Jean-Michel Olivier, dans Notre Dame du Fort-Barreau, rend hommage à une « sainte » Jeanne à la Brassens
Certains êtres traversent notre vie comme des anges discrets dont nous n’évaluons pas toujours, sur le moment, les bienfaits, alors que le temps nous révèle le rôle qu’ils ont joué et ce que nous leur devons. Or c’est exactement cet élan de reconnaissance rétrospective qui a poussé Jean-Michel Olivier, plus de dix ans après sa disparition, à rendre hommage à une impayable vieille dame dont il a senti, dès leur première rencontre, au mitan des années 70, qu’elle compterait beaucoup dans sa vie.
C’est à une « vierge » de ses amies (une Théa décidée à « faire » un enfant toute seule en cette époque d’émancipation) que l’étudiant lettreux, féru de photo et de littérature, doit sa première rencontre avec l’étonnante Jeanne, l’air d’une chiffonnière et possédant néanmoins deux grands vieux immeubles dans le quartier populaire des Grottes, où elle accueille qui lui chante, le plus souvent des sans-le-sou, marginaux, artistes ou étudiants.
L’auteur trouve alors, à ce 31 de la rue du Fort-Barreau, un appartement dont la lumière l’enchante, et d’emblée se noue un rapport à la fois plus personnel, plus romanesque (on s’échange des billets plus ou moins sibyllins), moins prévisible aussi que ceux qui s’établissent entre locataires et logeurs ordinaires.
L’accueil est le fort de Jeanne, que son hôte compare bientôt à la Jeanne de Brassens, et c’est même à une sorte d’apostolat, aussi discret que fantaisiste, que se voue cette fille de pasteur héritière de deux immeubles (une cinquantaine de logements), donc virtuellement riche, mais fagotée comme l’as de pique et montrant immédiatement plus d’intérêt pour les écrits de son locataire que pour l’encaissement de son loyer. Elle-même un peu cultivée, épouse de violoniste amateur, mémoire de ces lieux aussi, elle raconte à l’auteur la très plaisante histoire de la nuit qu’y passa un certain exilé russe du nom de Vladimir Oulianov, dont elle souligne avec candeur que personne n’a su ce qu’il était devenu après son passage en ces murs…
Loin de s’en tenir à la seule évocation de ce beau personnage, Jean-Michel Olivier faufile toute une chronique des décennies successives et de ses débuts puis de ses avancées d’écrivain allant et venant entre Genève, Paris, Avignon ou l’Amérique, à chaque fois interrogé par dame Jeanne sur ses découvertes. Sans peser, le récit est aussi celui d’une vie déclinante, à la fin de laquelle Jeanne se retrouvera bien isolée en dépit de la sollicitude de quelques-uns – dont l’écrivain n’est pas toujours. Une scène très émouvante, à valeur d’expiation pour l’auteur, figure plus précisément l’humiliation publique de la vieille Jeanne un peu perdue, dans une épicerie, moquée par les gens sans que son locataire-ami n’ose s’interposer, à sa honte cuisante.
Avec l’effet apaisant des années, c’est avec une tendresse d’autant plus marquée, quoique sans pathos, que Jean-Michel Olivier évoque sa première visite de l’appartement de sa vieille amie, peu après la mort de celle-ci, dans l’inimaginable capharnaüm duquel il trouve un carton rempli de tous les articles consacrés à ses livres, découpés par la vieille dame et annotés, non sans ironie parfois…
Plein d’humour et de bonté, à l’image de cette touchante figure de «juste», ce récit est, de la même façon, comme nimbé d’une aura d’humanité.
Jean-Michel Olivier. Notre Dame du Fort-Barreau. L’Age d’Homme, 100p.
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La fée des Grottes
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Le souffle du roman anglais
Bien plus qu’en France, les romanciers britanniques captent la réalité multiple, intime ou collective.
Le constat s’impose : en dépit de rentrées pléthoriques, le roman français fait pâle figure en regard de son homologue british. Manque d’ouverture au monde et de pugnacité critique, mais aussi de curiosité, d’empathie humaine et de souffle poétique, manque aussi du simple plaisir de raconter dont le récent roman de Salman Rushdie, L’Enchanteresse de Florence, est l’éclatant exemple. Autant que les « métèques » de sa Majesté, tel l’immense V. S. Naipaul ou le « Paki » Hanif Kureishi, dont le regard extérieur a été d’un apport décisif, la satire selon Swift ou le réalisme poétique à la Thomas Hardy continuent d’inspirer les nouvelles générations. Ian McEwan l’illustre bien, dont l’irrésistible dernier roman, Sur la plage de Chesil, ressaisit les prémices intimistes de la révolution sexuelle des sixties avec une tendre lucidité.
Lucide, lui aussi : Jonathan Coe. Très caustique à ses débuts, avec Testament à l’anglaise, conjuguant immédiatement tableaux de mœurs et fresque d’époque marquée par la politique, le wonderboy du roman anglais des années 80-90 poursuivit sur cette lancée satirique avec Bienvenue au club et Le cercle fermé. Avec La pluie avant qu’elle tombe, le ton du quadra change en revanche. Son nouvel opus est baigné de mélancolie et conjugué au féminin comme un roman de Rosamond Lehman, grande romancière d’avant-guerre à laquelle il rend implicitement hommage. Voici de fait Rosamond, protagoniste du roman, qui vient de se suicider non sans s’être confiée au magnétophone à Imogen, son arrière-petite cousine aveugle, en commentant une vingtaine de photos qui « fixent » ce qu’elle a vécu depuis l’époque du Blitz anglais - trois générations de femmes revivant la même malédiction de la haine maternelle, entre autres. Sans pasticher l’auteure de Poussière, Jonathan Coe déploie une prose fluide et lancinante (l’ombre fugace de Virgina Woolf passe aussi entre les lignes) où la sensualité lesbienne le dispute aux peines et aux frustrations, au fil d’un récit très émouvant, mélodieusement noir.
Jonathan Coe. La Pluie, avant qu’elle tombe. Traduit de l’anglais par Jamila et Serge Chauvin. Gallimard, coll. Du monde entier, 254p.
Doux oiseau d’adolescence
On pense à L’Attrape-cœurs de Salinger en se plongeant dans l’univers chevaleresque et candide, violent et doux de Jason le bègue, enfant de notre époque (plus précisément l’an 1982, sous le règne de Maggie Thatcher) zigzaguant entre la sauvagerie campagnarde et les nouveaux mythes de la télé, entre autres multiples références. Après son étonnante Cartographie des nuages, le quadragénaire David Mitchell revisite ici le passage délicat de l’enfance à l’âge d’homme avec une profusion truculente, du point de vue de l’observation, que traduit une langue jouant bien, malgré les écueils de la traduction, sur les registres de l’oralité «djeune», tout en modulant des sentiments tendres ou cuisants, ici liés à la mésentente des «vieux». L’adolescence a beau achopper aux nouvelles mœurs, avec l’attirance entêtante de la sexualité précoce (le protagoniste n’ayant que 13 ans), elle n’en reste pas moins romantique – Jason publie ainsi des poèmes sous le pseudo d’Eliot Bolivar dans le journal paroissial... Janus biface, le personnage, très attachant, rappelle enfin Mark Twain et Roddy Doyle…
David Mitchell. Le fond des forêts. Traduit de l’anglais par Manuel Berri. L’Olivier, 473p.
Mon père, cette énigme…
Qui a jamais connu son père ? se demandait le grand romancier américain Thomas Wolfe, et la question se charge d’une résonance cruelle, sur fond de trivialité coupable, dans ce roman sombre et magnifique de l’Ecossais John Burnside, dont on se rappelle Les empreintes du diable au climat fascinant, découvert l’an dernier. Il suffit de l’innocente question d’un autostoppeur du nom de Mike, en quête de son propre père, pour confronter le narrateur aux abysses des relations le liant à son paternel violent et alcoolique, qu’il entreprend alors d’évoquer en affabulant. Ce premier détour par le mensonge n’est qu’un premier pas dans un dédale où la dissimulation a empêché toute relation claire du fils avec le père, pour des motifs qu’on découvre au fil des pages, incitant de plus en plus à l’écoute indulgente.
John Burnside. Un mensonge sur mon père. Traduit de l’anglais par Catherine Richard. Métailié, 307p.
Au cœur de l’humain
Le premier roman d’Owen Sheers, poète gallois déjà reconnu, fait figure de découverte à la fois par sa thématique, relevant de l’histoire-fiction, son approche des êtres au plus vif des sentiments, sa prise en compte parfois insoutenable des tragédies individuelles, et la qualité de sa langue simple et belle, d’une poésie très évocatrice, sans effets ni chichis.
En fin de volume, Owen Sheers raconte dans quelles circonstances il a eu l’idée, en travaillant avec un vieux maçon du pays de Galles qui lui évoquait les préparatifs amorcés, en 1940, pour une éventuelle résistance contre l’invasion allemande, dans les « montagnes noires », d’imaginer cette Résistance anglaise dont on estimait alors l’espérance de vie à une quinzaine de jours. Or, à partir de cet improbable canevas, Owen Sheers développe une « uchronie » prenante et parfois bouleversante, où le point de vue des femmes de la vallée d’Olchon, qui découvrent un matin que tous leurs hommes ont disparu pendant la nuit, alterne avec celui des soldats allemands chargés de mission spéciale en ces lieux. Sous la direction de l’officier Albrecht, ancien d’Oxford, la patrouille des cinq soldats va nouer, avec les femmes, des relations inattendues, quoique naturelles, humaines, vraies.
Dans Le complot contre l’Amérique, Philip Roth imaginait les conséquences d’une prise de pouvoir pro-nazie aux USA, Owen Sheers, lui, pose une question qui, de son pays, nous conduit au cœur de l’humain, comme dans Le silence de la mer de Vercors. A lire absolument…
Owen Sheers. Résistance. Traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner. Rivages, 411p.Ces articles ont paru dans l'édition de 24Heures du 31 janvier 2009.
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Du slam pour Vera
Tchatche ou crève, de Dorota Maslowska, au Cabaret Tastemot. Découverte de l'enfant terrible de la nouvelle littérature polonaise. Suivie d'une rencontre avec Vera Michalski.
« Hep, vous, là, il est temps, allez, réveillez-vous, écoutez un peu l’histoire d’un incendie dans une chaussure, écoutez, c’est l’histoire d’une jeune femme hideuse avec un corps de chien… »
Ainsi commence, en trombe verbale, Tchatche ou crève de la jeune Polonaise Dorota Maslowska, roman très oral et choral d’une sale gamine des mauvais quartiers de Varsovie, dont le nom avait déjà fait le tour au cap de ses 20 ans, après la parution de son premier livre, Polococktail Party. On a comparé son apparition à celle de Sagan, et sa matière brutalement « sexy » à celle d’un Henry Miller. L’apparentement de son écriture et de son énergie au hip hop et au slam évoque également les petits-enfants anglo-saxons ou néo-russes du grand Céline. Dans un entretien publié par la revue Transfuge, Dorota Maslowska confiait modestement à Oriane Jeancourt Galignani : « La littérature polonaise, en dehors de moi, ne produit pas grand-chose en ce moment ». Passons sur la provoc, rappelant celle de jeunes Russes se la jouant destroy ou du vieux Bukowski pré-punk : par delà le turbulent phénomène, Maslowska a bel et bien un tempérament d’écrivain à cinglante « papatte », qui tire une prose vibrante et vivante, d’un lyrisme grinçant, du dépotoir actuel, partiellement localisé dans le Bronx varsovien que représente le quartier Praga. Autour de celui-ci, au fil d’une acid story gratinée, tourbillonne la « tchatche » du monde comme il va, entre paysans clochardisés et gens de médias « foutraques », mannequins à la peine et psychiatres à la gomme…
Pour lire et dire la prose hyper-rythmée de Dorota Maslowska, la comédienne Delphine Horst et la rappeuse Zelga conjugueront jeudi soir leurs talents. En fin de soirée, l’éditrice Vera Michalski, patronne de Noir sur Blanc, où a paru Tchatche ou crève, parlera de son métier et de ses auteurs.
Lausanne, Cabaret Tastemot, Théâtre 2.21, salle 2. Jeudi 29 janvier, dès 20h. Entrée libre. Bar.Dorota Maslowska. Tchatche ou crève. Traduit du polonais par Isabelle Jannès-Kalinowski.
Editions noir sur Blanc, 2008, 141p.
Dorota Maslowska. Polococktail Party. Noir sur Blanc 2004, et coll. Points No P1472.
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L’empire d’une passion
Entre Lausanne, Paris et la Pologne, Vera Michalski développe, à l’enseigne de Libella, un groupe éditorial de plus en plus influent, regroupant Noir sur Blanc, Buchet-Chastel, Phébus, Maren Sell et Anatolia. Rencontre.
L’éditeur parisien Jean-Pierre Sicre, qui lui en veut férocement… d’avoir sauvé Phébus, sa maison littéraire au prestigieux catalogue, l’appelle « la femme à la hache ». Vera Michalski « tueuse » ? L’appellation cadre mal avec le style et les choix de la co-fondatrice des éditions Noir sur Blanc, crées à Montricher en 1986 avec son mari polonais Jan Michalski pour jeter un pont vers ce qu’on appelait alors l’Autre Europe. De la même façon, le qualificatif de « riche héritière », que d’aucuns ressassent pour minimiser son mérite en rappelant son lien familial avec l’empire Hoffman-Laroche, ne saurait éclipser l’exigence intellectuelle et littéraire qu’ont fait valoir les Michalski en élaborant le catalogue de Noir sur Blanc avant de racheter les légendaires éditions Buchet-Chastel (où parurent Henry Miller, Lawrence Durrell ou Roger Vailland) et de les revitaliser complètement, sauvant en outre Phébus de la faillite et accueillant tout récemment la collection Anatolia de Samuel Brussell.
Entre ses bureaux de Lausanne, la parisienne rue des Canettes où une cinquantaine de personnes collaborent à Buchet-Chastel, Varsovie et Cracovie où deux établissements publient les auteurs occidentaux en traduction (de Cendrars à Bouvier, en passant par Naipaul ou Eco), et la meilleure littérature polonaise, Vera Michalski « règne » en déléguant volontiers, tout en gardant la haute main sur la gestion et les choix décisifs. Ainsi est-elle en train de lire elle-même Les Bienveillantes de Jonathan Littell pour décider si, oui ou non, elle en assumera l’édition polonaise. Autant dire qu’elle reste très attentive à l’actualité littéraire internationale.
- Que vous inspire la pléthore de la rentrée française ?
- J’estime qu’elle signale, malgré tout, la vitalité de la lecture autant que la propension à s’exprimer. Evidemment, je compatis avec les libraires, mais je pense que cette profusion reste positive. Cela étant, à la dernière rentrée de printemps, les chiffres ont été très mauvais dans l’ensemble de l’édition sur mai et juin parce que le public s’est focalisé sur certains titres, comme le Da Vinci Code, et cela n’est pas bon.
- Qu’est-ce qui vous pousse à faire de l’édition ?
- C’est une des métiers les plus captivants qui soient. Je reste fidèle à l’option que nous avions formulée avec mon mari dès le premier catalogue de Noir sur Blanc : découvrir de jeunes talents et rendre justice à des auteurs injustement oubliés. D’abord focalisés sur la Pologne et la Russie, nous avons élargi notre aire. Du vivant de Jan, il nous manquait ainsi l’ouverture à la littérature française. D’où l’idée de faire revivre Buchet-Chastel. Notre intention était surtout d’en relancer la partie littéraire en faisant appel à des gens compétents, notamment Pascale Gautier qui a donné une « ligne » claire à sa collection , avec des auteurs tels Cookie Allez, Philippe Ségur ou Philipe Lafitte. Nous avons également repensé la non-fiction, avec de la géopolitique et de la philosophie, des essais, des biographies de musiciens et de la poésie, ainsi que la série des Cahiers dessinés, que dirige Frédéric Pajak, qui me tient très à cœur et où vont paraître un ouvrage de Pierre Alechinsky et les dessins de Dürrenmatt. Enfin, j’ai été ravie de publier Robert Littell, le père de Jonathan, dont le roman consacré à la CIA, La compagnie, a été un succès.
- Comment avez-vous vécu la campagne de dénigrement de Jean-Pierre Sicre vous traitant d’ambitieuse tyranique ?
- Jean-Pierre Sicre est un grand éditeur et un piètre gestionnaire, c’est connu. Après que nous avons renfloué sa maison en difficulté, il m’a demandé lui-même de la racheter, en pensant qu’il pourrait continuer d’agir à sa guise. J’aurais aimé qu’il reste jusqu’à sa retraite, en ce mois d’octobre précisément, mais il s’est comporté d’une façon telle, en pratiquant les calomnies et la menace, que j’ai été obligé de m’en séparer et de le remplacer. Ce qu’il aurait aimé, c’est qu’on paie et qu’on se taise. Il nous a d’ailleurs longtemps considérés comme ses « banquiers suisses », avec une morgue humiliante. J’ai pourtant gardé la confiance de Daniel Arsand, directeur de collection, et ma nouvelle directrice, Helène Amalric, travaillera dans la continuité du catalogue de Phébus. Sicre n’est pas le premier « fondateur » à mal vivre la fin de son aventure !
- Jusqu’ou pensez-vous vous développer ? Visez-vous d’autres acquisitions ?
- Non : je crois que nous avons atteint, aujourd’hui, une dimension qui correspond à mes possibilités. Mes moyens financiers me donnent la chance de faire ce que j’aime, et je n’ai de comptes à rendre à personne, mais je ne fais pas de mécénat pour autant. J’aime que des livres difficiles à vendre, malgré leur qualité littéraire, soient « aidés » par des ouvrages de plus large intérêt public. Je ne suis pas contre les « coups » éditoriaux, mais ce n’est pas ma priorité. En fait, je continue à faire de l’édition comme j’y suis venue avec Ian, par goût, par curiosité, par plaisir et en essayant de propager cette passion.Joseph Czapski. Proust contre la déchéance, premier livre paru à l'enseigne de Noir sur Blanc, en 1987.
Cet entretien a paru dans l'édition de 24Heures du 4 octobre.
Portrait photographique de Vera Michalski: Florian Cella. -
Le roman romand new look
Nicolas Pages et Pascale Kramer américanisent les lettres romandes. Deux auteurs quadragénaires, également atypiques, campent leurs derniers romans à New York et Los Angeles.
La paroisse littéraire romande a de quoi frémir: le mauvais genre s’y pointe. Le démon, faudrait-il dire dans le langage des darbystes vaudois dont Nicolas Pages est un rejeton. I love New York, cinquième livre du quadragénaire lausannois dont les chaperons successifs furent Pierre Keller et le sulfureux Guillaume Dustan, nous plonge en effet dans un univers de fêtes, de sexe gay et de drogue qui détone dans nos lettres, bien plus que le Garçon stupide de Lionel Baier n’a choqué le milieu moins feutré du cinéma suisse. Un point commun réunit pourtant ces deux mauvais sujets : une honnêteté qui, de situations apparemment amorales, dégage une sorte de nouvelle éthique artistique.
« Ce que je cherche, explique Nicolas Pages de passage à Lausanne, c’est la véracité, contre la fausse vertu et l’hypocrisie. Jusqu’à l’âge de dix-huit ans, où je suis parti de la maison pour ne pas y étouffer, j’ai vécu sous une chape de plomb où tout ce qui a trait au corps était maudit. Nous allions quatre fois par semaine à l’église et la prière accompagnait chaque repas, mais les relations, avec mon père surtout, étaient glaciales. Il était absolument exclu, à ses yeux, d’envisager une carrière artistique. Mon enfance et mon adolescence ont été formatées par un puritanisme extrême, dans un milieu clos où même les vacances se passaient entre élus… »
Après une rupture brutale, à l’instar de ses deux sœurs, le jeune homme se prend en charge, passe son bac et, fou de culture allemande, séjourne quelque temps à Berlin puis à Cologne avant d’amorcer des études d’architecture à Genève, pour se retrouver à l’Ecal lausannoise. Plasticien, il y réalise notamment une série provocatrice. «En reproduisant exactement le graphisme des bandeaux publicitaires de livres à succès, j’y imprimais des formules choc du type : Le livre le plus nul de l’année, Le nouveau navet de l’auteur culte, etc. Sur quoi je remplaçais discrètement, en librairie, les originaux par mes bandeaux, et j’observais les clients. J’attendais des réactions scandalisées. Mais non : pas un n’a bronché ! »
Ce goût de la provocation, Nicolas Pages, venu tard à d’autres lectures que religieuses, mais avec passion, marque aussi son premier livre paru en 1997, Je mange un œuf, suscité par la question d’un de ses profs : qui êtes-vous ? Qu’est-ce aujourd’hui qu’un artiste ? Réponse : une totale mise à plat de ses faits et gestes, 120 jours durant. Plus « objectif », plus dénué de psychologie ou de sentiments, tu meurs. «La lecture de Moins que zéro, de Bret Easton Ellis, a été l’une de mes premières fascinations, avant Duras ou le Butor de La Modification. Cette façon de « glacer » la réalité, ce refus des fioritures, l’art du mot juste de Duras, le souci de la construction de Butor, correspondaient à mon rejet radical de la «littérature» traditionnelle.
Dans I Love New York, tissé de dialogues comme une pièce de théâtre, l’écrivain lausannois fait un grand pas, justement, dans l’art de la construction et de l’usage, hyper-précis et sensible, de chaque mot. Une cuisante déception amoureuse y prélude à l’évocation d’une amitié folle, d’une espèce d’innocente sauvagerie. L’énergie galvanisante de la Grande Pomme, où Nicolas Pages s’est lancé dans une activité d’agent artistique, alterne avec une traversée épique de l’Amérique et d’amicales retrouvailles en région parisienne. Fuite en avant dans le «fun» et recherche éperdue de vraies relations, constat de ce qui est sans cynisme pour autant: et si le mauvais genre de Nicolas Pages cachait un écrivain ?
Nicolas Pages. I love New York. Flammarion, 245p.
L’insoutenable acuité sensible d’un regard
Plus l’œuvre de Pascale Kramer se développe, et notamment depuis Les Vivants, plus sa « manière », sans rien de maniéré, et plus sa matière s’imposent comme un univers cohérent où la perception la plus fine des atmosphères et des êtres se traduit par une écriture dont l’hyperréalisme n’exclut pas l’émotion et la poésie. Pascale Kramer fait « tout » parler, pourrait-on dire, comme si les objets eux-mêmes s’exprimaient, et malgré le peu d’éloquence de ses personnages.
La trajectoire personnelle de Pascale Kramer est sans doute pour quelque chose dans son type d’observation, pure de tout académisme. À l’écart de la classique filière lettreuse, la romancière s’est formée «sur le terrain». Actuellement installée à Paris, elle y travaille dans la publicité en indépendante tout en démarchant régulièrement, aux Etats-Unis, des projets de scénarios d’auteurs francophone susceptibles d’intéresser Hollywood.
Si son dernier roman, évoquant le malaise exacerbé d’une jeune femme au lendemain de son premier accouchement, pourrait se passer n’importe où, la lumière à la fois éblouissante et moite, sucrée et vaguement pourrie, de Los Angeles, est immédiatement présente dans le tendre inferno de cette Alissa naguère choyée par sa mère et que l’émancipation soudaine de celle-ci révolte alors qu’elle se demande à quoi rime cette enfant et si elle aime vraiment le père «gamin» qui l’a fait avec elle, souffrant de tout quoique « ayant tout pour être heureuse » aux yeux des autres.
D’une attention extrême au moindre regard, au moindre mot, au moindre mouvement de ses personnages, Pascale Kramer, comme dans Fracas, également situé aux Etats-Unis, pratique la même «objectivité» qu’un Bret Easton Ellis, sans rien cependant de froid ni de cruel. Bien plus : la grandeur de ce petit roman tissé de faits minuscules tient à ce que ressent, sans théories ni mots pour le dire, une jeune femme confrontée à l’énormité de cette vie nouvelle sur fonds d’hésitations, d’envies, de frustrations, d’élans de violence, dans un balancement constant entre égoïsmes atomisés et puérilité prolongée, en attendant de plus paisibles réveils…
Pascale Kramer. L’implacable brutalité du réveil. Mercure de France, 140p.
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De Beyrouth à Gaza
Roméo et Juliette à Beyrouth: une nouvelle de Ritta Baddoura
Ritta Baddoura est une jeune poétesse libanaise. Cette nouvelle, premier texte en prose publié, constitua l'ouverture de la 68e livraison du journal littéraire Le Passe-Muraille en février 2006, après avoir obtenu le premier prix de littérature des Jeux de la francophonie. Ritta Baddoura avait ouvert à cette époque un blog où elle racontait sa vie quotidienne sous les bombes. On la retrouve aujourd'hui en pensée quotidienne avec les habitants de Gaza.
http://rittabaddouraparmilesbombes.chezblog.com
QuinzeLa nuit, Selwa ne dort pas. Les lieux sont encombrés par les corps alourdis d’attente, impotents, que le rêve même déserte. Son corps à elle est gorgé de désir, sa peau tendue, presqu’écorchée par la vie qu’elle ne peut plus tenir à l’intérieur. Il y a trop de monde alentour: ses voisins, ses aïeux, père et mère, petite sœur et tous ses frères qui regardent. Stupéfaits ils se donnent à la peur qui gronde dans la gorge des canons. Il y a assez de morts. Ils encombrent les escaliers, même ceux qui respirent. Ne rien faire de tout cela. Juste s’ouvrir, fleur soudain écrasée par les coulées de lave. Attendre, les seins collés à l’écho, que la stridence encore s’abatte.
Sifflant tel un oiseau en feu, l’obus touche le sol.
- « Ce soir ils sont très proches », articule Hind. « Cela a dû éclater dans la vallée… ».
Peu à peu, dans l’odeur de poudre brûlée, s’infiltre l’haleine de l’aube et la tendresse tarie des fleurs d’orangers.
- « C’est ça. La vallée flambe » dit Aboulias. « Bientôt ce sera notre tour. Allah. Ya Allah. »
Il met son transistor en marche. Une rumeur s’élève de sa poitrine ruisselante, traverse les corps des veilleurs. Une voix grésille, égrène les noms de blessés et de décédés dans une région proche. Le parfum déchu des orangers persiste. Bûcher des arbres, tout crépite doucement.
Quelques déflagrations s’estompent dans le lointain. On dirait une fête étrange qui s’éteint dans une contrée voisine. Dernier cadavre de l’obscur : le silence s’abat dans sa robe de repentir.
Malkoun se lève. Il s’approche des sacs de sable. Il pousse le grand portail, traverse le rez-de-chaussée et sort de l’immeuble. Il inspire fortement les sutures de l’air, tâte sa poche, trouve son paquet de cigarettes. Il revient vers les sacs de sable et tend la tête vers l’intérieur.
- « Ça y est. Ils se sont arrêtés.»
Il éclate de rire : les dents sont blanches et les yeux petits et fatigués.
- « Je vais faire un tour. J’ai besoin d’un briquet. J’achèterai du lait en poudre pour les gosses, si j’en trouve ». A sa femme : « Je ne tarde pas Dada. Tu devrais sortir un peu aussi, hein ? pour le petit dans ton ventre. Il fait beau dehors… Les orangers ont cramé… »
Ses pas feutrés dans la cour de l’immeuble, crissement du verre pilé. A mesure qu’il s’éloigne, le jour se lève, pénètre jusqu’aux recoins de l’abri qui se vide au profit des hauteurs. Chacun regagne son étage : vérifier l’état des appartements, combien de vitres brisées, partager ce qui reste de fromage, œufs et confitures dans le placard. Douce torpeur de survie, il est difficile de retrouver les gestes familiers. Les meubles, les murs sont comme couverts d’une poussière invisible ; celle des sentiers ravagés par les herbes folles lorsque le temps n’y passe plus.
*
Engouffré dans son plumage, le canari ne prête guère attention à Selwa. Elle le pourvoit d’eau propre, accroche la cage au balcon. Son doigt tendu à travers les barreaux de bois frôle le tendre duvet de Prince. Lui parvient la voix de sa mère qui l’appelle. « Plus tard maman, je n’ai pas faim maintenant! ». Selwa entend profiter autrement de l’accalmie. Son cartable est là, contre le mur. Etendue sur la balançoire, elle feuillette ses livres d’écolière. Elle revoit son pupitre; et de son pupitre la mer : marge bleue derrière les toits de Beyrouth pressés à la fenêtre. La boîte de craies multicolores est peut-être encore sur le bureau de la maîtresse; que d’arc-en-ciels barrés pour dire les mois de captivité. Selwa se lève, sort de chez elle. Discrètement. Elle dévale les escaliers vides. Dehors, la journée est étrangement calme. Il y a des flaques de soleil partout.
Nassim habite dans la rue parallèle. Chez lui, il n’y a pas d’abri. Il vient souvent avec les siens se réfugier dans le sous-sol de l’immeuble où demeure Selwa. C’est ainsi qu’ils se sont rencontrés. Ils ne s’étaient jamais croisés auparavant. Il y a, dans la chambre de Nassim, tout un monde. Des déserts se déroulent à perte de vue, des sources vives jaillissent dans les paumes de Selwa lorsqu’elle y pénètre. Pénombre. Nassim est là. Il regarde un film : sur l’écran, deux épaules. L’une claire, l’autre sombre sont comme couvertes de sueur. Fine nappe d’amertume, une voix de femme murmure: «… Hiroshima se recouvrit de fleurs. Ce n’étaient partout que bleuets et glaïeuls, et volubilis et belles-d’un-jour… ». Selwa pousse aussi et récemment, l’humeur des coquelicots a envahi son entrejambe. Elle n’en a parlé à personne. Même les racines des arbres sont en sang et les hommes, surtout ceux qui tombent, ignorent tout à propos de cela. Nassim parle doucement, de la rencontre de ces deux étrangers, de l’amour qui est en train de naître. Selwa répète : « Hiroshima », comme une olive noire gorgée d’huile se dissout dans la bouche. Les visages du japonais puis de la française envahissent l’écran, collision. Combien y a-t-il de temps d’un grain de peau à un grain de terre ?
Nassim pose sa tête sur les genoux de Selwa. Elle aussi a un peu sommeil. Elle laisse ses doigts errer lentement sur son visage. Elle veut l’apprendre, déchiffrer son mystérieux langage, en garder le sens aux extrémités d’elle-même.
Qu’ils sont lisses et blancs ces os bien ordonnés sur les tables rectangulaires. Des centaines d’os alignés comme pour la prière. Selwa effleure ces navires immobiles sur une mer de bois. Elle regarde autour d’elle : grande salle aux murs hauts presque vacillants. Par la fenêtre, le sol est rouge aux pieds d’un baobab en fleurs. Elle ne peut penser qu’à la chaleur qui pèse sur le silence. Sous la chaux, les murs criblés de cris, de regards tuméfiés se dressent dignement et la plaine dehors semble immense. Selwa choisit deux os longs et fins et se dirige vers la porte. Il y a un tabouret, posé seul, sous le soleil tout-puissant, qui l’attend. Elle s’assied, écarte les jambes, saisit le manche de l’instrument. Sa tête se penche et ses cheveux sombres le long de l’os s’accordent. Frottement de l’archet presque vivant contre les mèches grinçantes. A mesure que le son s’élève, l’air exhale un étrange parfum. Le baobab pleut et la terre à ses pieds est un cimetière.
Les sens de Selwa, peu à peu, s’engourdissent. Elle a beau remuer son archet, elle n’entend plus rien. Ses yeux sont trop étroits pour l’arbre gigantesque, sa peau trop fine pour ce manteau de morts. Seul, l’ordre des os est immuable. Ses yeux clos l’emprisonnent, des branches noires effractent ses paupières. Elle n’échappera pas à ce voyage. Ce lieu désormais la possède. Jusques dans les recoins de sa gorge où le souffle gît inanimé. Ce cri qu’elle ne pousse, l’écartèle. C’est lui qui lui donne naissance, c’est à lui qu’elle doit sa vie. Mais il faut qu’il sorte, il faut pousser au risque de briser les cordes, il faut hurler tout ce noir. Il ne faut que les hyènes abattent la gazelle. Il n’y a plus de place sur les tables.
- « Selwa ?… je suis là. Doucement, oui Selwa, oui, doucement… » chuchote Nassim contre son visage.
Elle se sent comme aspirée par un point lumineux, du fond d’un puits humide, jusqu’à la surface. Elle ouvre ses paupières. Les yeux de Nassim plongent dans les siens. Son rêve est encore tapi dans la pénombre. L’ombre géante du baobab règne. Baisers contre sa joue, creux du poignet, rondeur d’épaule, Nassim l’étreint tendrement. Ils restent là, sans rien dire, pour un moment. L’écran affiche le générique du film. Bientôt il lui faudra rentrer chez elle. Elle a promis d’aider son père à classer les vieux journaux cet après-midi. Il y a aussi le rendez-vous chez Hind qui a invité tout le monde pour une limonade sur la terrasse. En sortant de l’abri ce matin, elle a lancé de sa voix un peu cassée :
- « Je vous attends tous, hein ? pas d’excuses…il y aura des petits g¬âteaux et de la musique ».
Selwa sourit à l’idée de voir Hind remuer, un verre de limonade glacée à la main, au rythme langoureux de vieux succès orientaux. Elle mettra probablement sa robe fleurie, rouge et jaune, qui découvre sa poitrine opulente couverte de médailles miraculeuses.
- « Arrange ces beaux cheveux Selwa et mets quelque chose de spécial » lui a-t-elle dit.
Puis sur le ton de la confidence :
- « Ta mère devrait te maquiller un peu, ce n’est pas tous les jours la fête. Ton amoureux sera là, n’est-ce-pas ? j’ai tout remarqué dès le premier jour…rien n’échappe à Hind, petite! Tu viendras, dis ? »
- « Je viendrai, Tante Hind. Je n’ai jamais raté l’occasion de déguster tes patisseries, tu sais bien que je les aime tant ! ».
Selwa aime surtout se retrouver chez Hind au crépuscule. Elle a souvent pensé que, du haut de sa terrasse, le soleil met plus de temps pour se coucher.
* *
Vue de la terrasse, la vallée offre les corps pétrifiés des orangers en partage. L’horizon en rappelle les teintes ardentes, sanglots écorchés au large de la Méditerranée. Selwa observe les silhouettes qui dansent ; des enfants mangent encore à la table garnie. Le gros rire de Hind ponctue ses allées et venues entre les convives. S’approchant de Selwa, elle vante avec ferveur les délices de la glace musquée fabriquée ce matin. Quelques voisins discutent bruyamment de politique dans un coin. Du fond de la vallée, la petite rivière continue, invisible, d’avancer. Le son clair et perlé de son gosier résonne, porté par les causeries irrégulières de quelques grenouilles. Les touffes odorantes de basilic et de menthe, bordant la balustrade, baignent les premières humeurs du soir. Sous leur habit de chair, les cœurs sont tristes et inquiets. L’heure des autres retrouvailles, celles qui durent toute une nuit dans l’abri, approche.
- « Selwa ! je vais avec Malkoun acheter quelques paquets de bougies. Il n’y en a pas assez pour ce soir. Tu nous accompagnes ? » lance Nassim.
- « Il n’en est pas question! » riposte le père de Selwa . « Il fait déjà assez sombre, les routes ne sont pas sûres…Tu achèteras des bougies demain Malkoun ».
- « Bah, la journée a été calme » répond Malkoun avec sa bonhomie habituelle. « Nous allons chez Hanna, c’est à deux pas. Le magasin doit être encore ouvert à cette heure-ci…ça nous épargnera une veillée dans le noir jusqu’au petit matin. Allez Nassim, on y va ».
Selwa sirote son sirop de mûres. Elle pense que Malkoun a raison, qu’il est préférable d’avoir des bougies tant que le courant électrique reste coupé. Elle espère qu’il n’y aura pas de grand danger cette nuit. Elle essaiera de s’endormir, même si les matelas posés à même le sol, ne sont pas confortables. « On a moins peur quand on dort » lui avait confié sa petite sœur.
Selwa imagine les clichés qui ont porté le visage déchiqueté de son pays sur les écrans télévisés du monde. Au sein de tant de violence, il reste à Beyrouth un toit perdu, parmi tant d’autres, où Nassim peut inviter Selwa à danser. Elle répète à mi-voix leurs deux prénoms : « Nassim et Selwa ». La musique s’est maintenant arrêtée, on débarrasse la table, c’est presque l’heure du couvre-feu.
Des tirs éclatent soudain.
- « Cela n’a pas dû se passer très loin d’ici » énonce faiblement Hind.
L’angoisse envahit les lieux, les cœurs haletants se froissent. Un bruit de pas sourds au bout de la rue puis une ombre émane brusquement de la pénombre, arrive péniblement jusqu’au parking de l’immeuble. Un râle puissant s’élève :
- « Ils l’ont eu ! à moi, à l’aide ! ils nous ont tiré dessus, salopards de francs-tireurs ! je l’ai laissé par terre… »
- « C’est la voix de Malkoun. Malkoun ! mon chéri ! » hurle sa femme, dégringolant les escaliers.
- « Nassiiim… » sanglote Malkoun, l’épaule blessée ; « je n’ai rien pu faire, je l’ai abandonné mort par terre. Nassiiiim ! salopards ! salopards ! saloperie de bougies. Tout est de ma faute, ma faute à moi ! le gosse est mort à cause de moi ».
Les femmes s’assemblent autour d’Oum Nassim. Elle frappe, les yeux révulsés, sa poitrine. Elle frappe fort de ses poings fermés. Les femmes la soutiennent. Selwa n’entend plus rien. Elle se souvient surtout d’Abou Nassim, d’Aboulias et de son fils Elias sortant de l’immeuble en courant, se fondant dans l’obscurité. Elle a dans la tête un point incandescent, un caillou dur avec plus rien autour. Il lui suffit de bouger un peu la tête pour le sentir rouler lourdement.
* * *
Pendant bien des années, Selwa a porté ce caillou en elle et à ses mains deux os longs et lisses et blancs. Des immeubles hauts et laids, une fumante usine, ont poussé depuis dans la vallée, mais la petite rivière roucoule encore. Fraîcheur nocturne de mai, Place des Martyrs : Selwa sourit au public.
- « Combien y a-t-il de temps d’un grain de peau à un grain de terre ? quelle idée Selwa ! » s’était exclamé Nassim. « Attends, je crois savoir : quinze…quinze jours peut-être… »
- « Pourquoi quinze ? »
- « Comme ça…parce qu’il a fallu quinze jours, après le nuage atomique, pour que Hiroshima se recouvre des plus belles fleurs ».
Selwa prend place, se penche sur son violoncelle. Les sons qu’elle égrène coulent jusqu’à la mer, brodent autour de Beyrouth une robe de menthe sauvage et de fleurs d’oranger. Lorsqu’elle finit de jouer, les applaudissements éclatent. Selwa tremble un peu en saluant. Selwa sourit encore. Il lui semble, du bout des lèvres, confusément retrouver une olive noire en sa saveur étrange.R.B
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Rentrée littéraire Bis
Après le raz-de-marée de septembre, on surfe en eaux plus claires…
Devenue monstrueuse (plus de 600 romans en automne dernier), la rentrée littéraire française d’automne, dopée par la course aux prix littéraires, devient de plus en plus contre-productive. Dommageable aux nouveaux venus (combien de premiers romans morts-nés par noyade ?), le tsunami l’est aussi à nombre d’excellents auteurs qui, naguère, tenaient absolument à « sortir » en septembre. Or, depuis quelques années, avec le Salon du Livre de Paris (des 13-18 mars prochains) en point de mire, de plus en plus de « ténors » de la scène éditoriale française, francophones et étrangers confondus, se réjouissent plutôt de paraître en janvier. A preuve cette année : les nouveaux romans de trois Philippe à succès (Djian, Sollers et Besson), entre autres fleurons du meilleur « linge » littéraire, avec deux substantiels romans de Jean Rouaud (La femme promise) et Richard Millet (La confession négative, tous deux chez Gallimard ), les nouveaux romans d’Olivier Adam, (chronique d’un quotidien familial meurtri intitulée Des vents contraires, à L’Olivier), d’Alain Mabanckou (en crescendo dynamique avec Black Bazar) et de Chloé Delaume( Dans ma maison sous terre), tous deux au Seuil, de Jean Rolin (Un chien mort après lui, chez P.O.L.) ou de nos deux compatriotes Pascale Kramer (L’implacable brutalité du réveil, au Mercure de France) et de Nicolas Pages (I Love New York, chez Flammarion), notamment.
La nouvelle donne est également prometteuse au rayon des traductions, avec ce qu’on dit le plus beau roman de John Burnside, déjà remarqué l’an dernier, avec Un mensonge sur mon père (Métailié), le premier livre de Jonathan Coe en première personne féminine (La pluie avant qu’elle tombe, chez Gallimard), et une suite de digressions de Paul Auster sur l’écriture et la solitude avec Seul dans le noir (chez Actes Sud). Enfin une rumeur élogieuse annonce le retour d’une des découvertes de Sabine Wespieser, la Vietnamienne Duong Thu Hong, avec Au zénith toujours, après l’admirable Terre des oublis qui est aujourd’hui traduit dans le monde entier.
Sollers
tel quel
Un roman-de-Sollers fait désormais figure de genre littéraire en soi, avec un narrateur qui n’est autre que l’auteur, entouré de jolies personnes qu’il honore de ses caresses et de son savoir. Après Une Vie divine, la suite de l’évangile selon Nietzsche se décline au fil d’un voyage à travers les lieux et les œuvres géniales échappant au «Parasiste », dont le point de départ est un stand de tir du Quartier latin, pour une guerre chic. Comme Sollers est un immense lecteur et un homme de goût, c’est souvent passionnant. L’écriture, fluide et fruitée, est souvent à la fête aussi. Et le roman là-dedans ? Disons que le roman-de-Sollers est une sorte d’essai voyageur…
Philippe Sollers. Les voyageurs du temps. Gallimard, 243p.
Besson
homophile
Le dernier roman de Philippe Besson évoque, en finesse, la relation fraternelle intense de deux jeunes Américains de Natchez que tout unit depuis leur enfance, et qui vont évoluer différemment au tournant des sixties, entre révolution des mœurs et guerre du Vietnam. Si l’auteur de Son frère ne manque pas de suggérer certaine sensualité dans la relation de Thomas le contestataire et de son ami plus conventionnel, c’est dans la relation mimétique avec leur commune amie Claire que tout va basculer, jusqu’à la tragédie. Avec beaucoup de sensibilité, restituant bien le ton de l’époque, le romancier change de cieux tout en restant fidèle à lui-même.
Philippe Besson. La trahison de Thomas Spencer. Julliard, 270p.
Dantzig
pour inventaire
Quand on lui demandait quel livre il emporterait sur la fameuse île déserte, Jean Cocteau répondait : le dictionnaire.
Un amateur de lecture y ajoutera volontiers le déjà fameux Dictionnaire égoïste de la littérature française de Charles Dantzig, qui a raflé trois prix importants et se retrouve ces jours en poche, et l’ Encyclopédie capricieuse du tout et du rien, nouvelle somme extravagante dont le titre doit figurer impérativement en tête de toute prochaine liste d’achats de livres. De quoi s’agit-il ? De listes, précisément, sous la forme d’une fabuleuse énonciation du monde, où l’auteur (comme le Pérec du mémorable Je me souviens) va bien au-delà d’un procédé, tout au déploiement des mots et des noms, des catégories et de leurs projections au ciel de la fiction ou de la poésie arborescente. Liste gracile des moments gracieux. Liste des minorités. Liste de la bonté des hommes. Liste aléatoire du succès. Liste de brèves définitions. Liste de ce que je n’ai pas voulu faire : autant de souples tremplins vers le désir, les regrets, les curiosités infinies, les fruits du génie humain, la beauté, la bêtise, autant de fusées lyriques ou de pointes critiques, autant d’esquisses de poèmes, de nouvelles, de romans, de règlements, autant de retouches à un autoportrait du dandy en causeur stellaire.
Charles Dantzig. Encyclopédie capricieuse du tout et du rien. Grasset, 789p.
Djian noir
sur noir
Un sentiment de complète déréliction se dégage de la lecture d’Impardonnables, seizième roman de Philippe Djian confirmant décidément les qualités de cet «enfant du siècle» devenu «auteur culte», selon la formule marketing, qui n’en fait pas pour autant un écrivain à célébrer les yeux fermés non plus qu’à dédaigner. Philippe Djian, comme un Michel Houellebecq, quoique par des chemins différents, a su capter le ton d’une époque et filtrer les sentiments ou les malaises d’une génération, dès ses premiers romans du début des années 1980 (Bleu comme l’enfer, Zone érogène ou 37°2 le matin), avant de développer une observation plus ample et plus aiguë de ce qui dissocie le groupe humain contemporain, société ou famille. A cet égard, des romans tels que Sotos (1993), Assassins (1994, Criminels (1996) ou Sainte-Bob (1998) et Impuretés (2005), ont fondé un véritable univers romanesque, avec une atmosphère qu’on pourrait dire «chaleureusement glaciale» dont les personnages souffrent sans pouvoir l’exprimer, et contribuent parfois à leur propre noyade et à celle de leur entourage, où les enfants sont voués à « trinquer ».
C’est d’ailleurs ce qui se passe dans Impardonnables, qui accumule toutes les poisses et toutes les crasses. Le protagoniste, romancier à succès vieillissant, dont la femme et l’une des filles ont été brûlées vives dans sa voiture, sous ses yeux et ceux de son autre fille Alice, apprend au début du roman que celle-ci, actrice en vue et à frasques, a disparu, laissant bien désemparé son compagnon un peu paumé, ex-junkie que la charge de leurs deux petites jumelles embête plutôt – d’où son recours au grand-père. Or ce « jeune vieillard », en exil doré au pays basque, ne s’intéresse « plus du tout » aux enfants, suffisamment occupé de lui-même, que sa nouvelle femme Judith, brillant dans l’immobilier, délaisse de plus en plus, au point de le faire recourir à une ancienne amie devenue détective, dont le fils sorti de prison débarquera dans sa vie comme l’ange exterminateur.
Ange minable en réalité, fils de nul et qui pleure comme un enfant son chien broyé par la mer. Tous les personnages d’ Impardonnables ont d’ailleurs quelque chose de « broyé », à tout le moins de perdu. Cet égarement plombe toute apparence d’espoir, à la fin de ce roman qui n’en est que plus « humain, trop humain »…
Philippe Djian. Impardonnables. Gallimard, 232p.
Post scriptum: à noter, à propos du livre du dandy Dantzig, qu'une belle, amicale non moins que lucide approche en est faite sur le blog épatant de Frédéric Ferney, Le Bateau Livre, dont j'avais signalé l'apparition il y a quelque temps. Conversation ininterrompue d'un honnête homme avec les livres et les gens: http://fredericferney.typepad.fr/
Image ci-dessus: peinture de Verlinde.
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Le grand cristallier
Maurice Chappaz, l'un des plus grands écrivains romands, est mort à 92 ans.
« C’est du pur cristal qu’enfin nous respirons », écrivait Charles-Albert Cingria en 1953, une année avant sa mort, à Maurice Chappaz qui venait de lui envoyer son Testament du Haut-Rhône. Or ce cristal est resté le même dès le premier texte publié (en 1939) du jeune poète, Un homme qui vivait couché sur un banc, jusqu’à ses derniers écrits de nonagénaire encore vif d’esprit et de plume. La meilleure preuve en est l’étincelant recueil de pages de son journal (années 2003-2004, réécrit en 2007-2008) publié en novembre 2008 sous le titre de La Pipe qui prie et fume. «Je mordille dans l’au-delà » y écrit-il, et cela encore: «Il faut accepter un absolu où l’on meurt. Je ne puis y songer qu’en disant le fameux Merci à l’instant qui me sera donné ».
Toute l’œuvre de Maurice Chappaz, qu’on pourrait situer dans un Valais «tibétain » et un temps qui serait à la fois celui des Géorgiques de Virgile et du voyant Rimbaud, est aussi bien de la même eau, qu’elle se module en vers libres ou qu’elle se décline en chroniques, en récits épiques (dont le fameux Match Valais-Judée), nomades ou polémiques, et jusque dans son saisissant Evangile selon Judas, paru en 2001 chez Gallimard et passé quasiment inaperçu de la critique française.
S’il y avait du bohème et de l’errant en Chappaz, qui s’est heurté violemment à la volonté du père, notable valaisan, pour obéir à sa vocation, lui-même connut cependant les responsabilités d’une charge de famille après son mariage avec S. Corinna Bille, en 1947, avec laquelle il eut trois enfants. L’expérience de la guerre, sa participation à la construction du barrage de la Grande-Dixence, et le travail sur les domaines vignerons de la famille, constitueront, avec maintes virées proches et autres grands voyages, autant d’expériences formatrices ou lucratives qui distinguent nettement son mode de vie de celui d’un homme de lettres, d’un professeur ou d’un journaliste, même si le poète écrivit lui aussi de nombreuses chroniques pour assurer la matérielle. Mais là encore, le combat de Maurice Chappaz s’inscrit dans l’ensemble d’une vision du monde marqué au sceau de la poésie. En dépit de son titre provocateur, le pamphlet qui a valu au poète haines privées et injures publiques, Les maquereaux des cimes blanches, est un poème autant qu’une attaque frontale des affairistes immobiliers et autres marchands du temple valaisan.
« J’ai assisté à la fin des visages », écrit le poète en colère, rappelant les « visages sortis et imprimés dans les torrents de montagne », auxquels a succédé « l’effacement par la graisse ». Et d’assener : « Les plus importants de mes compatriotes portent ce masque de bandit propret. De bandit de bureau qui culotte l’illégalité ».
L’œuvre de Maurice Chappaz, dans sa double nature lyrique et prophétique, ne saurait être séparée de la tradition biblique et de la foi catholique, comme l’a montré Christophe Carraud dans le premier essai substantiel consacré, en France, à l’écrivain. Cela étant, loin des tourments de conscience de l’âme romande, à dominante protestante, le catholicisme de Chappaz et sa poésie sont tissés de sensualité et de saveur.
Bien enracinée dans sa terre d’origine et faisant écho aux préoccupations de notre temps, non sans résistance farouche, l’œuvre de Chappaz nous transporte à la fois autour du monde et hors du temps, ou plus exactement au cœur de ce noyau temporel que figure l’instant « éternisé » de la poésie.
Pour Lire Maurice Chappaz
Un Homme qui vivait couché sur un banc, [Revue Suisse romande], 1939. Castella, Albeuve, 1988.
Testament du Haut Rhône, Rencontre, Lausanne, 1953 et 1966. Fata Morgana, 2003.
Portrait des Valaisans en légende et en vérité, L’Aire, 1983.
Les Maquereaux des cimes blanches, Galland, Vevey, 1976. Zoé, Genève, 1984, 1994.
Maurice Chappaz, pages choisies. L’Age d’Homme, Poche Suisse, 1988
Le Garçon qui croyait au paradis, L’Aire, 1995.
Evangile selon Judas. Gallimard, 2001.
La pipe qui prie et fume. Editions Conférence, 2008.De nombreux recueils de Maurice Chappaz ont été réédités chez Fata Morgana.
Cet hommage a paru dans l'édition de 24Heures du 16 janvier 2009.
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Dans l'amitié d'Alain Gerber
Eloge d'un grand méconnu, romancier et poète jazzy...
Alain Gerber était, à trente ans, à la parution de son premier livre, La couleur orange, le type du doux oiseau de jeunesse de province (il est né à Belfort en 1943), du genre fou de Jarry et de jazz, de cinéma et de romans américains (auxquels, avec deux trois compères, l’avait initié son prof de lycée Henri Baudin), qui rêvait de devenir si possible Hemingway et distillait déjà, avec un lyrisme bluesy, la mélancolie des anges terriens conscients qu’il battront tant un jour de l’aile qu’ils ne s’en relèveront plus.
Un peu moins de trente ans plus tard et avec quarante livres jonchant son sillon de grand laboureur, dans un bar parisien proche de Radio-France où tous les soirs il raconte le roman du jazz, notre ami Alain (une amitié nourrie par ces coups de coeur successifs que nous valurent Le Buffet de la gare en 1976, Le Faubourg des coups-de-triques en 1979, les inoubliables nouvelles des Jours de vin et de roses en 1982, puis distraite et distendue comme souvent par «la vie», relancée avec le très beau quatuor de la cinquantaine que fut Quatre saisons à Venise, en 1996, et ravivée plus encore par le sentiment profond de stoïcisme fraternel qui se dégage de son dernier roman) paraît à vrai dire plus frais et libre qu’à l’époque où l’exténuait la course aux prix littéraires.
L’auteur du Plaisir des sens (1977) et de La porte d’oubli (1993) eût certes mérité plusieurs fois le Goncourt, mais il ne saurait pourtant être dit un maudit (l’ensemble de son oeuvre lui a valu le Grand Prix du roman de la Ville de Paris, entre autres distinctions), même si le public lui est plus fidèle que la critique établie, qui le snobe plutôt. A sa façon de sanglier des Vosges, avec sa chère moitié dédicataire de tous ses livres, il a fait sa vie à l’écart des estrades et des cénacles, souriant aujourd’hui de «tout ça» et se réjouissant surtout d’écrire enfin avec plaisir.
«Pendant des années, j’ai travaillé dans la peine et le labeur, mais j’étais convaincu que c’était le prix à payer. J’ai mis beaucoup de temps à me trouver en harmonie avec ce que j’écrivais. C’est peut-être avec ce dernier roman, où j’ai vraiment dit exactement ce que je voulais, que le bonheur d’écrire m’est venu. A présent, il faudrait presque m’arracher de ma chaise, même si je travaille toujours beaucoup dans la masse. C’est vrai que je suis un cheval de labours et qui ne se retourne pas... Je n’ai pas du tout l’impression d’avoir fait «une oeuvre». A l’origine, je crois que je je n’aurais jamais écrit si je ne m’étais pas mis dans la peau d’un écrivain américain behaviouriste. Non, sans Hemingway, je n’aurais jamais écrit. C’était un peu contre mon naturel, qui était plus «lucide» et plus porté aux idées. Je ne suis pas poète, mais ce qui m’a quand même intéressé dans le roman, c’est de faire dire aux mots ce que les mots ne son pas capables de dire. C’est d’ailleurs la définition qu’on donne de la musique...»
De la musique, il en ruisselle dans l’oeuvre d’Alain Gerber, et pas seulement quand il brosse ses «portraits en jazz» ou lorsqu’il se glisse carrément dans la peau de Lester Young, de Clifford Brown ou, tout récement, de Bill Evans. Or, à propos de ces livres apparemment distincts de ses fictions, Alain Gerber se défend d’avoir composé des biographies.
«En racontant Lester Young ou Bill Evans, je ne fais en somme que me raconter d’une autre façon. Avec Bill Evans, plus précisément, c’est un retour à ma source «philosophique». Par ailleurs, le milieu du jazz est celui que je fréquente de la manière la plus proche et constante, depuis des années, et en même temps celui que je comprends le moins. Je vois ces gens vivre et se défoncer, je ne vis absolument pas leur vie de dingues, mais j’essaie néanmoins de les rejoindre en écrivant. De la même façon, je fais de la batterie depuis plus de quarante ans, et je ne suis toujours pas fichu de jouer. Jouer de la musique est un truc tellement mystérieux, au sens le plus fort, presque au sens religieux... Or, je me dis souvent que si j’en avais le secret, j’aurais le secret de beaucoup d’autres choses.
Ce même introuvable «secret» se trouve, en somme, au coeur de Jours de brume sur les hauts plateaux, dernier roman d’Alain Gerber que d’aucuns, un peu trop vite, auront classé dans la postérité du Désert des Tartares, sous prétexte que l’histoire se passe dans une garnison «oubliée» de l’Histoire, en pleine brume cochinchinoise.
«Après en avoir écrit une quarantaine de pages sans penser du tout à Buzzati, je me suis dit tout à coup qu’on allait me tomber dessus avec cette comparaison, et j’ai donc laissé ce texte de côté, que j’ai repris des années plus tard pour l’achever en trois semaines. Quant à son vrai déclencheur, c’est plutôt du côté de La 317e section qu’il faut le chercher. Ce film m’avait bouleversé à l’époque, et quelque chose en reste évidemment dans le rapport liant les deux officiers.»
Le thème de la filiation, qu’Alain Gerber lui-même dit présent dans tous ses livres, fonde la relation initiatique établie entre le commandant vieillissant et son jeune second impatient de prouver sa valeur, qu’un adjudant baroudeur va éprouver plus physiquement de son côté. Très «physique» aussi bien, ce roman à tournure de conte philosophique baigne dans un climat de fantasmagorie où les données bien terrestres de l’action, de la force, de l’élan guerrier, du désir sexuel, se mêlent, dans ce no man’s land, à celles du vieillissement, de la faiblesse, de la conscience de plus en plus aiguë de la vanité de toutes choses.
«La première de toutes mes révoltes, explique encore Alain Gerber, je l’ai éprouvée dans ma toute petite enfance, lorsque je me suis rendu compte que nous devrions mourir. Cette énormité m’est apparue: que les gens qui m’entouraient seraient morts lorsque j’aurais leur âge. Plus tard j’ai choisi, comme ma femme, et même avant que nous nous rencontrions, de ne pas avoir d’enfant. L’idée de savoir, à mes côtés, une pendule vivante qui me rappellerait tous les jours que devrais mourir m’était insupportable. C’est peut-être pour m’en «excuser», d’une façon inconsciente, que je reviens sans cesse à ce thème de la filiation... Je ne sais pas, pas plus que je ne sais pourquoi j’écris... J’ai besoin, toujours, de sentir le trousseau dans ma main, mais je ne sais pas quelles portes mes clefs vont ouvrir...»
Alain Gerber. Jours de brumes sur les hauts plateaux. Fayard, 167p.
Alain Gerber. Bill Evans. préface de Pierre Bouteiller. Fayard, 360p.Alain Gerber a publié, récemment un nouveau roman-jazz consacré à Frank Sinatra, chez Fayard.
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Orlando ou le sexe d'un ange
Au Théâtre de Vidy, la magie de Virgina Woolf opère en finesse.
Orlando fut un homme jusqu’à trente ans, puis il s’endormit et se réveilla femme. Orlando fut un jeune homme entreprenant à la prestigieuse époque élisabéthaine, puis, jeune femme, il quitta le monde entre les deux guerres mondiales du XXe siècle. Orlando est l’impossible fait Anglais, ou plus précisément : poésie anglaise, entre magie shakespearienne, baroque pré-romantique à la Tristram Shandy (protagoniste du chef-d’œuvre de Laurence Sterne) et lyrisme à la fois intime et cosmique de Virginia Woolf. Orlando est à la fois une farce et une traversée émouvante du temps des siècles et des cœurs. Paru en 1928, ce roman-poème génial (lire encadré) ne semble pas a priori un objet littéraire fait pour le théâtre, tant il foisonne. Et pourtant, après une adaptation de Bob Wilson, avec Isabelle Huppert, qui n’a pas laissé un immortel souvenir à Vidy, une jeune troupe israélienne, emmenée par le metteur en scène Amit Drori, relève à son tour le défi pour en tirer une représentation à la fois originale et fidèle à l’esprit autant qu’à la lettre du texte, heureusement donné en anglais avec un surtitrage français intelligible. La représentation qui en résulte, tenant de la «performance» plasticienne plus que du théâtre ordinaire, en impose autant par l’orchestration de ses beautés que par sa « musique » intérieure en crescendo, après un début quelque peu maniéré et flageolant.
Rien de « magique » là-dedans au demeurant, mais un impressionnant artisanat collectif , réglé par une équipe de «techniciens» maîtrisant les apports combinés de la scénographie et des appareils (Noam Dover et Amit Drori), autant que de la lumière et des images vidéo très évocatrices (Jackie Shemesh). Dans cet environnement visuel et sonore figurant alternativement les fastes orientaux de Constantinople ou les brouillards de Londres, Orlando, qui est à la fois son propre biographe et le personnage de cette épopée lyrique, est incarné à fleur de sensibilité par la comédienne androgyne Sylwia Trzesniowska-Drori, qui se coule gracieusement dans les avatars successifs de son personnage. « Tout » Orlando n’est certes pas là, mais ce qui y est filtre bel et bien l’essentiel…
Lausanne. Théâtre de Vidy, Salle de répétition, jusqu’au 1er février. Lu—sa, à 19h.30. Di 18 janvier et lu, relâche. Di 25 janvier et 1er février, 18h.30. Réservations : 021 619 45 45, www.vidy.ch et librairie Payot.
Un charme shakespearien
Virginia Woolf doutait un peu, à la fin de la composition d’Orlando, liée à son amoureuse amitié avec Vita Sackwille West, du bien-fondé d’un texte « trop long pour une farce et trop frivole pour un livre sérieux », pronostiquant un désastre éditorial à l’époque même où elle prononçait des conférences sur le concept d’androgynie. « Peut-être, disait-elle alors, un esprit exclusivement masculin est-il aussi incapable de créer qu’un esprit exclusivement féminin ». Le public la rassura aussitôt, qui fit fête à ce récit pénétrant et débridé, qui garde aujourd’hui toute sa poésie et tout son mordant satirique, notamment à propos de ce vieux radoteur annonçant, à l’époque de Shakespeare, la fin de toute littérature…
Virginia Woolf. Orlando. Livre de poche Biblio, 317p. -
À la Dame de Haute Savoie
A La Désirade, ce samedi 10 janvier 2009. - Nous vivons en face les uns des autres, sans bien nous connaître. Les plus anciens se rappellent les Savoyardes traversant le lac afin de participer aux travaux des vignes. Sur le premier bateau du matin, il leur arrivait de faire le voyage avec quelque comtesse russe ruinée dans la nuit au Casino d'Evian. Pour ma part, j'aime retrouver la douce France dans les rues de Thonon ou les vieux murs d'Yvoire. À la Savoyarde en exil qui a déposé ce soir quelques mots sur ce blog, je dédie ces quelques images de ce que, tous les jours, nous voyons, depuis notre val des hauts de Blonay, de son beau pays...
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Pensées de l'aube (1)
De la joie. - Il y a en moi une joie que rien ne peut altérer : telle est ma vérité première et dernière, ma lumière dans les ténèbres. C’est dans cette pensée, qui est plutôt un sentiment, une sensation diffuse et précise à la fois, que je me réveille tous les matins.
De l’Un. – Ma conviction profonde est qu’il n’y a qu’un seul Dieu et qu’une seule Vérité, mais que cela n’exclut pas tous les dieux et toutes les vérités : que cela les inclut.
Du noir. – Plus vient l’âge et plus noir est le noir d’avant l’aube, comme un état rejoignant l’avant et l’après, à la fois accablant et vrai, mais d’une vérité noire et sans fond qui reprend bientôt forme tandis qu’un sol se forme et qu’un corps se forme, et des odeurs viennent, et des saveurs, et la joie renaît - et cet afflux de nouveaux projets.Image: La Savoie, l'hiver. Aquarelle JLK.
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Ce sorcier de Salem
Merveille de fantaisie énigmatique, de profonde malice et de douleur sublimée que Trois hommes dans la nuit.
« L’aiguille des boussoles enfantines pique et blesse », écrit Gilbert Salem dans son dernier roman, d’abord touffu comme une pelote d’étoiles lançant mille feux, et qui se désentortille au fur et à mesure de la lecture tout en demandant, au lecteur, une attention de chaque instant et un effort de dinguerie participative. De fait, Trois hommes dans la nuit n’est pas un roman aussi immédiatement accessible que Trois Hommes dans un bateau, de l’irrésistible Jerome K. Jerome, ni aussi débonnaire que Trois Hommes dans une Talbot, du charmant Paul Budry. On ne sait pas très bien, au fil des premiers chapitres, où l’on va, mais on y va. On y rencontre d’abord une insupportable millionaire protestante cul-bénit, en la personne de Clarisse Lebief-Guingue (de la fabrique de papier Papirama délocalisée dans le monde entier), flanquée d’un majordome au nom bizarre de Donat Jovié, qui se dégonfle soudain comme une baudruche pour se trouver réduit à l’état de petit anneau de caoutchouc mauve. L’ambiance est donc illico à l’insolite frotté de sortilèges, mais c’est, plutôt que dans le merveilleux ou le fantastique prisé des têtes blondes, dans les eaux du réalisme magique que va se déployer la narration, aussi pauvre en « action » apparente que mille pages de Proust ou de Joyce. Un formidable brassage de mémoire doit pas mal, d’ailleurs, au génie filtré et recyclé de ces deux titans, dont Gilbert Salem est un (humble) disciple à deux titres majeurs : son rapport mélancolique au Temps et aux Noms proustiens, et , côté Joyce, sa sensualité poétique et mystique de sourcier d’une langue « totale », laquelle se déploie en moires de haute lice et en polyphonies tour à tour somptueuses ou détonantes voire délirantes - des éructations du capitaine Haddock aux vaticinations des prophètes, en passant par trois voix d’hommes et une voix de femme, le chant des anges et le boucan alterné d’un flipper des années 70 et d’un groupe de rock prog…
Les enfants perdus
Trois hommes : trois hyperdoués de naissance, et une femme, qui devient géniale à son tour par le triple exercice de la musique, du tissage à la lyonnaise et de l’invention d’un Christ peu clérical : tels sont les protagonistes du roman, dont les portraits, extraordinairement détaillés et cohérents, se constituent au fil du roman. Les trois lascars, quadras, se sont connus à l’internat catholique de l’Effeuille, ados géniaux et teigneux, au début des années 70. Il y a là le Provençal Jean-Baptiste Contine, géant empêtré dans son corps, aux cils d’enfant et à l’âme inquiète ; le minuscule Celte Simon Bouffarin vif comme un elfe et «catholosof» facétieux; et son ami Vladimir Sérafimovitch, alias Volodia, dandy cynique résolument athée et d’une beauté méphistophélique. Tous trois ont été conviés à une réception par Alma Lebief-Dach, belle-fille de Clarisse, en ce Noël 2002, dont la nuit du 26 au 27 accueillera leur triple immense errance - le récit oscillant entre leurs débats présents et leurs ébats d’adolescents « feuillantins». Quant à Alma, Lithuanienne d’origine et devenue théologienne luthérienne à Strasbourg après une initiation au tissage chez les soyeux de Lyon, elle sera présente-absente tout au long du roman, inspirant à l’auteur ses pages les plus lumineuses.
Et Dieu là-dedans ? Il est partout et nulle part, dans une sorte d’omniprésence poétique qui doit autant aux bouffons de Shakespeare qu’aux princes ambigus de la collection Signe de Piste, à la foi toute pure d’un enfant ou de Bach qu’à la théologie érudite. Dans la foulée, au fil de magnifiques évocations lyonnaises, on se rappelle que Les Deux étendards de Lucien Rebatet, grand débat romanesque entre christianisme et athéisme, se déroulait précisément à Lyon, mais l’exploration de Gilbert Salem - donnant mystérieusement raison (ou presque) à chacun – s’enracine dans une sorte de christianisme enchanté, triste et radieux à la fois comme l’enfance, défiant en somme la fameuse sentence d’Alfred Loisy : « Le Christ annonçait le Royaume, et c’est l’Eglise qui est venue », citée en exergue.
Or le plus étonnant, dans ce roman qu’on pourrait imaginer « élitiste » et « passéiste », voire obsolète par sa thématique, est son ébouriffante fraîcheur, son inventivité verbale et son scannage des derniers états du monde dit virtuel, autant dire sa déroutante modernité. Bonne nouvelle : la divine Littérature n’a pas déserté tout à fait son royaume, où nous ramène ce sorcier de Salem.
Gilbert Salem. Trois hommes dans la nuit. Campiche, 592p.Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 10 décembre.
Portrait de Gilbert Salem: Philippe Pache -
Par-dessus les murs
Correspondance entre Pascal Janovjak (Palestine) et JLK (Suisse).
Nous entreprenons ici, avec Pascal Janovjak, entre Ramallah et La Désirade, un échange épistolaire au jour le jour où les lecteurs de ce blog nous feront l’amitié de voir d’abord un jeu, peut-être plus si affinités et développements.
Je n’ai jamais rencontré Pascal Janovjak, dont je sais très peu, sinon qu’il est né à Bâle en 1975 et qu’il vit depuis trois ans à Ramallah. Du moins avais-je déjà apprécié son talent de prosateur poète, que j’ai évoqué une première fois, trop brièvement, à la parution de son premier livre, intitulé Coléoptères et paru aux éditions Samizdat. Tout récemment, son seul prénom a reparu sur les commentaires de ce blog, sans que je ne fasse le rapport avec le Pascal de Ramallah, et c’est hier seulement qu’un vrai contact s’est établi entre nous à la suite de la présentation que j’ai faite de quelques auteurs israéliens invités au Salon du livre de Paris.
Quatre premières lettres en un seul jour: ainsi le fil s’est-il noué à partir de ces mots que j’adressai à Pascal à propos d’un message vindicatif reçu sur ce blog à la seule évocation d’Israël: comment répondre aux mots de la haine, comment ne pas monter aux extrêmes, comment montrer la ressemblance humaine, comment la dire, comment la transmettre ?
Ramallah, le 11 mars 2008, 13h.19.
Cher JLK,
Cela fait quelques temps que je me pose ces mêmes questions : comment dépasser la haine, comment montrer les ressemblances… depuis que je suis arrivé à Ramallah, il y a bientôt trois ans. Je suis venu ici pour écrire un roman, que j'achève bientôt. J'y suis venu parce que j'avais déjà séjourné dans la région, le climat est agréable, les gens sympathiques, j'aime les brochettes et la purée de pois chiche... et ma compagne a trouvé un travail ici, ce qui m'a permis de quitter le mien.
Je me suis mis au boulot. J'aurais pu habiter dans un monastère, sur une île, j'ai tenté de nier l'extérieur, j'y ai réussi, jusqu'à un certain point. Et puis les coups de feu, et les incursions, la violence, la peur aussi... ça traverse les portes et les fenêtres et les écrans des téléviseurs, ça suinte sur internet, pas moyen d'y échapper. Sortez boire un verre pour vous changer les idées : tout le monde ici a perdu un proche, inévitablement on vous parlera de la mort, de l'humiliation quotidienne – à laquelle les étrangers n'échappent pas toujours. La situation s'est immiscée jusque dans mon roman, et le conflit l'a détruit de l'intérieur - il s'est appuyé sur d'autres conflits aussi, c'était inévitable, il s'agissait d'une réécriture du Frankenstein de Shelley. Je ne désespère pas de ressusciter le monstre mais je suis passé à autre chose.
Sans doute faut-il commencer par accepter la haine, admettre que face à la blessure il n'y ait aucune alternative immédiate. L'homme ne s'élève pas facilement au-dessus de l'animal, surtout quand l'animal est blessé. Il aboie et il mord, vous n'allez pas essayer de le caresser. On ne peut pas en attendre autre chose. Ce serait nier sa blessure, pire, le frapper davantage. Il faut constater, témoigner, écrire, parler. C'est pour cela que si le boycottage d'un salon littéraire est absurde en soi, j'estime que le débat qui entoure ce salon est nécessaire. La maladresse des organisateurs, des boycotteurs et surtout celle des médias en ont fait un débat stupide, tant pis – si les mots sont creux, il est salutaire qu'il y ait au moins du bruit. Ce ne sera jamais que le faible écho des cris et des bombes, larguées d'avion ou portées en ceinture. Rien n'est plus insupportable que le silence, que la normalisation d'une situation qui, contrairement aux hommes qui en sont victimes, n'est pas normale.
Ensuite il faudra trouver d'autres mots. Pour lutter contre la durée, la lassante répétition de l'atroce. Des mots qui ne soient pas usés par le journalisme. J'ai relu ici la trilogie d'Agota Kristof, le Grand Cahier etc. Misère, j'aurais dû m'abstenir. Ca résonne encore plus ici, ça fait encore plus mal. Ce qui est admirable, dans cette oeuvre, c'est l'absence de repères spatiaux et politiques. Le pays d'ici, le pays d'en face, la frontière, on la passe, on ne la passe pas, on ne sait pas où on est - mais on y est, et les deux pieds dedans.
Il faut faire ce que fait toute littérature : tirer vers l'humain, vers l'universel. Se méfier comme de la peste de l'éthéré et de l'abstrait, mais tirer vers le haut, au-dessus des murs. A cette hauteur-là, on aura - sans même le vouloir - dépassé les camps et leurs rhétoriques éculées.
La Palestine a trouvé sa place dans mon nouveau roman. Elle ne l'a pas prise, je lui ai donnée, c'est important. Elle est loin d'avoir le premier rôle, mais elle ne fait pas non plus de la figuration. Je vous ferai lire, si vous voulez bien, dans un mois ou deux. Bien à vous, Pascal.
La Désirade, ce mercredi 11 mars, 15h.Cher Pascal,
Je viens de lire votre lettre, je relève les yeux sur les montagnes enneigées d'en face, Gidon Kremer joue un quartet pour cordes de Schubert et j'essaie de vous imaginer, là-bas à Ramallah, votre compagne et vous. Aussitôt je revois ces maisons explosées des hauts de Dubrovnik, en mai 1993, à la frontière serbe où m'avaient entraînés deux reporter allemands; je revois quelques enfants égarés dans les ruines et cette tête coupée de sanglier que des combattants croates avaient clouée contre la paroi d'une maison serbe incendiée - la première fois que j'ai flairé l'odeur de la guerre...
Que vous soyez à Ramallah parce que vous en aimez le climat, les brochettes et la purée de pois chiche, est déjà un début de roman. Ce que vous m'écrivez, ensuite, de ce que vous vivez, votre projet de Frankenstein rattrapé par la réalité, la réalité environnante que vous découvrez et celle qu'évoquent les médias, ensuite le Grand Cahier que vous relisez - tout cela aussi me paraît la substance même que nous avons à brasser en quête de ce qu'on pourrait dire "le vrai", dont La Vérité n'est probablement qu'un autre masque.
Je m'en vais voir, dès ce jeudi à Paris, dans quelles circonstances se déroule cette présentation des écrivains israéliens au Salon du Livre, dont je ne sais trop que penser pour ma part. Vous aurez compris, sans doute, que je ne suis partisan d'aucun camp. Simplement, je vous dirai mes impressions et tâcherai de rencontrer quelques-uns des auteurs présents.
Ce qu'attendant je vais descendre en ville où j'ai rendez-vous, tout à l'heure, avec un redoutable rebouteux censé me délivrer d'une vraie calamité de crampe dorsale. Meilleures pensées à votre moitié et mes amitiés du premier jour...
PS. Seriez-vous d'accord d'échanger avec moi, sur mon blog, des lettres semi-fictives à l'image des ces deux vraies ? Sans mêler du tout vie privée et publique, ce pourrait être une façon de parler des thèmes qui nous intéressent et du temps qu'il fait. Je manque terriblement, pour ma part, de vrais correspondants. Mais si cette façon de s'exposer vous fait violence, je comprendrais évidemment que nous nous bornions à une correspondance réservée. Je me rappelle pourtant ce livre étonnant qui s'intitulait quelque chose comme Conversation d'un coin à l'autre de la chambre, reproduisant les épistoles de deux écrivains russes de l'autre siècle... Amitiés. JLs.
Ramallah, le 11 mars, 21h.33Cher JLK,
C'est avec grand plaisir que je me prête au jeu, les missives précédentes, présentes et futures incluses, à utiliser quand comment et où bon vous semblera. La correspondance sera d'autant plus originale que la poste régulière s'arrête elle aussi aux check-points... Je me rappelle un colis, adressé à un quidam expatrié. L'envoyeur avait naïvement indiqué Ramallah. Le colis est bien arrivé, mais avec plus d'un an de retard. Le courrier électronique est donc un bon choix, on ouvre sans doute nos lettres aussi, mais au moins elles passent les murs.
Notre correspondance en tout cas me changera de celle que j'entretiens avec la Sécurité Sociale française… Le sujet en est un litige qui m'oppose à ladite institution, celle-ci m'ayant effacé de ses fichiers, long séjour à l'étranger oblige. La lutte épistolaire m'oppose d'abord à Madame Bourgat, directrice du service contentieux, Mademoiselle Loiseau ensuite, département des indemnités, et enfin Monsieur Mouchu, sous-secrétaire au service contentieux (il n'est que sous-secrétaire, parce que j'ai dû recommencer toute la procédure suite à la démission inopinée de Mademoiselle Loiseau). Je pense en faire un recueil, il plaira, j'en suis persuadé, les mots sont enlevés, le style vif, les rebondissements nombreux. L'éditeur me suggère toutefois de réduire le tout à 400 pages, et de ne pas y inclure mes réclamations au sujet de la nouvelle machine à laver que ma mère - bref, ceci pour dire que les lettres d'un écrivain sont toujours semi-fictives, comme vous le suggérez, nous avons une grosse propension au mensonge, et les mots nous sont trop importants pour qu'on puisse les signer les yeux fermés et en toute naïveté... Peut-on attendre quelque chose d'authentique, de la part d'un écrivain ? Lui qui doit toujours polir ses phrases, les parfaire, les atténuer ou les exagérer ?
Votre description de tête de sanglier en tout cas fait froid dans le dos. J'avais lu quelque part que la violence en ex-Yougoslavie ne s'expliquait que par la quantité de slivovic que les combattants ingurgitaient. C'est peut-être vrai. On ne trouve pas de slivovic ici, ni de têtes de sanglier – mais c'est peut-être parce que le cochon est banni, en Israël comme en Palestine. Le conflit est moins violent, c'est un fait. C'est un « conflit de basse intensité », c'est le terme technique, c'est joli, c'est comme le courant de basse intensité, ça pique un peu les vaches, dans les champs, ça suffit à les tenir à l'écart. Les écrivains que vous rencontrerez jeudi auront des mots plus justes, j'attends avec impatience le récit de votre ballade au salon, je l'aurais volontiers faite en votre compagnie.
En attendant, toutes mes salutations à votre rebouteux, vous m'en direz des nouvelles. Moi c'est l'épaule qui coince, satanée souris d'ordinateur. Je pourrais aller me faire masser au hammam, mais on vous y casse un bras pour un oui ou pour un non, c'est embêtant. Salutations distinguées à votre épouse, et mes amitiés du premier soir… Pascal.
La Désirade, ce 11 mars 2008, 23h.
Cher Pascal,
Le sieur Robertino m'a presque cassé, comme cela arrive dans les hammams, tout en me reboutant, au point que je suis entré chez lui la tête fichée dans les épaules, et que j'en suis ressorti la faisant tourner comme un gyrophare. Le personnage est à peindre, autant que son antre. Cela se trouve sous-gare, à Lausanne-City, dans une rue évoquant un canyon, et l'on entre en passant sous une arche avant de se retrouver dans un trois-pièces fleurant la vieille bourre aux murs couverts de centaines de fanions d'équipes de foot et de trophées de toutes sortes, entre cent photos de bateaux et d'enfants (le maître de céans doit être grand-père à la puissance multi) et d'oiseaux et de lointains à vahinés.
Lorsque vous arrivez, vous prenez place dans une salle d'attente évoquant une gare de province, et là vous entendez les premiers cris sourds, assortis parfois de hurlements, qui indiquent la progression des soins prodigués à ceux qui vous précèdent. A vrai dire je m'attendais au pire, et ce fut donc à reculons que j'entrai dans la salle de torture de ce tout petit homme tout en muscles et en uniforme chamarré de soigneur (il l’a été dans diverses équipes fameuses), mais tout s'est finalement bien passé. Sans un mot, après m'avoir interrogé sur la nature du mal, Robertino m'a fait m'asseoir sur une chaise bien droite derrière laquelle il s'est tenu bien droit. En quelques mouvements puissants, il m'a alors retroussé les tendons et les muscles et les os et la peau de mon épaule droite, faisant rouler et se tordre le tout comme une corde et, des pouces ensuite, faisant sauter un noeud après l'autre; après quoi, même traitement à l'épaule gauche. Or curieusement, mon bourreau semblait plus éprouvé que moi par ce début de traitement. Ensuite, de te prendre un bras après l'autre et de te les secouer comme de grosses lianes, pour en arracher Dieu sait quoi, avant le finale: les pouces cloués dans les clavicules, puis quatre torsions aux os des articulations des bras, comme s'il voulait te mettre les mains derrière et les coudes et les épaules à l'envers. Et pour finir: merci: l'homme vous salue comme un maître de karaté stylé et vous vous fendez de dix ou vingt modestes francs, à votre choix, qu’il serre aussitôt dans un modeste tiroir. Or un ostéopathe diplômé m'aurait pris vingt fois plus et je ne serai pas en état, ce soir, de vous pianoter ces quelques mots.
Ah les aventures de Madame Bourgat, de l'oiselle Loiseau et de Monsieur Mouchu du contentieux: je guette déjà l'A suivre, vous m'avez affriolé: on voit que le monde est partout pareil, mais à présent racontez encore. Je me réjouis déjà, demain, de retourner à Ramallah. Votre ami du premier jour. JLS.Ces quatre lettres marquent le début d'un échange épistolaire qui en compte aujourd'hui 136. Il a scellé une amitié qui s'est incarnée en été 2008, avec la visite de Pascal et de sa compagne, Serena, sur les hauteurs de Montreux, en Suisse romande, où se trouve La Désirade.
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A celui qui, à celle qui, à ceux qui...
À Sophie et Julie et leurs Jules / à Philip et Philippe et Filou et mon doux Phil de verre et ses anges gardiennes / à tous les K et aux F et aux L de La Casona / à notre chère BA / à Luna qui vient de naître et à ses jeunes vieux / à Michèle et Aurial / à Niki et sa bande de voyous et de voyelles / à Jean-Michel et Corine et Sarah et la chtite dernière / à Dimitri / à Marius Daniel et à ses belles / à Pascal et Serena / à noss deux Hélène et à Léo / alla Professorella ed al Gentiuluomo ed a Thea ed ai sette gatti con sei code / a Fabio Ciaralli nel carcere di Marina Massa / à Nicolas et Battuta et Jalel / à François et sa tribu tourangelle / à Jean-François du Feuilly / à René et son Annemarie / à D et à D / à Christiane de Saint-Ouen / aux ondines Soulef et Oceania / aux ondins Heurtebise et Matthieu de Berlin / à Fred au cheval bleu / à Bertrand en Polska / à Mirek de Brno / à Gilles-Marie au miel de fiel / à Alina et son auréole de papier / à Jacqueline et son Antonin et leurs Félix et Lou / à Jean et son Isabelle / à Eric le curieux / à Myriam / à Sarah du Théâtre au bord de l'eau / à René qui est rené de son crabe /à Rodrigue / à Nathalie et Frédéric et leur Anatole / à Maya / à Alain et à Marie-Joséphine / à l'autre Alain du Sud-Est et à sa compagne / à David le boxeur et à son club / à l'autre Alain du Sud-Est profond / à Bill Adelman / à Marie de Tahiti et à Marie sur Loire / à l'Anne-Marie et sa copine Anne / à Frère Maximilien-Marie / à Alain et son dragon / à Clopine / à Raymond et son vieux Paul / à Bona des Couleurs / à Pascal / à Bruno / à Nadia du Canada / à Bernard et sa Joëlle / à Denis et sa Mireille et à Mireille et son Jean-Marc / à Fabien et ses pinceaux / à Pascal et Gilbert revenus de l'enfer / aux camés et aux pédés et aux gens ordinaires ou extraordinaires / à Maritou et Pierre et Yvan nos voisins d'alpage / à Maria et à Damien des îles / aux commères et compères de 24Heures sur 24 / au gang de la rubrique culturelle et à Michel qui va nous manquer durant son trip californien / à Louis-Philippe et Sylvie en nos Lectures croisées / à Claude et à Sylviane et à Karine mes libraires préférés / à Pascale de L'Implacable brutalité du réveil / à Charles le bon génie de Comme il vous plaira / à tous les autres souriants ou fulminants / à Jacques des insomnies / à Etienne et Alain de la Ligne de coeur / à ceux qui crèvent la faim et à ceux qui croûtent / aux Méchants et aux Gentils, très bel et bon An 9.
Papier découpé: Lucienne
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Dantec genre road story
Un roman qui se la joue polar paramystique genre Sailor et Lula de SF: Comme le fantôme d’un jazzman dans la station Mir en déroute.
Cela commence par un braquage dans une vieille poste de la région parisienne et la ligne de fuite de la narration suit la cavale d’un couple « speedé », porteur d’un neurovirus dangereux qui a cela de particulier de rendre plus «performant». Lui, fils de gauchiste rejetant son paternel, informaticien de formation et se rêvant flic-mercenaire, s’est retrouvé braqueur avec Karen, journaliste lausannoise (!) issue d'une famille de Tchèques victimes du nazisme-et-du-communisme et fan du saxophoniste déjanté Albert Ayler, massacré en 1970 à New York. La motivation finale de ce couple d’enfer semble de se retirer sur une île lointaine. Un cliché de plus. Et même fastidieux si l’on compte les paragraphes consacrés aux ruses des protagonsites pour échapper à leurs poursuivants et planquer leur butin. Quelques épisodes violents relanceront l’intérêt du lecteur friand d’arts martiaux divers, mais c’est sur un autre plan qu’on retrouve (un peu) Dantec, même s’il n’a plus l’air d’y croire tellement lui-même.
Le « plan » en question recoupe, on s’en doute, les composantes spatio-temporelles de la réalité, les interférences entre matière et musique, science et mystique. Au passage, on aura appris que le neurovirus, dit de Schiron-Aldiss, déclenche «une appréhension nouvelle des phénomènes quantiques, probabilistes et relativistes». Sic. Et dans la foulée, Dantec nous rappelle les travaux de l’anthropologue Jeremy Narby sur le serpent cosmique, grâce auxquels nous savons désormais comment le chaman qui est en nous peut connecter son ADN personnel à la grande hélice cosmique...
Quant à l’angéologie version Dantec, elle joue ici sur quelques motifs narratifs resucés, avec la mission révélée à Karen, via les «états augmentés» du neurovirus, de sortir Albert Ayler de ses limbes pour le réintégrer dans sa «forme infinie». En quelque sorte : le salut par le saxo et l’intercession féminine. Albert lui-même, avec son instrument, est chargé de sauver l’équipage de la station Mir en train de se crasher. Mais rien ne se fera sans le couple «élu». Trop sérieux s'abstenir... Or, comme il s'agit de faire un peu sérieux quand même, il est précisé que le braqueur camé qui nous a embarqués a lu quelques livres édifiants durant sa période d’isolement médico-sécuritaire: un peu de Jung-Freud-Reich, mais aussi de l’ethnologie aborigène, la Bible et le Pères de l’Eglise en multipack.
Ainsi cette bédé pour ados «augmentés» débouche-t-elle finalement sur cette révélation: La Révélation, justement, autrement dit l’Apocalypse, vers laquelle on se dirige à pas chaloupés dans les «blue suede shoes» d’Elvis sur lesquels il est recommandé de ne pas marcher, sinon gare à la tatane - destination finale : Armageddon…
Maurice G. Dantec. Comme le fantôme d’un jazzman dans la station Mir en déroute. Albin Michel, 210p. En librairie le 8 janvier 2009.Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 30 décembre 2008.
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Cette flamme
Cette flamme qui brûle au fond des êtres est belle et pure. Ce n'est pas une déflagration qui calcine. C'est une action obstinée et réfléchie, une combustion continue. C'est la force de l'irréductible.
C'est une flamme qu'on ne remarque pas tout d'abord, parce qu'on est souvent distrait par toutes les étincelles et tous les éclats qui tourbillonnent sans cesse : la brillance, le luxe, miroirs partout tendus, phares aveuglants braqués sur les yeux, grandes plages de couleur, de blancheur.
Mais lorsque tout devient gris de fatigue et d'usure, lorsque la plupart des êtres se sont éteints et se sont effacés, alors on remarque cette lueur étrange qui brille par endroits, comme des feux de braise. Quelle est cette lueur? Que veut-elle? Est-ce le désir? Le plus simple désir alors, la force de la vie, la force de la vérité.
Ceux qui refusent les mensonges, ceux qui ne sont pas compromis dans les affaires louches du monde, ceux qui ne se sont pas avilis, qui n'ont pas été vaincus, ceux qui ont continué à vibrer quand tous les autres se sont endormis : la lumière n'a pas quitté leurs yeux. Elle continue à sortir de leur peau, de leur âme, la lumière pure qui ne cherche pas à vaincre ou à détruire.
La lumière pour cette seule action : voir, aimer.
Je cherche ceux et celles qui brûlent. Ce sont les seuls immortels.
J.M.G Le Clézio(Cité par Océania, alias Danielle D. en courriel amical, ce matin, par manière de voeux. Bonne vie à elle, et à tous réitérés, pour l'An 9)
Image: Philip Seelen
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L'enfant mystérieux
Avec Arnaud Rykner dans le silence blanc. Reading Rando (5)
«Le plus favorable moment, pour parler de l’été qui vient, c’est quand la neige tombe », écrit Jacques Audiberti, et c’est sans cesser de penser à un été désert, silencieux et blanc, au fond des chambres duquel on entendrait de cristallines voix d’enfants, que je marchais cet après-midi limpide en me remémorant les premières pages d’Enfants perdus, cinquième livre d’Arnaud Rykner dont l’image de couverture, signée Bernard Faucon, et la même limpidité des phrases développent une lente et lancinante rêverie dont le protagoniste muet est un garçon qui se sent muer, au sens profond du terme, comme si son corps donnait naissance à un autre corps confusément ressenti comme inhabitable, vers une vie pressentie invivable.
D’emblée on entre dans une sorte de paix anxieuse au seuil de la grande maison vide, en bord de mer, entourée par un grand jardin, où arrivent d’abord l’homme et la femme ensemble, réunie une fois par année deux mois durant pour entourer les enfants et les écouter – ce sont de bonnes personnes à l’évidence -, puis le premier garçon arrive, qu’angoisse immédiatement « trop de joie » et dont le récit retrace le parcours d’enfant sensible et solitaire, qu’on remarque.
Le silence de la neige et le silence de la mer sont comparables par le sentiment d’infini qu’ils dégagent, mais c’est par une cabane dans un arbre que, marchant le long de la forêt, m’ont surpris tant de souvenirs au moment où il est question, dans le roman d’une cabane toute semblable, où le garçon secret a établi son royaume que nul ne lui dispute d’ailleurs: « L’arbre, il le connaît bien. C’est le sien, celui où il habite quand il sent qu’il ne peut plus habiter en bas, avec eux, les autres ». Le silence de la neige, plus que celui de la mer, sauf à l’aube immobile, creuse une sorte de temps songeur dans le temps, et c’est précisément « loin de l’année » que les enfants se retrouvent pour jouer : jouer aux aveugles dans le brouillard d’une entrée maritime, jouer à la mort pour voir comment c’est, jouer à la guerre le temps de lancer quelques pétards, joués à être perdus en s’impatientant, S.O.S. venez-me-délivrer, que des sauveteurs surviennent.
Le thème du livre – qu’on pourrait dire l’enfant et les sortilèges de la mort – n’est guère original, mais le ton, le rythme intérieur, la façon de restituer sans peser « la tristesse toujours possible des enfants », le développement des séquences dans une sorte de torpeur douce frangée de peur diffuse, mais sans peser une fois encore, où l’extrême clarté de l’expression file une sorte de rêverie amniotique, n’a laissé de me toucher par sa gravité et la lumière de ses mots, la puissance d’évocation de ses scènes ou de ses images – cette chaude baguette de pain que les gosses vont recevoir après la messe, ou la magie profonde d’un grenier où l’enfant va découvrir divers vestiges d’autres temps empoussiérés, dont un exemplaire de L’Enfant maudit de Balzac.
Rien ici de la suavité factice d’une enfance idéalisée autour du mythe de l’innocence, mais le récit d’une sorte de fatal arrachement à la vie de l’enfant mystérieux, évoque par Ruysbroeck l’Admirable et qui m’a rappelé, dans le jour déclinant, ces mots de Juan Carlos Onetti : « Je me déplaçais parmi des corps et des voix sans perturber le chemin qu’ils s’étaient imposés, tenaces involontairement, oublieux de l’heure de leur mort et ignorant en outre que le temps n’existe pas. Mais je le savais, moi, depuis l’enfance, et je protégeais mon secret comme une maladie »…
Or le garçon d’Enfants perdus ne pourra jamais dire «depuis l’enfance», puisqu’il choisit de faire exister le temps en s'immolant – et je voyais là-bas, sur la neige, comme une tache de sang bientôt évaporée…
Arnaud Rykner. Enfants perdus. Le Rouergue, coll. la brune, 92p. Disponible en librairie dès janvier 2009.Images: Philip Seelen.
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Ce que PEUR veut dire
Avec François Bon en partage. Reading Rando (4)
Les verticale des anciennes pluies, scrutées de derrière la vitre dans l’impatience de nos enfances, avant de partir loin, relaient dans Peur les verticales des cordes urbaines entre lesquelles zigzaguent un saxo tâtonnant et un violon titubant, et quel rapport avec les verticales de roc et de glace ?
Je dirai : paysage mental, murs de New York ou de l’Aiguille du Fou, souvenir des villes, paysages où transi d’angoisse on lève la tête dans le matin glacial, Manhattan ou l’Aiguille du Trident – ma seule PEUR panique un matin de roche rouge et de glace il y a juste vingt ans avec mon ami R. fracassé vingt jours après au Mont Dolent -, et voici :
Que je repars ce matin avant l’aube, par grand beau se levant, avec Peur de François Bon et de ses musiciens au walkman, prêt à gravir ce couloir d’effroi, un pas sur l’autre, entre les hauts piliers comme de gratte-ciels – On avait traversé des villes sans personne -, et la neige glacée crisse comme les instruments de Peur, mais les crampons s’accrochent comme les tampons aux parois de verre des villes de fer et de béton :
On progresse, le couloir est à la fois paroi trouée de fenêtres comme les buildings hallucinés de Buzzati, et cela:
Quand on ferme les yeux pour souffler, les verticales basculent et voici les ravines bleutées devenues allées de cimetière - Tu marchais dans la maison des Morts -, tout devient Labyrinthe aux yeux fermés un instant, tes morts te pèsent et te soupèsent puis tu entends une voix pure, peut-être le jeune poète de Rilke – Nous manquons d’invocations sorcières –, enfin tes yeux clairs se rouvrent et retrouvent les horizons de plus en plus larges à mesure que tu montes vers le ciel grand ouvert, la PEUR aiguise les marches mais de la surmonter te sort de l’impasse et de là-haut tu vois mieux ce qui te manque et qui te manque, à qui tu manques – Et comment on est venu on sait pas, et où tu vas t’en sais rien ? – mais de moins en moins de PEUR tout en haut du couloir d’angoisse, à monter on surmonte la PEUR, et voici :
L’arête atteinte, l’équilibre entre deux vertiges, étroite rue où danser – Là-bas murs et seringues, voilà pour manger, trajets tracés, tous les bruits du monde -, ici l’ouvert par delà l’obscur et l’indistinct :
Vaincue la PEUR à l’instant, dis-tu, au jour partagé, songeant à eux, mais qui t'attendent demain là-bas - l'angoisse et l'effroi retrouvés tôt l'aube…
Cette divagation de rando suit les séquences lues (François Bon en diseur d’extrême sensibilité) de Peur, sur ses textes (cités ici en italiques) et des compositions de Dominique Pifarély (au violon, sur de magnifiques variations), avec François Corneloup (sax baryton), Eric Groleau (batterie) et Thierry Balasse (électro-acoustique).
Peur. 1 CD chez Poros éditions, 2008.
Le texte intégral de Peur peut se télécharger sur internet : http//www.publie.net/peur/
Image: peinture de Buzzati ainsi légendée: Quando la grande montagna all'improvviso diventa la nostra vita, la nostra città, la nostra vecchia casa, l'antica nostra tomba.
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Harold Pinter le résistant
Le Prix Nobel de littérature 2005 avait consacré le plus grand dramaturge anglais vivant, dont le théâtre est marqué par un rire panique. Pinter vient de nous tirer sa dernière révérence.
C’est un écrivain de théâtre et un personnage public unanimement respecté, en dépit de ses légendaires coups de gueule, qui fut consacré par l’Académie de Stockholm en la personne du dramaturge anglais Harold Pinter. Après le choix controversé de l’Autrichienne Elfriede Jelinek qui avait provoqué la démission bruyante d’un des leurs, les académiciens suédois ont soigné leur crédibilité en consacrant une œuvre théâtrale à la fois novatrice et mondialement reconnue, dont l’exigence éthique de l’auteur s’est également manifestée sans relâche sur le devant de la scène publique. Encore marqué par les stigmates d’une chimiothérapie, Sir Harold prit en effet la parole à Hyde Park, en février 2003, lors de la manifestation monstre contre la participation de l’Angleterre à l’intervention en Irak, déclarant par ailleurs dans un entretien : « Je craindrais fort, si je me tenais en face de Tony Blair, de lui cracher dans l’oeil ». Cela pour le style du personnage, qui a exorcisé son cancer en composant des poèmes empreints de la même rage… Mais Pinter, citoyen non aligné qui fut objecteur de conscience à dix-huit ans, et dramaturge aux thèmes explicitement politiques dans les années 80, est également un artiste accompli et l’inventeur d’une sorte d’infra-langage (ce qui se dit sous les mots, derrière les silences ou dans les formules les plus creuses en apparence) caractérisant ses « comédies de menace ».
D’abord comédien sous le nom de David Daron, ce fils de tailleur juif vit sa première pièce montée en 1957, et c’est en 1960 que le succès lui vint avec Le gardien, Suivi par La collection (1961) et Le retour (1965), notamment. Depuis lors, Le gardien a fait le tour du monde. Par ailleurs, les cinéphiles se rappellent les trois films de Joseph Losey dont Pinter composa les scénarios : The Servant, Accident et Le messager. Pour le même Losey, Pinter conçut également une adaptation d’ A la recherche du temps perdu de Marcel Proust, qui ne fut jamais tournée mais que Gallimard a publiée l’an dernier sous le titre Le Scénario Proust, parallèlement à l’édition conjointe de la première (La chambre) et de la dernière (Célébration) de ses pièces, séparées par quatre décennies mais restituant leur époque (la dèche matérielle et morale d’après 45, et le cynisme des yuppies d’aujourd’hui) avec la même acuité, le « vieux » Pinter étant peut-être plus radical que jamais quant à l’économie du langage.
Souvent apparenté au théâtre de l’absurde, Harold Pinter apparaît plutôt, aujourd’hui, comme l’inventeur subtilement réaliste (saisissant aussi bien l’absurde de péripéties réelles) d’une dramaturgie tragi-comique déterminée par les conditions de la vie actuelle, où se trouve accentuée la terrible solitude de l’individu tendant « délibérément à esquiver la communication », selon les propres termes de l’écrivain. Moins porté au lyrisme métaphysique qu’un Samuel Beckett, et moins ouvertement violent qu’un Edward Bond, Pinter fait figure de résistant aussi sensible à la condition humaine qu’il paraît mal embouché. « Je ne cherche certainement pas l’universalité », conclut-il ainsi à sa façon : j’ai assez à faire pour écrire une foutue pièce »… -
Lectures de Rando (1)
Par les hauteurs avec Philippe Sollers et Charles Dantzig
Rousseau disait quelque part que « seul celui qui marche est apte au réel », et cela vaut même en montagne et même avec des raquettes et deux livres dans son sac en peau de chamois, sur la neige encore bien portante de la matinée.
Or donc me voici reparti, pour une première mise en jambes que je m’étais promis d’assortir de deux arrêts, selon le principe de la Lecture de rando que j’inaugure par la même occasion Il faisait ce matin un temps à lire le nouveau Sollers, intitulé Les Voyageurs du temps et dont les cinquante premières pages s’inscrivent dans le droit fil d'Une vie divine, avec un narrateur qui ne se distingue de l’auteur que par un faufil de fiction (et encore) pour se concentrer sur des variations littéraires et philosophiques dans une langue fluide et rythmée à la fois. Le zeste de fiction nous transporte initialement dans un stand de tir parisien, tout près de son bureau de la NRF, où son chemin croise une agréable Viva, garde du corps aux divers sens du terme.
J’avais fait un quart d’heure de raquettes, depuis le Parking des Lynx, lorsque je me suis trouvé face à une pancarte ordonnant, en cas d’avalanche,de prendre le chemin du bas. L’état des pentes me semblant plus mollissant que menaçant, j’ai pris le chemin des hauts jusqu’à un promontoire où j’ai repris ma lecture.
Dans les cent premières pages des Voyageurs du temps, Sollers parle de son corps, comme d’une espèce de double n’en faisant parfois qu’à sa tête (de nœud), puis il consacre de belles pages à l’antagonisme de la Bête (on dira pour faire court : le génie) et du Parasite, avant de bifurquer vers les irréguliers, de Kafka et Nietzsche à Rimbaud et Lautréamont via T.E. Lawrence. Dans la foulée, le roman s’est déjà transformé en soliloque tissé de phrases fringantes, mais c’est le moment de reprendre la rando.
L’air est cristallin comme une page du grand Paon, l’azur cingle et le lac là-bas, immense fleuve immobile dans sa gaze de soie bleutée, a l'air de penser comme le dieu danse (mauvaise influence de Zarathoustra...) et comme Dantzig fait ses listes en dents de scie.
J’ai naguère accablé les lecteurs de ce blog de citations des milles pages du Dictionnaire égoïste de la littérature française, paru en 2006. Je vais remettre ça avec les 700 pages de l’ Encyclopédie capricieuse du tout et du rien, somme de listes dont la première (liste des cadeaux à réclamer au père Noël) devrait inclure le titre de ce livre-mulet enfilant perles sur trouvailles, avec des hauts et des bas certes, mais c'est le propre du livre où grappiller une foison d’observations-sensations-émotions que le lecteur prolonge avec les siennes propres.
Listes des lieux, des villes, des « caressants ailleurs », Listes du beau & du chic ou du corps & du sexe, Listes des femmes comme on en voudrait dans sa famille ou des chansons de variétés tragiques, et cent et mille autres qui font de ce seul livre une épatante lecture de rando. J'y reviendrai plus souvent qu'à mon tour...
Philipe Sollers, Les voyageurs du temps. Gallimard, 243p.
Charles Dantzig. Encyclopédie capricieuse du tout et du rien. Grasset, 790p.
Les deux ouvrages seront en librairie en janvier 2009. -
Dimitri quinze ans après
Sur une alliance indestructible. Postface à la réédition de Personne déplacée, en Poche Suisse.
Lorsque Jean-Michel Olivier, directeur de la collection Poche Suisse, m’a demandé, à l’automne 2007, quel livre j’aurais à cœur de voir figurer au sommaire de ce panorama référentiel de la littérature helvétique, l’idée de lui proposer la réédition de Personne déplacée m’est venue tout naturellement, tant il me semblait souhaitable qu’un nouveau public, aujourd’hui et demain, découvre ce livre qui fait date, je crois, dans l’histoire de l’édition et de la littérature romandes, et bien au-delà.
La vie de Dimitri, et ce qu’on peut dire l’œuvre de Dimitri, auxquelles se confondent pour ainsi dire l’histoire et la vie de L’Age d’Homme, relèvent en effet d’une aventure qui dépasse les tribulations d’un individu particulier ou les anecdotes de la chronique littéraire. Comme aura pu le constater le lecteur de ces pages, une sorte d’aura poétique nimbe la parole même de Dimitri, comme d’un personnage de légende, et celle-ci relève de la littérature au sens le plus large, autant que de la vie de tous.
Dans l’exemplaire de Personne déplacée que Dimitri m’a dédicacé au soir du 8 novembre 1986, jour de la saint Dimitri, notre ami m’écrivait notamment « Mon père portait sa main de sa poitrine vers moi et me disait faiblement : veliki savez (grande alliance). Je vous le renvoie ».
Cette « grande alliance » signifie une filiation qui ne se manifeste pas que par le sang. On peut la concevoir en termes religieux, par la notion de « communion des saints » chère aux catholiques. Dans le sillage de Baudelaire, Georges Haldas parle de « société des êtres ». En ce qui concerne mes liens avec Dimitri et avec L’Age d’Homme, dont je me suis tenu éloigné pendant quinze ans, je la rapporte à ce lien indestructible, aussi indestructible à mes yeux que l’amitié vraie, qui court entre les âmes et les livres et constitue cette chaîne de questions et de réponses, de vœux et d’aveux, de culture et de civilisation que décrit John Cowper Powys dans ses Plaisirs de la littérature, traduits par Gérard Joulié à L’Age d’Homme. « Un homme peut réussir dans la vie sans avoir jamais feuilleté un livre, écrit encore John Cowper Powys, il peut s’enrichir, il peut tyranniser ses semblables, mais il ne pourra jamais « voir Dieu », il ne pourra jamais vivre dans un présent qui est le fils du passé et le père de l’avenir sans une certaine connaissance du journal de bord que tient la race humaine depuis l’origine des temps et qui s’appelle la Littérature ».
En relisant Personne déplacée, je me suis demandé si ce livre serait encore possible aujourd’hui sous cette forme, et force m’a été de constater que non. J’ai relevé, dans mon préambule, que je partageais et contresignais, pour l’essentiel, les positions de mon interlocuteur, dans une sorte de symbiose. J’ajoutais ceci : « Question politique, je crois sa réflexion toute bonne, dont on découvrira d’ailleurs les fondements, liés plutôt à la métaphysique qu’aux certitudes partisanes ». Or les années qui ont suivi la publication de Personne déplacée ont marqué, pour Dimitri, le passage de la réflexion « platonique » à un engagement personnel obéissant bel et bien aux « certitudes partisanes ». Par la décision de son directeur, qui n’a pas disjoint son travail d’éditeur littéraire d’une activité militante à caractère politique, à l’enseigne de l’Institut serbe, L’Age d’Homme s’est trouvé impliqué dans une mêlée qui lui a valu bien des avanies. Or Dimitri a-t-il eu raison, lui qui m’expliquait, au fil de nos conversations, que la particularité des auteurs de L’Age d’Homme était de se trouver tous «à côté» de telle ou telle cause ou conviction ? N’aurait-il pas fait mieux de se tenir «à côté» de la cause serbe au lieu de la servir au premier rang ? Le lecteur se rappellera le chapitre Petite tête serbe avant de lui jeter la pierre…
J’ai raconté jour après jour, dans mes carnets de L’Ambassade du papillon (1993-1999), ce qui m’a progressivement éloigné de Dimitri, non sans un constant sentiment de déchirement. Dès le début des années 1990, l’impression de replonger dans Le Temps du mal, grand roman de guerre où Dobritsa Tchossitch décrit l’empoisonnement mental qu’a constitué la politique dans la société yougoslave, entre nazisme et communisme, avec cette espèce de passion furieuse qu’il dit le propre de sa nation - ce sentiment de croissante intoxication a fait que j’ai commencé de me sentir étranger auprès du plus cher de mes amis, dont les vitupérations se multipliaient tous azimuts. J’ai tenté de parler avec Dimitri, vainement, je lui ai écrits maintes lettres, toutes restées sans réponse : je ne lui en veux pas le moins du monde. Ma position d’ami très proche, et en même temps de journaliste dans un grand quotidien, ne facilitait pas non plus nos rapports. Ayant défendu la cause serbe tant que je le pouvais, il m’est apparu à un moment donné, après que le président Dobritsa Tchossitch (auteur de L’Age d’Homme) eut été écarté par Milosevic, que défendre Milosevic, et demain Karadzic, par seule fidélité à Dimitri, m’obligerait à trahir ce que je ressentais au fond de moi. Qui avait raison ? Qui avait tort ? Ce qui est sûr est que je n’aimais plus nos rencontres de plus en plus brèves, et moins encore nos veillées de plus en plus lourdes. Je suis donc parti et ne le regrette pas. Pas un instant je n’estime avoir trahi Dimitri. J’ai souvent repensé à la brouille « à mort » des frères Issakovitch, dans Migrations, cet inoubliable roman de Milos Tsernianski que nous sommes allés présenter en Serbie en compagnie de Dimitri, en 1987. Dans mon exemplaire de Personne déplacée, j’ai conservé comme une relique la photo de Dimitri sur les rives de la Drina, qui a comme on sait « les plus beaux cailloux du monde ». Cher chauvin de petite tête serbe. Cher barbare avéré. Personne déplacée, décidément.
Dimitri ne m’a pas envoyé un mot quand ma mère est décédée. Pas bien. Je n’ai pas envoyé un mot à Dimitri quand j’ai appris son terrible accident. Pas bien non plus. Dimitri ne m’as fait un signe après les livres que je lui ai envoyés le supposant le premier à les devoir aimer. Mauvais point. Je n’ai plus défendu L’Age d’Homme avec la même passion que naguère. Autre mauvais point. Chacun de nous est probablement convaincu que ses griefs pèsent plus que ceux de l’autre, comme il en va de nous tous quand nous jouons les Issakovitch. C’est ainsi, puis un seul geste et tout est oublié : ce geste serait un livre. Le voici.
Lorsque, quinze ans après m’être détourné de lui, je suis allé serrer la main de Dimitri, la joie de son regard, la lumière de son sourire, la reconnaissance qu’il éprouvait à l’idée de rééditer Personne déplacée, m’ont tenu lieu de nouvelle dédicace. Je vous la renvoie…
A La Désirade, ce jeudi 10 avril 2008.Vladimir Dimitrijevic. Personne déplacée - entretiens avec Jean-Louis Kuffer. L'Age d'Homme, coll. Poche suisse.
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Fulgurances poétiques
L’art suraigu de Pascal Janovjak
C’est avec une prose inouïe que se pointe Pascal Janovjak dans son premier recueil intitulé Coléoptères, une première soixantaine de morceaux, suivis d’une quinzaine d’Elytres. J’entends par prose inouïe: jamais entendue, ni vue, ni lue même si elle rappelle ces prosateurs de l’inquiétante, cosmicomique étrangeté que furent un Henri Michaux ou un Alberto Savinio, pas loin non plus des conteurs minimalistes à la Brautigan ou Edoardo Berti, sans qu’il s’agisse ici d’influences manifestes, plutôt de parenté
Par exemple je cite intégralement Le Train : « Gare. Le train s’en file, porté par les voix des morts. Traverse la très-ancienne plaine avec à bord un caillou noir qui vibre avec le grondement des machines, résonne avec les plaintes des profondeurs.
« Les boiseries laquées du compartiment reflètent les lueurs des lampes, je n’aurais jamais dû accompagner R. dans sa fuite, un noir caillou dans mes doigts, un verre de vin tremblant sur la table.
« De l’horizon déboule le train, passe devant une ancienne cahute de bois et se perd dans la nuit d’en face, disparaît des yeux du chat qui traverse doucement la voie chaude ».
C’est étincelant , plastique en diable, tantôt plutôt sculpté dans la matière verbe et tantôt plutôt flûté les yeux fermés mélancoliquement murmuré ou silencieusement sifflé comme siffle silencieuse la salamandre chauffant au feu doux.
Il y a là-dedans des merveilles, comme l’évocation des cheveux follets d'Emma dans L’orage flaubertien, et j’aime le tout bref Week-end, après le restaurant : « Elle est ressortie nettoyer la vitre arrière, c’est gentil, l’antibuée ne marche plus.
« Et à travers le voile translucide du givre qu’elle gratte, je regarde sa silhouette ondulante se découvrir peu à peu – elle trouve toujours de nouveaux moyens de me séduire »...
Ce sont des « fusées » poétiques qui tiennent du conte-goutte ou de l’haïku au premier regard, mais qui ont un pouvoir de « diffusion » dès qu’à l’image des fleurs de papier proustiennes fameuses on les immerge pour qu’elle s’ouvrent toutes grandes comme les pages d'un possible roman esquissé.
J’y reviendrai. Dans l’immédiat, je note que ce petit livre très remarquable paraît à l’occasion des quinze ans des éditions Samizdat, à Genève, et qu’il est l’œuvre d’un auteur de 32 ans né à Bâle et qui vit aujourd’hui à Ramallah.
On peut vivre à Ramallah et écrire aujourd’hui ceci, sous le titre de La Maison :
« Tu te rappelles ces os que nous avons trouvés dans la forêt Tu disais que c’était un animal, moi j’essayais de te persuader du contraire, jusqu’à ce qu’affolée tu t’enfuies en pleurant. Ensuite tu racontais tout à Maman et j’étais privé de dessert.
« Je suis retourné voir la maison. Il n’en reste plus grand-chose et la mauvaise herbe a tout recouvert ».
Pascal Janovjak. Coléoptères. Editions Samizdat, 127p. Genève, 2007.Pascal nous signale que le poète Jalel El-Gharbi a commenté ces jours son livre sur son blog, Un site de poésie et de lumière intelligente, d'un passeur généreux, à recommander absolument: http://jalelelgharbipoesie.blogspot.com/
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Dantec speed'n'light
Un nouveau roman qui se la joue Sailor et Lula futuriste paramystique…
Après les grandes machines conjecturales assez stupéfiantes que furent Cosmos incorporated (2005) et Grande Jonction (2006), Maurice G. Dantec a marqué des signes d’essoufflement avec Artefact (2007), et c’est avec une road story plus émincée encore, quoique bien filée, qu’il nous revient dans son livre à paraître au début de l’an prochain, intitulé Comme le fantôme d’un jazzman dans la station Mir en déroute.
Cela commence par un braquage dans une vieille poste de la région parisienne et la ligne de fuite de la narration suit la cavale d’un couple speedé à mort, porteur d’un neurovirus dangereux qui a cela de particulier de rendre plus « performant » et, plus précisément, de faire vivre des «états augmentés». Lui, fils de gauchiste rejetant son paternel, informaticien de formation et se rêvant flic-mercenaire, s’est retrouvé braqueur avec Karen, journaliste lausannoise (!) issue d'une famille de Tchèques victimes du nazisme-et-du-communisme et fan du saxophoniste déjanté Albert Ayler, massacré en 1970 à New York. La motivation finale de ce couple d’enfer semble de se retirer sur une île lointaine pour y jouir du fruit de ses divers braquages. On conviendra que c’est mince. C’est même fastidieux si l’on compte les paragraphes consacrés aux ruses du couple pour échapper à ses poursuivants et répartir son butin sur de multiples comptes. Quelques épisodes violents relanceront l’intérêt du lecteur friand d’arts martiaux divers, mais c’est sur un autre plan qu’on retrouve (un peu) Dantec, même s’il n’a plus l’air d’y croire tellement lui-même.
Le plan en question recoupe, on s’en doute, les composantes spatio-temporelles de la réalité, les interférences entre matière et musique, science et mystique – ce genre de choses, n’est-ce pas ? Au passage, on aura appris que le neurovirus, dit de Schiron-Aldiss, déclenche «une appréhension nouvelle des phénomènes quantiques, probabilistes et relativistes ». Cela peut aider, mais pas toujours comme on verra. Dans la foulée, Dantec nous rappelle les travaux de l’anthropologue Jeremy Narby sur le serpent cosmique, grâce auxquels nous savons désormais comment le chaman qui est en nous peut connecter son ADN personnel à la grande hélice cosmique. Soit dit en passant, Jeremy, installé dans les hauts de Lausanne (!!), est un garçon charmant qui vous fait bien saluer...
Quant à l’angéologie version Dantec, elle joue ici sur quelques motifs narratifs à vrai dire resucés, avec la mission révélée à Karen, via les « états augmentés » du neurovirus, de sortir Albert Ayler de ses limbes pour le réintégrer dans sa « forme infinie ». En quelque sorte : le salut par le saxo et l’intercession féminine. Albert lui-même, avec son instrument, est chargé de sauver l’équipage de la station Mir en train de se crasher. Mais rien ne se fera sans l'aide de Karen et de son mec. On croit comprendre ensuite que le couple est «déjà mort», sans l’être vraiment, son sacrifice ayant permis aux cosmonautes de survivre et au saxophoniste de trouver son chemin vers l’au-delà. Serait-ce plus clair avec un peu de meth ou de downers ? Trop sérieux s'abstenir...
Or, comme il s'agit de faire un peu sérieux, justement il est précisé en fin de course que le braqueur camé qui nous a embarqués a lu quelques livres édifiants durant sa période d’isolement médico-sécuritaire: un peu de Jung-Freud-Reich, mais aussi de l’ethnologie aborigène, la Bible et le Pères de l’Eglise en multipack.
Ainsi cette bédé pour ados «augmentés» débouche-t-elle finalement, téléologie à la Dantec oblige, sur cette révélation: La Révélation, justement, autrement dit l’Apocalype. Yes Lula, c’est là qu’on va et souplement, dans les blue sued shoes d’Elvis sur lesquelle faut pas marcher, sinon gare: destination Armageddon…
Maurice G. Dantec. Comme le fantôme d’un jazzman dans la station Mir en déroute. Albin Michel, 210p. En librairie le 8 janvier 2009. -
Veillée des silencieux
VI
Ce n’est qu’en suivant le flux du temps qu’on le remonte: à l’instant ce que je vois se dessine sur le jour de la nuit de neige, la page nouvelle est un immémorial déroulé d’ordinateur dans les arborescences duquel je tâtonne comme à travers un dédale de maisons et de chambres et de placards et de cartons et de trésors planqués au fond de tiroirs secrets de commodes à pattes de Baba-Yaga.
À la première heure du premier matin j’ai vu surgir la maison de nos enfances de dessous l’eau et la voici, au retour des aubes sans oiseaux, qui flotte dans la nuit de neige où mille voix oubliées affleurent le silence.
Un jour de neige nouvelle se lève sur l’île du monde et voici converger, du fond de nos mémoires, les cortèges de silencieux que nous accueillerons pour les entendre dans le temps donné de ce théâtre de novembre où la lumière est tissée du silence très doux des cimetières. De la neige nous arrive ce lent murmure. Notre enfance bien vieille ce matin, selon les horloges, retrouve sur scène la grâce d’une espèce de recommencement que marquerait l’âme quintessenciée de nos jeunes années, et se pointent nos chers aïeux de tous les siècles et de tous les arbres à sagesse – voici le temps de reprendre le récit des silencieux.
Ils seraient tous là dans les maisons communicantes des diverses villes où ils sont venus, des villages, s’établir plus sûrement au début de ce siècle-là, attirés par les lumières et l’idée nouvelle d’une Amérique prochaine ; ils se retrouveraient là comme naguère et jadis, timides ou conquérants, posant fièrement ou paraissant s’excuser d’être sur la photo.
La maison de Grossvater est ce qu’il a pu récupérer de la débâcle de l’Emprunt russe à son retour d’Egypte préludant à la Grande Guerre : elle a trois étages et des locataires payant rubis sur l’ongle, selon son expression, un assez modeste loyer et qui le restera. Sa montée d’escalier sentira toujours la peinture de couleur vert sombre, couleur de gravité forestière et que je reconnais avec un mélange de reconnaissance et d’anxiété, comme chaque année de nos premières vacances où nos tantes Rosa et Flora vont nous régaler en dépit de l’austérité sentencieuse de la maison et du climat de ces lieux alémaniques. Nous gravirons toujours les 66 marches conduisant à l’appartement de Grossvater comme à travers une raide forêt, et là-haut une verrière 1900 à vitraux singularise, sans luxe mais avec élégance, juste ce qu’il faut, l’appartement des mère et père de notre mère et de leurs deux filles institutrices dans la trentaine - toutes deux vouées aux enfants tenus pour difficiles dont les pères, souvent, boivent le soir.
Sur les hauts de Berg am See, la maison de Grossvater affirme un sûr droit de cité, sans ostentation bourgeoise pour autant. L’entresol est occupé par le facteur d’orgues Goldau. De son atelier montent des parfums de bois travaillé et de colle qui se mêlent à l’odeur sylvestre de la cage d’escalier. Un petit garage attenant permet de ranger les bicyclettes de nos balades vespérales. Un jardin entoure la maison, séparé du jardin voisin par une clôture de bois, comme toutes les clôtures de l’époque. L’immeuble voisin est à quelques mètres, ni trop ni trop peu, et le suivant, et le prochain, à distance régulière et semblant alignés au cordeau tout le long de la rue parcourue par un trolleybus bleu, jusqu’au couvent des Franciscains. Au premier et au deuxième étages habitent des voisins assimilables aux gens ordinaires : les Gantenbein (lui est maître de musique, elle mère au foyer, deux enfants aux études) au premier, et les Stiller (elle a été bibliothécaire, lui est retraité de l’administration) au deuxième, dans une proximité discrète ponctuée de quelques invitations à prendre le thé, sans plus. C’est la maison bien habitée par excellence, selon l’expression de notre mère-grand paternelle, laquelle semble pourtant manifester quelque réserve en affirmant comme ça, comme son fils aîné notre père, qu’on y sent le Nord. Et de fait, il y a quelque chose de sévère dans la maison de Grossvater qui nous effraie toujours un peu, les enfants, surtout la nuit quand on voit des ombres bouger au plafond de la mansarde.
Moins austère est bel et bien la maison de notre grand-père, dit Mister President, cette villa La Pensée dont lui et notre mère-grand ne sont à vrai dire que locataires et qui sent pour sa part, en bordure du jardin aux volières de notre ville, le Sud que figurent ses ornements de pierre de taille et ses moulures de stuc, son toit de fer-blanc bleuté aux gouttières à gargouilles, la couleur rose de ses façades, la véranda aux vitraux style Grasset, de petits palmiers comme à Nice, des vasques à tritons dans son jardin, de romantiques soupentes propices aux étudiants russes et aux jeux des enfants qui se sont multipliés à foison dans le soulagement sexuel de la fin de la guerre.
Dans les deux maisons se retrouvent des murs entiers de portraits, mais sans rien de la solennité des familles nobles ou nanties : ce sont les effigies de nos familles à tous les âges, et ce sont elles qui me reviennent à l’instant dans mon rêve éveillé, comme affleurant la nuit enneigée.
D’abord on ne verrait aussi bien, sur le fond noir de ce matinal écran de nuit de neige, que des visages s’allumer de loin en loin comme des lampes, où l’on reconnaîtrait aussitôt le pur ovale à chignon serré de Grossmutter, la très digne mère de notre mère aux gestes doux et réservés - une vieille à la vénérable simplicité qu’eût aimé peindre un Memling dans les tons gris argentés d’une chair comme spiritualisée; et dans la même tonalité paraîtrait la face plus rurale d’un Grossvater à moustache bien peignée, lui aussi tout de dignité et de retenue. Puis Mister President surgirait à son tour en grand-père à lunettes de fonctionnaire retraité féru de lecture et plus débonnaire, aussi bonne pâte que notre mère-grand massive aux cheveux chenus de soie floche, force et bonté dans son visage de paysanne endimanchée - tous deux qu’aurait peints plutôt un Bonnard dans leur véranda ocellée de reflets orangés de jardin vers le soir, et l’initiale double paire de nos aïeux (quatre portraits dont le souvenir groupé a ressurgi, peut-être, de quelque album sauvé de tous nos déménagements) nous regarderait sans trembler, comme suspendue hors du temps et semblant se demander ce que diable je vais leur faire dire.Image: Philip Seelen
(Extrait de L'Enfant prodigue, récit en chantier)
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Une écriture de survie
Deux milans sous les nuages, de Jean-Daniel Biolaz.
« Le monde va mal », écrit Jean-Daniel Biolaz, « ce n’est pas la peine d’en rajouter. Nul besoin d’aller mal moi aussi. Au contraire, en m’efforçant de prêter attention à mon espace de jubilation, je veille à entretenir la petite flamme »…
Or cette « petite flamme », vive et fragile à la fois, court tout au long de ce « journal des bords » que Jean-Daniel Biolaz, handicapé (il lutte depuis une quarantaine d’années contre la sclérose en plaques), tient ici jour après jour de 2004 à 2007, alternativement par dictée (en prévision du jour où il y sera contraint de force) et à la main, avec l’aide de sa femme Françoise qu’il sera obligé, en mai 2006, de quitter pour intégrer une institution spécialisée. Flamme de lumière et d’amour : lumière de la nature et de ses beautés, autant que de ses présences familières (la petite chatte Honorine) ou plus sauvages (milans ou corneilles), de ses heures et de ses saisons changeantes, amour des créatures et présence constante de la « princesse » partageant son existence depuis plus d’un quart de siècle.
« L’ouvrage qui suit porte la griffe de mon existence physique », note Jean-Daniel Biolaz en préambule, précisant aussitôt: « Je ne m’identifie pourtant pas à mon handicap ». Celui-ci compte certes dans la dépendance où se trouve l’auteur de ce journal, au fil d’un quotidien souvent alourdi ou perturbé par moult « emmerdements », mais le lecteur retiendra surtout la « santé » de cette écriture de survie, l’auteur accueillant le monde et réfléchissant au sens de la vie, oscillant entre un moral « en porcelaine » et des bouffées de bonheur - comme tout le monde, serait-on tenté de dire. A cela près que les mots pour le dire, ici, sont lestés d’une nécessité de survie marquée au sceau de l’amour de sa compagne. Ainsi que le note Odile Cornuz en postface : « Cet amour debout, malgré tout, trouve ainsi son expression au détour d’une page : « Je te porte en moi comme tu me portes en toi /Et dans l’ensemble, on se porte bien »…
Jean-Daniel Biolaz. Deux milans sous les nuages. Editions d’En Bas, 208p. -
Dernières nouvelles du siècle
Où il est question de la dérive d’un jeune drogué et d’une barre de chocolat. Que la révolte gronde derrière les portes de la pauvreté. De l’étrange damnation frappant un innocent.
«Est-ce que vous comprenez,
est-ce que vous comprenez,
mon bon monsieur, ce que ça veut dire,
quand il n’y a plus nulle part où aller ?»
Dostoïevski, Crime et châtiment
Le jeune junkie en équilibre instable au bord d’un siège de la remorque de la ligne 7, un soir d’hiver.
Les gens debout aux visages indifférents, dont chacun rumine une autre histoire.
Ceux qui se demandent s’il vont faire un geste.
Ceux qu’il empêche de passer.
La femme bien mise que les cheveux crasseux du junkie font penser à son fils –
Si j’osais encore,
se dit-elle,
si j’osais encore
le prendre
dans mes bras
Le jeune homme au beau visage dont le frère est mort d’overdose.
Ceux qui pousseraient le junkie avant de le piétiner.
Ceux qui pensent qu’on n’a que ce qu’on mérite.
Et le bruit sourd, tout à coup, de sa chute.
Ce tas bleu sale au milieu du couloir et les angles vifs de ses membres comme désarticulés.
Ceux qui l’enjambent pour gagner la sortie.
Sa mère, quelque part, s’il a une mère (pense le jeune homme au beau visage, qui a vu son frère en manque à deux reprises: qui sait ce que c’est).
Et ce qui se passe maintenant: le colosse d’âge indéfinissable, au visage mafflu d’enfant demeuré et au corps ballant d’obésité, monté dans la remorque à l’arrêt précédent, qui bute soudain sur le junkie.
Le premier coup de pied qu’il donne dans les côtes de celui-ci.
Ceux qui se détournent pour ne pas voir ça.
Le regard, au contraire, du jeune homme au beau visage.
Le second coup de pied de l’obèse à la bouche duquel mousse une sorte d’écume.
La détermination animale avec laquelle l’obèse frappe une troisième fois le junkie, contraint de se replier de côté en râlant, puis qui relève la tête et découvre, avec un lointain effroi, la face baveuse de son persécuteur.
La barre de chocolat entamée qui tombe de la poche du blouson maculé de boue du junkie, attirant aussitôt l’attention avide de l’obèse.
Le lent mouvement du junkie de se relever.
Ceux qui l’aident à ce moment-là - le jeune homme au beau visage et deux autres types genre quarantaine démocrate chrétienne.
La force soudaine du jeune homme au beau visage qui se charge seul du junkie pantelant.
Les mots confus que le junkie parvient à articuler à l’adresse du jeune homme au beau visage, qui dit alors,
okay, ça va,
je vais t’aider...
Ceux que la scène émeut à présent.
Ceux qui font le geste de soutenir les deux jeunes gens accrochés l’un à l’autre, qui se dirigent vers la sortie.
Ceux qui en veulent maintenant à l’obèse, sans broncher pour autant.
Ceux qui, dedans, estiment que l’incident est clos.
Ceux, dehors, qui n’ont personne qui les attend.
Ceux qu’attendent le reproche, les cris et les coups.
Là-bas dans la neige, le junkie suppliant le jeune homme au beau visage de l’accompagner au Drop In.
Le jeune homme au beau visage consultant sa montre, et qui hésite, car il est ce soir de garde à l’Institution.
Pendant ce temps, dans la remorque du 7, le mouvement de l’obèse, semblant proche de tomber à son tour, et qui attrape soudain la barre de chocolat restée au sol après le départ des deux jeunes gens.
Le geste animal avec lequel il porte aussitôt le chocolat souillé à sa bouche sous le regard de ceux qui s’impatientent de passer à table.
La dame au visage poudré, coincée derrière un grand type en imper de cuir noir et qui a tout vu, mais qui ne trouve alors qu’un mot à murmurer,
Seigneur...
La dame au visage poudré qui fait du porte à porte avec sa patente de vendeuse de cartes de Noël aux jolis motifs faits main
Ceux qui reconnaissent aussitôt son coup de sonnette et se claquemurent.
Ceux qui reprochent au Portugais de la laisser entrer.
Ceux qui pensent qu’elle est de mèche avec une bande.
Ceux qu’indigne sa présence dans un immeuble bien habité.
Ceux qui l’observent par le judas.
Ceux qui lui ouvrent.
Ceux (quelques-uns) qui lui ouvrent les bras.
Sa méfiance cependant. Sa dignité. Son quant à soi.
Sa dégaine de vendeuse de grand magasin, rayon mercerie (ce qu’elle était avant de perdre son emploi).
Son odeur de poudre. Son odeur de propre. Son odeur de laque à cheveux bon marché. Son odeur de femme esseulée.
Sa façon de s’asseoir tout au bord du siège qu’on lui avance et le regard rapide qui lui permet de jauger le client.
Sa capacité d’adaptation à (presque) tous les cas.
Ceux qui apprécient une visite.
Ceux qui admirent ce qu’elle appelle son don, ou son cran (l’aide surtout du Seigneur, précise-t-elle)
Ceux que le nom du Seigneur met en confiance.
Ceux qu’il effraie à l’évidence (on ricane, on s’agite, on est hors de soi).
Ceux qui lui font plus ou moins des avances.
Ceux qui ont l’air d’avoir tout.
Celui qui n’avait plus rien de rien: Le désespéré du septième, comme elle sans emploi, qui l’a fait entrer un soir dans sa carrée vide, et qu’elle a aidé à se bouger.
La similitude de leur vie malgré l’écart des âges: la même enfance massacrée, l’alcool du père, l’épuisement de la mère - le lot ordinaire des mal lotis.
Mais les idées positives qu’elle lui a données, et le conseil de chercher le Seigneur, le conseil de ne plus fumer.
Leur premier goûter sur la table de verre ramassée sous le nez des Kosovars, le jour de ramassage des déchets encombrants.
Ceux qui ont murmuré dès qu’ils ont vu la femme au visage poudré multiplier ses visites au désoeuvré du septième.
Ceux qui sont allés raconter que tout cet ameublement, ce poste de télévision, cette installation stéréo, ces décorations que le désoeuvré du septième récupérait devant les immeubles des quartiers résidentiels, étaient sûrement volés.
Ceux qui ont mis en garde la femme au visage poudré, et qu’elle a traités de pharisiens en invoquant le nom de Jésus.
Ceux qui en ont conclu qu’elle avait une affaire avec le désoeuvré du septième.
L’apostolat dont elle se sent investie depuis quelque temps.
Le bagou qui lui vient quand elle voit ce qu’elle voit.
Les images dont elle émaille son discours: Madame, Monsieur, la colère gronde derrière les portes de la grande pauvreté!
Ce qu’elle doit dire.
Ce qu’elle doit absolument dire.
Mais son silence de l’autre soir.
Son silence, alors qu’il eût fallu crier, son silence dans la remorque du 7, quand le débile à commencé de frapper le jeune drogué, et le seul mot, le seul nom qu’elle n’a fait que murmurer...
L’enfant qui a tout saccagé la nuit dernière dans sa chambre de l’Institution.
Ceux qui disent qu’il est habité par Satan.
Ceux qui pensent à certaine solution.
Ceux qui voient en lui le symbole de la déréliction de l’époque.
Ceux qui l’aiment et ceux qui l’aident.
Ceux qu’il aime et ne peut aider.
Les lacérations, jusqu’au sang, marquant les bras du jeune homme au beau visage qui était de garde toute la nuit.
L’exténuement du jeune homme au beau visage, comme s’il s’était battu avec l’Ange.
L’enfant contemplant à présent la neige tombée sur les champs qui entourent l’Institution, les forêts proches et lointaines, les monts proches et lointains, le monde proche et lointain vibrant encore horriblement, malgré la neige, sous les pas obsédants du Monstre.
L’enfant vidé lui aussi, dédoublé, qui sait qu’il pourrait se donner le monde et qui oublie un instant que jamais cela ne lui sera permis.
L’enfant à qui rien n’est permis que fuir le Monstre ou se faire passer pour lui.
L’enfant qui aimerait aimer le jeune homme au beau visage, et qui le traite de pute à con.
La fatigue absolue du jeune homme au beau visage, et son refus non moins absolu d’abandonner l’enfant.
Ceux qui planchent sur le cas depuis cinq ans.
Ceux qui trouvent que c’est beaucoup d’argent claqué.
La douceur extrême avec laquelle chacun s’exprime en colloque au moment d’aborder le dossier de l’enfant.
La douceur extrême avec laquelle l’enfant essaie d’aimer ceux qui l’aiment, et le déchaînement soudain du Monstre fracassant le mur, jaillissant de l’écran, déchirant sa page d’écriture ou le menaçant de lui exploser la tête s’il s’avise de lui échapper.
L’enfant, alors, qui ne se permet plus rien.
L’enfant qui se défend de sourire. L’enfant persuadé que ce qu’il mange est excrément. L’enfant persuadé que le mal est en lui.
Ceux qui, d’ailleurs, l’appellent la Créature du Mal.
Ceux qui ont tenté de l’enlever à l’Institution afin de l’exorciser.
Ceux qui diagnostiquent sa mort virtuelle.
Ceux pour qui la vie perdrait toute saveur s’ils l’abandonnaient à sa démence.
L’enfant qui murmure à présent à la fenêtre qu’il va refaire le monde en buée.
Le jeune homme au beau visage souriant en silence.
L’enfant esquissant des champs, des forêts, des plaines, des rivières, des nuées, mais tout se dissipant soudain en buée dans les larmes de l’enfant: le Monstre venant de réapparaître au fond du ciel qu’il s’est donné.
Le jeune homme au beau visage déjà prêt à affronter la crise annoncée.
L’enfant qui se redresse alors pour laisser le Monstre se déchaîner en lui.
Ceux qui se battent en lui comme des chiens enragés.
Ceux que la haine des maisons et des nations rassemble en lui.
L’enfant de la discorde et de la violence.
Ceux qui ne pensent plus. Ceux qui ne sentent plus. Ceux qui ne souffrent plus. Ceux que tout indiffère. Ceux que tout a dévastés. Ceux qui , jamais, n’ont rien osé. Ceux qui, jamais, n’ont rien payé. Ceux qui, jamais, n’ont rien aimé ni personne. Ceux qui n’ont rien donné. Ceux qui n’ont rien reçu. Ceux qui en ont trop vu. Ceux qui en ont trop bavé.
Ceux qui n’ont plus nulle part où aller.Image: Amsterdam, 1971. Claude Paccaud.
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Faitout de la lecture
A propos d’une escale lausannoise de François Bon et de ce qu’il en advint.
Qu’y a-t-il de commun entre Walter Benjamin et le livre à venir, Francis Ponge et la meilleure manière de faire couper les jeunes au suicide, les caves de la Bibliothèque universitaire de Lausanne dans lesquelles on lit diverses indications topographiques et telle interjection : Déposez les fantômes !, Kafka et les débuts du cinéma, Baudelaire revenant des Indes et décidant de ne RIEN faire avant de découvrir le simultanéisme contemporain, Robert Walser visitant une exposition de peinture par le truchement d’une émission de radio, Kafka faisant l’acquisition de La Chartreuse de Parme, à Paris (séjour catastrophe à crise de furonculose aiguë) sans savoir un mot de la langue de Stendhal, le même Kafka relisant Don Quichotte comme le faisait Henry Brulard avant lui, Le retable des merveilles de Cervantès et La Guerre des Gaules, Flaubert écoutant la lecture du même Quichotte sur les genoux de son grand-père, l’unicorne de Pline et le rhinocéros de Dürer, la fable de la maman crapaud et de son petit récité par un jeune Tourangeau (prénom François) et Le livre de sable de Borges ?
Rien en commun pour un spécialiste de littérature confiné dans sa strate de seiziémiste ou de dix-huitiémiste, et pour François Bon se livrant à l’impossible exercice de présenter sa bibliothèque idéale : tout ce qui aura mariné dans le faitout de sa cuisine littéraire personnelle, où l’évocation de l’origine de l’écriture peut se fondre-enchaîner, sur un écran portatif, avec sa dissolution en nébuleuse de lettres-sons-cris-soupirs soulignés par un riff puissant de Jimi Hendrix…
Devant une centaine de personnes, hier soir à l’aula du Palais de Rumine - « folie » architecturale dalinienne digne de la gare de Perpignan (disons baroque mastoc néoflorentin, les plafonds de l’aula ruisselant des nudités néoclassiques du laborieux Rivier), l’auteur de Tumulte, récit-journal nocturne d’un écrivain-capteur vivant dans sa chair la mutation des signes, comme disait René Berger avant tout le monde, François Bon, donc, bondissant d’un thème à l’autre en désignant rameaux et nœuds et branches et racines et fleurs envolées d’un seul grand arbre ou d’une seule grande fresque (au fond de l’aula, retournez-vous), a relevé ce qui pourrait être une projection cartographique de sa pratique de la lecture, articulée à son écriture juste citée à la volée.
Tout commence et tout finit avec le Quichotte, grand lecteur de romans de chevalerie dont Pierre Ménard tirerait aujourd’hui autant de resucées de polars. L’aimable assistance aura-t-elle suivi François Bon sur tous ses sentiers digressifs et saisi tous ses clins d’yeux allusifs ? Probablement pas, sans qu’on pût reprocher au « conférencier » de ne pas tenir son contrat. Certes il n’aura pas parlé de Proust, ni de Musil, ni de Céline, ni de Joyce ni de Ramuz (il serait obligé de prononcer Ramuse) ni de Dante, ni de Michaux ni de Mann, ni de Faulkner ni de Tolstoïevski, mais François Bon a cela de rare aujourd’hui, qu’avait un Charles-Albert Cingria à un degré d’élucidation à vrai dire plus cristallin: le sens du détail révélateur qui relie tous les points de la circonférence au même centre vivant.
A la question solennelle et nécessaire : où va l’homme ? que nous nous posons tous, Alexandre Vialatte répondait : il va au bureau. Et qu’est-ce que la littérature ? C’est ce que vous êtes en train d’en faire en continuant de lire et d’écrire, les enfants, de Lascaux à Novarina (que François Bon allait faire lire ce matin aux gamins du Gymnase du Bugnon), de Walter Benjamin qui pressentait génialement de nouvelles formes de l’écrit et du lire en 1927 (merci au compère François de nous le rappeler) à Kafka griffonnant à sa pauvre table, entre ses sœurs emmerdeuses, dans la même position penchée que saint Augustin.
Avant son escale lausannoise de lundi soir, je ne connaissais François Bon que par certains de ses livres (Tumulte surtout), son immense travail sur la toile et une lecture mémorable aux Petites Fugues de Besançon. Nous relie aussi l’amitié de Marius Daniel Popescu, dont il aime l’écriture incarnée, lequel Popescu lui fit d’ailleurs porter hier une fiole de blanc vaudois (Marius est ces jours à Bucarest pour la sortie de la traduction roumaine de La Symphonie du Loup). Or il nous importait, à l’un et à l’autre, de nous rencontrer tels que nous sommes. Et pourquoi donc ? Le virtuel ne nous suffit-il donc point ? La littérature aurait-elle besoin de s’incarner ?
L’aventure est devant nous et nous la vivrons pleinement… -
Ganymède
Ses profs ont souvent ricané de lui découvrir ce prénom, et les plus coincés se sont évidemment montrés les plus salauds, mais lui ne s’apercevait de rien ou faisait tout comme, inconscient en outre de l’aura qui émanait de son corps dénudé.
C’était un garçon qui voussoyait encore ses parents, du genre noblesse terrienne ruinée, avec de prestigieux souvenirs aux murs, Marcel Proust au Ritz en compagnie du grand-oncle sans moeurs (Prix de Rome) ou tel croquis des parents, côté père, signé Vuillard.
Au premier regard il faisait vieille France avec sa dégaine en retard de cent modes, sentait le rance un peu dans ses costumes sans âge, bref c'était le snob tout craché, guindé et corseté.
La surprise venait aux vestiaires, à la première heure de sport, quand il envoyait valser cravate et gilet, chemise et pantalon saumur, et que son corps d’ivoire apparaissait dans le grouillement de ratons roses. Ensuite, sur le terrain de foot, c’était le prince. Et sous la douche, enfin, dans les bouffées de vapeur savonneuse, c’était le roi des corps que Ganymède Blanc de Lanautte dont chaque petit crevé tâchait plus ou moins de toucher le rond du cul pour se porter bonheur. -
François Bon à Lausanne
Ecrivain de premier rang, animateur d’ateliers, pionnier de le la création et de l’édition sur internet, il a publié récemment deux livres consacrés à Bob Dylan et Led Zeppelin. Un homme-orchestre des expressions à venir… Rendez-vous ce soir à l'Aula du Palais de Rumine, à Lausanne, à 19h., pour une lecture-performance.
S’il ne reste qu’un écrivain engagé en France, ce sera François Bon. Mais attention: rien de l’ancien combattant rassis chez ce frondeur de gauche fan des seventies. On pourrait s’y tromper à viser les titres de ses livres, de Sortie d’usine, son premier opus nourri par son expérience du monde du travail, à Daewoo, chronique d’un désastre social annoncé, ou du fait qu’il documente les années rock de ses jeunes années. Or l’engagement de ce franc-tireur-rassembleur au parcours atypique ne se borne ni à la politique et moins encore à l’idéologie. Toute son activité d’écrivain-passeur-éditeur-performeur l’implique dans la réalité contemporaine et l’urgence de la faire parler et signifier. Depuis une douzaine d’année, dans la foulée de son travail dans les ateliers d’écriture en banlieue ou dans les prisons, ses interventions ont littéralement explosé sur la toile dont il est devenu l’animateur d’une véritable constellation littéraire virtuelle (3e rang en France) de sites et de blogs, à l’enseigne de http://www.remue.net , http://www.tiers-livre.net, et http://www.Publie.net., avec d’innombrables ramifications auprès des lecteurs-auteurs, libraires-éditeurs et autres bibliothèques…
- Que ferez-vous aujourd'hui ?
- Aujourd’hui : voiture pour emmener la petite dernière au collège, il faudra aussi s’occuper du ravitaillement parce que beaucoup absent ces temps-ci, et ce soir lecture avec Bernard Noël à Poitiers. Publier un livre, après 2 ans ou plus de boulot, c’est une façon d’enterrer ce qu’on vient de faire, les nouveaux projets naîtront progressivement…
- Comment ces trois livres, sur les Stones, Dylan et Led Zeppelin, s'inscrivent-ils dans la suite de votre travail ? Quel fil rouge à travers celui-ci ?
- Tout est parti, dans une rue de Marseille, il y a très longtemps, en achetant d’occase un livre écorné sur les Stones : la photo de couverture était la même photo que j’avais, punaisée, à l’intérieur de mon casier d’interne au lycée de Poitiers. Tout d’un coup, je pigeais que si je voulais partir à la recherche de ma propre adolescence, avec si peu d’événements, et quasi aucune trace, objets, photos, il me fallait entrer dans ce tunnel-là. Mais, une fois le chantier fini, il y avait tout ce qui venait en amont : la guerre froide, l’assassinat de Kennedy, les manifs Vietnam, ça m’amenait à Dylan, et, symétriquement, les années 70 : on avait nos voitures, on migrait vers les grandes villes, et ça c’était Led Zeppelin. Et la découverte que la contrainte du réel, quand il s’agit de légende, ça va bien plus loin que tous les romans possibles.
- Quelle place la lecture prend-elle dans votre travail ? Qu’elle vous est vitale ?
- J’habitais un village très à l’écart, en dessous du niveau de la mer (on apercevait la digue de la fenêtre de la cuisine), et les livres, c’était la révélation de tout ce qui était au-delà de l’univers visible. Chez mon grand-père maternel, une armoire à porte vitrée, avec Edgar Poe, Balzac… ma grand-mère, côté paternel, servait son essence à Simenon, pendant l’Occupation. J’ai lu énormément jusqu’à l’âge de 16 ans, c’est allé jusqu’à Kafka d’un côté, les surréalistes de l’autre. Puis plus rien jusqu’à mes 25 ans. Là j’ai repris via Flaubert et Proust, puis Michaux, tous les autres. Aujourd’hui, j’ai toujours une lecture d’accompagnement continue, Saint-Simon en particulier, fondamental pour la phrase. Sinon, moins de temps dans les livres, mais beaucoup plus d’interpénétration lecture / écriture dans le temps ordinateur.
- Comment le métier de vivre et le métier d'écrire s'articulent-ils ?
- J’allais dire qu’ils se cachent soigneusement l’un de l’autre. Ecrire c’est en secret, violence contre soi-même, fond de nuit . Et le métier de vivre, même si aucun des deux n’est un métier, c’est essayer de garder rapport au concret, à l’immédiat présent.
- Pourquoi l'atelier ? Et comment ? Quel bilan actuel ?
Toujours la même fascination : on peut vivre au même endroit, et le réel nous reste en large partie invisible. Il s’agit de multiplier les énonciateurs, et on y joue son rôle, puisque la langue est nécessaire, vitale, mais qu’on rend possible d’y recourir. Cette année, projet avec un collège d’un tout petit village rural, et de gens en grande précarité dans la petite ville d’à côté, en plein pays du Grand Meaulnes. Pas un métier, un poumon.
- Quelle relation entre l'atelier et le site ?
- Toujours pensé à un ami luthier, sa petite vitrine sur rue, et comment c’était relié à son travail. Le site, c’est juste vue en direct sur mon ordinateur. L’atelier personnel.
- Comment Tumulte s'inscrit-il dans la suite de votre pratique, perception et modulation ?
-Pendant un an, je m’étais donné cette discipline d’écrire tous les jours un texte, et le faire en ligne, comme ça pas de retour possible. ça amène à fréquenter des zones dangereuses, pas mal d’inconscient. ça m’a permis pour la première fois de ma vie de fricoter avec le fantastique. J’y retournerai, mais il faut être intérieurement prêt.
- Et Rabelais là-dedans ?
Période où tout est bouleversé d’un coup, apparition du livre. Multiplication de l’inconnu à mesure qu’on fait le tour de la terre, renversement du ciel, il est possible qu’on ne tourne plus autour du soleil, pas encore de moi je, ça viendra seulement avec Montaigne, mais émergence de la notion de sujet par le corps. On ne sait rien, alors on y va avec la fiction. Rabelais nous est urgent, aujourd’hui, parce qu’on se retrouve en même secousse.
- Comment, pour vous, le livre actuel et le livre virtuel s'articulent-ils ?
- Dans ma pratique quotidienne de l’information, des échanges privés, du plaisir aussi de la lecture, beaucoup passe par l’ordinateur. Rien d’incompatible entre les univers. Mais un gros défi : est-ce que, à l’écran, on peut construire les mêmes usages denses que ceux de notre génération doivent uniquement au livre ? C’est ça ou la réserve d’indiens, j’ai choisi.
- Qu'est-ce qui défait ? Et qu'est-ce qu'on fait ?
- Peut-être qu’on ne fait pas assez attention aux permanences : le monde s’est toujours défait en permanence, simplement c’est plus ou moins brutal. Et la littérature, là, a toujours la même très vieille tâche. Question d’Aristote en tête de sa Poétique : « Qu’est-ce qui pousse les hommes à se représenter eux-mêmes ? » On le fait.
Un dirigeable au sulfureux sillage
Quel intérêt peut bien trouver un lecteur d’aujourd’hui, qui n’a pas été un fan de Led Zeppelin, à la lecture de cette chronique de près de 400 pages, faisant suite aux 400 pages consacrées à Bob Dylan ?
A vrai dire nous n’avons pas eu le temps de nous le demander : dès les premières séquences, en effet, de cette espèce de film à la chronologie complètement imprévisible (mais parfaitement orchestrée en réalité), l’art et l’énergie avec laquelle François Bon combine le récit de sa passion de jeune provincial pour Led Zeppelin et l’histoire de ce groupe vite érigé en mythe sulfureux (avec orgies zoophiles et défonces barbares à la clef, dont l’auteur démêle l’avéré et le fantasmé) captivent à de « multiples égards. Après la trajectoire solitaire du génial Dylan, la saga de Led Zeppelin, sa genèse progressive, la cristallisation de sa touche de « musique lourde avec un grand contraste de lumières et d’ombres » (dixit Jimmy Page à Robert Plant), sa montée en puissance irrépressible (dès 1968), ses tournées effrénées et ses frasques légendaires, de « clash » en « crash », se déploient ici en fresque à plans multiples, sur fond de seventies. Les protagonistes sont bien dessinés, le mécanisme de la pompe à fric et la logistique délirante (Grant et Cole) détaillés à souhait, sans parler des effets collatéraux (drogues et castagnes) de gains monstrueux et de tournées d’enfer, mais François Bon sait aussi démêler la part créatrice de ce « groupe d’improvisation » au sillage persistant.
François Bon. Rock’n’Roll. Un portrait de Led Zeppelin. Albin Michel, 384p.François Bon, le 1er décembre prochain, sera l'hôte de la Bibliothèque Cantonale et Universitaire, à Lausanne, pour une conférence où il évoquera les livres de sa bibliothèque. Palais de Rumine, à 19h.
François Bon en dates
1953. Naissance à Luçon. Père mécanicien, mère institutrice. Etudes d’ingénieur en mécanique. Travaille dans l’industrie.
1982. Premier roman. Sortie d’usine. Minuit.
1983. Séjour à la Villa Médicis. Ne se voue plus qu’à la littérature depuis lors.
1990. La Folie Rabelais. Minuit. Essai sur son auteur fétiche.
1997. Fonde ce qui deviendra www. Remue.net.
2002. Temps machine. Récit. Verdier. Prix Louis Guilloux.
2004. Daewoo. Fayard. Prix Wepler.
2006. Tumulte. Fayard.
2007. Bob Dylan, une biographie. Albin Michel.Cet entretien a paru, en version émincée, dans l'édition de 24Heures du 24 octobre 2008.