le souffle gît inanimé. Ce cri qu’elle ne pousse, l’écartèle. C’est lui qui lui donne naissance, c’est à lui qu’elle doit sa vie. Mais il faut qu’il sorte, il faut pousser au risque de briser les cordes, il faut hurler tout ce noir. Il ne faut que les hyènes abattent la gazelle. Il n’y a plus de place sur les tables.
- « Selwa ?… je suis là. Doucement, oui Selwa, oui, doucement… » chuchote Nassim contre son visage.
Elle se sent comme aspirée par un point lumineux, du fond d’un puits humide, jusqu’à la surface. Elle ouvre ses paupières. Les yeux de Nassim plongent dans les siens. Son rêve est encore tapi dans la pénombre. L’ombre géante du baobab règne. Baisers contre sa joue, creux du poignet, rondeur d’épaule, Nassim l’étreint tendrement. Ils restent là, sans rien dire, pour un moment. L’écran affiche le générique du film. Bientôt il lui faudra rentrer chez elle. Elle a promis d’aider son père à classer les vieux journaux cet après-midi. Il y a aussi le rendez-vous chez Hind qui a invité tout le monde pour une limonade sur la terrasse. En sortant de l’abri ce matin, elle a lancé de sa voix un peu cassée :
- « Je vous attends tous, hein ? pas d’excuses…il y aura des petits g¬âteaux et de la musique ».
Selwa sourit à l’idée de voir Hind remuer, un verre de limonade glacée à la main, au rythme langoureux de vieux succès orientaux. Elle mettra probablement sa robe fleurie, rouge et jaune, qui découvre sa poitrine opulente couverte de médailles miraculeuses.
- « Arrange ces beaux cheveux Selwa et mets quelque chose de spécial » lui a-t-elle dit.
Puis sur le ton de la confidence :
- « Ta mère devrait te maquiller un peu, ce n’est pas tous les jours la fête. Ton amoureux sera là, n’est-ce-pas ? j’ai tout remarqué dès le premier jour…rien n’échappe à Hind, petite! Tu viendras, dis ? »
- « Je viendrai, Tante Hind. Je n’ai jamais raté l’occasion de déguster tes patisseries, tu sais bien que je les aime tant ! ».
Selwa aime surtout se retrouver chez Hind au crépuscule. Elle a souvent pensé que, du haut de sa terrasse, le soleil met plus de temps pour se coucher.
* *
Vue de la terrasse, la vallée offre les corps pétrifiés des orangers en partage. L’horizon en rappelle les teintes ardentes, sanglots écorchés au large de la Méditerranée. Selwa observe les silhouettes qui dansent ; des enfants mangent encore à la table garnie. Le gros rire de Hind ponctue ses allées et venues entre les convives. S’approchant de Selwa, elle vante avec ferveur les délices de la glace musquée fabriquée ce matin. Quelques voisins discutent bruyamment de politique dans un coin. Du fond de la vallée, la petite rivière continue, invisible, d’avancer. Le son clair et perlé de son gosier résonne, porté par les causeries irrégulières de quelques grenouilles. Les touffes odorantes de basilic et de menthe, bordant la balustrade, baignent les premières humeurs du soir. Sous leur habit de chair, les cœurs sont tristes et inquiets. L’heure des autres retrouvailles, celles qui durent toute une nuit dans l’abri, approche.
- « Selwa ! je vais avec Malkoun acheter quelques paquets de bougies. Il n’y en a pas assez pour ce soir. Tu nous accompagnes ? » lance Nassim.
- « Il n’en est pas question! » riposte le père de Selwa . « Il fait déjà assez sombre, les routes ne sont pas sûres…Tu achèteras des bougies demain Malkoun ».
- « Bah, la journée a été calme » répond Malkoun avec sa bonhomie habituelle. « Nous allons chez Hanna, c’est à deux pas. Le magasin doit être encore ouvert à cette heure-ci…ça nous épargnera une veillée dans le noir jusqu’au petit matin. Allez Nassim, on y va ».
Selwa sirote son sirop de mûres. Elle pense que Malkoun a raison, qu’il est préférable d’avoir des bougies tant que le courant électrique reste coupé. Elle espère qu’il n’y aura pas de grand danger cette nuit. Elle essaiera de s’endormir, même si les matelas posés à même le sol, ne sont pas confortables. « On a moins peur quand on dort » lui avait confié sa petite sœur.
Selwa imagine les clichés qui ont porté le visage déchiqueté de son pays sur les écrans télévisés du monde. Au sein de tant de violence, il reste à Beyrouth un toit perdu, parmi tant d’autres, où Nassim peut inviter Selwa à danser. Elle répète à mi-voix leurs deux prénoms : « Nassim et Selwa ». La musique s’est maintenant arrêtée, on débarrasse la table, c’est presque l’heure du couvre-feu.
Des tirs éclatent soudain.
- « Cela n’a pas dû se passer très loin d’ici » énonce faiblement Hind.
L’angoisse envahit les lieux, les cœurs haletants se froissent. Un bruit de pas sourds au bout de la rue puis une ombre émane brusquement de la pénombre, arrive péniblement jusqu’au parking de l’immeuble. Un râle puissant s’élève :
- « Ils l’ont eu ! à moi, à l’aide ! ils nous ont tiré dessus, salopards de francs-tireurs ! je l’ai laissé par terre… »
- « C’est la voix de Malkoun. Malkoun ! mon chéri ! » hurle sa femme, dégringolant les escaliers.
- « Nassiiim… » sanglote Malkoun, l’épaule blessée ; « je n’ai rien pu faire, je l’ai abandonné mort par terre. Nassiiiim ! salopards ! salopards ! saloperie de bougies. Tout est de ma faute, ma faute à moi ! le gosse est mort à cause de moi ».
Les femmes s’assemblent autour d’Oum Nassim. Elle frappe, les yeux révulsés, sa poitrine. Elle frappe fort de ses poings fermés. Les femmes la soutiennent. Selwa n’entend plus rien. Elle se souvient surtout d’Abou Nassim, d’Aboulias et de son fils Elias sortant de l’immeuble en courant, se fondant dans l’obscurité. Elle a dans la tête un point incandescent, un caillou dur avec plus rien autour. Il lui suffit de bouger un peu la tête pour le sentir rouler lourdement.
* * *
Pendant bien des années, Selwa a porté ce caillou en elle et à ses mains deux os longs et lisses et blancs. Des immeubles hauts et laids, une fumante usine, ont poussé depuis dans la vallée, mais la petite rivière roucoule encore. Fraîcheur nocturne de mai, Place des Martyrs : Selwa sourit au public.
- « Combien y a-t-il de temps d’un grain de peau à un grain de terre ? quelle idée Selwa ! » s’était exclamé Nassim. « Attends, je crois savoir : quinze…quinze jours peut-être… »
- « Pourquoi quinze ? »
- « Comme ça…parce qu’il a fallu quinze jours, après le nuage atomique, pour que Hiroshima se recouvre des plus belles fleurs ».
Selwa prend place, se penche sur son violoncelle. Les sons qu’elle égrène coulent jusqu’à la mer, brodent autour de Beyrouth une robe de menthe sauvage et de fleurs d’oranger. Lorsqu’elle finit de jouer, les applaudissements éclatent. Selwa tremble un peu en saluant. Selwa sourit encore. Il lui semble, du bout des lèvres, confusément retrouver une olive noire en sa saveur étrange.
R.B
Louis Soutter: dessin au doigt. -
Guerre à la paix
Entretien de Nicolas Verdan avec Amos Gitaï
Le cinéaste israélien pense que le conflit régional est le fait d’une « coalition d’extrémistes religieux et nationalistes, de tous bords confondus».
La guerre, Amos Gitaï connaît. En 1973, il a participé à celle du Kippour. il avait 23 ans. Né à Haifa, ce réalisateur, scénariste, acteur et directeur de photographie a réalisé depuis une série de films dont l'évolution suit celle de la société israélienne. En 1982, en pleine guerre du Liban, il tourne Journal de campagne, un film qui déclenche une telle polémique que Gitai part s'installer à Paris. Il reviendra à Tel-Aviv en 1993. L'un de ses derniers films, Terre Promise, aborde une thématique jamais envisagée par le cinéma proche-oriental: la traite des femmes de l'Est. En cet été meurtrier pour les civils, Amos Gitaï prend une nouvelle fois du recul pour tenter de comprendre l'inacceptable retour de la guerre.
- Amos, quel est votre sentiment face à cette nouvelle guerre du Liban?
- On nous disait que la paix était proche. C'est malheureux. La réconciliation entre les peuples du Proche-Orient semblait possible. Le Hamas semblait disposer à reconnaître l'Etat d'Israël.
- Alors pourquoi ce retour à la violence?
- Je crois que la guerre est là parce qu'on approchait de la paix. J'estime que cette série de violences est possible en raison d'un rapprochement entre les différents groupes radicaux de la région. Les nationalistes, les ultrareligieux, toutes ces extrêmes forment une coalition régionale qui trouve intérêt à la guerre.
- Cette coalition dépasserait donc les frontières étatiques, territoriales et réunirait autant des Israéliens que le Hezbollah, entre autres?
- Oui, et il s'agit d'une coalition stable. Cette guerre est le fait d'extrémistes de tous bords qui s'activent dès qu'ils voient l'émergence d'un projet de pacification. Même s'ils ne se réunissent pas en conférence, ils agissent dans le même sens. Il en a été ainsi avec l'assassinat d'Itzhak Rabin (n.d.l.r. premier ministre assassiné en 1995 par un extrémiste juif)
- En Israël, le débat contradictoire est généralement possible, la critique est permise. Mais n'y a-t-il pas une forme de consensus autour des opérations de Tsahal au Liban?
Il y a des manifs, les critiques sortent. Mais le consensus existe. Il porte sur le fait que les attaques sur Sderot ou Haifa visent le territoire national israélien. Il s'agit d'une vraie contradiction, difficile à expliquer. Israël se retire de Gaza, elle quitte le Liban et c'est pourtant de ces deux endroits que la guerre a repris. Cela affaiblit la position de la gauche israélienne qui dit que le conflit au Proche-Orient est avant tout territorial et relatif à l'occupation des territoires palestiniens.
- En 1982, vous ne vouliez pas filmer la guerre du Liban en tant que telle, avec les explosions, les morts, le sang. Et aujourd'hui?
- Je pense la même chose.
- Mais j'imagine que vous êtes sensible au quotidien difficile des habitants d'Haifa, votre ville, que vous avez d'ailleurs racontée et filmée?
- Oui, je sais ce qu'est une sirène d'alerte. A la demande de Gilles Jacob, dans le cadre des 60 ans du Festival de Cannes, plusieurs cinéastes internationaux ont été invités à faire un court-métrage sur un cinéma de leur pays. Je vais tourner dans un ciné d'Haifa.
- Un film sur un ciné, dans le contexte actuel?
- Oui, nous allons tourner à Haifa dès la semaine prochaine.Cet entretien, réalisé par Nicolas Verdan, a paru dans l’édition de 24 Heures du 2 août 2006. Photo : Laurent Guiraud.