Il y aura bientôt trente ans qu'Etienne Barilier publiait, à l'âge de 27 ans, un roman saisissant qui, sous le titre de Passion (L'Age d'Homme, 1974), racontait l'histoire à la fois ardente et glaçante d'un voyeur du nom de Pierre X dont le journal intime détaillait, jusque dans son intimité, les moindres gestes et dits d'un couple gracieux de jeunes amants. Or à ce vampirisme privé, symbolisant l'espèce de jouissance par procuration que vivent tant de gens frustrés ou claquemurés dans leurs fantasmes, fait aujourd'hui écho le voyeurisme public d'une véritable industrie de l'exhibition intime, dont Barilier tire le meilleur parti dans son trente-troisième livre, Le vrai Robinson, qui s'inspire plus précisément des aventures télévisuelles exotico-lucratives à la manière de Koh-Lanta.
Loin de s'en tenir pourtant à une satire par trop attendue, le romancier lausannois corse le jeu en endossant pour ainsi dire le plus mauvais rôle, à savoir celui du réalisateur de l'entreprise en question, laquelle combine un remake du Robinson Crusoé de Daniel Defoe et une rencontre de Robinson avec l'héroïne du Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre.
Au fil d'un récit à l'indicatif qui parodie la plate « objectivité » d'un script de sit-com, comme s'y amusa un Gore Vidal dans son mémorable Duluth, gorillage carabiné des feuilletons télévisés américains, le deus ex machina de la narration raconte à la fois l'histoire « réelle » de la rencontre des jeunes Robinson et Virginie sur un îlot paradisiaque au large de l'île Maurice et le scénario programmé virtuellement de l'émission de télévision à venir sous le titre du Vrai Robinson. Ainsi décrit-il les heurs et tribulations de « nos jeunes héros » pendant et après un naufrage initial reproduisant celui (en 1744) du fameux voilier Le Saint-Géran, chacun vivant d'abord séparément son acclimatation sous l'œil des caméras, avec infos régulières à prendre sur un ordinateur portable connecté au site Le-vrai-Robinson. com, puis se rencontrant, se séduisant mutuellement comme le public romantique est supposé l'attendre, s'accordant en dépit d'une rivalité établie par le concours où chaque prouesse est taxée en milliers d'euros, puis se faisant rattraper par la vie, si l'on peut dire, au gré de circonstances que le lecteur découvrira, avec un rebondissement à chaque fin d'épisode et des péripéties de vrai roman d'aventure.
Par ailleurs, d'une délicatesse esthétique inattendue dans la catégorie, le réalisateur-narrateur « monte » le film à venir en projetant sous nos yeux des scènes entières dont le chatoiement lyrique signale le plaisir pris du romancier tout en comblant celui du lecteur, non sans mêler les bons sentiments du « pro » imbu d'art « populaire de qualité » et le réalisme mercantile d'usage. D'une forme parfaitement appropriée au thème, le roman joue enfin avec finesse sur les temps décalés de la réalisation, avec des implications particulières en l'occurrence, via le « direct » et le « semi-direct », puisque la série commence d'être diffusée avant la fin du tournage, au cours duquel sont advenus divers événements pour le moins imprévus ...
Essayiste d'une vaste culture et d'une pénétrante intelligence, Etienne Barilier aurait pu traiter ses personnages de haut, en ridiculisant tout un petit monde sur lequel il est facile de cracher, comme on l'a fait de Loft Story. Or, retrouvant la verve narrative et le bonheur d'observation de ses meilleurs ouvrages, le romancier se garde ici de toute caricature. Sa jeune Mauricienne rêvant de se réaliser dans la haute couture et découvrant une nouvelle dimension de la vie (qui ne doit rien au fric ni à la télé) n'a rien d'une godiche, et c'est le moins qu'on puisse dire. Le glandeur Robinson, cherchant lui aussi une échappée à son désarroi, en réaction contre des parents qui se veulent ouverts et méprisent ceux qui ne le sont pas à leur façon, est lui aussi juste et attachant ; et l'écrivain se garde également de trop « charger » le personnage incarnant Vendredi dans le jeu de rôles, qui va donner à la fin du tournage sa touche dramatique, rappelant le sacrifice collectif du Temple solaire.
Brassant de nombreux thèmes contemporains avec une légèreté nouvelle, Etienne Barilier parvient surtout, dans Le vrai Robinson, à mêler narration et réflexion en parfaite fusion. Relevons aussi bien, et c'est le meilleur signe, que son dernier livre se dévore, qui s'ouvre à la plus vivante réflexion sur notre drôle d'époque. é
Etienne Barilier, Le vrai Robinson, Ed. Zoé, 264 pages.