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littérature - Page 31

  • La Belle et la Bête

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    Deux nouveaux livres hors normes de Fabienne Verdier et Umberto Eco

    Mes petites variations sur les thèmes de la beauté et de la laideur vont trouver ces prochains jours de nouveaux prolongements avec deux livres magnifiques.

    acac9dda544e3ca0d89ca18afea791b1.jpgLe premier est dévolu à l’art et à la pratique de celui-ci, dans son nouvel atelier de la région parisienne, de Fabienne Verdier, approchée par Charles Juliet et accompagnée dans sa geste picturale par les photographes Dolorès Marat et Naoya Hatakeyama. Après L’Unique trait de pinceau, illustrant le travail de la calligraphe, c’est le peintre à part entière qui nous accueille dans l’univers de signes et de fulgurances formelles de sa peinture qu’on dirait dansée – et c’est d’ailleurs bien ainsi quelle procède, manipulant d’énormes pinceaux suspendus entre ciel et terre. J’y reviendrai sous peu, en espérant une visite prochaine à la Sente des Fouines.

    17da620610ea197e3ca502e8651ba09b.jpgDu second, intitulé Histoire de la laideur et rassemblant une prodigieuse iconographie,  je relève  d’abord cette citation de Voltaire qu’Umberto Eco reproduit dans son introduction : « Demandez à un crapaud ce que c’est que la beauté, le grand beau, le tò kalon. Il vous répondra que c’est sa crapaude avec deux gros yeux ronds sortant de sa petite tête, une gueule large et plate, un ventre jaune, un dos brun. Interrogez un nègre de Guinée ; le beau est pour lui une peau noire, huileuse, des yeux enfoncés, un nez épaté. Interrogez le diable ; il vous dira que le beau est une paire de cornes, quatre griffes et une queue ».

    Le beau a été théorisé à qui mieux mieux dans la culture occidentale, où le laid n’a jamais été qu’un repoussoir, en tout cas dans les grandes largeurs. Or l’univers du laid, relativement laid selon les époques, parfois d’une inquiétante beauté ou d’une joyeuse odieuseté, signe aussi du tragique ou du refoulé, est à redécouvrir à travers tous ses avatars, de l’Antiquité au romantisme ou du kitsch au camp…

    085b41b7942c52ae1b873e444871a70e.jpgFabienne Verdier. Entre ciel et terre. Avec un texte de Charles Juliet, 86 œuvres et 56 photos en couleurs. Albin Michel, 272  p. 75 euros.

    ff74b4e876ea48e7254b9e1b128eac38.jpgUmberto Eco. Histoire de la laideur. Flammarion, 451p         

     

  • Les faits avant la fiction

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    Après le retour en beauté de l’inspecteur Bosch, dans le récent Echopark, ce recueil des chroniques judiciaires publiées par Michael Connelly entre 1984 et 1992 dans le South Florida Sun-Sentinel et le Los Angeles Times est une bonne illustration des sources d’une œuvre à la fois pétrie de drames humains et soumise à la rigueur de l’observation autant qu’à l’effort de compréhension du chroniqueur, en lequel Michael Carlson, dans sa postface, voit essentiellement un « reporter » plus qu’un journaliste d’investigation.  «Avoir de l’empathie, ce n’est pas s’identifier », précise-t-il avant de noter que « Connelly est reporter et réussit à maintenir la distance du journaliste entre lui et ses sujets, ce qui lui permet de voir le tableau général du monde dans lequel ils vivent ».   Rien d’un voyeur à sensation chez ce témoin de l’horreur, qui raconte dans un éclairant avant-propos comment, à seize ans, il a été mêlé pour la première fois à une affaire criminelle irrésolue, à partir de laquelle il devint « accro » aux faits divers violents puis aux romans à la Chandler. « C’est pour les tragédies et les calamités que vit le journaliste », précise Connelly avant d’y plonger le lecteur, non sans ajouter avec une noire ironie : « Nos pires journées sont les meilleures…
    Michael Connelly. Chroniques du crime ; 23 histoires vraies. Points Seuil, 325p.
  • La drague mode d’emploi

    .  dd7d1c9e36fae2d58b1c0cfb4a122d00.jpg« C’est surtout dans les théâtres que tu dois te mettre en chasse : ce sont les terrains les plus giboyeux. Tu y  trouveras tout ce que tu cherches : de quoi aimer ou de quoi t’amuser, la passade d’un jour ou une histoire sérieuse ».

    Le conseil n’est pas d’un maître-dragueur contemporain mais d’un certain Ovide, au début de L’Art d’aimer, s’adressant aux jeunes Romains en quête de bagatelle ou plus sérieux si affinités. Or vingt siècles plus tard, la tactique consistant pour le jouvenceau à s’asseoir près de la jouvencelle, au théâtre ou au cinéma, et de la serrer « flanc à flanc », a moins changé que le vocabulaire, puisque la « drague », explique Jean-Claude Bologne, est « indissociable des années 1950-1970 » et « ne peut se comprendre sans la pilule, la mixité dans les lycées, les congés payés, la libération sexuelle, l’émancipation de la femme ». Cela précisé, qu’on « alourde » ou qu’on « gale » avant de « coqueter » ou de «flirter », la saga  de la séduction est vieille comme le désir et ses épisodes en disent long sur l’évolution des mœurs même s’il y a encore du prédateur à massue chez le mâle du XXIe siècle. Or   cette Histoire de la conquête amoureuse  a elle aussi de quoi séduire, mêlant érudition joyeuse et récit à la coule.

    Jean-Claude Bologne. Histoire de la Conquête amoureuse de l’Antiquité à nos jours

    Seuil, 385p 

     

  • Compères à cran

    92557023f6eefe25b861062bcde7fa0f.jpg4d1e4c9389abfeeec76c3c6af98f9aa7.jpgBernard Delvaille

     rapproche

     Cendrars et Cingria
    .

    Contrairement à ce que pensait un Nicolas Bouvier, qui disait regretter que Cendrars et Cingria ne se fussent point connus en chair et en os, tant cette rencontre eût été selon lui magnifique, les deux grands écrivains se sont bel et bien fréquentés et appréciés avant de se fâcher, comme souvent les créateurs de très forte trempe, et de se lancer mutuellement des flèches assassines au fil de phrases d’anthologie.
    Cette brouille fameuse, située « dans les années 40 » et qui semble découler initialement du peu de reconnaissance manifestée par Cendrars à l’égard des textes de Cingria, taxé de « pauvre et génial raté », n’est qu’un des objets d’intérêt de ce petit livre sagace de Bernard Delvaille, qui a le premier mérite de rendre justice à chacun des deux compères tout en distinguant précisément ce qui les apparente (un rapport mystique au monde, le goût du voyage et l’art du conteur, entre autres) et ce qui les différencie à maints égards.
    Puisant aux bonnes sources, le poète et érudit mort à Venise un soir d’avril 2006 (auquel Gérard-Julien Salvy rend brièvement hommage en préface) emprunte notamment à Pierre-Olivier Walzer, qui a beaucoup fait pour la défense parallèle de Cendrars et de Cingria, les traits essentiels propres à celui-ci et à celui-là.

    Bernard Delvaille.Vies parallèles de Blaise Cendrars et de Charles-Albert Cingria. Les Portraits de la Bibliothèque, 79p

  • De l'immonde à l'icône

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    Conférence de Georges Nivat

    3e Festival francophone de philosophie,
    Saint-Maurice, le 17 septembre 2007.

    - Se défend d’être un spécialiste ès esthétique.
    - Se fonde sur sa connaissance de la littérature et de l’image honteuse.
    - Voudrait interroger la possibilité de représenter l’immonde.
    - Et les rapports du beau et du laid.
    - Que la hideur de Socrate va de pair avec sa beauté intérieure.
    - Evoque les liens séculaires du beau et du bien dans la tradition gréco-chrétienne.
    - Première attaque sérieuse de la vénération du beau avec Nietzsche.
    - Comme une illusion ridicule.
    - D’où procède tout le retournement de l’art du XXe siècle, avec le développement de l’esthétique du laid.
    - Mais qu’est-ce que la laideur ?
    - Revient sur l’étymologie des deux mots.
    - Beau vient du latin, tandis que laid vient du germain Leid, contenant l’idée d’outrage et de douleur.
    - En anglais, même opposition latino-germanique avec beautiful et ugly.
    - La laideur conserve une trace d’effroi.
    - En russe, le mot krasny signifie beau. Il n’y a pas de mot qui corresponde exactement au mot laid.
    - Le mot équivalent signifie plutôt non-fertile, ou disgracié.
    - Revient à la tradition du laid en art.
    - Avec les saturnales romaines
    - Cite les travaux de Muriel Gagnebin, dont le premier livre a paru à L’Age d’Homme.
    - Evoque l’éclosion et l’évolution du laid chez Goya.
    - Des portraits de nobles espagnols aux Caprices.
    - Où la laideur devient l’expression d’une déchirure morale.
    - Cite le Goya noir du Prado.
    - Goya montre l’irreprésentable avec Saturne dévorant son fils ou le chien qui se noie.
    - Le laid comme destruction voulue de l’harmonie plus ou moins factice.
    - Dans la filiation directe de Goya : Bacon et son pape Innocent encagé sur sa chaise électrique.
    - De Goya procède aussi la révolte expressionniste du début du XXe siècle.
    - Rappelle les collections de monstres du Tsar Pierre Ier.
    - Rappelle la tradition iconoclaste byzantine.
    - Puis enchaîne sur Hans Bellmer.
    - Qui désarticule le corps féminin et le mécanise.
    - Bellmer a fui le nazisme et se venge, selon Nivat, contre l’académisme totalitaire.
    - Je vois mal, pour ma part, ce que Bellmer apporte en matière de laideur.
    - Digression sur la passion des totalitarismes pour l’académisme physique.
    - Des nus qui ne sont jamais nus : des figures stylisées, abstraites, idéologiques en quelque sorte. Ni poils ni défauts.
    - Comme dans la pub d’ailleurs. Autre esthétique « totalitaire » en somme, me semble-t-il.
    - Nivat évoque ensuite son ami serbe Dado.
    - Qui répond à l’esthétique totalitaire par ses assauts de « laideur ».
    - Ainsi a-t-il tagué la chapelle de Gisors en magnifiant la laideur à sa façon.
    - Plus convaincant cela.
    - Me rappelle aussi la beauté panique produite par les dessins souvent jugés « laids » du génial Louis Soutter.
    - Mais Nivat n’en parle pas, pas plus que de Zoran Music, peintre de l’immonde concentrationnaire.
    - Revient à la formule prêtée à Dostoïevski, selon laquelle « la beauté sauvera le monde ».
    - Beaucoup plus fort, illico, que sur ce qui précède.
    - Précise que Dostoïevski n’a jamais dit cela.
    - Et que la parole n’est que prêtée au prince Mychkine.
    - Rappelle ensuite la réflexion de Dostoïevski autour du Christ mort de Holbein, du musée de Bâle.
    - Le cadavre du Christ opposé à la Madone sublimée.
    - Introduit le personnage d’Hyppolite, qui crache sur la beauté.
    - Tuberculeux, désespéré, Hyppolite, qui se suicidera, voit en la beauté une façon de torture, et en son culte une imposture.
    - Célèbre la beauté d’un simple mur.
    - Exactement l’anti-esthétisme d’un Joseph Czapski.
    - La tragédie opposée aux psaumes.
    - Le poids du monde, contre le chant du monde.
    - Mais l’un exclut-il l’autre ?
    - Tel n’est pas mon avis.
    - Selon Nivat, le laid est un cri.
    - Evoque alors Egon Schiele, dont les représentations exacerbées découlent de sa perception du tragique.
    - Son érotisme est douleur.
    - Son autoportrait en masturbateur n’est pas provocation gratuite mais expression de sa douleur, ainsi qu’il l’a expliqué.
    - Nivat cite alors le prophète Esaïe qui annonce le Seigneur « dénué de toute beauté et sans rien qui plaise à l’œil » (Es.53)
    - Revient à Dado qui se dit « enceint » de trois guerres.
    - Comment vivre avec tout ça ?
    - Enchaine ensuite avec L’Ecole d’impiété, le roman d’Aleksandar Tisma, dont il cite la scène atroce de torture, où un beau jeune homme est massacré par un bourreau qui défie Dieu en le « traitant » et finit par éjaculer au moment de l’agonie de sa victime.
    - Cite aussi Stavroguine, le héros des Démons, d’une beauté démoniaque.
    - Et Platonov dans la foulée.
    - Evoque la difficulté morale, pour un Soljenitsyne, de représenter l’immonde dans L’Archipel du goulag.
    - Et sa réaction à l’illustration picturale de son livre, des scènes les plus crades.
    - Pour en finir avec l’esthétique des Bienveillantes, violemment attaquée par Pierre-Emmanuel Dauzat, auquel Georges Nivat se rallie aujourd’hui à la réserve de celui-ci. Cf. son article du Débat. Pas d’accord avec lui. En ce qui me concerne, je ne trouve aucune complaisance chez Littell. Ou alors il y a autant, chez Dostoïevski ou chez Dado, de fascination pour l’immonde.
    - Chez Zoran Music au contraire, nulle fascination, mais une transfiguration.
    - Or on a esquivé le « moment » décisif de la Comédie de Dante, dont Barilier a parlé en revanche.
    - Conclusion qui me semble un peu téléphonée sur l’esthétique des icônes, figures par excellence, ou supposées telles, de l’irreprésentable beauté. Pas d’accord avec ça.
    - Le Christ « sale » de Corinth participe autant de la rupture évangélique que la plupart des icônes.
    - Les Christs de Louis Soutter ou de Rouault sont, eux aussi, des « icônes » à cet égard, qui « travaillent » la laideur dans le mouvement de transfiguration. Même mouvement chez Goya ou chez le Greco, chez Soutine le Juif ou chez Dürrenmatt le protestant…

  • Un exorcisme amoureux

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    Le propre de la passion érotique tient à un lien de ronces, selon l’expression de Jouhandeau, qui blesse les amants en même temps qu’ils se surexcitent mutuellement, jusqu’à la destruction de l’un ou de l’autre.
    C’est ce processus à la fois délétère et obsessionnel que détaille Thierry Séchan dans cette longue nouvelle où l’on voit le narrateur, incapable d’échapper à la très belle et très voluptueuse, très égoïste, très perverse et très méchante Anne Vitas, sombrer dans l’alcool et la désespérance avant que des amis ne lui présentent une charmante Nathalie, de vingt ans sa cadette et qui l’aime aussi vite qu’il tombe amoureux d’elle. Mais comment se débarrasser de la très mauvaise Vitas qui n’en finit pas de squatter l’imagination du narrateur ?
    Il faudra l’intermédiaire d’un objet d’art hautement symbolique, mais ne disons pas lequel, pour cristalliser soudain la lucidité rédemptrice de l’amoureux gaga, tétanisé jusque-là par sa fascination.
    En peu de pages, mais électriques, Thierry Séchan donne ici une longue nouvelle plus percutante et pertinente que maints romans à la gomme étirés pour faire bon poids avant le pilon. Pour la route, le métro, le bord d e l’eau, la terrasse ou l’avion sur courte distance : une dégustation qui reste longtemps en bouche.
    Thierry Séchan. Vanitas, Editions du Rocher, 43p.

  • La beauté à l 'épreuve du monde

    4b036d354c54ad330e69ef4fa8234eb4.jpgLa beauté sauvera le monde. Conférence d'Etienne Barilier. Saint-Maurice, le 14 septembre 2007.

    -          Salle du Martolet. Devant 850 lycéens.

    -          Présentation du conférencier par Damien Clerc, jeune prof de philo. Relève l’incarnation du verbe multiforme dans l’œuvre de Barilier, du roman à l’essai et des arts au sport.

    -          Dimension de la recherche du bonheur.

    -          Evoque la valeur de l’acte philosophique « pour ne pas subir sa vie «  (applaudissements nourris).

    -          Etienne Barilier rappelle d’où vient la fameuse phrase de Dostoïevski.

    -          Dans la bouche du prince Mychkine, protagoniste de L’Idiot.

    -          La phrase est paradoxale, voire scandaleuse, notamment pour des chrétiens, aux yeux desquels   le Christ est supposé sauver le monde, pas la beauté.

    -          Le salut du monde n’a rien à voir avec ce qu’il est aujourd’hui, réduit à « sauver la planète ».

    -          Le sauvetage écologique s’est substitué au salut.

    -          Son horizon est essentiellement métaphysique, ou religieux.

    -          Qu’est-ce alors à dire ?

    -          Le débat sur La Beauté, en tant que telle, paraît dérisoire en un monde mondialisé où tout est devenu relatif.

    -          Quelle beauté ?

    -          Pour Dostoïevski, la beauté physique fait signe vers une autre réalité, d’ordre métaphysique.

    -          Rappelle alors de quelle beauté parle plus précisément Mychkine.

    -          Introduit le personnage de Nastassia Philipovna, dont la beauté est chargée à la fois d’innocence et de tribulations. Beauté blessée en quelque sorte. « Dans ce visage il y a bien de la souffrance », remarque Mychkine.

    -          La relation de celui-ci avec Nastassia relève autant de l’amour que de la compassion, de l’Eros que de l’Agapè.

    -          Cette acception de la beauté suppose donc un rapport avec le monde intérieur.

    -          Cite Kierkegaard (Ou bien… ou bien) à propos du dépassement de la beauté physique, précisément.

    -          La beauté suscite un élan, physique d’abord.

    -          Note ensuite que la beauté nous comble et nous insatisfait à la fois.

    -          « La beauté, c’est ce qui reste quand on a tout possédé ».

    -          Très bonne formule je trouve.

    -          Puis remonte à l’origine de toute réflexion sur la beauté, avec Platon.

    -          Tout ce qui est beau est reflet d’une Idée.

    -          Référence au Phèdre.

    -          La Beauté est la seule des Idées éternelles qui soit à la fois perceptible par nos sens, visible et palpable.

    -          La beauté révèle.

    -          Ruse de la nature ? 

    -          Oui si l’on en reste à sa seule incarnation, alors que le désir fait signe vers le désir d’immortalité.

    -          Se réfère alors à la métaphysique de la lumière.

    -          La lumière est elle-même visible et invisible.

    -          Que la beauté est lumière. Pour Platon : elle éclaire les Idées.

    -          En vient ensuite à la relation qu’il a maintes fois illustrée entre Beau, Bien et Vrai.

    -          Relève que Dostoïevski est aussi platonicien, à cet égard, qu’il est chrétien.

    -          Remarque que dans l’Evangile de Jean, la parole « je suis le Bon berger » doit être re-traduite plus exactement : « Je suis les Beau Berger »…

    -          Aborde ensuite la discussion de la conception platonicienne par les Modernes.

    -          Le bilan totalitaire et génocidaire du XXe siècle ne réduit-il pas la trinité beau-bien-vrai en miettes, étant entendu que des admirateurs du beau ont commis les pires crimes ?

    -          Récuse l’objection en stigmatisant le culte du beau pour le beau.

    -          Platon lui-même parlait d’un esclavage du beau.

    -          Kierkegaard a fait la même distinction.

    -          La solidarité Beau/Bien/Vrai est un possible, un vœu virtuel, et non un postulat inamovible.

    -          « Le beau n’est pas une machine à produire du bien », dit Barilier.

    -          La contradiction implique alors la référence à une autre instance : de la liberté de l’homme.

    -          La beauté n’a certes pas sauvé le monde du nazisme. Mais les religions non plus.

    -          De la beauté du culte esthétique, première impasse, enchaîne sur la deuxième, d’une beauté soumise au bien.

    -          Cite le photographe empilant des corps nus au bord du glacier d’Aletsch et invoquant son aspiration à « sauver la planète ». Autre foutaise.

    -          Du culte de la beauté, on passe à un art soumis à une  morale « culturelle».

    -          Revient au platonisme à propos d’une autre objection : qu’il serait trop exclusivement provincial, dans le sens d’une production essentiellement occidentale.

    -          Montre que les trois notions existent dans les autres cultures, et que le génie de Platon n’a pas tant consisté à les associer qu’à les dissocier au contraire, pour les définir avant de les mettre en relation.

    -          Prend deux exemples « exotiques ».

    -          De François Cheng en premier lieu, dans ses Cinq méditations sur la beauté, que dit que le beau est forcément lié au bien.

    -          Rappelle que Cheng cite lui-même Dostoïevski.

    -          Donne en outre l’exemple du philosophe shintoïste Nishida Kitarô, qui ne dit pas autre chose.

    -          Conclusion sur le dépassement du désir par l’aspiration à la perfection, telle que la vit Dante avec Béatrice dans sa recherche de la « diritta vita » que décrit la Divine Comédie.

    -          Fin du speech. Ovation de la salle. Retour au soleil : beau temps sur le gazon, belle jeunesse lézardant.

  • Mademoiselle Fa

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    RENCONTRE Dans Passagère du silence, Fabienne Verdier raconte son apprentissage du grand art de la Chine, au prix d'inimaginables difficultés.
    Le rayonnement de certains êtres, par leur œuvre ou par leur simple présence, semble procéder d'une sorte de grâce, et c'est ce qui saisit précisément à l'approche de la peinture autant que de la personne de Fabienne Verdier, dont il émane la même lumière comme traversée de souffle vital. Rien pour autant de l'angélique suavité dans cette aura, ni de flatteur ou de seulement talentueux dans la beauté foudroyante de l'œuvre révélée par L'unique trait de pinceau, dont nous découvrons aujourd'hui de quelle longue et parfois très douloureuse initiation cet art magistral marque l'accomplissement, alors même que Fabienne Verdier se dit toujours et encore, avec son mélange de complète humilité et de malice joyeuse, « une apprentie » ...
    Belle façon de rappeler ce qu'elle doit aux derniers maîtres humiliés et offensés de la Chine millénaire, dont l'héritage a été vilipendé par l'atroce Révolution culturelle de Mao, et auprès desquels elle a acquis en dix années très difficiles, et très belles aussi, les bases de l'art de la calligraphie, intimement mêlé à la tradition poétique et à la pensée chinoises. C'est d'ailleurs en hommage à ces grands lettrés, traités comme des gueux par les apparatchiks communistes, que « Mademoiselle Fa », ainsi que l'appelait l'un d'eux, a laissé ses pinceaux une année durant pour raconter son initiation dans un récit bouleversant d'humanité paru récemment sous le titre de Passagère du silence.
    b6b9bece8c5f8d34422fdbd0f58455c3.jpgAu chemin de la Dame
    Le temps d'une heure dérobée à sa tournée de promotion (une démarche qui lui sied aussi bien qu'un dentier à une crevette), une rencontre éclair avec Fabienne Verdier nous aura du moins permis de vivre, comme hors du temps, ce bonheur rarissime d'un partage immédiat de l'émerveillement que pouvaient inspirer, ce jour-là d'arrière-automne tissé de gris suprêmes et d'airs légers, les soies aux multiples bleus du lac et des monts de Savoie découverts du chemin de la Dame, cette étroite arête aux à-pics surplombant les vignes et l'eau et finissant dans l'entrelacs de ruelles de Rivaz. Or à chaque instant de cette balade, comme un enfant découvrant le monde au matin ou comme le poète chinois ivre au bord de l'étang nocturne plein de scintillements d'étoiles, Fabienne Verdier n'aura cessé de s'exclamer gaiement: « Mais regardez ci, mais regardez ça, mais quelle beauté !»
    Et de se rappeler tout haut les premières montagnes contemplées en son adolescence finissante, dans la maison de pierre de
    son père sculpteur, au pied des Pyrénées, où deux ans durant il l'aida à éprouver durement, entre pigments broyés et travaux à la vigne, sa vocation d'artiste. Puis d'évoquer la retraite actuelle de son vieux maître Huang Yuan où elle a demandé à un ami d'aller prendre de ses nouvelles: « C'est pour m'enguirlander, une fois de plus, qu'il m'a fait savoir, du fin fond de ses montagnes du Sichuan, que j'étais bien écervelée de m'inquiéter de sa santé alors qu'il est tout occupé à devenir immortel !»
    Une ardente exigence
    Au naturel, dans les gestes de sa peinture ou dans l'acte de mémoire que représente Passagère du silence, Fabienne Verdier en impose par le même mélange de spontanéité et de présence concentrée, d'extrême sensibilité et de force acquise au fil d'épreuves dont on dirait qu'elle a sciemment recherché les plus dures.
    « A 20 ans, explique-t-elle, pour pallier la vacuité prétentieuse d'une certaine ambiance avant-gardiste, et plus précisément l'incurie d'une Ecole des beaux-arts où l'on n'apprenait plus rien et que j'ai vécue comme un cauchemar, je me suis mise à étudier le chinois après avoir découvert les livres de François Cheng sur l'art et la pensée taoïstes, dans lesquels je me suis sentie en harmonie et qui m'ont fait pressentir une échappée de ce côté-là. »
    Ce que la jeune femme ne pouvait imaginer, évidemment, c'est que la voie la conduisant à l'antique civilisation chinoise constituerait un véritable chemin de croix dont la première station se situerait à Karachi, où elle serait violentée et abusée par une bande de brutes. Dès son arrivée en 1983 à Chongqing, dans le Sichuan, la candide boursière allait en outre se trouver confrontée aux rigueurs du système communiste et aux séquelles encore sensibles de la Révolution culturelle. Cloîtrée dans une piètre pièce à néon et paillasse à la porte de laquelle un dazibao interdisait à ses condisciples de « déranger l'étrangère » sous peine de graves mesures punitives, surveillée et censée ingurgiter le pire académisme, au milieu de 2000 étudiants encasernés aux gamelles numérotées, elle s'obstina cependant à penser que les gardes rouges n'avaient pas tout éradiqué et qu'il restait quelque part quelque maître à débusquer. Par l'entremise d'un jeune artiste insoumis dont elle ne manqua pas de tomber ensuite amoureuse, elle finit ainsi par rencontrer un vieux peintre et calligraphe taoïste du nom de Huang Yuan, qui commença par lui faire valoir qu'une étrangère, femme qui plus est, ne pourrait jamais suivre l'enseignement d'un maître chinois, proscrit de surcroît !
    Le b. a.-ba du bâtonnet ...
    Têtue comme une chèvre tibétaine, l'aspirante calligraphe allait cependant déposer, six mois durant, ses rouleaux de calligraphe à la porte du maître qui, bientôt convaincu de ses dispositions, la défia un jour en ces termes: soit dix ans à mon école, soit des nèfles ! Or ce sont ces années d'enseignement à la fois artistique et humain, essentiellement fondé sur le non-dit et brutalement interrompu par les troubles de 1989, que Fabienne Verdier raconte au fil de Passagère du silence. D'un premier stage auprès du maître graveur de sceaux Cheng Jun, qui se fit couper une main par les gardes rouges, aux exercices basiques de la calligraphie (des milliers de bâtonnets à aligner jusqu'à les rendre vivants et vibrants ...) ordonnés par Huang Yuan, la jeune artiste allait progressivement acquérir plus qu'un métier: une connaissance nouvelle et globale engageant sa main-esprit et la préparant à un art libéré de toute contrainte apparente à proportion de la contrainte matérielle affrontée.
    Sauvée par la beauté
    7e1bc2b08da20960777fc23ca1b2a4e8.jpgAu cours de ces années, la vie quotidienne et les hommes n'auront cessé de faire ressentir le « poids du monde » à Fabienne Verdier, qui raconte aussi les révoltes étudiantes et quelques voyages au Tibet ou chez les minorités malmenées par les Chinois, tels les Yi. Par ailleurs, autre épisode haut en couleur, elle évoque sa participation à la mise sur pied de la tournée des bateliers-chanteurs du Yang-tseukiang accueillis au Festival d'Avignon en 1987.
    Frappée à deux reprises par de graves maladies, dont elle subit aujourd'hui encore les atteintes, Fabienne Verdier a également échappé à l'enlisement existentiel du fonctionnariat, dans des circonstances assez cocasses. Alors qu'elle travaillait momentanément à l'ambassade de France à Pékin, elle fut ainsi « rattrapée » par son maître Huang Yuan, venu spécialement du Sichuan pour la houspiller et lui signifier que, tonnerre, il ne lui avait pas prodigué son enseignement pour qu'elle finisse aussi lamentablement ! Se le tenant pour dit, elle interrompit sa carrière de conseillère culturelle et se consacre exclusivement désormais, dans son ermitage d'Ile-de-France, auprès du mari sinophile qu'elle a rencontré à Pékin et de leur fils, à sa passion pour la peinture et à la beauté qui, répètet-elle en son sourire radieux, l'aura finalement sauvée.

    Fabienne Verdier. Passagère du silence. Albin Michel, 292 pp. Pour mémoire: L'unique trait de pinceau. Calligraphie, peinture et pensée chinoise. Albin Michel, 175 pp.

  • Harlem est un roman noir

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    Le Cycle de Cercueil et Fossoyeur en un volume
    « Pour jouer du jazz il faut avoir souffert », disait Lester Young, cité par Chester Himes à la fin de la préface polémique de ce recueil, intitulée Harlem ou le cancer de l’Amérique, et aux mots du saxophoniste fait écho le romancier qui affirmait: « écrire, c’est ma couleur»…
    Observateur mordant de la réalité à ras le pavé et de la misère humaine, Chester Himes (1909-1984) issu de famille bourgeoise et lui-même lettré, passa cependant par la délinquance et la prison avant de publier. Mal accueilli en Amérique, il devint célèbre en France avec ses polars « sociaux ». Nourri de Dostoïevski autant que de Chandler, Himes n’est certes pas un immense écrivain, mais son brio de conteur et sa verve critique n’ont rien perdu de leur vivacité, comme l’illustre ce volume rassemblant les huit romans du Cycle de Harlem dont les inspecteurs Cercueil et Cimetière sont les protagonistes légendaires. Ainsi retrouve-t-on La Reine des pommes, l’un de ses titres les plus connus, Il pleut des coups durs ou Retour en Afrique, dans une traduction entièrement révisée. En complément, une bio-bibliographie illustrée et nourrie éclaire le « roman » d’une vie déjà connu par les autobiographiques Regrets sans repentirs.
    Chester Himes. Cercueil et fossoyeur. Gallimard, Quarto, 1361p.

  • De radieuses condoléances

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    Entretien avec Frank Oz, à propos de Joyeuses funérailles

    Promis-juré : nous ne poserions aucune question à Frank Oz sur le Muppet Show, ni sur La Guerre des étoiles. Telle était en tout cas son désir avant notre entrevue. Celle-ci ne devait pas pour autant nous confronter à un despote capricieux, bien au contraire : sous le traits d’un grand barbu poivre et sel au flegme très british et à la simplicité cordiale, le réalisateur de Joyeuses funérailles n’aura formulé cette requête que par souci de mieux se concentrer sur l’objet de la rencontre : son joyau noir. Or chacun le sait : rien de plus sérieux que l’humour…
    - Quelle est l’origine de Joyeuses funérailles ?
    - Le script m’en a été proposé par une amie engagée dans la production, et tout de suite j’ai ri comme rarement à la seule lecture. L’auteur, Dean Craig, est un observateur redoutable sous ses airs de garçon timide, et cette petite histoire à la fois drôle, percutante et pleine d’humanité correspondait parfaitement à mon désir de réaliser un film intimiste à « petit » budget, disons 10 millions de dollars plutôt que 100 millions, où je pourrais faire ce que je voulais sans trop de pression. Pas un instant je n’ai pensé en termes de thèmes « actuels » à traiter, à savoir la déglingue d’une famille de grande bourgeoisie, la mort ou la transgression sexuelle : je voyais d’abord une charmante histoire vécue par une série de personnages hauts en couleurs, où les acteurs joueraient un rôle essentiel.
    - Comment avez-vous choisi ceux-ci, et comment avez-vous travaillé avec eux ?
    - J’ai consacré un mois à des auditions personnelles à Londres, qui m’ont permis de rencontrer une quantité de comédiens de grand talent, puis j’ai eu la chance de trouver ceux qui convenaient précisément aux personnages de l’histoire. Comme il ne s’agit pas d’une comédie à l’américaine mais d’une farce, un genre assez peu pratiqué de nos jours et qui exige beaucoup plus de tact qu’on ne croirait, je leur ai recommandé de ne pas chercher à faire rire mais de jouer leur personnage en toute honnêteté. En principe, notre budget nous interdisait les stars à 20 millions pièce, mais vous savez ce qu’est le cinéma : il lui faut malgré tout des « noms ». C’est pourquoi j’ai proposé un rôle à Peter Dinklage, alors même qu’il n’y avait pas de rôle de nain dans le script. Faire de l’amant du défunt un nain ne signifiait pas pour moi « charger » le personnage, au contraire : je savais que Peter, que j’ai toujours admiré, donnerait au personnage cette aura de dignité et de tendresse qui crève l’écran.
    - Etes-vous resté fidèle au script ?
    7c987244e4eca2a5cc97c85203476084.jpg- Certainement pas : nous avons beaucoup improvisé avec les acteurs, mais toujours en complicité avec l’auteur. Si je reste le patron, car il faut une transposition des mots en termes de cinéma, je crois que chacun, de l’écrivain aux acteurs, a beaucoup à m’apporter. Dans son rôle si délicat, toujours au bord du burlesque, Alan Tudyk m’a ainsi fait des quantités de propositions improvisées dont j’ai beaucoup retenu. En revanche, certaines improvisations ont tourné court parce qu’elles ne me semblaient pas « honnêtes » par rapport à l’histoire.
    - Celle-ci est-elle propre à l’Angleterre, et y a-t-il selon vous un humour typiquement anglais ?
    - Je ne le sens pas. Il y a un « accent » dans les façons de rire, et l’humour des peuples dépend évidemment de leur histoire et de leur psychologie particulières, mais je crois que l’humour, comme l’émotion, est un phénomène universel. Cette histoire ne me semble pas propre à l’Angleterre mais plutôt à la meilleure société bourgeoise. Les convenances se verrouillent dans la mesure où l’on a quelque chose à perdre, et c’est dans la « haute » que le théâtre social est le plus masqué. D’où le caractère explosif du secret lié aux mœurs du père. Pensez : un pater familas qui se travestit et se fait sauter par un nain. (Rires)
    51f3931d1aeb89e52243c5de18ca3b26.jpg- N’est-ce pas délicat de rire de la mort ?
    - C’est moins délicat que d’en parler, dans une société qui tend de plus en plus à évacuer la chose, comme si les progrès de la technologie nous avaient d’ores et déjà rendus immortels. De fait, il y a une certaine inconvenance à mourir dans ce monde-là (Rires). Mais ce que j’aime beaucoup dans cette histoire, c’est que le rire ne se borne jamais à une moquerie. On ne se moque pas plus du nain que de l’hypocondriaque, du gay ou du prêtre obsédé par l’horaire. On ne quitte pas l’humanité. Et le plaidoyer final du fils, qui devient alors aussi bon écrivain que son brillant frangin romancier à succès, dans l’ombre duquel il rongeait son frein, est une magnifique leçon d’humanité. Ou du moins c’est ce que j’aimerais faire passer…

    La bonté sous l’extravagance
    Le conformisme social très étroitement corseté à l’anglaise a toujours disposé de soupapes de décompression, dont celle de l’humour.
    Un premier éclat de rire ponctue la première séquence de Joyeuses funérailles, après l’arrivée du corbillard dans la somptueuse demeure du défunt, lorsque son fils découvre que les employés se sont trompés de macchabée. Ensuite, c’est la prise malencontreuse d’une drogue hallucinogène, gardée dans un flacon de Valium, qui va transformer l’un des convives de l’enterrement en hurluberlu délirant. Enfin, l’arrivée d’un nain maître-chanteur qui vient réclamer son dû à la famille sous peine de révéler la nature de ses relations avec le très respectable gentleman, achève de transformer la cérémonie en folle sarabande menée à fond de train sur une aigrelette musiquette.
    La farce frôle souvent le grotesque, mais c’est avec maestria que Frank Oz la conduit jusqu’à sa conclusion aussi inattendue qu’émouvante : lorsque le fils, par delà le scandale, évoque la bonté de son père et en appelle à la compréhension de tous. Mon père était peut-être gay à ses heures, mais quel chic papa ce fut ! Plus moral tu meurs…
    1a40b5abaeda13ca5da49b9059799a87.jpg

    Frank Oz en dates

    1944
    Naissance à Hereford, Angleterre, le 25 mai. Il a cinq ans lorsque ses parents déménagent en Californie.
    1969 Dès cette date, participe à 75 films en qualité de marionnetiste-acteur avec Jim Hanson, sur les séries du Muppet Show et de 1 Rue Sesame. Prête sa voix à Miss Piggy, entre beaucoup d’autres, et au Yoda de La guerre des étoiles. Egalement acteur dans plusieurs films de John Landis.
    1982 Se lance dans la réalisation avec le film fantastique Dark Crystal. Grand Prix à Avoriaz.
    1986 Réalise la comédie musicale La petite boutique des horreurs.
    2001 Signe The Score avec Robert de Niro et Marlon Brando, après In and Out (1997) et Bowfinger, roi d’Hollywood (1999)

    Cet entretien est paru dans le supplément Week-End de l'édition de 24Heures du 13 septembre 2007. 

  • De la rencontre

    f739740971fae28046906ccde449bc17.jpgSur une phrase de Max Dorra

    «Une bonne rencontre est celle qui permet de co-renaître », écrit Max Dorra, « chacun apportant à l’autre, malgré la différence des instruments, des timbres, la note qui manquait à un accord enfin résolutif ». Or lisant tout haut cette phrase à celle que j’ai rencontrée pour de bon en 1982 après divers essais infructueux de part et d’autre à travers les années, je l’entends me dire : « c’est pile mon sujet de mémoire, ça recoupe Damasio et Varela sur quoi je bosse, faudra que je m’achète ce bouquin pasque tes notes au crayon bleu ça devient pas possible… » Et du coup je me rappelle cette rencontre et toutes celles, « résolutives » pour un moment décisif d’évolution personnelle, qui ont précédé et suivi la sienne et que je m’obstine à ne pas croire le fruit du hasard : nécessaires à ce moment précis. Avec L. on se rencontre à dix-huit ans, on flirte, on se bécote et se cocole, mais le moment n’est pas venu. L’année du bac on se rencontre presque, on aurait fait des enfants avant le divorce probable, mais non : je vais de mon côté, elle se trouve un autre complice avant de divorcer, elle me relance (coiffure afro, engagée un max à gauche dans le groupe Mozambique) entre temps j’ai rencontré XYZ que j’ai aimés et lâchés faute de co-renaissance réciproque, ainsi de suite. Cette notion de co-renaissance est devenue la base de toutes mes relations, fondées sur la réciprocité. Toutes les amitiés qui n’ont pas été tissées de co-renaissance se sont étiolées avant de défunter. On me juge sans doute un piètre ami selon les codes de la statique des fluides, mais tant pis, je n’aime pas faire semblant ni ne tolère le chantage à l’amitié qui force à se complaire dans la vieille flaque. Je ne fréquente Max Dorra que par un de ses livres. Pas idée de qui il est. Ou presque. Jamais vu son visage. Mais plus proche de lui que de tant de gens qui prétendent me connaître, par les petites phrases que son livre relaie, vraie rencontre occulte, comme celle de Proust tous les matins que je lis aux « lieux », le Salon Proust de la Désirade où s’empilent tous les écrits de et sur Marcel Proust. A l’instant, à la fenêtre, le paysage est divisé en deux : ciel céleste et mer de brouillard. Gloire apparente du dessus, mais c’est à l’enfant sous la table que je pense. L. me raconte justement l’histoire de cette jeune enseignante spécialisée qui vient l'autre jour vers elle lui dire que la passionne la thématique de l’Ogre dans les contes, qu’elle aimerait traiter dans ses classes d’enfants difficiles, et qui fond soudain en larmes pour dire tout autrechose…

    Max Dorra. Quelle petite phrase bouleversante au coeur d'un être. Gallimard, Bibliothèque de l'inconscient, 2005.dabc240e7047e6a444048eea8f8ddc79.jpg

  • A l'enfant perdu

    af99aa2b9aac567620c738ec7d40063c.jpgEchos romands d’un thème universel
    De l’hymne funèbre bouleversant à la défunte petite princesse, remontant à l’Antiquité égyptienne, aux multiples modulations actuelles du thème, notamment chez Philippe Forest qui y revient dans son nouveau roman, Le nouvel amour, non sans complaisance (ne va-t-il pas jusqu’à invoquer « l’ivresse » qu’il a tirée de « ce néant » ?), la mort d’un enfant a suscité d’innombrables pages de la littérature universelle.
    Jadis considéré comme plus « naturel », alors qu’on en parle aujourd’hui comme d’un « scandale absolu », ce drame aux variantes multiples n’est jamais « mesurable » en intensité ni « comparable » non plus de cas en cas. En témoignent quelques exemples romands récents, dont le dernier paru est l’ouvrage de la théologienne Lytta Basset, intitulé Ce lien qui ne meurt jamais et mêlant des pages du journal intime tenu par l’auteur après le suicide de son fils, âgé de 24 ans, et des réflexions plus amples nourries par sa foi. Dans le même genre du témoignage-exorcisme, on peut rappeler aussi Survivre à Antoine de notre confrère Michel Pont (L’Aire, 2005), où l’élément de culpabilité intervenait comme dans Tom est mort.
    La souffrance découlant de la mort d’un enfant ne tient ni à son âge ni aux causes du décès, ainsi que l’illustre Pierre Béguin dans Jonathan 2002, récit également autobiographique mais à texture plus littéraire, où il est question de la mort d’un nouveau-né et de son retentissement affectif et existentiel sur le couple, avec une perception très aiguë de ce que vit la mère. Enfin, vingt ans après Carême de Marie-Claire Dewarrat, mémorable transposition romanesque d’un deuil (L’Aire, 1985), Rose-Marie Pagnard a traduit une douleur semblable quoique plus sublimée dans son beau roman dont le titre, Revenez, chère images, revenez évoque la mélodieuse et lancinante mélancolie.
    J.-L.K.
    Lytta Basset, Ce lien qui ne meurt jamais. Albin Michel, 218p. Pierre Béguin, Jonathan 2002. L’Aire, 115p. Rose-Marie Pagnard, Revenez, chères images, revenez. Le Rocher, 145p.

    Image ci-dessus: fragment de l'Arbonie de Jephan de Villiers

  • Lorsque l’enfant disparaît

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     Avec Tom est mort, Marie Darrieussecq, injustement accusée de piratage, confronte chacun à l’extrême fragilité de la vie.

    Cette année-là, ce couple accompagné de son premier enfant de trois ans était en train de s’installer dans cette chambre de cette auberge de montagne, en Engadine, lorsque l’homme, glacé, désigna sans un mot à la femme, glacée à son tour, la petite fille qui, passée à travers l’ouverture béante de la barrière de la terrasse, dont manquaient quatre montants, s’était aventurée à pas menus sur la mince corniche extérieure surplombant une dalle de béton, quatre mètres plus bas. Sans un mot, en un temps infiniment long de moins de vingt secondes, la mère trouva alors les gestes qui lui permirent soudain d’agripper l’enfant et de sauver trois vies…

    Notre enfant n’est  pas mort cette année-là, mais cette scène, qui nous appartient, nous est revenue soudain en lisant Tom est mort de Marie Darrieussecq, dont la question lancinante et vertigineuse qui traverse le roman se réduit à deux lettres : Si. « Si, en anglais on dit if, un paysage planté de si comme des ifs de cimetière. Si Tom avait été l’aîné. Si Vince n’avait pas existé.  Si on avait nommé Vince Tom, est-ce que Tom aurait été Vince ? Et si, au cours de la dérive des continents, le bloc australien ne s’était pas séparé de l’Antarctique, l’Australie serait peut-être restée inhabitable, et les villes n’y auraient as poussé, et nous n’y aurions pas vécu, et Tom, mon fils, mon second fils… Cet espace courbe, les si, ce siphon, cet entonnoir de fou je m’y enfonce, et je perçois le monde à travers un trou. »

    Marie Darrieussecq aurait-elle écrit Tom est mort si elle avait perdu un enfant ? Et le roman, d’avoir été vécu, s’en serait-il trouvé plus fort ? Qui pourrait le dire ?

    Ce qui est sûr en revanche, c’est que la romancière honore la littérature, en donnant corps et voix, décor et dédale temporel à ce qui pourrait n’être qu’un fait divers. Un couple (la narratrice et Stuart), bien dans sa peau pour l’amour physique mais peinant un peu avec trois enfants (Vince, Tom et Stella), errant entre les continents à cause du job du père, se retrouve à Sydney où, trois semaines après son installation, le deuxième garçon de quatre ans et demi, laissé seul dans sa chambre par sa mère crevée, tombe par la fenêtre de la loggia du haut du septième étage. S’il faut attendre la dernier paragraphe du livre pour apprendre les circonstances précises de l’accident, nous les pressentons dès les premières pages et par le gaz de culpabilité qui flotte dans tout le récit. Or c’est tout le reste, relevant de l’art du romancier, qui compte vraiment et fait exister cette histoire dans la tête et les tripes de chacun, avec une profusion de détails vrais comme la vie, jusqu’aux plus incongrus (les petites horreurs funéraires, la tenue vestimentaire de l’enfant qu’on va brûler,  l’accompagnement compassionnel et les « groupes de parole », entre tant d’autres), en passant par tous les stades de la détresse (cri, mutisme absolu, folie violente contre soi ou les autres, effondrement, hébétude méthodique, etc.) réinvestis par le récit.

    Celui-ci, dix ans après la mort de Tom, est un parcours zigzaguant entre limbes et enfers, haine froide et tendresse infinie, mélancolie enfin, et ce dernier apaisement d’une mission accomplie par les mots, à travers les creux et les bosses de la mémoire, bleus au couple et grands enfants maintenant qui vont vivre, et cet adieu enfin permis, comme un sauf-conduit à l’enfant par delà les  eaux sombres : « C’est peut-être ça la dernière image. Tom qui se retourne et me fait coucou, temps gris temps clair, par tous les temps »…

    Marie Darrieussecq, Tom est mort. P.O.L., 246p.

    Cet article a paru dans l'édition du 11 septembre 2007 du  quotidien 24Heures

     

  • La douleur fonds de commerce ?

     aece03ed639c453c814abe0380bb6794.jpgSuite à la polémique sur Tom est mort

    La polémique assez moche, mais significative,  que vient de susciter en France la parution du dernier roman de Marie Darrieussecq, traitant de la mort d’un enfant, pose au moins trois questions : un écrivain peut-il parler d’un drame qu’il n’a pas vécu ? Et dans ce cas, plagie-t-il en rapportant les observations de ceux qui en ont  été frappés ? Enfin, la douleur ne risque-t-elle pas de devenir un fonds de commerce ?

    Pour mémoire, rappelons que l’écrivaine Camille Laurens, qui a perdu un enfant en très bas âge  (il vécut quelques heures à peine) et en a tiré un récit-exorcisme intitulé Philippe et publié chez P.O.L. en 1995, n’a pas supporté que Marie Darrieussecq, romancière à succès publiant chez le même éditeur, traite « son » thème sans avoir vécu le drame. Et de l’accuser de piratage et d’usurpation ; de la décrire sous les traits d’un coucou littéraire violant son nid : "Le cul sur ma chaise ou vautrée dans mon lit de douleur"…

    Est-ce par opportunisme cynique, comme le déclare Camille Laurens en termes assassins, que Marie Darrieussecq a abordé le thème présumé « porteur » de la mort de Tom ? Et ce roman ne fait-il qu’exploiter ce filon ? Tel n’est pas notre sentiment après lecture. C’est peut-être cruel à constater, mais la romancière « à succès » parvient, dans Tom est mort, mieux que dans Philippe, à nous faire ressentir, sans aucun pathos, tout ce qu’une mère et son conjoint peuvent vivre au lendemain d’un tel drame, ici accidentel et lesté de culpabilité. Si certaines observations, et quelques images, montrent qu’en effet Marie Darrieussecq s’est imprégnée de Philippe, les deux ouvrages sont peu comparables. Ainsi le réquisitoire « criseux » de Camille Laurens retentit-il comme un appel solennel à l’honnêteté qui sent un peu trop la jalousie littéraire.

    Camille Laurens a certes raison en s’inquiétant de ce que la mort d’un enfant devienne aujourd’hui un « thème porteur », comme l’ont été le cancer de Pierre ou le sida de Paul, entre autres drames privés devenus « sujets vendeurs ». Notre société médiatique porte à cette dérive « marketing », mais le contenu d’un livre est à distinguer de son usage commercial momentané, et le péché reproché en l’occurrence à Marie est celui de tout romancier. Tout romancier tend en effet, naturellement, à se couler dans la peau d’autrui. « Madame Bovary, c’est moi », disait Flaubert. Et qui s’indignerait du fait que Dostoïevski n’ait pas tué sa logeuse avant d’écrire Crime et châtiment ? Comment ne pas voir aussi que les écrivains se sont toujours abreuvés à mille sources, et que les «greffes» font partie du jardinage littéraire ?

    Quant au droit d’exclusivité sur la douleur revendiqué par Camille Laurens, il ne semble guère plus défendable, qui fait de celui qui souffre un être unique doté d’une sorte de crédit spécial. Dans son dernier roman, Philippe Forest, dont quatre livres reprennent le même thème de la mort de sa fille, lâche cet aveu terrible : « Quand ma fille est morte, j’ai eu le sentiment stupide d’être soudainement devenu invulnérable (…) Je mentirais si je taisais l’ivresse que j’ai tirée de ce néant »…    

    Cette chronique a paru dans l'édition de 24Heures du  11 septembre 2007     

     

  • Un écrivain est né

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    La Symphonie du Loup à la Une du Temps

    Marius Daniel Popescu est Roumain. Il vit en Suisse depuis 1990. Il est assis à une table dans un bar de la place Saint-François, à Lausanne. Il a l'œil aux aguets. Il brandit un exemplaire de La Symphonie du loup, le livre qu'il a écrit en français et qu'il vient de publier chez José Corti, un prestigieux éditeur littéraire, celui de Julien Gracq par exemple. Il s'est fendu d'une auto-dédicace: «Pour les 146 parties de cette symphonie. Marius Daniel Popescu, le 4 juillet 2007 au Café Romand.» Ce livre est un labyrinthe où s'enlacent les épisodes d'une existence, la sienne, en Roumanie avant la chute du communisme, et à Lausanne où il a fondé une famille, avec une épouse et deux enfants, la vie simple, les promenades au parc, les jeux sur le sol du salon, les conseils d'un père soucieux de pédagogie et les inscriptions intrigantes en trois langues inscrites sur les produits alimentaires rapportés du supermarché.

    On ne peut pas fêter tous les jours la naissance d'un auteur qui écrit dans la langue du pays qu'il a adopté. L'apparition d'un livre qui captive et qui crée un univers vous accompagnant pendant des semaines, avec ses personnages, ses paysages composés comme un puzzle où finit par se former un monde, où l'on sent croquer sous sa dent le sel de la vie. On ne peut fêter tous les jours une écriture tendue, dont la précision et la distance ne se noient pas dans les détails qui sont pourtant abondants.

    Marius Daniel Popescu a un style, qu'on va désormais reconnaître. Il a 44 ans. Il est conducteur de bus à Lausanne. Il l'est devenu le premier août 1991, un an jour pour jour après son arrivée, dans les bagages d'une jeune Suissesse qui était allée en Roumanie assister à la fin du communisme et dont il était tombé amoureux (il s'en est séparé depuis). Ce n'est pas son premier livre. Il a publié des poèmes, là-bas et ici. Il publie régulièrement un journal, Le Persil, qui est le reflet de sa fantaisie. Mais La Symphonie du loup est une entreprise autrement ambitieuse, un ouvrage au long cours, que l'auteur se propose d'ailleurs de poursuivre, parce qu'il n'en a pas épuisé toutes les ressources.

    Je, tu, il... Dans La Symphonie du loup, les courts récits s'entrecroisent. «Je», l'auteur parle. «Tu», un grand-père s'adresse à son petit-fils. «Il», c'est le point de vue d'un narrateur qui en sait plus que ses personnages.

    Marius Daniel Popescu nous fait visiter le pays du parti unique sur les ailes de ces pronoms, la Roumanie de Ceausescu, un monde absurde et autoritaire où l'on vit pourtant, où l'on peut être heureux, et aussi frappé par le deuil. Le livre commence par l'enterrement de son père, le cercueil monté sur un véhicule brinquebalant, la réunion d'une famille dispersée. «Ton père n'aura pas su», dit le grand-père. On est dans la cour d'une maison chez sa grand-mère, on va à la pêche, on connaît les premiers émois...

    Marius Daniel Popescu nous fait visiter Lausanne avec l'ironie affectueuse de ceux qui sont venus de loin et qui en aperçoivent des singularités depuis longtemps oubliées par ses propres habitants. Il nous fait aussi visiter cette langue française dans laquelle il s'est précipité peu après être arrivé chez nous. Il nous rappelle ses pouvoirs et sa vie.

    Je, tu, il... Plusieurs points de vue, la tension entre le monde perçu, vécu, tenu à distance par le regard et par la narration, et le désir brûlant de le serrer dans ses bras. Dans La Symphonie du loup, Marius Daniel Popescu raconte comment il s'est retrouvé bloqué sur le marchepied d'un train bondé qu'il avait pris en catastrophe bien que les portes en soient fermées. Il voit à travers les vitres les passagers qui le voient aussi. Il y a un dialogue muet, pendant que la chute et la mort menacent.

    Marius Daniel Popescu voudrait serrer le monde dans ses bras mais le monde a des épines. Il est volontiers querelleur. Il s'interpose quand il est témoin de ce qu'il considère comme une injustice, comme dans cet épisode où il prend sous sa protection un ivrogne qui fait scandale. Et il s'insurge avec une colère encore vibrante au Café Romand, parce qu'il a découvert dans une association d'écrivains dont il était membre, et qu'il a quittée, ce qu'il appelle les apparatchiks modernes de la littérature suisse.

    Il y a, à la fin de son livre, un personnage dont le destin est pathétique. Argenté est peintre et sculpteur. Il est extraordinairement doué. Il veut pourtant devenir juge dans la Roumanie communiste pour changer tout seul le cours de l'histoire. Il croit qu'il lui faut apprendre par cœur ce qu'il doit savoir. Mais il ne sait pas apprendre, ni par cœur ni autrement. Il échoue encore et encore à ses examens de droit. Sa sœur, qui est juge elle-même et qui est son idole, se suicide dans les toilettes du Palais de Justice. Argenté mettra alors fin à ses jours pendant que le régime du parti unique est en train de s'effondrer.

    «C'était mon ami et un être très sensible, nous dit Marius Daniel Popescu. Il avait eu une vie difficile, travaillé dans les mines. Pour lui, tout était mirobolant. Il disait: on va tout changer. Il n'avait pas compris que le passage d'un monde manuel et artistique au monde soi-disant intellectuel suppose une certaine ruse, une certaine adaptation.» De la ruse, il y en a un peu et peut-être plus chez Popescu. A l'écouter parler, on sent qu'il attend l'ouverture. A le lire, on voit qu'il défie le langage et refuse de se faire avoir par ses sortilèges et ses préciosités. «Le loup est rusé, dit-il. Beaucoup plus que le renard qui n'est qu'un rusé de légende. Mais si je l'étais vraiment, je ne serais pas écrivain, je serais ministre».

    Le suicide d'Argenté pourrait conclure La Symphonie du loup si Marius Daniel Popescu était un désespéré. En réalité c'est un enchanté, un cueilleur pour qui la vie est un impératif. On revient donc à Lausanne, à sa famille, à ses enfants, aux jeux et à cette phrase qui termine le livre mais pourrait être un commencement: «Elle donne les cartes à couper, à sa droite, attend que l'autre les partage en deux tas, remet le tas d'en bas sur celui d'en haut, se tourne vers sa gauche et commence à les distribuer, une par une, à chaque joueur, jusqu'au moment où chacun a cinq cartes.» Le hasard a fait son œuvre; on ne sait pas encore ce qu'il réserve. La partie continue. Rien n'est écrit de ce qui s'écrira.

    Laurent Wolf

    7cf57680007aaca34fb554b870a15aaf.jpgMarius Daniel Popescu, La Symphonie du loup, José Corti, 400 p.

    PhotoJLK: Marius Daniel et le chien Fellow.

  • Marie a –t-elle péché ?

    92685789f89e713fe9274712de47680e.jpg
    En lisant Tom est mort

    Marie Darrieussecq est-elle une usurpatrice littéraire, et son dernier livre, Tom est mort, relève-t-il de l’exploitation opportuniste d’un thème « porteur » ?
    Telles sont les questions que d’aucuns se seront posées en réaction à la polémique qui a marqué la parution du dernier livre de la romancière, violemment attaquée par Camille Laurens. Celle-ci, on le sait, a perdu un enfant, ainsi qu’elle en a témoigné dans le mémorable récit intitulé Philippe, un livre d’ailleurs fort apprécié par Marie Darrieussecq. Or ce que Camille Laurens n’a pas supporté, c’est que celle-ci ose traiter le même thème sans avoir vécu la chose. Et de l’accuser de piratage et d’usurpation : "Le cul sur ma chaise ou vautrée dans mon lit de douleur"…
    On sait aussi que l’éditeur Paul Otchakovsky-Laurens a répondu à Camille Laurens dans une prise de position virulente en défense claire et nette de Marie Darrieussecq, et qu’il a décidé de ne plus publier la plaignante intempestive. Mais que penser de tout cela ? Un seul moyen n’est-ce pas : lire Tom est mort.
    Tom est mort est-il un gadget éditorial ou est-ce un livre sérieux ? Je dois avouer que je l’ai abordé avec un brin de scepticisme, un peu las des romans jouant sur les sentiments forcément compassionnels, notamment en ce qui concerne la perte d’un enfant. La littérature universelle est pleine d’enfants morts, mais il n’y a que peu de temps que le thème est devenu comme une fin en soi, à l’image des romans-cancer ou des romans-sida de quelques saisons. J’ai tremblé deux ou trois fois pour mes enfants, et j’ai vécu de près la longue agonie de la petite fille d’un ami, j’ai lu avec émotion les premiers livres de Philippe Forest, puis j’ai eu le sentiment pénible que cet écrivain ressassait son thème, comme l’illustre justement son dernier roman, mais alors Marie a-t-elle péché ?
    J’avoue ne pas bien connaître l’œuvre de Marie Darrieussecq. Truismes ne m’a pas fasciné à l’époque, et je crois bien n’avoir lu ensuite que Naissance des fantômes, qui me laisse un souvenir plus intense, Bref séjour chez les vivants et Zoo l’an dernier, où il y a du très bon et du passable, mais bref. Car avec Tom est mort, sans plus penser à la polémique, j’ai marché presque tout de suite. Pas tout à fait tout de suite, car le départ se fait un peu à tâtons, et pourtant aussitôt m’a frappé la justesse du ton et l’étonnante dérive de la narratrice à travers le temps, jusqu’au moment où le récit trouve ses objets et s’agence dans une sorte de phénoménologie spontanée de la mémoire. Et le livre se fait alors, avec ses angles vifs et ses points de fuite, sans une fausse note.
    Rien dans Tom est mort ne sent le déjà-vu ou le copié-collé, même si le récit nous en rappelle d’autres, et d’autres aussi que nous nous sommes faits à nous-même. Car Tom est mort parle du fantôme à la fois absent et omniprésent du petit garçon qui ne veut pas mourir dans la conscience à vif de sa mère, tant du moins que celle-ci ne l’aura pas couché par écrit, si l’on ose dire, pour devenir une fiction ouverte à tous.
    Tom est mort est une fiction que Marie Darrieussecq nous offre à vivre et à méditer. Il y est question non seulement d’un enfant mort mais de tout ce qui meurt tous les jours dans notre vie, et donc de tout ce qui vit. Il est question de grands manques d’amour et de petites négligences connes. Ici et là, telle ou telle phrase m’a semblé un peu trop bien filée, je me suis dit « littérature », mais c’est ça aussi qui fait la pâte et la patte de l’écriture de Darrieussecq, et d’ailleurs aussi de Camille Laurens : c’est le goût des mots, la lumière ou l’opacité des mots, l’essai de dire l’indicible avec des mots et tout ce qui se lit entre les mots et les lignes. Pas une once de pathos là-dedans mais tous les sentiments alternés dans le chaos et la musique des jours et des mots.
    Bref, Tom est mort est un livre sérieux, à la fois dur et doux, mélancolique et pacificateur, un beau livre en vérité, autant d’ailleurs que Philippe. Au ciel, celui-ci a d'ailleurs très gentiment accueilli celui-là. Hélas Camille Laurens n'a pas l'air au courant...

    Marie Darrieussecq. Tom est mort. P.O.L. 247p.  

  • Un amour de livre

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    Lyonel Trouillot côté coeur

    Prosateur brassant la vie à pleines mains, écrivain notoirement engagé contre les avatars successifs de la dictature haïtienne, Lyonel Trouillot ne s’est jamais épanché en matière de sentiments, sauf ici et là, et qu’on ne s’attende pas non plus à une confession donjuanesque dans ce nouveau livre.

    Rien en effet de « conquérant » dans l’histoire émouvante et sans fioritures de l’écrivain repérant, à un colloque littéraire, une jeune fille qui va devenir, sans d’ailleurs s’en rendre compte, sa muse de quelques jours. « Sur les chemins étranges de l’amour », il remonte alors trente ans plus tôt à Port-au-Prince, entre tel bordel et telle pension qu’il hantait, lui l’Ecrivain, avec trois personnages  revivant ici sous les traits de Raoul, l’Etranger et l’Historien. Entre la déglingue alcoolique de celui-ci, l’Etranger ne rêvant que de partance et Raoul le militant solidaire, l’Ecrivain retrouve un creuset d’apprentissage de l’amour et du malheur, où apparaît également une Marguerite d’une inoubliable présence, libre et sensuelle en dépit de tout ce qu’elle a subi.

    L’amour ressuscité est ainsi mêlé de désir, toujours incandescent, mais aussi de chaleur et de partage amical entre quelques destins ressaisis avec autant de vigueur que de pénétrante sensibilité.

    af026f373a48e86efb14bc573792d49c.jpgLyonel Trouillot. L’amour avant que j’oublie. Actes Sud, 182p.

  • Du parti des gens d’en bas

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    Entretien avec Claude Goretta
    Le nom de Claude Goretta a fait le tour du monde avec au moins deux films emblématiques: L’invitation (1973), avec François Simon, Michel Robin et Jean-Luc Bideau, et La dentellière (1977), dont on se rappelle l’irradiante Isabelle Huppert à ses débuts. L’œuvre de cette figure «historique» du nouveau cinéma suisse, que documente le deuxième tome de l’ Histoire du cinéma suisse 1966-2000, sous la direction d’Hervé Dumont et Maria Tortajada, est cependant riche de bien d’autres films remarquables, souvent oubliés hélas. Dans la rétrospective mise sur pied par la Cinémathèque, l’on découvrira ainsi l’un des préférés de l’auteur: Les chemins de l’exil ou les dernières années de Jean-Jacques Rousseau, réalisé en complicité avec Georges Haldas, fidèle compagnon de route du réalisateur, également engagé dans l’adaptation magnifique de Jean-Luc persécuté, d’après Ramuz.
    - Y a-t-il, dans votre œuvre si diverse, un fil conducteur ou un point commun?
    Certainement et c’est, je crois, le souci constant de me faire l’interprète de gens ne disposant pas du pouvoir ou des capacités de s’exprimer. J’ai toujours regardé vers le bas. C’est sans doute lié à mon origine familiale modeste. Petit-fils d’immigré piémontais, je me rappelle ces femmes en noir qui hantaient le beau village du Carouge de mon enfance. C’est dès ces années, aussi, que j’ai éprouvé mes premières grandes émotions au cinéma. D’abord avec Nanouk l’Esquimau, de Flaherty, vu et revu, puis avec Charlot soldat, que m’a fait découvrir mon père, fou de Chaplin. Le souci de parler des gens en situation précaire ou victimes d’injustice est aussi lié à la prise de conscience de toute une génération, à l’époque du néoréalisme italien ou des grandes espérances de la gauche. Mon intérêt pour Rousseau et pour Ramuz, avec le personnage mutique et tragique de Jean-Luc, découle de la même préoccupation, autant que la proximité que je ressens aujourd'hui avec des cinéastes anglais tels Ken Loach ou Stephen Frears. J’ai d’ailleurs poussé assez loin dans le témoignage social engagé, avec des films comme Un employé de banque, où je démonte les mécanismes du pouvoir de l’argent, ou dans un reportage sur Lourdes accablant, à propos duquel Mgr Mamie, alors évêque, m’a fait remarquer qu’il me manquait juste… la foi.
    - Qu’est-ce qui vous rend si proche d’écrivains comme Ramuz ou Simenon?
    Là encore, c’est l’empathie humaine de ces auteurs. Le premier de ceux-ci est Tchekhov, qui avait à la fois la lucidité clinique du médecin et le sens de la dérision, mais avec plus de tendresse chaleureuse que Simenon. Deux des films que j’ai tirés de l’œuvre de ce dernier ont d’ailleurs des dénouements «optimistes». Avec le personnage bouleversant de Jean-Luc, ce qui m’a aussi intéressé, c’est de rendre, dans une grande histoire d’amour et de mort, le silence du personnage. C’est à traduire celui-ci que nous avons travaillé avec Georges Haldas.
    - De François Simon et Jean-Luc Bideau à Ronny Coutteure ou Charles Vanel, Isabelle Huppert ou Depardieu, avez-vous choisi vous-même les interprètes de vos films?
    Sans exception, sauf une: Jacques Villeret, pour Le dernier été. Or le fait que je ne lui aie pas donné le rôle d’un «zozo», mais d’un personnage tragique, qu’il a magnifiquement habité, a établi entre nous un véritable lien d’amitié. Avec Isabelle Huppert ou Gérard Depardieu dans Pas si méchant que ça, la relation a été facilitée du fait qu’ils étaient encore relativement peu connus. De toute façon, j’ai toujours fait des films aux budgets relativement modestes, à l’écart du «star-system». Dans l’ensemble, «mes» acteurs ont tous une épaisseur humaine de personnages à part entière, sans rapport avec leur notoriété. J’ai un grand souvenir, ainsi, de Frédérique Meininger, dans Jean-Luc persécuté, que l’équipe a applaudie sur le tournage...
    - Vous défendez le cinéma d’auteur avec insistance. Qu’est-ce qui le caractérise?
    L’impératif de popularité n’est pas une bonne motivation a priori. Ce qui importe, pour un auteur, c’est de traiter un thème qui compte réellement pour lui, avec les moyens qui lui sont propres. Voyez les jurys des grands festivals: ils priment les frères Dardenne et pas les grandes machines vides. En Suisse, ainsi, ce n’est pas un Grounding que j’aurais envie de citer comme exemple du cinéma à promouvoir. En ce qui me concerne, je n’ai jamais pensé d’abord au succès. D’ailleurs même L’invitation (600 000 francs) ou La dentellière (3 millions de l’époque) restent des films roulant sur des budgets modestes. L’auteur doit préserver une certaine indépendance pour ne pas se trahir. Il faut faire confiance à l’inspiration créatrice des réalisateurs…
    Lausanne, Cinémathèque suisse. Hommage à Claude Goretta, du 6 septembre au 31 octobre. Soirée festive au Casino, le 6 septembre à 20 h 30, avec le vernissage de l’ Histoire du cinéma suisse, en présence de Claude Goretta.


    » Claude Goretta en dix dates

    1929 Naissance à Genève, le 23 juin. Frère du grand reporter radio Jean-Pierre Goretta. Etudie le droit. Fonde un ciné-club avec Alain Tanner au début des années 50. Cours au British Film Institute.
    1957 Réalise Nice Time , avec Alain Tanner, primé à Cannes.
    1958 Producteur à la TSR, notamment de reportages pour Continents sans visa.
    1965 Réalise Jean-Luc persécuté , d’après Ramuz.
    1968 Fondation du Groupe des cinq avec Alain Tanner, Jean-Louis Roy, Michel Soutter et Yves Yersin.
    1970 Premier grand film: Le fou , avec François Simon.
    1973 L’invitation , primé à Cannes.
    1977 La dentellière , avec Isabelle Huppert, primé à Cannes.
    2004 Tourne son quatrième Maigret: La fuite de Monsieur Monde .
    2006 Sartre, l’âge des passions , pour la TV. J.-L. K.


    Portrait photographique de Claude Goretta: Laurent Guiraud. Au Lyrique, Genève, 4 septembre 2007

  • Et les enfants là-dedans ?

    66f5388975f88186226246fa2fce428e.jpgDeux films, 1 Journée de Jacob Berger, et Joshua de George Ratliff, traitent le même thème de la famille fracassée, avec une acuité exacerbée par la présumée candeur des têtes blondes…
    Le poncif de l’innocence enfantine en prend un rude coup, ces jours à Locarno, avec deux films inégalement aboutis mais tous deux intéressants, voire passionnants. Dans les deux cas, l’hypersensibilité affective de très jeunes garçons subissant de plus ou moins grosses cabosses, dans leur famille respective, fait office de révélateur. Ce qui les unit également est une forme nouvelle de connaissance prématurée qui les vieillit, auprès d’adultes au contraire immatures. Si le petit Vlad (Louis Dussol, étonnant de présence), dans 1 Journée de Jacob Berger, reste un tout petit garçon dont certains propos et attitudes frisent d’ailleurs l’invraisemblance, le préadolescent de Joshua (le redoutable Jacob Kogan) est beaucoup plus complexe et inquiétant, rappelant la Marnie de Hitchcock ou les enfants démoniaques d’un Henry James.
    Le nouveau film de Jacob Berger était très attendu, dont la projection sur la Piazza Grande a été perturbée par une pluie battante qu’on retrouve, d’ailleurs, dans les très belles premières séquences d’ 1 Journée, tournées dans les barres à la froide géométrie de Meyrin. La poésie des images et la « musique » des plans est à vrai dire le grand atout de ce film formellement très maîtrisé, qui nous semble pécher en revanche par le coté « téléphoné » de ses situations et de ses symboles récurrents, autant que par la faiblesse de ses dialogues, sempiternel talon d’Achille du cinéma romand.... L’émotion y est en revanche, au fil d’une narration circulaire multipliant les points de vue, et par la présence vibrante de ses personnages plus que par le jeu de leurs relations. Significatif alors : que le personnage de l’enfant Vlad, avec son souci radical de conséquence typique de l’âge tendre, reste l’élément fixe et rédempteur (avec la figure symbolique un peu pesante d’un chien blessé) d’une relation foutue en l’air par ses vieux ados de parents…
    Un thriller éprouvant
    Avec Joshua de George Ratliff, en compétition internationale, on change à vrai dire de catégorie pour rejoindre le « mainstream » américain de grande qualité, sinon par l’originalité de la forme, au moins par l’enchaînement haletant de la narration, l’élaboration psychologique de chaque personnage et la justesse, la profondeur de cette approche d’une famille hautement symbolique de notre société, où la plus simple demande d’amour bute sur une quantité de déséquilibres psychologiques ou sociaux.
    Joshua semble un enfant exceptionnel, à proportion de sa sensibilité, de son talent (il est hyperdoué comme le Vitus de Murer), et de son savoir précoce (il se passionne pour la civilisation égyptienne), mais il reste un enfant déstabilisé par l’arrivée soudaine d’une petite sœur.
    Or Joshua est-il un monstre ? C’est ce que son père finit par croire après que son fils a provoqué l’internement de sa mère et, peut-être, la mort de sa grand-mère très chrétienne ? Cependant rien n’est sûr. « J’essaie de deviner lequel d’entre nous est fou », se demande l’oncle de Joshua. Et c’est la question grave du film : lequel, dans cette société fuyant en avant, lequel d’entre nous est fou ?
    Qu’il réapparaisse ou non au palmarès de Locarno, ce film fera, sans doute, son chemin sur les écrans, comme La vie des autres découvert à Locarno l’an dernier. Sa vérité ne se borne pas à celle qui sort de la bouche de l’enfant : loin de là. Mais son ambivalence troublante est riche de questions…

    1Journée de Jacob Berger vient de recevoir le prix de la mise en scène au Festival de Montréal.

  • Chineur de beauté

    Les Bâtons de randonnées d’Yves Leclair

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    Passant d’une saison à l’autre au rythme des lunaisons, ce petit livre, à tenir près de soi ou à emporter, offre, au promeneur « autour de sa chambre » ou à l’arpenteur des sentes buissonnières, un viatique substantiel où savoir et saveur se combinent à tout moment. Douze chapitres modulent autant de « ragas », dans la tradition musicale indienne dont chaque séquence correspond à un sentiment ou un moment particuliers, amorcés ici par tel haïku de Taigi  au premier jour de l’an : « On les balaie/puis on les laisse/les feuilles mortes »…

    Yves Leclair, dont on a déjà compulsé le mémorable Manuel de contemplation en montagne (La Table ronde, 2005), est à la fois poète vagabond et grappilleur de pensées, merveilleusement présent au fil de son « inagenda » qui revendique « un bon emploi du temps perdu » en quête de tout l’extra-ordinaire que recèle l’ « ordinaire » des jours. 

    « En guise d’expérience intérieure, je hume, en passant des relents de soupe à la porte d’une maison : vapeurs de poireaux, de pommes de terre. L’esprit chaud des légumes, leurs senteurs, leurs sentiments m’émeuvent, sont mes bâtons d’encens ». Telle est sa « Chine pyrénéenne » à laquelle rien de ce qui est divinement humain n’est étranger.   

    Yves Leclair. Bâtons de randonnées. La Table Ronde, 158p.

  • La sauvagerie du vieux sage

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    Anthony Hopkins réalisateur

    Si le festival de Locarno se pique  de préférer les films aux stars, c’est bel et bien un acteur « culte » qu’on y a rencontré en la personne d’Anthony Hopkins, présent en tant que réalisateur. Son apparition au Palazzo Morettini, après la projection de Slipstream réservée aux journalistes, a drainé ceux-ci en meute, mais c’est sans bluff aucun, aux côtés de Christian Slater, autre grande pointure du cinéma américain associé au film dès sa lecture enthousiaste du scénario, que sir Anthony a éclairé divers aspects de son film qu’on pourrait dire à l’opposé de la production hollywoodienne « mainstream ».
    Cauchemar éveillé, Slipstream apparaît d’abord comme un tableau panique de l’Amérique contemporaine. Tandis qu’une vieille star enfarinée du nom de Bette Lustig (Gena Rowlands) s’apprête à montrer Las Vegas à une amie, un écrivain non moins chenu est impliqué dans une fusillade d’autoroute après qu’un quidam a pété les plombs, comme on dit. Immédiatement recyclée par les médias, la séquence devient un élément d’un film en train de se tourner, dont l’écrivain est l’auteur.
    « Je me suis laissé aller à l’écriture sans trop savoir où j’allais », explique Anthony Hopkins, « m’abandonnant au flux de la conscience. Je sentais depuis longtemps que j’avais des choses à dire et j’ai tenu à les dire dans leur confusion, en me fiant à ce courant obscur. Je tenais aussi à jouer sur les relations subtiles entre réalité et illusions, car je me demande toujours si tout ce que nous vivons n’est pas tissé d’illusions, comme le disait un certain Shakespeare…»
    Dans une suite ultra-rapide de séquences aux plans frénétiques télescopant ou superposant tous les niveaux de la réalité présente ou passée, dont la forme rappelle un peu les enchaînements fusionné de David Lynch ou les collages simultanéistes de Godard, Hopkins brosse un tableau des enfers de la violence et du faux, sous le signe du rêve américain déchu. Mais rien pour autant de cafardeux ni de cérébral dans ce poème apparemment chaotique mais élaboré comme une savante composition musicale, qui tourne à la satire avec l’intrusion de l’action dans l’aire de tournage d’une équipe « secouée » à souhait.
    Lorsqu’on demande à Anthony Hopkins s’il visait Dino de Laurentis dans sa caricature endiablée de tel « produc » ainsi prénommé, le vieil homme au regard malicieux élude autant qu’il se dérobe lorsqu’une question lui est posée sur une allusion à Richard Burton, comme si le sujet de son film était décidément ailleurs.
    « Slipstream est une métaphore de la vie », remarque-t-il ainsi. Et d’évoquer son désir, depuis des années, de tourner un film dont le désert formerait une partie du décor. « C’est en tant que tueur que j’ai découvert le désert », raille encore l’acteur-réalisateur à profil « hannibalesque », « mais le désert m’intéresse surtout comme lieu de spiritualité ». Dans la foulée, on aura remarqué que le nom de l’écrivain du film, Félix Bonhoeffer, fait allusion directe (soulignée par la mise en évidence d’un livre de ce martyr du nazisme) au théologien protestant Dietrich Bonhoeffer...
    Déployant le regard plein de sage effroi d’un Protée artiste (c’est lui-même qui a signé la musique du film, et il est également peintre), Anthony Hopkins a concentré, avec sa formidable équipe d’acteurs, une énergie juvénile étonnante. Il en résulte un film « sauvage », selon le mot de Christian Slater, adouci par la tendresse émanant du couple de Félix et Gina, incarnée par la jeune épouse de sir Anthony, (Stella Arroyave-Hopkins), laquelle l’entourait, à Locarno, de tous ses soins jalousement affectueux…

  • Avis de tsunami en librairie


    7738ed737391cb821b9345cf567650bc.jpg56b90819df6ce94ff9dfd94cfa41c0dd.jpg59877beb602705ca24f46c91d64360a9.jpgRentrée littéraire française 2007

    ou comment sy' retrouver sous la déferlante...

    Une fois de plus, la rentrée littéraire française touche à la pléthore : 727 nouveaux livres, dont 493 romans francophones. Faut-ils s’en réjouir comme d’un signe de vitalité ? C’est ce que prétendent toujours certains éditeurs bien installés à la tête de leur empire, mais ce ne sont pas leurs livres « stars» qui seront noyés dans la masse. L’an dernier, ainsi, le seul succès public des Bienveillantes, de Jonathan Littell, également consacré par deux grands prix (Académie française et Goncourt) a permis à Gallimard d’assurer sa saison. La course aux prix littéraires d’automne, qui peuvent centupler la vente d’un livre, est d’ailleurs le point de mire de cette concentration des publications sur quelques mois, inconnue dans les autres pays d’Europe.
    Et la qualité là-dedans ? Et le lecteur ?
    Dans l’emballement médiatique qui préside au lancement de certains livres, comme ceux de Mazarine Pingeot ou de Yasmina Reza, après le phénomène Houellebecq de l’an dernier, la qualité compte évidemment moins que le battage. Mais il serait faux de l’exclure. Ce qui est sûr en revanche, c’est que nombre de bons livres sont noyés dans la masse. Or il arrive, et plus souvent qu’on ne croit, que lesdits bons livres soient sauvés par le bouche à oreille des libraires et des lecteurs. Le meilleur exemple en est L’Elégance du hérisson de Muriel Barbery, qui a passé le cap des 200.000 exemplaires après avoir été inaperçu lors de la rentrée de 2006.
    D’aucuns prétendent que les livres « stars » aident les autres à survivre. C’est plus que douteux, dans la mesure où les « produits d’appel » bénéficient seuls de prix réduits et monopolisent l’attention. Autant dire que le rôle des « passeurs » est plus important que jamais, qui aident le lecteur à ne pas se noyer à son tour…


    Ainsi, la production éditoriale française donne dans le tir groupé, avec 493 romans francophones sur un total de 727. A défaut d’une révélation comparable à celle des Bienveillantes de Jonathan Littell, l’an dernier, divers « coups » éditoriaux ont déjà été annoncés, à commencer par L’aube le soir ou la nuit, chez Flammarion, où la dramaturge-star Yasmina Reza raconte « son » Sarkozy. Déjà pimenté par une polémique sous prétexte de « plagiat psychique», Tom est mort de Marie Darrieussecq, publié par P.O.L., devrait lui aussi « cartonner » vite fait, de même que le nouveau récit japonisant d’  Amélie Nothomb paru chez Albin Michel sous le titre de Ni d’Eve ni d’Adam. Au rayon messieurs de la célébrité, Philippe Sollers nous revient avec ses mémoires sous le titre d’Un vrai roman, chez Plon, alors que sont annoncés, pour un peu plus tard, de nouveaux livres de Daniel Pennac (Chagrin d’école, chez Gallimard) , Pascal Quignard (La nuit sexuelle, chez Verdier) et Patrick Modiano (Dans le café de la jeunesse perdue, chez Gallimard).
    Dans le peloton des auteurs plus ou moins chevronnés, quatre dames qui n’ont rien de bas-bleus se (re)pointent au portillon : Lydie Salvayre avec Portrait de l’écrivain en animal domestique, au Seuil, où l’on assiste à un jeu entre littérature et pouvoir qui rappelle celui de Reza ; Alina Reyes, au Rocher, dont la Forêt profonde exhale la confession lyrique et virulente d’une amoureuse désespérée errant dans un monde en ruines; Linda Lê, elle aussi très incisive dans In Memoriam, chez Bourgois, où le portrait d’une femme suicidée se trouve retracé post mortem par l’un des deux frères qu’elle a aimés, et la Mauricienne « genevoise » Ananda Devi, accueillie dans la « blanche » de Gallimard avec Indian Tango, beau roman évoquant les tribulations d’une quinquagénaire bousculée entre passé et présent à l’unisson de la ville de Delhi.
    Autre retour en lice d’un « renaudoté » peut-être « goncourtisable », à savoir Philippe Claudel avec Le Rapport de Brodeck, chez Stock, où l’auteur des Ames grises passe de la Première à la Deuxième Guerre mondiale. L’histoire est également revisitée par Antoine Volodine, mais de façon plus follement imaginative, dans les Songes de Mevlido, au Seuil, où le romancier poursuit sa construction d’un univers parallèle poético-politique dans un vrai pavé (461p.). Comme le précédent, Eric Reinhardt, se déploie largement (près de 600 pages) avec Cendrillon, autofiction ambitieuse d’un quidam à transformations.
    bac3f24ad61f8c01f95c994ae587099f.jpgEntre tant d’autres ( !), signalons enfin cinq « outsiders » à recommander : Canapé rouge de Michèle Lesbre, roman intimiste de deux bonnes dames complices, publié par Sabine Wespieser et déjà encensé par les très attentifs libraires français (ceux-là même qui ont consacré L’élégance du hérisson de Muriel Barbery), et le premier roman d’ Alizé Meurisse, Pâle sang bleu, chez Allia, qui nous plonge dans l’univers « djeune »; ou encore, nos propres coups de cœur inconditionnels : La Symphonie du loup, chez Corti, du Roumain lausannois Marius Daniel Popescu, superbe récit autobiographique sur lequel nous reviendrons sous peu ; la chronique fraternelle et très savoureuse de la Résistance française des maquis du Sud-Est, dans le libertaire Insurgés d’ Alain Dugrand, chez Fayard ; et l’admirable roman choral de l’écrivain wallon François Emmanuel, paru au Seuil sous le titre de Regarde la vague et représentant, à nos yeux, l’honneur de la littérature survivante d’émotion et de style dans le bruit du monde…


    Des étrangers frères de « patries imaginaires »
    Les livres qui nous semblent réellement importants, en cette rentrée, nous arrivent le plus souvent des quatre coins du monde, et le premier à nous replonger immédiatement dans le grand souffle de la littérature est un très impressionnant roman du Russe Mikhaïl Chichkine, Le Cheveu de Vénus, dont le narrateur est traducteur au service d’accueil des requérants d’asile, à Zurich, les confessions et autres affabulations qu’il recueille se mêlant à la rumeur du monde et des siècles au gré d’une fiction magistrale.
    a967304594825bbce23d96406377e86f.jpgUn souffle impérieux se dégage aussi de la lecture de Zoli, où l’Américain Colum McCann, auteur des Saisons de la nuit et du Chant du coyote, notamment, se lance dans la chronique épique et émouvante d’une vie de femme recoupant la tragédie européenne, entre les années 30 et nos jours. Trois autres revenants des States se pressent dans la foulée : Jonathan Franzen avec La Zone d’inconfort, à L’Olivier, constituant un autoportrait d’un rejeton de la classe moyenne américaine en apprentissage existentiel dans les seventies ; William T. Vollman, toujours aussi prolixe, dans Central Europe, chez Actes Sud, qui traverse le XXe siècle européen au fil d’une trentaine de récits entremêlés ; et Mark Z. Danielewski, dont on se rappelle l’expérimentale Maison des feuilles, qui remet « ça » dans O Révolutions, chez Denoël.
    Au chapitre des retrouvailles, nous ne ferons que signaler en passant de nouveaux romans de l’Anglaise Doris Lessing (Un enfant de l’amour, chez Flammarion), de l’Américain Norman Mailer (Un château en forêt, biographie romancée d’Hitler, chez Plon), du Canadien Michael Ondaatje (Divisadero, à L’Olivier), de l’Irlandais Joseph O’Connor (Redemption Falls, chez Phébus) , de l’Italien Alessandro Baricco (Cette Histoire-là, chez Gallimard) ainsi que le récit autobiographique attendu de Günter Grass, Pelures d’oignon, au Seuil.
    Nouvelle venue en revanche : voici Marisha Pessl et La Physique des catastrophes, chez Gallimard, évoquant la société de consommation américaine vue par une lycéenne endiablée non moins qu’entichée de son paternel…
    La cour est loin d’être pleine, mais achevons sur l’annonce du vingtième roman traduit de John le Carré (Le chant de la mission, au Seuil) et, en attendant la prochaine déferlante de mars 2008, du déjà fameux Un Homme de Philip Roth, en novembre chez Gallimard…

    Trois Suisses sur Seine

    1461782787aa3cebeadb687b189e5541.jpgJean-François Haas, Dans la gueule de la baleine guerre. Seuil, 374p.
    Le premier roman du Fribourgeois Jean-François Haas a été envoyé aux éditions du Seuil par la poste, selon l’expression consacrée, dont il constitue l’un des titres les plus singuliers de la rentrée, par ailleurs substantielle. Remarquable par son travail de malaxage de la langue, qui ne va pas toujours sans difficulté de lecture, Dans la gueule de la baleine guerre est une impressionnante traversée de la Deuxième Guerre mondiale, dans la mêlée germano-russe où sont impliqués trois braves jeunes gens civilisés. L’un des deux rescapés raconte…

    Metin Arditi, La fille des Louganis. Actes Sud, 245p.
    Metin Arditi se sent bien en Grèce, et plus précisément dans la petite île de Spetses où il a situé l’intrigue de son nouveau roman, qui s’ouvre sur ce qui semble un accident et cache à la fois un crime et un suicide, fatal aux deux frères Spiros et Nikos Louganis. Cette tragédie initiale pèse sur la destinée de Pavlina, autant que le legs d’une faute commise par sa mère. A cela s’ajoute un autre coup du sort, qui aura pour elle de plus lourdes conséquences, et que le lecteur découvrira lui-même dans ce roman de la filiation et de l’arrachement.

    6bbb6efb733a62daef7715aa65ce3b19.jpgDaniel de Roulet, Kamikaze Mozart. Buchet-Chastel,
    Quel fil rouge peut-il bien conduire de Californie, en 1939, à Lucens dans le canton de Vaud, en 1968, en passant par le Japon des kamikazes ? C’est ce que découvrira le lecteur du nouveau roman de Daniel de Roulet, qui nous emmène assez loin des sentiers battus par la littérature romande ordinaire. Documenté, à commencer par son aperçu du sort des Japonais aux States, et militant en filigrane, ce « reportage » romanesque intéresse essentiellement par ses thèmes et ses aperçus historiques.


    Ces articles ont paru dans l’édition de 24Heures du 28 août 2007

  • Les anges ont encore des ailes

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    Michel Piccoli et Marie Kremer 

    Michel Piccoli et Mylène Demongeot irradient d’humanité dans Sous les toits de Paris du réalisateur Hiner Saleem.  

    Locarno, le 10 août 2007. - « Le cinéma ne mourra pas tant qu’il y aura des fous de l’espèce d’Hiner Saleem », déclarait hier Michel Piccoli après la présentation, en première mondiale, d’un film d’une grande beauté et d’une infinie tendresse, qui a cela de particulier d’être extrêmement taiseux, son dialogue se réduisant à peu près à une vingtaine de répliques...

    « A vrai dire, poursuivait le grand comédien, qui recevra aujourd’hui l’Excellence Award pour sa carrière, il ne m’est arrivé que deux fois, dans ma carrière, d’avoir un rôle aussi silencieux, la première avec Marco Ferreri, dans Dillinger est mort, et cette fois à un point réellement extrême. Mais j’aime les extrêmes. J’aime faire mon métier en restant, ainsi, extrêmement discret par rapport au réalisateur. Ce qui n’empêche pas l’autre extrême d’un engagement absolu, accordé à la folie et au délire de l’œuvre. J’ai horreur des petites comédies dénudées. Même si je ne voyais pas au début ce que voulait dire Hiner, je me suis adapté en toute confiance à sa demande, comme j’ai cherché à m’exprimer en consonance avec les lumières du film. On ne joue pas en effet de jour comme de nuit. Et là, nous étions aux mains d’un couple diabloique, avec Hiner et son chef opérateur Andreas Sinanos… »

    La lumière est en effet essentielle dans ce superbe poème cinématographique, construit comme une sorte de tableau labyrinthique jouant essentiellement sur l’émotion à fleur de peau, la sensation liée à la présence très physique des comédiens et sur la musique des images et de la bande sonore. 

    La poésie de Sous les toits de Paris n’a rien du chromo « bohème », ni rien non plus du cliché misérabiliste en dépit de son scénario. Marcel (Michel Piccoli) est un vieil homme délaissé par son fils Vincent, vivant dans les combles d’un immeuble parisien à côté de son ami Amar (Maurice Bénichou) qui ne rêve, lui, que de rentrer dans son pays. Malgré la sollicitude de Thèrèse (Mylène Demongeot), serveuse sexagénaire dans un bistrot de quartier, et le lien qu’il noue avec sa jeune voisine (Marie Kremer) après que l’ami de celle-ci a été terrassé par une overdose, Marcel « baisse » et c’est comme un chien malade qu’il finira dans sa soupente, après un été de canicule, de terribles orages et le retour du froid.

    Ainsi que le remarquait Mylène Demongeot, ce film radical a nécessité, de la part des acteurs, une totale remise en question de leurs acquis. « Nous avons vraiment fait du cinéma. C’est la première fois que cela m’arrive comme ça. J’ai eu le sentiment que j’avais à descendre au fond de moi-même avant de pouvoir ouvrir mon âme»…

    Quant au dessein du film, le réalisateur l’explique par son regard d’Oriental sur notre société. Kurde d’origine établi à Paris, Hiner Saleem a été frappé de découvrir, dans notre monde civilisé, des vieux abandonnés par leur famille, mais également des jeunes réduits à la solitude. A contrario, la relation qui se noue entre Marcel, en fin de vie, et la jeune fille incarnée par Marie Kremer (tout à fait remarquable elle aussi), diffuse une lumière qui adoucit la déchéance  presque insoutenable du vieil homme auquel son amie Thérèse offre par ailleurs une dernière balade à travers son cher Paris. Aussi éloigné de la sociologie que du pamphlet, Hiner Saleem touche pourtant à de multiples aspects du mal-être social dans Sous les toits de Paris. Par sa simplicité apparente (qui ne va pas sans une extrême densité d’observation), son empathie et sa beauté, ce film dans lequel il faut se laisser couler sous peine d’ennui (car il semble ne rien s’y passer) rappelle à la fois les épures d’un Alain Cavalier et la profonde sensibilité d’un Yasujiro Ozu, grand maître de la parole silencieuse…

  • La parole aux sans-mots

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    L’Adieu au Nord de Pascale Kramer

    Les mots ne disent qu’une partie de ce que nous ressentons, et souvent un regard ou un geste, un frémissement des traits du visage ou un mouvement du corps expriment bien plus, corrigent ou même contredisent ce qui est affirmé par la parole. On le voit à merveille dans le dernier film d’Ingmar Bergman, Saraband, où l’essentiel est exprimé en deça ou au-delà des mots, avec une incomparable porosité.
    Or il est certains écrivains qui, plus que d’autres, parviennent à ressaisir cette langue-geste ou cet infra-langage, comme il en va de la romancière Pascale Kramer, notamment dans ses trois derniers romans marquant, par ailleurs, une constante et remarquable progression. Entrée en littérature il y a une vingtaine d’années, et désormais établie à Paris, Pascale Kramer (née en 1961) a développé un univers très particulier, mélange de réalité triviale et d’âpre poésie, où des personnages souvent immatures se débattent maladroitement, incapables de formuler ce qu’ils ressentent. Très curieusement, ils « parlent » bel et bien au fil du récit, mais sans recours à aucun dialogue ni aucun discours indirect. Leurs expressions, leurs postures, leurs gestes, leurs attitudes, leurs réactions suffisent à « raconter » ce qu’ils vivent, un peu comme dans les « romans de l’homme » de Georges Simenon où le plus est suggéré avec le moins. On pense d’ailleurs au Coup-de-vague, mémorable roman de Simenon évoquant également la campagne marine, en lisant L’Adieu au Nord dont le décor, une cressonnière où s’activent quatre hommes plutôt rugueux, compte beaucoup dans l’atmosphère du roman, entre le ciel bas et l’eau liquide.
    Autour de la ferme de Jean, en couple solide avec Annie, se croisent trois hommes (Serge le plus dur, le trouble Sven et Alain qu’agite le désir de sexe et d’amour) et deux très jeunes filles soudées par une sorte de complicité agressive, Patricia la femme-enfant et Luce la sauvageonne qu’on dit « destinée au viol ». Mâles et femelles se reluquent. Une fille battue par son père se donnera peut-être par vengeance avec le même pressentiment d’un gâchis que le jeune homme qui la « saute » une première fois en rut pantelant, peu sûr de l’aimer vraiment et la suivant pourtant lorsqu’elle fuit en Irlande, pour un misérable séjour dont un enfant devrait naître à leur retour – dernière tuile ou rai de bonheur dans le noir couloir ? Et voilà se dit-on : c’est la vie, et peut-être bonne après tout ? Mais les mots hésitent à tout moment, entre les coups affolés de l’homme et les ruses de la mère portant en elle cette nouvelle vie, et l’irrémédiable redouté est-il si sûr ?
    Raconter L’adieu au Nord n’a guère de sens, qui nous touche par immersion sensible et nous hante longtemps après lecture. Tout semble très mal parti pour Alain et Patricia et pourtant la romancière nous les rend aussi proches, en leur fragilité criseuse, que tous les personnages de son théâtre émotionnel, dont le « sentiment de perdition » ne mène pas à la désespérance mais à une requalification sans pathos (et sans mots) de la simple vie.
    Pascale Kramer. L’adieu au nord. Mercure de France, 227p.

  • Un livre par jour

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    Ici je proposerai, un jour après l’autre, une nouvelle idée de lecture ou de relecture.

    En toute subjectivité, j’y présenterai tel ou tel livre qui vient de paraître ou tel autre qu’on m’a fait découvrir, comme souvent cela se passe.

    Pas plus tard qu’hier, ainsi, j’ai commencé de lire un livre que Pierre-Yves Borgeaud, rencontré au festival de Locarno à l’occasion de la présentation de Retour à Gorée, son superbe nouveau film (à découvrir absolument, ces jours, sur les écrans romands), m’avait recommandé chaleureusement : Au dos des images, de Luc Dardenne.

    Passionnant journal d’un des deux frangins cinéastes, tenu entre 2001 et 2005, ce livre contient également les scénarios de deux de leurs films récents : Le fils et L’enfant.

    Voilà ce que j’y ai relevé pour commencer, qui recoupe exactement mon propre sentiment général devant le cinéma d’aujourd’hui : « L’impression que beaucoup de films sont des mises en images et musique d’une mécanique dramatique de plus en plus triviale, platement évidente, sans ombre sinon celle calculée par le concepteur-gestionnaire afin de maintenir en alerte le consommateur ».

    S’il reste intraitable par rapport à cette tendance au « feuilleton universel », Luc Dardenne n’en répond pas moins aux grincheux qui prétendent que plus rien ne se fait dans le cinéma actuel - n’est-ce pas Freddy Buache, et n'est-ce pas Jean-Luc Godard  ?

    « De toute façon tout a déjà été fait et mieux que ce que nous pourrions jamais faire. Ils ont raison, ces anciens et nouveaux cinéastes qui annoncent la mort du cinéma, qui commentent son enterrement. Ils ont raison. Eh bien justement ! C’est parce qu’ils ont raison qu’ils nous poussent à les contredire, à croire, mon frère et moi, que nous pouvons encore filmer, inventer, faire quelque chose de nouveau. La camera oscura n’est pas une chambre mortuaire où veiller le corps du disparu. Objet perdu pour toujours ! Objet que jamais nous ne retrouverons ! On s’en fout ! Ne nous laissons pas prendre par leur mélancolie ! Recrachons la bile noire ! Que les morts enterrent les morts ! Vivre ! Vivre le cinéma qui vient ! A nous d’être à la hauteur »…

    On pourrait dire la même chose de la littérature actuelle, donnée pour morte et enterrée par d’aucuns. Que les morts enterrent les morts ! Vivre ! Vivre la littérature qui vient !

    Livre du jour : Luc Dardenne. Au dos de nos images 1991-2005. Seuil, la Librairie du XXe siècle, 322p.

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  • Le Dantec nouveau

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    Lecture intégrale d’ Artefact. Notes.


    DANTEC Maurice G. Artefact. Machines à écrire 1.0. Albin Michel, 565p.

    Vers le nord du ciel

    - Exergue d’Ernest Hello : « Le monde est un désert où la foule va et vient ».
    - 1. La Tour.
    - Le narrateur dit être né ce matin à 8h46.
    - Mourant et naissant en même temps.
    - Dans un « endroit unique au monde ».
    - Il est « un peu plus qu’un être humain ».
    - D’origine aussi inconnue que ses destinations.
    - Sachant que les Temps viennent.
    - Il sait tout ce qui advient.
    - Est chargé d’une Mission.
    - Le rythme du récit a quelque que chose de la scansion biblique.
    - Il naît dans le hall de la firme juridique.
    - Au centre du centre-monde.
    - Qui n’est autre que le World Trade Center, à 8h.46, au 90e étage.
    - Il naît à sa nouvelle vie au moment où l’avion percute la Tour nord.
    - Le choc et le fracas sont évoqués avec beaucoup de force.
    - Il sait déjà ce qui va se passer.
    - L’événement va déclencher une guerre sans précédent.
    - Il vient du Vaisseau-Mère, auquel sa Mission le lie.
    - Mais il a déjà décidé de vivre sa liberté.
    - Ce qui se passe dans la Tour nord est une « condensation verticale de l’enfer ».
    - S’il a déjà connaissance des faits à venir, il ignore ce que lui-même va faire.
    - Il pressent que la catastrophe va révéler quelque chose.
    - « Je viens de naître au milieu de l’Enfer, je viens de naître au milieu du monde des Hommes ».

    - 2. Celle de l’étage 91.

    - Dans la Tour noir, le plein jour devient ténèbres.
    - On apprend qu’il a observé l’humanité pendant des siècles.
    - Il est Observateur.
    - Et décidé à braver tout déterminisme.
    - Pense que le sacrifice en vaut la peine.
    - Il va s’incarner pour la dernière fois.
    - Constate que l’événement marque le début du XXIe siècle.
    - L’humanité est devenue idolâtre d’elle-même.
    - Et voici qu’il entend une voix de petite fille.
    - Pressent alors qu’il est venu pour cette enfant.
    - La rejoint et la charge sur son dos.
    - Il sait déjà que 1366 personnes auront été bloquées dans le WTC-1.
    - Et se met à descendre. Sait qu’il a eu de temps avant l’effondrement de la tour, après la tour sud.
    - Il entend vaincre les nombres.
    - Et commence alors la descente effrénée.
    - A remarqué que la petite portait une croix huguenote.
    - Observe l’humanité depuis plus de mille ans.
    - « En fait, je suis le futur de votre espèce ». (p.35)
    - Il voit dans la nuit et saura dévaler les étages en mettant à profit certaines facultés extra-terrestres.
    - Il est au 40e étage lorsque la Tour sud s’effondre.

    - 3. Nuit et brouillard
    - Le chaos est bien rendu.
    - « il y a un train géant qui descend des cieux ».
    - Le récit est à la fois statique et très dynamique, limpide et très évocateur.
    - Ils arrivent dans le chaos du parterre, alors que la Tour nord commence de s’effondrer à son tour.

    - 4. Là où les rues portent 3000 noms.
    - Tandis qu’il fuit avec la petite fille, des hommes en costumes sombres quadrillent le parterre. L’un deux le repère. Que fait-il avec cette petite fille ?
    - Il la présente comme la fille du sénateur du Wyoming.
    - Etrangeté et menace bien rendues.
    - Et la Tour nord s’effondre.
    - Il se sauve avec la petite fille, auquel il fait boire le contenu d’une fiasque de whisky relique d’une de ses vies passées, durant la guerre des Boers…

    - 5. Cities on flame with rock’n’roll
    - Ils se retrouvent dans Manhattan.
    - Il l’emporte vers son domicile du sud du Village
    - Fuit le Ground Zero de la société-monde.
    - Plus une société : un champ de bataille.
    - Parvient à sa maison-piège.
    - Aux installations sophistiquées.
    - Où il prépare une salle d’op pour soigner l’enfant.
    - Qui s’appelle Lucy. Ben voyons. Skybridge. Naturally.
    - Il se prépare à un séjour ultérieur au Canada.
    - Il avait d’ailleurs tout prévu, sauf la môme.
    - Revoit la journée sur CNN.

    6. L'observatoire du monde humain
    - Il repasse ses souvenirs depuis la prise de Saint-Jean d’Acre.
    - Considère ses livres. 1003 écrits par lui, et 5000 autres.
    - Il a commencé à écrire en 998.
    - Il est devenu un authentique spécialiste du simulacre humain.
    - Au XXe siècle, il a fait tous les métiers.
    - Il a vécu une petite dizaine d’années dans la maison de New York.
    - L’intendance des Observateurs est assurée par les Truqueurs. Des sortes d’anges gardiens.
    - « L’Amérique est la première civilisation a avoir vécu à la vitesse de la lumière. Elle est probablement la civilisation qui mourra le plus vite ». (p.75)
    - Lui-même est devenu un super-Américain.
    - Les Observateur ne vieillissent pas.
    - Ou presque pas.
    - La petite fille remarque que son sauveteur a une drôle de façon de se dédoubler.
    - Il sait que la mère de la petite a cramé.
    - Elle lui apprend que son père les a abandonnées, sa mère et elle.
    - Un climat étrange, avec quelque chose d’ingénu dans le récit.

    - 7. Me and my black box
    - Il annonce à la petite fille qu’ils vont partir.
    - Elle accepte de le suivre.
    - Lui fait jurer de ne pas s’aventurer hors de la maison pendant qu’il prépare le voyage.
    - On ne sait pas qui est réellement la petite.
    - Il évoque sa bibliothèque et les morts de Ground Zero
    - 8. Un peu au nord du désastre.
    - Les Truqueurs lui bricolent une nouvelle identité.
    - Qui lui permettra de passer la frontière.
    - Se retrouve dans les Appalaches.
    - Sur la route (on the Road) il sent l’onde du bonheur le traverser.
    - Ils arrivent dans la petite maison dans la prairie, yes sir.
    - Tous deux sont sortis de l’humanité, mais l’humanité est entrée en eux dans le même temps.
    - Il a vécu mille ans et de nombreuses vies, dont quelques mariages, mais jamais il n’a procréé.
    - Les Observateurs n’en ont pas la permission.
    - En cas de transgression, les Contrôleurs sévissent.
    - N’empêche, il pense maintenant « famille ».
    - Beau début d’un récit étrangement épuré, nouveau départ après Grande Jonction, instaurant un rapport très singulier avec le temps et la fiction… (A suivre)

  • Peindre l'eau du désert

     

    1c572093d0f0c36c4faa55da2811bda3.jpgNotes pratiques

    Ce qu’il faut évidemment, pour peindre l’eau du désert, c’est apprendre à en voir chaque goutte de sable et ensuite les mettre ensemble sur la toile, ça c’est le conseil de papa : il faut. « Le matin, quand on est abeille, pas d’histoire, faut aller travailler », notait pour sa part l’oncle Michaux.
    Donc j’essaie depuis deux jours de peindre du sable et de l’eau et le grain du ciel d’un bord de grève où deux enfants jouent. J’en avais tiré une espèce de petit poème de rien du tout en trois minutes, le Number One de mes Œuvres poétiques complètes, qui en comptent sept à ce jour.
    Voici le poème en question :


    Petites filles à la mer
    Dans les herbes hautes, on voit leurs chapeaux
    de paille claire, avec des rubans ;
    elles se dandinent un peu
    sur la dune molle ;
    on les sent légères :
    il s’en faut de peu qu’elles ne décollent
    de l’arête soufflée par le vent ;
    puis elles disparaissent un instant,
    puis on les revoit, plus menues –
    entre-temps elles ont pressé le pas ;
    tout en bas la mer brasse et remue
    son pédiluve à grand fracas ;
    mais elles connaissent,
    ça ne les impressionne pas :
    elles y vont tout droit, juste pour voir,
    si c’est si froid qu’on dit ;
    elles sont jolies,
    dans la lumière belle ;
    il n’y a qu’elles
    sur le sable gris.


    Cela pour le sentiment. Mais peindre la chose est une autre affaire, j’entends : peindre le sable et la lumière du sable, peindre le détail des choses sans s’y arrêter, peindre la couleur de chaque grain de lumière et que tout ça bouge ensemble et chante la moindre, peindre avec cette petite notation des carnets de Bonnard en point de mire : « Que le sentiment intérieur de la beauté se rencontre avec la nature, c’est ça le point ». Monsieur Bonnard qui écrit en 1946 au milieu de l’Europe en ruine: «Il ne s’agit pas de peindre la vie, il s’agit de rendre vivante la peinture ». Ou ceci : « Celui qui chante n’est pas toujours heureux », qui me rappelle le chapitre de Tzvetan Todorov consacré à Rilke, mal fichu à vie, recevant de Rodin le premier conseil: de ne faire que travailler, et le second conseil de Cézanne ensuite : de travailler sans discontinuer.
    Les carnets de Monsieur Bonnard, c’est du matin au soir et tous les jours, guerre ou pas guerre. D’ailleurs en 1945, voilà ce qu’il trouve à peindre au lieu d’un hymne à la Paix ou à la Liberté : des baigneurs au soleil couchant. Le sable du premier plan est jaune chiné de vert céladon et de rose pompon avec plein de blanc comme le décrit scientifiquement le bon Théodore Monod du Musée de l’Homme de retour du désert. La mer est faite de cent bleus et de cent verts friselés d’écume, et le ciel au-dessus est une fusion de mauves orangés sur fond d’ocre sable comme si le ciel était un peu le reflet suspendu du sable du rivage. Et là au milieu fulgurent une douzaine de taches d’or orangé humain visiblement insouciantes des séquelles de la guerre. Et Monsieur Bonnard de noter sur son carnet, mais c’était en 1939 : « A l’instant où l’on dit qu’on est heureux, on ne l’est plus ».
    C’est le relatif de l’absolu que Rilke a bien connu. Monsieur Bonnard note encore : « Mallarmé / La recherche de l’absolu ». Et lui aussi est de l’aventure, Monsieur Bonnard, malgré son air placide, vaguement égaré, l’air aux abonnés absents mais pas du tout : abeille pointeuse dès le matin.
    Tout le reste il n’y a que la peinture qui le dit. La pensée de la peinture ne se pense qu’en regardant ce qui n'a été pensé que par la peinture, disait à peu près Merleau-Ponty à propos de Cézanne. Et ça continue.
    A la fenêtre de ce matin le noir est une couleur et nous sommes, salut Kerouac de notre jeunesse éternelle, on the road again. Encore une journée divine, disait la Winnie du vieux Sam, et même si ça ne se voit pas à l'instant ça y est presque. Sur son nuancier Monsieur Bonnard détaillait tel jour froid de beau temps comme il s'en prépare un rude à l'instant: Violet dans les gris. /Vermillon dans les ombres orangées, sauf qu'ici dans la neige ce sera plutôt du mauve dans les blancs crayeux et du bleu d'eau de fonte dans la terre d'ombre... 

    W.Turner, aquarelle.

  • L'humeur vagabonde de Charles Sigel




    L’exercice de la chronique, et notamment sur les ondes volatiles de la radio, n’est souvent qu’une gorgée de paroles et de pensées, d’impressions momentanées ou d’opinions de circonstance ; « un petit morceau de temps », précise Charles Sigel, « sitôt trouvé, sitôt perdu ».



    Il suffit cependant d’une présence personnelle, d’un regard et d’une voix, d’une manière à soi de capter l’air du temps et d’un ton, d’un style propres à restituer le sel des jours, pour que la chronique devienne un art, et c’est la constatation qui s’impose à la lecture des billets de Charles Sigel réunis dans Le zist et le zest, constituant un choix d’une quarantaine de ses deux-cent cinquante salutations matinales du lundi sur Radio suisse romande Espace 2, à huit heures moins un quart : autant de « minutes heureuses », selon le mot de Georges Haldas emprunté à Baudelaire, autant d’instants précieux débourbés du tout-venant quotidien.



    Celui-ci est parfois, même le plus souvent, bien gris. Mais le gris est aussi une couleur. Le gris Simenon, mouillé de pluie, est également un confort. C’est que l’être humain, ce drôle d’animal à l’âme compliquée, éprouve « du plaisir à être triste ». Charles Sigel précise avec un bon sourire : « L’homme adore le changement, mais voudrait que ce soit toujours pareil. Il est très content de vivre à une époque comme celle-ci, effervescente, épatante, éruptive, épuisante, mais il cultive sa nostalgie. Il fréquente des brocantes où il achète de vieilles marmites, des tables de toilette à plateau de marbre, des photos d’ancêtres qui ne sont pas les siens, dans des cadres ovales. Des armoires normandes de style basque, du poisson de la semaine dernière»…



    On aura noté le ton et le rythme de ces phrases : d’un véritable écrivain, du côté d’Alexandre Vialatte, d’ailleurs cité diverses fois, dont Charles Sigel, natif de Lyon et habitant juste en face de chez nous, à Thonon-les-Bains, partage le décentrage du regard, la distance quand il le faut, mais aussi l’adhésion généreuse et la curiosité omnivore, la tenue et le bon naturel provincial, le savoir et le goût des saveurs qui, dans une civilisation complète, situent chaque chose à sa place.



    Le chroniqueur parle de tout parce que le monde est fait de tout : de Sagan qui disparaît après avoir filé comme une étoile, « une sorte de James Dean, maigrichonne, bafouillante, subtile, providentielle » avec un « côté Mauriac », sur lequel le chroniqueur bifurque tout à trac, citant une phrase de l’écrivain « feutré, invisiblement audacieux », taxé justement de « vieille corneille élégiaque », dans un de ses bloc-notes où il parlait de La Mouette de Tchekhov : « Non, l’homme n’est pas naturellement bon ; il est avare, dur, vaniteux, sensuel, égoïste et lâche, mais dans ce théâtre une profonde nappe de tendresse et de douleur relie tous les êtres ».

    Cette phrase de Mauriac, Charles Sigel ou Vialatte auraient pu l’écrire, le théâtre de Tchekhov est le théâtre du monde et cette « nappe de tendresse et de douleur » se retrouve dans Le zist et le zest.



    Ainsi qu’il parle, à la retraite d’Yves Saint-Laurent, de ce que signifie au fond la mode et ses « fantômes esthétiques » mimant « une sorte de musique de l’être », de l’image que se fait telle petite fille irakienne des Américains ou de ce qu’a représenté le 11 septembre « en réalité », de la grâce du chanteur Hugues Cuenod ou de la disparition annoncée de 3000 langues en ce nouveau siècle, de l’humanité voguant entre Big Bang et 31 décembre prochain, des derniers perroquets Kakapos (86 individus), de la nuit silencieuse de Florence, de la beauté des femmes, d’une petite maison de notre enfance à tous appelée La Capite, de notre cher passé et de notre exciting futur, de Proust ou de pauvres réfugiés rejetés sur nos rivages, Charles Sigel fait-il œuvre à sa façon de poète, en cela qu’il enlumine, par ses propos à la fois si modestes en apparence et si pénétrants, pleins d’urbanité et d’humanité, tantôt malicieux et tantôt nimbés de mélancolie, les heures dures et douces de notre temps humain.



    Charles Sigel, Le zist et le zest. Editions Zoé, 171p.



    Charles Sigel, homme de très grande culture et de rare qualité d'écoute, anime tous les dimanches après-midi, sur Radio Suisse Romande Espace 2, une émission tout à fait remarquable, intitulée Comme il vous plaira. Le principe de l'émission consiste en un entretien de deux heures de temps (!), durant lequel sont diffusés des morceaux de musique choisis par l'invité. Ce dimanche 19 août: promenade à travers Venise avec la musicologue Sylvie Mamy, spécialiste d'opéra italien à qui rien de ce qui touche aux castrats napolitains n'échappe...



    Charles Sigel est également l'auteur d'une autre émission passionnante, le samedi matin à 10h., sur RSR La 1e, intitulée L'humeur vagabonde. Il y raconte actuellement Alma Mahler, la fiancée du vent. Troisième épisode samedi prochain. 

  • Avant l'aube

     

    3ac4628e70182f8c87d16b6d5ee6e3b0.jpgEn lisant Yves Leclair et Sylvie Germain 

    A La Désirade, ce mercredi 15 août. – On annonce 1000 livres à paraître ces prochains temps, autant dire : rien. Je sais bien qu’il y a de vrais bons livres dans ce rien, et déjà j’en ai repéré quelques-uns, mais ce sera toujours plus à distance que j’en parlerai, ou plus exactement : à distance des estrades, pour me tenir mieux à l’écoute de chaque voix.
    De fait ce ne sont que les voix qui m’importent, j’entends : pour l’essentiel, quand tout se tait ou quand tout n’est plus que bruit. Ainsi j’ouvre ce matin, avant l’aube, Les échos du silence de Sylvie Germain, et tout aussitôt je retrouve cette voix sans pareille, comme à l’instant en reprenant Bâtons de randonnées d’Yves Leclair je retrouve cette autre voix sans pareille et que je pourrais dire aussi bien : la voix de tous.
    Sylvie Germain : « La vérité marche à pas vifs, mais d’une absolue discrétion. Qui l’aime, la suive, pieds nus à travers sables et pierrailles, sans autre souci que de la suivre. Qui veut s’en emparer pour la réduire à un bien tangible et monnayable, ou qui exige des preuves plus somptueuses ou rassurantes, est renvoyé à sa carence de pensée, et sa mesquinerie spirituelle ».
    Sous la table où j’écris roupille, et parfois soupire, le chien Fellow. Dans la nuit noire scintille un semis de loupiotes, là-bas de l’autre côté du lac qui n’est que du noir sous le noir des monts de Savoie et le noir du ciel.
    Yves Leclair : « Il y a une vie qui fait de nous des morts vivants. Il nous fait ressusciter, ici et maintenant – pas ailleurs, ni demain. Telle est la première bonne nouvelle ».

    JLK: Crépuscule. Aquarelle, 2006.

  • Georges Haldas le vif ardent

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    L’écrivain genevois, figure majeure de la littérature romande, fête aujourd’hui ses 90 ans. Son œuvre, notamment consacrée par le Grand Grix C.F. Ramuz et le Prix de la ville de Genève, compte plus de 80 titres.

    Georges Haldas passe aujourd’hui le cap de ses 90 ans. Pas un instant, cependant, la notion de «grand âge» ne nous vient à l’esprit à propos de cet éternel ardent, qui notait un jour dans ses carnets: «Ecrire: foutaise. Haute foutaise. Le sentiment d’avoir parfois gâché ma vie. Et surtout celle de mes proches. Vivent ceux qui n’écrivent pas!»
    Ce coup de gueule exprimait une méfiance qu’Haldas a toujours manifestée à l’égard de la figure du littérateur, lui qui se définit plutôt comme «un homme qui écrit». Or, il n’en aura pas moins été un écrivain engagé corps et âme dans son œuvre. Consacrée en 1985 par le Grand Prix C. F. Ramuz, celle-ci compte parmi les plus importantes de la littérature romande.
    Récemment encore, quatre nouveaux livres témoignaient de la constance et de la vitalité de ce scribe de l’essentiel, illustrant en outre les divers «sillons» qu’il aura creusés en sept décennies: le récit autobiographique avec Ô masœur; l’essai littéraire à forte implication existentielle dans L’Espagne à travers les écrivains que j’aime; la chronique mêlant trajectoire personnelle et tribulations du siècle dans Le tournant, où il évoque sa rupture d’avec Paris et sa rencontre providentielle de Vladimir Dimitrijevic, qui allait éditer tous ses livres; enfin, une suite à sa méditation, en poète inspiré plus qu’en exégète, sur le message évangélique, dans Rendez-vous en Galilée.

    Dans son hommage du Grand Prix Ramuz, Pierre-Olivier Walzer parla de Georges Haldas comme d’un «merveilleux professeur d’attention», soulignant la présence au monde intense et rayonnante qui caractérise son rapport aux choses et aux êtres. Sans rien de «professoral», son regard sur le monde ne se borne jamais à l’anecdotique ou au contingent mais vise, à travers la ressaisie des «minutes heureuses» dont parlait Baudelaire, comme lorsqu’il sonde les abîmes de la nature humaine, à dégager le sens, la valeur et la beauté de ce qui semble à première vue chaotique et sans intérêt. Cet effort de transmutation, dans une langue concentrée et voulue directe jusqu’à l’abrupt, se traduit tantôt par les notes immédiates qui nourrissent les fameux carnets de L’état de poésie, tantôt par des poèmes ou des chroniques (forme la plus significative de son œuvre).
    Pour lire Haldas
    Pour qui n’aurait jamais encore abordé cette œuvre, rappelons les trois récits autobiographiques fondateurs de Gens qui soupirent, quartiers qui meurent, évoquant le Genève des petites gens cher à l’auteur, Boulevard des Philosophes, qu’on pourrait dire le «livre du père», et Chronique de la rue Saint-Ours, son pendant «maternel», rassemblés en un volume dans L’air natal (L’Age d’Homme, 1995).
    Compagnon de route des communistes dans sa jeunesse, Georges Haldas n’a jamais adhéré au matérialisme athée, et le raisonnement dialectique a toujours été chez lui soumis à – ou en conflit avec – ses intuitions poétiques et son approche du mal, qui en font un émule de Dostoïevski ou de Bernanos. Depuis une vingtaine d’années, la composante spirituelle, toujours présente chez lui, a nourri une méditation de plus en plus pénétrante sur la base des Evangiles, parallèlement à la vaste entreprise de remémoration intitulée La confession d’une graine.
    Finalement cependant, qu’il raconte La légende des repas (L’Age d’Homme, 1987) après avoir célébré celle des cafés genevois ou du football, qu’il s’interroge sur nos relations avec le monde arabo-islamique dans son Intermède marocain (L’Age d’Homme, 1989) ou évoque simplement les bords de l’Arve dans la grisaille du petit matin, Georges Haldas, pétri lui-même de contradictions, plein d’amour et de failles, de lumière et d’ombres, est de ces très rares écrivains contemporains qui, réellement, nous aident à vivre.
    Cet hommage a paru dans l'édition de 24 Heures du 14 août