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Littérature - Page 23

  • Les matinaux

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    Pour Philip

    Les matinaux se retrouvaient comme adoucis, aux petites aubes nocturnes de l’heure d’hiver, et parfois tel ancien enfant du quartier des Oiseaux saluait de loin tel autre qu’il croisait par hasard dans la brume de la ville encore endormie ou de telle autre, et comme une onde de sentiment vaguement tendre le traversait tandis qu’il essayait de se remémorer le prénom de la silhouette déjà disparue, au tournant de telle ou telle rue. Et quel ressentiment peut-être dans ce sentiment attendri par ces atmosphères ? Celui-ci n’en voulait-il pas toujours à celui-là de ne lui avoir jamais rendu telle thune qu’il lui avait prêtée ? Ou celle-là ne restait-elle pas blessée d’avoir subi l’affront du jeune faraud semblant maintenant un pauvre hère ? Et si c’étaient les morts du quartier des Oiseaux que je croisais ce matin dans cette purée de poix ?
    On aime pourtant ces équivoques et le confort d’inconfort de cette espèce de dédale pénombreux et glissant semé de réverbères, où l’on va comme d’île en île, quel en maugréant et quelle en chantonnant un air de Mozart, comme aux Limbes incertains où l’on dit les morts sans baptême – mais ne va-t-on pas ce matin baptiser tout ce monde ?
    Les petites buées humaines des matinaux, de tout temps, m’auront ému de leur beauté bien intime et nimbée encore d’obscurité personnelle à balbutiements subconscients de sensualité sommeilleuse et cependant rappelée à l’ordre et cravatée, le corps corseté, la verge au nid du caleçon, les nénés serrés dans leur bonnet à la juste taille, le parfum les auréolant tous de grâce chère ou bon marché, tous allant quelle au bureau et quel à l’atelier, tous en quelque sorte revenus en enfance le temps d’accéder à la scène, là-bas, du théâtre illuminé.
    Venez à moi les matinaux, me dis-je alors à sonder ces heures chères d’avant le jour, quand les premières ombres empressées des nettoyeuses ou des chauffeurs franchissent la fosse de lumière du boulanger juste entrevu là-bas en blond Pierrot enfariné, et n’ont-ils pas l’air d’enfants du Seigneur, tous tant qu’ils sont, quel mâchant son premier cigare et quelle pressant le pas en regardant sa montre de tombola, quel relevant son col de canadienne sur son profil de Brando Black, quels semblant boire le brouillard, quelles se dandinant comme des oies à l’instant même où les oies de la ferme affectent la dignité compassée de jeunes employées d’Etat, venez à moi laitières et infirmières des aubes de novembre aux odeurs de lait et d’urine mêlées, voici le vieil Haldas cheminant vers l’écritoire de son café populaire, et celui-là tout de guingois, la mèche au vent, sérieux et fou comme le loup ne peut être que certain Gitan de ma connaissance, et tournent les heures, ont défilé les ouvriers et les apprentis des ateliers, de loin en loin se sont allumées les lumières de la ville et de toutes les citées polluées quand le viveur titubant encore de sa nuit foirée croise la secrétaire à chignon strict et manteau de loden vert - et tu captes à l’instant le regard sévère qu’elle lui vrille non sans l’envier peut-être -, mais que savoir de qui dans cette pantomime feutrée où profs et adolescents se matent dans la clarté des vitrines aux magazines affriolants, où vieillards et enfants se pressent sous l’abribus et s’égaillent, quel ronchonnant et quels piaillant comme des étourneaux, où les villages et les villes surgis des lits se répandent par les rues et les avenues - et si le jour tarde à se lever, ce feignant, cet enfoiré de syndiqué de l’heure d’hiver, tous ils sont là déjà, les fidèles de la vie qui vaque.
    Les petites aubes d’avant l’hiver ont la mémoire précise, je vous prie de le croire, de l’émouvante beauté de chacun de vous autres, les matinaux, et voici vos enfants se répandre à leur tour par les villages et les villes, quels tenant de vieilles mains ridées et quelles marchant déjà crânement toutes seules et bien nattées, toutes et tous allant vers ce premier jour de novembre que d’aucuns disent de tous les saints, et les saints de toute part font procession de concert avec marins et putains, de Dieu la foule, ça croule de partout des lits aux rues et aux avenues, de mon écritoire céleste je les vois affluer à travers les nuées de mon café grande tasse, venez à moi vieux enfants des nuits lasses, et vous, les morveux du quartier des Oiseaux de partout et de toujours, rappliquez donc pour l’inventaire de mon Prévert angora.
    Ô douces heures d’avant les heures ouvrières, ô tendre chair des matinaux à leur affaire, ô l’émouvante beauté de tous ces nains et de tous ces saints se rendant tous les matins à leurs guichets et leurs oratoires, oh le beau jour qui vient, oh la divine journée…


    (Extrait de L’Enfant prodigue, récit en chantier, pp. 150-151)

    Image: Georges Haldas avant l'aube. Photo Slobodan Despot.

  • À l'heure prime

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    9.

    Un paysage de montagnes enneigées m’apparaît à la fenêtre, à l’heure prime de ce matin, et c’est le monde. Mais d’où ce monde me vient-il ? Et tout aussitôt je me demande : comment le voyais-je alors ? Quels mots m’inspirait-il ? Qu’avait-il à me raconter avant que je ne commence à me l'écrire ?

    On croit qu’on existe à cet âge, mais c’est du flan: on n’est qu’un flanc qui se prête. On ne fait que prêter le flanc. Dans le matériel du film qui se tourne on n’est qu’une bobine encore humide des derniers bains de l’usine d’où elle vient de sortir ; on n’est que de la molle pellicule, on n’est rien qu’une plus ou moins longue bande enroulée de vierge celluloïd sur lequel il n’est rien encore de visible. On ne sait alors, on ne voit, on ne sent, on ne décide, on ne choisit, on n’entreprend rien qui ne soit suggéré et corroboré par  le Tribunal des mères et des pères.

    En voyant le ciel de l’heure prime rosir au-dessus des monts émergés de la brume, je me dis à présent que ce rose plus rose que jamais il ne l’a été à mes yeux est du rose même que mes yeux ont tissé à travers les ans, et je ne saurais le dire rose bonbon non plus que rose jupon, ni le borner au rose de la rose : c’est le rose bleuté, le rose maintenant orangé et flûté de cet instant qui jamais plus ne sera.

    On passe beaucoup de temps dans les bras de ses mère et père avant de courir les monts et les villes. On est comme dans un rond tout doux. On tient dans ses bras son ours mou. Qu’on soit très riche ou très pauvre c’est à peu près du pareil au même, ou du moins est-ce cela qu’on se raconte devant le rose si rose du lever du jour sur le monde partout pareil.

    Mais comment ce fut, comment ce fut réellement de se sauver, cet hiver-là des Hongrois, comment ce fut de s’arracher à tout le doux et le mou de la vie ordinaire pour fuir les chars, comment se le représenter sans l’avoir éprouvé sur sa propre peau et dans ses mots à soi ? Du moins les coups de feu entendus à la radio, l’air grave de nos père et mère, les diatribes de l’oncle Brutus visant les Bolchéviques et toute la clique à Kadar, puis les photos dans les journaux, les reportages à la radio et dans les journaux, les visages effrayés et les processions de réfugiés à nos frontières dont les journaux et la radio parleront jour et nuit cette année-là, me restent-ils  en mémoire, mais comment les dirai-je à l’instant de voir là-haut, sur les monts multimillénaires ouatés de neige aux multimilliardaires cristaux hexagonaux, la première touche argentée de soleil rasant, comment trouver ses mots à soi pour renouer les fils du temps tandis qu’un nouveau jour se lève ?

    Je me levais parce que c’était l’heure et que notre mère nous disait : c’est l’heure de se lever, donc on se levait sans discuter puisque l’heure c’est l’heure. Je me levais tandis que mon grand frère entrait dans ce que nos tantes et nos voisines appelaient l’âge bête. Je regardais mon grand frère à la dérobée et n’y voyais que mon ordinaire frère aîné, le même grand Ivan que rêvait d’égaler son frère puîné, sans le montrer. Mon frère cachait sa nudité comme tous nous cachions la nôtre, mais sa voix déraillait, sa voix muait comme nos oncles et nos mères le remarquaient, ce que soulignaient même d’un air entendu nos tantes et nos voisines dont on eût dit qu’elles le jugeaient pour quelque secret forfait.

    A un autre étage maintenant, nos sœur se levaient à leur tour  et se lavaient, chacune son tour, après que nos père et mère se furent levés et lavés. Tout le quartier, de la même façon, se levait et se lavait, et la ville en contrebas se levait et se lavait, tout le pays se levait et se lavait, je riais sous cape en imaginant Monsieur Cruchon se levant et se lavant puis enfilant son caleçon et nouant joliment son nœud papillon, et sur les chemins ensuite, sur les chemins de terre et sur les chemins goudronnées du quartier, sur les rues et les avenues confluant vers les écoles des quartiers et les bureaux du centre des affaires, sur toutes les artères et chaussées processionneraient bientôt grands et petits manteaux d’hivers, bonnet et chapeaux, tous arborant la même mine matinale plus ou moins bien lunée, mais bien lavée et décidée tandis qu’à nos frontières de privilégiés se présentaient, plus ou moins bien lunées et lavées, les cohortes de réfugiés.

    Avec le temps et les inscriptions on a poussé et grandi, on a fait siennes et rapporté les prescriptions et les proscriptions en prenant son rôle dans le cinéma familial et mondial, ou le théâtre et l’opéra, le théâtre de quartier et l’opéra car tout ça chante aussi, tout ce qui parle et nous parle et nous fait parler, tout ça nous percute et nous répercute, et tout demain sera relevé et relavé dans l’eau claire de la nuit du temps quand le cirque, avant l’aube , le cirque et ses gens débarqueront.             

    Aquarelle: JLK. La Savoie en hiver.

     

  • CELA

    DSCN0855.JPGMais que CELA signifie-t-il donc, se demandait le petit Ivan, que le grand Ivan raillait en objectant qu’on fait bien mieux de ne pas se poser de questions si l’on veut aller de l’avant, selon son expression. CELA ne nous regarde pas, affirmait le grand Ivan, et le petit Ivan se taisait en constatant que le grand Ivan était plus écouté que lui dans les villages et les villes. Le grand Ivan était, de toute évidence, de la race des bâtisseurs de villages et de villes, le grand Ivan n’était pas de ceux qui bâtissent sur le sable, le grand Ivan ferait son chemin, disait-on dans les villages et les villes en considérant de plus en plus le petit Ivan comme un doux rêveur juste bon à bâtir des châteaux en Espagne, comme ils disaient, et le grand Ivan lui demandait, insistant encore avec une sorte d’inquiétude qui n’échappait pas au petit Ivan, à quoi bon chercher midi à quatorze heures ?

    Or, le temps de CELA est exactement celui qui fait coïncider midi et quatorze heures, me dis-je ce matin en scrutant le noir de la neige d’avant l’aube. Je ne vois rien mais je vois. Je ne vois que du noir mais je sens la neige comme une taie blanche dans la nuit de  l’aveugle. La neige ajoute au silence d’avant l’aube, le silence de la neige est infini comme le silence et la neige noire du mot CELA en me rappelant ma vie de questions, et je vois là-bas mon frère secouer la tête, et mon père secoue la tête, et la plupart de mes oncles secouent la tête en se demandant à quoi bon se prendre la tête de cette façon,  mais je n’en ferai jamais qu’à ma tête et d’ailleurs mon oncle Stanislas m’y encourage comme m’y encouragent mon grand-père paternel, dit le Président, et feu mon ami Lesage, et la mère de Ludmila et l’oncle Fellow et tous ceux qui n’en finissent pas de soumettre le monde à la question, d’ailleurs mon frère a recommencé de  me parler, et mon père et mes oncles me parlent et se parlent entre eux, nous nous retrouvons dans la villa Le Pensée, il y a tant d’années de ça, et tous se parlent et continuent de se parler dans le silence absolu de ce matin noir où vient d’affleurer le bleu d’acier prussien du lac au-dessus duquel apparaissent peu à peu les bois noirs des monts noirs aux corniches argentées sous le ciel noir.

    CELA serait le grand mystère de ce que je vois sans le voir, et j’y associe ce matin mon frère mystérieux. Dans ce paysage immense qu’on dirait à l’instant de monts de Chine encrés à rehauts de bleu sombre, mon frère est ce personnage à manteau noir qui s’en va seul, là-bas, sur la rive du lac semblant un fleuve, mon frère n’est aujourd’hui plus que cendres sans mystère et telle est ma question : qui est cet homme que je vois là-bas qui me fait signe ?

    Tu me disais, tas de cendres, que CELA ne nous regarde pas, mais ton prénom me rend un COPS et c’est le tien, ton corps d’Indien de nos étés, ton corps tatoué de grand Ivan que je regarde et qui me regarde, oui CELA me regarde, tas de cendres, CELA nous regarde, mais où s’arrête ton corps, ce matin, comment ne pas entendre ta voix de garçon petit et tout blond dans le silence de CELA.

    Qu’est-ce diable que CELA? Où commence le corps de notre premier enfant ? Tiens, l’odeur de la première merveille n’est pas la même que celle de la seconde. Celle-ci sent plutôt le jasmin, celle-là plutôt l’abricot, comme leur mère sent le matin le jardin et leur père le sanglier.

    Le mot CELA est le premier entonnoir de tous mes vertiges de vieil enfant et d’adolescent prolongé: il y a de quoi devenir fou à le scruter, bien plus que le nom de Dieu qui ne se laisse pas regarder en face plus que le soleil ou qu’on affuble de tous les masques.

    Dieu tu ne l’as jamais vu. Dieu n’est pas CELA, mais CELA te ramène à ce Nom sans nom. Dieu t’a toujours tenu dans sa main, te dis-tu parfois, mais que diable en sais-tu ? Eux le savent qui en ont fait le Tout-Puissant, Seigneur des armées, mais de celui-là tu ne veux rien savoir. Eux le savent qui en ont fait le Verbe ou l’Absent, le Vengeur ou le Sacrifié, le Glorieux ou le Mendiant, mais de tous ceux-là tu ne sais que dire ce matin alors que le mot CELA t’engloutit, seul et muet, comme si tu te voyais toi-même sans miroir, de dos ou du dedans, seulement visible les yeux fermés.

    Le ciel est ce matin de cendre et je m’en couvre le front. Ce seraient comme des mains aimées sur le front de l’enfant. Dans la maison sous la neige il y aurait comme des braises, comme autant de noms retrouvés.

    (Extrait de L'Enfant prodigue, récit en chantier)

     

    Image JLK: ce qu'on voit ce matin noir de la Désirade enneigée.

  • Une irradiante détresse

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    Imre Kertesz à Paris


    Que ressentait Imre Kertesz, ce matin-là, quand il est entré dans la Salle du Belvédère bondée, au dix-huitième étage de la Tour des Lois dominant un Paris baigné de grisaille et d’aigre crachin ? Qu’a-t-il pensé à la vue des rangées de bouteilles de Veuve-Clicquot (sponsor) qui flamboyaient à l’entrée ? Cette vision lui a-t-il rappelé le «bonheur sans fard» des poux qui dévoraient ses plaies à Buchenwald, ou bien a-t-il revu soudain son visage de déporté de quinze ans, sur lequel il remarqua «les plis et rides caractéristiques des hommes que l’abus du luxe et des plaisirs a fait vieillir avant l’âge» ?

    Ensuite, qu’a-t-il bien pu se dire en découvrant tous ce monde, Hongrois de Paris ou gens des médias venus rien que pour lui en ce haut-lieu de la nouvelle Bibliothèque nationale de France ? S’ennuyait-il déjà ou se sentait-il bien ? A-t-il été blessé d’apprendre qu’un tract d’inspiration révisionniste avait circulé dans la salle avant son arrivée, ou cela lui semblait-il aussi «naturel» que de recevoir des coups de son tortionnaire attitré, il y a de ça presque soixante ans, autant dire tout à l’heure ? Et lorsqu’un «effet de Larsen» fit hurler l’un des micros installés pour lui et ses vaillants éditeurs, n’a-t-il pas sursauté intérieurement en se rappelant certaine épouvantable voisine du dessus, du genre «cyclope féminin se nourrissant de bruits», à Budapest, quand il essayait d’écrire un nouveau livre dans son logis d’obscur plumitif, à l’époque du «socialisme goulasch» ?

    Nous nous posions ces questions en voyant s’avancer, à pas lents, cet homme qui se dit lui-même un Jedermann, donc un Monsieur Tout-le-monde, le visage rayonnant de la même espèce d’irradiante détresse dont la cendreuse aura baigne tous ses livres, et l’air un peu de se demander ce qu’il faisait là comme il se l’est demandé, un certain jour au beau lever de soleil rougeoyant, quand il s’est retrouvé, après un voyage ennuyeux et assoiffant, en un lieu appelé Auschwitz-Birkenau, au milieu de bâtiments et d’«espèces d’usines» dont les cheminées bavaient une fumée à l’odeur «douceâtre» et «en quelque sorte gluante» ?

    Ces rapprochements étaient évidemment incongrus, et pourtant ils nous venaient «naturellement» à l’esprit, comme dictés par l’esprit même de Kertesz, qui fait communiquer à tout moment, dans ses livres, tous les temps et toutes les situations. Toute «professionnelle» ou «mondaine» qu’elle fût, cette «conférence de presse» signifiait beaucoup plus, pour les vrais lecteurs de Kertesz réunis, qu’un «must» médiatique (ce que confirmait joyeusement l’absence totale des «stars» du monde littéraire parisien), comme solidarisés par un sentiment commun.

    Simplement, les lecteurs marqués par Imre Kertesz, comme celui-ci a été marqué par un destin non désiré, se réjouissaient d’être là sans penser du tout que l’écrivain en dirait plus que dans ses livres. Mais quelle pure ferveur dans cette présence commune ! Comme le jeune Imre s’extasiait sur la beauté des gens qu’il croisait dans les ruines de Budapest, à son retour de Buchenwald, il nous semblait ce matin-là que la vie valait la peine d’être vécue; et nous revint la remarque incroyable du jeune protagoniste d’Etre sans destin, quand, à moitié mort, après qu’un infirmier lui a arraché son lambeau de couverture parce qu’il l’estime «fini», le voici qui entend «la voix d’une espèce de désir sourd, qui s’était faufilée en moi comme honteuse d’être si insensées, et pourtant de plus en plus obstinée: je voudrais vivre encore un peu dans ce beau camp de concentration». Or la Salle du Belvédère n’était pas mal non plus, ce matin-là, avec ces gens qu’on sentait (sauf le réviso dans son coin) pleins de reconnaissance pour le «héros du jour»; et Martina Wachendorff, qui a dirigé l’édition française de Kertesz, lançait maintenant la discussion, amorcée par un chaleureux éloge de François Fejtö, figure majeure de l’émigration magyare qui remercia l’écrivain d’avoir «si merveilleusement» revivifié leur langue commune.

    Un Prix Nobel de littérature, on s’en doute, est censé se prononcer sur tout. En l’occurrence, cependant , les questions générales ont été épargnées à Kertesz, sauf sur l’avenir européen de la Hongrie. «Pour ma part, je m’estime déjà dans l’Europe, a-t-il déclaré en souriant. Quant à la Hongrie, elle a encore du chemin à faire en ce qui concerne l’intégration de sa propre histoire, depuis le traumatisme de 1919.» Comme c’est désormais la coutume, confort intellectuel oblige, le nobélisé a été prié d’expliquer en outre pourquoi il n’avait pas refusé, lui qui est «un résistant», cette consécration ? A quoi l’écrivain a répondu que le Nobel était une «merveilleuse récompense», même si elle ne changeait rien pour lui d’un point de vue existentiel. «J’ai eu la chance de travailler dans l’ombre pendant des années», a-t-il ajouté. «Ainsi ai-je échappé aux tribulations d’un Pasternak ou d’un Brodski».

    Imre Kertesz a dû s’expliquer cent fois, déjà, sur les raisons qui l’ont poussé à écrire un roman plutôt qu’un témoignage autobiographique. Mais une fois de plus, il a déclaré que le roman était à ses yeux «plus objectif» et qu’il lui permettait d’aller «sous la peau du lecteur», en quelque sorte. «J’ai été chargé d’un fardeau», a-t-il précisé, «que je dois transmettre au lecteur». Une fois de plus, il s’est expliqué sur la saisissante «naïveté» du protagoniste de son chef-d’oeuvre, qui aboutit soudain à quelle effrayante mue physique et à quel mûrissement intérieur, pour agir sur le lecteur d’une manière si profonde. Enfin, comme nous l’interrogions personnellement sur ce qu’on pourrait dire, selon l’expression de Léon Chestov, les «révélations de la mort», dans sa vie et son oeuvre, Imre Kertesz nous a confié que la perception de la mort, des autres d’abord, puis de la sienne propre, l’avait bel et bien transformé à Buchenwald. «C’est cette expérience, d’une certaine manière, qui m’a libéré»...

    LE CHEF-D’OEUVRE

    Etre sans destin n’est pas un livre anti-fasciste ni un réquisitoire documenté sur les camps de concentration: c’est un roman de formation, ou plutôt de «déformation», le récit candide d’un garçon qui, a quinze ans, a été (gentiment) prié de descendre d’un autobus, pour se retrouver bientôt avec une petite foule d’autres jeunes gens, puis dans une grande foule de juifs de tous âges. Après trois jours à Auschwitz, où il voit ses compagnons de voyage partir en fumée, il se retrouve à Buchenwald où il va devenir, en quelques mois, un cadavre vivant. Sur un ton préfigurant celui du film de Roberto Begnini, ce livre (1975), infiniment troublant par son humour, déjoue toute tentative de réduire le déporté à son rôle de pure victime innocente qui doit absolument renaître et donc oublier. Sali par le destin, Kertesz dépose sur notre front la même tache humaine.

    Imre Kertesz. Etre sans destin. Traduit du hongrois par Natalia et Charles Zaremba. Actes Sud, 366p.

    LE ROMAN DE LA NEGATION
    Des années après la composition de son premier livre, un écrivain survivant à l’écart en alternant traductions et comédies médiocres, se rappelle les circonstances dans lesquelles les fonctionnaires de l’édition, à Budapest, lui ont refusé son ouvrage jugé «un peu amer» ou «de mauvais goût», incapable de «donner une expression artistique» à un sujet pourtant «terrible et bouleversant». D’une écriture singeant violemment le réalisme socialiste, ce livre aussi singulier que le premier, mais plus hirsute, constitue l’exorcisme du second choc traumatique vécu par nombre de déportés, et une méditation bouleversante sur la Shoah vue avec le recul des années. Dans sa seconde partie, revenu du fond de son désarroi, l’écrivain brosse un tableau ravageur du socialisme réel à la manière hongroise. Telle étant la pièce centrale (1988) de la trilogie de l’«absence de destin».

    Imre Kertesz. Le Refus. Traduit du hongrois par Natalia et Charles Zaremba. Actes Sud, 348p.

    LITANIE DU REFUS
    Troisième élément du même triptyque, Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas résonne comme un long cri de révolte et de désespoir, immédiatement lancé au ciel sous la forme d’un «non» radical et sans appel, ensuite modulé comme une plainte relevant tour à tour de la douleur la plus vive et d’une colère cosmique rappelant celle de Job. Empruntant son titre à la fameuse oraison funèbre de la tradition juive, ce livre extraordinairement tendu, de structure très savante, est simultanément un roman et un poème d’une puissante amplitude émotionnelle. Jouant sur d’incessantes reprises thématiques et musicales, cet ouvrage d’imprécateur (1990) est lui aussi un exorcisme littéraire de la «vie invivable» que la déporté à choisi de vivre sans retrancher rien de ce qui a été ni de ce qui continue d’être, mais en refusant de donner une vie de plus à la vie.

    Imre Kertesz. Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas. Traduit du hongrois par Natalia et Charles Zaremba. Actes Sud, 158p.

    JOURNAL DE NOTRE TEMPS
    Au lendemain de l’effondrement du communisme, en 1991, Kertesz vit une nouvelle période de désarroi personnel tandis que ceux qui, pendant des décennies, ont pratiqué la langue de bois, se justifient pour mieux rebondir dans la nouvelle société «libérée». Avec une lucidité qu’aiguise chaque jour la lecture de Wittgenstein, dont il est en train de traduire les Remarques mêlées, Kertesz note que «la leçon qu’on peut en tirer est que ces hommes ont consacré leur vie à un mauvais usage du langage. Mais aussi, et c’est déjà plus grave, ils ont promu ce mauvais usage au rang de consensus.». Tout au long de ces pages tissées de réflexions et de lectures, de rencontres et d’observations, qui le voient voyager de Vienne à Leipzig ou de Munich à Berlin, Kertesz ressaisit le présent avec une merveilleuse qualité de présence, à jamais dédoublé cependant en face sombre.

    Imre Kertesz, Un autre. Chronique d’une métamorphose. Traduit du hongrois par Natalia et Charles Zaremba. Actes Sud, 150p.

    Portrait d'Imre Kertsez: Horst Tappe

  • Le tabou des vaincus

    Berlin5.jpgW.G. Sebald et la mémoire allemande


    Quel rapport particulier peut-il bien y avoir entre la littérature et la guerre aérienne ? Cette question nous replonge dans la terrible période vécue par le peuple allemand à la fin de la Second Guerre mondiale, marquée par le déchaînement apocalyptique du feu du ciel sur les grandes villes, correspondant à un véritable plan d'anéantissement. A elle seule, la Royal Air Force largua un million de tonnes de bombes sur le territoire allemand au cours de quatre cent mille vols, coûtant la vie à près de six cent mille victimes civiles. Si ce programme de destruction massive souleva de virulentes polémiques, ce fut ... en Grande-Bretagne, où le caractère « moralement indéfendable » et « contraire au droit de la guerre » d'attaques visant essentiellement des civils fut opposé à une stratégie par ailleurs non productive et coûteuse à tous égards (les pertes anglaises étant évidemment considérables), relevant finalement d'une sorte de « justice suprême ».
    On sait mieux aujourd'hui quelles inimaginables souffrances furent vécues par la population des villes allemandes, souvent brûlées vives, et pourtant rares furent les témoignages de ceux qui en réchappèrent, notamment sous forme d'écrits. Loin de se trouver incorporée dans la mémoire collective, la destruction a été remplacée par l'exaltation de la reconstruction, comme si la mauvaise conscience trouvait un apaisement dans l'entretien de ce tabou.

    Né en 1944, W. G. Sebald a longuement enquêté sur les raisons et les composantes de la conspiration du silence qui a marqué le temps de son enfance « idyllique », qu'il documente et analyse dans une suite de chapitres dont certains feront se dresser les cheveux sur la tête du lecteur. C'est qu'à son habitude Sebald nourrit sa recherche de la vérité de faits avérés, en deçà ou au-delà de toute « littérature ».
    Rappelant que trois ou quatre écrivains seulement, tels Heinrich Böll dans Le silence de l'ange (qui ne parut cependant qu'en 1992 !), Hermann Kasack dans La ville au delà du fleuve ou Arno Schmidt dans ses Scènes de la vie d'un faune, sauvèrent l'honneur de leur corporation, l'essayiste montre néanmoins à quel point ces livres traduisent eux aussi la difficulté de cette prise en compte de la réalité, également très tardive ou marginale chez les historiens. Sans poser au juste pour autant, Sebald illustre une fois de plus ce que peut être, malgré tout, l'honneur de la littérature.

    W. G. Sebald. De la destruction comme élément de l'histoire naturelle. Traduit de l'allemand par Patrick Charbonneau. Actes Sud, 153 pp.


    Dresde45.JPGDans l’inferno de Gomorrha

    Mon père arriva au mois de juillet à Hambourg pour un congé de deux semaines. Il était avec nous au moment des pires bombardements. Je me souviens comme si c’était hier de ces moments terribles. Les quatre bombardements qui ont le plus dévasté notre ville pendant toute la guerre ont commencé le 24 juillet 1943. Celui du 27 juillet fut le plus violent. Des tapis de toutes sortes de bombes, entre autres au phosphore, furent lâchés sur tous les quartiers de la ville dont une grande partie fut anéantie. Nous étions assis dans notre abri avec quelques voisins. Je connaissais bien les sifflements des bombes et je savais juger si la bombe était tombée à proximité. Le bruit ajouté des bombes et des canons anti-aériens devenait infernal. Nous étions saisis d’un sentiment de fin du monde et nous nous sommes tous couchés par terre, prêts à mourir. Mon père avait pris ma main. Subitement, nous entendîmes des cris à la porte restée ouverte: “Votre maison brûle !” Alors la mort fut oubliée, mon père monta les escaliers à toute vitesse et, avec les gens venus de l’extérieur, il grimpa au grenier pour éteindre le feu causé par une bombe incendiaire. Nous avons eu de la chance que ce ne soit pas une bombe au phosphore que l’on ne peut éteindre avec de l’eau, mais seulement avec du sable. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à pleurer d’émotion. J’avais onze ans.

    Le temps de ce mois de juillet était splendide, beau et chaud. Mais le lendemain matin, le ciel était gris-noir, on ne voyait plus le soleil. Toute la ville de Hambourg semblait en flammes. Plus tard, nous avons appris que la stratégie des Anglais, développée par leur maréchal Arthur Harris, visait à créer un véritable ouragan de feu en employant des bombes incendiaire, des bombes au phosphore et des mines aériennes pour réduire ainsi toute la ville en cendres. La même méthode, qui provoque un embrasement généralisé, a été pratiquée contre bon nombre de villes allemandes. L’opération Gomorrha contre Hambourg (fin juillet 1943) a tué 50.000 personnes environ, étouffées ou brûlées vives. Ce fourneau de 1000 degrés a laissé des cadavres gros comme des pains. Ceux qui ont réussi à s’enfuir sous le feu devaient parfois fouler des morceaux humains collés dans l’asphalte ramolli par le feu. Le pilote britannique Richard Mayce a décrit ce feu comme l’Inferno de Dante. Il est devenu pacifiste après cette expérience. Par ailleurs, lorsque les équipes de sauvetage ont commencé leur travail après l’arrêt des incendies, elles ont été horrifiées. Des gens, pour se sauver, avaient sauté dans l’eau bouillante des canaux ! Les dizaines de milliers de morts qui se trouvaient dans les ruines avaient attiré des rats, des vers et des myriades de grosses mouches. Les autorités ont dû faire le maximum pour éviter une épidémie.

    Pour revenir aux événements près de chez nous, nous étions complètement sous le choc. Au bout de notre rue, une ferme a reçu des bombes au phosphore. Elle a entièrement brûlé avec tout le bétail. Les gens ont pu se sauver. Une autre maison a brûlé et, dans une rue voisine, plusieurs maisons ont été soufflées par des mines aériennes. Une file interminable de gens avec des valises ou de petits chariots fuyaient la ville. Certains avaient des brûlures de phosphore aux bras, aux jambes ou au visage. Il n’y avait que des femmes, des enfants, des vieillards, aucun soldat. Je regardais ce défilé. Soudain, l’idée m’est venue que nous avions beaucoup de pêches dans notre jardin. J’ai demandé à mon père si je pouvais en distribuer à ces pauvres gens. Mon père a acquiescé. Les gens étaient traumatisés et désespérés. Ils disaient à peine merci. Ma mère se trouvait dans un coin sur un fauteuil en gémissant que son coeur lui faisait mal. J’ai eu très peur.

    Gerda L’Eplattenier

    Nota bene: Ce texte, extrait de souvenirs personnels, m’a été envoyé par Gerda L’Eplattenier à la suite de la parution de l’article ci-dessus consacré à Une destruction, paru dans les colonnes de 24 Heures. Née à Hambourg et âgée de sept ans lorsque la guerre a commencé, cette Allemande établie en Suisse romande confirme l’impossibilité de parler de la destruction des villes allemandes jusque dans les années récentes.

  • Salzbourg sous les bombes

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    Une page de L’Origine, de Thomas Bernhard
    En relisant L’Origine de Thomas Bernhard, et plus précisément l’évocation des bombardements de Salzbourg en 1944, on voit mieux comment l’exagération, chez cet écrivain de l’outrance, tend à une sorte de vérité poétique d’épopée, un peu comme chez Céline – et je pense plus précisément à la fuite de celui-ci à travers l’Allemagne et au fabuleux épisode de la traversée des ruines de Hanovre dans la chronique de Nord.
    Quant à TB, sa remémoration des foules se pressant dans les galeries souterraines n’est pas moins saisissante, avec le même genre de montées en crescendo aboutissant à des visions faites pour s’imprimer dans la mémoire du lecteur : «Dans les galeries elles-mêmes, où la plupart avaient déjà leurs places par droit héréditaire, c’était toujours les mêmes qui étaient ensemble, les gens avaient formé des groupes, ces centaines de groupes étaient assis tant bien que mal sur le sol pierreux durant des heures et maintes fois, quand l’air manquait et quand les gens s’évanouissaient par rangées entières tous se mettaient à crier puis il se refaisait souvent aussi un tel silence que l’on croyait que ces milliers de gens dans les galeries étaient déjà morts. Sur de longues tables de bois disposées pour cet usage on étendait les gens évanouis avant qu’on les traîne hors des galeries et il me souvient encore des nombreux corps de femmes entièrement nus sur ces tables que les secouristes, hommes et femmes, massaient et que trps souvent nous-mêmes massions sous leur direction pour les maintenir en vie. Toute cette société des galeries, pâle, affamée et promise à la mort était de jour en jour et de nuit en nuit plus fantomatique. Accroupie dans les galeries, dans une obscurité uniquement remplie d’angoisse et sans aucun espoir, cette société promise à la mort parlait par surcroît toujours de la mort et de rien d’autre. Toutes les terreurs de la guerre dont ils avaient eu connaissances et qu’ils avaient personnellement vécues, des milliers de messages de mort arrivés de toutes les directions, de toute l’Allemagne et de toute l’Europe étaient discutés par tous dans ces galeries avec une grande insistance. Pendant qu’ils étaient assis dans ces galeries, ils répandaient librement dans l’obscurité qui régnait ici leur conviction de la ruine de l’Allemagne, de l’évolution toujours plus marquée du présent vers la catastrophe mondiale la plus grande qu’il y avait jamais eu et ils ne s’interrompaient que totalement épuisés… »

  • Transsubstantiation

            

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     Le Christ mort de Holbein est un cadavre jaunâtre tirant sur le vert à barbiche de fil de fer, mais je n’y perçois aucun ricanement de l’artiste. Cela va-t-il ressusciter nom de Dieu ? Oui, cela ressuscite à l’instant. A l’instant je ressens, sur ma peau, la beauté de cette horreur. Le diable enrage, et moi je me sens plein de vie éternelle.

     

  • Ceux qui observent les migrations

     

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     Celui qui prononce les noms de Heidegger et de Derrida pour bien marquer le territoire sur lequel il accueille  ses nouveaux étudiants à jeans leur tombant sur le cul / Celle qui ne sait pas que Stendhal s’écrit avec h et Beyle avec y et que son prof trouve d’autant plus cool / Ceux qui ne savent pas où chercher le bonheur / Celui qui note sur ses bretelles les prénoms de ses nouvelles conquêtes / Celle qui n’a plus disséqué de goitreux après 1957 / Ceux qui lisent De l’amour avec la nouvelle prof eurasienne / Celui qui prétend que son rapport à la finitude a changé depuis que Gilberte est entrée dans sa vie / Celle que le besoin de se réinitialiser (selon son expression) contraint à changer souvent de partenaire et de voiture / Ceux qui citent par cœur les articles qu’ils ont publiés il y a tant d’années déjà / Celui qui se croit toujours le meilleur coup de la paroisse / Celle qui sait que ce n’est plus lui mais le nouveau pasteur / Ceux qui s’agglutinent dans le bar gay sans se douter que le détonateur de la bombe qu’un employé homophobe de la mairie y a déposée a finalement merdé / Celui qui estime que Vienne n’a jamais su reconnaître son talent de violoniste du fait de son origine sénégalaise / Celle qu’une émotion enfantine a saisie à la découverte du Chardonneret de Carel Fabritius / Ceux qui négocient le prix d’un ange de bois polychrome de la fin du XVIIe avec un marchand ignare que leur excès d’intérêt pour cette bricole commence d’intriguer un max / Celui qui se peint les ongles en vert en souvenir d’Andy Warhol / Celle qui écoute L’Amérique de Joe Dassin dans son studio mal chauffé du Quartier rouge / Ceux qui ont l’intention de dynamiter la nouvelle éolienne de leurs voisins Van Wetering dont les journaux ont trop parlé, etc.

    Carel Fabritius, Le Chardonneret. Mauritshuis, La Haye.

     

  • Les dents de la nuit

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    Pour Philippe Rahmy


    Cependant des affres des nuits d’enfants me revenaient des cris que ma double nature souriante et cruelle ne parvenait pas toujours à acclimater, comme ce matin la cruelle nature du jour plombé de pluies acides me porte à me rappeler d’autres mots de nos enfances à travers les années et les siècles, et tous les maux dispensés par Celui que mon trop sage ami Lesage appelait en souriant le méchant Dieu.
    Au chevet de l’enfant de verre, le méchant Dieu s’ingéniait. L’enfant de verre était l’instrument du méchant Dieu : l’un de ses préférés. Le méchant Dieu n’aimait rien tant que les pleurs et les cris de l’enfant de verre. Le méchant Dieu appréciait certes toutes les merveilles de la nature, selon l’expression consacrée, le méchant Dieu laissait venir à lui l’enfant sirénomèle et le nain à tête d’oiseau, mais une tendresse particulière l’attachait à l’enfant de verre dont les os produisaient, à se briser, un doux son de clavecin qui le ravissait. En outre, le méchant Dieu se régalait des accès de rage et de révolte de l’enfant de verre, qui lui rappelaient sa propre rage et sa propre révolte envers l’Autre, dit aussi le Parfait. L’enfant de verre était la Tache sur la copie du Parfait. Avec l’enfant de verre, le méchant Dieu tenait une preuve de plus que l’Autre usurpait cette qualité de Parfait que lui prêtait sa prêtraille infoutue de prêter la moindre attention à l’enfant de verre, sauf à dire : Volonté du Seigneur, thank you Seigneur.

    Un jour qu’il pleut de l’acide, il y a tant d’années de ça, je me trouve, interdit, à regarder les planches coloriées du garçon à face de crocodile et de la fille aux ailerons de requin, dans le Grand Livre de la Santé de nos parents, et jamais depuis lors cette première vision ne m’a quitté, que le méchant Dieu se plaît à me rappeler de loin en loin sans se départir de son sourire souriant et cruel, me désignant à l’instant, tant d’années après, ces mots de l’enfant de verre sur le papier : une voix s’élève, puis s’interrompt, sans mélodie, ni vraie ligne rythmique, en suivant l’arête des dents…
    Les dents de la nuit sont le cauchemar de tout enfant, mais ce ne sont que des lancées, comme on dit, tandis que l’enfant de verre continue de se briser tous les jours que Dieu fait, comme on dit. Les dents de la nuit de l’enfant de verre ne cesseront jamais de le dévorer, pas un jour sans un cri, c’est un fait avéré mais que je te propose d’oublier vite fait, mon beau petit parfait dont nous avons compté toutes les côtes, sous peine de douter du Parfait, tandis que la prêtraille dicte à la piétaille ce qu’il faut penser : que telles sont les Voies du Seigneur.
    Il pleut, ce matin, une espèce de pétrole, et les mots de l’enfant de verre me reviennent, je n’invente pas, la parole est besoin d’amour, je le sens enlacé par le mauvais Dieu, peu à peu le mauvais Dieu le serre en le baisant aux lèvres et en le serrant dans ses anneaux d’invisible boa denté, et doucement, imperceptiblement, comme de minuscules biscuits qu’on émiette dans la langoureuse buée des tisanes de nos maladies d’enfance, doucement les os de l’enfant de verre se brisent en faisant monter, aux lèvres du méchant Dieu, ce sourire que nul ne saurait imaginer avant de la voir, ce qui s’appelle voir – mais l’enfant de verre me garde de l’imposture de dire quoi que ce soit que je saurais sans le savoir : je te hais de préférer ma souffrance à la tienne ; je suis né en me fracturant le crâne et le coeur à l’arrêt ; j’ai perdu très jeune les êtres que j’aimais… il me reste une mère… ma mère s’est assise entre les deux fenêtres, elle me tend une tasse de thé au jasmin : j’embrasse ses mains et l’odeur de la pluie…

    Les serpents de pluie de ce matin sont les larmes de je ne sais quel Dieu, je ne sais ce matin quel corps j’habite, je reste ici sur l’arête de mes dents du crétacé de Laurasia, bien après que les mers se furent retirées, nous laissant alentour moult débris d’enfants de mer aux os brisés dans le grand sac du Temps, mais la voix de l’enfant de verre me revient une fois encore : c’est presque trop beau; le ciel grogne au loin ; un fort vent se lève, gorgé d’écailles et de perles ; une fenêtre claque, un rire traverse les étages…
    Mes larmes sur ton front, méchant drôle, quand tu écris encore : une mouche vient boire au bord des yeux ; on dirait une âme se lavant du péché...

    (Ce texte est extrait de L'Enfant prodigue, récit en chantier)
    Les citations en italiques sont tirées du livre de Philippe Rahmy, Demeure le corps. Cheyne, 2007
    Image: Dessin à la plume de Louis Soutter.

  • La soupe aux mots

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    De Babar à Babouchka, d’Aleph à Zanskar, de l’Abaca de Manille à la Zwanze ou au gaz Zyklon, nous avons écumé tous les alphabets, l’enfant et nous, et tous les enfants venus ensuite, et les îles et les ailes tournoyant dans l’Univers en vertu consécutive du premier geste de l’universel Bing et de son compère Bang frappant de concert sur le non moins universel GONG.
    Le mot GONG rayonnait. Le mot GONG irradiait à travers l’eau du Temps, dirai-je plus pompeusement. L’infinie vibration ondulatoire et corpusculaire du mot GONG me ramenait à la maison sous l’eau de mon enfance, et le grand entonnoir du Temps m’avalait et je devenais cette onde infinie que le mot GONG faisait capter, tant d’année après, par l’enfant amusée, médusée qui, dans leur bain, disait Bing à sa sœur lui répondant doucement Bang.
    Dans le bain des enfants nous avons retrouvé tous les mots. Il n’y a qu’une eau dans le mot DIEU que personne n’a jamais vu et que nul, par conséquent, n’écrira jamais, sauf pour de semblant, comme on dit, théologisais-je dans le bain des enfants. Ce nom quelque peu mystérieux de DIEU, disais-je aux enfants, ce nom sans prénom, vous ne le regarderez pas plus que le soleil dans le ciel, mais regardez bien le mot SOLEIL et le mot CIEL que le magicien des dictionnaires ne cesse de faire se transformer en SONNE ou en SUN ou en CIELO, en HIMMEL ou en SOLE, et cent autres mots soleillent dans le ciel constellé des dictionnaires, et le mot DIEU peut-être regardé, mais prenez garde au nom de Dieu qui contient toute notre eau sacrée, disais-je aux enfants médusées.
    Votre théologie sent le fagot à plein nez, m’avait dit Monsieur Lesage qui préférait, quant à lui, se tenir à distance de celui qu’il tenait pour un être surtout mauvais, fauteur de guerres et de cancers - vous arrangez le Tyran à votre convenance, mais je vous aime bien pour cela même, vous le refaites à notre ressemblance, pour un peu votre Dieu réformé prendrait un peu de nos guerres et de nos cancers sur Lui, mais ne lui demandez pas de rendez-vous pour moi, abstenez-vous, j’en reste là, vous en fumez une ?

    Or nous étions restés, dans le bain des enfants, nous étions restés à sonder les mots quelque temps. Le mot LAC et le mot LUNE. Le mot OCEAN. Le mot CONTINENT. Ce que je leur montrais, de nos genoux affleurant l’eau, que j’appelais les Monts de la Lune. Les îles des nez de la mère et du père affleurant le lagon écumant de savon: alors le mot HUTTE, le mot COCOTIER. Un doigt remontait sur une cuisse émergée et c’était Robinson se sentant bien seul, et voici que Vendredi le rejoignait, surgi d’une cuisse voisine, et l’on riait et batifolait, mais l’heure tournait, l’eau refroidissait, on allait devoir se coucher proclamait la mère incessamment prévenante.
    Alors, après que la mère s’était retirée, comme la mer se retire après la marée, Le mot PERE, le mot CORPS, le mot MYSTERE se trouvaient possiblement évoqués le temps d’une autre expédition de par les îles variées. Aux enfants petites, dans leur bain, le corps du père ne celait aucun mystère, n’était ce bestiau-là dans sa forêt, quand elles n’en avaient pas, n’ayant elles qu’une fente de tirelire: comme leur mère elles appelaient ça le pistolet, qu’elles n’avaient pas, mais ce corps de père sans mystère, ce corps tellement envahissant n’avait fait que passer dans leur eau et leurs mots avec lesquels il était tellement mieux de jouer seules, à écouter sous l’eau le gong évoquant le mot CŒUR et le mot SANG dont il fallait se détourner vite pour des mots plus rigolos.
    Les mots POUPOUNE et FOUFOUNE. Les mots qui vous laissent le bec dans l’eau : l’exclamation Au secours je me noie, le mot AÏE, tu me piques, les mots mouillés de GRENOUILLE, et je te saute dessus, ou de PAPOUILLE, mais tu me pinces, c’est triché - le mot PANIQUE aussi quand le requin annoncé par la voix du père incorrigible (grondait la mère) surgissait des grands fonds dans l’eau du bain des écervelées, alors je ne joue plus, alors le mot DEJA, le mot SCHLUSS de la grand-mère - les mots de la fin du bain préludant à la fin de tout, se diront plus tard les enfants se rappelant ces déchirants instants de s’arracher au Jeu, et c’étaient alors suppliques et répliques, et les fines sirènes entortillées comme des anguilles se trouvaient happées, enveloppées, séchées et talquées, prêtes à être mangées toutes crues par l’Ogre à baisers.
    (Extrait de L’Enfant prodigue, récit en chantier)

    Image: Gravure d'Armand Desarzens.

  • Le mot DANSE

     

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    Le mot DANSE m’apparaît ce matin, et tous les mots se mettent à danser avec l’enfant, petite, toute nue et belle dans un long foulard de soie flottant autour d’elle, là-bas sur le haut gazon de la maison de vacances comme suspendue au-dessus des mélèzes, dans l’air frais et bleuté des glaciers, toute seule à danser pour la première fois comme elle a vu, quelque soir à la télé, l’immatérielle Isadora dans un film d’un autre temps, qui dansait et dansait en ne cessant de danser et danser.

    Je serais Isadora et je danserais et danserais, semblaient alors dire tous les gestes et les mouvements de l’enfant à sa danse, seule là-bas sur le haut gazon et sans voir qu’elle était vue, sans s’en soucier nullement d’ailleurs, toute à sa danse, gracieuse et rieuse, tout à son geste et à son mouvement de danser et danser.

    Isadora1.jpgOr ce geste et ce mouvement, je le revis à présent les yeux fermés dans la brume du jour se levant, ce geste et ce mouvement de cette première danse de l’enfant sont l’émanation même de la geste en mouvement de l’enfance et tout commence de tournoyer, dans le geste et le mouvement du temps, et me revient toute la grâce de cette après-midi dans l’absolue fraîcheur de l’été sous les glaciers dont les eaux tombées du ciel semblent se répandre sur les épaules des prairies suspendues, me revient toute l’émouvante beauté de cette enfant qui danse quasi nue et trouve, invente, se plie et se déplie dans la lumière intemporelle de cette après-midi d’innocence – et le soir, pour la première fois, le soir la petite dans son cahier de mots, la petite écrira le mot DANSE.

    Or à cet instant-là, tandis qu’elle dansait et dansait sur la pelouse, toute grâce et presque nue, l’homme et la femme, plus que nus ceux-là, la regardaient et dansaient et dansaient sans être vus, dansaient en houle et en foule de gestes et de mouvements, et le soir le père guiderait la main de l’enfant pour écrire le mot DANSE qui contient la chose, et la mère, peut-être, contiendrait depuis ce jour un nouvel enfant dont le père conduirait, peut-être, un jour, la main pour écrire le mot CHANT - un jour elles seraient deux enfants à danser et la mère et le père revivraient, tant d’années après , cette danse infinie de la geste d’enfance. 

       Brume13.jpgLes arbres, ce matin, étaient comme autant de danseuses en foule dans la brume soyeuse des derniers feux d’arrière-automne, mais c’est sans mélancolie aucune que je me suis repassé ces autres séquences heureuses de nos enfances et des enfances de nos pères et mères, de tout ce qui danse au monde dans le tournoiement des gestes et des mouvements de nos enfances et de nos adolescence et des enfances et des adolescences de nos mères et pères et de leurs mères et pères et voici que les miteux et les marmiteux du quartier de nos enfances se sont mis à danser à leur tour, voici les boiteux qui se sont mis à danser en faisant tournoyer leurs béquilles, voici les bigleux qui se sont mis à cingler la brume de leurs cannes blanche pour y voir enfin tout ce monde qui danse, et le grand Ivan s’avance au bras de sa nouvelle fiancée, et le petit Ivan le singe en dansant avec sa sœur puînée, tout se met à tourner, les défunts se relèvent de dessous le gazon et se mettent à danser et danser,  voici que mon pauvre Pilou nous rejoint sur le grand pré et se met à tournoyer dans la chemise trop grande pour lui qui lui fait des sortes d’ailes de zoulou, allez bandes de pédés, comme il disait le filou, tous les pelés du quartier, à votre tour d’inviter l’Augustine et de la faire danser et danser, et je retrouve à l’instant la main de mon enfant dans la mienne, et j’inscris le mot DANSE, et le mot s’ouvre comme la brume ce matin s’ouvre sur ces arbre semblant danser dans le flou, danse de mots et de morts nous rejoignant à l’instant sur le papier où le mot CHANT à son tour s’ouvre, et toutes les mélodies de nos enfances et de nos adolescence affluent alors et se mêlent, il n’y a plus ce matin qu’une musique au monde et dans les branches des Indiens et des Nègres et des Chinois et des Gentils et des Nuls de partout, tous chantent et dansent dans le silence absolu de cette brume de l’aube où le seul mot de DANSE m’a rendu cette après-midi d’été éternelle où notre enfant petite et nue dansait seule dans la soie de l’air - il faut tout à l’heure que je lui balance un SMS où je n’inscrirai que le mot DANSE, et à sa sœur puînée aussi pour pas l'enjalouser, à sa mère dans la foulée et ça nous délivrera de ce monde lourd de ces jours, voici la danse et la transe d’humanité, bande de crevés, suffit de vous déhancher et de vous déjanter dans la foulée des jolies filles-fleurs de l’été qui jamais ne passera, promis-juré, suffit d’y croire et de vous faire légers, voici l’Afrique et l’Amérique de nos enfances tatouées, allez, galopants, galopez carrousels de notre enfance à caramels.

    (Extrait de L’Enfant prodigue, récit en chantier)     

     

  • Le temps du Jeu

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    Il a suffi d’une petite paire de ciseaux de plastique bleu pour enfant pour faire éclater le premier rire de l’enfant. L’enfant est devenu Quelqu’un en voyant le père jouer avec cette petite paire de ciseaux de plastique qui ne coupe rien mais peut faire le loup ou le crocodile ou les oreilles de lapin ou les oreilles d’âne. Ces ciseaux de plastique bleu se trouvaient là quand le père est revenu de voyage, comme le lui rappelait Ludmila hier soir après le cinéma, où ils sont allés voir L’Enfant, elle pour la première fois, lui pour la énième - tu revenais juste de voyage et tu as pris ces ciseaux de plastique bleu posés à côté du futur nécessaire de couture de Mademoiselle Cécile, et tu lui as montré le bec de canard en faisant coin-coin et ça l’a fait éclater de rire pour la première fois.
    Jusque-là, l’enfant n’avait jamais vu aucun canard de si près, n’était celui de plastique jaune de sa baignoire, mais sans doute avait-elle déjà entendu le coin-coin des canards du fermier voisin, là-bas à l’impasse des Philosophes où elle avait passé ses premières semaines d’hiver, emmaillotée comme une poupée russe et roulant déjà ses yeux en bille de loto, ressemblant alors passablement au ministre français Raymond Barre. Or c’était le semblant de canard, et pas le vrai, c’était le jeu de faire coin-coin qui avait fait éclater l’enfant de rire, un vrai canard l’eût peut-être épouvantée à ce moment-là tandis que la seule évocation du canard, assorti du coin-coin réglementaire, la seule imitation du bec de canard avait déclenché ce premier rire auquel j’avais repensé la veille au soir, les larmes encore aux yeux, mais des larmes de joie, après les larmes amères et consolantes à la fois de la dernière séquence de L’Enfant.
    L’Enfant
    raconte cette affreuse histoire d’un enfant vendu par désespoir dans un monde où le rire et les larmes ont le même goût d’amertume, mais L’Enfant raconte aussi l’émouvante beauté de l’homme perdu qui revient et de l’amour perdu qui revient, L’Enfant dit tout l’affreux du monde qu’un seul éclat de rire d’un enfant voyant un canard bleu suffit à égayer un instant, comme un éclat de joie sous le ciel bas, et ce premier rire de Quelqu’un va se répéter sous le ciel de tous les jours et voici Mademoiselle Cécile faire à son tour les oreilles de lama et le bec de pingouin.

    Le jeu serait de jouer, mais tu ne te contenterais pas de jouer à jouer : tu jouerais, tu serais le jeu, vous seriez le jeu, le jeu serait le jeu lui-même, il n’y aurait plus de temps que celui du Jeu.
    C’est alors que tout se joue et se noue. Plus tard ils te parleront de principe de réalité, mais ce ne sera qu’une ruse pour déjouer le sérieux du Jeu : tu le sais. Tu sais que le premier rire de l’enfant t’ouvre un paradis où tout ce qui semble semblant est à vrai dire vrai. Tu sais que l’ombre au mur d’un crocodile ou d’un loup n’est qu’une ombre au mur de crocodile et de loup, mais que ta peur est réelle. Tu sais que la mort est réelle depuis que l’Enfant t’a été révélé, ou plus exactement : tu sais que la vie seule est réelle, avant et après la mort.
    Dans la chambre du monde, le cercle de la mère et du père et de l’enfant seul ou nombreux forme le cercle du Jeu où le temps semble arrêté sans l’être, où rien ne semble compter alors que tout compte, et le jeu de ce matin sera de renommer les choses et de les classer par ordre d’importance, selon les seules règles du Jeu.
    Du premier éclat de rire au premier mot, du premier pas à la danse autour de la chambre bientôt élargie aux dimensions du monde, des premiers effrois de DEDANS aux premiers élans jetant l’enfant vers ce DEHORS obscur et merveilleux où l’on ne sait pas encore que rien ne sera plus, APRÈS qu’on y aura accédé, comme AVANT, de la première LETTRE au premier MOT, des bras de la mère aux petits pas du père te donnant la main, tout ne sera plus jamais qu’évocation et que retour, tous les matins, à ce rond de lumière de la chambre où de la cour ou de l’aire de terre ou de sable ou de poussière du premier jeu qui vous a vu, l’un pour l’autre, devenir Quelqu’un.
    Il n’est pas de plus émouvante beauté que celle du rire et de la première consolation de l’Enfant. Il n’est pas de temps plus important que celui qui se joue à l’instant. Il n’est pas de moment plus sérieux que celui du Jeu.

    (Extrait de L'Enfant prodigue, récit en chantier)

    Image: page d'un Album de Friedrich Dürrenmatt, colorié pour ses enfants.

     

  • Le rire de l'enfant

    L'Enfant noir.jpgAlors j’ai tout laissé venir, et tout est revenu. J’étais là, tout con, dans cette espèce de premier matin du monde que me rappelait le chaos de mon atelier où j’avais laissé tout s’amonceler depuis tant de temps et de jours et d'années et de siècles aussi, je dormais encore à moitié et tout soudain j’ai tout lâché, et du coup tout s’est lâché, et c’est alors que m’est revenu le premier rire de l’enfant.

    On dit que cela ne se peint pas, mais c’est à voir. On dit que le Seigneur ne rit pas, mais cela aussi est à voir et revoir. En fait, tout est à voir et à revoir, et c’est à cela que je vais m’efforcer ces jours et ces années dans mon atelier bordélique et d’abord en tâchant de raconter comme on a pleuré, Ludmila et moi, au tout premier rire de l’enfant.

    On croit qu’on est rien. On croit qu’y a plus rien, depuis que les valeurs tombent dans les cités d’affaires. On ne croit même plus à l'indice du Nasdaq: c'est dire. Le Nasdaq est en chute libre, murmure-t-on ce matin dans les cités d’affaires, je l’entends jusque dans mon atelier, et cela me rappelle le temps où, contre le Seigneur et mon père et les pères de mes pères, je vociférais ma rage de constater qu’il n’y a rien qui vaille au monde, et moins que rien: que tout s’est empilé pour rien, qui a été cramé pour rien dans les camps de l’enfer; et me rappelant ma rage de vingt ans je suis fier de mon erreur de vingt ans mais de cette rage je fais aujourd’hui du petit bois auquel je fous le feu de ma joie, car je le sais maintenant: je le sais qu’on n’est pas rien depuis que l’enfant s’est marrée, et que le Seigneur se marre.

    Le rire de l’enfant est comme une étincelle en pleine mer amère de tous  les chagrins du monde, et tout à coup la marée monte, ça fait chialer les niais que nous sommes, Ludmila et moi, mais c'est chialer de joie et voilà le travail : ce sera de raconter ça. Tu prends ça dans ton atelier, mec, tu prends tout ce que tu croyais qu’allait pas, tu prends tout ce que tu croyais moins que rien à tes vingt ans d’indomptable bon à rien et cette idée foutue que c’est rien tu la répares. Tu n’as plus que ce qui te reste de vie pour tout réparer de ce qui compte, et voilà bien ton compte : voilà ta dette à éponger, et là tu prends ton éponge parce que ça va gicler dans ton atelier.

    Là je vais balancer une marée d’ombre et de terres, de Sienne et de partout s’il le faut, parce que je veux que ce que je croyais rien tienne sur quelque chose, blanc de zinc et blanc de chine et sang et sperme et sable et chaux vive de baptistère et de cimetière, faut vraiment que ça tienne, mec, sur cette putain de toile de lin de rien.

    Le rire de l’enfant est la preuve qu’on n’est pas rien : qu’on est Quelqu’un. C’est par ce rire que l’enfant est devenue Quelqu’un. Il y a avant et après ce rire, comme il y a avant et après le Seigneur. Avant ce rire de l’enfant, celle-ci était l’Enfant à majuscule, elle était tous les enfants aux mêmes museaux ou à peu près, tous les enfants qui chient et roupillent et nous empêchent de roupiller et nous font, il faut le dire objectivement, pas mal chier, elle était tout ce qu’ils sont à l’instant présent de par le monde, gavés ou affamés de par le monde, tous les enfants qui hurlent et pullulent de par le monde, tous les enfants qu’on dorlote ou massacre et qui n’ont, objectivement, pas la même valeur selon l’indice du Nasdaq, sauf aux yeux du Seigneur qui les met tous dans le même panier - avant donc ce premier rire de l’enfant, celle-ci n’était pas encore ce Quelqu’un qui fait qu’aucun enfant, qu’on le dorlote ou qu’on l’affame, n’est comparable à aucun autre.

    Je noterai ça dans le regard de l’enfant, quand le moment viendra. Le rire de l’enfant se lira dans le regard unique de l’enfant que je vais m’efforcer de peindre.  Cet enfant ne sera pas notre seul bien. Le petit Titus ébouriffé n’est pas que du seul Rembrandt non plus. L’enfant que je peindrai pourrait être aussi cet enfant noir à la fleur de pureté que je retrouve  ce matin dans le fatras de mes papiers, tombé de je ne sais quel ciel, fils de je ne sais quel père de quel désert, créature de je ne sais quel Seigneur. C’est cela même : le rire de l’enfant tombe du ciel, comme la joie du Seigneur me tombe du ciel ce matin dans le chaos de mon atelier. De tous les enfants noirs ou verts à fleurs blanches ou bleues, de tous les enfants bleus à fleurs noires ou jaunes je vais tâcher, je vais essayer, je vais m’efforcer de peindre le rire.

      Tout me revient à l’instant avec précision. Mon tableau se jettera, comme le premier sperme, avec l’innocence de ce qui est donné de la terre ou du ciel, mais je l’aurai pensé sans y penser, je l’aurai voulu sans le vouloir, ce sera comme s’il nous était donné.

    (Extrait de L'Enfant prodigue, récit en chantier)

    Image: L'enfant noir. Peinture de Louay Khayyali (Syrie). Reproduit dans Claude Michel Cluny: des figures et des masques, de Jalel El-Gharbi, aux éditions La Différence, Photo Raymond Collet. Pour plus de précisions: http://www.babelmed.net

    Et pour rencontrer Jalel ce matin: http://jalelelgharbipoesie.blogspot.com

     

  • La Mère et l'Enfant

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    En sortant de nous l’enfant nous a sortis de nous, me dis-je alors qu’un nouveau jour gris sort de la nuit et que je m’apprête à mettre des couleurs aux mots et aux noms sous cette douce lumière d’aube ou de fin d’après-midi que diffuse le nom de Ludmila, et relevant les yeux sur le gris du jour voici que m’apparaît, miracle de toutes nos enfances, l’arc-en-ciel des couleurs que je m’apprêtais à tirer de ma nuit.
    Fugace, merveilleuse apparition, cliché parfait de l’émerveillement multimillénaire de toutes les enfances du monde - à son pied se cache un Trésor me disait mon grand-père, surnommé le Président, et je me revois avec ma pelle de crédule enfant sur le chemin du pactole, je me vois quitter le jardin de nos enfances et remonter vers le grand pré dont l’arc-en-ciel a surgi comme une signe manifeste de Celui qui a planqué le trésor, un formidable élan me porte, pas un instant je ne doute de ce que m’a raconté le Président dans son jardin à lui, puis je me trouve au lieu même que j’avais repéré et voici qu’un grand désarroi s’empare du chercheur de trésor constatant que l’arc-en ciel n’y est plus, s’étant pour ainsi dire volatilisé, et quelle déception c’est alors, quelle désillusion dont je ne parlerai à quiconque mais qui laissera en moi comme une marque à vie, selon l’expression, quel dépit pour l’aventurier, Jim Hawkins ne serait pas moins désappointé et pourtant, tant d’années après, c’est à présent l’image de Coboye qui me revient, cher vieil épouvantail à chapeau de western que j’observe mélangeant ses couleurs au beau milieu de ce même grand pré, titubant un peu devant son chevalet et m’adressant, non sans cesser de maugréer, comme un signe de connivence.
    Le lieu commun du poète donnant telle ou telle couleur aux lettres, A vert, O noir, tout le bazar, me sert du moins ce matin comme tout me sert de la soupe originelle de toutes nos mémoires dans l’immensité de laquelle affluent tous les affluents par la confluence ondulatoire et corpusculaire des particules, il n’y a pas que notre lac originel qui s’étale là-bas mais tous les lacs noirs d’Afrique et les lacs verts d’Océanie et les lacs de sable et les lacs de sang - mais je divague, je me mélange les pinceaux, je vais te faire une Mère à l’enfant comme tu n’en as jamais vue.

    Les couleurs, dans leurs tubes, sont comme de petites poupées à têtes multicolores attendant dans la maison miniature préparée dans la chambre elle aussi préparée de l’enfant. L’enfant habite la maison depuis quelque temps déjà mais pour le moment elle fait son job à plein temps de petite marmotte à marottes limitées : je mange et je digère et je chie et je dors et je crie est à peu près tout le programme, que le père étudie, absolument niais, non sans y participer : je lange et me lève la nuit et réchauffe sa popote, tout m’émerveille de ce loupiot.
    Tout cela nourrira les couleurs de La Mère à l’enfant, me dis-je ce matin en préparant ma palette de rapin raté qu’irradie la joie de la simple idée de peindre La Mère à l’enfant qui se trouve par excellence, par les temps qui courent, la chose qui ne se fait plus chez ceux qui se disent aujourd’hui plasticiens. Il est vrai que je retarde terriblement et en tout. Je me sens tout à fait le contemporain de Lascaux ou de Paolo Ucello, les madones de Fra Angelico ou de Duccio, les garçons de Luca Signorelli ou du Caravage, les ciels de Corot ou de Turner sont du temps que je fais mien ce matin, loin des performers et des designers, qui sont un peu les raiders et les traders de la foire aux arts avariés.
    Mon temps de ce matin est celui de la palette de Cézanne, pourrais-je dire par manière de reconnaissance au vieux maître dont la fraîcheur de l’œil est celle-là même de l’enfant au milieu du grand pré à l’arc-en ciel, mais les couleurs viennent toutes seules, pas besoin de palette ni de référence, les couleurs affluent et pas besoin de les convoquer ou de les aligner, tout va se passer par elles et ce sera comme l’apparition, tout à l’heure, de ce miraculeux Phénomène, oui faire, au grand sens de la poésie, faire au sens d’un dévoilement stupéfiant de beauté, sans savoir ce que diable elle est, le signe de quel Dieu vivant, faire se fait à l’aveugle par le seul jeu des couleurs montées du tréfonds de toutes les mémoires en lents glacis : c’est ce que je me dis en les laissant venir à la toile en cette fin de matinée éternelle : ce sont les couleurs, ce sont les douleurs, ce sont les parfums et les caresses, ce sont les mélodies des berceuses et des élégies, ce sont les mots que murmure la mère éternelle à l’enfant qui vient - et maintenant tu te tais…


    Tout le temps que je peindrai La mère et l’enfant je vivrai dans le silence que j’entends faire parler, non sans raconter chaque instant du tableau à l’aveugle qu’il y a en moi. C’est donc en fermant les yeux que je peindrai ce portrait de Ludmila en Mère à l’enfant et j’avancerai à l’aveugle, comme dans la maison noire de nos enfances, je m’abandonnerai à la main de Celui qui sait les couleurs de l’arc-en-ciel été comment de ces couleurs tirer des bruns qui sont des ors et des lumières tissées de vert et de gris.
    Les yeux de Ludmila ne seront pas visibles en tant que tels, ce seront les yeux de tous les yeux, mais il y aura dans ces yeux ce gris et ce vert bleuté qui échappe à Ludmila comme je sens à l’instant m’échapper les mots d’une autre langue qu’il faudrait, alors même que j’ai commencé de peindre en me rappelant nos deux silences, ce dernier voyage à Den Hagen que nous avons fait, devant ce couple de vieux peint par Rembrandt et qui nous regardaient et que nous regardions en silence.
    Je revois alors l’enfant Titus ébouriffé. C’est dans la même salle, je crois, que les vieux qui nous regardaient, et que des tas d’autres portraits de Rembrandt, juste à l’entrée, que se trouve le petit Titus ébouriffé, devant lequel aussi je suis resté muet. Car l’enfant ébouriffé m’a rappelé, alors, le grand tableau de l’enfant Ludmila peint le jour par l’ami de sa mère et qu’elle est allée effacer la nuit, le trouvant peu joli, et c’est alors ce que je me dis en silence, parlant à l’aveugle qui est en moi : que ce portrait de Ludmila en mère à l’enfant serait celui que personne jamais ne pourrait effacer, étant en nous et se peignant en silence, que je peindrai le jour et que chacun ira retoucher la nuit pour le faire à sa ressemblance.
    Rembrandt.jpgCe que je fais à l’instant ne m’appartient pas. Signé Rembrandt ne m’en impose aucunement non plus, étant entendu que la vieille et le vieux de Rembrandt résument tous les vieux de la vieille et que ce sont des enfants ébouriffés sous le regard de l’aveugle qui est en chacun de nous.
    L’idéal serait que je puisse peindre ma Mère à l’enfant, qui sera le portrait des portraits de Ludmila, comme le portrait de l’enfant sera le portrait des portraits de nos deux enfants, sur une Mère à l’enfant idéale résumant toutes celles depuis Lascaux que l’aveugle en nous a peintes sur les murs de sa caverne à décor variable.
    Avant l’irradiante apparition de Ludmila dans le bar de ce soir-là, il y a de cela deux vies d’enfants, je peindrais donc toutes les Ludmila depuis que je l’ai connue et toutes les Ludmila qu’elle m’a racontées d’avant notre rencontre, que je n’ai pas connue mais que j’ai reconnue dans le visage irradiant de la Ludmila ressuscitée de plusieurs morts déjà, reconnaissant en moi le reflet d’un garçon rêvé que j’ai massacré plusieurs fois déjà jusqu’à me trouver ce soir-là, tout con, à lui sourire comme je ne sourirai plus à personne.
    Le début d’un portrait ne peut être qu’un Tohu-Bohu, mais je sais une vieille histoire à dormir debout qui parle d’un atelier plus encore chaotique que le mien ce matin où, taiseux, à l’insu de Ludmila qui roupille dans son recoin, je choisis à l’aveugle les couleurs de cette Mère à l’enfant que je vais concevoir en six jours avant de me reposer dimanche prochain si tout va bien, et la toile que j’ai choisie est elle aussi un Tohu-Bohu sur laquelle, à travers les années, se sont empilés quantité de portraits et de paysages en couches ajoutées, dont les rouges et les verts de nos années ardentes se dorent peu à peu et se mordorent et donneront bien à la fin quelque chose comme un début de monde, comme un jardin que nous aurions parcouru toi et moi sans savoir bien qui tu es et qui je suis, qui nous a fait et comment, qui sera cet enfant qui ronflote dans son couffin, comment encore nous l’avons fait à l’aveugle, sans penser le moins du monde au lendemain, souviens-toi, ce n’est pas le premier soir que nous nous sommes aimés mais ça devait se faire dans les six jours ou peut-être un dimanche, c’était pour ainsi dire écrit nous disions-nous dans cette immense et vaine innocence du couple inaugural se livrant nu à l’initial Désir, et ce matin mes pinceaux se mélangent et délirent, je ne vois rien mais la lumière affleure le chaos et des formes se lèvent, dans la nuit remuent les animaux et les matinaux, Ludmila et le jour se lèvent, au commencement était le silence et le silence parlait…


    (Ce texte est extrait de L’Enfant prodigue, roman en chantier)

    Image JLK: Arc-en-ciel au lever du jour, le 21 octobre 2008, vu de La Désirade.

    Peinture: Rembrandt, Titus.

  • Visions de Thierry Vernet

     

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    «La vue c'est la vie», disait Thierry Vernet peu avant que la maladie ne l'arrache (en 1993) au monde visible, alors qu'il consignait, dans un minuscule carnet, et de mémoire, à deux ou trois jours de distance (bonne façon de faire la nique à la mort), des visages de gens rencontrés dans la rue ou le métro parisien, dont la frise des portraits saisit par sa fulgurante acuité. C'est à la même époque, aussi, que le peintre genevois de Belleville, tout à fait conscient de sa fin prochaine, peignit certaines de ses toiles les plus jubilatoires.

    Me reviennent alors les mots de cette lettre de jeunesse de Thierry, datant de l'été 1953. Il se trouvait alors en Yougoslavie en attendant que Nicolas Bouvier le rejoigne à Belgrade pour se lancer avec lui, en Topolino, dans le grand voyage de L'Usage du monde, et voici ce qu'il écrivait aux siens depuis Zagreb: «Je suis de plus en plus assuré sur mes pattes. Le boulot marche. L'aquarelle se trouve. Je vais au bout. Le fin du fin n'est-il pas de voisiner l'extrême limite, de se balader sur les crêtes, d'aller aux frontières où la peinture n'est presque plus de la peinture, où les formes en sont à leur dernier point de tension ?»
    Et quelques lignes plus loin, il ajoutait: «N'ayez point de crainte, mes chemises ont été lavées pour trente dinars par une femme de métier. Je porte beaucoup mes calosses de bain, c'est plus simple. Le budget est bien équilibré, malgré le petit déjeuner de hier! Dans un mois, je retrouverai le cher Nick, dans un mois et un jour, au Majestic. Disons vers 19 heures, sept heures du soir...»

    Thierry Vernet disait tout de son art en écrivant qu'il allait «jusqu'au bout». Son oeuvre, pure de tout chiqué pseudo-avant-gardiste, est en effet d'un réel risque-tout de la forme et de la couleur, prêt à toutes les audaces pour exprimer sa vision réelle jusqu'à «l'extrême limite», mais non du tout pour épater la galerie. La fulgurance de son regard n'excluait pas un respect serein de ce qui est (les calosses, le budget «bien équilibré», la figuration du ciselé du feuillage ou le détail cocasse, etc.) et un sens quasiment organique de la composition.

    Thierry Vernet ne se payait pas de mots lorsqu'il disait «se balader sur les crêtes», «voisiner l'extrême limite» et pousser jusqu'«aux frontières»: le trait de ses dessins exprime (avec des élisions et des «bonds» qui évoquent parfois Matisse et parfois les «extrêmes» de Tal Coat, tout en restant strictement personnel) cette danse de plus en plus légère et de plus en plus libre qui capte l'essentiel de la chose vue (bouquet de fleur, futaie, paysage) pour y ajouter le travail profond d'un regard reconstructeur.

    a43c3df10fde955ae2eb72b21dd3623a.jpgL'oeuvre de Thierry Vernet est à la fois d'un lyrisme allègre (le peintre citait volontiers les Psaumes de la célébration reconnaissante) et d'une sourde mélancolie. «C'est une peinture spirituelle que celle de ce Suisse de Paris, note l'écrivain Jan Laurens Siesling. J'y discerne sans mal une confiance infinie en la beauté de la vie, jusqu'à la candeur, corroborée par une abondance de bonne humeur, d'humour.»

    e3273dc2f6e0a3cf136bbc1259d0e8c7.jpgCelui-ci ne sacrifiait qu'incidemment à l'anecdote dans les croquis les plus innocents du passant, pour rejoindre la vie (tel chat attrapé d'un geste rond dans sa pose péremptoire de penseur baudelairien) que l'artiste savait en pleine conscience une «drôle de vie». Sans jamais toucher au tragique (tout différent en cela de son ami Josef Czapski), Thierry Vernet ne portait pas moins en lui les nuances pénombreuses de l'existence, qui se retrouvent dans l'aspect «plombé» de certains paysages ou dans la «morsure» de certains traits. Sa mélancolie retentit aussi parfois dans ses admirables aquarelles où la vue retient la vie au bord de la nuit fatale aux couleurs.
    Cependant au-delà des craintes et tremblements, le peintre retrouve une sorte de souveraine sérénité le rattachant aux maîtres anciens.
    5d9c290a09bc0210a33d7249251314cd.jpgColoriste aux effusions jamais euphoriques, Thierry Vernet se risque avec autant d'intensité et d'autorité dans l'aquarelle que dans l'huile. C'est en dansant aussi qu'il échappe à la virtuosité creuse ou à la flatterie. Il vit ce qu'il voit, et à nous faire mieux voir, il nous fait mieux vivre.
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  • Révélations de l'Enfant

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    V

     

                Cette aube était celle d’une nouvelle vie, nous l’avons vécue ainsi, l’Oncle Fellow et moi, pendant que Ludmila voguait encore dans sa nacelle d'anesthésie, nous l’avons ressenti dans la lumière de ce matin d’automne, tout dans l’ouverture  du ciel annonçait une vie nouvelle et nous nous taisions sans penser que le pire pourrait arriver aussi, le ciel naissait tandis que nous roulions à travers les prés, le futur oncle de l’enfant se taisait contre son habitude de personnage ouvert et disert que l’enfant, la première, appellerait plus tard l’Oncle Fellow à sa sortie de taule, lui et moi nous nous sentions portés par la montée silencieuse et radieuse à la fois de ce jour où la naissance de l’enfant se trouvait à vrai dire programmée par Opération, c’était plus sûr nous avait-on dit, nous avons aujourd’hui les moyens d’aider la nature, nous avait dit le chirurgien qui avait précisé que l’enfant naîtrait à telle heure précise, et pourtant la poésie y était, une folle poésie présidait à notre contemplation silencieuse de ce jour immense qui se levait et qui a continué de se lever à la naissance du deuxième enfant, dans une autre ville, et qui se lève tous les jours pour accueillir l’enfant qui vient.

    À ce lieu commun de l’enfant qui vient et du père croyant vivre l’Événement absolu, dès l’aube de ce jour, cependant, s’est associé cette espèce d’effroi dont je n’ai parlé à qui que ce soit sur le moment, et qui m’a saisi dès que, l’oncle Fellow et moi ayant revêtu nos tenues vertes et nos calots blancs de Martiens, nous fûmes en mesure de voir enfin l’Enfant et de le recevoir quelques instants, d’abord le Père évidemment.

    Et le Père est là, dans la plus inimaginable confusion jamais éprouvée de sa vie, le Père est là devant la Vie, et c’est la Mort qu’il voit : c’est tout de suite la Mort qu’il voit dans ce palpitant souriceau violet enrobé de cette espèce de terre chocolatée, c’est la mort possible de l’enfant s’il la lâche sur le dallage, c’est la mort assurée de l’enfant s’ils se met à la secouer pour manifester la joie qu’il éprouve depuis l’apparition de cette vie issue de leur deux vies, avec Ludmila, et des dizaines et des centaines et des milliers de vie de leurs deux généalogies, et c’est aussi sa mort à lui qu’il voit soudain lui apparaître, le Père jusque-là plus ou moins enfant demeuré, cette tête-en-l’air de père toujours à rêver plus ou moins, ce père qui n’en a pas l’air avec son air plus ou moins bohème demeuré, sans cravate et en jean délavé, voici que l’Enfant lui apparaît comme le messager de sa propre disparition, voici la première révélation de l’Enfant.

    Si la première révélation de l’Enfant me tient lieu pour ainsi dire de faire-part avant terme, je le prendrai avec tout l’humour mutique dont je suis capable en de telles circonstances, sans en parler évidemment  à Ludmila qui émerge peu à peu des vapes et n’a que faire de mes tremblements métaphysiques ou pseudos, mais surtout ressaisi, transporté par le sentiment que je deviens réel en me reconnaissant enfin mortel, ah la fameuse découverte : le Père déclaré, qui signe le récépissé de cette vie nouvelle, reconnaît enfin que ses jours sont comptés…

    On a donc reçu l’enfant des mains des soignants, comme on dit, on a donné le premier bain, comme on dit aussi, tout ce qu’on était  supposé faire, comme pour tant de gens ordinaires, a été fait au cours de cette fameuse journée après laquelle rien ne serait jamais comme avant, me suis-je dit in petto sans en parler à quiconque, tandis que l’oncle Fellow procédait à divers achats de première nécessité, comme on dit encore, selon les ordres de Ludmila dûment ressuscitée, son précieux bien serré sur son giron, l’air modestement triomphant.

    Retour à la case Réel, me dirai-je à travers les années en revivant ce matin-là. Retour aux choses de la vie. Retour aux gens ordinaires. Et cet autre matin d’automne, après tant d’années, à la veille peut-être de voir l’Enfant enfanter, c’est par le détail que je m’apprête à dénombrer les révélations de l’Enfant. Il n’y a que le détail de réel. Il n’y a de réel que le détail et la nuance. Il n’y a de réel que l’attention au détail et à la nuance qui distingue ce détail de cet autre détail. Il n’y a de poésie réelle que celle qui englobe tous les détails et les nuances avec la plus constante attention.

     

    La fin de l’éternelle matinée de l’enfant  à son premier jour fut essentiellement à sa gloire et à celle de la mère au modeste triomphe, douloureuse encore, encore un peu dans les vapes mais  au sourire d’une si émouvante beauté qu’on dirait que nul autre enfant n’est jamais venu au monde que celui-ci ;  et de fait, c’est l’évidence apparue au père et à l’oncle déjà: que l’Enfant est parfait et qu’il n’y en a point d’autre au monde. Après quoi l’enfant a été retiré à l’oncle et au père qui sont allés vaquer aux tâches de première nécessité, à commencer par l’annonce au monde entier de la naissance d’un Enfant parfait, et tout aussitôt l’enfant a perdu sa majuscule à l’annonce au monde de son prénom, et la mère s’est réveillée à qui l’on a confié son premier enfant qu’elle a mis quelques instants à identifier, se trouvant encore dans les vapes, et qu’elle a pris cependant contre elle pour entendre aussitôt ce souffle ajouté au battement qu’elle sentait en elle et qui maintenant se poursuit hors d’elle, ce souffle qu’elle perçoit à peine mais qui lui semble surpuissant, et ce battement qu’elle ne ressent plus à elle mais à l’enfant qui est là, qu’elle appelle pour la première fois par son prénom en la baptisant de larmes qu’elle ravale aussitôt non sans vérifier que personne ne la voit chialer comme une madeleine, mais elle leur a dit de la laisser tranquille un moment et maintenant c’est entre elles que ça se passe, ils ont voulu nous séparer, ils ont essayé de t’arracher à moi, ils ont manigancé mais je te tiens, elle s’accroche à son enfant dont elle se dit encore confusément que ce n’est peut-être pas le sien, puis elle rit dans ses larmes et, pour la première fois, elle voit son enfant qui est déjà bien lavée, mais par d’autres mains, tout emmaillotée mais par d’autres mains et Dieu que cela lui fait mal encore, ce couteau dans le ventre et ce buisson d’épines, et combien elle aimerait dormir encore après avoir endormi ce petit machin qui la regarde sans la regarder…

    C’est cela même que je vois, tant d’années après, en me rappelant le premier regard de l’enfant, qui me regarde sans me regarder : comme une très vieille divinité dont le nom serait Naissance. Rien de morbide n’est lié, cependant, à ce sentiment que notre enfant à traversé les millénaires avant de nous être livré ce matin, tout frais et Parfait. Rien que de stupéfiant, comme est stupéfiant ce matin le jour qui se lève.

     

    Le jour se lève et je pense, je ne sais pourquoi, aux enfants morts de Mahler. Il y a des années que je n’ai plus entendu cette lancinante litanie de mes automnes de farouche garçon de vingt ans, quand je trouvais tant d’émouvante beauté à cette mélancolie du musicien chantant ses enfants morts. Je n’avais aucune idée, de ce que peut bien être un enfant : je ne faisais attention qu’aux enfants morts en digne frère de Rimbaud. La litanie des enfants morts me remplissait d’une espèce d’aveuglante volupté, cette plainte déchirante était celle-là même de ma poésie de vingt ans, et le petit Ivan fut prié de se pencher sur le landau du premier enfant du grand Ivan, mais je n’en avais alors qu’aux enfants morts et je n’avais que faire du tribunal à venir des neveux et des nièces s’ajoutant à celui des tantes et des oncles. Le poète n’est pas fait pour la vie, me disais-je alors en ma pureté de farouche garçon de vingt ans qui verrait bientôt proliférer alentour nièces et neveux, mais pense-t-on aux nièces et aux neveux de Rimbaud, est-il d’autre beauté lancinante que celle des fœtus en bocaux de Madame Rimbaud, la poésie souffre-t-elle d’autres expositions que celle des fœtus bleus qui jamais ne deviendront Rimbaud mais que chante  un musicien au cœur mêmement mélancolique que le farouche garçon de vingt ans que j’étais alors ?

    Un nouveau jour se lève à l’instant sur le monde et je revois, tant d’années après, les gens ordinaires défiler auprès de la Mère. Ludmila les regarde sans les voir, son enfant doucement tenu contre elle, le temps de cette matinée éternelle de la présentation de l’Enfant à tous ceux qui ont été rameutés par l’oncle et le père, et le père du père et le père de l’oncle, et les mères et les tantes et toute la smala des gens ordinaires du voisinage, je vois Ludmila incarner un instant la Mère, Ludmila incarne à l’instant toutes les mères et je sens alors toute l’impatience de mes vingt ans devant ma propre mère et toutes les mères se détendre devant ce lieu commun de La mère et l’enfant dont l’émouvante beauté s’éprouve dans le silence velouté de ce nouveau jour.

    A présent tu peux y aller, que je me dis. A présent tout va trouver sa juste place dans le tableau. A présent tu nettoies tes pinceaux et tu prépares tout ton matos - et là c’est comme si c’était fait.

    (Extrait de L'Enfant prodigue, récit en chantier)

     

  • Un rêve

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    A propos de La possibilité d'une île. Note retrouvée. 

    J’ai fait cette nuit ce rêve étrange en langue italienne, ce rêve de vraie vie révélée dans la lumière oblique. Je me trouvais dans la grande nuit italienne, revenant d’un long voyage et tout à coup je me trouvais à proximité d’une maison dont une fenêtre ouverte était restée allumée et, m’approchant, je reconnaissais la chambre que j’avais quittée je ne savais depuis combien de temps, et sur la table il y avait ce livre ouvert dont je déchiffrais ces mots en langue italienne dans la lumière oblique: «Un calendrier restreint, ponctué d’épisodes suffisants de mini-grâce (tel qu’en offrent le glissement du soleil sur les volets, ou le retrait soudain, sous l’effet d’un vent plus violent vent du Nord, d’une formation nuageuse aux contours menaçants) organise mon existence, dont la durée exacte est un paramètre indifférent».
    Sous le souffle lunaire les pages se tournaient et je lus encore «C’est l’auberge fameuse inscrite sur le livre, /Où l’on pourra manger, et dormir, et s’asseoir…», je lus encore au vol «Je n’entendais même plus ma propre respiration, et je compris alors que j’étais devenu l’espace», enfin ces derniers mots scintillèrent dans la nuit italienne: «Il existe au milieu du temps/La possibilité d’une île»…
    A mon réveil, à fleur de conscience, lorsque la mémoire est encore un obscur océan aux haleines mêlées, j’ai resongé à cet autre voyage dans cette nuit étrangère qu’a représenté pour moi la lecture de La possibilité d’une île de Michel Houellebecq, dont le son unique retentit encore en moi. Je n’ai cessé de sourire tout au long de cette lecture, avec une sorte de nostalgie anticipée qui me rappelait à tout instant l’amour que j’ai de la vie et des gens, comme aiguisé par la haine que Daniel 1 prétend nourrir pour la vie et les gens, que je voyais avec le recul de Daniel 25, de son promontoire du quarantième siècle. Tout au long de cette lecture je n’ai cessé de songer avec plus de tendresse à notre pauvre humanité mal fichue et, me rappelant nos interminables débats métaphysiques ou pseudo-métaphysiques de jeunes gens, dans la tabagie des bars, à tous les futurs qu’on aura imaginés de l’aube de l’humanité au quinzième chapitre du récit de Daniel 25 écrivant: «Parfois, la nuit, je me relève pour observer les étoiles».

    Peinture JLK. La Punta, acryl sur panneau, 1996.

  • Le poids du monde

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    Notes sur Peter Handke

    Je ne sais pourquoi ce qu’écrit Peter Handke me fait penser, toujours, au travail du ver à soie. A le lire je revois ma mère faufilant avant de coudre. C’est cela même quand il parle de sa mère à lui, dans Le malheur indifférent: Handke faufile. A la fin du livre il note d’ailleurs ceci qui le justifie d’avance: “Plus tard, j’écrirai sur tout cela en étant plus précis”. Or, je me sens à la fois attiré et révulsé par la douceur affectée de cette littérature si fine et si vétilleuse, qui esthétise le malheur autant qu’elle l’affronte, et ne cesse de forcer la note tout en l’atténuant. Ainsi de la naissance de la mère dans une famille de paysans nécessiteux est-elle dramatisée à l’excès: “Naître femme dans ces conditions c’est directement la mort”, pour se trouver banalisée aussitôt après: “On peut dire cependant que c’est tranquillisant: aucune peur de l’avenir en tout cas”.
    Et tout ce “travail littéraire” d’osciller entre l’effroi et son acclimatation, le cri et la glose, un récit de vie poignant et sa déconstruction simultanée, comme s’il y avait quelque chose d’inconvenant dans la simple émotion - comme si tout le tragique de la vie ne servait qu’à prendre des notes, et ces notes qu’à se tisser un cocon.

    Au bord de la dépression: ces moments où il semble qu’on ait mal à tous les objets qu’on touche.

    Ce personnage qui, après avoir touché le fond de la désolation, se met à s’intéresser passionnément au prix des choses. Il y a là comme un humour du désespoir qui me touche en ce moment précis.

    En d’autres temps j’aurais peut-être rejeté ce livre aux observations parfois si vétilleuses, qui m’évoquent des sortes de flocons sensibles à consistance de peluche, à la fois doux et glacés, et pourtant je reviens et reviens au Poids du monde de Peter Handke, comme à une méditation murmurée qui relance à tout moment la mienne, et j’ai beau me reprocher de gratter ainsi ma plaie: je vois aussi la poésie qu’il y a là-dedans, et cet exercice d’attention qui aboutit à tout instant à la cristallisation d’images ou d’idées comme sécrétées par les gestes, les postures, les mouvements les plus imperceptibles du corps ou de l’esprit, celui-là comptant autant que celui-ci et débordant sur le corps de la nature et de l’univers. On dirait en effet la conscience de l’écrivain comme à fleur de peau, dont l’écriture paraît émaner comme une buée. Le lecteur est à la fois dedans et dehors, comme passant sous ses propres fenêtres - et cette phrase buzzatienne me touche alors particulièrement: “Passer devant une fenêtre sombre derrière laquelle un ami a habité autrefois”. Ou encore: “Les voitures mortes devant la fenêtre dans la nuit”. Il y a là une douceur mélancolique dont j’aime la projection en images, et cette sensualité triste, à la limite du lâcher prise dans laquelle je suis parfois immergé moi aussi: “Un homme assis, affaissé, essaie sans cesse de se redresser pour montrer du maintien, mais chaque fois il s’affaisse de nouveau, finalement il est content comme ça”.

  • Un lecteur heureux

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    Hommage à Georges Piroué

    C’est une sorte de forêt enchantée que nous font parcourir les Mémoires d’un lecteur heureux de Georges Piroué, dans laquelle s’appellent et se répondent les innombrables voix d’une conversation à la fois intime et universelle. Peu de livres illustrent, avec autant de minutieuse attention, de marque personnelle et de qualité d’accueil, la merveille que c’est de lire et le malheur que ce serait d’en être privé. On verra dans ces pages quel grand lecteur a été Georges Piroué au fil de sa vie, mais ce n’est pas d’exploits que nous aimerions parler à propos de cet homme discret peu porté à la forfanterie, ainsi qu’il l’explique d’ailleurs tranquillement: “Je confesse volontiers mon respect pour l’exercice réussi de la précision. Penchant que je tiens des enseignements de l’école, de mes origines jurassiennes, de la méticulosité horlogère au sein de laquelle j’ai vécu et peut-être aussi du prosaïsme de ma mère qui m’a inculqué le principe de ne jamais dépasser ni ma pensée, ni ma perception des choses. Toute exaltation de quelque nature qu’elle soit a toujours été pour moi signe de mauvais goût ou de ridicule, menace de danger”.

    Cela étant, la passion de lire est d’autant plus vive chez Piroué qu’elle se concentre dans l’attention scrupuleuse et l’écoute réitérée à travers les années. C’est d’abord comme à tâtons que le lecteur-écrivain (soulignons l’importance immédiate du second terme) nous entraîne dans la selva oscura de sa mémoire confondue à une manière de soupe originelle d’où émergent, de loin en loin, tel visage ou telle silhouette, l’esquisse de tel geste annonçant toute une scène ou l’écho de telle voix préfigurant le développement de trois fois trente-trois chants.

    Les premiers paysages et les premières figures entrevus par le rêveur-lecteur (le premier terme ne sera pas moins important que le second) dans sa remémoration d’une réalité fondamentale dégagée des ténèbres par ses premières absorptions, évoquent une lande désolée où des bergers se retrouvent autour d’un feu (et bientôt l’un d’entre eux va peut-être parler, et peut-être un Tourgueniev sera-t-il là aussi pour écouter dans le clair-obscur), et se regroupent alors diverses réminiscences, comme aimantées par l’image initiale.

    Une lecture orale, par sa mère, lors d’une de ses maladies d’enfant, a-t-elle ancré au coeur de l’écrivain le souvenir de La Prairie de Biega, des Récits d’un chasseur, auquel est liée la vision nocturne (et quasi préhistorique) d’une tête de cheval, ou bien sa première lecture de la nouvelle, vers l’âge de seize ans, a-t-elle marqué la scène du sceau de sa vision d’adolescent ? Ce qui est sûr, et qui fonde le développement de toute la méditation qui suit, rassemblant d’autres souvenirs de lecture (Stevenson et son âne dans les Cévennes, les bergers de Tchekhov dans La Fortune, puis le chasseur Maupassant, la guerre, la chasse au loup), c’est que la lecture et la mémoire ont travaillé de concert à révéler la véracité (un mot que Piroué semble bien préférer au terme de vérité) de ces motifs à valeur d’archétypes en les éclairant les uns par rapport aux autres pour mieux les faire signifier.

    Ce qui émerveille et qui surprend à chaque pas dans ce parcours, c’est la remarquable liberté que Georges Piroué manifeste dans ses rapprochements, dont la pertinence découle de sa propre autobiographie de lecteur. Le voici par exemple, et avec quelle justesse affectueuse, parler de Thoreau, dont on sent que l’hyperréalisme mystique, et la langue parfaitement transparente, conviennent à sa propre nature contemplative et à son esthétique littéraire peu portée au gongorisme. Or la compréhension en profondeur de Thoreau amène Piroué à une mise en rapport lumineuse (“A travers lui Rousseau et Proust se donnent la main”) qui détermine aussitôt une double mise au point: “Avec cette différence que Rousseau n’est parvenu à son état d’ataraxie qu’après s’être obstiné à échapper à la société de son temps par l’utopie politique. Il voulait d’un réel réformé. Avec aussi, concernant Proust, la différence que celui-ci, en aiguisant ses sens, lorgnait du côté de leur utilisation à des fins artistiques. Il voulait d’un réel esthétique. Et tous deux, de manière différente, conservaient, en bons Français, des attaches avec la société, tandis que Thoreau les avait dénouées.”

    Quant à notre lecteur, c’est bien plutôt “en bon Suisse” qu’il progresse avec l’absence de préjugés ou de snobisme des ressortissants des petites nations, l’ouverture à toutes les cultures que favorise naturellement notre éducation, la modestie des terriens et la défiance envers toute rhétorique creuse. Mais son vice impuni n’est pas moins d’un lettré européen, qui le fait tutoyer Leopardi ("Giacomo, amico mio") dans une admirable lettre de reconnaissance, au double sens du terme; éclairer Tolstoï d’une lumière révélatrice, cheminer aussi à l’aise avec Henry James qu’avec Jacques Réda, Peter Handke ou Conrad, en rendant à chacun son dû et sa place.

    Nul élan à caractère métaphysique chez ce lecteur-poète qui se confesse “douteur fervent” et dit s’être fait “une religion de l’irréalité narrative”, et pourtant les pages qu’il consacre à Dostoïevski ou à Dante sont d’une pénétration spirituelle rare, de même que tout son livre est traversé par une sorte de douceur évangélique jamais sucrée, qui le porte naturellement vers les humbles et les enfants malheureux chers à son cher Dickens.

    L’homme sous le ciel, l’homme à la guerre, l’homme en amour, l’homme et la mer, ou les mères du sud selon Morante, et les Anna, les Emma, les Félicité, Julien Sorel et Lucien Rubempré, notre adolescence Roméo, notre jeunesse Hamlet, notre ultime veillée Lear, tous nos âges, nos travaux, nos grandes espérances, nos lendemains qui déchantent, words words words et salive de Joyce en marée océane, tout cela l’écrivain-lecteur le brasse et le rebrasse sans jamais perdre son fil très personnel.

    Or c’est à proportion, justement, de ce que ce livre a de très personnellement impliqué qu’à son tour le lecteur de l’heureux mémorialiste s’immerge dans les eaux profondes de sa mémoire, s’interroge et se met à “écrire les yeux fermés.” Femmes de Keller, orages de Faulkner, paysans déchirés de Ladislas Reymont et notre cher Buzatti à l’étage des cancéreux, Oblomov lu et relu sous toutes les lumières, une Vie de Rancé de plus pour se nettoyer de trop de “carton” contemporain, ou l’autre jour Par les chemins de Marcel Proust d’un certain bon Monsieur Piroué...

    Georges Piroué. Mémoires d’un lecteur heureux. L’Age d’Homme, 1998, 380pp.

    Georges Piroué est mort au début de l’année 2005.


  • Maudits de luxe

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    Quand Houellebecq et BHL se la jouent ennemis publics.

    Ce devait être le « coup » de la rentrée de Teresa Cremisi, patronne des éditions Flammarion qui orchestra déjà, l’an dernier, les effets d’annonce précédant la parution de La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq. Selon la même logique marchande, une rumeur non moins affriolante annonçait cet été le retour de l’amer Michel avec un « inédit ». Des libraires, françaises et francophones ont subi de fortes pressions visant à leur faire passer de grosses commandes avant de pouvoir juger de l’objet. Or en quoi consiste celui-ci ?
    Ennemis publics, le titre de l’ouvrage, constitué de 29 lettres échangées entre janvier et juillet 2008, annonce la couleur. Michel Houellebecq en est l’inspirateur, selon lequel lui et BHL, qui n’auraient rien d’autre en commun, seraient tous deux les victimes d’une « meute » les poursuivant de sa haine.
    L’entrée en matière est quasi burlesque: Houellebecq, dans une première lettre, fait ainsi le portrait de BHL en « spécialiste des coups foireux et des pantalonnades médiatiques », baignant dès son enfance « dans une richesse obscène », incarnant par excellence la « gauche-caviar ». Et de préciser : « Philosophe sans pensée, mais non sans relations, vous êtes en outre l’auteur du film le plus ridicule de l’histoire du cinéma ». Dans la foulée, Houellebecq se présente lui-même comme « nihiliste, réactionnaire, cynique, raciste et misogyne honteux », concluant en ces termes non moins accablants : « Fondamentalement, je ne suis qu’un beauf », doublé d’un « auteur plat, sans style »…
    On l’aura compris : cette double caricature serait celle que diffusent les ennemis de nos «maudits». Ceux-ci se sont découvert le même sort affreux « au restaurant ». D’où le besoin de répondre à la grave question : « Pourquoi tant de haine ? » Et BHL, milliardaire affligé, d’évoquer, avec le millionnaire Houellebecq, la cohorte des lynchés de génie qui les ont précédés, de Baudelaire (sic) à Ezra Pound…
    Pourtant cet échange, soyons juste, ne va pas s’en tenir à ces lamentations évidemment infondées - la meute se réduisant de fait à une poigné de critiques parisiens qui ont le front de ne pas reconnaître l’incommensurable talent des duettistes, tel un Pierre Assouline, qualifié par l’élégant Houellebecq de « ténia ». Autant Houellebecq que BHL ont des choses parfois intéressantes à dire. Qu’ils parlent de leurs pères respectifs (l’alpiniste ronchon de Michel, et l’affairiste froid de BHL), de morale politique (Michel le cynique et BHL le vertueux) de ce qui les passionne réellement ou leur tient lieu de credo « philosophique »: chacun, en écrivain « tripal » pour Houellebecq, ou en intellectuel plus structuré pour BHL, dépasse parfois le papotage convenu ou le plaidoyer pro domo. Mais tout cela fait-il un vrai livre ? Le lecteur appréciera…
    Michel Houellebecq, Bernard-Henri Lévy, Ennemis publics. Flammarion/Grasset, 332p.

    La marque du faux

    Les correspondances d’écrivains constituent parfois de précieux documents, où les auteurs se « lâchent » et se révèlent en vérité. Il n’est que de citer celles de Flaubert et de Georges Sand, ou du même Flaubert et de Maupassant. Michel Houellebecq se réclame d’ailleurs des virtualités du genre, dans la perspective d’une « littérature de l’aveu », pour engager Bernard-Henry Lévy dans le présent échange. Or celui-ci est d’emblée faussé par le caractère artificiel de la démarche. Si leur susceptibilité de présumé génies insuffisamment reconnus rapproche les deux personnages, on les sent peu complices, surtout affairés à poser pour le lecteur déjà « programmé ».
    Les débuts sont comiques de vanité, entre le teigneux Michel et le pompeux BHL, mais leurs divergences profondes (de tempérament autant que de posture intellectuelle) donne plus de relief aux quelques lettres sonnant moins faux. On vérifiera, dans la foulée, le délabrement de la pensée de Michel Houellebecq, et la veulerie que module sa langue même, tout en appréciant ce qui fait la qualité de ses romans : sa perception à la fois « végétative » et suraiguë, et son humour tordu de fils de personne sans descendance. A ses côtés, BHL a tout de même plus de tenue, plus d’intelligence et de cohérence dans ses propos, malgré cette suffisance guindée (il est sûr d’être un bon romancier et un modèle d’intellectuel engagé…) qui nous gâche ses meilleures observations, notamment sur Lucrèce ou La visite la vieille dame de Dürrenmatt.
    Egalement nuls dans certains jugements (par exemple sur la Russie), nos deux coqs en pâte ont-ils enfin mérité en quoi que ce soit l’appellation d’« ennemis publics » ? A vrai dire le public s’en fout…

    Ces articles ont paru dans l'édition de 24Heures du 13 octobre 2008.

  • Le miel et la cendre

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    Quelque temps ensuite, je ne sais, quelques années, cela n’a guère d’importance, j’ai vécu dans ce monde facile que je récusais tout en m’y éclatant, comme on disait alors.
    Tout ce temps mort je me suis éclaté, comme on disait alors, et le temps lui aussi s’est alors éclaté, dont le labyrinthe du Palais Mascotte reste aujourd’hui la parfaite image.
    Le Palais Mascotte, l’ancienne usine de traitement des déchets urbains, désaffectée et réinvestie, indéfiniment relookée, comme on disait alors, d’abord par les marginaux de la contre-culture, à cette époque-là, devenue squat et lieu modulable des expressions de toute sorte, ensuite développé aux normes nouvelles de la contre-culture devenue la culture officielle, quand les anciens squatters devinrent conseillers des managers et des acteurs de la nébuleuse culturelle avant de devenir eux-même managers et acteurs de la nébuleuse culturelle, – le Palais Mascotte me tint alors lieu de point de chute nocturne où je m’éclatais un soir sur d’eux.
    Les soirs que je passais à m’éclater au Palais Mascotte me restent à l’instant, alors même que je les croyais tissés de temps mort, le creuset le plus vivace du devenir darwinien de mon âme, ainsi que mon oncle Stanislas appelait ironiquement mes reptations existentielles. Au Palais Mascotte se concentrait tout ce que je désirais et détestais. Le théâtre expérimental du Palais Mascotte, les performances et les installations du Palais Mascotte, dans les premières années de sa réhabilitation, les soirées à n’en plus finir avec les squatters du Palais Mascotte, dans les anciens entrepôts de l’usine transformés en lieux de vie, les nuits dans les diverses fumeries et autres alcôves du Palais Mascotte, avant le développement exponentiel de ce qui deviendrait l’usine à Loisirs & Plaisirs de notre ville conjuguant Culture & Profit, les nuits sauvages de ce qu’on appellerait romantiquement le premier Palais Mascotte, avant ce qu’on appellerait lucidement sa récupération, bref le Palais Mascotte des grandes années reste, dans ma mémoire physique et métaphysique, ce lieu mythique et mutique du désir éclaté où je courais un soir sur deux pour me fondre dans le magma des bruyants, le second soir m’attendant avec sa désespérance lucide, à me purifier dans le silence de mon atelier du Vieux Quartier et à tenter de faire, sans faire, à écrire des pages que je déchirerais le lendemain et à maculer des toiles que je lacérerais le lendemain avant de courir au Palais Mascotte.
    Toutes les nuits ou presque je vivais à cent à l’heure, comme on dit, tout en gardant sur mes gesticulations les yeux ouverts du petit crevé que je restais aussi. Je m’éclatais et le petit crevé me fixait dans l’orgie des bruyants - je ne pouvais m’éclater une nuit sans ressentir le poids de ce regard scandalisé.
    Je ne faisais pourtant que vivre normalement, aux critères de l’époque, mais le petit crevé voyait là aussi du scandale. Je m’étais mis à travailler selon les normes de l’époque, tout en restant indépendant, me gardant vaguement pour La Chose ; car je rêvais, évidemment, d’écrire un roman ; d’ailleurs je l’écrivais : tous les soirs je recommençais d’écrire ce roman, que je déchirais le lendemain après ma nuit au Palais Mascotte, et le petit crevé se gaussait de ma confusion..
    Qui était le petit crevé, tellement plus sévère que mon oncle Stanislas et que tous les tribunaux réunis des gens ordinaires ? Que me reprochait-il en somme ? Quel mal faisais-je que m’éclater ? Que me voulait cet avorton teigneux ? Que je me cloître ? Que je me les coupe ? Que j’entre dans une secte de taiseux ? Que je me flagelle à journée faite ? Ou l’éclair de lucidité qui m’avait frappé une nuit, là-bas, au cœur du vacarme des bruyants, en pleine orgie de corps sans noms, dans la féerie captieuse de la mousse-party du Palais Mascotte, cette soudaine intuition-sensation physique et métaphysique d’un temps mort qu’il me semblait avoir vécu déjà, en mon enfance, cette espèce de message que m’avait envoyé le petit crevé visait-il à me scandaliser en vue de tout autre chose – de la vie peut-être, de la simple vie telle que la vivent les gens ordinaires, ainsi que je le pense ce matin d’automne ?
    Le scandale est en moi, je le sais, le scandale me rôde autour dès l’éveil, le scandale est cette espèce de faux ange qui me sourit et se rit de tout comme, au Palais Mascotte, tous tant que nous étions, faux anges de tous les sexes que nous étions, nous nous serons souris en nous éclatant avant de rire de tout. Mais saurais-je jamais démêler ma joie de l’exubérante tristesse des bruyants ?

    Il n’y a pas de temps mort, me dis-je aujourd’hui, il n’y a pas eu de temps mort, mais ce n’est qu’aujourd’hui que je puis le dire en revivant le temps que diront ces mots qui me viennent comme d’une source obscure, dans la conscience plus aigüe du scandale, à croire que le petit crevé et moi ne formons plus qu’un, mais n’est-ce pas aller plus vite que le temps ?
    Je me retrouve, les après-midi, avec Monsieur Lesage, au Rameau d’or. Donc les après-midi m’ont été rendus. J’ai beau retentir encore, parfois, du bruit de la nuit: j’ai retrouvé mes rayons de miel. Nous ne nous parlons pas tout le temps, Monsieur Lesage et moi, sauf de nos lectures et de mes peintures, où selon lui, bien plus que dans mes papiers qu’il lit de loin en loin, je suis ce que je suis.
    Sans lâcher la clope qui le tuera, selon son expression, Monsieur Lesage me signale chaque jour telle ou telle page qu’il me dit écrite pour quelques-uns, auxquels il m’assimile à ce qu’il semble, sans attendre de ma part aucune espèce d’assentiment, et c’est ce que j’aime assez chez lui : c’est qu’il me foute la paix. Monsieur Lesage se dit tantôt royaliste tchékhovien et tantôt voltairien piétiste, mais il pourrait se dire pascalien libertin que cela me chanterait tout autant, étant ce qu’il est avec sa clope et son ombrageuse passion. Somme toute, notre complexion commune tient à l’oxymore. Monsieur Lesage est un feu glacial comme je suis l'oeil blanc du cyclone.
    Ce qui me frappe dans votre peinture est qu’elle nous regarde, remarque Monsieur Lesage à chaque fois qu’il me rejoint dans mon atelier (il est seul autorisé à y pénétrer) pour écluser la fiasque de Big Jamie que je lui réserve rituellement. Vous peignez comme un manche mais il y a chez vous le don de dire ce qu’un visage veut dire, observe Monsieur Lesage sans cesser de regarder ce qui nous regarde dans les visages que je peins.
    En ce temps-là je ne peins que des visages et des corps, et je ne montre à Monsieur Lesage que les visages, mais il sait que je peins des corps, il aimerait bien les voir, je le sais, mais il ne me demande rien, en revanche il me prédit un jour, comme ça, de sa tranquille assurance, qu’un jour je ne peindrai plus que des paysages, étant entendu que mes visages aussi deviendront des paysages.

    Quelque chose m’avait été arraché avec Galia, je ne savais trop quoi, mais je me sentais amputé de quelque chose ou de quelqu’un. L’émouvante beauté perdue m’avait fait conclure à la perte de toute émouvante beauté, de sorte que je ne voyais plus qu’un simulacre de beauté, que j’appelais beauté sans y croire.
    Je savais exactement ce qu’est l’émouvante beauté, mais le sentiment de l’avoir perdue, et le ressentiment que j’en concevais, me poussait à sa dépréciation et l’époque m’y encourageait de toutes ses séductions, déployées chaque nuit au Palais Mascotte.
    Or je voyais la nullité de tout simulacre et la récusais. Des années durant, ainsi, je n’aurai fait que poursuivre ce simulacre et le nier au même instant. Des années durant je n’aurai fait que faire et défaire à la fois. Cent et mille fois j’ai recommencé ce livre qui serait, à n’en pas douter, mon livre des livres; cent et mille fois, dans mon atelier du Vieux Quartier, j’aurai fait et défait mes esquisses de visages, que je ne montrais qu’à Monsieur Lesage. Cent et mille fois, ces années-là, j’ai dit que j’aimais sans que rien ne fût vrai de ce que je disais, même si je le pensais ou croyais le penser: je prenais des corps, les peignais, les baisais et les jetais aussitôt après, je prenais et je jetais des corps comme des milliers et des millions de corps se prenaient et se jetaient en ces années-là.
    Or je n’étais pas tout mauvais, loin de là, et tout de l’époque non plus n’était pas mauvais, loin de là. Plutôt, j’hésitais à n’en plus finir. Je vivais dans l’ondoyante relativité des choses et la pluralité de ces temps-là. Je vivais dans l’aisance facile de l’époque qui jouait la difficulté. Je me traitais d’impudent mais je m’en accommodais en somme, et Monsieur Lesage s’éloignait un peu, faisant celui que tout indiffère, ayant reçu de graves nouvelles de son médecin, et le petit crevé se taisait, à croire que je l’avais bâillonné. Mais je m’efforçais de le rassurer : c’est une affaire de patience et d’obstination, mon ange, lui disais-je déjà, comme si je savais que la vie que je menais alors en préparait une autre. Mais se taisant, comme mon imaginaire oncle Stanislas, le petit crevé ne pouvait manquer de constater que j’étais en désaccord de plus en plus vif avec la vie que je vivais ; sans doute, me disais-je pour me rassurer, le petit crevé m’attendait-il quelque part sans désespérer, et Monsieur Lesage abondait en constatant ma tristesse: vous vous faites du mal, mais continuez. Et de même mon oncle Stanislas me soufflait-il de continuer, et je continuais…

    La pudeur de l’enfant est énorme, mais je lui faisais violence, et nul ne se doutait de ma douleur secrète. Alors que tout de l’époque tendait à l’exhibition, ce que j’exhibais moi-même m’était scandale, mais plus je me jugeais et plus je tendais moi aussi à l’exhibition et au scandale. Mon personnage était de plus en plus conforme à l’époque, les gens ordinaires avaient tout lieu de me prêter de mauvaises mœurs, selon leur expression, mais je me rassurais en posant à l’insaisissable, contre mon vrai sentiment. Mes écrits étaient diversement appréciés, que je jugeais tout négativement mais sans en rien dire. Je lisais tout ce qui paraissait et j’en écrivais, mais jamais je n’en étais satisfait. Je passais pour celui qui sait de quoi il parle, mais je récusais ce jugement. J’allais dans les expositions et les théâtres et j’en écrivais mais je réduisais à rien ce travail de dératé pour lequel j’étais, en ville, considéré comme tant d’autres que je tenais pour des impudents. J’écrivais en effet comme tant d’autres. Comme tant d’autres, je prenais les corps et les jetais, et comme tant d’autres je prenais les mots et les jetais.
    Tout ce qui paraissait alors, tout ce qu’on exposait alors me semblait nul et non avenu. Tout s’empile et s’annule, me disais-je. Toute cette velléité de création n’est que décréation, me répétais-je. Je lisais évidemment l’Autrichien Thomas Bernhard et je lui donnais mille fois raison. Je lisais le nihiliste Cioran et m’en régalais amèrement, sans adhérer pour autant aux pensées et aux mots que ceux-là prenaient et jetaient.
    Cependant la première lumière sur les jardins en cascades de murets en murets des anciennes vignes médiévales du Vieux Quartier, à la fenêtre de mon atelier, et l’émouvante beauté des choses et des gens, certaines matinées de ces années, me purifiait parfois de trop de sentiments mélangés. J’avais vu ma petite mère traverser la rue Centrale, en son émouvante beauté.
    Je savais en moi des clairières et des îles. Surtout je commençais de manquer de Quelqu’un dont l’émouvante beauté me manquait, et peu à peu les après-midi m’étaient revenues avec leur émouvante beauté, peu à peu m’étaient revenues des bribes de nos enfances et de nos adolescences, peu à peu me revenait l’émouvante beauté du silence dans les grands bois déserts de nos enfance et de nos adolescences.

    Il n’y a pas de temps mort : il n’y a que le scandale de ce désir de rien qui nous remplit de rien en ne faisant que nous affamer de notre faim comme la Bête inassouvie de L’Enfer de Dante, me dis-je ce matin d’automne aux grands bois dorés à la feuille tout en me remémorant ce temps où je n’avais plus faim de cette faim, ce temps de mes après-midi retrouvées que je passais à me perdre dans les grands bois en entrevoyant ici et là quelque paysage ; ce temps de grand esseulement apaisé où je n’aspirais plus qu’à cette émouvante beauté dont les beaux corps et les beaux visages, aux normes de l’époque, me semblaient de plus en plus dénués, avant de m’écœurer par leur fadeur de papier léché.
    Un rêve étrange m’en avait transmis le dégoût, où je me voyais lécher les beaux corps et les beaux visages des damnés du Palais Mascotte, longtemps après notre mort. J’avais le corps d’un chien incapable de tenir encore qui que ce fût dans mes bras, et cela me frustrait lugubrement mais je léchais les morts se dandinant sur la scène du Palais Mascotte, et leur peau de papier glacé me transmettait sa fadeur de miel avarié, tout n’était plus que fantasme, tout de la vie après la mort du Palais Mascotte n’était plus que fantasme et que cendre et peu à peu m’apparaissait cela que les corps que je léchais étaient faits du même papier au goût de miel avarié que le fantasme au goût de cendre de mon corps de chien.
    Cette fadeur moite est celle de la chair qu’on prend et qu’on jette, toute semblable à la chair sans saveur des mots qu’on prend et qu’on jette, or elle m’avait laissé ce goût de cendre aux lèvres, mais de tant manquer, à mon réveil, de l’émouvante beauté que je savais, m’y ramènerait – je le savais.

    (extrait de L’Enfant prodigue, récit en chantier)

    Peinture: Terry Rodgers.

  • Bel écrivain, beau Nobel

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    L’Académie de Stockholm couronne J.-M.G. Le Clézio, franc-tireur de la littérature française contemporaine, figure de probité en constante et féconde évolution.

     

    L’attribution du Prix Nobel de littérature à Jean-Marie Gustave le Clézio tombe bien. D’abord parce qu’elle coïncide avec la parution d’un de ses livres les plus attachants, Ritournelle de la faim, dédié à sa mère « courage » et ressuscitant une famille cosmopolite aux figures saillantes. Ensuite, et surtout, du fait que cet homme intègre, jamais inféodé à aucune idéologie, engagé très tôt dans un entreprise littéraire exigeante, mais de plus en plus ouverte au monde et accessible, incarne l’honneur de la littérature.

    Autant par ses origines que par ses pérégrinations personnelles, mais plus encore par son regard sur notre drôle de planète aux cultures « exotiques » trop souvent vilipendées, Le Clézio a toujours fait figure de franc-tireur. Reconnu dès son premier roman, Le Procès-verbal, qui manqua le Goncourt de près pour être gratifié du Prix Renaudot, le jeune romancier, proche du Nouveau Roman, se distingua d’emblée de toute école, avant que ses romans suivants, tels Le Déluge,  Terra amata et Le Livre des fuites, ne déploient une écriture de plus en plus ample et incarnée, illustrant le panthéisme d’un essai dont le titre, L’Extase matérielle, annonçait la couleur.

    Lecteur du monde

    En 1993 paraissait à Lausanne, (dans Le Passe-muraille, journal littéraire) un long inédit très révélateur consacrés aux Bibliothèques d’enfance de Le Clézio, dont le premier livre que lui révéla sa grand-mère Alice, intitulé La joie de lire, racontait l’histoire d’une pie survolant un paysage ensoleillé. « C’était une extraordinaire impression de liberté », notait l’écrivain se rappelant ce temps de guerre et son «silence si particulier aux périodes de tragédie ». Ensuite ce fut la bibliothèque du monde que l’enfant Le Clézio allait découvrir en se plongeant dans les livres de Sir Eugène Le Clézio, son arrière grand-père chef-juge à la cour suprême de Maurice et qui contenait, avec tous les Classiques, une fabuleuse collection de livres de voyages qui le marquèrent à jamais, affirmait-il.

    Voyage autour du monde, hors de soi mais aussi au tréfonds de la mémoire individuelle et collective: telle est aussi bien l’œuvre de Le Clézio en son évolution constante, rompant dans les années 80 avec une certaine manière d’époque pour investir des territoires à la fois plus vastes, à la fois « universels » et filiaux.  De fait, enrichis par une chronique familiale de plus en plus dense et contrastée, toujours frottés de fictions (l’écrivain est à la fois conteur et romancier), hantés par la révolte (rejet de la « guerre » consumériste, scandale de  l’exploitation des enfants et des cultures minoritaires, dénonciation des pollueurs et des prédateurs), les livres de Le Clézio, sur son versant solaire, déclinent également son amour de la vie et des gens, de la nature et de ses éléments primordiaux. Désert, Grand Prix Paul Morand de l’Académie française en 1980, en représente l’un des sommets.

    Pour qui ne serait jamais entré dans l’œuvre de Le Clézio, son dernier livre, Ritournelle de la faim (qui ferait un Goncourt parfait…) peut constituer  une introduction opportune. Après Le Chercheur d’or et le mémorable Révolutions, L’Africain (portrait du père) et Ourania,  jusqu’auxquels le lecteur remontera ensuite le fleuve de l’œuvre, c’est l’un des plus beaux livres d’un bel écrivain doublé d’une belle personne – un solitaire nomade qui étend la littérature française à ses périphéries francophones et au monde entier.

     

     

    LeClézio.jpg1940. Naisssance à Nice, le 13 avril. Fils d’un chirurgien britannique. Sa mère est bretonne, d’une famille émigrée à l’île Maurice au XVIIe siècle. Premier roman, à sept ans, « sur » la mer. Etudes à Nice. Enseignant aux Etats-Unis.

    1963. Le Procès-verbal. Prix Renaudot.

    1967. Service militaire en Thaïlande, comme coopérant. Expulsé pour avoir dénoncé la prostitution enfantine. Envoyé au Mexique pour finir sa période.

    1977. Spécialiste en mythologie amérindienne, il présente sa thèse en histoire. Enseigne à l’université d’Albuquerque. Vit alternativement au Mexique et en France. Innombrables voyages autour du monde.

    1964-2008. Loin de Paris et de ses intrigues, solitaire et indépendant, Le Clézio publie une quarantaine de livres, romans, essais, récits de voyages, livres pour enfants. Les plus importants : Terra amata, L’Extase matérielle, La Guerre, Le chercheur d’or, Désert, Révolutions, Ritournelle de la Faim. 

     

     

       

     

  • Une émouvante beauté


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    De la suite de ces années je ne revois plus les après-midi : il n’y aura plus désormais, avec Galia, d’après-midi, je ne revois aucune de nos après-midi lorsque nous vivons ensemble et après l’avoir quittée, tout le temps de l’arrachement après m’être arrachée à elle, après avoir cassé de la vaisselle, un soir sans après-midi, je me retrouve pantelant, le soir seulement, et seul, le soir à rôder de par les rues vides et sans portes, le soir à revenir seul à mes livres ou à mon atelier ou seul à revenir à quelques amis longtemps négligés pour ne pas inquiéter Galia, qu’elle sache qu’il n’y a qu’elle et jamais l’après-midi, personne l’après-midi surtout quand elle n’est pas là, le théâtre la requiert alors, ou le cinéma, il n’y aura pas de place pour aucune hésitation, or elle me sent hésiter et c’est par là qu’elle m’attrape, que fais-tu l’après-midi ? qu’as-tu donc fait de cet après-midi ? où étais-tu pendant que je répétais ? pourquoi ne réponds-tu pas au téléphone ? viendras-tu à ma première ? qu’as-tu écrit ? où en est mon portrait ? tu me manques déjà, est-ce que je te manque ? dis-moi, qu’as-tu fait de ce foutu après-midi pendant que nous étions à répéter à la table ?
    Je les vois à la table, selon l'expression des théâtreux, ils sont à la table à préparer la pièce, et je pense : ils se prennent la tête, selon l’expression même de Galia, ils se prennent la tête autour de Laszlo à préparer la pièce alors que nous pourrions nous balader cet après-midi à ne faire que nous taire dans la lumière de l’après-midi, mais en réalité je suis moi aussi à ma chose : à ne faire que faire.
    La pièce ne se fera pas, je le sens : je le pressens, je le sais. J’entends : notre pièce, notre long métrage à nous. Leur pièce à eux : je ne sais pas, mais la nôtre: sûrement non, elle ne se fera pas. Tout me porterait à croire, évidemment, et à espérer que ce soit La Cerisaie déconstruite par Laszlo qui n’aboutisse pas, où Galia est censée jouer contre son personnage de Lioubov, selon l’intention de Laszlo tout décidé à monter la pièce contre Tchekhov. Au mieux, je pourrais espérer, « contre » Galia, qu’elle-même flanche et renonce à ce projet qui la contrarie de toute évidence depuis le début mais qu’elle a commencé à défendre en constatant ma propre réserve - c’était notre troisième semaine de cohabitation à la Datcha et l’ivresse des débuts commençait de retomber, mais bientôt j’aurai dit et répété, devant les amis de Galia, combien cette façon d’aborder Tchekhov me semblait fausse, ce qu’elle pensait évidemment elle-même sans me permettre, au demeurant, de laisser apparaître une faille entre elle et celui qui lui avait confié ce premier rôle hyper-important, selon son expression, et depuis lors toute hésitation de ma part relance un argument et bientôt une de ces controverses que nous envenimons sans nous en rendre compte, dénuées au reste du moindre rapport avec la déconstruction de Laszlo.

    Au premier regard ce fut, dans la tabagie du Caveau des arts, l’émouvante beauté de Galia qui me toucha au cœur et partout où il y a de la vie, de l’âme aux amourettes. Tout de suite cette émouvante beauté diffusa dans ces corps visibles et invisibles qu’évoquent à peu près le mot âme et le mot amourette au pluriel animal; tout de suite l’émouvante beauté de Galia m’atteignit à fleur de peau, qu’une onde lente irradia, et par la peau qui est la gaine de l’âme, au coeur de l’être, dans son creuset où gît la semence qui est sang de vie future et d’esprit ; Galia dans les fumées et le tapage du Caveau des arts : tout de suite, conduit jusque-là par son frère Sacha : tout de suite je la vis au milieu de tous les artistes avérés ou se tenant pour tels, tout de suite je la vis au milieu de personne et avec une telle intensité qu’elle vit que je la voyais et me vit la voir avec une telle émotion qu’à mon tour je la vis me voir et plus personne autour de nous, tout soudain son émotion à elle m’était apparue - mais peut-être m’illusionnais-je ? peut-être me faisais-je du cinéma ? peut être était-ce ruse de femme, je ne sais, je ne savais rien alors, à vingt ans même sonnés, de la femme en dehors de Merline qui n’était qu’une femme-enfant, ou de Milena qui n’était elle aussi qu’une femme-enfant, ou de quelques autres femmes-enfants encore, je n’étais pas documenté non plus et déjà je faisais rire Galia dans le Caveau des arts, au milieu de ses amis artistes ou prétendus tels, déjà je la faisais éclater de son rire éclatant, mais écoutez donc, mes amis, le maltchik dit ne rien savoir de la femme en tant que femme, sur laquelle il va se documenter, est-ce touchant, mais venez voir, viens par là puisque tu es artiste à tes heures, tu vois que je suis documentée, venez-venons, et toi aussi Sachenka…


    A la Datcha le disque de Fauré de notre première nuit tourne tout seul une après-midi entière: c’est le seul souvenir de cette inoubliable après-midi où nous nous retrouvons, après la désastreuse veille au soir, seuls et perdus, quand enfin nous nous sommes réellement perdus et que nous nous rappelons, en ces heures très précises de la douleur apaisée par les mots, ces heures que jamais nous ne revivrons, ces heures pour rien, nous disons-nous avec bonheur et mélancolie, ces heures qu’ont été nos heures à ne rien faire que nous aimer dans l’éblouissement des premiers jours sans heures, de la nuit à la nuit.
    C’est peut-être cela l’amour fou : c’est de se déchirer comme ça. C’est cela : ce sera tous les matins dès l’éveil dans tes cheveux mols de ton odeur, ce sera tous les soirs, ce sera de recommencer de se faire du mal et de mieux apprendre, chaque jour, à mieux se faire du mal, ah m’aimes-tu ? m’aimes-tu assez ? et comment, comment m’aimes-tu, montre-moi…
    Je devrais lui montrer chaque matin. Je ne devrais penser qu’à ça dès l’éveil. L’amour fou se reconquiert tous les matins. Nous nous sommes tourmentés hier soir une énième fois et maudits, mais elle attend à présent que je la rassure et lui répète qu’elle est tout pour moi et qu’elle sera QUELQU’UN au théâtre ou au cinéma. Or elle voit que je regimbe et du coup elle me traque jusqu’à sentir la faiblesse alors que je devrais être fort. Fort dès l’aube. Fortiche. Maciste à sa dévotion. Nous nous sommes toujours gaussés de Maciste et Rambo, Galia et moi, mais je devrais faire au moins semblant. Rouler de platonesques mécaniques et lui balancer des pains fictifs en lui jurant qu’elle est Miss Taganka.
    Cependant le coup de foudre n’a pas été qu’illusion : le coup de foudre s’est bel et bien produit dans cette cave bohème, au milieu des artistes avérés ou se la jouant et où Galia faisait elle-même l’artiste enjouée ; le coup de foudre est advenu au su et au vu de tous les amis artistes de Galia et autres traîne-patins, il s’est bel et bien produit comme un moment de théâtre ou de cinéma, mais ensuite il eût fallu ajouter du temps au temps et, à la première vie fracassée de Galia dont il ne lui restait que le petit Aliocha qui jamais ne me reconnaîtrait vraiment, il me l’avait dit les yeux dans les yeux, j'eusse dû ajouter une nouvelle vie enrichie de ma propre semence faute de quoi toute vie à trois serait impossible - et de cet après-midi, tant d’années après, je la regarde à travers les années et je la revois au milieu de ses amis musiciens et comédiens qui me voient la regarder, je la vois me regarder qui regarde ses amis plasticiens et ses amis théoriciens à la mords-moi, je la revois et son émouvante beauté continue de me déchirer : quelque chose s’est bel et bien passé, une autre vie s’est offerte quelque temps, et mille autres vies éventuelles, mais étions-nous faits pour jouer ensemble cette pièce ou ce film à ce moment-là, – aurions-nous jamais pu jouer, Galia et moi comme, des années après, je jouerais les yeux fermés avec Ludmila ?

    De Merline, en revanche, je ne me rappelle que nos après-midi : il n’y a entre nous que des après-midi à découvrir nos corps dans la claire forêt, et comme une musique de clavecin me fait croire à un jeu de poupées, et c’est cela précisément : nous jouons à la poupée avec nos corps, et Merline me raconte le Petit et le Grand Véhicule.
    Nous sillonnons l’arrière-pays en side-car, je sifflote comme le merle à sa Merline, elle me regarde par en-dessous, enveloppée dans le plaid de poil de chamelle que m’a offert ma mère-grand sévère lorsque le Président m’a offert son vieux side-car, ma mère-grand sévère s’ombragerait d’apprendre que son plaid de poil de chamelle nous servira de couche dans la forêt, mais on n’y pense pas sur le moment, Merline me regarde comme une levrette son Afghan, à la fois soumise et toute au nouveau jeu qu’elle découvre en faisant la soumise pour mieux dominer son Afghan, nous filons comme des nuages effilés dans un ciel bleu typique de cette fin des années soixante qu’on pourrait dire le début de nos années bohèmes, Merline prépare plus ou moins son bac et moi l’un écrit plus ou moins ses premiers papiers sur les livres que lit moi l’autre, mais notre vie est ailleurs, notre vraie vie est l’après-midi, je ne me sens pas plus plumassier qu’elle ne se sent bachotière, elle qui se dit en recherche et n’a de cesse de m’entraîner sur La Voie en quête de La Quête, elle qui voit partout des Signes et voudrait me faire lire Les Quatre Sens de La Vie, elle qui boit le miel de mon être en fermant les yeux, comme Galia ferme les yeux et comme toute émouvante beauté ferme les yeux quand elle se sent monter à fleur de ciel ; et nous jouons, avec Merline, sans voir passer les heures, comme nous avons joué toute notre enfance aux Oiseaux, quand elle n’était que la sœur puînée de sa sœur Laurence, ma sage camarade de catéchisme, à nous éterniser avec toute la bande du quartier, les soirées d’avant les grandes vacances. Avec Merline tout était jeu et cela pourrait durer encore. Malgré l’océan. Malgré son compagnon hindou. Malgré ses cheveux blancs teints de la couleur d’ambre de son clavecin : juste pour jouer une après-midi entière. Avec Merline nous étions faits pour couler avec le Titanic en jouant ou pour en réchapper comme en nous jouant du naufrage, comme nous nous sommes joués de tous les naufrages, elle par la musique et moi, jusqu’à cette après-midi, dans la seule présence songeuse de Ludmila.

    Or jouer, Galia en rêvait, mais Galia était trop Galia pour jouer. A la table des théâtreux Galia jouait à jouer, de même qu’elle jouait à jouer notre pièce en guettant mon jugement sur son jeu, qu’elle récusait cependant d’avance, car je n’avais pas à juger son jeu, avait-elle décidé un premier jour sans après-midi, avais-je compris sans même y penser. Dès lors qu’il n’y aurait plus d’après-midi je n’étais plus en mesure de la juger, avais-je compris sans la moindre explication.
    Tout le temps que nous avions joué sans y penser, nos premières après-midi à ne rien faire que nous aimer de toutes les façons que les amants bohèmes s’inventent à découvrir ensemble tout ce qu’ils aiment en écoutant Fauré ou Chet Baker, les souvenirs de ma famille sépia et les siens de ses aïeux boyards, nos passions croisées de Schubert et Céline ou de Soutine et Lady Day, notre paresse immense et ta tristesse si gaie, toi qui me disais que ma gaîté celait un puits de larmes, nos enfances effrayées et pareilles, au retrait d’un cœur trop sensible, notre effrayante lucidité et ta façon d’en jouer – tout ce temps-là s’était comme évaporé lorsque Galia, pour la première fois, m’avait demandé ce que je faisais de mes après-midi depuis quelque temps qu’elle travaillait à la table, me reprochant, timidement d’abord, puis avec plus d’assurance, mes hésitations et mes amis, me reprochant de trop hésiter décidément ou de ne pas acclamer assez ses amis à elle, et me revenaient alors, comme une prescience ressurgie de ce qui nous attendait en réalité, les premières réticences des objets de Galia.
    Pas touche, avaient commencé de me murmurer les objets de Galia, bas les pattes, ne vous croyez pas chez vous - mais nous étions assez ivres ce premier soir-là, non seulement émus mais assez givrés, aussi la mise en garde des objets de Galia ne m’avait guère inquiété, pourtant leur avertissement s’était bel et bien inscrit quelque part, et dès le lendemain matin, tout étourdi et repu de caresses que je fusse, la même mise en garde des objets de Galia s’était répétée, que je m’étais efforcé d’ignorer, tout à nos effusions et à la conviction que bientôt ils m’accueilleraient, comme tout à l’heure ne pouvait manquer de m’accueillir le petit Aliocha, Galia le prenant sur elle, cependant rien n’y avait fait : les objets de Galia ne m’avaient jamais accueilli depuis lors, par plus qu’Aliocha ne m’avait jamais admis dans son retrait à lui…

    (Extrait de L'Enfant prodigue, récit en chantier)

  • Le Nom

     

    Seelen24.JPG…Les montagnes s’en foutent mais ce n’est pas une raison pour dételer, me dis-je ce matin de redevenir abeille à besicles et c’est pour elles aussi, dont je me disais à dix-huit ans qu’elles me rasaient de ne pas voir la mer, mais qui me la font voir plus vraie en vérité véritable - c’est pour elles que je reprends ce matin la montée dure et pure des mots sur la blanche page du ciel, en italien cela se dit arrampicarsi et de l’autre côté m’attend la mer qui s’en balance elle aussi, et derrière la mer le désert et derrière le désert sur le Mur: ce Nom…

    Image: Philip Seelen

  • L'espérance au coeur des ténèbres

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    La Route de Cormac McCarthy évoque, sous un ciel d’apocalypse, la survie de l’homme dans le monde dénaturé de l’hiver nucléaire.

    Il n’est pas de roman contemporain plus sombrement désolé que La Route de Cormac McCarthy, et il n’en est pas non plus qui laisse au cœur un tel sentiment de justification de la vie humaine restituée dans sa part sacrée. C’est le livre d’un visionnaire pascalien que cet extraordinaire voyage à travers une Amérique dévastée, dont les évocations de l’hiver nucléaire nous replongent dans les cercles inférieurs de L’Enfer de Dante. Comme celui-ci et son guide, un père et son petit garçon fuient à travers les territoires ravagés, les villes incendiées et pillées, avec pour espoir improbable d’atteindre les rivages de la mer, lesquels se révéleront aussi pourris que la nature contaminée.
    Cela étant, chaque nouveau pas sur ce calvaire relance la flamme d’une rédemption possible, liée à un pacte passé entre les deux protagonistes, dont la vocation affirmée est d’être « porteurs de feu ». Formule « bateau » de récit de science fiction spiritualisant ? Et manichéisme de bande dessinée que la division de l’humanité survivante en « méchants » et en « gentils » ? On pourrait le croire à rester en surface de cette road story de fin du monde sans la lire vraiment, alors que chaque page de La Route saisit au contraire le lecteur par sa puissance d’incantation et d’évocation, la lugubre beauté de son lyrisme, sa terrifiante réalité (laquelle renvoie à tout moment aux guerres sectaires et autres misères de notre actualité) et la bouleversante humanité des deux figures de l’homme et de l’enfant.
    Liés et livrés l’un à l’autre, le père et le fils se tiennent et se soutiennent au fil d’une relation constituant, dans le froid absolu et le mal régnant sous l’empire de hordes cannibales, une sorte de vestige de lumière et d’énergie vitale que seul le terme d’amour peut qualifier à vrai dire, au sens religieux autant que dans sa dimension affective. De fait, après la fuite de la mère, désespérée et refusant une telle existence de morts-vivants, le père a choisi de protéger coûte que coûte son enfant en lequel il reconnaît un « calice d’or, bon pour abriter un dieu ». A cette foi de révolté (le père demande aussi bien à Dieu s’il a une gorge, afin qu’il puisse l’étrangler, ou une âme, qui lui permette de le maudire) répond l’attente confiante et vigilante du petit, qui surveille son père comme une conscience en alerte, appelant en outre sa miséricorde à la rencontre de plus malheureux, alors que le père ne pense qu’à leur seul salut.
    Au fil de leur fuite, les épisodes atroces alternent avec des moments de grâce liés à la survie du monde d’avant: quelques souvenirs de la vie avec « elle », une gorgée d’eau pure, une cannette de Coca retrouvée dans les ruines, l’onction d’un bain dans un torrent, le trésor inespéré de réserves serrées dans un abri souterrain, le son d’une flûte taillée dans un bout de jonc, les sublimes dernières lignes rappelant la nature encore vierge…
    Une fable évangélique
    Symboliquement, Cormac McCarthy figure en somme le passé et le futur de l’humanité qui cheminent sous le ciel devenu fou à proportion de la démence humaine, où tempêtes de feu et tornades de cendres tourbillonnent à la surface d’une planète dénaturée, dans le gris définitif du jour, la pluie omniprésente, la neige et le froid, la nuit sans fond. Sous l’aspect de personnages guenilleux à la Beckett, l’homme et le petit participent cependant d’une vision moins « plombée » que celle du professeur de désespoir irlandais, tant la théologie de Cormac McCarthy reste liée à l’eschatologie chrétienne. Sans rien de lénifiant, mais dans la pure tradition évangélique, l’amour, la charité et l’espérance filtrent en effet tout au long de La Route, qui se lit comme un récit d’anticipation apocalyptique, à cela prêt que le néant cendreux et la destruction hideuse qu’il figure participent, déjà, de la réalité que nous vivons, autant que l’espérance demeure.
    Cormac McCarthy. La Route. Traduit de l’américain par François Hirsch. L’Olivier, 244p. En librairie le 5 janvier.

    f58d48f8e8b52d00eae8dafa4ddb2d2e.jpgCet article a paru dans l'édition de 24 Heures du 4 janvier 2008.

    Peinture au doigt: Louis Soutter, 1939

  • Léautaud en verve


    Entretiens radiophoniques avec Robert Mallet

    C’est un monument de la radiophonie française des années 50 qui a été réédité sous la forme d’un coffret de dix CD, accompagné d’un petit livre. Parallèlement a paru le premier volume de la Correspondance de Paul Léautaud, en poche (10-18). Ces deux publications sont étroitement liées par la conviction même de Paul Léautaud qu’un écrivain n’est jamais plus lui-même que dans son courrier et que le naturel, la simplicité et la clarté d’expression sont des vertus cardinales pour un auteur. Léautaud disait ainsi mettre la correspondance de Stendhal, son maître, plus haut que ses romans, et quand on aura dit que l’auteur du Petit ami parlait avec la même précision et la même grâce, la même vivacité et la même justesse, la même liberté totale qui caractérisent son écriture, l’intérêt de ses formidables conversations de 1950 (il avait 79 ans et une verve du tonnerre) sera mieux affirmé.

    Si Paul Léautaud, en 1950, était déjà connu d’un certain nombre de lettrés français, ses entretiens avec Robert Mallet touchèrent des millions d’auditeurs, appréciant ce vieil homme à voix de crécelle et rire voltairien, scandant ses propos du bout de sa canne. Léautaud parlait de tout: des poètes du début du siècle, de son ami Paul Valéry ou de sa maîtresse dite «le fléau», de sa mère qui l’avait abandonné et surtout, merveilleusement, des animaux dont il avait recueilli plusieurs centaines chez lui. Sacré bougre de bonhomme!


    Robert Mallet-Paul Léautaud. Intégrale des entretiens radiophoniques. Coffret de 10 CD. Frémeaux et associés.

  • Le souffle de la vie

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    A propos de La Symphonie du loup, de Marius Daniel Popescu. Prix Robert Walser 2008. Prix de littérature de la Fondation vaudoise pour la création. Réception le 6 octobre au Palais de Rumine.

    Rien, ou presque, n’a été dit jusque-là, en Suisse romande, de précis et de réellement conséquent sur La Symphonie du loup, qui a fait s’extasier les uns quand les autres, l’ayant feuilleté plus ou moins paresseusement, ne faisaient que hausser les épaules. On a flairé le phénomène, et d’abord douté qu’un chauffeur de bus des Transports lausannois, qui plus est Roumain, débarqué en Suisse en 1990 sans connaissance réelle ne notre langue, puisse boucler un récit de 400 pages, certes un peu hirsute dans sa forme, mais néanmoins abouti et plus substantiel, plus vivant et plus vrai que la plupart des écrits actuels, plus encore dans notre pays qu’en francophonie variée. Les médias, toujours en quête de figures, ont exalté le personnage de Popescu, parfois au détriment du livre. Mais on a vu bien pire dans le milieu supposé faire bon accueil à un nouveau livre sortant à ce point de l’ordinaire: les plus mesquins auront ainsi insinué, comme de Jonathan Littell à propos des Bienveillantes (pensez : un Américain se mêlant d’écrire en français), que certains amis écrivains de Popescu avaient mis la main, pour ne pas dire : avaient écrit ce livre. Il n’y a pas de secret : certains amis écrivains de l’auteur, dont René-Luc Thévoz a été le premier, puis le soussigné, Michel Layaz, d’autres peut-être, ont en effet relu et parfois corrigé les pages de La symphonie du loup, dont les finitions d’ordre grammatical ou syntaxique ne sont rien, cependant, par rapport à ce que ce livre apporte d’essentiel : à savoir le souffle tout personnel et tout original de ce que Gilles Deleuze appelle «une langue étrangère dans la langue», seule formule préfigurant une écriture réellement nouvelle et surtout personnelle.
    C’est cet immédiatement « étranger », cet immédiatement neuf et vif, cet immédiatement frais et fluvial, cet immédiatement bravache et chaleureux, cet immédiatement tonique et mélancolique qui m’a, pour ma part, immédiatement estomaqué dès ma première lecture des premières pages de La Symphonie évoquant, par la voix du grand-père, le premier tournant de la vie d’un adolescent de quatorze ans soudain frappé, en pleine partie de pêche, par l’annonce de la mort accidentelle de son père. Scène immédiatement mythique à mes yeux, comme la scène du baiser de Proust. Et tout aussitôt le parterre littéraire assis de se récrier et de ricaner : ah mais, voilà que ce lourdaud compare cette espèce de Roumain au divin Marcel !
    Je ne sais si « cette espèce de Roumain » en aura le temps et la discipline, mais je gage que Marius Daniel Popescu pourrait bien, à travers les années, écrire sa Recherche. Inutile de dire que l’idée ne me viendrait pas, aujourd’hui, de comparer La symphonie du loup à La recherche du temps perdu, ni de prétendre, non plus, que nous tenons déjà là un chef-d’œuvre, comme d’aucuns l’ont aventuré. En revanche, Jean-Claude Lebrun, dans le premier grand article paru en France sur le livre, dans L’Humanité, me semble tout à fait dans le vrai en reconnaissant à Popescu « le souffle des grands ». D’extraordinaires séquences, dans La Symphonie du loup, relèvent en effet, comme certaines pages des Bienveillantes, de la grande littérature. J’ai déjà évoqué la première. La deuxième est la suite de l’enterrement du père avec, notamment, la déchirante évocation du désarroi titubant du garçon dont les pensées se bousculent en délire (pp.111-118) dans cette litanie récurrente de mots « qui ne devraient pas exister », le dos tourné à la tombe et sans âge : « Les mots n’ont aucune valeur dans la vie et dans la mort. Ils n’appartiennent ni au passé, ni au présent, ni au futur. Ils ne sont ni eau, ni terre, ni fleur, ni vent. Tout ce qui se passe n’a rien en commun avec eux ».
    La symphonie du loup est toute faite de mots en apparence, mais les mots d’une autre langue, physique et métaphysique à la fois, des mots-gestes, des mots-soupirs, des mots-caresses, des mots-claques, des mots-désirs, tout un silence en ébullition de mots-musique, tout un tourbillon de sable-mots, tout un déferlement de hautes vagues ourlées de mots-écume traversent le livre d’un seul souffle. Et les grands épisodes se suivent comme autant de ces « blocs d’enfance » dont parle encore Gilles Deleuze, qui relèvent tantôt de l’épopée et tantôt de la chronique intime ou privée: séquences alternées, en contrepoint, des petits bateaux bricolés dans la chambre des enfants, aujourd’hui, et de cette formidable traversée du dépotoir roumain, vingt ans plus tôt, de l’étudiant juché sur le marchepied d’un train lancé à toute allure (pp.100-106) ; blocs d’enfance des mots et des choses qui s’agencent comme au domino dans les douces heures de l’apprentissage, bousculés et augmentés par le récit hallucinant de la mort d’un cheval, dans une usine désaffectée, sous les coups d’ouvriers enragés de n’avoir plus rien à faire et se vengeant sur le bouc émissaire au carré que représente le pauvre animal d’un Gitan méprisé (p.151-161), avec ces mots nous restant en travers de la gorge : « L’automne, les pommes tombent sur le squelette du cheval et sur ses sabots soudés aux plaques de tôle en acier. Tu as maintenant presque quarante ans, ta mémoire n’arrive plus à dormir, tu rêves souvent du Gitan ». Séquences tour à tour splendides et sordides, telles la merveilleuse évocation du souvenir roumain d’un commerce magique de bouteilles et de ballons (pp.139-148) et la confidence d’une entraîneuse de cabaret évoquant son morne esclavage au narrateur, ici et maintenant ; le triste avortement d’une jeune fille au pays du parti unique, et les mêmes détresses vécues par tant de frères humains, en Roumanie déglinguée ou en Suisse ripolinée. Séquences de la sexualité ne relevant plus du « petit secret » mais de la vie personnelle et collective, où la recommandation du père au fils de ne pas se masturber (non tant par souci moral que pour mieux aimer la femme et toutes les femmes…) s’enchâsse dans une évocation de la masturbation collective « sauvage » qui préfigure la masturbation « en ligne » des solitudes mondialisées. Séquences de poésie naïve, candide parfois, parfois complaisante aussi dans son désir de donner du galon à tout et n’importe quoi, où les « blocs d’enfance » participent du moins d’une sorte de collage de mots-confettis, alternant avec les scènes historiquement et socialement significatives d’un observateur acéré du socialisme au quotidien.
    La symphonie du loup est un concert de voix à la fois agencé, construit et jeté, aux phases tantôt ciselées et tantôt brutes de décoffrage. A un moment donné, le narrateur se voit qualifié d’«artiste brut» pour ses travaux saugrenus de façonnier de chaises en boîtes d’allumettes, mais cette qualification ne convient guère, à vrai dire, à l’art à la fois instinctif, puissant dans son élan et souvent désordonné, velléitaire parfois, mais organiquement tenu par la même perception poétique de l’existence et par le même souffle indompté. Surtout, et c’est ce que je voudrais souligner dans le contexte d’une littérature aphone ou dévertébrée, où le « petit secret » devient la grande affaire de la machine à ne rien dire, ce livre vaut par l’immense rage d’amour (Grand Secret) qu’il manifeste, où l’égomanie amoureuse de l’écrivain éclate en multiples « je », au-delà de l’étriquement de tous les « moi ». Contre la désastreuse impuissance à aimer et admirer qui affadit et écrase tout de nos jours, ce grand livre d’amour, même imparfait à certains égards, mérite d’être aimé et admiré.
    Marius Daniel Popescu. La Symphonie du loup. José Corti, 399p. Prix Robert Walser 2008. Prix de la Fondation vaudoise pour la création 2008.
    Cet article a paru dans  Le Passe-Muraille, livraison de juin, No 75.

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  • Un pas le vie, un pas la mort

    En feuilletant mes Carnets de l'année 2005.

    En voyant apparaître les aiguilles de Chamonix, ce matin au col des Montets, une bouffée d’émotion m’a fait vaciller au souvenir de tant d’équipées de notre bon jeune temps, puis je me suis rappelé notre dernière course avec mon ami Reynald, sur l’arête Midi-Plan, et sa mort dans la face nord du Mont Dolent, une semaine après, il y aura juste 20 ans le 15 août prochain, un pas la vie, un pas la mort…


    L’agression faite au silence est plus grave qu’on ne saurait dire.

    ***

    Faire comme si tout avait du sens. Faire comme s’il y avait encore de la place pour nous dans ce monde de fous. Faire comme si ce que nous faisons était encore attendu...
    Mais comme le dit le titre du dernier roman de Tabucchi : il se fait tard, de plus en plus tard...

    ***

    Tout songeur devant ce paysage qui me ramène à tout coup à ma vraie dimension.
    Dominique de Roux me disait qu’on ne pouvait être dupe du monde après avoir accouché d’un enfant - ce qui faisait selon lui la supériorité de la femme -, et de même je me dis qu’on ne peut être dupe devant l’immensité de la nature, et par exemple devant ces montagnes. Là devant, je me dis, une fois de plus, qu’il est aberrant de penser que nous avons dominé la nature; parce que jamais nous ne dominerons la mort - à moins de changer de nature précisément. (A Chamonix, ce 5 août 2005)

  • Lumières de Bukowski

    Les thèmes des nouvelles de Charles Bukowski, limités à ses errances d’alcoolique et à ses baises, sont d’un intérêt apparent à peu près nul et pourtant il y a, chez ce pochard graphomane, une sorte de grâce poétique tout à fait singulière.

    J’en vois un exemple, parmi cent autres, dans A propos d’un drapeau vietcong, qui raconte le minable épisode de la confrontation, au bord d’une autoroute, d’un camionneur à cran d’arrêt et de trois hippies auto-stoppeurs, une fille et deux garçons traînant un drapeau du vietcong.

    En trois pages, Bukowski raconte une espèce de viol plus ou moins consenti qui évoque toute une Amérique brutale et veule à la fois et dont ne reste finalement que cette image de bannière abandonnée dans la lumière pure: “Il était là, dans la poussière, près des voies. La guerre continuait. Sept fourmis rouges, grand modèle, se baladaient sur le drapeau”.

  • Les heureux scandales d’antan



    De La jument verte à Catherine Millet. Chronique de l'an 2005....

    Les belles âmes sont-elles en voie de disparition ? C'est la grave question qui s’est posée à l’occasion du succès du "baise-seller" de Catherine M. auquel nul ne trouva à redire. Pas le moindre relent de scandale devant la ruée moutonnière des consommateurs sur ce livre supposé manifester la plus grande liberté de moeurs. En d'autres temps, ce récit placidement pornographique des faits et gestes d'une dame qui "baise comme elle respire" eût choqué les vigiles de la morale et suscité des poursuites. Mais en l'occurrence: à peu près rien. D'aucuns trouveront là le signe caractéristique de temps dissolus; d'autres y verront plutôt le triomphe de la tolérance. Or ce qui frappe surtout, dans le récit de Catherine Millet, est son absence totale de sensualité et de style, et l'espèce de conformité impersonnelle qui le ramène, en version chic-intello, aux magazines spécialisés.

    C'est alors avec une sorte de nostalgie que nous avons retrouvé, dans l'Album Marcel Aymé de La Pléiade, la relation détaillée d'un bon vieux scandale à l'ancienne opposant quelques vraies belles âmes à l'auteur d'un livre jugé sulfureux.
    En décembre 1933, après la parution de La Jument verte, dont le succès de l'époque dépasserait de beaucoup aujourd'hui celui de Catherine M., les foudres conjuguées de la soeur aînée de l'écrivain, d'un Monsieur Coquemard (sic) dirigeant le "journal de la famille française" intitulé La Femme et l'enfant, et du fameux Abbé Bethléem (re-sic) s'abattirent sur le malheureux auteur. Avertissant l'éditeur Gaston Gallimard qu'il avait décidé, après avoir "parcouru cette ordure", d'en référer au procureur de la République afin qu'il arrête la vente de cet ouvrage, le Coquemard en question ajoutait que le talent de Marcel Aymé rendait "plus infâme encore" cette Jument verte tout à fait "de nature à pourrir la jeune génération".

    A la citation de ces attaques réjouissantes, nous ne saurions résister au plaisir d'ajouter celle de la réponse de Gallimard ainsi libellée: "Monsieur, permettez-moi de vous dire combien je suis surpris par votre lettre. Depuis la parution de La Jument verte, que j'ai fait soigneusement lire autour de moi, ma vieille grand-mère, contre tout espoir, vient de mettre au monde deux jumelles, et ma petite-nièce, quoique âgée seulement de cinq ans et demi, vient de mettre bas deux charmantes souris blanches". Inutile de dire que cet humour fit réagir Coquemard au point d'incriminer la mère de l'éditeur, suspectée d'être "née dans une porcherie sélectionnée pour avoir mis au monde un tel cochon", mais passons sur d'autres amabilités.

    Ce qui nous semble plus intéressant, aujourd'hui, c'est, en relisant La Jument verte, de voir ce qui pouvait tant choquer à l'époque. Bien entendu, point trace de pornographie "à la Millet" dans ce roman paysan, mais une sensualité joyeusement goulue, pleine et colorée, tranquillement anticléricale aussi, qui oppose la saine verdeur du paysan Honoré et l'hypocrisie tortilleuse de son fère le vétérinaire. Le premier ne croit pas sombrer dans l'abîme pédophile en flattant au passage le téton printanier de sa fille aînée, tandis que l'autre voit le mal partout.

    "Quand Honoré caressait sa femme, écrit Marcel Aymé, il invitait les blés de la plaine, la rivière, et les bois du Raicart". Alors que son frère le véto, découvrant un traité d'éducation sexuelle dans les cahiers d'écolier de son fils, et dans ce traité "la coupe d'un testicule grossi quatorze fois", croit y voir l'image du Mal et le motif de priver la garçon de dessert jusqu'à sa majorité...

    Les heureux scandales ! Et combien de vérité humaine dans ces tensions, combien de gaîté dans ces profanations, combien de vie dans ce sexe relié au mystère et à la profusion du monde. L'heureux temps où l'on incriminait le talent d'un auteur supposé rendre "plus infâme encore" sa mauvaise influence ! L'heureux temps où la vertu des belles âmes rendait hommage au "vice" de l'artiste !

    Quant à Catherine Millet, son nouveau livre repose là-bas, sur une pile. Alors allons, repose encore un peu, Catherine Millet...