Nicolas Pages et Pascale Kramer américanisent les lettres romandes. Deux auteurs quadragénaires, également atypiques, campent leurs derniers romans à New York et Los Angeles.
La paroisse littéraire romande a de quoi frémir: le mauvais genre s’y pointe. Le démon, faudrait-il dire dans le langage des darbystes vaudois dont Nicolas Pages est un rejeton. I love New York, cinquième livre du quadragénaire lausannois dont les chaperons successifs furent Pierre Keller et le sulfureux Guillaume Dustan, nous plonge en effet dans un univers de fêtes, de sexe gay et de drogue qui détone dans nos lettres, bien plus que le Garçon stupide de Lionel Baier n’a choqué le milieu moins feutré du cinéma suisse. Un point commun réunit pourtant ces deux mauvais sujets : une honnêteté qui, de situations apparemment amorales, dégage une sorte de nouvelle éthique artistique.
« Ce que je cherche, explique Nicolas Pages de passage à Lausanne, c’est la véracité, contre la fausse vertu et l’hypocrisie. Jusqu’à l’âge de dix-huit ans, où je suis parti de la maison pour ne pas y étouffer, j’ai vécu sous une chape de plomb où tout ce qui a trait au corps était maudit. Nous allions quatre fois par semaine à l’église et la prière accompagnait chaque repas, mais les relations, avec mon père surtout, étaient glaciales. Il était absolument exclu, à ses yeux, d’envisager une carrière artistique. Mon enfance et mon adolescence ont été formatées par un puritanisme extrême, dans un milieu clos où même les vacances se passaient entre élus… »
Après une rupture brutale, à l’instar de ses deux sœurs, le jeune homme se prend en charge, passe son bac et, fou de culture allemande, séjourne quelque temps à Berlin puis à Cologne avant d’amorcer des études d’architecture à Genève, pour se retrouver à l’Ecal lausannoise. Plasticien, il y réalise notamment une série provocatrice. «En reproduisant exactement le graphisme des bandeaux publicitaires de livres à succès, j’y imprimais des formules choc du type : Le livre le plus nul de l’année, Le nouveau navet de l’auteur culte, etc. Sur quoi je remplaçais discrètement, en librairie, les originaux par mes bandeaux, et j’observais les clients. J’attendais des réactions scandalisées. Mais non : pas un n’a bronché ! »
Ce goût de la provocation, Nicolas Pages, venu tard à d’autres lectures que religieuses, mais avec passion, marque aussi son premier livre paru en 1997, Je mange un œuf, suscité par la question d’un de ses profs : qui êtes-vous ? Qu’est-ce aujourd’hui qu’un artiste ? Réponse : une totale mise à plat de ses faits et gestes, 120 jours durant. Plus « objectif », plus dénué de psychologie ou de sentiments, tu meurs. «La lecture de Moins que zéro, de Bret Easton Ellis, a été l’une de mes premières fascinations, avant Duras ou le Butor de La Modification. Cette façon de « glacer » la réalité, ce refus des fioritures, l’art du mot juste de Duras, le souci de la construction de Butor, correspondaient à mon rejet radical de la «littérature» traditionnelle.
Dans I Love New York, tissé de dialogues comme une pièce de théâtre, l’écrivain lausannois fait un grand pas, justement, dans l’art de la construction et de l’usage, hyper-précis et sensible, de chaque mot. Une cuisante déception amoureuse y prélude à l’évocation d’une amitié folle, d’une espèce d’innocente sauvagerie. L’énergie galvanisante de la Grande Pomme, où Nicolas Pages s’est lancé dans une activité d’agent artistique, alterne avec une traversée épique de l’Amérique et d’amicales retrouvailles en région parisienne. Fuite en avant dans le «fun» et recherche éperdue de vraies relations, constat de ce qui est sans cynisme pour autant: et si le mauvais genre de Nicolas Pages cachait un écrivain ?
Nicolas Pages. I love New York. Flammarion, 245p.
L’insoutenable acuité sensible d’un regard
Plus l’œuvre de Pascale Kramer se développe, et notamment depuis Les Vivants, plus sa « manière », sans rien de maniéré, et plus sa matière s’imposent comme un univers cohérent où la perception la plus fine des atmosphères et des êtres se traduit par une écriture dont l’hyperréalisme n’exclut pas l’émotion et la poésie. Pascale Kramer fait « tout » parler, pourrait-on dire, comme si les objets eux-mêmes s’exprimaient, et malgré le peu d’éloquence de ses personnages.
La trajectoire personnelle de Pascale Kramer est sans doute pour quelque chose dans son type d’observation, pure de tout académisme. À l’écart de la classique filière lettreuse, la romancière s’est formée «sur le terrain». Actuellement installée à Paris, elle y travaille dans la publicité en indépendante tout en démarchant régulièrement, aux Etats-Unis, des projets de scénarios d’auteurs francophone susceptibles d’intéresser Hollywood.
Si son dernier roman, évoquant le malaise exacerbé d’une jeune femme au lendemain de son premier accouchement, pourrait se passer n’importe où, la lumière à la fois éblouissante et moite, sucrée et vaguement pourrie, de Los Angeles, est immédiatement présente dans le tendre inferno de cette Alissa naguère choyée par sa mère et que l’émancipation soudaine de celle-ci révolte alors qu’elle se demande à quoi rime cette enfant et si elle aime vraiment le père «gamin» qui l’a fait avec elle, souffrant de tout quoique « ayant tout pour être heureuse » aux yeux des autres.
D’une attention extrême au moindre regard, au moindre mot, au moindre mouvement de ses personnages, Pascale Kramer, comme dans Fracas, également situé aux Etats-Unis, pratique la même «objectivité» qu’un Bret Easton Ellis, sans rien cependant de froid ni de cruel. Bien plus : la grandeur de ce petit roman tissé de faits minuscules tient à ce que ressent, sans théories ni mots pour le dire, une jeune femme confrontée à l’énormité de cette vie nouvelle sur fonds d’hésitations, d’envies, de frustrations, d’élans de violence, dans un balancement constant entre égoïsmes atomisés et puérilité prolongée, en attendant de plus paisibles réveils…
Pascale Kramer. L’implacable brutalité du réveil. Mercure de France, 140p.