En mémoire de mon père
Un jour, au bureau, ils m’ont dit que je n’assurais plus: c’est cela qu’ils m’ont dit, mais je n’ai pas bien saisi sur le moment. Tout a basculé à partir de là, mais je n’ai pas compris, alors, le sens de cette expression.
Vous savez que j’ai toujours été très à cheval sur les expressions, et celle-ci me semblait d’autant moins compréhensible que nous nous trouvions dans une compagnie d’assurances où j’étais employé depuis plus de trente ans et où jamais on ne m’avait fait la moindre remarque désobligeante sur la qualité de mon travail, sauf en apprentissage.
Ils se sont mis à trois pour me le dire. De l’une à l’autre de leurs entrevues, comme ils disaient, je me rappelle que j’avais légèrement desserré ma cravate, signe chez moi de nervosité.
Ils se sont succédé dans mon bureau pour me dire à peu près la même chose. Trois jeunes employés qui me devaient en principe le respect, et qui jamais, en tout cas, vingt ans, plus tôt, ne se seraient permis une telle observation. Deux consultants et la nouvelle responsable des ressources humaines, selon l’expression. Trois nouveaux qui nous connaissaient à peine et qui ont commencé, comme un seul, par me dire merci.
Je ne voyais pas pourquoi. Il n’y avait aucune raison de me féliciter de quoi que ce fût. Je n’avais fait, ces derniers temps, que ce que j’avais toujours accompli pour la Maison: à savoir ce que j’étais supposé faire précisément pour mon salaire.
D’ailleurs je me demande s’ils y croyaient ? J’avais plutôt l’impression qu’ils récitaient une leçon apprise. Ils avaient les mêmes sourires que les gens des sectes religieuses qui se présentent à votre porte, de l’espèce que je tiens prudemment à distance, quitte à paraître inhospitalier.
Ils étaient cordiaux jusqu’à l’indiscrétion. Je n’ai pas du tout apprécié cette approche précipitée à l’objet mal défini. Pourtant je me suis interrogé. Avais-je mal fait d’une manière ou de l’autre ? M’étais-je égaré à l’occasion de mon deuil ?
Je savais, bien entendu, que tous mes collègues s’étaient posé bien des questions à mon sujet à travers les années, et notamment du fait que j’avais toujours refusé tout avancement, mais ma fidélité à la Maison et ma régularité absolue m’avaient valu l’estime des anciens et la considération parfois ironique des plus jeunes, au début, qui apprenaient ensuite à me connaître et que je mettais souvent dans ma poche en leur parlant de mes collections.
Du vivant de Rose, au demeurant, je n’accordais qu’une importance secondaire à la façon dont on me regardait au bureau. Nous avions admis une fois pour toutes que tel serait notre gagne-pain jusqu’à ma retraite, juste augmenté du produit de la vente des découpages folkloriques de ma soeur aux Américains et aux Japonais.
Rose appréciait ce qu’elle disait mon sacrifice, qui n’était à vrai dire, pour moi, qu’un arrangement commode me permettant de me concentrer sur mes vraies préoccupations; et tout aurait pu continuer ainsi quelques années encore, ponctuées de voyages de plus en plus lointains avec Rose, si celle-ci n’avait pas été frappée par la maladie l’année même où les managers, selon la nouvelle dénomination, entreprirent les changements.
De ceux-ci, les premiers signes ne m’apparurent guère, tant j’étais absorbé par l’état de Rose. Certains anciens m’avaient certes mis en garde, qui s’inquiétaient de rumeurs provenant de l’Agence Générale, mais j’avais toujours estimé peu digne de s’alarmer sur des rumeurs, et les silences de Rose, succédant à l’apaisement de chaque découpage, me causaient tant d’inquiétude que plus rien d’autre n’existait.
A la même époque, en outre, l’engagement des trois jeunes cadres formés à la médiation interne selon les termes du communiqué de la Direction Générale, avaient suscité de vives réactions chez certains de mes pairs, sans m’ébranler du tout pour ma part. Mes visites quotidiennes au pavillon d’isolement, où j’avais vu plusieurs jeunes gens s’en aller, m’avaient tellement ému que j’en étais arrivé à ne plus discerner les nuances de l’âge ni craindre de réels bouleversements liés à je ne sais quelle lutte de générations.
J’avais pourtant relevé diverses nouvelles expressions, dans les conversations à la cafétéria, telle l’optimisation des fonctions de la chaîne, dont la tournure me déconcertait autant que celle des fameuses ressources humaines; et ce fut le même langage que me tinrent bel et bien ces trois-là quand ils me dirent quelques mois plus tard que je n’assurais plus.
Ils m’ont dit pour commencer, peut-être pour mieux faire passer la pilule, qu’ils me respectaient. Non sans malice, à ce qu’il m’a semblé, la nouvelle responsable des ressources humaines, une blonde du genre efficient prénommée Ariane, m’a fait valoir que j’étais unique en mon genre, tandis que ses deux collègues s’accordaient à me trouver intéressant.
Tous trois ont reconnu que je représentais un monde qui avait joué son rôle, ils en étaient conscients, seulement voilà: pour eux je n’assurais plus.
Et naturellement ils m’ont expliqué. Et j’ai bientôt compris. J’ai compris beaucoup plus vite qu’ils ne s’y attendaient, et cela les a décontenancés à leur tour. J’ai compris qu’il ne s’agissait pas forcément de se débarrasser de moi mais en tout cas de me reformater, selon leur expression, et du même coup je me suis braqué, et ce fut dès ce moment-là que je retrouvai Rose ou, disons, l’esprit de Rose, le coeur de Rose que j’avais cru perdre à tout jamais dans la confusion du chagrin.
Nous avions toujours vécu, aux Oiseaux, comme si nous étions venus au monde pour rester ensemble. Les vingt ans, puis les trente ans, les quarante ans de Rose avaient passé sans que jamais elle ne me parle de frayer ailleurs. La petite maison que Maman nous avait laissée en héritage, dans la zone villa où nous avions passé notre enfance, convenait à notre genre de vie. Les gens des alentours se posaient peut-être eux aussi des questions à notre propos, mais ce n’était même pas sûr, et de toute façon ça ne portait pas à conséquence tant les relations entre voisins s’étaient distendues avec les années, surtout depuis l’histoire des pervers de la maison bleue.
J’y repense avec tristesse. J’ai parfois l’impression que seule Rose a conçu avec moi ce qui s’est réellement passé alors. Il me semble que tout le monde s’est protégé de la réalité des faits. Et maintenant, repenser à ces événements me fait honte. Notre quartier, notre pays, notre monde, notre espèce devraient avoir honte de cela.
J’en ai parlé avec Marcelo, mon correspondant brésilien, naturaliste à Sao Paulo, qui sait que tous les jours des choses terribles se passent dans les rues de sa ville. Je lui ai dit: Marcelo, voici ce que nous avons vécu au quartier des Oiseaux, et tels sont mes cauchemars, puis je lui racontai ceux qui me hantèrent à l’époque de Da Nang. Il m’a répondu le soir même qu’il avait entendu parler de cette affaire par le satellite et qu’il imaginait ce que je ressentais, que lui-même vivait dans une cage dorée gardée par des vigiles et que ce n’était sûrement pas un hasard si nous préférions l’étude de la nature à celle de ces animaux dénaturés que sont nos semblables.
Tout le temps de l’histoire des pervers de la maison bleue, nous nous étions tenus à l’écart. Lorsque les gens du quartier s’étaient laissés contaminer par le délire public et la haine, j’avais dit à Rose que je pensais préférable de ne pas se ranger dans un camp ou dans l’autre, et elle me répondit en mouillant un scone dans son infusion de verveine: vous avez raison, Gottlieb - mais c’était avant tout parce qu’elle-même avait mal et qu’elle savait mes cauchemars.
Rose pensait aux enfants. Pour ma part je me contentais de subir les visions nocturnes qui m’étaient envoyées par je ne sais quelle terrible divinité, je voyais l’horreur pure ou plutôt je la sentais se déployer en moi comme un film en trois dimensions dans lequel je ne pouvais agir, je me réveillais paralysé au milieu de l’horrible laboratoire qu’avaient décrit les journaux, comme je m’étais réveillé dans les souterrains vietnamiens nettoyés au lance-flammes, mais dès que je me réveillais je me sentais incapable d’exprimer quoi que ce fût, n’était-ce à Rose qui m’écoutait en tremblant elle aussi, et d’autant plus qu’elle ressentait autrement que moi la torture des enfants, la souillure et la torture.
Elle disait que c’était trop tard. Elle essayait de se représenter une femme livrant à un homme un enfant en bas âge. Elle ne pensait qu’aux actes commis. Elle voyait en rêve ces chaînes et ces colliers de chien, ces extenseurs de fer, ces lames de rasoir et ces cutters dont avaient fait usage les deux fous dont les caméras réjouissaient plusieurs centaines d’autres déments ordinaires. Elle voyait l’enfant laissé seul un mois dans ses déjections et marqué au fer rouge. Elle se réveillait en hurlant. Elle se voyait en mère réclamant son enfant. Elle prenait chaque mot des journaux au sérieux, et peut-être est-ce cela aussi qui l’a tuée ?
Pour en revenir à mes jeunes consultants, je savais qu’ils étaient supposés faire vite. J’avais deviné qu’ils n’étaient que des truchements. Je me doutais bien qu’aucun d’eux ne me voulait du mal et qu’ils ne faisaient qu’appliquer des directives. Du moins les voyais-je venir de loin car j’avais alors, de ce qui se tramait, une idée de plus en plus claire.
- Vous avez cinquante-cinq ans, ce n’est pas si vieux, Gottlieb, nous pouvons encore faire quelque chose de vous.
Voilà ce que m’a dit le jeune homme au costume voyant qu’on avait engagé, avec son non moins fringant compère Lemercier, comme consultant externe de médiation.
Il s’appelait Moreno et paraissait le moins enclin à m’écouter, mais je lui sentis bientôt des failles.
Il m’avait demandé, ce soir-là, si je m’identifiais vraiment à l’esprit de l’Entreprise, et comme je paraissais hésiter, il avait réitéré sa question.
- Je vous ai parfaitement entendu, avais-je répondu en me levant, et, désignant mon siège, je le priai de s’asseoir pour m’écouter.
Alors je lui parlai du Grand Nacré.
Je lui dis les moires. Je lui dis les diapres. Je lui dis toute la combinatoire des couleurs. Je le transportai en divers lieux que nous avions explorés Rose et moi.
Moreno n’en revenait pas.
Il a d’abord fait celui à qui l’on a seriné que savoir écouter est un atout indispensable à la bonne gestion.
Puis il a tenté de m’interrompre. Il était, en station debout, nettement plus grand et mieux découplé que moi, mais à l’instant, sur ma chaise tournante d’une autre époque, il semblait contraint de se soumettre à mon discours, que je lui tins avec une douceur persuasive sans cesser de lui tourner autour.
«Il faut voir le Grand Nacré se poser sur la fleur de budleya», lui dis-je en guettant sa moindre réaction, et, ne voyant rien venir, je précisai que cette sorte d’accouplement avait quelque chose de fortement symbolique, tout en relevant la nuance d’étonnement vif qui anima du même coup son regard.
Puis je lui racontai la venue au monde du sphinx Polyphème que ma correspondante de Shadyside, Annie D., m’avait longuement décrite dans l’un de ses mails. Maintes fois j’avais revécu cette scène grâce au récit de mon occulte amie, dont les mots avaient un tel pouvoir évocateur que je m’étais pour ainsi dire approprié son souvenir.
Je racontai à Moreno cette péripétie naturelle sans le laisser m’interrompre.
Lui qui me parlait de restructuration, il devait se représenter, lui dis-je, la mue de la grande chrysalide empaquetée dans sa feuille de chêne cousue, et commençant de bouger puis de taper, de marteler son enveloppe comme de derrière la porte de bois d’un romanesque souterrain à la Monte-Cristo.
A force de me représenter la scène, j’étais en mesure de la raconter comme si je l’avais vécue moi-même. Et je suggérai des analogies: d’une vie toute d’ombre et de repli, comme ce garçon se figurait un peu la mienne, voici qu’allait émerger une tête pelucheuse et deux longues antennes à plumes, un abdomen couvert de fourrure et de longues pattes hirsutes autant que celles d’un ours trempé par l’averse, enfin ces ailes repliées et vernissées ressemblant à s’y méprendre aux plis encore collants d’un parapluie refermé.
- Ceci pour l’ancien bureau, et cela pour le nouveau, lui lançai-je, avec une oeillade sardonique qui lui échappa, en lui désignant ensuite l’image rutilante, au-dessus d’un classeur métallique, du mâle Polyphème aux immenses ailes d’un brun velouté, bordées de bandes bleues et roses aussi délicates que celles d’un lavis, avec l’ocelle énorme, ornant chaque aile postérieure de son splendide oeil doux et dur à la fois, dont le bleu sombre se fondait en un jaune immatériel.
A vrai dire il était médusé.
Il ne s’attendait pas du tout à ma propre métamorphose, lui qui s’était imaginé qu’on pouvait m’épingler comme une poussiéreuse mouche grise, sous prétexte que mes gilets et mes vestons, mes chaussons hors d’âge et mon lorgnon de bureaucrate exhalaient la vieille ambiance des chambres mal aérées. Il croyait m’avoir jugé une fois pour toutes quand je bénéficiais moi-même, à cet égard, d’une assez confortable avance sur ses observations.
De fait je l’avais, d’ores et déjà, radiographié de mon oeil de morphopsychologue amateur.
Tout en donnant l’apparence d’un battant, ce garçon était un mou, un velléitaire et un sensitif. Il y avait en lui un indéniable ressort d’ambition sociale qui lui avait permis de donner le change, mais je voyais bien qu’il ne croyait pas aux mots vides qu’il prononçait et qu’il était en somme meilleur qu’il ne s’en doutait lui-même.
Ce fut ce qui me permit de marquer mes premiers points sur la voie de son éveil, sans me faire trop d’illusions pour autant. Il faut dire que son propre statut était en jeu, et qu’il y avait la question de l’âge qui se reposait à ce moment-là. La conformité s’imposait à ses yeux comme garante de survie, et je me doutais qu’il ne pourrait s’affranchir si facilement d’une illusion si répandue. En outre, je restais par trop méfiant à l’égard des mutations artificielles, qui me faisaient me défier justement des transformations décidées pour l’Entreprise, et que je savais le contraire des vraies métamorphoses auxquelles je prêtais mon attention depuis des lustres.
J’avais d’ailleurs évoqué ces questions avec ma correspondante Annie D., qui me soutenait par de petits messages quotidiens dans ma boîte électronique tandis que les managers de La Vie assurée préparaient en douceur (pensaient-ils) la liquidation de mon cas.
A propos d’ Annie D., dont j’avais découvert les travaux par l’entremise de Marcelo, je m’aperçus bientôt que cette femme admirable avait tant de traits intérieurs comparables à ceux de Rose que je lui en prêtai le visage avant qu’elle ne m’envoie son portrait numérisé, et de fait elle avait les mêmes lignes pures et le même regard d’enfant têtu que ma Rose.
Annie D., en marchant dans sa vallée des Montagnes Bleues, en Virginie, ne cessait de penser aux vraies conditions de la transformation de l’humain, et tout de suite je me sentis compris par elle lorsque je lui envoyai mes réflexions sur l’analogie que j’avais établie entre les mutations codifiées de la momie égyptienne et la métamorphose du papillon. Par mail, le soir même - enfin son soir à elle, de notre jour précédent, puisque nous en étions déjà nous-mêmes à l’heure des croissants -, elle m’écrivit que, by Jove, j’avais bien mérité mon prénom de fan de Dieu.
De tout cela, je ne pouvais évidemment parler avec qui que ce fût à La Vie assurée, où les préoccupations terre à terre constituaient l’essentiel des conversations de la cafétéria, des performances amoureuses des jeunes gens le samedi soir au championnat de football du mercredi.
Comme j’avais toujours fait figure d’original, apparemment figé dans les anciennes manières mais capable d’écouter toute conversation, fût-elle du dernier cri, et que mes jeunes examinateurs en avaient parlé après nos premières entrevues (la pétulante Ariane avait elle-même été subjuguée par ma connaissance de la faune de Bornéo où l’un de ses oncles chasseur avait séjourné, et Lemercier, l’autre consultant, s’était laissé amadouer d’autant plus facilement qu’un séjour aux Maldives l’avait porté à s’intéresser aux grands fonds marins qui n’avaient guère de secrets pour moi ), je compris que, pour quelque temps au moins, j’aurais un peu de répit et d’autant plus que mon nouvel état de solitaire, depuis la mort de Rose, me laissait une complète disponibilité d’esprit.
Notre fier trio se relayait dans le petit bureau où l’on m’avait relégué et dont j’avais fait, comme chaque fois, un repaire tout personnel évoquant un grand livre d’images.
Troublés par le fait que c’était moi qui les recevait et non l’inverse, mes jeunes gens avaient de la peine à exposer clairement ce qu’ils pensaient. Ils manquaient de précision dans leur vocabulaire et plus encore de suite dans l’exercice de la raison. Je me gardais de me gausser d’eux, mais je restais néanmoins sur mes gardes.
Je les regardais en souriant. J’étais gai comme toujours et cela les faisait changer de contenance.
Je savais bien ce qu’ils étaient censés faire sur ordre de la Direction Générale. Je voyais qu’ils s’étaient entendus sur la suite tactique des opérations, mais quelque chose semblait clocher. Ils cherchaient à définir leurs critères et moi je sentais bien que je leur posais un problème inattendu, leur tapais sur les nerfs et les séduisais en même temps.
Visiblement cela ne se passait pas comme avec les autres vieux débris, selon l’expression que j’avais surprise entre eux au détour d’un couloir, dont la plupart avaient été remerciés par l’Entreprise avec des salamalecs.
Avec moi ce serait différent, ils le pressentaient, plus même ils constataient tous les jours qu’il y aurait un problème dans mon cas et qui ne pourrait se régler selon les termes prévus.
Ils avaient établi, sans doute, que je m’en tiendrais décidément à ma pratique éprouvée et à mon goût. Ils devinaient que je ne renoncerais à rien de ce qui avait été. Simultanément, ils savaient que je ne ferais valoir aucune exigence matérielle ni aucune espèce de droit lié à mon ancienneté ou à mes états de service. Ils devaient être convaincus que ma cause était désespérée: que jamais on ne me reformaterais, et pourtant ils ne m’en voulaient pas pour autant. Plus même: ils devaient être tentés de penser que je n’avais pas tout tort - et peut-être même m’enviaient-ils ?
Bien entendu, ils avaient les moyens de m’abattre et je m’en doutais. Pourtant aucun d’eux ne l’a voulu. Je ne sais comment cela s’est arrangé finalement, avant que je ne prenne moi-même la décision de m’en aller, mais probablement est-ce à cause de nos discussions sur la pelouse de la plage de Rivebelle, cet été-là.
C’est avec le responsable de la maintenance informatique, un Vietnamien cultivé du nom de Pham Thuan, avec lequel j’avais beaucoup appris sur la population amphibienne des rives du Mékong et dont je m’étais fait un ami rare en lui révélant la musique de Monteverdi et de Gabriel Fauré, que nous inaugurâmes cette coutume de fin de journée dès le début du mois de juin de cette année-là.
Pham étant fort apprécié de tous, et la splendide Ariane, que j’appelais la Vestale de la Ressource, s’étant jointe à nous en nous proposant le déplacement à bord de sa vaste Chevy blanche, notre groupuscule devint bientôt une jolie bande qui se retrouva parfois, aussi, les fins de semaine et les dimanches sur la moelleuse moquette végétale de Rivebelle.
Ariane m’avait désormais à la bonne: elle m’était reconnaissante de lui donner de précieux conseils tactiques ou psychologiques à propos de cas parfois épineux, puis (détail cocasse en ce qui concerne le personnage entièrement chaste que je représente) elle fut impressionnée par la douceur nacrée de ma peau tout imberbe, elle me dit que je lui avais fait découvrir un nouveau concept de sensualité malgré mon air de clerc anachronique, enfin elle fut heureuse de trouver en moi un partenaire de ping-pong aussi vif que certains play-boys de sa connaissance, et ma courtoisie fit le reste, ma neutralité complète en matière galante et ma courtoisie.
Et de fait, ma façon d’être absolument libre, mais aussi tout pur, étonnait et séduisait même mes jeunes compagnons. Mes questions très précises mais bienveillantes sur leurs moeurs respectives, loin de les gêner, s’étaient naturellement incorporées dans l’ensemble de nos discussions sur le sens de la vie ou des changements de la société, les fluctuations du yen ou la valeur de l’amitié, les merveilles du monde animal qu’ils ne se lassaient pas de m’entendre détailler ou les peines de coeur de celle-ci, les soucis domestiques de celui-là.
La profonde mélancolie que j’avais éprouvée, après la mort de Rose, se trouvait ainsi allégée par le bain et la conversation. Du vivant de Rose, nous avions toujours nagé, été comme hiver, mon seul regret étant de ne pouvoir planer et plonger dans les airs comme les oiseaux voiliers, les fous de Bassan que nous avions observés en Ecosse ou nos majestueux aigles de montagne.
Avec Pham Thuan, deux apprentis aux corps lisses et flexibles m’accompagnaient volontiers et nous faisions des concours de brasse coulée avant de nous étendre sur la pelouse et de confronter nos vues sur l’avenir de l’espèce.
- Pensez-vous réellement, Gottlieb, me demandait Valerio, que les insectes soient amenés un jour à supplanter le genre humain à moyen ou plus long terme ?
Je restais mesuré dans ma réponse, tout en répétant ce que m’avait longuement expliqué un autre de mes correspondants, le professeur huguenot Théodore M. du Musée de l’Homme, à Paris, pour lequel cette éventualité était à prendre en considération.
Ou nous parlions de la possibilité constante de se régénérer en quelque situation qu’on se trouve, qu’on soit larve de libellule ou mineur aux Asturies; et quelque chose se passait entre nous: il nous suffisait de rester là, sur l’herbe, le corps comme épuré par la lumière et l’eau chlorée, pour échanger des opinions purgées de l’ordinaire indifférence et nous sentir des ailes.
Ce fut une belle saison de notre bref séjour terrestre et ma façon, aussi, de prendre congé de la Maison.
Tout à coup, en effet, j’eus envie d’apprendre d’autres langues et de voyager un peu partout. J’eus envie de rajeunir extérieurement aussi et de me dépouiller de mes camisoles. Mais au préalable, j’eus besoin de parler de Rose à mes jeunes amis.
Rose m’a donné les couleurs, commençai-je de raconter au crépuscule diaphane d’un des derniers jours de l’été indien de cette année-là. Rose m’a révélé les couleurs qu’il y avait en moi. Rose a pressenti ma rêverie et l’a protégée. C’est une prescience assez rare aujourd’hui où l’on prétend tout soumettre à l’efficace, mais c’est ce que je puis vous dire avant de m’en aller par les chemins: ne permettez pas qu’on vous empêche de vous abandonner à la rêverie, il n’y a qu’elle qui nous fera concevoir le bon monde de demain.
Je ne leur ai pas parlé de mes cauchemars, qui donnaient à ce que je disais de la rêverie son soubassement vrai. Plus exactement, je n’ai parlé de mes cauchemars qu’avec Pham Thuan, en lequel je m’étais découvert comme un frère. Je n’ai pas été surpris de constater, en me confiant à cet homme délicat à l’épouse silencieuse et aux beaux enfants musiciens, que tout ce que j’avais cauchemardé trente-trois ans plus tôt lui rappelait les récits de son père à Da Nang.
Aux autres j’ai dit, surtout, que les couleurs n’avaient rien à voir avec une parure cosmétique. Je leur ai dit qu’un aveugle savait les couleurs. Je leur ai dit que les lignes de la sculpture participaient de la couleur et que ressentir la couleur, en ce qui me concernait, m’était une façon d’assurer, selon leur maudite expression.
Mais les mots vous savez, leur ai-je dit, les mots on les prend, on les essaie, on essaie de les ajuster au sentiment ou à ce qu’on ressent par le ventre, et la plupart du temps ça ne suffit pas, les mots ne sont pas tout à fait adéquats, pourtant il ne faut pas jeter les mots, il vaut mieux les garder dans son atelier en cherchant des couleurs, parce que la couleur c’est autre chose que les mots, la couleur et la mélodie.
Enfin je leur ai dit, pour parachever ma litanie grave, je leur ai dit de faire bien attention.
Je leur ai dit que l’inattention était la perte des couleurs et qu’avec elle nous venait l’indifférence et la mort annoncée. Je leur ai dit que je ne pourrais plus, pour ma part, assurer à La Vie assurée. Je leur ai dit que je les libérais de mon fardeau, et ils ont protesté pour la forme, mais tous savaient aussi que je ne les quittais pas absolument.
Parfois l’un ou l’autre m’envoie un mail, me demande quand je serai de passage en notre ville, et me propose une entrevue, selon l’expression désormais assortie d’un sourire. C’est toujours moi qui les reçois, le plus souvent au jardin, dont la femme de Pham est chargée de l’entretien en échange de la jouissance, par la famille de mon ami, de notre maison des Oiseaux.
Je ne suis plus, pour ma part, qu’une sorte de nomade à vie. Tous les matins que Dieu fait je me sens des ailes. Il n’y a plus guère que mes cauchemars qui m’empêchent de vraiment assurer...