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CELA

DSCN0855.JPGMais que CELA signifie-t-il donc, se demandait le petit Ivan, que le grand Ivan raillait en objectant qu’on fait bien mieux de ne pas se poser de questions si l’on veut aller de l’avant, selon son expression. CELA ne nous regarde pas, affirmait le grand Ivan, et le petit Ivan se taisait en constatant que le grand Ivan était plus écouté que lui dans les villages et les villes. Le grand Ivan était, de toute évidence, de la race des bâtisseurs de villages et de villes, le grand Ivan n’était pas de ceux qui bâtissent sur le sable, le grand Ivan ferait son chemin, disait-on dans les villages et les villes en considérant de plus en plus le petit Ivan comme un doux rêveur juste bon à bâtir des châteaux en Espagne, comme ils disaient, et le grand Ivan lui demandait, insistant encore avec une sorte d’inquiétude qui n’échappait pas au petit Ivan, à quoi bon chercher midi à quatorze heures ?

Or, le temps de CELA est exactement celui qui fait coïncider midi et quatorze heures, me dis-je ce matin en scrutant le noir de la neige d’avant l’aube. Je ne vois rien mais je vois. Je ne vois que du noir mais je sens la neige comme une taie blanche dans la nuit de  l’aveugle. La neige ajoute au silence d’avant l’aube, le silence de la neige est infini comme le silence et la neige noire du mot CELA en me rappelant ma vie de questions, et je vois là-bas mon frère secouer la tête, et mon père secoue la tête, et la plupart de mes oncles secouent la tête en se demandant à quoi bon se prendre la tête de cette façon,  mais je n’en ferai jamais qu’à ma tête et d’ailleurs mon oncle Stanislas m’y encourage comme m’y encouragent mon grand-père paternel, dit le Président, et feu mon ami Lesage, et la mère de Ludmila et l’oncle Fellow et tous ceux qui n’en finissent pas de soumettre le monde à la question, d’ailleurs mon frère a recommencé de  me parler, et mon père et mes oncles me parlent et se parlent entre eux, nous nous retrouvons dans la villa Le Pensée, il y a tant d’années de ça, et tous se parlent et continuent de se parler dans le silence absolu de ce matin noir où vient d’affleurer le bleu d’acier prussien du lac au-dessus duquel apparaissent peu à peu les bois noirs des monts noirs aux corniches argentées sous le ciel noir.

CELA serait le grand mystère de ce que je vois sans le voir, et j’y associe ce matin mon frère mystérieux. Dans ce paysage immense qu’on dirait à l’instant de monts de Chine encrés à rehauts de bleu sombre, mon frère est ce personnage à manteau noir qui s’en va seul, là-bas, sur la rive du lac semblant un fleuve, mon frère n’est aujourd’hui plus que cendres sans mystère et telle est ma question : qui est cet homme que je vois là-bas qui me fait signe ?

Tu me disais, tas de cendres, que CELA ne nous regarde pas, mais ton prénom me rend un COPS et c’est le tien, ton corps d’Indien de nos étés, ton corps tatoué de grand Ivan que je regarde et qui me regarde, oui CELA me regarde, tas de cendres, CELA nous regarde, mais où s’arrête ton corps, ce matin, comment ne pas entendre ta voix de garçon petit et tout blond dans le silence de CELA.

Qu’est-ce diable que CELA? Où commence le corps de notre premier enfant ? Tiens, l’odeur de la première merveille n’est pas la même que celle de la seconde. Celle-ci sent plutôt le jasmin, celle-là plutôt l’abricot, comme leur mère sent le matin le jardin et leur père le sanglier.

Le mot CELA est le premier entonnoir de tous mes vertiges de vieil enfant et d’adolescent prolongé: il y a de quoi devenir fou à le scruter, bien plus que le nom de Dieu qui ne se laisse pas regarder en face plus que le soleil ou qu’on affuble de tous les masques.

Dieu tu ne l’as jamais vu. Dieu n’est pas CELA, mais CELA te ramène à ce Nom sans nom. Dieu t’a toujours tenu dans sa main, te dis-tu parfois, mais que diable en sais-tu ? Eux le savent qui en ont fait le Tout-Puissant, Seigneur des armées, mais de celui-là tu ne veux rien savoir. Eux le savent qui en ont fait le Verbe ou l’Absent, le Vengeur ou le Sacrifié, le Glorieux ou le Mendiant, mais de tous ceux-là tu ne sais que dire ce matin alors que le mot CELA t’engloutit, seul et muet, comme si tu te voyais toi-même sans miroir, de dos ou du dedans, seulement visible les yeux fermés.

Le ciel est ce matin de cendre et je m’en couvre le front. Ce seraient comme des mains aimées sur le front de l’enfant. Dans la maison sous la neige il y aurait comme des braises, comme autant de noms retrouvés.

(Extrait de L'Enfant prodigue, récit en chantier)

 

Image JLK: ce qu'on voit ce matin noir de la Désirade enneigée.

Commentaires

  • Seul dans ma cellule de l'Allée Marc Chagall j'ai lu cet épisode du Chantier à haute voix. Les galandages des parois en plâtre blanc de cette toute petit piaule donnant sur une cour sans issue aux immenses parois de béton gris et rêche, ont englouti le son de ma lecture comme ce silence infini de la neige de chez nous que tu évoque si bien. Je n'ai pas repris l'édition de ma dernière récolte d'images. J'ai été saisi d'une profonde langueur en continuant à laisser courir mon regard sur CELA et ton image du matin en neige qui s'affichent sur l'écran de mon Mac et j'ai vraiment la sensation d'être avec toi. C'est fou ce que ce livre en chantier ne cesse de me bouleverser avec une douceur insistante...merci...à plus...selon la formule. Philippe.

  • Mon frère ton écho m'est vital, tu peux pas savoir, c'est ça qui nous manque tant aujourd'hui, c'est l'écho. Ecco !

  • Je lis.

    "Le ciel est ce matin de cendre et je m'en couvre le front. Ce seraient comme des mains aimées sur le front de l'enfant. Dans la maison sous la neige il y aurait comme des braises,comme autant de noms retrouvés."

    ...Et ces mots me sont apparus, malgré cette immédiateté étrangement différée qu'est la lecture, instantanément si proches. L'instant d'avant il n'existaient pas et maintenant ils sont là, pour toujours, bien gardés dans mon patrimoine d'images.

    Cette sensation d'être un des premiers à déchiffrer les pensées de l'Enfant Prodigue est pour moi une expérience unique et émouvante. Quel bonheur de pouvoir suivre cette aventure d'une écriture au jour le jour.

    Ces sensations me sont sans cesse renouvelées à mesure que j'avance dans cet univers en construction qu'est ce Livre en Chantier. Attention ! Livre en Chantier ! Fonce Philippe, droit devant ! Et ça me donne envie d'écrire...Fidèlement. Un mec de Paname.

  • C'est pile le bon mimétisme dont nous parle l'excellent Girard, pas celui de l'excessive proximité de la médiation interne qui tourne vite à l'envie (je suis en train de lire ses Feux de l'envie, sur Shakespeare) mais celui qui joue sur des truchements, comme Amadis de Gaule pour le Quichotte. Ne compte aussi bien que La Chose. Tes images me stimulent elles aussi, mais en fonction de contacts qui se font hors de nous, par truchement. Et par ailleurs à tout moment, telle image pourrait susciter telle combinaison de mots ou telle autre à un autre moment. Avant de te lire ce matin je sentais que j'allais parler des matinaux du quartier des Oiseaux. Et maintenant je sais que je vais y passer ma sainte journée. Great morning Brother Phil. Have a nice time in your Chagallalley.

  • Quelle lisière franchie... pas de retour possible...
    "le silence de CELA
    La neige noire de CELA
    CELA t'engloutit
    Se parler dans le silence absolu de ce matin-là..."
    C'est le chemin d'Orphée, Jean-Louis...

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