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  • Une visite à Jacques Lassalle


    A propos des Papiers de Jeffrey Aspern de Henry James




    Maître, en ses dernières étapes, d’un théâtre du questionnement de l’être sous les voiles du paraître, de la parole dans ses balbutiements, d’une vérité à chaque fois atomisée en vérités, lecteur du monde autant qu’il est écrivain lui-même, artisan de la scène autant qu’artiste, professeur aussi («on n’enseigne jamais que que ce qu’on cherche», relèvera-t-il à ce propos), et nous pourions enfin dire honnête homme à l’irradiante conversation, Jacques Lassalle a créé à Lausanne la mise en théâtre des Papiers d’Aspern, nouvelle tendrement cruelle de l'inépuisable Henry James que, depuis longtemps, soit par le cinéma soit à la scène, il rêvait d’aborder.

    «L’oeuvre de James est de celles qui m’ont le plus intéressé, au même titre que l’univers de Tchekhov, et d’abord parce qu’elle est essentiellement fondée sur l’ambivalence. Quant aux circonstances qui m’amènent enfin à monter l’adaptation théâtrale de cette nouvelle si caractéristique de l’art jamesien, elles sont liées initialement à la rencontre, à Londres, de Jean Pavans, traducteur de James et connaisseur sans pareil de l’oeuvre. Jean Pavans est ce type de l’homme-livre se consacrant intégralement à un auteur, dont la ferveur m’enchante. De James, outre ses traductions, Pavans a adapté trois nouvelles pour le théâtre: Le retour à Florence, Daisy Miller et Les papiers de Jeffrey Aspern. Or, après une longue conversation avec lui, il m’est apparu que je devais monter Les papiers de Jeffrey Aspern."

    L’action de la nouvelle de James se passe à Venise, dans un palais décati où vivent, pauvres et retirées du monde, une Américaine nonagénaire et sa nièce. On sait que la première fut la maîtresse du grand poète Jeffrey Aspern (figure qu’on peut imaginer un condensé de Byron et Shelley), dont elle posséderait encore une précieuse correspondance. C’est pour mettre la main sur celle-ci que débarque un jeune homme que passionne l’oeuvre d’Aspern, et qui va ruser en sorte d’amadouer la vieillarde par le truchement de la moins âgée, laquelle s’éprend secrètement de lui. Mais que se passe-t-il en réalité sous nos yeux ? Telle est bien l’énigme que Jacques Lassalle a choisi de démêler.

    «Il y a là un concentré de thèmes jamesiens qui n’ont rien perdu de leur intérêt à l’heure que nous vivons. C’est par exemple la fascination de l’Amérique pour la vieille Europe, et la confrontation des âges et des sexes, sur fond de lent engloutissement dans cette Venise fin de siècle. Le thème de la passion littéraire est également modulé, avec tout ce qu’il suppose de passions, de procédures et de vanités. L’étrange relation qui s’établit entre les trois personnages repose sur un malentendu et de constantes incertitudes qui me passionnent. Où est le vrai ? Il est tant de vrais possibles. James nous met dans la situation qui est la sienne même, de l’écrivain dont la vie est papier, et papier vivant, papier chargé d’amour mais papier négociable aussi, papier qui vous fait brûler et que vous pourriez brûler de la même façon. L’oeuvre de James est une enquête interminable sur nous-mêmes. Plus nous y puisons et plus nous nous nous interrogeons sur notre présence au monde. Et c’est cela, comme chez Tchekhov ou chez Molière, qui ne cesse de m’interroger aussi bien. Je crois aimer par-dessus tout l’ambivaence de nos vies. Et le secret. Sous les déterminations les plus simples en apparence, il me plaît de sonder l’énigme...»

    Dans l’appartement parisien de Jacques Lassalle, qu’on pourrait dire rêveusement bourgeois, et donc un peu jamesien, la substance condensée de la conversation nous a transportés comme hors du temps, mais déjà nous imaginons la représentation à venir...

    «Une oeuvre est toujours une énigme. Nous commençons par travailler autour de la table, et c’est l’espace du savoir. Ensuite, ce qui se joue dans la pénombre de la répétition relève de l’inconnu. Toute lecture, vous le savez, est une nouvelle naissance. La mise en scène est partout et nulle part, mais à la fin je la voudrais invisible. La représentation vient nous questionner doucement sur notre secret. Cependant nous avons besoin des autres. Et ce qui me touche peut-être le plus, alors, est ce petit silence, après le dernier mot et avant le premier applaudissement, qui dit si le partage s’est accompli.»

  • Puisse le polar rester paria



    Georges Simenon se plaignait naguère de ce que la critique et le public français le considérassent (pour parler comme San Antonio) strictement comme un auteur de romans policiers, alors que le reste du monde voyait en lui un écrivain à part entière.
    Or s’il est vrai que la France, patrie historique de la Littérature avec une grand aile (c’est elle qui le dit), aime à séparer ce qui est « noble » des genres dits mineurs (polar, science fiction, littérature popu en un mot), il n’est pas moins évident que le rompol a ses règles spécifiques qui en font, qu’on le veuille ou non, et sans mépris, un genre particulier. Simenon reconnaissait, le premier, que la série de Maigret obéissait à certains schémas dont il éprouva, à un moment donné, le besoin de se libérer. Cela ne signifie pas que ses Maigret soient tous schématiques, mais le fait est que le meilleur de Simenon échappe aux normes du polar. Lettre à mon juge ou Le bourgmestre de Furnes, La neige était sale, Les inconnus dans la maison, Feux rouges, Les gens d’en face ou L’homme qui regardait passer les trains, pour ne citer que ceux-là, ressortissent bel et bien à la meilleure littérature, comme il en va de Crime et châtiment de Dostoïevski, si proche de certains romans noirs contemporains…



    La confusion s’accentue pourtant aujourd’hui, où le terme de polar englobe des auteurs et des formes extrêmement variés à tous points de vue, et de niveaux qualitatifs oscillant entre le pire (Gérard de Villiers pour aller vite dans le ton vulgaire et démago) et le meilleur (Chester Himes, Patricia Highsmith ou James Ellroy pour citer les plus connus), avec ce dénominateur pourtant commun de l’omniprésence du Mal et de la Mort.

    De la belle énigme sophistiquée classique (Double assassinat dans la rue Morgue d’Edgar Allan Poe ou Le mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux) aux embrouilles glauques du Ripley de Patricia Highsmith, en passant par les enquêtes socio-politiques de Michael Connelly (L’envol des anges, etc.), les incursions dans le monde des Indien pueblos de Tony Hillerman ou les nouveaux auteurs français de Manchette à Fred Vargas, les atmosphères et les thématiques du « polar » sont aujourd’hui aussi diverses, à vrai dire, que celles des romans ordinaires.

    Comme l’illustre le récent et substantiel dossier consacré à la vogue du polar par Le Nouvel Observateur, le genre en question ne fait plus aujourd’hui figure de paria, n’était-ce que parce que certains de ses auteurs (mais pas souvent les meilleurs) « cartonnent » dans les listes de best-sellers et relancent la vogue, plus diluée encore du point de vue de la qualité, des séries télévisées standardisées et bien pensantes du style Julie Lescaut ou Navarro.

    Mais le polar gagne-t-il à se voir acclimaté et promu au rang de « noble » littérature. L’évolution d’un Daniel Pennac laisse songeur, et les élégants pastiches d’un Jean Echenoz ne font guère illusion quand on les compare aux descentes aux enfers des auteurs sondant les ténèbres du cœur humain, tels Patricia Highsmith (qu’un Graham Greene qualifiait de « poète de l’angoisse ») ou Robin Cook dans le terrifiant J’étais Dora Suarez, ce roman noir qui vous fait ressentir quasi physiquement le sort de la victime et de son bourreau dément.

    Du catholique Chesterton au visionnaire Dürrenmatt, les plus grands écrivains ont passé par les rues sombres du polar, pour en tirer parfois des vérités humaines éclairantes et de vraies pages de littérature. Autant dire que le polar en soi n’est qu'une appellation fourre-tout, alors même le Mal et la Mort échapperont toujours aux classifications et autres tendances

    Cette chronique a paru dans l'édition de 24Heures du 28 juillet 2005


    Post scriptum: on découvrira bientôt, dans l'étincelant Dictionnaire égoïste de la littérature française, à paraître chez Grasset sous la signature de Charles Dantzig, des pages très pertinentes sur les rapport de San Antonio avec la langue française en particulier et la littérature en général.




  • Poésie du tout-venant


    Les Arrêts déplacés de Marius Daniel Popescu

    Dans l'amical préambule à ce nouveau recueil de Marius Daniel Popescu, René-Luc Thévoz prétend que la démarche du Roumain établi à Lausanne " n'est pas de la littérature ", ce qu' on admettra à la rigueur dans la mesure où cette écriture est toute de simplicité apparente, mais risque de confiner l'auteur, conducteur de bus atypique et auteur unique du journal Le persil, dans les marges du pittoresque.
    Plus judicieux, le préfacier précise ensuite que " l'objectif poétique de Marius Popescu consiste à faire entendre, à faire voir ". Et d'ajouter qu' " on part à la découverte sensorielle des objets qui nous passent sous la main, sans discrimination, et de là, on s' envole vers des univers plus intérieurs ".
    De fait, c'est à partir des " événements " les plus anodins en apparence, que le poète compose ce collage de sensations et d'émotions dont le premier mérite est de rendre aux mots leur densité première, comme par le truchement d'un rituel.
    Telles des " cellules " poétiques, une suite de petits grains (d'un à onze) cristallisent des instants simultanés, du plus simple (" toutes / les femmes / sont / belles ") à de plus complexes intersections, comme pour faire percevoir tout ce qui se trame à la même seconde, ici et partout. De la chose vue à l'émotion, il suffit parfois d'un lien de mémoire comme celui qui associe, " événement rare dans ces contrées ", ce chien noir et sans laisse errant en ville et l' " un des passages de ta grand-mère parmi une foule d'hommes qui buvaient des bières debout "…
    Arrivé en Suisse en 1990, Marius Daniel Popescu pratique notre langue avec une étonnante maîtrise, alternance de limpidité et de baroquisme inventif, en usant (et parfois en abusant) de procédés formels ou typographiques rappelant les expériences lettristes. Pourtant le noyau vif de cette poésie doit moins aux " trucs " qu' à la perception fraîche (" quand / la pluie sursaute autour de toi / comme une gitane ") et à l'accueil de " cela simplement qui est ", selon l'expression d'un Cingria, restituant la présence des proches (les enfants, la compagne ou les amis), de telle vieille dame assise à la gare de Lyon, de tel moribond étendu sous un drap blanc au pied d'un immeuble, de toutes ces vies qui se croisent (" de plus en plus de gens qui parlent seuls "), et l'on oscille du minimal haïku aux plus amples coulées de La sept ou du Tueur de livres, dans une atmosphère d'intimité collective, si l'on ose dire, rappelant un peu la poésie d'un Raymond Carver (Travail manuel ou Big-bang en sont de bons exemples) ou les icônes profanes d'un Charles Bukowski.
    Parfois insuffisamment transposée, la matière poétique de ces Arrêts déplacés n'en est pas moins habitée et frémissante, fraternelle en son regard et généreusement accessible à tout un chacun, comme l'était celle d'un Prévert. D'ailleurs " les paroles dorment sous les gouttes d'eau comme des moineaux ", écrit Marius Daniel Popescu, dont les pépites du verbe étincellent dans le tout-venant des jours.

    Marius Daniel Popescu. Arrêts déplacés. Antipode, 87p.

  • Fugues nippones


    Premier matin à Tokyo

    Il y a ces jours dans l’air de Tokyo une espèce de tiédeur anachronique d’été indien. Pourtant c’est le moindre des étonnements de quiconque y débarque pour la première fois. Parce que c’est un monde éberluant que celui de Tokyo, dont les images toutes faites qu’on en peut avoir valdinguent aussitôt qu’on y plonge.

    Aux idéogrammes près, on se croirait d’abord aux States. Les buildings, les parkings enterrés ou empilés et les nouveaux quartiers à shopping : tout y est. Sauf qu’il y a ici des congrès de grillons et de drôles d’oiseaux moqueurs dans les arbres, et toutes sortes d’arbres aux feuilles en forme de cœurs ou de petits éventails ; et de ravissants enfants et des collégiennes en uniformes de matelotes mille fois plus mutines que nulle part ailleurs ; et des balayeurs à gants blancs qui ramassent les mégots et les menus détritus avec des soins de préparateurs en pharmacie. Or, en dépit du sentiment d’écrasement qu’on éprouve aussitôt devant son hétéroclite immensité, Tokyo ne laisse aussi de nous immerger dans un fleuve humain bonnement revigorant.

    Le premier matin, ainsi, aux très petites heures, c’est dans les halles ruisselantes et sonores du marché au poisson de Tsukiji que j’ai commencé de flairer ce Tokyo-là. Dans une atmosphère fleurant d’abord les œufs pourris et tournant ensuite à l’air salé du grand large, on découvre là tout un peuple de matinaux aux gueules shakespeariennes maniant coutelas et crocs à longs manches, s’activant entre les rangées fumantes de vapeur de glace de thons et d’espadons la tête ouverte ou les entrailles sondées à la loupiote.
    Mais le choc de ces lieux tient surtout à la criée se modulant en litanies gutturales lancées tout à coup des petits tréteaux dressés de loin en loin dans ce dédale grouillant, qui évoquent tout un monde de luttes élémentaires et de rudes échanges, d’ancestrales angoisses filtrées et modulées en incantations lancinantes.

    Les extrêmes semblent à tout moment s’opposer au pays de l’arc et de la massue. Ainsi du silence bruissant de feuilles de papier de soie des mille bouquineries du quartier de Kanda, puis des vociférations gutturales des extrémistes à mégaphones debout sur leurs blindés noirs, en plein centre d’affaires de Ginza...

  • Retour au Sud profond


    Le vieux dur à cuire est-il un bluesman, malgré son refus de la sentimentalité, un musicien de jazz, ou un routard de la country? Clarence «Gatemouth» Brown lui-même a l'air de se jouer de toutes les catégories en vivant la musique à sa façon de natif du Sud profond (en 1924, à Vinton, Louisiane) qui est ensuite «monté» au Texas, où il s'est frotté à d'autres sons et à d'autres rythmes, avant bien des détours lointains qui l'ont conduit sur les routes de la variété et de tournées impossibles, jusqu'en Union soviétique.
    En l'occurrence, Back to Bogalusa nous propose une assez agréable suite de ballades en hommage à la tradition du blues du Sud, de ses gens et du bayou. On ne dira pas qu'il y a de quoi tomber en syncope d'enthousiasme: le swing est là plus que l'émotion ou l'invention musicale. Au passage, plus qu'un Going back to Louisiana plutôt laminé, diverses reprises bien enlevées, tel un Louisian' très country de tournure, «assurent» bien, de même que la reprise de Dixie chicken.
    Bref, celui qu'on a appelé «le grand prêtre du swing texan» est bien là, avec son charisme, toujours puissant aux States, mais un peu moins agissant sous nos latitudes. Il n'en a pas moins un son «tripal» à lui et une couleur qui peut épater encore les amateurs de folk enrichi de jazz et de blues. Un jour, un bluesman ami de «Gatemouth» a dit que «celui-ci pouvait faire plus avec une guitare qu'un singe avec une cacahuète». Ce disque le prouve. Quant au singe, il est en fuite...

    Clarence «Gatemouth» Brown. Back to Bogalusa. Bluethomb Records.

  • Les mots contre l'oubli


    Le chant du bosco
    d’ Elisabeth Horem




    Lorsqu'on rappelait les crimes de Marat à sa soeur, la brave femme se contentait de répondre: «Ah, que voulez-vous, ce ne sont là que turpitudes humaines, qu'un peu de sable efface...» Or, aujourd'hui plus que jamais, le sentiment qu'un peu de sable suffit à effacer les turpitudes humaines engage certains, que l'oubli révolte, à prendre la parole et à témoigner. Les abominations massives qui ont marqué le XXe siècle ont d'ailleurs cristallisé le fameux «devoir de mémoire» qui n'empêche pas, cela va sans dire, diverses formes d'amnésie de se perpétuer; pourtant, de grands textes contemporains l'ont bel et bien honoré, sous les plumes de Primo Levi ou de Soljenitsyne, notamment.

    Ce thème de la mémoire comme dernier recours de la conscience humaine et comme honneur de la littérature, qui revient de manière insistante chez certains des meilleurs écrivains contemporains, est également le motif central, en de plus modestes largeurs, du bref mais très dense roman d'Elisabeth Horem. A préciser, aussitôt, que Le chant du bosco ne se rapporte pas à tel ou tel drame particulier de notre époque mais évoque des relations humaines pourries par une situation politique qui peut faire penser à l'Albanie d'Enver Hodja, aux républiques bananières ou à moult autres tyrannies de partout.



    Le protagoniste du roman, Peter Vaart, a fui la ville d'Obronna après y avoir vécu les événements dramatiques d'un certain été, durant lequel un attentat a été commis contre le dictateur Basilka. Incarcéré une première fois sans savoir pourquoi, il a été libéré non moins inexplicablement avant d'être jeté dans le quartier de haute sécurité de la forteresse où il a consenti, par force et par lâcheté, à un crime qu'il ne se pardonnera jamais. Tout au long du récit, dont on ne sait d'abord qui le mène, et qui devient peu à peu le témoignage de Vaart lui-même, le souci de tout ressaisir par la mémoire s'affirme alors même que l'incertitude et l'équivoque flottent sur les personnages et les péripéties du roman.

    «Se rappeler toutes les odeurs», note ainsi Vaart en reconstituant une scène. «Ne rien oublier surtout. Il suffirait de trouver un jour les mots justes, pour tout retenir, tout conserver, désormais disponible à volonté, des mots beaux et parfaits, bien polis par l'usage comme le sont les mots précis et poétiques qu'utilisent les marins.» D'où le recours, à la suite de ce passage et dans le titre même de l'ouvrage, à l'image et à la fonction du bosco, ce maître de manoeuvre marine dont le chant pourrait être comparé à celui de l'écrivain menant sa propre barque...
    Cette remémoration, au demeurant, n'a rien de lourdement volontaire, qui structure le roman comme un rêve éveillé. L'errance de Vaart, comme celle de Caïn fuyant l'oeil de sa conscience, est à la fois recomposition alternée d'une histoire d'amour tragique dont les pièces de puzzle se remettent en place sans jamais égarer le lecteur. S'en détachent les beaux personnages sacrifiés de Sana et de Mona, sur fond de confusion et d'abjection, mais aussi d'intense sensualité, avec une puissance émotionnelle qui rappelle les récits politico-poétiques d'un Juan Carlos Onetti; et le même sentiment de dérision désespérée, sur fond de sable effaçant toute chose, laisse au lecteur comme un goût de cendre.

    Il émane des romans d'Elisabeth Horem une atmosphère d'inquiétante étrangeté, qu'on dirait tissée par la couleur et la sonorité des mots, rappelant à la fois les clairs-obscurs du peintre Edward Hopper, les dédales plombés d'Ismaïl Kadaré ou les rêveries topologiques d'Escher, alors même que cet univers envoûtant, dont le centre onirique est la cité insituable d'Obronna (ville portuaire d'un sud nordique rappelant à la fois l'Est et le Proche-Orient) est absolument original. D'une écriture très élaborée, parfois jusqu'au maniérisme (ces phrases soudain coupées ou ces dialogues indirects frisant parfois l'artifice), et construit avec la rigueur d'une composition musicale complexe, Le chant du bosco s'impose cependant, au-delà de ces apprêts littéraires, par une nécessité profonde qui en fonde aussi la beauté.

    Elisabeth Horem, Le chant du bosco. Bernard Campiche, 119 pp.

  • L'échappée belle de M. Personne


    Jean-Louis Ezine dans la foulée de Blondin

    « Le vélo et les mots ont toujours été dans des complots, des réciprocités frauduleuses, des échanges romanesques », écrit Jean-Louis Ezine, qui appartient à la fois au club restreint des chroniqueurs vélocipédiques à la Blondin ou à la Nucéra, et à la congrégation plus débonnaire des cyclistes-poètes « à la paresseuse », mais de grand style, dont un Charles-Albert Cingria reste le saint patron. Chroniqueur absolument épatant (comme le rappelle notamment le recueil Du train où vont les jours), Ezine est un romancier plus rare, mais son dernier livre déploie bel et bien l'espace-temps d'un vrai roman à valeur de peinture d'époque, au lendemain de la Grande Guerre où l'on pouvait lire au milieu des décombres encore fumants des écriteaux qui eussent réjoui cet autre chroniqueur doux-acide que fut un Henri Calet: « Il est interdit de détériorer les ruines » ...

    C'est cependant du côté de Proust, et sur une remémoration toute personnelle, que l'auteur d ' Un ténébreux amorce sa virée romanesque, en se rappelant la scène primitive d'une folle descente vers la mer où l'entraîna, à 3 ans, son père qu'il ne se souvient pas avoir jamais vu par la suite et qui lui aura du moins révélé cela en cet instant de peur mortelle dilué dans une griserie extatique: « J'ai trois ans, j'avale la route déserte et la vitesse est assassine. J'imagine que l'expression « à tombeau ouvert » conviendrait pour traduire en mots la sensation de vertige fatal dont s'accompagne ma course, mais je ne crie pas, je suis sûr de ne pas avoir crié. Je ne connais ni le tombeau ni la mort. Je sais seulement, de toute la force d'une évidence animale qui n'a nul besoin des mots dont je l'habille aujourd'hui, que je vais me briser et m'anéantir, là. Dans ce virage en épingle qui fait une volte-face vers l'éternité de la mer ».

    Sur quoi le souvenir de l'enfant, ignorant du pouvoir occulte de son paternel dont les mains sont posées sur les cocottes de freins, restitue merveilleusement un de ces moments qui marquent une vie: « C'est précisément à cet endroit et à cette seconde que l'inexplicable s'est produit. Le temps a soudain décéléré prodigieusement et tout est redevenu paisible et lent, absorbé dans le silence d'un immobile été, comme cueilli par la main invisible de Dieu et soustrait à toute contingence. C'est là que je suis mort. C'est là que je suis né » ... Or celui qui se croyait aux commandes n'était qu'un passager qui n'aura pas trop d'une vie en selle pour retrouver celui qui lui a fait ce drôle de cadeau.

    « J'ai passé le plus clair de mon existence à rechercher l'homme qui avait le même souvenir que moi », conclut-il après avoir déclaré que sa « vélomachie » serait son combat aussi d'écrivain. Et de préciser enfin sa vocation particulière de comparse, qui le fit certes « tutoyer les dieux » de la caravane du Tour de France, au titre de factotum des champions puis de journaliste, avant d'y revenir à rebrousse-temps par le truchement du jeune Charles Brunel et, si l'on peut dire, dans la roue du scribe Louis Maurélois qui entreprit, dans les années vingt, de raconter le « roman vrai » du Tour de France, avant que d'y renoncer.

    Dans une langue fruitée à la belle découpe flaubertienne, Jean-Louis Ezine sera donc le Narrateur de la Recherche non accomplie par Louis Maurélois, ouvrant Un ténébreux avec la première rencontre inopinée du jeune Charles, en lequel on découvrira tantôt un « quelque chose » peut-être assimilable à de la graine de champion, et du baron Théophile de Fombault appelé à devenir son mentor. Brassant ses propres souvenirs et les riches heures de la légende que lui a rapportées le vieux Louis, entre autres sources, le romancier-chroniqueur entremêle l'histoire des Maurélois, très introduits dans le Tour de France renaissant de l'entre-deuxguerres, et celle de Charles le « ténébreux » (c'est ainsi qu'on appelle les touristes-routiers), en marge de l'histoire de la Grand Boucle dont il écorne quelques mythes au passage.

    Jean-Louis Ezine. Un ténébreux. Editions du Seuil, 185 pp.

  • Un ange gardien


    Le professionnel
    de Dusan Kovacevic

    Chacun sait qu'à l'enseigne du capitalisme, l'homme est un loup pour l'homme, et que sous le communisme c'est le contraire. Or voici qu'à la situation contraire succède la précédente, et que c'est reparti pour un tour de manège.

    Hier encore, Teodor était un écrivain, mais empêché d'écrire. On disait alors: dissident. Supposé planquer de géniaux écrits dans ses tiroirs. Et buvant sec en attendant que les lendemains déchantent. Or voici que, le vent de l'Histoire ayant tourné, le proscrit de naguère se retrouve parachuté au « top » de la nouvelle société, directeur d'édition et chargé de « gérer » les nouvelles valeurs, quitte à opérer quelque « restructuration » dans la foulée.

    A Belgrade, après Tito, Teodor est manager. Et voilà se pointer, entre deux auteurs recalés et / ou furieux, un certain Luka. Qui tout de suite tutoie l'écrivain, ex-maudit, comme un frère. Il est vrai qu'une vieille familiarité relie les deux personnages à l'insu de Teodor: Luka, dix-huit ans durant, a de fait fliqué et enregistré les moindres propos de Teodor. Il fut son ombre et son ange gardien en quelque sorte. Il l'a même sauvé une ou deux fois. En l'occurrence, il lui revient de surcroît avec plusieurs tapuscrits établis par son fils Milos, prof de littérature, constituant les œuvres « orales » de Teodor, recueillies d'une beuverie l'autre. Teodor n'en revient pas: intellectuel et snob, comme la plupart des écrivains, il ne peut imaginer qu'un flic le prenne au sérieux. Or, le flic en question est non seulement plus professionnel que lui: il est plus humain, plus intéressant que ce brillant littérateur à la manque ...

    Dusan Kovacevic. Le professionnel (Théâtre).

  • La splendeur voilée de Kafka


    C’est le propre des grandes œuvres que de susciter de multiples interprétations, mais certaines d’entre elles, jouant sur de multiples strates de sens, telles la Divine Comédie de Dante ou les romans et histoires si énigmatiques de Franz Kafka, y incitent particulièrement. Or le premier mérite de Roberto Calasso, type même de l’essayiste « mitteleuropéen », est de ne pas surajouter une nouvelle grille de lecture à l’univers de Kafka mais plutôt d’en éclairer des aspects essentiels de l’intérieur, si l’on peut dire, en éclairant son mystère « par sa propre lumière », pour reprendre l’expression de Karl Kraus.

    Deux romans majeurs, Le procès et Le château, constituent le « territoire » que l’auteur entreprend d’explorer de façon à la fois minutieuse et tâtonnante, intuitive et incessamment enrichie par les inépuisables connaissances de ce familier des mythologies et, plus largement, des rapports liant l’homme aux dieux, même si Calasso voit en l’univers de Kafka « un univers prémythologique , où la séparation hommes-dieux ne s’est pas encore faite », en deça pourtant du chaos.

    En écrivain, Roberto Calasso s’est livré à un travail de filtrage et de synthèse prodigieux de limpidité « finale », qui nous fait découvrir, sur la trame de ses lectures, ce qu’on pourrait dire l’esquisse du « motif dans le tapis » de l’œuvre kafkaïen, interrogeant les fins mêmes de la littérature.

    Roberto Calasso. K. Traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Éditions Gallimard, coll. Du monde entier, 382 p.

  • Bouche d'or

    C'est avec la bénédiction de Carol Baker, qui rend hommage au projet de Matthias Winckelmann de ne pas exploiter l'héritage de Chet Baker n'importe comment, que la série The Legacy a été conçue, qui réunit, dans ce quatrième volume, six morceaux enregistrés en public sous l'égide du Südwestrundfunk, le 9 décembre 1978 à Stuttgart.



    Ainsi que le rappelle Hans Thomas, la discographie de Chet Baker (qui contient plus de 140 titres !) est assez inégale dans les dernières décennies, alors que cet enregistrement lumineux retrouve la grâce et le charme des années 1950, à quoi contribue aussi la prestation chatoyante du pianiste Phil Markowitz, aux côtés de Scott Lee à la contrebasse et de Jeff Brillinger à la batterie.

    Cela étant, et autant en chanteur qu'en trompettiste, Chet Baker lui-même se montre souverain de part en part, avec son incomparable douceur mélancolique dès le premier souffle confidentiel de The Touch Of Your Lips, suivi d'une « relecture » originale de Beautiful Black Eyes de Wayne Shorter et d'un Oh You Crazy Moon où alternent un scat et un solo de trompette également inspirés. Dans la foulée, c'est encore un jazz irradiant et vigoureux à la fois que nous valent Love For Sale (de Cole Porter), une interprétation lyrique et moelleuse (mais non mielleuse) de Once Upon A Summertime de Michel Legrand, et, pour dessert, l'incontournable My Funny Valentine enlevé avec une espèce d'allégresse caressante ...

    Chet Baker. Oh You Crazy Moon.

  • Pajak au miroir de Nietzsche


    Orphelin de père, Frédéric Pajak a le culot d'une sorte de voyou « métaphysique ». Au coup de salaud que lui a fait la vie, ou disons carrément Dieu si l'on admet que ce personnage est à l'origine de la vie et reste comptable de ses interruptions les plus scandaleuses (le Père qui permet que vous soit arraché son représentant terrestre, non mais !), le jeune homme a répondu de façon naturelle, en fils révolté se construisant de bric et de broc à la marge de la société des pères. Frustré de présence paternelle à l'âge où ça compte, mais également empêché de le tuer au moment freudien réglementaire, ce fils d'artiste n'est pas devenu fonctionnaire à l'Etat pour liquider symboliquement la grande et belle ombre de son père artiste: au contraire il a fait « comme papa », et ça s'aggrave visiblement avec l'âge. Le bon larron (Campiche, 1987) annonçait un peu maladroitement la couleur (le drôle est le contraire d'un habile en dépit de dons certains) mais le ton et la manière, aigres et purs à la fois, y étaient avec cette rage et ce regard direct qui se sont nourris, au fil des années, d'une expérience et d'une capacité de synthèse qu'aiguise une singulière lucidité.

    A l'ère des spécialistes et des chasses sourcilleusement gardées, Pajak a développé une interrogation personnelle qui mêle ses obsessions intimes et ses curiosités élargies, avec le double instrument du dessin et de l'écriture. Il en a tiré des OVNI artistico-littéraires dont le premier paru, L'immense solitude, convoquait déjà Nietzsche et Pavese « orphelins sous le ciel de Turin ». Or, après Le chagrin d'amour (PUF, 2000), récompensé en Suisse par le Prix Dentan, et la non moins originale « biographie » de Joyce, Humour, composée en complicité avec Yves Tenret, Pajak revient à Nietzsche dont il découvrit les Œuvres complètes dans la Chine « maoïstement antimaoïste » de Deng Xiaoping au fil d'un bref essai aux fulgurances de pensée et d'écriture nous rappelant, par les angles vifs de son style et ses beautés, celles d'un Dominique de Roux.



    La lecture « sauvage » de Nietzsche a révélé à Pajak quel chrétien il restait « au fond » en dépit de son impiété présumée, et combien ce « christianisme » culturel et cette « impiété » de surface lui cachaient « au fond » le Mystère. Il en va sans doute de même de la plupart des prétendus « croyants » et des présumés « mécréants ». En quête naïve du Mystère auquel Nietzsche achoppa jusqu'à s'identifier au crucifié, Pajak devait rencontrer Luther et lui découvrir une « morbidité obsessionnelle » relançant, contre les soleils de la Renaissance, la « haine mortelle contre la vie » de Paul, premier grand écrivain du christianisme et son inventeur en quelque sorte.
    Et Nietzsche là-dedans ? Disons pour faire (très) court: un fils de pasteur « luthérisé » jusqu'à la moelle, qui fut aussi féroce avec sa mère et sa sœur que Luther le fut avec les juifs, et qui n'osa jamais cependant s'en prendre à la figure idéalisée du papounet, mort trop tôt comme celui de Pajak. Du moins le liquidera-t-il « par procuration », « en tuant le Père de son père mort ». Cela pour les grandes lignes, qui feront se froncer maints sourcils ou se hausser maintes épaules paternes. Or ce petit livre, d'une insolence qui n'exclut pas l'engagement profond de l'auteur, vaut à nos yeux par ses pointes, dont les « flèches » devraient stimuler toute pensée inquiète et libre.

    Frédéric Pajak, Nietzsche et son père. Avec 21 dessins de l'auteur. PUF, 92 pp.

  • La poésie d'une magicienne



    Janice Winter de Rose-Marie Pagnard

    D'un livre à l'autre, et comme entremêlant des fils d'encre soyeuse et d'or, Rose-Marie Pagnard poursuit son œuvre romanesque à la manière d'un grand rêve éveillé, dont l'atmosphère relève à la fois du conte populaire et du romantisme allemand, avec une tension constante entre folie et beauté. Le mélange de psychologie des profondeurs et de poésie de Janice Winter rappelle en outre les romans si troublants et si beaux de Pierre Jean Jouve (de Paulina au Monde désert, en passant par Les aventures de Catherine Crachat), sans qu'il soit question pour autant d'aucune imitation.
    De fait, l'univers de Rose-Marie Pagnard est décidément original et unique, et la narration de Janice Winter, dégagée des brumes parfois un peu éthérées du précédent ouvrage de l'auteur, Dans la forêt la mort s'amuse (excellent au demeurant, et gratifié d'un Prix Schiller en 1999), marque une nouvelle avancée.

    Janice Winter est une enfant en métamorphose, qui se raconte cette drôle d'histoire tout en la vivant, comme par mimétisme, au côté de sa sœur aînée Léa dont la récente tentative de suicide étreint les siens d'angoisse latente. Le double printemps inquiet des filles Winter s'accorde par ailleurs à l'ambiance étrange de la maison d'Ida Sommer, la grand-tante dont le fils Horst a disparu depuis huit ans et 235 jours. L'histoire se passant rue des Foudres, il est naturel que le disparu tombe du ciel pour réapparaître aux jeunes filles auréolé de feu et en manteau d'Arlequin, qu'elles serviront chacune à sa manière à la cave où, bâtard en quête de père et bandit pour rétablir l'ordre secret des choses, il s'est planqué quelque temps.

    Dans un climat d'étrangeté qui nimbe tous les personnages d'une sorte d'aura mythique, Rose-Marie Pagnard marque bien la frontière entre les instances de la trivialité et de la norme, du conformisme social et de la conformité psychiatrique, et celles de la fantaisie et de l'imagination, de la liberté et de la poésie. Cernés par l'angoisse, les parents de Léa tremblent à l'idée que leur fille puisse toucher à la drogue, sans imaginer ces « phénomènes inexpliqués » de la nature qui ont toujours fasciné Horst, lequel incarne d'ailleurs la poésie en mouvement perpétuel autour de nous, mais qu'on ne saurait percevoir sans attention fervente, à laquelle Janice ajoute une sorte d'amour sorcier, en deçà de la fusion sexuelle vainement espérée par Léa.

    Pour prolongation radieuse du bonheur éprouvé à cette lecture, un album à quatre mains conjointes, (puisque l'imagier en est le peintre René Myrha, époux de la romancière) vient de paraître, où rebondit un autre colporteur de poésie sous la forme d'un mystérieux passant à manteau d'or. Variation sur les thèmes de la mémoire et du masque, Figures surexposées participe, à la fois par l'enluminure onirique des images et par le récit, à cette transmutation poétique, jouant sur tous les registres du langage, qui caractérise essentiellement l'œuvre de Rose-Marie Pagnard.

    Rose-Marie Pagnard, Janice Winter, Editions du Rocher, 179 pp.
    Rose-Marie Pagnard, René Myrha, Figures surexposées, Le Champ des Signes.


  • Frères ennemis

    Considérée, par Philip Roth, comme « la plus talentueuse des romancières européennes de langue anglaise », l'Irlandaise Edna O'Brien, qui scandalisa son pays d'origine à l'instar de Joyce (auquel elle consacra un essai lumineux) est encore trop peu connue en nos contrées. Or, la réédition en Poche d'un de ses livres les plus significatifs est la bonne occasion d'entrer de plain-pied dans son univers âpre et sensuel à la fois, où se heurtent les préjugés séculaires et les comportements « libérés » de nos jours.



    C'est en effet dans l'Irlande actuelle que Décembres fous réinvente, à sa façon, l'éternelle querelle immortalisée par La querelle des deux Ivan de Gogol.

    Joseph Brennan et Michael Bugler pourraient être les meilleurs amis, si ne pesait sur eux la fatale rivalité des tribus paysannes jalouses du moindre arpent et accrochées aux droits acquis par leurs ancêtres. Le beau Michael revenant au pays, juché sur un tracteur flambant neuf, a tôt fait de susciter le désir de certaines (deux louves du bled, et surtout la sœur de Joseph) et la méfiance, puis la défiance, la haine de Joseph.

    Avec un souffle poétique mêlé de lancinante sensualité (le sexe est omniprésent chez O'Brien), ce roman saisit aussi par son empathie dénuée de tout sentimentalisme, où le goût de la vie le dispute à la conscience du tragique des destinées.

    Edna O'Brien. Décembres fous. Poche 10/18.

  • Une rage libératrice

    L’exorcisme de Carlos Bauverd



    La vie est parfois une étonnante romancière, se dit-on en lisant le récit nullement romancé que Carlos Bauverd vient de publier sous le titre de Post mortem, sous-intitulé Lettre à un père fasciste, et qui constitue, plus encore qu'un témoignage majeur sur la « guerre civile européenne » vue du côté des perdants: un exorcisme personnel modulé avec autant de rage que de tendresse meurtrie, et un acte d'écriture qui élève ce livre bien au-dessus du document, impliquant aussi bien l'affectivité du lecteur que sa mémoire personnelle et son jugement (ou la révision de son jugement) sur le monde qui nous entoure.

    C'est devant la dépouille mortelle de Jean-Maurice Bauverd, son père, que Carlos, à la veille de la cinquantaine, entreprend de « casser le morceau », non tant pour dénoncer le « monstre » à la satisfaction des bien-pensants de tous bords que pour dire ce qu'a été la vie auprès de ce père fasciste, qui fut pour l'enfant un père avant que d'être un fasciste. Or, loin d'édulcorer le personnage avec l'évocation de cette figure aimante et présente durant une assez heureuse première période (en Espagne où l'auteur est né, en 1953, jusqu'au retour à Lausanne en 1960), le fils nous confronte à un mystère glaçant qui relève à la fois d'une complexion personnelle, d'une éducation et d'une époque.

    Devant la maison familiale lausannoise au beau grand jardin, Carlos Bauverd se rappelle l'homme que fut son père: « C'était un idéologue à 100%, qui se flattait de n'avoir pas de sang sur les mains, incapable d'admettre que les mots tuent aussi. Il avait probablement souffert d'une éducation très dure, dans son milieu glacial de patriciens vaudois, libéraux et libristes bon teint. Son engagement frontiste, avec son ami François Genoud, l'opposait autant au grand capital qu'au communisme, à la bourgeoisie et aux juifs. Parmi ses proches, il n'y avait qu'un oncle maurrassien à partager ses idées. Par ailleurs, c'était également un grand amateur de nature et de balades en montagne, très attaché au chalet familial de Gryon. »

    Dès les premières lignes de sa lettre, Carlos Bauverd invoque certes les victimes du nazisme dont sont père fut le propagandiste endiablé et jamais repentant: « Je suis ton héritier, héritier devant l'éternité et la souffrance de ceux dont les âmes et les corps ont été broyés par l'ignominie. » Et d'associer les « âmes blessées » à son témoignage: « Elles seules sauront t'absoudre, si elles le peuvent. Elles seules pourront me tendre la main ou un gobelet d'eau pour étancher l'inextinguible soif à laquelle tu me condamnes. » Cela étant, le procès instruit ici n'est pas que celui d'un idéologue égaré. Devenu « samaritain » pour expier les fautes de son père, l'ex-délégué du CICR, qui a vu sur le terrain les ravages de tous les « ismes », écrit ainsi: « Ton drame aura été celui de tant d'intellectuels de ce siècle mort qui se sont battus avec des formules contre des abstractions, ignorant combien de crimes et de souffrances leur verbe aura générés. »

    Seront alors en cause, dans cette déposition aux angles vifs de pamphlet, tant le calvinisme le plus racorni que les fascismes brun et rouge, tant la mortifère bonne conscience d'une certaine Suisse que le terrorisme et toute violence révolutionnaire « née sur votre fumier d'idées meurtrières ». Est-ce à dire que saint Carlos se campe au-dessus de la mêlée ? Nullement. C'est « de profundis », du fond de notre merdier commun qu'il s'exprime, dans une espèce de chronique noire au verbe éclatant, enragé d'amour.

    Si la destinée de Carlos Bauverd évoque, dans ses parties les plus romanesques, les filiations compliquées de Dickens ou les conflits ravageurs de Dostoïevski, lui-même se défend du caractère trop exceptionnel de sa vie. « Mon histoire est commune par rapport à tous les déchirements de ce siècle, et c'est pourquoi j'ai choisi cette forme très personnelle, qui dévoile un secret de famille tout en racontant une histoire collective qui se répète aujourd'hui. Parce qu'on n'apprend rien, c'est tristement vrai ... »

    Ce qui n'est pas moins vrai, c'est que Post mortem nous apprend une quantité de choses sur la vie de cette « sainte famille » maudite en son exil espagnol, dans les années 1950, au milieu des spectres « à la Goya » du fascisme européen, dans un Madrid franquiste et populeux dont l'atmosphère, tellement plus contrastée que le cocon vaudois de son adolescence, a marqué l'enfance de Carlos. A ce propos, celui-ci se rappelle l'humiliation subie au retour en notre bonne ville du trio maudit, son père subissant l'opprobre absolu des justes tandis que sa mère « devenue un être de glace et de tristesse » courait de ménages en nettoyages: « Pleins d'un tact sans pareil, les tiens déposaient trois fois la semaine les eaux de cuisson des patates pour que l'on en fît des fonds de soupe qui m'étaient destinés. »



    Au fil d'un récit qui entremêle temps et lieux, la trajectoire de Jean-Maurice Bauverd est très précisément reconstituée, de son premier périple en Aéro Sport avec François Genoud, en 1936, à travers l'Allemagne hitlérienne et jusque chez le Grand Mufti avec lequel, quelques années plus tard, à Berlin, Bauverd devenu collaborateur du ministère de Goebbels mettra sur pied une division SS de Bosniaques musulmans. Collaborateur de l'hyperfasciste Je suis partout, aux côtés de Brasillach et de Rebatet, propagandiste à Radio Monte-Carlo dont on a oublié la « glorieuse » origine, passé ensuite dans le camp des vaincus, coffré une première fois en Allemagne, détenu quelque temps au Bois-Mermet, enfui à la veille de son procès, ressurgi dans la Légion arabe, puis réfugié sous l'aile du Caudillo, Bauverd père, d'abord marié à une Roumaine affiliée à la garde de fer, en divorcera pour épouser la mère de Carlos, catholique « noire » de nombreuse famille qui a échoué un peu par hasard dans le mauvais camp après avoir perdu un jeune fiancé républicain. Les Républicains la puniront en la casant dans un bordel de campagne. A la toute fin du franquisme, elle se révoltera contre Franco lorsque celui-ci fera garrotter Puig Antich. Cela la rapprochera de son fils. Mais à celui-ci, menaçant de rompre définitivement avec son père, elle fera aussi l'incroyable aveu: que Bauverd n'était que son père adoptif. Plus tard encore, le double orphelin (dont le père biologique, un novice jésuite (!), n'a jamais pu être retrouvé) apprendra la nouvelle plus incroyable encore: que sa mère était d'ascendance juive ...

    « Moi qui suis en somme un pur bâtard, dit aujourd'hui Carlos Bauverd, je ne me sens pas moins Vaudois. C'est d'ailleurs ce que j'ai voulu dire aussi: qu'il est possible de se reconstruire sur un tel chaos. Ce livre a été une purification. Le fait d'arriver à l'écrire a changé ma vie, à la fois par rapport à mon passé et à mes enfants mais aussi, aujourd'hui, pour la reconnaissance qu'il me vaut, en France surtout, comme écrivain et non seulement comme témoin. »

    Reste une douleur profonde, perceptible jusqu'à la fin de Post mortem, liée au total nonrepentir de son père. « Mon père n'en démordait pas. C'était le déni complet. L'extermination des juifs relevait de la fable et de la propagande. »
    Dans une page émouvante, évoquant un pèlerinage récent au camp de la mort d'Auschwitz, alors que son père était déjà sénile, Carlos Bauverd écrit: « Combien j'aurais voulu t'avoir à mes côtés. Pouvoir te pousser dans ton fauteuil d'infirme à travers les allées de la mort afin que tes yeux hallucinés s'ouvrent enfin sur le paysage du massacre organisé le plus démesuré et effarant que l'homme ait fait subir à ses congénères. Mais tu étais loin, et loin aussi dans la double déraison définitive de ton corps et de ton cœur. »

    Carlos Bauverd. Post mortem. Lettre à un père fasciste. Phébus, 150 pp.

  • Un regard décapant



    Sur le Garçon stupide de Lionel Baier

    Après le succès du Génie helvétique de Jean-Stéphane Bron, Lionel Baier créé la sensation avec un premier long métrage flamboyant, Garçon stupide. Brossant le portrait de Loïc, garçon de 20 ans travaillant en usine, draguant sur internet et se shootant littéralement au sexe homo sans être même sûr d'être gay, puis évoluant d'une prise de conscience à l'autre au fil de vraies rencontres, le réalisateur prend le parti, sans aucun préjugé, de montrer ce qui est, comme c'est, sans plaider ni juger. Nul doute que certains en seront choqués. Le jeune comédien qui incarne Loïc, sans partager ses penchants sexuels, aurait pu se rebiffer le premier. Au lieu de cela: Pierre Chatagny a pleinement joué ce jeu qui consiste à se mettre dans la peau de ce jeune type assez emblématique de notre temps, fils de parents inexistants, et fuyant dans la jouissance mécanique.

    — Lionel Baier, quel est le thème de Garçon stupide ?

    — Ce qui est sûr, c'est que ce n'est pas un film sur l'homosexualité ! Ce que nous voulions raconter, avec mon coscénariste Laurent Guido, c'est l'histoire d'un jeune homme d'aujourd'hui qui passe de l'état de spectateurconsommateur au statut d'acteur empoignant sa propre vie. Au commencement, Loïc est un garçon qu'on regarde et qui se perçoit passivement à travers ce regard. Puis il aspire à autre chose, notamment à travers la photo qu'il pratique d'abord de la manière la plus rudimentaire, avec son téléphone portable ... avant de se procurer un matériel plus adéquat qui lui permettra de faire des images des manifs du G8.

    — Pourquoi recourir à un comédien non professionnel ?

    — Cela s'est fait un peu malgré moi, après que j'eus déclaré dans une interview, au moment de la sortie de La parade, que je pensais tourner avec des non-professionnels. Du coup les offres ont afflué, et c'est ainsi que j'ai rencontré Pierre Chatagny. C'était un garçon complètement hors milieu artistique, attaché à sa Gruyère natale et travaillant dans une fabrique de chocolat. Mais il rêvait de cinéma, et il a tellement insisté que j'ai fait des essais qui m'ont fait découvrir que son visage est de ceux qui « prennent » bien la lumière et passent donc le mieux à l'image. Par ailleurs, il y avait chez lui un mélange de naïveté et de maturité qui m'intéressait beaucoup, alors qu'il sortait juste de l'adolescence.

    — Jouer le rôle de Loïc ne l'at-il pas inquiété ?

    — Pierre a pris la chose avec la distance d'un vrai professionnel, et c'est d'autant plus remarquable qu'il ne savait pas trop où je le menais. A certains moments, il a même dû se demander s'il y aurait un film au bout ... Nous avons énormément tourné. Comme souvent avec les amateurs, le très bon peut alterner à tout moment avec du très mauvais. C'est dire aussi l'importance du travail du montage, auquel j'ai participé de très près avec Christine Hoffet.

    — Le footballeur Rui Pedro Alves est lui aussi un amateur, contrairement à Natacha Koutchoumov. Comment celle-ci at-elle été associée à l'aventure ?

    — J'avais rencontré Natacha Koutchoumov sur un tournage, et j'aime beaucoup cette comédienne française, qui a un mélange de force et de grâce évoquant à la fois Bernadette Laffont et Jean Seberg. Le travail avec elle a été tout différent, dans la mesure où elle connaissait le détail du scénario et participait très activement à nos discussions. Son rôle est celui d'une espèce de grande sœur ou d'amie, qui aidera le mieux Loïc en faisant valoir son droit « égoïste » à mener sa vie à elle. Quant au footballeur du FC Bulle, qui incarne le personnage que Loïc admire, en se figurant que c'est une star, il amène lui aussi un contrepoint intéressant.

    — Votre film repose sur un budget modeste de 430 000 francs. Regrettez-vous de n'avoir pas disposé de moyens plus importants ?

    — Je n'aurais pas voulu un spot de plus ! Mais il va de soi que je parle de ce film et que je n'en fais pas une règle valable pour d'autres. Je m'efforce de casser toute la chaîne ordinaire de réalisation, qui suppose de grandes équipes. Psychologiquement, je ne me sens guère porté vers celles-ci et les problèmes qu'elles représentent. Je crains beaucoup les conflits et préfère travailler avec des gens que j'aime. En outre, comme mes amis Ursula Meier et Jean-Stéphane Bron, je travaille avec une caméra hyperlégère. Pour un film comme Garçon stupide, cela permet une mobilité et une intimité parfaitement appropriées ...

    Une écriture d'aujourd'hui


    L'écriture de Garçon stupide, premier long métrage de Lionel Baier, est immédiatement personnelle et originale, tant par sa rapidité de narration que par son lyrisme et son intelligence cinématographique dégagée de tout intellectualisme, comme on aura pu le dire de celle d'un Daniel Schmid à la découverte de Heute Nacht oder nie.
    « Ecrivain » de cinéma jusqu'au bout des ongles, Lionel Baier construit son histoire en procédant à une espèce de collage « simultanéiste » en phase immédiate avec les types actuels de communication. De même qu'on peut mener trois conversations en même temps tout en zappant parmi ses souvenirs ou en regardant par la fenêtre, le cinéaste-narrateur (dont le visage n'apparaît qu'à la toute fin) zigzague entre présent et passé pour constituer les portraits très contrastés de Loïc et de son amie Marie, au fil d'une relation qui est la vraie clef de voûte du film.
    Revisitant nos paysages (entre Lausanne by night et Bulle de jour ...) trop souvent aplatis par les clichés avec une sorte de bonheur « épique », aussi naturel dans telle scène « tout sexe » que dans l'approche en douceur et en profondeur des êtres, le jeune réalisateur maîtrise admirablement, en outre, l'art très difficile du dialogue, si souvent pataud en nos contrées, ou trop théâtral ou trop « littéraire ». Fourmillant d'observations dures ou douces sur le monde qui nous entoure et les gens qui s'y cherchent, Garçon stupide, dont il serait précisément stupide de parler déjà comme d'un chef-d'œuvre, annonce sans doute l'apparition d'un créateur d'exception.

  • Un bonheur virtuel



    Il y aura bientôt trente ans qu'Etienne Barilier publiait, à l'âge de 27 ans, un roman saisissant qui, sous le titre de Passion (L'Age d'Homme, 1974), racontait l'histoire à la fois ardente et glaçante d'un voyeur du nom de Pierre X dont le journal intime détaillait, jusque dans son intimité, les moindres gestes et dits d'un couple gracieux de jeunes amants. Or à ce vampirisme privé, symbolisant l'espèce de jouissance par procuration que vivent tant de gens frustrés ou claquemurés dans leurs fantasmes, fait aujourd'hui écho le voyeurisme public d'une véritable industrie de l'exhibition intime, dont Barilier tire le meilleur parti dans son trente-troisième livre, Le vrai Robinson, qui s'inspire plus précisément des aventures télévisuelles exotico-lucratives à la manière de Koh-Lanta.

    Loin de s'en tenir pourtant à une satire par trop attendue, le romancier lausannois corse le jeu en endossant pour ainsi dire le plus mauvais rôle, à savoir celui du réalisateur de l'entreprise en question, laquelle combine un remake du Robinson Crusoé de Daniel Defoe et une rencontre de Robinson avec l'héroïne du Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre.

    Au fil d'un récit à l'indicatif qui parodie la plate « objectivité » d'un script de sit-com, comme s'y amusa un Gore Vidal dans son mémorable Duluth, gorillage carabiné des feuilletons télévisés américains, le deus ex machina de la narration raconte à la fois l'histoire « réelle » de la rencontre des jeunes Robinson et Virginie sur un îlot paradisiaque au large de l'île Maurice et le scénario programmé virtuellement de l'émission de télévision à venir sous le titre du Vrai Robinson. Ainsi décrit-il les heurs et tribulations de « nos jeunes héros » pendant et après un naufrage initial reproduisant celui (en 1744) du fameux voilier Le Saint-Géran, chacun vivant d'abord séparément son acclimatation sous l'œil des caméras, avec infos régulières à prendre sur un ordinateur portable connecté au site Le-vrai-Robinson. com, puis se rencontrant, se séduisant mutuellement comme le public romantique est supposé l'attendre, s'accordant en dépit d'une rivalité établie par le concours où chaque prouesse est taxée en milliers d'euros, puis se faisant rattraper par la vie, si l'on peut dire, au gré de circonstances que le lecteur découvrira, avec un rebondissement à chaque fin d'épisode et des péripéties de vrai roman d'aventure.

    Par ailleurs, d'une délicatesse esthétique inattendue dans la catégorie, le réalisateur-narrateur « monte » le film à venir en projetant sous nos yeux des scènes entières dont le chatoiement lyrique signale le plaisir pris du romancier tout en comblant celui du lecteur, non sans mêler les bons sentiments du « pro » imbu d'art « populaire de qualité » et le réalisme mercantile d'usage. D'une forme parfaitement appropriée au thème, le roman joue enfin avec finesse sur les temps décalés de la réalisation, avec des implications particulières en l'occurrence, via le « direct » et le « semi-direct », puisque la série commence d'être diffusée avant la fin du tournage, au cours duquel sont advenus divers événements pour le moins imprévus ...

    Essayiste d'une vaste culture et d'une pénétrante intelligence, Etienne Barilier aurait pu traiter ses personnages de haut, en ridiculisant tout un petit monde sur lequel il est facile de cracher, comme on l'a fait de Loft Story. Or, retrouvant la verve narrative et le bonheur d'observation de ses meilleurs ouvrages, le romancier se garde ici de toute caricature. Sa jeune Mauricienne rêvant de se réaliser dans la haute couture et découvrant une nouvelle dimension de la vie (qui ne doit rien au fric ni à la télé) n'a rien d'une godiche, et c'est le moins qu'on puisse dire. Le glandeur Robinson, cherchant lui aussi une échappée à son désarroi, en réaction contre des parents qui se veulent ouverts et méprisent ceux qui ne le sont pas à leur façon, est lui aussi juste et attachant ; et l'écrivain se garde également de trop « charger » le personnage incarnant Vendredi dans le jeu de rôles, qui va donner à la fin du tournage sa touche dramatique, rappelant le sacrifice collectif du Temple solaire.

    Brassant de nombreux thèmes contemporains avec une légèreté nouvelle, Etienne Barilier parvient surtout, dans Le vrai Robinson, à mêler narration et réflexion en parfaite fusion. Relevons aussi bien, et c'est le meilleur signe, que son dernier livre se dévore, qui s'ouvre à la plus vivante réflexion sur notre drôle d'époque. é

    Etienne Barilier, Le vrai Robinson, Ed. Zoé, 264 pages.

  • Le Persil qui défrise

    Un journal atypique



    Attention: O. M. N. I ! En clair: Objet Médiatique Non Identifié. Plus atypique et contraire aux conventions actuelles du journalisme, plus décalé que Le Persil, vous ne trouverez pas. L'objet peut sembler extravagant au premier regard, et pourtant il participe d'une démarche existentielle et poétique poursuivie depuis des années par Marius Daniel Popescu. A la dernière Foire du livre de Bâle, ce grand diable aux yeux de braise écrivait des poèmes à la craie multicolore sur la place. L'été de l'Exposition nationale, il fut des auteurs invités par la radio romande à séjourner et écrire sur une île artificielle. Soumis à la plus stricte discipline dans la conduite des mastodontes urbains des TL, Popescu n'en est pas moins un personnage hors norme, chien fou et poète souvent délirant, mais également capable d'une attention très délicate, en tout cas impatient de partager son amour de la vie et des gens.
    Le Persil en est une nouvelle illustration déjantée: sur seize pages de texte sans illustrations ni publicité, où seule la typographie bouscule l'ordonnance des deux larges colonnes, le rédacteur se fait tour à tour observateur satirique de la réalité suisse contemporaine (avec une proposition cocasse de tri et de distribution postale par avion), nouvelliste remarquable (la saisissante mort d'un cheval dans une usine roumaine), compositeur d'instantanés reflétant la vie quotidienne douce ou dure, dans une perspective essentiellement subjective et voulue telle ...

    — Que signifie ce titre de Persil ?

    — Il annonce une approche différente du monde quotidien, formulée dans une écriture terre à terre. Dans la cuisine des mots de chaque jour, Le Persil voudrait offrir un goût nouveau. Le titre cherche aussi à faire sourire le lecteur sans cesse sollicité par tant de sérieux. Contre l'agitation et l'emballement, je propose une lecture calme, comme si l'on dégustait son plat préféré. Je n'ai pas voulu d'un titre qui choque, mais qui attire par sa simplicité et sa douceur, avec une allusion à ce qu'il y a de sacré dans les secondes que nous passons dans la rue, à table, dans un jardin public, au travail ou devant notre télévision.

    — A quel projet correspond ce journal ?


    — A ma conviction que le marché des journaux en Suisse romande laisse une grande place à l'innovation et à l'originalité. Les gens de ce pays sont des lecteurs très attentifs et très critiques à l'égard du monde qui les entoure. Je voudrais leur offrir un point de vue décalé mais pas incompréhensible. Mon regard se nourrit du regard des autres et mon écriture est, je crois, accessible à tout le monde.

    Comment, concrètement, fabriquez-vous Le Persil ?

    — Très artisanalement, en partant d'une maquette faite à la main avec des textes mis en pages sur un vieil ordinateur, découpés et collés sur une feuille de format A3. Une fois terminée, cette maquette est envoyée avec la disquette en Roumanie, où des amis accomplissent le travail de mise en pages et d'impression, sous la direction du professeurpoète-éditeur Alexandru Musina. Cette façon de faire me permet de publier un journal qui me coûterait trois fois plus cher en Suisse.

    — Quel public visez-vous, et où trouve-t-on Le Persil ?

    — Je ne vise pas un public plus qu'un autre, dans la mesure où je ne parle que des choses de la vie, comme à une table de café. Pour ce qui est de la vente, je vais m'y employer à la criée, en compagnie de ma femme et de tous ceux qui le voudront. J'ai déjà fait quelques abonnements sur le réseau des TL. Je crois beaucoup aux abonnements conclus de la main à la main. Et puis je vais tâcher de le placer dans les kiosques. Mais je commence tout gentiment avec les gens que je connais et qui apprécient ma cuisine de mots. Ce sont eux l'âme du Persil !

    Le Persil. Prix au numéro: 5 FS. Abonnement, 12 numéros: 55 FS. Renseignements: Tel. 021 626 18 79. Courrier: mdpecrivain@yahoo.fr

  • Un blues enfiévré



    C’est, avec Night train, dans un blues-rock express lancé dans la nuit en plein vitesse que Tab Benoit nous embarque, après la suite mémorable de The sea saint sessions , pour sa nouvelle équipée musicale, qui se poursuit sans coup férir avec la splendide modulation d’un blues sculptural (Little Girl Blues) aux traits soulignés à beau renfort de guitares cinglantes. L’incantation vocale, portée par un fil de guitare incandescent, est d’égale beauté dans I smell a rat, rappelant les maîtres noirs du genre, avant que le rythme ne se précipite soudain dans un plus allègre et routard Fever for the bayou, genre rockabilly louisianesque, si l’on ose dire...

    Tout autre chose encore, après les stridences bien musclées à la James Brown de Lost in your lovin, avec Golden Crown, marquant l’intervention de Big Chief Monk Boudreaux dans une transe “africaine” frénétiquement tambourinée et qui ne manque d’évoquer, quasi physiquement, la mémoire noire du Sud profond.

    Autant dire que le périple est aussi varié que riche de contrastes, qui nous ramène, dans The blues is here to stay, sur le fil aigu d’un blues à la fois âpre et lyrique, tantôt battant (Got love if you want it) et finalement renoué aux vieilles racines poussées sur les bords du bayou, entre La Nouvelle Orléans, les eaux mêlées du Mississipi et le ciel strié de traces de vieilles larmes.

    Tab Benoit. Fever for the Bayou. Telarc Blues

  • L’enfer de Bosch


    Retour estival à Michael Connelly

    A peine remis de son écoeurement, après la conclusion de l’enquête à hauts risques (dans L’envol des anges) qui lui a permis de confondre divers personnages hauts placés du beau monde de Los Angeles sans que l’ordre établi ne soit vraiment dérangé, Harry Bosch se retrouve confronté, mais cette fois au tribunal, à un monstre de cynisme et de perversité en la personne d’un réalisateur de cinéma suspect de meurtre.

    Ce premier volet du diptyque que constitue ce superbe roman de Michael Connelly est l’occasion, pour ce maître de la fiction noire sur fond d’enquête de terrain, de décortiquer le fonctionnement de la justice-spectacle à l’américaine, avec son jeu redoutable de machiavélisme procédurier et de manipulation des jurés.

    Alternant avec les scènes du procès, une seconde intrigue nous fait retrouver Terry MacCaleb, l’ancien du FBI greffé du coeur (dans Créance de sang), reprenant du service sur la trace de Bosch qu’il soupçonne de s’être laissé prendre au piège de l’enfer décrit par son génial homonyme. Comme dans ses ouvrages précédents, l’auteur du fameux Poète pose la question des limites du mal dans un monde complètement sens dessus dessous, où l’éthique individuelle semble aussi menacée qu’un naufragé dans une mer en furie. Ni désespéré ni lénifiant, Connelly reste toujours captivant.

    Michael Connelly. L’oiseau des ténèbres. Seuil policiers, 404pp.

  • Petite musique de nuit

    Le premier roman d’Anna Gavalda


    C’est une jeune femme qui vient de se faire «larguer», avec ses deux petites filles, par son Adrien de mari. «C’est drôle comme les expressions ne sont pas seulement des expressions», remarque Chloé. «Il faut avoir eu très peur pour comprendre «sueurs froides» ou avoir été très angoissé pour que «des noeuds dans le ventre» rende tout son jus, non ?» Et elle poursuit comme ça: «Larguée, c’est pareil. C’est merveilleux comme expression. Qui a trouvé ça ? Larguer les amarres. Détacher la bonne femme. Prendre le large, déployer ses ailes d’albatros et baiser sous d’autres altitudes».

    Voilà ce qu’elle se dit au coin du feu, Chloé, une nuit d’hiver, après avoir renoncé à capter le moindre message, sur son portable, de son «albatros» en cavale. Mais entretemps, de façon tout à fait inattendue, c’est à un autre drôle d’oiseau qu’elle a commencé de s’attacher à son corps d’abord défendant: ce Pierre qu’elle a reçu comme beau-père en cadeau-mariage, du genre nuque raide et fermé comme une huître, chef de famille pète-sec comme il doit l’être de son entreprise, incapable du moindre abandon et auquel la lie pourtant un brin de complicité depuis qu’elle l’a comparé, devant les siens, à une «espèce de Martien perdu dans sa propre famille».

    C’est d’ailleurs Pierre, à l’étonnement pincé de son épouse Suzanne, qui a «enlevé» Chloé et ses filles pour passer quelques jours dans la maison de campagne de la petite tribu, où il va tomber un masque après l’autre en multipliant d’abord ses petits soins de pépé-poule.

    Vous trouvez ce début d’histoire un peu tarte ? Vous flairez déjà l’éloge de la bonne bûche rougeoyante style Delerm ou le Maman-Bobo de toute une littérature nombrileuse et coconesque au goût du jour ? Vous concluez à la sit-com minimaliste avant de commencer de lire à votre tour ? Eh bien vous auriez tort, car sous ses aspects de récit tout fluide et transparent, qu’aère encore la dentelle hyperdélicate du dialogue, le premier roman d’Anna Gavalda ne cesse de se densifier et de se charger d’énergie à mesure que ses deux personages, comme deux figures de théâtre isolées dans leur nuit respective, se révèlent l’un à l’autre au fil d’une confidence incessamment relancée.

    A vrai dire, c’est essentiellement Pierre, présumé «vieux con» racorni, la soixantaine bien passée et que Chloé s’imaginait absolument indifférent à son égard, qui se découvre à elle, la stupéfie par sa volubilité, la «bassine» un peu à tant se répandre soudain en la distrayant de sa peine à elle, puis la captive à proportion de sa sincérité et de sa passion (le bougre a sacrément aimé, alors qu’elle l’en croyait incapable), enfin qui lui dit ce qu’elle a envie et besoin d’entendre à ce moment-là, à part la très belle histoire qu’il lui raconte: que «la vie, même quand tu la négliges, même quand tu refuses de l’admettre, est plus forte que toi. Plus forte que tout. Des gens sont revenus des camps et ont refait des enfants. Des hommes et des femmes qu’on a torturés, qui ont vu mourir leurs proches et brûler leur maison ont recommencé à courir après l’autobus, à commenter la météo et à marier leurs filles...»
    La belle jambe que ça fait à Chloé, qui se demande évidemment où elle est dans tout ça ? Belle et bonne jambe pour avancer cependant, car on se dit que la révélation d’un visage vivant substitué à un masque ne pourra que lui donner à son tour plus de force.

    Cela vous semble un lieu commun ? C’est possible. Souvent les belles histoires se réduisent à cela: un lieu commun, au sens propre. Un lieu où les gens «largués» se retrouvent. Or ce qui est tout de même peu commun, dans ce roman de pure émotion et de langue à fleur de mots, «travaillant» son sujet par une sorte d’acupuncture sensible, c’est l’intelligence du coeur qui s’y manifeste et la musique d’un écrivain.

    Anna Gavalda. Je l’aimais. Le Dilettante, 217p

  • Collage à la sicilienne



    On retourne à Vigàta - rendu célèbre par une kyrielle de romans policiers aussi singuliers par leur matière d’observation politico-sociale que par leur «pasticcio» linguistique -, pour une nouvelle histoire racontée de façon originale. Sans texte de liaison, Camilleri procède en effet à un montage de textes de toutes formes et de toutes provenances (article de journal, rapport de police, lettre de menace, avis de recherche, entre autres), constituant un dossier soumis au lecteur.

    Après l’annonce, par Le Héraut de Montelusa, journal régional, de la représentation des Funérailles du Vendredi Saint à Vigàta, dans lesquelles le comptable Antonio Patò, par esprit de pénitence, tient chaque année le rôle de Judas, nous en apprenons un peu plus sur les origines de cette coutume locale puis lisons, en date du 22 mars 1890, le récit de la représentation assorti d’un rapport de de la Délégation royale à la sécurité publique relatif aux divers délits (larcins, crime d’exhibitionnisme, manifestation d’anarchie verbale) commis à l’occasion du spectacle. Or, un autre événement s’est produit à l’issue de la représentation où, englouti par une trappe de la scène, Judas («déchirante interprétation» du comptable, qui triompha pour «ses manières hypocrites et triomphantes») Antonio Patò a bel et bien disparu. Le dossier, on l’aura compris, est celui de l’enquête menée sur cette disparition.

    Andrea Camilleri. La disparition de Judas. Traduit de l’italien par Serge Quadruppani. Métailié, 247p.

  • Le coeur et l’esprit





    Pietro Citati est à la fois un merveilleux critique et un écrivain dont la profonde et mélodieuse musique baigne et rythme chaque page. Le dernier texte de ce recueil de Portraits de femmes, intitulé L’Art du portrait, éclaire à la fois sa façon de vivre la lecture, de déchiffrer une oeuvre et, par delà l’analyse fine de sa machinerie vivante, d’en déceler la part intime et plus secrète - le noyau dur sur lequel est inscrit la formule de l’auteur.

    Toutes les femmes écrivains dont Citati parle dans ce livre, dont certaines sont connues pour leur extrême délicatesse apparente, telles Jane Austen ou Katherine Mansfield, ont en commun ce même fonds implacable, pur et incorruptible en dépit de toutes les extravagances possibles, qui établit un cousinage entre les mystiques italiennes qu’il aborde au début, et la philosophe ouvriériste Simone Weil ou la compassionnelle et féroce nouvelliste du «sud profond» que fut Flannery O’Connor.

    Le secret de Pietro Citati, c’est qu’il aime. Cela étant, et qu’il parle de Proust (dans l’admirable Colombe poignardée) ou de Karen Blixen, de Kafka (dans sa biographie référentielle) ou de Marina Tsvetaeva, l’essayiste italien allie la «recréation vivante» et la «claire analyse», à savoir le coeur et l’esprit. Des femmes exceptionnelles, ici, nous valent autant de vues pénétrantes sur les liens de l’art et de l’humain. C’est intelligent, touchant, subtil, parfois effarant, toujours passionnant!

    Pietro Citati. Portraits de femmes. Gallimard, L’Arpenteur, 366pp.

  • Gide protéiforme


    «Protée dans sa diverse inconstance est le moins existant des dieux» écrivait André Gide qui s’identifiait lui-même à beaucoup d’égards à ce dieu mineur, et notamment par sa célèbre disposition à féliciter untel pour son livre avant d’aller le débiner dans son journal intime, où il notait aussi: «Je me fais souvent l’effet d’être un affreux hypocrite, par un besoin suraigu de sympathie». Flattant pour être aimé, Gide vivait ses pires contradictions dans l’amour, conscient des souffrances qu’il infligea à Madeleine mais n’en éprouvant aucun regret, allant même jusqu’à regretter que la morale stricte de sa femme lui ait interdit de lui rabattre, à la fin de sa vie, des enfants à peloter... Qu’on ne déduise pas de ces notes que Simon Leys fait ici le procès de Gide. Simplement, en recoupant divers témoignages (à commencer par celui de Béatrix Beck), il montre quel personnage complexe voire monstrueux, à certains égards, fut cet écrivain statufié par le Nobel.

    Avec la lucidité sans faille qui fit de lui le premier contempteur du maoïsme, Simon Leys amorce cette suite d’essais par de savoureuses variations sur les débuts de romans («C’était durant une nuit sombre et tempétueuse»…), une brève méditation sur Don Quichotte en relation avec la «religion des perdants», et certain délire mégalomane de Victor Hugo, que le génie du poète (et du peintre aussi) éclipse assurément.

    Simon Leys. Protée et autres essais. Gallimard, 151pp.

  • Un témoin singulier



    Garçon pur et dur, François Sentein écrivait dans sa fraîche vingtaine «que ça ne sert pas à grand-chose de vivre au-delà de quinze ans», et son étonnante maturité ne l'empêchait pas de considérer les «monstres adultes» avec l'implacable souci de justesse et de justice des enfants - chose redoutable dans la France littéraire de 1944 dont il observa les retournements de vestes et autres virages byzantins.
    Après les Minutes d'un libertin (1938-1941) et les Nouvelles minutes d'un libertin (1942-1943), nous retrouvons ce jeune passionné de littérature, ami de Jean Genet et de Cocteau, sous l'uniforme d'un cadre de centre de jeunesse, aussi distant des collaborateurs que des résistants, mais nullement cynique pour autant. Ainsi montre-t-il beaucoup plus de compassion pour son ami Max Jacob, qui vient de mourir en déportation, qu'un certain Picasso, de même qu'il va jusqu'à «planquer» Julien Benda en province. Son dévouement envers le taulard Genet (qui a risqué lui aussi le camp de concentration) est aujourd'hui éclipsé par les services possiblement visibles de Cocteau, mais le jeune homme fait toujours la part de la faiblesse humaine et du talent, ou du génie lorsque l'ingrat Genet l'humilie. Tableau d'une époque (en campagne autant qu'à Paris, où passent Sartre et Leiris, Montherlant ou Peyrefitte), ce journal non aligné est aussi l'oeuvre d'un critique pénétrant et d'un écrivain très singulier.

    François Sentein. Minutes d'un libéré (1944).Le Promeneur, 212p.

  • Harry Potter fait lire...

    ...n’en déplaise au pape


    Benoît XVI s’inquiète de la phénoménale popularité du petit Potter, et cela se comprend. D’abord parce que l’Empire catholique n’a jamais trop aimé la concurrence de masse. Ensuite du fait que cette myriade de petits paroissiens lisant autre chose que le catéchisme est un mauvais exemple pour leurs parents. Enfin le contenu même des romans de cette Anglaise, qui exalte la révolte contre l’Autorité et entretient le culte de l’imagination, de la magie et autres pratiques « démoniaques », fait décidément problème.

    A en croire le successeur de Jean Paul II, Harry Potter menacerait nos enfants de perversion. Est-ce à dire que le sixième volume de ses aventures, mis en vente aujourd’hui même, risque de figurer demain à l’Index ? Dieu seul le sait, qui s’en fiche complètement au demeurant. Parce que le Bon Dieu aime bien Harry Potter lui aussi, qui lui rappelle les lectures de sa propre jeunesse, genre Cendrillon, Dickens, Sans famille et consorts. S’il était prof d’anglais ou critique littéraire catholique, Dieu pourrait objecter que J.K. Rowling n’est pas le supertop dans son genre, ou que les contes frottés de fantastique d’un C.S. Lewis sont plus édifiants que les histoires du magicien à lunettes, mais Dieu n’est que Dieu, dont le faible pour les livres de jeunesse est notoire.

    Il y a une trentaine d’années de ça, Dieu s’est ainsi régalé à la lecture de la collection Signe de Piste, célébrant l’amitié, la nature sauvage, l’horreur de l’injustice, dans un climat de douce ambiguïté que corsaient des illustrations dont on fustigerait aujourd’hui la pédophilie latente. Mais qu’Il sache, la hiérarchie catholique n’a jamais taxé ces romans de perversité. Et le scientiste sceptique Jules Verne ? Et Tintin qu’on ne voit jamais à la messe ? Et les Pieds Nickelés ?

    Comme bien l’on pense, car il a de l’humour, Dieu n’irait pas jusqu’à faire une religion de ce charmant Harry Potter. Mais J.K. Rowling n’a pas non plus cette prétention, et de multiples exemples rappellent qu’elle aussi est pleine d’humour et de réserve ironique, notamment par rapport à la sorcellerie. Déceler une once de satanisme dans Harry Potter est au mieux un contresens : au pis, la projection d’un esprit peu sûr de sa foi. Or Dieu, qui croit dur en Lui-même, ne fera pas un fromage du fait que Lord Voldemort prenne la vedette au sieur Satanas, et le fait que l’insolent Harry malmène les Dursley, ces rats, ne lui semble que justice.

    « La plus belle chose que nous puissions connaître est le mystère. C’est la source de tout art et de toute science véritable », écrivait Albert Einstein, cité en exergue d’un livre épatant intitulé Harry Potter et la science (Flammarion, 2003) et dont l’auteur, Roger Highfield, va jusqu’à prétendre que « le monde magique de Harry éclaire d’un jour étonnant les sujets les plus intéressants de la recherche actuelle, sans jamais la contredire. »

    De toute évidence, un obscur vulgarisateur scientifique se montre plus tolérant, à l’égard de fariboles imaginaires, que le vicaire de Notre Seigneur pourtant si impatient, celui-ci, d’accueillir les petits enfants, de marcher sur un lac ou de se transformer en colombe luminescente…

    Ce qui compte enfin, c’est que le petit sorcier fasse lire nos rejetons séduits par les niffleurs, les pitiponks ou la langue rose d’un Boursouf en quête de crottes de nez. Comme le disent les papes de toutes les croyances ce qui importe n’est pas le But mais le Chemin. Et pourquoi vos enfants ne feraient-ils pas un bout de chemin en Ford volante, un Scrutoscope en poche, sus aux kappas et autres escargots venimeux ?

    Cet article a paru dans l'édition de 24 Heures du 16 juillet 2005

  • Le crash de Sollers



    Retour sur L’étoile des amants

    Philippe Sollers nous avait avertis: son roman à paraître serait «un 11 septembre éditorial». Tout aussitôt les uns furent tétanisés d'impatience, en attendant l'Evénement, tandis que les autres, fatalistes ou désabusés, y voyaient plutôt le supercrash annoncé. Plus précisément, ce qu’on peut en dire est que Philippe Sollers s'y est laissé aller, en jouisseur cynique et polymorphe, comme un vieux chenapan dans une mousse-party qui titillerait la minette Maud d'un doigt distrait tout en jetant, de son autre main sèche, de fines notes digressives sur un peu tout. De fait, ce livre qui se veut ludique brille surtout par sa cuistrerie, un roman qui n'en est pas un dans la mesure où nul personnage n'y vit à part le Moi-je magistral de l'auteur se trouvant si belle en son miroir, où rien ne se passe ni ne se pense de vraiment inattendu, où l'on s'embarque pour Cythère comme d'autres vont faire du trekking dans l'arrière-pays népalais ou du camping échangiste au cap d'Agde.

    C'est entendu: Philippe Sollers méprise les «temps merdiques» que nous vivons, où Steevy remplacera demain Beigbeder qui remplaça hier Bernard Pivot, en attendant que Madonna se propulse au Vatican pour y succéder au successeur de saint Pierre. Ce dédain de l'homme cultivé, né coiffé et surdoué, puis macéré dans les décoctions de tous les «ismes» - du gauchisme de salon au structuralisme de transit, pour aboutir à l'hédonisme «dix-huitiémiste» et au cynisme enfin déployé toute honte bue -, cette morgue joyeuse de séducteur, son compère Dominique de Roux les avait repérés, il y a trente ans déjà, dans un portrait prémonitoire (l'un des chapitres de L'ouverture de la chasse, paru à L'Age d'Homme en 1969) où il le présentait comme le type du fils à papa déliquescent, accomplissant sous forme pseudo-révolutionnaire le suicide de toute une littérature bourgeoise tournant à vide. Evoquant les livres (actuellement illisibles) du Sollers de l'époque, Dominique de Roux reconnaissait à l'écriture de celui-là une brillance étincelante, qu'on retrouve dans L'étoile des amants, aussi lisible cette fois que les Mémoires de Loana.

    Cependant, précisons pour les ignares (il pense que nous en sommes tous, sauf lui) que Sollers a plus de biscuits dans sa musette que Loana et Steevy réunis: à en lire Paris-Match, auquel il se confie, il serait même le plus grand connaisseur actuel et futur de la pensée chinoise. Son livre nous vaut d'ailleurs une excursion en Chine du VIIIe siècle, avec Maud. Se penchant sur Maud, Philippe lui explique la neige chinoise, la barque et la natte, avant de révéler à la même Maud qu'elle n'est qu'un «galet sur la plage». Beaucoup plus fort: Fifou découvre à Maud (dont le prénom lui évoque «modèle, modelage, modalité, module», et autres bidules) les noms des zoiseaux du monde, tels avocette et fou de Bassan, pluvier, tadorne de Belon, chevalier gambette et compagnie. Quelle découverte n'est-ce pas ? Mais Sollers sait-il discerner, ailleurs que dans le dictionnaire où il fourre son nez, un pétrel fulmar d'une marouette ponctuée? On se le demande quand même...

    Ce qui est sûr en attendant, c'est que son éloge de la vie «ingénue» sonne terriblement creux. Qu'il critique la littérature actuelle, au fil de piètres pages «satiriques» où il dégomme le style Minuit ou le style P.O.L., ou qu'il prétende bousculer les parallèles avec «un livre entier sur la jouissance d'exister», Philippe Sollers romancier s'empêtre dans un épisode de feuilleton auquel lui-même ne croit guère à l'évidence. Céline disait que le roman français actuel se réduisait à la «lettre à la petite cousine». Or Sollers, tout mariole qu'il se la joue, s'y plie avec une veulerie d'époque qui ne trompera que les jobards dont il est le roi. Reste l'écrivain, hélas...

    Philippe Sollers. L'étoile des amants. Gallimard, 175 pp.

  • Du blues qui cogne



    Dès l’«attaque» du morceau éponyme de ce nouvel opus de Lucky Peterson, notre lascar montre qu’il tire toujours aussi vite que ses trois ombres (le chanteur, le guitariste et l’organiste) et qu’avec lui le blues est l’expression d’une bête blessée qui a encore du coffre à revendre... Les musiciens qui l’entourent en l’occurrence (notamment le guitariste Johnny Lee Schell, le batteur Tony Braunagel, les Taxacali Horns et la chanteuse Tamara Peterson) dans cette production de John Porter, contribuent en outre à l’amplitude sonore de cette virée sur les sentiers battus de la soul et du blues.

    Parfois un peu «extérieur», voire par trop «déménageur» à notre goût, le blues de Lucky Peterson se fait plus intimiste et tripal dans When my blood runs cold qu’il a cosigné avec son père James. C’est également le cas dans 4 little boys, récit d’une «histoire vraie» où son père, auteur du texte, se remémore le souvenir de la mort de sa propre mère, laquelle le tenait dans ses bras alors qu’il n’avait que 16 mois.

    Comme il l’a dit lui-même, ce nouveau disque de Lucky Peterson marque l’amorce d’un nouveau départ, qui va se concrétiser par des tournées aux States et en Europe. De quoi réjouir ses adeptes, et notamment ceux qui l’ont déjà applaudi en nos contrées.

    Lucky Peterson. Double Dealing. Universal Music

  • Un ange passe

    Le dernier roman d'Iris Murdoch



    La romancière anglaise, décédée en 1999 des suites de la maladie d’Alzheimer (sa fin de vie a été racontée par John Bayley, son époux, dans la très émouvante Elégie pour Iris, parue à L’Olivier en 2001), n’avait pas son pareil dans la mise en évidence de l’étrangeté souvent mystérieuse des vies apparemment les plus quelconques. L’opposition des convenances sociales et d’une réalité humaine à la fois indomptable et insondable est particulièrement sensible dans son dernier roman, qui s’ouvre sur le coup d’éclat, shocking entre tous, d’un mariage sabordé le jour de sa célébration!

    Benet, le retraité peinant sur son ouvrage de philosophie, et que passionnent plutôt les affaires d’autrui, avait pourtant tout arrangé: Edward et Marian étaient faits l’un pour l’autre, et ce serait son bonheur de les voir convoler, autant que le leur. Or voici que la mariée disparaît au jour J, semant le trouble et la consternation dans le cercle de ses amis (lesquels la voient déjà au bout d’une corde ou rejetée par le flot amer) avant que l’histoire ne rebondisse tout autrement, pour Marian et pour d’autres personnages se «reconnaissant» les uns les autres, au gré d’une «révélation» en cascade illustrant l’humour occasionnel de la destinée...

    Une espèce d’ange préside, en douce, à ces singuliers mouvements d’humeur et d’amour, qui rappelle la personne bien singulière, voletant entre réalité et rêverie, que fut la romancière elle-même.

    Iris Murdoch. Le dilemme de Jackson. Gallimard, Du monde entier, 359p.

  • Comme un théâtre panique


    Le sourire de Mickey d’ Antonin Moeri



    Le langage de chaque époque est une mine d'observations que certains écrivains exploitent mieux que d'autres. C'est ainsi que les poncifs de l'esprit bourgeois ont été répertoriés et analysés par Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues ou, avec plus de virulence visionnaire, par Léon Bloy dans son Exégèse des lieux communs. Plus récemment, un Michel Houellebecq s'est employé, dans Extension du domaine de la lutte, à capter les expressions typiques de la « novlangue » actuelle en usage dans notre société, où tout est désormais « géré » à tous les « niveaux du contexte », y compris ceux du « senti » et du « vécu » — et qui ne « gère » pas ses émotions aura droit à sa « cellule de soutien psychologique ».
    Ce matériau verbal, au-delà de la satire facile, peut constituer une riche substance narrative, comme le prouve Antonin Moeri dans les nouvelles du Sourire de Mickey, son huitième livre marquant une belle avancée.

    — Quelle est, Antonin Moeri, la place et le sens de l'écriture dans votre vie ?

    — En vérité, la réception est passée avant la production. Je veux dire que j'ai beaucoup lu, écouté, rêvé, bourlingué, aimé, observé avant de fixer les limites de mon laboratoire intime. A l'origine, les histoires que racontait mon père me fascinaient. Sa pratique de médecin lui offrait un angle de vision particulier. Les personnages qu'il décrivait étaient frappés d'une dérision, dont je ne sais toujours pas si elle était voulue ou inconsciente. Il avait une manière de dépulper les êtres
    qu'on pourrait qualifier de cruelle, mais qui faisait rire ses enfants. Un tel père, à l'heure actuelle, inciterait les services sociaux à intervenir. Ce qui s'entend a donc prédominé dans ma formation. J'aurais pu devenir musicien, mais la situation de désastre orthographique, dans laquelle je me suis trouvé à l'âge de 12 ans créa, au sein de la famille, une inquiétante atmosphère d'insécurité. Pour me sortir de cette impasse, mon père ne chercha pas à éviter le conflit: il me soumit autoritairement aux lois du langage en me dictant quotidiennement du Chateaubriand. Ces dictées m'ont rendu attentif à la sonorité et à la polysémie des mots, aux analogies et aux métaphores. Elles m'ont rendu attentif à un ordre symbolique où le mot ne renvoie pas à une chose mais à un autre mot.

    — Qu'est-ce qui, dans la société actuelle, vous touche au point de vous faire réagir en écrivain ?

    — Il me semble que c'est un enlisement dans la relation imaginaire qui est encouragé par le dispositif social actuel. Comme si l'on cherchait à fixer les gens dans une enfance qui ne connaîtrait que des besoins facilement repérables. Pourvu qu'ils s'amusent et se réjouissent sans désirer, ni juger ou critiquer, et la fête peut continuer. En effet, la fête est au cœur de la nouvelle civilisation. Une fête obligatoire où l'on vous somme de jouir sous peine d'une marginalisation promise à l'intervention souriante de l'appareil psychothérapeutique.

    — Vous sentez-vous des parentés parmi les auteurs contemporains ?

    — Pour mettre en scène cet impératif d'épanouissement généralisé, de dynamisme forcé et de conformisme halluciné, il me semblait que le récit bref convenait mieux que le roman. La minutie clinique, la grande attention que privilégient mes narrateurs pour raconter leurs histoires m'ont rapproché d'écrivains américains comme Hemingway, Salinger ou Carver. Je lisais leurs nouvelles avec enthousiasme lorsque j'élaborais ce livre. D'ailleurs, Raus !, >Le Mur et No Limit recèlent chacune un vibrant hommage à ces trois auteurs, dont les techniques narratives sont exemplaires. Mais il fallait aussi que je subvertisse ce genre littéraire pour me l'approprier.

    — Que peut, selon vous, la littérature dans une société telle que la nôtre ?

    — On m'a reproché un ton légèrement didactique dans la manière d'exposer les situations, mais ce ton est voulu. C'est celui d'un individu paniqué, qui se raccroche désespérément au langage comme à une bouée de sauvetage. La mutation anthropologique à laquelle il assiste le pousse à remplacer par des éclats de rire les clichés fixés par des expressions telles que « modeleur de comportement », « athlète d'entreprise », « travail d'écoute » et autres « potentialités créatrices », qu'on utilise pour terroriser les gens. Peutêtre est-ce alors à quoi la littérature pourrait prétendre dans une société telle que la nôtre: redonner au lecteur l'envie de se servir de ses propres yeux pour se diriger...



    La dure loi du sourire
    C'est un jeune couple à la coule qui dialogue à mots (très) couverts, dans un sushi, à propos d'une décision qu'elle devrait prendre à propos d'un « truc fait en quelques minutes » qu'elle devrait subir pour le soulager, lui, d'une naissance difficile à « gérer ». On a compris qu'il s'agit d'un avortement, mais « chez ces gens-là », comme disait Brel, ça ne se dit pas. Parce que lui pense surtout qu'ils devraient « s'éclater davantage », et par exemple en se payant un pull unisexe à l'effigie du Che comme ils en ont à la boutique No Limit. On n'en saura guère plus sur ce premier couple apparu dans l'univers en apesanteur, à la fois « relax », soumis à la « dure loi du sourire », et sourdement tendu, dans lequel Antonin Moeri va donner du scalpel de son regard. Or voici, dans un bureau, l'extension de la lutte s'appliquer au niveau des ressources humaines, où telle quinqua chargée de « modeler les comportements de l'entreprise » s'en prend à un type par trop séduisant et trop libre ; ou voilà, dans une école, une guérilla sévir entre un Mickey charmeur et jean-foutre, dopé par sa mère adorante, et son prof incarnant l'Autorité traumatisante.
    Attention cependant: n'imaginez pas de simplistes affrontements entre classes, races ou générations. Dépassé tout cela: à vrai dire tous les personnages de ces nouvelles sont égarés dans le même dédale de mots qui ne savent plus ce qu'ils désignent, d'idées devenues slogans publicitaires, de sentiments maquillés par le simulacre, en ce monde « où les bons sentiments, l'altruisme et le chantage du cœur sont d'utiles paravents pour cacher ce qui nous est intolérable ».
    Rendant le son de cette « rumeur » d'époque à la fois euphorique et déprimée, Antonin Moeri en dégage aussi, avec une espèce de compassion flottante, les sursauts individualisés de personnages qui ne se réduisent jamais à leur discours apparent. Et peut-être est-ce au moyen de ce langagegeste, qui déborde à tout moment des moules de la « novlangue » convenue, que Le sourire de Mickey mime le mieux une forme d'échappée libératrice.

    Antonin Moeri. Le sourire de Mickey. Editions Bernard Campiche, 292 pp.

  • L'utopie enjouée de Michel Layaz


    A propos de La joyeuse complainte de l'idiot



    C'est toujours un bonheur que de voir un écrivain s'épanouir, et le sixième roman du Lausannois Michel Layaz, La joyeuse complainte de l'idiot, nous vaut ce plaisir autant pour l'originalité de sa vision — apparemment dégagée de tout réalisme et renvoyant cependant à notre monde avec une verve critique réjouissante — que pour l'éclat et les chatoiements de son écriture, jamais aussi libre et inventive qu'en ces pages. Rappelant la douce dinguerie hyperlucide d'un Robert Walser, et d'abord parce qu'il se passe dans un « débarras à enfants » assez semblable au fameux Institut Benjamenta du génial Alémanique, ce roman évoque également la figure tutélaire de Cendrars par ses dérives épiques, le goût du conte qui s'y déploie et sa faconde verbale.

    Si le pensionnat pour jeunes gens fait partie d'une certaine mythologie littéraire helvétique (songeons à celui des Années bienheureuses du châtiment de Fleur Jaeggy, ou au Waldfried de L'Eté des Sept-Dormants nourrissant les rêveries pédérastiques de Jacques Mercanton), c'est plutôt en une abbaye de Thélème à la Rabelais que nous introduit le narrateur candide de La joyeuse complainte de l'idiot, qui se fera le chroniqueur de l'institution dirigée par Madame Vivianne (avec deux n, comme ses deux opulents nénés), mélange de déesse originelle et de mère adoptive aux méthodes éducatives peu conventionnelles.

    En ce lieu est réunie une quarantaine de garçons qui sont tous « fondamentalement des êtres de bonne pâte », que Madame Vivianne et ses collaborateurs pétrissent à leur façon pour les délivrer, notamment, du « bât de la sottise » et du « piquet de la fadeur » autant que du « râtelier de l'insignifiance ». Sans s'attarder sur ses condisciples, à l'exception d'un David impatient de refaire le monde et d'un doux Raphaël goûtant aux choses et aux gens en les léchant avec une très innocente volupté, notre chroniqueur détaille en revanche les employés nombreux de la maison, tous liés entre eux par une sorte de complicité tribale. Il y a là Josette, la réceptionniste à « croupe vivace », vissée à sa chaise sur laquelle elle « toupillonne » à l'occasion en la saillante compagnie de Monsieur Hadrien, le jardinier ; le professeur Karl aux préceptes humanistes aussi peu maculés d'inculture que ses blanches chemises ; un Monsieur Guillaume qui a roulé sa bosse et n'en finit pas de le raconter ; deux jumelles cuisinières bien en chair et dont la chère prouve aux garçons qu'on peut « toucher l'éternité » dès ici-bas ; enfin l'étonnant docteur Félix grâce auquel le complexe d'Œdipe devrait se solutionner, puisqu'en la ville idéale qu'il rêve de fonder la procréation sera interdite aux mâles de moins de 85 ans et qu'on préservera l'enfant en bas âge de l'amour étouffant de sa mère.

    De même que le nom de La Demeure est une antiphrase, puisque nul n'y reste, son statut « inversé » fait figure de fiction libertaire, alors que les murs de ses salles d'eau conservent encore le souvenir des clameurs des anciens « détraqués profonds » qu'on y bouclait jadis. Quand il se rend en ville avec Raphaël, le narrateur y est moqué par les jeunes gens « normaux » dont l'obsession consiste essentiellement à surveiller le « cours du Nasdaq » en sorte de faire fortune avant la trentaine ; mais l'utopie est allègrement vécue par la joyeuse bande, qui trouvera finalement la manière la plus poétique de sauver La Demeure au moment où le fils vénal du proprio défunté menacera de la vendre au plus offrant.

    Ainsi, sous couvert d'enjouement et de fantaisie plus ou moins extravagante (parfois un peu appuyée à notre goût), le narrateur module-t-il tout un discours critique, voire satirique (notamment contre un journaliste fat à souhait, bien fait pour lui), moins innocent qu'il n'y paraît, qui marque les arêtes de cette espèce de fable hirsute.
    Pour la bonne bouche, signalons enfin que Michel Layaz publie, simultanément, trois brefs textes étincelants sous le titre du Nom des pères, dont le titre du premier, Le Ciel à la marelle, annonce la couleur ...

    Michel Layaz. La joyeuse complainte de l'idiot, Zoé, 155 pp. Le nom des pères, Mini-Zoé, 47 pp.


    « L'idiot au sens du plus singulier »

    — Quel est le déclencheur de ce roman ?

    — A l'origine, c'est l'histoire du type qui, s'efforçant de saigner un mouton pour un méchoui, se tire une balle dans la main tant la bête rebelle se débat. A cela s'est greffée la figure de ce lieu clos qui, à l'inverse des institutions de détention ordinaire, représente un espace de liberté. Autre inversion: alors que les aliénistes considéraient l'idiot comme le rebut de la société, j'ai rendu à celui-ci sa dénomination étymologique de « singulier ». Quant à l'origine du lieu, peut-être qu'elle entre en résonance avec un lointain souvenir de l'Institut Benjamenta de Walser, mais je n'y ai pas pensé, alors que l'univers de l'Institut suisse de Rome, où j'ai séjourné, peut être signalé avec un grain de sel.

    — Comment avez-vous travaillé ?

    — De manière à la fois consciente et « conduite », plus que dans mes autres livres, comme si je devais obéir cette fois à la logique de la fiction. Ce qui m'a intéressé, c'est l'acuité et l'étrangeté fondamentale du regard de mon protagoniste, à la fois proche et différent de moi, qui m'amène à dire beaucoup de choses sans me plier à un discours critique argumenté. La narration ne « reflète » aucune réalité « au premier degré », mais il va de soi que le masque de la fiction et les jeux du langage ne sont pas gratuits pour autant.

    — Quel rapport entretenezvous avec l'écriture ?

    — Dès le début, j'ai entretenu un rapport quasiment charnel à l'écriture, avec cette aspiration constante à ce qu'elle soit une véritable offrande à la langue...