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Panorama

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7.

Et cet autre matin des mêmes années je serais reparti vers le nord et le fjord ensoleillé de Berg am See, aux bons soins de nos tantes incarnant alternativement la vigilance et la clémence, alias Greta et Lena, celle qui se croit vilaine et qui en souffre, qui est l’aînée et la plus posée, et celle qui ne fait que s’époumoner d’émerveillement devant toute chose et ne gronde jamais - la puînée qui me tient lieu de marraine.

C’est un monde dans le monde que le monde de Berg am See, où l’on sent encore le Héros ancien, du nommé Tell qui refuse de saluer le chapeau du tyran au prénommé Winkelried se jetant sur la ligne ennemie que défendent cent hallebardes pointées, sacrifiant ainsi sa vie pour opérer la trouée nécessaire à la ruée du bataillon.

Grossvater nous serine que ce sont ceux-là, ou plutôt l’esprit encore vif de ceux-là chez les nôtres, qui a fait réfléchir et fléchir Hitler le mauvais. Notre grand-père paternel, dit le Président, est d’avis, pour sa part, que la Chance et les Circonstances y sont aussi pour quelque chose, et Lena se range à cette école, tandis que Greta penche pour l’autre parti, et de tout cela découle une controverse à répétition qui nourrit incidemment mes premières rêveries géographiques et militaires.

Au vrai, Berg am See est le plus bel album de géographie et de stratégie potentielle qui se puisse imaginer puisque tout s’y trouve rassemblé en plein air, jusqu’au désert minéral et au mouvement sidéral du ciel le plus changeant qui soit en dehors des données caraïbes, incitant à tout coup à l’exaltation picturale.

Si je parle de nord et de fjord à propos de Berg am See c’est que c’est la réalité puisque chez Grossmutter ma sœur puînée et moi nous dormons face à un fjord bitumé et que le lac à forme d’araignée de Grossvater est au nord de notre lac natal.

Ma sœur puînée a peur du noir du fjord suspendu face à nos lits jumeaux, aussi nos tantes conteuses nous racontent-elles des histoires et celle surtout d’un petit garçon s’envolant du noir du fjord emporté par des oies, et de fait on voit, sur la grande toile tavelée d’embus, une traînée blanche s’élevant d’entre les hautes parois, qui diminue l’effroi de ma sœur puînée, et d’autant plus que nos tantes nous jurent que ce fjord n’est pas pour de vrai puisque ce n’est qu’un tableau.

Pourtant un autre jour, en joyeuse excursion (c’est notre tante Lena qui parle volontiers de joyeuse excursion) nos tantes raconteuses constatent, devant l’imposant panorama (là c’est plutôt la façon de parler toujours un peu solennelle de notre tante Greta) que Berg am See décidément figure un incomparable tableau, plus encore : que nous sommes dans le tableau, et le même soir ma sœur puînée se met à frissonner d’angoisse renouvelée en craignant d’être avalée par le noir du fjord.

La question qui se pose alors tient à distinguer ce qui est pour de vrai de ce qui n’est qu’un tableau, et comment éviter de tomber dans le noir du fjord qui-n’est-qu’un-tableau. Or je crois avoir compris, dès mes sept ans, ce qui distingue le mot de la chose, et la chose évoquée de la chose elle-même, mais je peine à l’expliquer à ma sœur puînée, et plus tard j’aurai plus de peine encore à lui expliquer que si la chose existe la chose évoquée n’existe pas moins.

De fait, c’est à sept ans, l’année précédant de deux ans celle des réfugiés hongrois et de l’hiver le plus rigoureux de nos enfances, que je comprends que le tableau n’est que le tableau mais qu’il est un paysage aussi paysage et parfois bien plus que ceux dans lesquels nous entrons bel et bien au gré de nos joyeuses excursions.

Je ne me suis pas encore dédoublé mais cela commence de se manifester. A la Petite Ecole, déjà, la demoiselle Chambordon s’est inquiétée de me voir m’attarder plus que les autres devant la caisse à sable à regarder le pays qu’elle a magiquement reconstitué, où tel morceau de verre bleu représente, au sud, notre lac natal, et tel autre, plus au nord, le lac en forme d’étoile de Berg am See; or j’y serais resté des heures, au point que cela m’aura valu l’inscription de  dans mon carnet : se laisse entraîner par son imagination.

Mais qu’aura fait Chambordon elle-même en figurant, au moyen de minuscules tétraèdres de bois blond, les fortifications de béton de type Toblerone qui protègent les frontières du pays contre l’invasion ? Et au fait, j’y pense à l’instant : où  s’est-elle procuré ces ravissants polyèdres ? Au fil de quelle ingénieuse recherche notre maîtresse de la Petite Ecole aura-t-elle déniché ces objets bel et bien destinés à entraîner notre imagination ?

Expliquer à ma sœur puînée que le noir qu’elle voit ne va pas l’avaler mais que le tableau, Grossvater l’a répété, doit être regardé parce qu’il semble aussi vrai que la réalité, se révèle non moins délicat que de lui faire comprendre, lorsque nous recevons un Toblerone, que la guerre est finie, laquelle n’a d’ailleurs jamais ravagé le pays, sans avoir été cependant pour de semblant, et que les Toblerone destinés à nous protéger n’étaient pas de chocolat mais de béton armé.

Dire que j’aime la guerre, à sept ans, autant que le chocolat, n’est pas un effet de mon absence présumée de sens des réalités : c’est évidemment la preuve du contraire.

Le pays de Berg am See m’est incessamment réel, plus encore que celui de mon lac natal, peut-être parce que j’y vois mieux la guerre et les drapeaux, les glaciers et les bateaux.

Regarde, nous ont toujours dit nos père et mère, regardez ce qu’il y a ; regarde la mer me souffle encore mon grand-père qui repose je ne sais même plus dans quel cimetière; regardez l’arc-en-ciel, regarde le funiculaire - regardez ce palais tout blanc : c’est le Taj Mahal, déclare fièrement notre père à la séance d’inauguration du petit projecteur vert qu’on appelle lanterne magique et qui nous fera tant voyager les jours de pluie passés dedans, regardez donc la mangouste et le serpent, l’abeille tapissière et le radar de l’oreillard…

Mais nous ne faisons pas que regarder : nous plongeons les yeux ouverts dans l’eau des lacs et dans l’air bon à respirer (respirez le bon air, nous serinent nos tantes si portées à de joyeuses excursions), il fait bon nager et se laisser couler au fond des lacs, marchons au fond des lacs, laissons-nous entraîner par nos imaginations.

Soit, les mères et les tantes se défient des reflets : je l’admets, mais est-une raison pour ne pas déraisonner ? Or dès sept ans je déraisonnerai, et jamais elles ne s’en feront une raison, d’où cette guerre à vie que nul d’entre nous ne gagnera, je l’admets, ni la guerre ni la mer.

Nous cheminons sur une arête et notre tante Greta, en knickerbockers, nous fait observer les traces de la mer, précisément. Regarde le fossile, nous dit posément notre tante la plus posée : on dirait l’empreinte d’un ange, mais c’est du temps où les oiseaux géants avant l’air de serpents, tandis que les poissons volaient, et peut-être est-ce au temps du Déluge de Noé que la mer a tout recouvert avant que tout renaisse ?

J’ai sept ans et je regarde le monde qu’on me dit que Dieu a fait en sept jours, et je laisse courir mon imagination au fil des mots qu’elle tire du fameux chapeau, comme de verts drapeaux. Plus tard viendra le sperme mais je n’en ai cure. Plus tard viendra le sang de mes sœurs, et cruel sur les mains des hommes et vicié dans le cœur des vicieux, mais que sait-on à sept ans ?     

Image: JLK, Berg am See, huile sur toile, 2008.

 

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