L’exorcisme de Carlos Bauverd
La vie est parfois une étonnante romancière, se dit-on en lisant le récit nullement romancé que Carlos Bauverd vient de publier sous le titre de Post mortem, sous-intitulé Lettre à un père fasciste, et qui constitue, plus encore qu'un témoignage majeur sur la « guerre civile européenne » vue du côté des perdants: un exorcisme personnel modulé avec autant de rage que de tendresse meurtrie, et un acte d'écriture qui élève ce livre bien au-dessus du document, impliquant aussi bien l'affectivité du lecteur que sa mémoire personnelle et son jugement (ou la révision de son jugement) sur le monde qui nous entoure.
C'est devant la dépouille mortelle de Jean-Maurice Bauverd, son père, que Carlos, à la veille de la cinquantaine, entreprend de « casser le morceau », non tant pour dénoncer le « monstre » à la satisfaction des bien-pensants de tous bords que pour dire ce qu'a été la vie auprès de ce père fasciste, qui fut pour l'enfant un père avant que d'être un fasciste. Or, loin d'édulcorer le personnage avec l'évocation de cette figure aimante et présente durant une assez heureuse première période (en Espagne où l'auteur est né, en 1953, jusqu'au retour à Lausanne en 1960), le fils nous confronte à un mystère glaçant qui relève à la fois d'une complexion personnelle, d'une éducation et d'une époque.
Devant la maison familiale lausannoise au beau grand jardin, Carlos Bauverd se rappelle l'homme que fut son père: « C'était un idéologue à 100%, qui se flattait de n'avoir pas de sang sur les mains, incapable d'admettre que les mots tuent aussi. Il avait probablement souffert d'une éducation très dure, dans son milieu glacial de patriciens vaudois, libéraux et libristes bon teint. Son engagement frontiste, avec son ami François Genoud, l'opposait autant au grand capital qu'au communisme, à la bourgeoisie et aux juifs. Parmi ses proches, il n'y avait qu'un oncle maurrassien à partager ses idées. Par ailleurs, c'était également un grand amateur de nature et de balades en montagne, très attaché au chalet familial de Gryon. »
Dès les premières lignes de sa lettre, Carlos Bauverd invoque certes les victimes du nazisme dont sont père fut le propagandiste endiablé et jamais repentant: « Je suis ton héritier, héritier devant l'éternité et la souffrance de ceux dont les âmes et les corps ont été broyés par l'ignominie. » Et d'associer les « âmes blessées » à son témoignage: « Elles seules sauront t'absoudre, si elles le peuvent. Elles seules pourront me tendre la main ou un gobelet d'eau pour étancher l'inextinguible soif à laquelle tu me condamnes. » Cela étant, le procès instruit ici n'est pas que celui d'un idéologue égaré. Devenu « samaritain » pour expier les fautes de son père, l'ex-délégué du CICR, qui a vu sur le terrain les ravages de tous les « ismes », écrit ainsi: « Ton drame aura été celui de tant d'intellectuels de ce siècle mort qui se sont battus avec des formules contre des abstractions, ignorant combien de crimes et de souffrances leur verbe aura générés. »
Seront alors en cause, dans cette déposition aux angles vifs de pamphlet, tant le calvinisme le plus racorni que les fascismes brun et rouge, tant la mortifère bonne conscience d'une certaine Suisse que le terrorisme et toute violence révolutionnaire « née sur votre fumier d'idées meurtrières ». Est-ce à dire que saint Carlos se campe au-dessus de la mêlée ? Nullement. C'est « de profundis », du fond de notre merdier commun qu'il s'exprime, dans une espèce de chronique noire au verbe éclatant, enragé d'amour.
Si la destinée de Carlos Bauverd évoque, dans ses parties les plus romanesques, les filiations compliquées de Dickens ou les conflits ravageurs de Dostoïevski, lui-même se défend du caractère trop exceptionnel de sa vie. « Mon histoire est commune par rapport à tous les déchirements de ce siècle, et c'est pourquoi j'ai choisi cette forme très personnelle, qui dévoile un secret de famille tout en racontant une histoire collective qui se répète aujourd'hui. Parce qu'on n'apprend rien, c'est tristement vrai ... »
Ce qui n'est pas moins vrai, c'est que Post mortem nous apprend une quantité de choses sur la vie de cette « sainte famille » maudite en son exil espagnol, dans les années 1950, au milieu des spectres « à la Goya » du fascisme européen, dans un Madrid franquiste et populeux dont l'atmosphère, tellement plus contrastée que le cocon vaudois de son adolescence, a marqué l'enfance de Carlos. A ce propos, celui-ci se rappelle l'humiliation subie au retour en notre bonne ville du trio maudit, son père subissant l'opprobre absolu des justes tandis que sa mère « devenue un être de glace et de tristesse » courait de ménages en nettoyages: « Pleins d'un tact sans pareil, les tiens déposaient trois fois la semaine les eaux de cuisson des patates pour que l'on en fît des fonds de soupe qui m'étaient destinés. »
Au fil d'un récit qui entremêle temps et lieux, la trajectoire de Jean-Maurice Bauverd est très précisément reconstituée, de son premier périple en Aéro Sport avec François Genoud, en 1936, à travers l'Allemagne hitlérienne et jusque chez le Grand Mufti avec lequel, quelques années plus tard, à Berlin, Bauverd devenu collaborateur du ministère de Goebbels mettra sur pied une division SS de Bosniaques musulmans. Collaborateur de l'hyperfasciste Je suis partout, aux côtés de Brasillach et de Rebatet, propagandiste à Radio Monte-Carlo dont on a oublié la « glorieuse » origine, passé ensuite dans le camp des vaincus, coffré une première fois en Allemagne, détenu quelque temps au Bois-Mermet, enfui à la veille de son procès, ressurgi dans la Légion arabe, puis réfugié sous l'aile du Caudillo, Bauverd père, d'abord marié à une Roumaine affiliée à la garde de fer, en divorcera pour épouser la mère de Carlos, catholique « noire » de nombreuse famille qui a échoué un peu par hasard dans le mauvais camp après avoir perdu un jeune fiancé républicain. Les Républicains la puniront en la casant dans un bordel de campagne. A la toute fin du franquisme, elle se révoltera contre Franco lorsque celui-ci fera garrotter Puig Antich. Cela la rapprochera de son fils. Mais à celui-ci, menaçant de rompre définitivement avec son père, elle fera aussi l'incroyable aveu: que Bauverd n'était que son père adoptif. Plus tard encore, le double orphelin (dont le père biologique, un novice jésuite (!), n'a jamais pu être retrouvé) apprendra la nouvelle plus incroyable encore: que sa mère était d'ascendance juive ...
« Moi qui suis en somme un pur bâtard, dit aujourd'hui Carlos Bauverd, je ne me sens pas moins Vaudois. C'est d'ailleurs ce que j'ai voulu dire aussi: qu'il est possible de se reconstruire sur un tel chaos. Ce livre a été une purification. Le fait d'arriver à l'écrire a changé ma vie, à la fois par rapport à mon passé et à mes enfants mais aussi, aujourd'hui, pour la reconnaissance qu'il me vaut, en France surtout, comme écrivain et non seulement comme témoin. »
Reste une douleur profonde, perceptible jusqu'à la fin de Post mortem, liée au total nonrepentir de son père. « Mon père n'en démordait pas. C'était le déni complet. L'extermination des juifs relevait de la fable et de la propagande. »
Dans une page émouvante, évoquant un pèlerinage récent au camp de la mort d'Auschwitz, alors que son père était déjà sénile, Carlos Bauverd écrit: « Combien j'aurais voulu t'avoir à mes côtés. Pouvoir te pousser dans ton fauteuil d'infirme à travers les allées de la mort afin que tes yeux hallucinés s'ouvrent enfin sur le paysage du massacre organisé le plus démesuré et effarant que l'homme ait fait subir à ses congénères. Mais tu étais loin, et loin aussi dans la double déraison définitive de ton corps et de ton cœur. »
Carlos Bauverd. Post mortem. Lettre à un père fasciste. Phébus, 150 pp.