Premier matin à Tokyo
Il y a ces jours dans l’air de Tokyo une espèce de tiédeur anachronique d’été indien. Pourtant c’est le moindre des étonnements de quiconque y débarque pour la première fois. Parce que c’est un monde éberluant que celui de Tokyo, dont les images toutes faites qu’on en peut avoir valdinguent aussitôt qu’on y plonge.
Aux idéogrammes près, on se croirait d’abord aux States. Les buildings, les parkings enterrés ou empilés et les nouveaux quartiers à shopping : tout y est. Sauf qu’il y a ici des congrès de grillons et de drôles d’oiseaux moqueurs dans les arbres, et toutes sortes d’arbres aux feuilles en forme de cœurs ou de petits éventails ; et de ravissants enfants et des collégiennes en uniformes de matelotes mille fois plus mutines que nulle part ailleurs ; et des balayeurs à gants blancs qui ramassent les mégots et les menus détritus avec des soins de préparateurs en pharmacie. Or, en dépit du sentiment d’écrasement qu’on éprouve aussitôt devant son hétéroclite immensité, Tokyo ne laisse aussi de nous immerger dans un fleuve humain bonnement revigorant.
Le premier matin, ainsi, aux très petites heures, c’est dans les halles ruisselantes et sonores du marché au poisson de Tsukiji que j’ai commencé de flairer ce Tokyo-là. Dans une atmosphère fleurant d’abord les œufs pourris et tournant ensuite à l’air salé du grand large, on découvre là tout un peuple de matinaux aux gueules shakespeariennes maniant coutelas et crocs à longs manches, s’activant entre les rangées fumantes de vapeur de glace de thons et d’espadons la tête ouverte ou les entrailles sondées à la loupiote.
Mais le choc de ces lieux tient surtout à la criée se modulant en litanies gutturales lancées tout à coup des petits tréteaux dressés de loin en loin dans ce dédale grouillant, qui évoquent tout un monde de luttes élémentaires et de rudes échanges, d’ancestrales angoisses filtrées et modulées en incantations lancinantes.
Les extrêmes semblent à tout moment s’opposer au pays de l’arc et de la massue. Ainsi du silence bruissant de feuilles de papier de soie des mille bouquineries du quartier de Kanda, puis des vociférations gutturales des extrémistes à mégaphones debout sur leurs blindés noirs, en plein centre d’affaires de Ginza...