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Livre - Page 119

  • Trouvère du quotidien

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    Dans  ses Transports, Alain Bagnoud, mêle humour et tendresse avec bonheur. Tout à fait épatant !

    Dans le mot transport on entend à la fois « transe» et «port», double promesse de partance et d’escales, mais on pense aussi voyage en commun, déplacements par les villes et campagnes ou enfin petites et grandes effusions, jusqu’à l’extase vous transportant au 7e ciel…

    Or il y a de tout ça dans le recueil bref et dense d’Alain Bagnoud, écrivain valaisan prof à Genève dont les variations autobiographiques de lettré rocker sur les bords (tel Le blues des vocations éphémères, en 2010) ont déjà fait date, à côté d’un essai sur « saint Farinet », notamment.

    En un peu plus de cent tableaux incisifs et limpides à la fois, ce nouveau livre enchante par les notes consignées au jour le jour, et sous toutes les lumières et ambiances, où il capte autant de « minutes heureuses », de scènes touchantes ou cocasses attrapées en passant dans la rue, d’un trajet en train à une station au bord du lac ou dans un troquet, avec mille bribes de conversations (tout le monde est accroché à son portable) en passant : « Ah tu m’étonnes. (…) Elle a un problème celle-là j’te jure ! C’est une jeune Ethiopienne avec un diamant dans la narine et des extensions de cheveux », ou encore : «Chouchou on entre en gare, chouchou je suis là »...

    Entre autres croquis ironiques : « J’ai rendez-vous avec une grande dame blonde qui a des cailloux dans son sac. Elle les ramasse au bord de la rivière et elle les offre à ses amis. Elle donne aussi des cours de catéchisme et organise des séjours pour le jeune qui aspirent au partage. Mais explique-t-elle, ils préfèrent que ça ne se sache pas ».

    Sortie de boîtes, terrasses, propos sur la vie qui va (« Le fleuve coule comme le temps depuis Héraclite. C’est la saison des asperges », ou « Il est minuit. J’ai vieilli trop vite »), observations sur les modes qui se succèdent (« le genre hippie chic revient ») ou sur de menus faits sociaux (ce type « en embuscade pour un poste prometteur, ou cet autre qui affirme que « les technologies sont des outils spirituels »), bref : autant  de scènes de la vie des quotidienne dans lesquelles l’auteur s’inscrit avec une sorte d’affection latente : « J’aimerais percer le mystère des gens par leur apparence. Pourtant, lorsque je me regarde dans la glace, je me trouve un air de boxeur dandy qui aurait fini misérablement sa carrière et travaillerait comme videur dans une boîte de nuit. Raté, mais content de son gilet de velours »…

    Alain Bagnoud. Transports. Editions de L’Aire, 107p.

    On peut retrouver Alain Bagnoud sur son blog: http://bagnoud.blogg.org

     

  • Ceux qui se cament

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    Celui qui se défonce sur son home-trainer / Celle qui arrive avant tout le monde à l’Entreprise qu’elle dit sa vie (« L’Entreprise est ma vie, dit-elle, ma vie c’est l’Entreprise », comme sa cousine Josyane dit : « J’ai l’héro dans la peau ») / Ceux qui se shootent à l’héros genre Guillaume Tell / Celui qui ne peut rien « arquer » le matin sans son Joghurt YOPLAIT / Celle qui est addict au smartphone SMARTIE / Ceux qui ne feront plus rien sans être reconnus même à la télé interne de l’Entreprise / Celle qui a connu l’Xtase sur sa KAWA 2000 même que ça a taché son string DIESEL / Celle qui pourrait coucher pour une ceinture SONIA RYKIEL / Ceux qui rêvent réellement de passer un casting / Celui qui s’est fait un nom sur Camshit.com / Celle qui sniffe des nectarines / Ceux qui se donnent à mort au multiculturel / Celui qui se filme à la webcam en train de masser sa chienne épilée avec le joli succès d’environ 17.777 mateurs sur Camshit.com dont certains lui demandent alors Blaise tu la baises ? / Celle qui mâche du bois doux / Ceux qui ont lu tout Amélie Nothomb la Belge / Celui qui a noté d’avance toutes les réponses que lui fera tout à l’heure Amélie quand il se tapera sa énième interview de Nothomb / Celle qui a rencontré le cinéma wallon comme d’autres le berger balte à trois couilles / Ceux qui se droguent carrément à la propagande coréenne du nord / Celui qui se sent piqué chaque fois que son fils se fait un shoot de NUTELLA / Celle qui te révèle son for intérieur sans se douter que ça ne prend pas de t / Ceux qui remettent son t à fort pour se sentir plus forts avec s / Celui qui se dit que tout ce temps que cet abruti prend à établir ces listes à la con pourrait servir au Parti / Celle qui mendie pour le plaisir et ne se drogue pas faute d’envie / Ceux qui se piquent de culture culturelle / Celui qui a fait remplacer le titre de la Rubrique culturelle par celui de Pause café et finalement de Rien foutre / Celle qui se donne entièrement à sa rubrique conso et éjac précoce / Ceux qui se torchent avec les doigts  plus volontiers qu’avec Le Matin au motif que l’encre de celui-ci tache un peu, etc.     

    Image: Terry Rodgers  

  • L'homme qui tombe, story 3

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    Rhapsodies panoptiques (24)


    … Nuage apparut en trombe tout en haut de la rue tombant en pente comme du ciel à la mer, voyou et sa voyelle sur la Kawa, elle lui serrant le pilon dur sous le cuir, elle aux cheveux du Cap Vert et aux yeux pers et lui le frelon rapide et sa cam en bandoulière qui ferait de lui le sniper des images en mouvement, et tous deux crièrent Sancho ! leur cri de guerre, et le film en projet fut lancé, la Kawa rugit elle aussi, le compte à rebours des producs pourris allait commencer, qui avaient déjà mal préjugé de la belle paire : on était loin avec ces deux-là de Sailor et Lula, loin en avant, à nous la vie et la poésie pétaradant - et j’avais noté, moi le romancier qui-dit-je, j’avais noté sur un bout de papier, dans mon coin, ceci qui lançait pour ainsi dire le roman du Voyou et de sa Voyelle : « En l’honneur de la vie aux funèbres trompettes, j’entreprends d’écouter, dans mon corps, jour par jour, l’écho de ce futur qui ne cesse de devenir du passé , dès qu’on le touche»…

    Or tombant à pic des quartiers de résidence sus au centre des affaires puis aux périphéries, fonçant, twistant, se faufilant, couleuvrant entre les gros cubes et les processions à l’arrêt, freinant à la der des ders, repartant à la ruade sur l’orange, se déhanchant jusque par terre dans les virolets, Nuage et sa voyelle apparurent et réapparurent sur les écrans de surveillance du Centre Panoptique et furent tôt repérés par l’agent Jegor, de faction ce jour-là, qui les suivit en commutant d’un écran l’autre et non sans attention jalouse et complice à la fois, guettant la défaillance sans la souhaiter pourtant, bon prince envers ce plus ou moins frère d’armes qu’il imaginait tantôt se précipitant vers quelque mauvais coup ou courant au contraire en sauveur de Dieu sait quoi – Jegor étant lui-même double agent sous couvert d’uniforme – et ce fut ainsi la ville de part en part que la paire déboulée traversa non sans fracas et tracas de passants médusés, et Nuage lui aussi cadrait tout au passage, calandres et sémaphores, fuselages et trouées - et l’instant, l’instant capté dans le mouvement précipité, et les plans à venir aussi, zoom avant, tout dans l’imagination prémonitoire, l’instinct voyou, coups de gueule hors-champ (putains de producs de mes deux !), et déjà l’Objet lui revenait en vue et de plus en plus à mesure que, d'intersections en passages sous-voie, de plongées en échappées on approchait de la Zone où tout allait commencer selon le scénar - mais le scénar était à vrai dire le dernier souci de Nuage à ce moment-là qui se sentait tout à coup une lancée par la peau dans les feulées de la Kawa et les rugissements, et voici que l’Objet du film redevenait la peau de Vanda qui le possédait et l’inspirait, sur quoi, passée la grille des anciens abattoirs, la belle paire échappant soudain à la capture panoptique de l’agent Jegor, s’ouvraient les portes de l’Atelier où Nuage et son gang, dès ce jour, entreprendraient les préparations tour à tour très lentes et fulgurantes de Par les nuits d’orage.

    Or sans discontinuer, depuis des jours, Nuage avait slurpé l’Afrique et la bonté grave à même la peau de Jula sa Dulcinée qui alternait au-dessus de lui les psaumes de volupté et les pensées de sa jeune rage de Docteure ès sciences politiques proscrite et non moins impatiente que lui de quichottiser le monde par une neuve intelligence des gens et des choses - et bientôt s’était formée dans la tête de Nuage, la fameuse nuée de l’Idée féconde aux scintillements érotisés par leur double subconscience et les multiples apports du rhum, de cigares torsadés et de palabres jusqu’à point d’heures…

    Basil.jpg…L’idée que le geste de faire pût se faire à deux n’avait pas effleuré, cela va sans dire, la pensée créatrice de Basil pour lequel Dante et Béatrice, Pétrarque et Laure ou Cervantès et sa flopée de personnage ne travaillent pas dans le même rayon - chacun son job. Mais Jula n’est pas moins essentielle que le surnommé Nuage dans la story genre épopée urbaine dont on ne voit pas trop où elle conduira si ce n’est qu’elle m’est un prétexte comme un autre de revoir Basil au café des Abattoirs ou au Buffet de la Gare sous le Cervin mandarine, selon les jours ; et c’est là que nous parlons et reparlons de cette idée éventée visant à l’évacuation de la notion d’Auteur, comme on a renvoyé les personnages de romans aux vestiaires et la notion même de story, avant de replonger dans les avatars de téléfilms et de romans-feuilletons. Tout ça, Tonio, on se l’est dit et répété, pour soulager la vanité chiffonnée des auteurs sans entrailles et des cuistres facultards. Tout ça complètement obsolète et à réviser à l’acéré. Vieilles nippes pseudo-modernistes. Après Bourdieu les bourdieusards et c’est de la même paroisse aigre que celle des bigotes de l’Abbé Brel. Je n’en ferai pas, le Kid, une théorie de plus, mais la notion d’Auteur est une aussi belle fiction que la fiction des personnages se pressant dans sa salle d’attente pour le casting. Tu connais ma vanité totale, Kiddy, qui serait de ne plus signer aucun texte. On y reviendra à l’orgueil suprême du griot homérique parlant comme personne et pour tout le monde – ce qu’attendant tu me cites trois lignes du petit Marcel, trois de l’affreux Ferdine, trois autres de l’ourse noire ou de sainte Flannery et je te signe le certificat d’identification, nulle difficulté en cela, n’est-ce pas, mais pour prouver quoi ? Or ce que j’aime dans votre volée de freluquets est votre dédain croissant des références et des étiquettes, qui vous campe plus nus devant la Chose, plus désarmés peut-être mais peut-être plus vrais, parfois, j’sais pas, y m'semble, je crois…

    Quentin13.jpg…Entretemps, après Vanda, j’avais aussi découvert Trona. Un youngster à l’air rilax m’avait fait ce cadeau de me révéler Trona dans son premier roman, après Le cul de Judas du bel Antonio. Les musiciens servent à ça aussi : à te fiche le blues avec un Andante dont tu ne te rappelles plus le nom de l’auteur sauf que tu sens qu’il a vu un peu plus de pays que les autres, celui-là. J’te passe quand tu veux la mort de Didon de Purcell, compère Quentin, ou je te fredonne la Sonate posthume de Schubert ou n’importe quel blues de Lightnin’Hopkins. Et voir la vérité de Trona, autant qu’exprimer l’atroce vérité de Vanda titubant entre seringues et cageots dans le labyrinthe à l’infernal tintamarre, se replonger en Angola guerrier dans la foulée de Lobo Antunes puis suivre ce Don Juan carabiné - le meilleur coup de Benfica selon les femelles de là-bas -, dans les cercles infernaux des malades de Monsieur le psychiatre frotté de lettres, fraternel autant qu’un Carver ou qu’un Tchekhov; et revenir alors à l’inoubliable dépotoir de la Salle 6 de ce dernier – tout ça va nous exonérer, comme après une virée aux pays de Flannery ou de l’affreuse Patty, des salamalecs devant le Génie de l’Auteur ou des arguties méticuleuses visant à nous prouver que rien ne tient que la textualité du texte en son contexte textuel – tout cela ne découlant finalement que de la même chronique immensément amère et tonique, car tout se mêle, que tous ils se mêlent et s’entremêlent à renfort de vocables dans le flux des proses, et l’homme n’en finit pas de tomber…

    …On se l’est dit et répété, le Kid : que la Nature quelque part nous sauvera des tautologies des énervés. Tes socques de poète des fjords et de pierriers vont faire des cloques aux linos de la Faculté, et les éteignoirs blafards, et les blêmes bas-bleus du Milieu littéraire, cette asphyxiante entité de culs-bénits, se le tiendront pour dit. Or je t’attends aux abattoirs. Il se passe là-bas des choses. Le Gitan va passer un de ces soirs et nous y retrouverons la belle Jula et le doux Nuage, Blacky le Bantou et Quentin reparti pour sa tempête, et faudra bien que Bona se pointe un de ces jours, et les marchandes de quat’saisons de Facebook, fées et sorcières à l’avenant – surtout faudra se remettre à rire en notre Abbaye de Thélème numérique et surnuméraire, faudra pas se gêner. Faut pas, les kids, vieillir avant l’âge, ça vraiment faudrait pas. Faut pas faire semblant de ne pas vieillir non plus, ça non plus vaut mieux pas, mais faut vieillir comme il faut, c'est ça qu'y faudrait – et mon sermon, là, vous vous en faites un chibouk, les kids de toutes volées, et l'allez fumer sous le tamarinier…

    Image: Bateau dans la tempête, dessin à l'encre de Louis Soutter.

  • Ceux qui se cherchent dans le Dédale

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    Celui qui croit percevoir la forme du Dédale / Celle qui a cru voir courir le fil d’Ariane dans les ruelles de la favela / Ceux qui se murmurent des confidences dans l’obscurité du container / Celui qui est sensible aux couleurs jusque dans les décombres / Celle qui voit partout des traces de sacré / Ceux qui attendent un SMS de la triste inconnue / Celui qui constate l’importance du lieu commun / Celle qui résiste au bruit / Ceux qui avancent masqués dans le bar des visages / Celui qui se méfie de la qualification d’Artiste / vlcsnap-2011-10-11-10h14m40s73.pngCelle qui préfère ceux qui de presque rien font de petits quelque chose / Ceux qui s’approchent à tâtons de la source de lumière légèrement réchauffante / Celui qui évite les bavards sectaires /  Celle qui ne sait rien que par la peau / Ceux qui se parlent à demi-mots et à double-sens / Celui que les explications claires dépriment toujours un peu / Celle qui ne se fie qu’aux ardents / Ceux qui ont tout refroidi / Celui qui endure la méchanceté des lascars / Celle qui devine le pourquoi de la méchanceté des lascars à l’endroit des infirmes / Ceux qui se paient sur l’innocence des candides / Celui qui efface ses traces afin d’être mieux suivi / vlcsnap-2012-01-01-22h33m55s238.pngCelle qui se désole de voir tant de garçons renoncer à la Conquête / Ceux qui ont fait le tour de la Question et ne feront donc plus que se la poser / Celui qui s’en met une pour en finir avec cette année soûlante / Celle qui écoute ce qui parle en elle dans une langue qu’elle apprend à mesure / Ceux qui se racontent l’histoire de la rousse qui a jeté son enfant au dévaloir et qu’on a retrouvé vivant et qui a fait une jolie carrière de trader alors qu’elle en chie dans la banlieue de Lisbonne / Celui qu’une malédiction semble poursuivre mais ce n’est qu’une impression / Celle qui voit son taudis fracassé par les promoteurs qui ne respectent rien / Ceux qui se trouvaient bien dans l’immeuble pourri aux squatters amateurs de slam / Celui qui chantonne au milieu des gravats / Celle qui répand de la joie sans le savoir ni le vouloir encore moins / Ceux qui se contentent de ce qu’ils ont sans la moindre envie sauf la secousse qu’on sait ou une tuée le samedi / Celui qui a une tempête dans la tête qu’il affronte avec la détermination de Prospéro sublimant la rage de Caliban et déployant la grâce d’Ariel et de Miranda / Celle qui calme les éléments en élevant simplement la voix juste ce qu’il faut / Ceux qui s’opiniâtrent à l’Ouvroir, etc.

    Images : Pedro Costa, Dans la chambre de Vanda. Disponible en DVD avec un livret intéressant.

    (Cette liste a été jetée ici après la revoyure de la première heure du film de Pedro Costa intitulé Dans la chambre de Vanda, bel ouvrage de solitude surpeuplée et de tristesse source de beauté

  • Le Solitaire

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    Rhapsodies panoptiques (23)


    …Et comme à l’accoutumée en ce dernier jour de l’an, selon votre calendrier, notre job est de veiller un peu partout dans le silence plus ou moins enneigé, et c’est toujours une mission de douceur particulière que ce travail de longer les fenêtres éclairées ou de s’arrêter sous les ponts, le long des terrains vagues et partout où le souffle humain se perçoit en buée, jamais on ne sent aussi seul qu’en ce moment-là de vivre avec eux la fiction d’un Temps qui bascule, puisque nous savons la réalité tout autre, mais nous jouons à dire MAINTENANT et je le dis aussi avec une solennité particulière en vous entendant dire et répéter APRÈS avec des espoirs variés, et je me laisse porter de MAINTENANT en MAINTENANT…

    …Il va sans dire qu’on me croit inatteignable et cela ne fait qu’accroître mon sentiment lourd, mais telle est la loi des Médiations et Murmures à laquelle je suis soumis par l’Auteur ; or le fait est que cette vocation correspond à ma nature paisible ou disons pacifiée en des orages qu’on ignore, tant il est vrai qu’il n’y aurait pas de paix accessible sans rages ni tempêtes affrontées et plus ou moins domptées dans les temps d’AVANT, mais c’est une autre histoire que MAINTENANT où me voici par les allées de la nuit de fête aux fenêtres…


    …Ils n’osent me penser voyeur : c’est à l’Auteur seul qu’ils imputeront ce qu’ils considèrent comme un vice en nous prêtant à nous autres des ailes et quelque mécanisme occulte pour les agiter, tout ça faute d’imagination et par crainte aussi des Puissances et des Trônes, ou par fascination pour le perpétuel Agité – mais plus que démentir j’appliquerai notre règle des Nuances et Précisions pour préciser à la nuance près que regarder MAINTENANT est plus que se rincer l’œil, comme ils disent : que regarder est prendre garde et qu’aux fenêtres telles est ma vocation de veiller plus que de prier…


    …Donc aux fenêtres je veillerai MAINTENANT, il a neigé blanc tout le jour et le jour déclinant il neige noir ce soir et je m’enveloppe de ce noir ardent de ma solitaire douceur, MAINTENANT je les dévisage, les masques font leur théâtre mais je vois sous les masques, je vois les mains, je vois les gestes, je vous regarde, je fais attention, je serai très attentionné toute la soirée de ce MAINTENANT, j’exercerai mon droit aux médiations réparatrices et aux murmures consolateurs, cependant n’attendez point de ma part chattemites et minauderies de nitouches car de loin en loin il me sera loisible aussi de déchaîner ires voire extermination de moches délires…

    …L’humanité belle me fait respirer : me ferait battre des ailes si j’en avais. Aux fenêtres je ne vois pas qu’elle mais elle y est : elle y est partout. MAINTENANT que je suis aux fenêtres d’une cité pas mal disgraciée de Moundou, loin de la neige des maisons de l’auteur et de son gang, je la repère et fais rapport circonstancié ; et quand trop de peine m’apparaît aux fenêtres je recours à mes magies de marabout non déclaré et j’y vais de mes consolations et de mes mélodies bluesy, nul mur ni muraille n’y résiste : et si ça se trouve je sors mon brumisateur de joyce et brumise alors en ordonnant aux murmures la diffusion du vocable REJOYCE - je sais bien que ce n’est pas le Pérou mais MAINTENANT que je rôde par les hauts de Lima je respire et soupire devant tant d’humanité bonne que je continuerai de chercher tout à l’heure à Trona…

    …Ce que je ne saurais souffrir en revanche, ce que nos instances secrètes ne laisseront pas se faire est l’injure au vocabulaire qui fait du solitaire un diamant à greluches souriant à faire pisser le sang des gens par le maudit minerai. Partout au monde et MAINTENANT, j’veux dire MAINTENANT, à Kono où je passe en coup de vent, à Tongo Field où le froid me transit, cette insulte au vocabulaire me transforme au point de ne plus voir partout qu’homicide et génocide – mais là je me sens impuissant aussi devant les Trônes et les Puissances adverses, là tout bascule et c’est MAINTENANT que Trona gagne, j’veux dire : le désespoir de Trona…

    …Mais les groins humains se défendent. Qu’on a déjà donné, qu’ils me disent. Que mes états d’âme ils s’en tapent, ils me disent sans me parler vu que je perçois tout aux regards. Que le trou du cul du monde de Trona est le vrai royaume où tout est vrai de la plus vraie mocheté. Et là, MAINTENANT, ce sont de moches regards : faut pas se leurrer. Regarde ce qui vient là : regarde le Mal aux axes mensongers qui disent que tout est vrai à Trona. Regarde le trône abject de l’église aux barbelés dont l’entrée se paie de ne plus croire en rien. Je sais. Je sais ce que c’est. Je sais que c’est moche l’humanité et que ça pèse comme un vrac de tout-venant ; et c’est aussi de ça que je suis censé faire rapport - et l’Auteur avec son sac de diamants ; et que lui aussi ça lui tombe dessus ce soir comme un poids, lui qui va se trouver tout à l’heure tout entouré d’humanité bonne qui le trompera sur tout ce qui pèse là-bas un peu partout, de Trona au Nord-Kivu et de Saga à Gaza - le poids des armes et partout et MAINTENANT, le prix des larmes…

    …Sur quoi je me rappelle combien c’est hors de leurs règles et règlements que de n’être qu’un esprit et de témoigner pour l’éternité de tout ce qui a trait à l’intimité de chaque mortel, et je me dis une fois de plus, à fumer avec eux sur leur balcon de nuit enneigée, combien je me sens las de n’être qu’un esprit passant, ce soir j’aimerais que ce survol éternel se termine enfin, ce soir j’aimerais sentir en moi un poids, ce soir j’aimerais sentir qu'imine autre densité même mortelle abolisse l’illimité et me rattache au monde de ce cercle de fumeuses et de buveurs et de buveuses et de fumeurs, j’aimerais à chaque pas, à chaque coup de vent, pouvoir dire MAINTENANT, et MAINTENANT, et MAINTENANT, au lieu de dire DEPUIS TOUJOURS ou À JAMAIS, enfin ce soir bon sang puissé-je m’asseoir à la table de Lady L. et de ses hôtes comme j’aimerais, plus tard dans le noir, m’asseoir à la table d’inconnus, là-bas à Gaza ou à Trona, jouant aux dés ou aux cartes, pour être salué d’un simple geste amical, ou regarder les gens et en être regardé simplement comme ici, au-dessus du lac noir et des bois transis - mais la mélancolie m’a repris en songeant que lorsqu’il nous arrive de prendre part, nous autres les Assistants & Messagers, nous ne faisons que simuler et que, dans ce combat en pleine nuit on a fait semblant, on a simulé une luxation de la hanche dans le combat avec le videur de boîte, comme on feint d’attraper le lynx dans leur foulée, comme on feint de s’asseoir dans le cercle où ils se sont assis pour écouter l’un d’eux sous le grand tamarinier du bord du fleuve, puis de boire ou de manger en leur compagnie, quand ils font rôtir des agneaux devant la yourte purifiée à la fumée de genévrier, quand on sert du vin sous les tentes du désert, quand le vent se relève et que tous s’en vont…


    ...Personne n’a remarqué, cela va sans dire, que je me suis tiré dans la nuit après avoir fait semblant d’écouter les uns et les autres et de fumer, de boire, de faire comme si, et là je me retrouve dans la neige noire, je voudrais dire : le cœur plus léger, si j’avais un cœur, je voudrais dire : l’âme plus claire si je pouvais me dédoubler, mais chacun son job n’est-ce pas et là, je le sens, on m’appelle MAINTENANT partout, même si je ne fais que simuler je sais que ceux qui le demandent se figurent que je prends part, même sachant que j’ai feint de ne pas voir que l’enfant était mort dans les bras de sa mère à laquelle j’ai imposé les mains, même sachant que mes pouvoirs sont peu à près vains, même sachant que je ne fais peut-être que vaporiser de bons sentiments, va savoir - il y a peut-être de quoi désespérer mais j’fais mon job…

  • L'Kirghize

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    Rhapsodies panoptique (22)

     Pour Françoise Berclaz

    …Là ce que je vais te raconter dans la neige de ce matin, l’Kid, toi qui vois ce que je vois sur l’autre versant de notre val, donc aussi blanc de neige qu’une page vierge  et que ce que nous voyons à la fenêtre, avec Lady L., depuis que la neige a recommencé de neiger – ce que je vais te raconter finira dans les larmes ou peu s’en faut, et pas à cause de l’horreur du monde mais à cause de ses beautés puisque je vais te balancer, en seconde main, la plus belle histoire d’amour du monde…

    …Tout à l’heure on était encore, avec Lady L, les deux au pieu comme dans une case ou une yourte, elle plutôt case congolaise en train de lire un article affreux sur les damnés de la terre du Nord-Kivu condamnés à gratter des éclats de cassitérite pour survivre et souder nos circuits imprimés, moi plutôt yourte en me pointant au seuil des steppes fleurant le pollen de l’absinthe sauvage où allait se dérouler la plus belle histoire d’amour du monde - tous les deux par conséquent sur le tapis volant des mots alors que l’Taulard, revenu de Paris comme je te l’ai dit, s’emmitouflait pour aller déneiger ce qu’il n’en finissait pas de neiger tant et plus sur ces hauteurs, genre Sisyphe de fin d’année…

     

    …C’est dame Berclaz, tu sais, la fille libraire du vieux Zermatten que tu n’as pas connu en son règne controversé de romancier-colonel conservateur mal vu de nos élites littéraires ; dame Françoise la tenancière de la fameuse bouquinerie La Liseuse, au cœur de Sion la bien-nommée (ô peuple de Sion, ô fille aînée de la catholicité valaisanne, ô sainte Corinna et saint Chappaz, ce genre de couplets…), Françoise Berclaz-Zermatten donc, pour la nommer en toutes lettres et honneur, qui m’a fait cadeau, l’autre jour que je passais par là-bas - et juste après que je lui eus dit merveille de l’opuscule de Quentin qui venait de lâcher son bagou à la radio -, de ce petit Folio guère plus feuillu intitulé Djamilia sous couverture polychrome représentant une espèce d’Asiate à longs cheveux et créoles d’or aux oreilles, robe violette et pleine d’entrain à ce qu’il semblait sur fond de steppe verte et de nuages de bel été – et la dame bouquinière de préciser que c’était la plus belle histoire d’amour du monde qu’oncques il lui avait été bâillé depuis le temps de l’Amour courtois et même avant, non sans préciser qu’Aragon avant elle l’avait claironné…

     …Or moi Louis Aragon, Kiddy, tu te doutes que je n’vote pas les yeux fermés pour tous les dits et écrits de sa firme, genre La Femme est l’Avenir de l’Homme et autres simagrées. Mais l’Aragon n’est pas que vidure de démagogie, il y a pire : l’Aragon est aussi la salope rusée de l’idiotie utile stalinienne ; l’Aragon a été l’cafteur autant que Céline le tout mariole a été le provocateur pousse-au-crime. Cependant, minute papillon ! l’Aragon Louis fut aussi Rossignol que son pair Ferdine, et la sœur de Marat, qui disait qu’un peu de sable suffit à effacer les turpitudes humaines des uns et des autres, l’eût répété après moi ce matin devant la mémoire blanchie de la neige – d’ailleurs la préface d’Aragon au jeune Kirghize Tchinghiz sonne juste et vrai, c’est d’un homme de bonne volonté et d’un amoureux que ce coup de cœur, selon l’expression des libraires à la coule et des médias à la masse ; bref j’ai commencé de lire Djamilia et là j’ai ramené mes voiles noires et brûlé mes vaisseaux, comme on  dit : je me suis bientôt retrouvé dans les eaux profondes du Sentiment à l’état pur et de la Nature absorbée par tous les pores - oublié le Nord-Kivu le temps de voir se dessiner les figures de Djamilia et de Danïiar sous le crayon pur et sûr de Seït l’adolescent de quinze ans qui raconte cette histoire, laquelle sera double puisque lui aussi, qui se découvre artiste en écoutant le chant bouleversant de Danïiar le secret, vivra son premier amour dans la chaste attention du témoin…

    Kirghizes.jpg…Toi qui aimes le nordique plus ou moins sibérien et t’en reviens de la Panonnie, Kiddy, avec ton sens des objets tu kifferais grave, pour parler comme ta tribu, les figures et les objets de Kirghizie : tous les détails captés et réfractés en mots précis par le romancier qu’avait à peu près tes âges quand il a écrit Djamila. Sauf qu’il en savait plus que toi, l’Kid, c’est forcé. Quand son père a été liquidé par un Tyran au nom du peuple et qu’on se retrouve orphelin en Soviétie on apprend un peu forcément, et toute sa vie il apprendra, Tchinghiz Aïtmatov, jusqu’à devenir conseiller ès Perestroïka et mémoire des martyrs du Petit Père des Peuples -  mais passons sur la leçon d’histoire parce que là c’est le vent de la steppe qui souffle à pleins poumons en roulant ses chardons, c’est le souffle de la terre et les chevaux fous de la passion longtemps « rentrée »…

    …Plus encore c’est l’histoire de Passage du poète de Ramuz que cette plus belle histoire d’amour du monde, en plus sauvage et en plus terrible puisque la guerre y a sa part, la guerre et les nations, la guerre et les ethnies du bout du monde et leurs prières variées. Mais j’vais pas te priver des surprises du scénar, le Kid. Juste deux ou trois bouts de synopsis pour t’allécher. Donc ce type qui passe, cet orphelin comme le jeune auteur revenu des errances et de la guerre d’où il ramène une patte folle dans ce bled du fin fond des steppes où roule une rivière torrentueuse du nom de Kourkouréou qu’il aime écouter mugir le soir dans le noir. Aussi le type, taiseux, aime se percher sur une hauteur appelée la « butte de sentinelle », et sa façon de rester fermer ne plaît guère mais intrigue, à la longue, le jeune Seït qui raconte et s’enhardit à l’interroger sur son passé. Or le rêveur solitaire ne se livrera que du regard à l’apparition de Djamilia l’indomptable, la grâce et la force incarnée, qui le repousse et le moque avant de le mettre au défi en l’humiliant, dans un jeu qui tout coup se retourne contre elle – et Danïiar de se révéler pour ce qu’il est : à savoir l’amoureux de cette femme, certes, mais dont le sentiment irradie le monde entier par le truchement du chant le plus pur et le plus mélancolique qui soit, et voilà ce que ça donne par écrit, Kiddy : « C’était un homme profondément amoureux. Mais  amoureux, il l’était, je le sentais bien, pas seulement d’un autre être humaine : il s’agissait là de je ne sais quel amour tout autre, d’un énorme amour de la vie, de la terre. Oui, il cachait en lui cet amour, sa musique, il en vivait. Un homme indifférent n’eût pas pu chanter ainsi, quelle que fût la voir qu’il possédait ». Et c’est, après le chant de Djamilia qui « cherchait » Danïiar pour se faire pardonner son offense, par le chant de celui-ci qu’elle s’éprend de lui jusqu’à renier son mari aux armées qu’il a épousée pour en faire sa servante et qui se fera fort de remplacer Djamilia après la fuite de celle-ci : « Elle est partie, grand bien lui fasse ! Elle crèvera quelque part. De notre vivant. Nous ne manquerons pas de femmes. Même une femme à cheveux d’or ne vaut pas le dernier des bons à rien »…

     

    … Or ce qu’il y a de si beau là-dedans, Kiddy, c’est que l’Kirghize ne dore pas la pilule. Dans la case jouxtant ma yourte purifiée à la fumée de genévrier, j’entendais Lady L. soupirer, tout à l’heure, en découvrant le destin d’enfer que subissent les damnés mineurs de fond du Nord-Kivu se ruinant la santé pour un dollar par jour, et j’me rappelai les lointains infinis du goulag de naguère et des camps de la misère actuelle de partout, mais partout la chanson de Danïiar ressuscite de loin en loin, à l’instant je me rappelle le prologue des Chroniques tchadiennes de Nétonon Noël, au bord du fleuve Logone, et ce pourrait être le Kourkouréou de Kirghizie : « Ces instants de communion privilégiée avec la nature, ces heures magiques bercées par la paisible rumeur des vagues, le murmure insouciant de la brise dans les buissons et le ramage incertain des rouge-gorge tenaient une place à part dans ses souvenirs :il pouvait y entrée, grand blessé de la vie ; il en ressortirait toujours, pansée en ses plaies les plus intimes »…

    … On voit ainsi s’en aller ces deux-là, l’Kid, on pourrait dire que leur histoire finit bien alors qu’elle commence à peine, sur cette terre inhumaine que les hommes ont façonnée à l’image de ce qu’il y a de pire en eux, et ce n’est pas de l’amour à bon marché que celui de Djamilia et de Danïiar, on n’est pas ici dans les romances frelatées à la Marc Levy qui saturent nos marchés de dupes, on est dans le meilleur de l’homme que réfracte la poésie et ça finit comme ça, Kiddy, y a qu’à recopier et, même si  mes yeux se brouillent un peu,  je recopie ces mots du Kirghiz  et te les transmets dans la pleine conscience que la cassitérite y est pour quelques chose : « Où êtes-vous aujourd’hui, sur quelles routes marchez-vous ? Il y a maintenant beaucoup de chemins nouveaux chez nous dans la steppe, par tout le Kazakhstan jusqu’à l’Altaï et la Sibérie ! Beaucoup de gens audacieux travaillent là-bas. Peut-être, vous aussi, êtes vous allés dans ces pays ? Tu es partie, ma Djamilia, par la large steppe, sans regarder en arrière. Peut-être es-tu lasse, peut-être as-tu perdu la foi en toi ? Appuie-toi à Danïiar. Qu’il te chante sa chanson sur l’amour, la terre, la vie ! Que la steppe se mette à bouger et à jouer de toutes ses couleurs ! Que tu te souviennes de cette nuit d'août !  Va, Djamilia, ne te repens point, tu as trouvé ton difficile bonheur ».

     

    LireAïtmatov.jpgTchinghiz Aïtmatov. Djamilia. Traduit du kirghiz par A. Dimitrieva et Louis Aragon. Préface de Louis Aragon. Denoël/Folio, 124p. 

  • L'Mariole

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    Rhapsodies panoptiques (21)

     

    Pour Nétonon Noël Ndjékéry

     

    …Ensuite au bout de la nuit n’y a pas de nuit, ce matin de neige et de brouillard, mais je n’en finis pas moi d’lire Voyage et de le relire ce satané bouquin. Là je relis l’épisode de la vieille Henrouille et de Robinson, tu te rappelles Nétonon ? Tu me parlais l’autre jour de nos vieux, dans ce pays devenu pour moitié le tien. Tu me disais combien tu en appréciais les gens pour leur réserve. Tu les croyais hostiles d’abord à les voir se taire pareillement dans les endroits passants, et puis tu as mieux perçu ce qu’il y avait derrière. T’as cru que c’était ta peau noire. T’as cru que c’était ta dégaine de cannibale en costar élégant. T’as pensé qu’ils se méfiaient du Tchadien, alors qu’ils sont comme ça avec tous, un peu moins policés que des Japonais mais tout comme : la réserve et un peu de timidité de mince pays, tandis que le Japon se croit le Fils du Ciel. Donc tu me parlais de la mort et de nos vieux. Tu nous complimentais pour notre savoir-faire de Maîtres horlogers et nos mécanismes politiques à complications, mais je sentais venir l'objection, je sentais ta réticence et même que je la devinais, je pressentais que t’allais parler de nos vieux et de notre façon de faire passer nos morts par la porte de derrière, et ça na pas manqué : tu vois que je les connais aussi mes clichés - et ce matin je me rappelle aussi que Voyage a été ton livre de chevet, à Moundou, comme il l’a été de Quentin dans le désert de Joshua Tree, celui de Tonio et celui du Gitan et de tout un populo que les phrases du Mariole scotchent genre celle-ci que je te sers ce matin de frimas gris : « Être vieux, c’est ne plus trouver de rôle ardent à jouer, c’est tomber dans cette insipide  relâche où on n’attend plus que la mort »…

    …Tu m’avais donc parlé de nos vieux et de notre façon de les reléguer, Nétonon, et voilà que je retombe sur l’épisode de la vieille Henrouille, tu te souviens, dont son fils et sa belle-fille rêvent de se débarrasser chez les Sœurs ou en quelque cabanon, et du coup ça me fait penser au vieux Ricain de Quentin que les siens s’impatientent de voir calancher, et je me dis que c’est bien ça qui nous est arrivé avec ces puritains congelés qui ont réduit le Seigneur à une morale ou un compte bancaire : c’est cette édulcoration de tout ce qui meurt dans tout ce qui vit, cette horreur du sexe virée en obsession, cette peur du macchabée, cette terreur de l’inutile et cette panique à l’idée qu’une vieille ou qu’un vieux puissent encore bander – façon négro de parler…

     

    …  Tu te rappelles l’épisode des Henrouille dans Voyage, Nétonon. Le fils indigne et la belle-fille à l’avenant  qui s’impatientent de jeter la vieille peste, et Robinson qui passe par là. Robinson le vaurien qu’a fait un peu la guerre avec Ferdine, Robinson qu’est un peu le Vendredi mal barré de Bardamu – Robinson qui rêve lui de se refaire avec les biftons que lui vaudrait un crime d’assassinat  pas vu pas pris, la solution parfaite du pétard appareillé au clapier que la vioque prendra en pleine poire au moment calculé qu’elle viendra voir le lapin. Mais le lapin foire, tu te le rappelles, et c’est Robinson qui prend la chevrotine en plein cigare. Et là le rôle ardent revient au galop à la vieille rescapée qui va pour rameuter tout le quartier et le Parquet dans la foulée si le docteur et son acolyte ne parviennent pas à faire diversion. Et la vieille de se gondoler comme une possédée. Comme l’écrit le Mariole encore : « Un vieillard, rire et si fort c’est une chose qui n’arrive que chez les fous »…

    …Sauf que les fous c’est plutôt nous, tu l’as pointé Nétonon Noël : c’est bien cette façon d’ourdir le pire pour éviter d’être dérangé. Cette horreur suissaude, j’te le fais pas dire, enfin cette horreur au sens élargi qui inclut l’Europe unie par le jacuzzi et l’Occident solidarisé par le barbecue : NE PAS DERANGER. Le tout sera de bien « gérer », comme ils disent en usant et abusant de ce verbe que je hais. Gérer le défunt, Jackie. Gérer la fin de vie de ton défunt quotidien, Jackie. Notre amie Jackie qui se lève tous les matins pour aller gérer ses graves cas à l’hosto. Tu vois ça Bona ? La mort il y a des papiers pour ça. C’est comme le Congo, Bona : il y a des dossiers à gérer. C’est comme pour Tonio dans la cage aux fauves aux lycéens ingérables : faut gérer le stress et veiller surtout à ne pas déranger… 

    …Mais l’Mariole est là qui veille, et la vie des mots. Les mots ne seraient rien que des décorations d’académiciens compassés s’ils n’étaient pas repeints par le Mariole et compagnie, et là j’te vois venir, Nétonon Noël, avec ton griot malpoli, ton Douradeh laboureur de temps et semeur de mots, j’vous vois venir tous, semeuses et semeurs de mots pour ne pas toujours rien dire - on vous espère on vous attend comme disait l’autre…

    …L’Mariole a tout fait pour bien se faire détester, avec lui le monstrueux de la poétique est à son pic en cela qu’il mime la canaille humaine au plus pire, « le voyage c’est la recherche de ce rien du tout, de ce petit vertige pour couillons », qu’il dit, mais il voyage et jusqu’au bout et jusqu’au bout il délire, il déraille, j’ai lu toutes ses lettres et son grand dépit d’hygiéniste rêvant de tout nettoyer, sa fierté blessée, son génie dénié et vilipendé par jalousies atroces, mais jamais assez à son goût d’un côté l’autre, et t’as vu, Quentin, sa carcasse de parano : t’as vu le centaure buté, t’as vu l’Orgueil incarné; nous avons lu tous ses pamphlets, au Mariole, gloriole et ridicule, la vieille histoire du bouc émissaire et là ce sera sus aux youtres, comme il les appelle et feindra de ne pas les avoir appelés pour se tirer des fiotes, mais plus je vais et moins j’ai envie de le comprendre tout à fait ni de lui pardonner rien – d'ailleurs qu’aurais-je diable, qu’aurions -nous donc à pardonner à son verbe affolé ?...

     

    …Ce mariole de Nétonon Noël est un poète qui ose lui aussi parler de politique, mais le délire raciste ne passera pas par là; comme de Douradeh le griot sa peau « reproduit le pigment de la nuit afin de mieux piéger et démasquer les ténèbres », et le v’là qui renvoie à son obscurité noiseuse le Sarko foireux qui s’en vient gérer l’Africain en lançant comme ça que « dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès », non mais t’as lu ça Bardamu, et toi l’Mariole absolu dont le Voyage a parlé mieux que personne de la vilenie faite aux négros, lis encore ce délire fade de l’indigne nouveau roitelet à venir : «Dans cet univers où la nature commande tout, l’homme échappe à angoisse de l’histoire qui tenaille l’homme moderne mais l’homme reste immobile au milieu d’un ordre immuable où tout semble écrit d’avance », eh,  tu te souviens de ce beau discours glapi au Sénégal, ami Alassane ?...

    …Moi l’Afrique je n’y suis pour rien, Blacky, je t’écoute juste me parler des commères de Douala et de ton Président parasite, j’me retrouve parfois dans vos contes et vos diatribes, je compatis ou je salive de loin, je me suis saoulé avec l’immense Amadou Kourouma peu avant sa dernière révérence au soleil des indépendances bafouées, j’ai prolongé de belles conversations  avec  Henri Lopes si bien élevé et cultivé dont je reçois à l’instant Une enfant de Poto-Poto dont la dédicace affirme trop généreusement que rien de ce qu’apportent le vent et les voix du Sud ne m’est indifférent, enfin tu sais ce que sont les anciens ministres, Bona, toujours tellement polis – et dire que celui-ci se paie le luxe mariole d’être écrivain et des meilleurs encore…

     

    …Mais là le brouillard s’est levé, Nétonon Noël. Tu vois que la nature naturelle fait elle aussi des progrès : ça arrive autant ici qu’à Tananarive ou Ndjaména. Et maintenant va falloir gérer les affects du jour. J’te balance encore ces quelques mots de l’affreux Céline et j’te souhaite de passer d’un an l’autre au bonheur de ta case, avec ta femme soumise et tes enfants obéissants : « Il est difficile de regarder en conscience les gens et les choses des Tropiques à cause des couleurs qui en émanent. Elles sont en ébullition les couleurs et les choses »…   

     

    Nétonon1.jpegNétonon Noël Ndjékéry, écrivain tchadien et suisse, a publié récemment un roman très substantiel, intitulé Mosso, aux éditions Infolio. Les citations ci-dessus sont tirées de ses Chroniques tchadiennes, autre beau roman paru en 2008 chez Infolio.

  • Jean Ziegler sus aux affameurs

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    Destruction massive bouleverse et révolte. Avec de terribles constats établis sur le terrain. Et des lueurs d’espoir…

    Parler de ça entre deux bombances ? S’entendre dire, alors qu’on se remet à table, qu’un enfant de moins de dix ans meurt de faim dans le monde toutes les cinq secondes ? Ou que, dans son état actuel, l’agriculture mondiale pourrait nourrir sans problèmes 12 milliards d’êtres humains si sa production n’était pas perturbée, détournée ou ruinée par des prédateurs ? Que la faim n’est pas qu’une fatalité naturelle mais le résultat de plans humains injustes et désastreux ?

    On peut se rebiffer devant le rabat-joie, mais les faits sont là : Jean Ziegler, après huit ans de mission sur le terrain au titre de rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, décrit l’état du « massacre » et témoigne de ce qu’il a vu. D’Afrique en Corée ou du Guatémala en Inde, en passant par Gaza : des situations intenables. Mais aussi de formidables rencontres de femmes et d’hommes de bonne volonté. Un état général qui s’aggrave pour les plus pauvres du fait des sacro-saintes « lois du Marché ». Mais des forces qui se regroupent pour leur défense et leur survie.  

    Certes, la faim dans le monde est parfois la conséquence de fléaux naturels. Mais c’est aussi une arme de guerre, nous rappelle Ziegler. Elle l’a été par Hitler à grande échelle, et par Staline. Elle le fut en Inde par les Anglais quand ils affamèrent une partie du pays pour nourrir leur armée. Elle l’est aujourd’hui par de grandes instances financières « régulatrices », tels le FMI, l’OMC et la Banque mondiale. Plus directement encore par les trusts transnationaux de bio-carburants et les spéculateurs boursiers sur les aliments de base.  

    Maintes fois, comme il le raconte,  Jean Ziegler aura entendu l’objection primaire: mais vous nous embêtez !  Car après tout, si les Africains ont faim, c’est parce qu’ils se reproduisent comme des lapins ! Ou cette réponse non moins significative qu’on lui servit en 2009, après le 3e sommet mondial de l’alimentation à Rome, dédaigné par les chefs d’Etats occidentaux, y compris Pascal Couchepin, quand il s’en indigna auprès d’une amie fonctionnaire à Berne : «Mais pourquoi tu t’énerves ? Personne n’a faim en Suisse !» 

    L’égoïsme de l’argument peut sembler énorme, mais c’est bien lui qui prévaut à l’échelle mondiale, du côté des nantis. Or Destruction massive va bien au-delà de la seule dénonciation anti-occidentale. Plus qu’à dorloter notre bonne conscience, ce livre alerte notre conscience d’êtres humains, simplement. Son intérêt majeur tient à la mise en rapport constance des faits, documentés, et des exemples concrets observés par Ziegler et ses équipes, qui montrent combien tout se tient, du détail à l’ensemble.  

    Au Niger ce sont par exemple ces sœurs  de Teresa, à Saga, qui se battent pour arracher chaque jour une dizaine de gosses à la famine, tandis que cent autres resteront sans soins ; et dans la foulée nous apprenons que le Niger a subi la loi d’airain du FMI qui a ravagé le pays par plusieurs programmes d’ « ajustement structurel ». À la même enseigne, l’on apprendra comment, en Haïti, le même FMI a ruiné la riziculture au profit des importations d’Amérique du nord. En Zambie, dont la population mangeait à sa faim au début des années 1980, des plans d’ajustement structurels analogues firent péricliter l’agriculture locale, chuter la consommation du maïs de 25% et exploser la mortalité infantile. Et la même loi d’airain a été appliquée au Ghana par le même FMI, alors que l’OMC, de son côté, s’attaquait de front à la gratuité de l’aide alimentaire au nom du sacro-saint Marché.

    Mais les « Seigneurs de la faim » les plus redoutables sont ailleurs : ce sont les trusts agro-industriels qui provoquent la famine de centaines de millions d’êtres humains. Alors même que les institutions visant à combattre la faim, comme la FAO (Food and Agriculture Organization, fondée en 1945) et le Programme alimentaire mondial (PAM), sont affaiblis, des sociétés privées géantes, plus puissantes que des  Etats, exercent leur monopole sur l’ensemble de la chaîne alimentaire.   

    Que faire alors, vous demanderez-vous entre la poire et le fromage ? Jean Ziegler consacre de nombreuses pages  aux organisations luttant contre les prédateurs, comme le mouvement international de la Via Campesina ou le Réseau des organisations paysannes et des producteurs d’Afrique de l’Ouest (ROPPA) que dirige l’ancien instituteur Mamadou Cissokho. Entre autres remèdes, Jean Ziegler prône l’interdiction de la spéculation boursière sur les aliments de base et la prohibition des biocarburants à partir de plantes  nourricières, ou la préservation de l’agriculture vivrière. « Les solution existent », conclut-il, « les armes pour les imposer sont disponibles. Ce qui manque surtout, c’est la volonté des Etats »…

    Jean Ziegler. Destruction massive. Editions du Seuil, 348p.

     

    Ziegler3.jpgNotre Quichotte gauchiste

    35 ans après la parution d’Une suisse au-dessus de tout soupçon, Jean Ziegler continue de déranger. Cette année encore, le discours qu’il devait prononcer pour l’ouverture du Festival de Salzbourg, en juillet dernier, a été annulé à la suite de réactions négatives des sponsors de la manifestation (notamment l’UBS, le Crédit Suisse et Nestlé)   qui menaçaient de se retirer si leur vieil ennemi s’en venait parler de la faim dans le monde en impliquant forcément leurs responsabilités. Comme on a pu le lire dans les colonnes de 24Heures, le discours « refusé » a valu un prix à son auteur, décerné par l’Université de Tübingen. Son texte, comptant 18 pages, a déjà été vendu à 40.000 exemplaires dans son édition allemande et a été diffusé sur Youtube.

    De la même façon, Destruction massive suscite un engouement particulier auprès du lectorat francophone, sans doute proportionné à l’indignation croissante que suscite l’arrogance néo-libérale. Ziegler pointe l’absurdité : que les Etats européens mobilisent 162 milliards d’euros pour sauver les banques détentrices de la dette grecque, alors que le budget planétaire du Programme alimentaire mondial (PAM) a été réduit à 2,8 milliards parce que les pays les plus riches ne payent plus leurs cotisations…

    On a traité Ziegler d’agent d’influence ou d’idiot utile, de clown ou de fou. On peut lui reprocher ses accointances passées parfois douteuses avec Khadafi et autres « libérateurs » devenus potentats. Ce qui saisit du moins, aujourd’hui, c’est que la « destruction massive » qu’il décrit n’est pas un fantasme de président américain, ni une lubie de Quichotte gauchiste, mais la triste réalité du monde globalisé…

  • Ceux qui poulopent

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    Celui qui fera son Test Cholestérol le 32 décembre / Celle qui vise déjà le Projet 2013 / Ceux qui se sont exhibés en Santa Claus à strings sexy / Celui qui marche d’un bon pas vers la Nouvelle Année sans se douter de ce qui l’attend le 27 juin jour anniversaire de la finition de la dactylographie du Temps perdu comptant 712 pages / Celle qui a trop bu sur la terrasse de Hary Bosch et s’est retrouvée dans un canyon des abords de Mulholland Drive en tenue peu décente / Ceux qui se sont congratulés devant le sapin bio / Celui qui a passé la Noël dans le caisson de Michael Jackson avec l’accord des avocats et sans divulguer le montant de la prestation / Celle qui a reçu un lapin de peluche blanc dont  les oreilles mécaniquement animées battent la mesure d’un Jingle Bells de la meilleure tradition genre Dolly Parton / Ceux qui ont fini le foie gras chouravé Au Bon marché sous le Pont au Change / Celui qui se dit le châtelain des Courants d’air /   Celle qui remarque qu’un sapin de plastique peut « faire » plusieurs années après quoi tu n’as qu’à le donner à Emmaüs / Ceux qui se disent intermittents de la Fête / Celui qui a passé l’Avent en peignoir infoutu de se soucier de ce qu’il y a après / Celle qui a conclu que qui a trop bu trop boira / Ceux qui calculent la valeur totale des cadeaux déballés et en tirent des conclusions mitigées sur l’état de la consommation en classe moyenne dans le quartier des Oiseaux / Celui qui se rappelle le dernier Noël du père qui se tenait un peu à l’écart / Ceux qui le soir de Noël ont regardé un film de cul hard pour bien montrer leur indépendance après quoi rien ne s’est passé vu que leurs boosters étaient mal barrés / Celui qui reçoit la visite d’une escorte girl déguisée en Marie / Celle qui a tricoté le même bonnet bleu à raie blanche pour les trois frères chauves / Ceux qui vont toucher aujourd’hui les chèques virés par la famille en échange de ceux qu’ils lui ont virés / Celui qui se fait virer de l’Amicale des Pères Noël Gay au motif qu’il en pince aussi pour une Lolita malgache / Celle qui lit Les Communistes  à seule fin de complaire au fils naturel d’Aragon qui l’entretient / Ceux qui retrouvent leur entrain de jeunes chrétiens positifs en entendant dire (ils n’ont pas la télé) que le pape allemand a béni les Palestiniens en hébreu et ensuite le contraire / Celui qui a étendu son syncrétisme philosophique à une acception hyper-large de la pratique sexuelle en milieu protégé / Celle qui poulope à qui mieux  / Ceux qui sont tout à fait conscient du fait que l’esprit de l’Entreprise n’eût pas admis qu’ils ne poulopassent point en s’engageant dans le Nouvel Exercice Comptable, etc.   

     

  • L'Homme des Bois

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    Rhapsodies panoptiques (20) 

    Pour Max Lobe

    …Moi ce que j’te dis c’est qu’il y a un personnage, dans ce pays à dorlote, dont on n’a pas assez parlé et que c’est de lui que vient tout ça aussi que j’aime dans l’alpin et le préalpin et jusqu’au fond des plaines à tabac ou des étendues blondes ou bleutées des blés de l’été : c’est cette espèce de sauvage qu’on voit errer et qui parfois s’incarne, parfois journalier, parfois anar à la Farinet donc un peu contrebandier ou faussaire de monnaie mais avec des idées de bonté surtout, parfois aussi vannier mais ça ne se voit plus tant, aiguiseur de couteaux mais ça non plus ça ne survit guère sauf au fond des campagnes ici et là ; chiffonnier encore de loin en loin, donc un peu rétameur où réparateur de poupées anciennes ou de mécanismes divers – mais l’occupation, les apprentissages et les compétences artisanales, variables, comptent moins que la disposition d’esprit libertaire et la propension à la rêverie que j’ai retrouvée chez les plus humbles mais aussi dans les figures quelques fois illustres de nos annales…

    …Et dans la série des inconnus, mais que nous, ses proches, avons connu sans nous douter toujours de cet esprit qu’il y avait en lui du chemineau de la forêt, je voudrais d’abord et avant tout, l’Bantou, te parler du père de ma mère, alias Grossvater, en ses dernières années de pérégrinations sur terre, passée la nonantaine, costumé et cravaté de la plus décente façon et quittant le quartier des hauts de Berg am See, tous les matins, sur son vieux vélo militaire noir, avec sa valise de cuir de Russie et ses guêtres cirées, pour  sa coutumière tournée de colporteur de toutes les inutilités imaginables à proposer par les campagnes, maugréant ses moralités et retrouvant partout des clients fidèles et parfois s’arrêtant en route à une table et racontant, l’Bantou, racontant un peu comme vos griots à vous racontent, donc racontant un peu de tous les pays qu’il avait parcourus – mais ce n’est que plus tard que j’ai compris que ces tournées d’une parfaite inutilité économique, pour les siens et lui qu’on pouvait dire à l’abri du besoin, n’avaient en somme pour finalité que de l’éloigner de ce qu’il m’avait un jour désigné comme le Tribunal des jupes – et c’est cette même instance de jugement, non pas des jupes mais des caleçons longs, que fuira l’inénarrable Lina Bögli dont je te brosserai tantôt le portrait, l’Bantou, pour te montrer qu’entre vos génies de la forêt et les nôtres se dessinent parfois de curieuses ressemblances…

    …J’te parlerai de Max le marcheur de la paix. Je t’ai parlé déjà de Farinet et de Jean Ziegler mais je t’en reparlerai. Je te parlerai en long et en large de Robert Walser et de Louis Soutter, génies profonds de ma forêt à moi que je retrouve de clairières en clairières avec la fée Aloyse et le satyre Wölfli, mes anges terribles. Car ce sont de terribles innocents que nos esprits de la forêt. Un ange à peu près normal ne peut pas subir tout le temps la loi du Tea-Room ou du Bureau. Qui plus est : du Tea-Room ou du Bureau suissauds. Il y a des salons de thé redoutables dans le Yorkshire et des administrations lourdes à Lisbonne, mais le Tea-Room suissaud, ou le Bureau à l’helvète sont incomparables et ça aussi je te le raconterai. Je te raconterai, l’Bantou, comment on peut en arriver à des idées de meurtre sous la pression des silences suisses d’un aimable tea-room ou du plus placide bureau de je ne sais quelle firme assurancière. On me dira que tout ça c’est clichés et compagnie mais les clichés nous renseignent, Blacky, tu le sais autant que moi et c’est par vos clichés aussi que je te connais toi et les tiens, les Africains, si peu que ce soit. Or je présume que vous aussi avez vos tribunaux de pagnes et colifichets, mais ça c’est toi qui le raconteras, donc j’en reviens à l’affolement de nos innocents, j’en reviens à l’affolement en chacun de nous de l’Homme des Bois qui se sent tout à coup circonvenu, montré au doigt, réprimé d’un regard ou bonnement rejeté, avant que ça passe ou que ça casse…

     …Ce n’est que bien plus tard, donc, après l’avoir écouté en nos enfances, que j’ai compris qu’à la fin Grossvater se cassait. Se tirait de la maison aux Bonnes Âmes, Grossmutter et ses filles. Prolongeait ses inutiles tournées pour échapper aux arguties raisonnables. Comme quoi maintenant fallait se reposer. Se regarder vieillard comme tu es. Plus se croire tellement utile à la fin ou alors se rendre utile selon leur délibéré. Leur volonté de jupes. Se faire au pli – tu te vois l’Bantou te faire au pli des jupons ! Là c’est vrai que je verse carrément dans le genre miso mais j’assume pour Grossvater et Lina, d’ailleurs tu m’as bien compris petit pédé de mon cœur qui as osé braver la Loi du Calbar ; toi aussi t’as l’esprit des bois dans le mental et c’est pourquoi je te raconte tout ça à toi, d’ailleurs l’Grossvater de ton conjoint l’Grison ressemble au mien, et là encore on se rassemble…

    …C’est ce vieux dino de Dürrenmatt, je te l’ai dit d’entrée de délire, qui a défendu de son vivant cette figure de l’Homme des Bois veillant au cœur de la Suisse  des vals de l’aube et des bars du soir, et j’te raconterai tantôt le Niederdorf de naguère et l’Barbare de jadis, aujourd’hui le Bout du monde au nombre des lieux encore fréquentables, ou la table 25 du Buffet de la Gare de Lausanne, à l’aplomb du Cervin mandarine où nous accoutumons de nous retrouver entre séditieux innocents de l’improductivité radieuse, et là j’pourrais te raconter la vie de toutes les serveuses et serveurs du périmètre et te pointer le sauvage éventuel en chacune et chacun d’elles et eux. Rien ici du tea-room de rombières : on n’y fait que passer. Rien du jugement compassé des chaisières de paroisses ou des conseillers ès fiscalité responsable : on est ici dans les limbes voyageurs et tout passe… 

    …J’te raconterai une autre fois, l’Bantou, la mort de Grossvater toute semblable à celle de Robert Walser, dans le neige et le silence d’une fin de journée - et Walser c’était un 25 décembre, je n’invente rien : ce ne sont pas des choses qui s’inventent comme on dit pour rendre hommage aux inspirations de la vie. Nous sommes encore le 26 pour un quart d’heure, à l’instant où je t’écris, te sachant au taf là-bas dans ton studio de télé de Geneva International où tu vas trier toute la nuit les News du multimonde; dans un quart d’heure s’inscrira la date du 27 me rappelant l’anniversaire de ma petite mère dont l’âme ne cesse de voleter alentour comme un éternel éphémère gracieux, toujours à me faire d’insensées recommandations et moi ne cessant de l’envoyer promener et de m’en repentir dans le même mouvement – il y a donc dix ans que l’Homme qui tombe n’en finit pas de tomber au dire des médias alors qu’il tombe depuis le début de Beréshit, et ça la fout mal en Syrie, l’Bantou, tout à l’heure j’au fait une grande virée solaire dans les vignobles incendiés de lumière de Lavaux avec l’Irlandais, le mec de Sweet Heart qui m’a raconté la Thaïlande et le Cambodge où il a planché sur le droit humanitaire et tout ça, et Ziegler me parle de ton  pays mis à sac par les grandes sociétés avec l’avale de votre Président parasite passant la moitié de son année à l’Intercontinental de Geneva, tiens donc, tu vois que tout se tient au dam de l’Homme des Bois, mais c’est pour lui que moi et toi nous tenons, nous et Bona et l’Tchadien Nétonon et le Sénégalais Alassane, tous tant qu’on est et le Kid et Dark Lady la farouche  et toute l’occulte Abbaye de Thélème devant laquelle Lady L. fume son clope avant de se faire un clopet…

    … Ils sont en pleine destruction massive, l’Bantou, mais nous leur résisterons en gens déraisonnables que nous nous opiniâtrerons à rester, promis-juré. Dans ta vigie de Geneva International, là-bas au bord de la nuit, tu vois défiler la poulope des dépêches que tu ventiles aux télés du monde entier. Faudra, Blacky, s’accrocher pour le garder, l’esprit d’innocence du génie des bois, mais je te laisse, je t’embrasse, je te souhaite de bien vivre et de bien écrire puisque tu as toi aussi à nous en raconter de toutes les couleurs…     

     Image: peinture au doigt de Louis Soutter

  • L'Taulard

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    Rhapsodies panoptiques (19)

    …Et revenant de Paris l’Taulard me replonge dans l’Histoire avec une grande hache. Son ami Pruszko est reparti lui aussi mais dans l’autre direction, sur Varsovie et l’appart de sa première moitié retrouvée. Que je t’esplique : c’est un peu compliqué mais c’est fait de ça l’Histoire qui nous hache. C’est fait de toutes les petites histoires hachées par la grande, et la Pologne est pour ainsi dire spécialisée en l’espèce. Des décennies en arrière le vieux Czapski m’avait déjà fait la remarque, comme quoi dans les familles polonaises on comptait les petites histoires qui s’étaient pas fait mâcher par la grande. Czapski en savait quelque chose vu qu’il avait juste coupé au massacre de ses camarades à Katyn. Bref, le tragique fait partie du bagage polonais au même titre que la fiole de krupnik, même que ça enrage les Français. Jalousie de cathos, mais là aussi faudra que je t'explique, plus tard, pasque là, tousuite, le sujet c’est l’Taulard…

    Panopticon1445.jpg…Donc l’Taulard, dont tu connais les dispositions amicales poussées (je trouve) à l’excès, était reparti quelques jours sur Paris après les dernières alertes à la santé de Pruszko, et là ça ne s’arrangeait pas vraiment avec son cancer. Tu sais ça aussi, l’Kid, que le cancer est une grande hache perso vicieuse et pernicieuse, pour ainsi dire une arme de destruction massive mais à lenteurs rusées, ça va, ça vient, ça feint de s’en aller, ça revient en trombe subite a mitrailler les radios de glaviots, ça s’insinue, ça « couleuvre » comme dirait notre ami Quentin, ça se planque sous les bombardements de rayons, ça recule sous la chimio puis ça repart comme à quarante et bientôt à cent quarante, mais Pruszko en était entre deux assauts quand l’Taulard a débarqué dans le quartier chinois où l’artiste à son atelier, et là c’était après Waterloo qu’il a débarqué - dans le chaos total de l’atelier de Pruszko…

    Pruszko.jpg…Là, Kiddy, toi qui kiffes l’argentique, tu serais aux anges. Aux archanges toi qu’as inauguré tes Œuvres complètes reliées pures cuir de bœuf musqué par une Prière polaroïd. Parce que là, dans le tohu-bohu bordélique de Pruszko, genre bureau de Piaget ou de Dumézil en cent fois plus pire, tu te ressourcerais les mécanismes en voyant le démiurge du Portrait Synthétique se démener entre boîtiers et ressorts. C’est le grand Toqué du Beréshit avant le premier des Sept Jours. On se dirait dans les décombres d’après le Grabuge mais l’Taulard m’est témoin que l’atelier de Prusko relève aussi du bric-à-brac originel. Un jour j’te raconterai la Genèse selon Gulley Jimson dans La Bouche du cheval, mais ce sera pour plus tard ça aussi. Faudra qu’on vive vieux tout le monde pour se raconter tout ce qui doit être d’Entête à Apocalypse. Mais pour le moment j’te la fais courte avec Pruszko, grand imagier polonais dont les Portraits & Monuments sont autant d’empilements historiques par superposition, j’précise : Pruszko fait dans le montage diachronique, il t’empile vingt portraits d’Hitler à tous les âges et te livre un visage dont les strates se subliment en résultat tremblé ; il remarie Sartre et Beauvoir en un visage tendrement additionné par ironique tendresse ; ou bien il surimpressionne tous les rois de Pologne ou les rues d’Amérique – ça pourrait fait gadget, et pourtant non, ça pourrait faire concept à la mords-moi mais c’est bien plus que ça : tout à coup t’es devant un résultat, c’est comme ton chaos de poème qui accouche d’une paire de vers affleurant la pure musique ; or tout ça flotte au-dessus d’une inimaginable brocante traversée de sentiers et de canaux, dans l’atelier de Pruszko, y a partout des années de journaux empilés, des mois de chaussettes à repriser, des semaines d’assiettes à relaver et pourtant ça n’a pas l’air sale tout ça, Pruszko lui-même a l’air d’un prince en nippes mais propre sur lui, l’angoisse l’a certes grossi mais l’Taulard ne le trouve pas trop avachi pour autant – l’Taulard est assez artiste lui-même pour trouver de la beauté à cet inimaginable foutoir dans lequel, débarquant, il va passer deux trois jours en essais de rangements sommaires permettant ici de dégager un canapé ou là de gagner un coin de table entre les tours branlantes d’objets de toutes espèces ; et puis les deux amis n’en ont à vrai dire qu’au salopard qui rôde dans les replis de ces catacombes, que Pruszko compte semer tantôt en retournant en Pologne Christ des nations où l'attend sa nouvelle amie…

    …J’ai cueilli l’Taulard avec la Jazz, il avait cessé de neiger, on est remontés dans la nuit et il m’a raconté ses visites diverses à Fahti le kiosquier de Djerba, Michel le flûtiste sénégalais aux filles bluesy, son amie avec laquelle il a réglé ses comptes en bons amis et les histoires de la nouvelle moité de Pruszko dont la vie a subi un premier coup de hache de la grande Histoire quand son père, l’ingénieur chimiste prêt à diriger une nouvelle usine d’armement après le grand ménage des libérateurs staliniens, en 1945, fut condamné à mort par les nouveaux maîtres inquiets de ses accointances avec la résistance polonaise. J’te passe les détails, mais tout à coup, sur nos flancs enneigés dominant le lac noir, le long de cette route où, Kiddy, tu t’étais « viandé » quelques jours plus tôt, pour citer ton expression, le souffle de la grande Histoire a repassé entre nous tandis que je me rappelais, en d’autres années, une nuit à errer dans les rues de Cracovie à l’époque de la guerre au Vietnam, une autre à siffler de la vodka à la vipère avec les déçus de la nouvelle société friquée des apparatchiks recyclés ; et bientôt tombera le verdit des dernières radios de Pruszko, et ce soir ce sera Noël en attendant - l’anniversaire concomitant du Taulard et de Iéshoua…

    …Juste après que t’es reparti tout à l’heure, Kiddy, sur ton scooter d’enfer, on a regardé, avec Lady L. et le Taulard, le film que Nicholas Ray, l’auteur du film « culte » La Fureur de vivre, a osé faire après Abel Gance et avant Mel Gibson sur la vie de Iéshoua. The King of the Kings que ça s’intitule. Super Technirama Technicolor. Musique suave à gerber mais tout n’est pas à jeter : Nicky voit pas mal l’arrière-fond zélote et politique, les images relaient le sulpicien jusqu’à une sorte de pureté décantée : c’est peut-être le plus juste qu’on puisse faire dans le mélo hollywoodien, avec quelques séquences très fortes, mais pas ça d’émotion. C’est quand même ça qui frappe avec ces essais de faire passer la story de Iéshoua : c’est qu’on retombe à tout coup dans la convention - même Pasolini me semble-t-il qui est peut-être le plus près de l’Esprit par la lettre à vingt-quatre images secondes -, mais l’émotion n’y est pas, j’entends l’émotion réelle et pas le frisson pavlovien de catéchumène ou de paroissien lénifiant : le feu de Dieu de cette story d’enfer qui devrait nous faire hurler sous la Croix…

    …J’sais pas trop ce que tu penses de tout ça, l’Kid. Moi Iéshoua je ne suis pas prêt de croire à la lettre à sa story, au sens de l’Eglise de Pierre qui ne cesse de le trahir, mais je l’aime. L’affreux Dosto disait quelque part qu’à choisir entre Iéshoua et la Vérité, il serait du parti du premier, et ça me va, cette doxa pas très orthodoxe. Comme t’es aussi barbare que Quentin, Blacky, Sweet Heart, Dark Lady et autre youngsters de vos âges, tu n’as pas encore médité trop grave, et tant mieux peut-être ? sur la légende du Grand Inquisiteur de l’affreux Dosto, qui raconte le retour, une nuit, du SDF Iéshoua en Espagne où il comparaît devant le Grand Salopard, cancer de la croyance aveugle…

    Vuataz7.jpg…Tout ça n’est pour beaucoup que du cinéma, à tous les sens, mais la Lettre résiste, et ce n’est pas au début de lettreux lettré que tu es que je parle ici, Kiddy : c’est à tout ce qui nous attend encore dans le débarras du vocabulaire où s’entasse encore, ça et là, dans les débris du parler pourri de l’époque, les gemmes d’une espèce de grand langage oublié, j’sais pas comment dire ça - toi tu te la joues jeune poète, t’en as l’âge sur ton scooter où tu files tel Quichotte avec sa Dulcinée cocolette, et puisse cela ne pas te passer, puisses-tu rester fidèle à ton début de folie, puisses-tu résister aux éteignoirs de la Faculté et autres vigiles de mouroir, tu sais déjà que l’âge est à la fois corps et fiction et que ça se vit d’un temps l’autre à fond la bise et tout en dentelles au mot à mot que rien ne trompe ; enfin que ça devrait car tout n’est que vœu pie en vraie poésie…

    Images: Villes d'Amérique, et Sartre-Beauvoir, par Krzystof Pruszkowski; Philippe Sellen; Daniel Vuataz.

  • L'banquet

     

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    Rhapsodies panoptiques (18) 

    …Tu sais combien je vomis le festif, Quentin : tu sais combien je dégueule tout ce degueulando – mais j’vais te répondre. Je vais répondre au dernier chapitre de ton premier livre où tu racontes le retour du jeune voyageur à la case départ, genre l’enfant prodigue on débriefe. Je vais tenter de te répondre en vioque de ton âge. Je vais traverser le Temps en quelques phrases et tâcher de répondre au vioque que j’étais à ton âge. C’est le plus beau passage de ton livre. Le moment où toute ta ferveur accumulée devient rage. Le moment où tout ce que tu as accueilli et déployé bute contre ce mur de visages. Les parents et amis. Les proches tout à coup si lointains mais qui font cercle. Les aimés qui font une place laissée vacante au baladin mais le voici rentré dans le rang et là faut qu’on le serre. Les bienveillants. Les souriants. Tu notes ça que j’ai tant de fois ressenti en tous mes âges de vioque pas tout à fait sorti de l’innocence: que ce sourire est le pire piège si ça se trouve. Toute cette bonté suisse. Encore merci. Non c’est moi. Et bonne fine de matinée. Et bon début de soirée. Toutes ces balises. Toutes ces bonnes mines juste inquiètes que tu fasses juste à présent. Parce que c’est à présent qui compte. À présent et demain l’ouverture des bureaux. Juste à présent que tu racontes juste ton voyage. Juste que tu nous fasses rêver ça c’est sûr. Juste que tu nous dises si Death Valley c’est juste comme dans les films et tout ça, genre Blow up et tout ça – notre bohème des sixties et tout ça, l’époque où nous autres vioques de vingt ans on ne mettait pas de slip sous nos jeans - tu te rends compte la liberté. Le tout bon sourire complice des bohèmes de retour. Route Sixty-Six. Entre Kerouac et Goa : la Route, quoi. Fais-nous juste rêver bis repetita…

    … Et plus qu’évidemment, Quentin, que j’te captes. À dix-huit ans j’étais déjà d’accord avec toi: leur bonté me terrifiait. Et pourtant j’étais aussi en désaccord avec moi : leur bonté déteignait sur moi. C’était affreux que je me disais: j’aime être bon. J’étais plutôt salaud de nature comme quand on est amoureux grave, pour parler comme toi, mais je m’sentais bien quand j’étais bon. Le vrai con comme eux. Les miens. Genre nos proches. Parents et amis. Je leur apportais des cadeaux à Noël. Je choisissais le meilleur : pas le virement de chèques que c’est devenu mais le cadeau vrai, genre LE livre à lire vraiment ou LE disque à écouter les yeux levés. Tu vois ça, toi que je sens redouter Noël, dans ta vingtaine débutante, comme Noël m’a fait gerber dans ma trentaine de déviant aggravé, mais à Noël je revenais chez les miens qui chantaient encore de vagues cantiques. Et tendre Papa prévenant. Et brave maman passée mère-grand avec les premiers marmots du frangin. La poésie au pied du sapin : j’te mens pas toi qui aimes l’exactitude, même que je te le cite de mémoire : « La petite bougie a l’œil pointu a dit / c’est la fête à Jésus sois gentil ». Texto. J’te  dis pas d’où je venais le soir d’avant et où j’irais le lendemain. Je me la jouais agent double. Plus trouble tu meurs : j’voulais passer partout. Comme toi dans le désert aux fous. Mais il y avait des années que je revenais sans cesser de repartir, et c’est là que je reviens à ton premier retour…

    …Il y a chez toi de l’humanité directe, Quentin, et c’est pourquoi je t’écris ce soir d’avant Noël, dans la pluie d’après la neige, dans le froid que réchauffent le feu de bois et les mots. Or toute la peur et l’horreur de Noël qu’on ressent de plus en plus, je la partage sans la partager. Toute l’horreur des fêtes, toute cette horreur de plus en plus partagée je la partage de moins en moins pour dire  vrai. Pas que je m’aligne avec les alignés : pas que je m’avale à mon tour avec les avalés, mais j’te lis entre les lignes, Quentin, et ce que je lis là dit le contraire de ce qu’on croit lire : que ta rage est d’humanité. Que ton orage est bon. Que la rage des humiliés devant la fête devenue simulacre est bonne. Que toute cette dinderie du festif a tourné à la pure connerie, j’vous  le fais pas dire, et qu’il est bon de se retirer dans ses fêtes à soi…

    …Ta fête à toi c’est d’avoir vécu « tous ces trucs », comme tu le dis dans ton volapük, et de le raconter comme personne. Notre truc à tous est de vivre comme personne, mais pas tous ne s’en avisent tant les paupières d’un peu tous pendouillent jusque par terre. Tu connais le démon de la légende russe, dont les paupières habitudinaires pendouillent jusque par terre et qui ronchonne à tout moment qu’il n’y a rien à voir vu qu’il ne voit rien. Et c’est cela la fête en somme, enfin ce qu’on appelle désormais la fête festive et du soir au matin, partout, c’est le cinéma sous les paupières, c’est Vegas que tu as vu comme personne de même que tu as vécu Trona au bas bout de nulle part où Bukowski rejoint Beckett et les branleurs de Webcamworld. La fête festive c’est ça : c’est le branle absolu dans l’désert. Tu les as bien regardés et sans moraliser. Tu t’es reconnu le frère fraternel de ce poufiat de Jim qui fait ses records de dégueulée de Budweiser sur Youtube. T’as bien vu la Star Ac universelle et ce que t’en écris est sans haine. Juste un peu triste. Juste ce qu’il faut d’humour à peine décalé, Juste ce qu’il faut d’énergie pour repousser ce que tu dis le suaire de l’habitude. Juste ce qu’il faut pour esquiver ce que tu dis les relents de morgue. Juste ce qu’il faut pour ne pas pouloper ensemble comme tu dis  avant de solenniser dans le genre youngster à bonne école anar en déclarant comme ça qu’aux urnes tu n’amèneras que les cendres d’un bulletin de vote – mais tu fais ce que tu veux citoyen Quentin du moment que tu votes comme personne au graffiti sauvage…

    …Et là je me suis levé et j’ai grand ouvert la fenêtre noire de nuit belle au souffle montant du lac et des forêts. Or voilà l’banquet que je me dis. Le banquet n’est pas ailleurs que je me dis. Picturalement le premier plan de ma noire fenêtre ouverte est une grande ondulation de montuosités forestières à clairières un peu moins noires où scintillent des loupiotes humaines. Juste derrière un peu plus bas il y a comme une fumée, comme une étole de brume au-dessus du lac noir à reflets plus ou moins lunaires que voile la fumée de mon clope Dominican 100% Tobacco  dont il est précisé qu’il nuira gravement à ma santé et à celle de mon entourage, mais Lady L. n’en à cure à présent qu’elle s’est piquée à Sister Morphée – et picturalement j’ajoute que l’ubac de la côte française est pointillé d’autres loupiotes humaines dont celles d’un certain casino où des fortunes ont été claquées cette nuit-même, et juste en face c’est le diadème de Novel à notre altitude à peu près, j’veux dire 1111 mètres au-dessus de la mer étale toi qui aime le surexact en ta vaguerie barbare de fan de rock industriel, enfin et pour clore ce banquet visuel j’ajouterai que picturalement le ciel est à l’instant même une conque d’un autre noir que les noirs d’en bas où commencent de scintiller de stellaires informations d’un passé plus que présent – j’veux dires des étoiles comme il y en a découpées dans du papier argenté sur les pacsons de Noël et dans les mirettes des bons enfants poils aux dents…

           …Nous les festivités festives on en à rien à souder, Quentin, sous les étoiles qui n’ont que l’âge de leur éclat passé, et là je te ressors ce que tu as noté un jour à Beatty, tombé de la lippe du barman du saloon, que j’ai noté à mon tour et que je prie mes 1888 amis-pour-la-vie de Facebook de noter -  ça ne s’invente pas le vrai de la vie qu’est notre banquet à tous , comme quoi « il paraît que le monde tiendrait dans la main s’il n’y a avait pas de vide », avant que ledit barman philosophe à la manque ne conclue comme ça tout gravement : « Je me demande ce qu’il resterait de l’esprit si on compressait la parole»…

    …Ce qui se passe vraiment dans la nuit des mots, ce qu’on croit dire en écrivant, ce qu’on aurait voulu leur balancer à la table des familles, ce qu’on était impatient de retenir du Voyage et de le signifier à l’Humanité par courrier direct, ce qu’on a ressenti, ce qui nous a secoués, ce qui nous a surpris au bord des routes à l’arrêt clopes & chips, ceux qu’on a aimés ou cru aimer et cru séduire ou cru perdre, celui qu’on croyait être et celle qu’on est devenue, ce qu’ils sont vus du dehors ou quand on les étreint sous le dôme des étoiles, ce qui nous parle, ce qui se tait – tout ça c’est l’banquet, Quentin, et j’te remercie, petit, de l’avoir écrit même si c’est nous tous qui l'écrivons, l’banquet, tous tant qu’on est…

    (Ce texte a été écrit en écho à l'épilogue, intitulé Le Banquet, du premier livre de Quentin Mouron, Au point d'effusin des égouts, publié chez Olivier Morattel en décembre 2011)

  • L'Gang

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    Rhapsodies panoptiques (17)

    …L’autre soir on était là toute la Sainte Famille, le Père indigne, la Mère martyre, le Frère Taulard de la Belle Image et la progéniture One & Two - Dark Lady et Sweet Heart -, plus leurs prétendants légitimes déjà dans les affaires courantes, le Noiraud et l’Irlandais, et v’là que Sweet Heart commence de nous livrer du Top secret sur sa mission du lendemain à la frontière italienne où elle va soumettre une Multinationale bancaire à un Audit spécial sur le blanchiment - mais ça reste entre nous, n’est-ce pas : pas que ça sorte du cercle Antigang…



    Pano9.jpg…T’imagines l’émotion, l’Kid : ta fille légitime se la jouant Carla Ponte, la fille puînée de la femme de ta vie jamais revenue tout à fait du Groupe Afrique, la nièce avérée du Taulard retiré de la militance mais jamais regagné vraiment aux convenances sociales, la sœur de Dark Lady l’enragée à t-shirt guévariste ennemie jurée des ploutocrates – bref notre innocente Bimbo promue au rang de justicière dans la foulée des Ziegler et consorts ; or justement je lui sors le big argumentaire comme quoi le Grand Capital qui se planque en nos murs n’a plus qu’à trembler puisque la voilà qui débarque, cinquante ans après Zorro Ziegler tenté par la Revolucion et se faisant rétorquer par le Che en personne : que non pas, camarade, que la Revolucion tu la feras là-bas, en el Paìs, dans le cerveau du monstre -, voilà ce que je lui dis et notre tendron de ne pas trop savoir si son affreux paternel se paie sa mine ou délire une fois de plus en sa sincérité matoise de vieux fêlé qui lui a dit et répété, comme Lady L. et sa mère l’anar amstellodamoise le lui ont seriné sur tous les airs : que jamais au vieux jamais l’Gang ne les circonviendrait…


    ...Tu vois ça, l’Kid ? Tu te représentes ? T’as vu maintenant Cardin à Budapest comme j’ai vu Dior à la Rue Arbat. On a vu les apparatchiks l’autre jour dans les rues de Montreux comme Sweet Heart les a vus avec son Darling, de Bangkok à Ourgada, partout métatastés nickel à bagouzes, partout américanisés et nipponisés, multimondialisés comme les traders de Manhattan ou de la City de Zurich : partout chitinisés de roubles et de dinars mais attention les voleurs de vélos : voilà se ponter Sweet Heart par Audit spécial : halte-là ! No pasaran ! Tu vois ça et t’y crois autant que j’y crois : no pasaran ! J’veux dire : en nouvelle donne. Pas tout à fait à la stalinienne. Plus le style du POUM ! Votre volée ne pleurniche même plus sur le spleen des lendemains qui déchantent, et je trouve ça pas mal, même sans avoir lu les reportages d’Orwell vous avez capté deux ou trois choses à propos des méfaits de tous les maximalismes brun ou rouge, bref : Sweet Heart débarque avec son détecteur d’argent sale et ça va craindre chez les banquiers sans visages du Front berlusconien de notre paradis fiscal – et que m’arrive-t-il donc le lendemain de l’autre soir tandis que je vaque en ville : v’là que le Hans bernois m’appelle sur mon Blackberry, salut Kamerad qu’il me fait, il sait que j’ai horreur de cette complicité louche, d’autant qu’il m’est arrivé de l’allumer dans mes écrits pour ses accointances plus que douteuses parfois avec des potentats d’Afrique, il me dit que mon dernier livre est encore meilleur que le précédent, donc là je le sens venir : il va me demander un papier sur le sien que je suis précisément en train de lire, et ça ne manque pas: Kamerad je serais honoré qu’il me fait, et je me glisse in petto mariole que tu es ! mais je lui dis, sans le flatter, que sa Destruction massive me fait mal à l’humanité, que l’auteur sanglote toujours un peu trop comme à l’accoutumée mais que je vais en écrire, promis-juré, s’il cesse enfin de me compromettre dans les lendemains qui déchantent; puis je lui raconte l’épisode de Sweet Heart en Carla Ponte et mes révélations à notre enfant sur le Che et lui, alors le pèlerin des famines nous félicite, Lady L. et moi, pour notre éducation pour ainsi dire léniniste; et le soir même c’est Bona qui m’envoie de ses sombres nouvelles via Facebook, tristes à pleurer, sur ce qui se passe ces jours au Congo, et je ne sais pas que lui dire au cher Négro de mon cœur, juste que je vais lui envoyer Destruction massive de l’affreux Ziegler; sur quoi c’est mon ami Dindo qui me balance un courriel désespéré pour me dire que l'Gang a encore marqué des points contre lui: que plus personne ne veut de ses films que la télé, qu’après son Gauguin son Vivaldi prouve que lui-même est resté le pur et dur qu’il a toujours été, comme je n’en ai jamais douté, pas plus que de son caractère de castapiane mal léché; enfin ce qu’il me dit de tout privé achève de me désoler pour cet invétéré Don Juan dont les groupies se font aussi rares que les cheveux sur nos nobles frontons – tu m’suis Kiddy ? …

    PanopticonF9.jpg…Toi qu’es une partie de mon Antigang, l’Kid, je vais te raconter en exclusivité un rêve que j’ai fait la nuit dernière, auquel je resonge ce soir en me demandant, une fois de plus, par quelles voies se construit tout cet onirique cinéma ? J’te jure que je n’invente rien. J’te jure que j’ai tout noté ce matin comme je l’ai rêvé, à la lettre près. Donc voilà que, dans ce songe absolument étranger à mes cogitations ordinaires, je me retrouve d’abord aventuré sur l’espèce de grille de ce qui me semble un monte-charge à découvert, qui se met en effet à descendre à travers le haut immeuble (il me semble que je suis parti de la terrasse supérieure des anciens bâtiments de l’Uniprix, à l’avenue du Théâtre). Or on parcourt de nombreux étages et je me retrouve, non sans angoisse, face à un vaste espace genre atelier d’industrie dans lequel deux grands types me font mauvaise figure au premier regard. Qu’ai-je donc à foutre en ces lieux, de quel droit, avec quel Autorisation officielle ? Que ça ne se passera pas comme ça ! Mais tout de suite je me fais amical et félicitant, remarquant que l’endroit se trouve manifestement en de bonnes mains, que cela fleure le fer travailleur et qu’on sent immédiatement la compétence. Les deux lascars se radoucissent alors d’autant et me proposent de me faire visiter les lieux, ne m’épargnant aucun détail technique et méthodique. Deux grands chiens assez joueurs nous accompagnent en sautant comme mus par de naturelles élégances. Je mets certes un certain temps à comprendre où je suis mais je suis intéressé comme par les portulans et les presses d’imprimerie. Mes deux nouveaux amis sont manifestement fiers de leur rôle de gardiens du matériel. Celui-ci est impressionnant de variété et de qualité. Il y a là des machines à caterpillar, un stock important de marbre importé de Chine, des vérins, tout un appareillage utile à la conduite des eaux, toute une réserve de cuivre rutilant, pas mal d’autres fournitures coûteuses. Tout cela pour une construction prochaine. Le site a été occupé longtemps par la firme Tetra Park, qui a fait faillite. À un moment donné, une dame assez belle avec son chien à elle, un lévrier afghan il me semble, surgit et me dit son enthousiasme puis disparaît, les lascars se sont éloignés dans le fond du chantier à ciel ouvert et c’est alors que je rencontre l’Ingénieur à l’air correct. Tempes argentées et parler clair. Me rappelle mon oncle Léo et m’explique le topo. Le site, précise-t-il, a été racheté par une famille américaine milliardaire. Des gens dans les armes et les computers multinationaux. Puis un autre personnage apparaît qui semble comprendre les chiffres défilant sur un écran de la Bourse. Je dis alors à l’ingénieur Correct que notre ami Lemercier va nous expliquer où en sont les affaires. Je me sens enfin concerné par les menées du Gang. Lemercier fait son modeste en invoquant du moins les interstices vacants de la productivité marchande. « Les Américains ont compris qu’il faut parfois ventiler le Capital par un peu de fantaisie ». Il le dit sans ironie mais avec un certain humour qui provoque une moue dubitative de l’Ingénieur, alors que je me sens conforté dans les projets de l’Antigang. Je me sens indéniablement plus en phase avec Lemercier qu’avec Correct. Je sens en lui un messager de mèche qui me dit ceci: que même le Grand Capitall doit ventiler, donc il y a des clairières, donc Heidegger n’a pas tout faux. Bref, Kiddy, cela te paraîtra peut-être torsadé tout ça mais je trouve ce rêve assez valorisant car j’ai toujours été nul en économétrie. Surtout je suis réconforté de voir mes théories sur la Fantaisie - puisque c’est de cela qu’il s’agit - pratiquement et je dirai même poétiquement confirmées dans les conceptions élargies d’une firme familiale WASP aux investissements sûrs. Sur quoi je me suis réveillé avec regret. J’ai constaté qu’il avait encore neigé cette nuit, puis je me suis rendormi tout tranquillement tandis que tu psalmodiait sûrement déjà, là-bas, dans ton studio d’étudiant du Calvaire, genre poète éveillé…

    Images: Philip Seelen.

  • L'homme qui tombe, story 2.

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     Rhapsodies panoptiques (16)

    … Nuage apparut en trombe tout en haut de la rue tombant en pente comme du ciel à la mer, voyou et sa voyelle sur la Kawa, elle lui serrant le pilon dur sous le cuir, elle aux cheveux du Cap Vert et aux yeux pers et lui le frelon rapide et sa cam en bandoulière qui ferait de lui le sniper des images en mouvement, et tous deux crièrent Sancho ! leur cri de guerre, et le film en projet fut lancé, la Kawa rugit elle aussi, le compte à rebours des producs pourris allait commencer, qui avaient déjà mal préjugé de la belle paire : on était loin avec ces deux-là de Sailor et Lula, loin en avant, à nous la vie et la poésie pétaradant - et j’avais noté, moi le romancier qui-dit-je, j’avais noté sur un bout de papier, dans mon coin, ceci qui lançait pour ainsi dire le roman du Voyou et de sa Voyelle :  « En l’honneur de la vie aux funèbres trompettes, j’entreprends d’écouter, dans mon corps, jour par jour, l’écho de ce futur qui ne cesse de devenir du passé , dès qu’on le touche»…

    Or tombant à pic des quartiers de résidence sus au centre des affaires puis aux périphéries, fonçant, twistant, se faufilant, couleuvrant entre les gros cubes et les processions à l’arrêt, freinant à la der des ders, repartant à la ruade sur l’orange, se déhanchant jusque par terre dans les virolets, Nuage et sa voyelle apparurent et réapparurent sur les écrans de surveillance du Centre Panoptique et furent tôt repérés par l’agent Jegor, de faction ce jour-là, qui les suivit en commutant d’un écran l’autre et non sans attention jalouse et complice à la fois, guettant la défaillance sans la souhaiter pourtant, bon prince envers ce plus ou moins frère d’armes qu’il imaginait tantôt se précipitant vers quelque mauvais coup ou courant au contraire en sauveur de Dieu sait quoi – Jegor étant lui-même double agent sous couvert d’uniforme – et ce fut ainsi la ville de part en part que la paire déboulée traversa non sans fracas et tracas de passants médusés, et Nuage lui aussi cadrait tout au passage, calandres et sémaphores, fuselages et trouées - et l’instant, l’instant capté dans le mouvement précipité, et  les plans à venir aussi, zoom avant, tout dans l’imagination prémonitoire, l’instinct voyou, coups de gueule hors-champ (putains de producs de mes deux !), et déjà l’Objet lui revenait en vue et de plus en plus à mesure que, d'intersections en passages sous-voie, de plongées en échappées on approchait de la Zone où tout allait commencer selon le scénar…

    … On s’est retrouvés au Café des Abattoirs avec Basil, qui m’avait filé le film de Pedro Costa, Dans la chambre de Vanda, on en a parlé et il m’a parlé de son nouveau projet – il avait un scénar épique, donc très loin de cette suite de sidérants plans-séquences - tout dans le mouvement m’a-t-il dit en roulant ses yeux étranges qu’on dirait de l’agate de poisson, tout dans ce qu’il voyait comme une plongée dans le plus-que-réel et la beauté brute, comme dans La Chambre de Vanda mais dans le mouvement et les enchaînements de plans jamais prévisibles, jamais convenus genre télé, qu’il a précisé, jamais ce cousu réchauffé genre série, même si la story pouvait paraître rebattue à l’excès : du vu et revu, je te dis que ça, pour ainsi dire la plus vue et revue des histoires de cœur et de cul, mais sans rien d’attendu ça je te garantis ; tout étant dans l’écriture évidemment et ça filait à cent à l’heure mais en même temps on était hors du temps, c’était filmé à la vitesse de la lumière et à fleur de peau, et là tu sais ce que j’entends, Tonio, on en a souvent parler - souvent je t’ai dit ce que je pensais de la peau et d’écrire par la peau…

    …Moi tu le sais, Tonio, que je j’ai ce défaut des bêtes de mots de tout réduire à des vocables, mais ce que je flaire par la peau exsude aussi des images et des mélodies, et c’est ainsi que, tandis que Basil da Cunha me parlait de son prochain scénario, ce jour-là, je me repassais les images de La chambre de Vanda tout en me saoulant des fados du portugais – tu connais ça toi aussi, toi que j’ai fait lire Explication des oiseaux d’Antonio Lobo Antunes et lire ensuite tout Antunes, tu connais cette osmose, tu connais ces glissements d’un plan à l’autre entre les phrases d’Antunes et parfois dans la même phrase, cette façon de raconter trois histoires en même temps et d’avancer comme à tâtons – donc Basil me regarde et me raconte des trucs en rapport avec son scénar, mais en même temps quelque chose s’est passé dans le café à l’arrivée en tourbillon d’une vingtaine de collégiens filles et garçons en soudaine pagaille d’étourneaux direction l’arrière du troquet où une longue table les attend, et je vois Basil les mater par-dessus mon épaule en continuant de parler, et moi je pense à la première séquence de La chambre de Vanda qui s’ouvre sur ce lit défait où les deux sœurs se préparent le méchant pétard, tout de suite on est dans un orbe à part, tout de suite on est dans la chambre de l’enfant séparée du monde, Vanda doit bien avoir vingt ans mais elle a les gestes d’un enfant, la bande-son est immédiatement déchirée par une toux de vieillard mais on est dans la chambre de l’enfant du Multimonde ; et me repassant ces images je remarque l’attention accrue de Basil sur la tablée de derrière où il a l’air de se passer quelque chose…

    …  Cette histoire de l’homme qui tombe, et ce que signifie le temps de l’homme qui tombe, dans une story, ce que signifie le temps de passer d’un plan à un autre et comment, au cinéma, m’intéresse de plus en plus, Jackie, en fonction de la vie qui passe et du temps plus précisément que met un fin-de-vie à trépasser, comme tu les suis de près, j’veux dire : comment le raconter ? Comment faire que le sentiment passe ? Comment raconter la réalité ? Comment reproduire, non pas le photomaton de la réalité mais la réalité telle que tu la vis là-bas ? Pas affaire de branleur qui se prend la tête tu le sais ! Pas affaire de gendelettre en mal d’odeurs fortes ! Pas du tout ça que Basil non plus filme dans les lieux les plus paumés perdus : pas du tout la papatte au prolo, la fine gâterie démago je-vais-au-peuple, pas du tout ça ! Mais le détail juste, Jackie, le détail qui fait mal. Toi qui me racontais ce que ça fait, enceinte, de tirer le dernier drap sur une vioque ou sur un enfançon, ce serait à peu près ça qu’on chercherait si on devait faire maintenant un film ou un roman sur l’épique époque…

    Romeo.jpg…Et c’est là que Basil a commencé de s’exclamer : mais c’est pas vrai !, et  il a répété ça pendant près d’une heure, après, sans cesser de revenir à la table là-bas des lycéens, par-dessus mon épaule -  et que je me retourne de temps à autre pour voir la scène en plus saccadé, non mais c’est pas vrai, et il me racontait,  Tonio, j’te dis, comme s’il était en train de mater un bout de son propre scénario en train de se tourner : c’est Love Story le retour, me disait-il en détaillant les péripéties du roman-photo en train de se dérouler à la table là-bas entre un grand Roméo baraqué genre Monténégrin soudain entouré de silence et d’opprobre après qu’il eut été tancé par sa fiancée genre Florentine blonde  aux yeux verts Véronèse ophélien, enfin tu vois le tableau genre Macbeth et Juliette à la fête de fin de bachot, et Basil qui me détaille les scènes et les redécoupe, se fait disert et me décrit tout à mesure en affabulant dans la foulée, et de fait en me retournant je vois le drame évoluer, les feux de l'envie, le jeu de la fille aux cent SMS, les autres mecs, les regards, les alliées furieuses, les familles à l’arrière en chœurs guerriers, tout ça même pas en deux heures, le temps d’une pizza, quoi, et les amants se sont boudés grave, les Montaigu et la Capulet se sont massacrés, Basil construisait et déconstruisait son scénar en me racontant ses démêlés et ses projets – et moi qui compte les secondes une fois encore, moi qui pense à Jackie, moi qui pense à Tonio en train de peaufiner le roman de Malik, moi qui n’y suis pour personne car je tombe, je n’ai pas cessé de tomber et MAINTENANT, que je me dis, les caméras du roman panoptique tournent sans discontinuer et MAINTEANT – je me trouve dans la chambre de Vanda la camée qui se cherche la veine et j’entends tout autour les cris et les sirènes du Multimonde, on remonterait à présent les pentes de Mulholland Drive après avoir longé les abîmes d’Alvarados, on franchirait des canyons et je tomberais pendant ce temps, sept secondes encore et c’est la révélation, l’aiguille pénètre dans la veine et la chambre de l’enfant retrouve la paix… 

    Image: Dans la chambre de Vanda, de Pedro Costa.

  • En silence

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    Rhapsodies panoptiques (13)

    Pour Jean-Pierre Oberli et Jean-Yves Dubath

    …Je me suis retrouvé à écouter ce type qui lisait des fragments de ses livres, dans un cercle de gens de tous âges que je n’avais jamais abordés, je m’étais arrêté là parce que j’avais vu un groupe de fumeurs sur le parvis du café, j’ai fait signe que je voulais du feu, un jeune gars en blouson de cuir m’en a donné, puis je les ai vus entrer tous ensemble dans le café et j’ai suivi le mouvement vu que dehors il faisait froid, la première neige venait de faire son apparition sur les hauts après l’été indien prolongé, et nous sommes donc entrés, il y avait un escalier montant, à l’étage ça faisait club à fauteuils, il y avait une quinzaine de livres sur la table centrale et un fauteuil occupé par le type qui allait visiblement commencer de lire quelque chose, et je me suis assis un peu à l’écart, je ne dérangeais visiblement pas, nul ne me connaissait ou ne me devinait visiblement, on se sentait entre personnes bien disposées, le type a été présenté comme un écrivain, donc une espèce de collègue éventuel, il avait l’air à la fois vieux et jeune, timide et détaché, présent et absent, ça me mettait en confiance ce mélange, un jeune gars dont j'ai appris plus tard qu’il était cuisinier l’a présenté, lui a fait son modeste mais on ne me la fait pas, puis il a chaussé des lunettes bon marché, à peu près les même que je porte pour lire ou écrire un rapport, et peu après  qu’il a commencé de lire ce qu’il lisait m’a ramené des années en arrière dans un champ de neige que je traversais en silence…

     

    …Le type a d’abord lu des espèces de listes et c’est dès ce moment-là que je me suis senti dériver dans mon silence enneigé. C’était une sorte de litanie étrange. Comme un inventaire. Il invoquait successivement « celui qui, celle qui, ceux qui », sans discontinuer, dans une succession régulière qui aurait pu lasser. Sauf que des images apparaissaient. Des débuts de scènes. Des situations. Des bouts de tableaux. Et du coup j’ai commencé de regarder les gens, qui se regardaient entre eux. Le jeune gars en blouson de cuir était juste en face de moi. Au premier regard il avait plutôt l’air d’un amateur de rock que de lecture. Sous son blouson il avait un t-shirt de Motörhead. Son regard était marqué par un léger strabisme qui lui donnait comme deux visages. Je crois que c’est le premier détail qui m’a fait penser que ce garçon détonait sous son air de boy friend de série américaine et qu’il devinait de ces choses que je suis censé cacher depuis tant de temps – et c’est alors que le type qui lisait a attiré mon attention par sa propre attention aux mots et aux images…

     

    …Il a invoqué celui qui a des poèmes dans sa poche, et j’ai pensé aussitôt que plusieurs des auditeurs de ce soir-là pouvaient se sentir concernés, je n’avais aucune preuve mais je ne ferais pas mon job sans certaines dispositions en ce sens, et déjà je voyais que certaines attentions avaient été saisies, puis le type a invoqué   celle qui cherche à retrouver le climat de la salle de lecture de la 42e Rue quand il neigeait sur Times Square, et là j’ai vu l’attention du fan de Motörhead éclairer une moitié de son visage – je dirai la moitié la plus sombre, et le type a évoqué ceux qui se sont juste mis à l’abri du froid en passant ce soir par là par hasard, comme s’il m’avait percé à  jour, puis il a invoqué ceux qui aiment les mots doux et parfois les mots durs ça dépend des fois, et là j’ai vu plusieurs regards s’éclairer, surtout celui d’une jeune femme au doux visage et aux yeux vifs dont quelque chose dans l’expression signifiait qu’elle pouvait avoir une parenté proche avec le type qui lisait, et ce rapprochement apparemment anodin des mots doux et des mots durs m’a fait poursuivre mon chemin dans le silence de la neige…

     

    …C’est extraordinaire, me suis-je dit alors, de n’être qu’un esprit et de témoigner pour l’éternité de tout ce qui a trait à l’intimité de chaque mortel, mais parfois moi je me sens fatigué de n’être qu’un esprit, j’aimerais que ce survol éternel se termine enfin, j’aimerais sentir en moi un poids, sentir que cette densité abolit l’illimité, me rattache au monde de ce cercle de fumeuses et de liseurs et de liseuses et de fumeurs, j’aimerais à chaque pas, à chaque coup de vent, pouvoir dire MAINTENANT, et MAINTENANT, et MAINTENANT, au lieu de dire DEPUIS TOUJOURS ou À JAMAIS, s’asseoir à une table où des personnes jouent aux cartes, pour être salué d’un simple geste amical, ou regarder les gens et en être regardé simplement comme ici, mais la mélancolie m’a repris en songeant que lorsqu’il nous arrive de prendre part nous ne faisons que simuler et que dans ce combat en pleine nuit on a fait semblant, on a simulé une luxation de la hanche, comme on feint d’attraper le poisson avec eux, comme on feint de s’asseoir dans le cercle où ils se sont assis pour écouter l’un d’eux, puis de boire ou de manger en leur compagnie, quand on fait rôtir des agneaux, quand on sert du vin sous les tentes du désert…

     

    …Or le type parlait maintenant du désert, il arrivait visiblement au bout de ses lectures au fil desquelles de nombreux mots, le mot DEHORS, le mot CLAIRIÈRE, le mot CELA, avaient atteint mon silence, puis il s’est mis à lire des flots de mots, cela ruisselait pour ainsi dire, il appelait ça des rhapsodies, j’aurais aimé le freiner quand même, j’aurais aimé m’exclamer : trop de mots, mais alors il a cité les mots et les images d’un texte d’une autre main et il a désigné le fan de Motorhead, et j’ai vu le visage clair de celui-ci s’assombrir tandis que le type évoquait une église-container dans le désert que je connais évidemment, et les mots du fan de Motorhead, dans son premier livre publié à ce que j’ai entendu ensuite quand j’ai feint de boire avec les uns et les autres - ces mots étaient de ceux qui retiennent mon attention et me font donner à celui qui demande tandis que j’arrache jusqu’à ce qu’il a à celui qui ne demande pas, ces mots étaient tissés du silence que je parcours…

     

    …L’église-container évoqué par le fan de Motörhead est évidemment celle de Trona, que je connais pour y avoir écouté maintes fois le silence. Ce que je donne de meilleur de mon silence se donne là. Aucun vitrail, aucune fenêtre, a noté le fan de Motörhead, comme le répète le type qui lit et le cite encore : Qu’une très grande porte rouillée qui hurle sur ses gonds. Et je puise dans la mémoire de mon propre silence depuis toujours et à jamais : Aucun parvis. De la poussière. Le milieu du désert. Et des grillages autour. Je sais tout cela par cœur mais tout de même cela me touche que le garçon aux deux visages ait noté cela, et la mélancolie me reprend lorsque je l’entends cité encore par le type qui lit en indiquant l’exclamation : Avec des barbelés ! et le fan de Motörhead se fend alors d’un jugement perso qui me fait le regarder encore plus attentivement : Si j’étais Christ sur le retour, j’irais sûrement jamais le faire ici !, enfin le type qui lit laisse entendre que ces mots l’on atteint lui aussi dans son propre silence…

     

    …Personne n’a remarqué, cela va sans dire, que je m’étais tiré dans la nuit après avoir fait semblant d’écouter les uns et les autres et de fumer, de boire, de faire comme si, et là je me retrouve dans la neige noire, je voudrais dire : le cœur plus léger, si j’avais un cœur, je voudrais dire : l’âme plus claire si je pouvais me dédoubler, mais chacun son job n’est-ce pas et là, je le sens, on m’appelle à Trona, même si je ne fais que simuler je sais que ceux qui le demandent se figurent que je prends part, même sachant que j’ai feint de ne pas voir que le garçon aux deux visages n’en a qu’un je pressens qu’il m’a deviné, et je sais que le lecteur de ce soir lui aussi feint d’attraper le poisson avec nous, je sais ce qu’il leur manque à un peu tous,  je feins d’y être quand ils boivent des coups mais j’y serai bel et bien quand ils feront silence puisque c’est mon job de les attendre là…

    Image: Cuno Amiet.

  • L'bazar

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    Rhapsodies panoptiques (15)

    Pour L.

    …Finalement nous nous sommes retrouvés devant le silence du lac noir, Lady L. et moi, et c’est ça qui a fait le compte. J’avais bien été tenté d'agonir tout l’toutim, et ça n’a pas manqué, mais elle a mis le holà, allez allez, et la Nature a fait le reste ; Lady L. a détendu l'atmosphère, elle a retenu mes grands chevaux en invoquant notre humour séculaire – elle m’a bel et bien suivi dans mes échappées furieuses mais sans peser comme je pèse - mon côté contempteur des Marchands du Temple, mon côté Savonarole ou Calvin le retour, mon côté trop sérieux, elle me disait : mais tu débarques ! Et c’est vrai que je débarquais, vrai que je n’en croyais pas mes yeux, vrai que je me croyais chez les dingos: vrai que je n’en revenais pas de tout ce toc mastoc tandis qu’elle l’avait déjà vu et revu, elle, l’bazar, et moi aussi d'ailleurs mais ailleurs…

    …On avait pourtant annoncé la chose dans les gazettes : j’aurais dû savoir. C’était de notoriété publique genre on fait la pige à la Crise. Il y avait de la bonne humeur annoncée et du vin chaud. C’était écrit : Marché du Bon Enfant, et Lady L. m’avait dit : faut voir ça, tout le monde y va, on ne peut pas vivre toujours comme des sangliers, y a partout des cabanons à ce qu’on m’a dit ; mais je ne la sentais pas tout à fait convaincue dans ses arguments – je la connais : pas plus que moi le kitsch ne la branche, j’sentais que c’était plutôt sa curieuse malice qui la boostait et ça me plaisait vu qu’on partait d’entrée de jeu dans le décalé pas dupe, donc j’ai signé le billet, on s’est fait sortables, chapeaux, portables, on a dégringolé des altitudes et nous voilà dans le vif de Noël-City le long du lac noir…


    …Ce que je dois dire là-dessus à propos de Noël, toi qui sais combien j’exècre Halloween et ces niaises festivités ricaines, c’est que cette naissance douteuse ne m’a jamais inspiré non plus. Déjà ce relent de culte solaire. Cette arnaque au calendrier. Ce côté recyclage. Ce replâtrage d’un mythe l’autre, Mythra, Dyonisos, tout l’gotha – déjà ça, passé le sentimental Tannenbaum de nos souvenances persos, la famille toute bonne en rond sous les boules et les bougies, les cloches à la volée dans l’quartier, la neige, les poésies apprises, l’piano, tout ça, notre enfance en un mot - tout ça déglingué, dénaturé, n’a bientôt plus ressemblé à rien et ce qui restait me reste sur l’estomac sans que j’en fasse une théorie mais quand même…


    …Dire à quel moment ça s’est gâté ça je ne sais pas, mais j’ai mon idée à ce propos : j’ai comme l’impression que c’est quand on a commencé de parler de fête que la fête a calanché, et c’est comme ça que tout a calanché par invocation - enfin calanché j’exagère, Lady L. me le répète à tout bout de champ : que j’exagère et que je noircis, que je lui obscurcis le ciel et les étoiles, que je serai bientôt le tout malcontent si j’insiste, et la voilà qui me dit tout à l’heure qu’on va plutôt s’amuser de tout ça au lieu de peser et qu’on sera peut-être surpris, va savoir, faut pas conclure, faut pas trop juger me fait-elle à l’avocate – et déjà j’vois la Roue style Prater tourner là-bas au-dessus des toits ornés de guirlandes des centaines de cabanons, déjà nous parviennent les premières bouffées de marrons grillés, déjà ça sent la cannelle et la crêpe et la gaufre et le beignet et le sirop d’érable et le pissat d’étable, enfin tout le sucré et le mélange des charbonnades et des touffeurs miellées, tout ça tourbillonnant dans les allées des cabanons où scintillent de loin et de toujours plus près les trente-six mille feux du simili…

    …Et de fait le Noël convivial du Bon Enfant battait son plein le long du lac noir à reflets de sabre quand avec Lady L. on y a débarqué. Mais tout de suite au lieu de me busquer et de me braquer, tout de suite j’ai pris sur ma superbe et me la suis joué à la coule des boules et bougies. Tout de suite tout m’a paru frelaté mégastore mais je n’en ai rien montré même à Lady L. évidemment pas dupe. Ils croyaient rêver mais pas moi ! Ils croyaient se jouer de la Crise mais ils y ajoutaient à l’évidence et je le constatais une fois de plus. Parce que j’avais vu ça déjà cent fois cela va sans dire, les cabanons, de Vegas à Shangaï et d’Alsace à Varsovie, mais ici le lac faisait mur. Faisait tache. Faisait contre-feu. Notre lac. Notre propriété que nous traversons sur notre cheval bleu par les fonds. Notre lac de sable que nous méharisons sans avoir jamais soif. Ils faisaient ça à notre lac. Ils amoncelaient le brimborion devant notre lac. Ils avaient construit des tas de chalets non pour y vivre mais pour vendre. Vendre était devenu ce mur de chocolat devant le lac à encorbellements de sucre glace. De l’autre côté s’élevaient les stucs blancs et stores jaunes du Montreux-Palace où Vladimir Nabokov avait composé Ada ou l’ardeur, chef-d’œuvre de duplicité amoureuse et de poésie apollinienne, et maintenant ses mânes spirites voyaient là s’aligner des cabanons faussement rustiques comme il s’en voit désormais partout d’Oslo à Taiwan à la même enseigne, et déjà la foule en houle nous entraînait dans les bouffées de chocolat grillé et de gaufres et de crêpes et de saucisses sucrées, et là-bas Freddie Mercury gesticulait, et tout à coup la sensation que les enfants se trouvaient là rackettés sous complot m’a fait me rembrunir et tempêter au dam de Lady L. Qu’une fois de plus j’étais trop morale vintage. Et j’entendais une autre voix moderne me dire qu’on n’attaque pas plus le Bon Enfant que le mammouth : antédiluviennes agitations …

    Panopticon703.jpg…Mais tout à coup, plus précisément, les oursons m’ont fait tourner panique - les oursons et les greluchons, les santons et les baudruches. Tout soudain j’ai redouté les conséquences. Plus fort que moi : cela devenait nerveux, tripal, alerte au sous-marin mental. Je voyais partout des greluchons déferler sur le quai du Bon Enfant par un flot, tandis qu’un autre flot portait les oursons. Nous étions pris en tenaille Lady L. et moi, mais elle pouffait en considérant mon ire soudaine virée délire. N’empêche que partout, et de plus en plus, les enfants étaient poussés à commander: je les sentais réclamer de loin en loin et de plus en plus voracement de quoi se pourlécher babines et mandibules et déjà je les sentais enfler rapaces, je flairais la concupiscence aux multiples tentacules, et comment les accuser à charge puisque le Bon Enfant le voulait - partout je ne voyais que des Objets faits pour eux au nom du Bon Enfant tandis qu’une litanie enregistrée se répandait à l’infini et sans contredit : nous sommes les Bons Enfants du multimonde, voyez les luminaires dans nos yeux innocents, la joie du Bon Enfant c’est nous, grâce à nous c’est partout senteur et saveur de Bon Enfant, nos savons positivent et nos oursons sèment la joie de concert avec nos greluchons: nous incarnons l’émerveillement de l’enfance, l’émerveillement c’est nous, qui ne s’émerveille point sera déchu de son droit humain…

    …L’émerveillement a fait gonfler les baudruches. Le souffle m’a été coupé par cet air tiédasse gavant les pétufles, aussitôt nouées par le Captain Ourson à skis de rando. Une piste de fausse neige avait été tracée le long du lac noir que je sentais de plus en plus contrarié sous le ciel plombé à reflets violets, mais le Captain Ourson dirigeait l’émerveillement infantile. Chaussez et voyez ! bramait-il en agitant sa cassette. Chausser c’est tant de francs mais voir sera pour votre émerveillement désintéressé et là-bas au bout de la piste vous attend le funiculaire du Bon Enfant direction les étoiles, visez là-haut sur les Rochers : c’est là-haut que notre ami le Bon Enfant pédophile attend les petits, et voici que le canon à fausse neige nous recrachait un monceau de flocons pelucheux…

    Nocturne.jpg…Mais la Nature est plus forte. Je le savais autant que Lady L. C’est ce qui nous apparie naturellement elle et moi : ce lac noir sur lequel la nuit tombait finalement loin du boucan de cette ordure de Bon Enfant. Et j’en ai fait encore une leçon, sous le regard narquois de Lady L. qui est nature naturellement, elle, tandis que je reste tellement leçon, surtout les soirs d’hiver. Et là c’est immense. Faudrait se taire mais comment se taire quand c’est tellement pour faire clamser les baudruches cette immensité du soir aux camaïeux de gris profonds striés de bleus et d’or en partance - regardez ça les enfants si c’est pas Byzance…

  • Au fil des choses

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    À découvrir sur son site perso: les aphorismes de Quentin Mouron, sous le titre Le Fil des choses. Un autre aspect du grand talent, lucide et sensible, de l'auteur d'  Au point d'effusion des égouts.

    Mise en bouche:

    "Les choses autour de soi comme un cilice - et l'éblouissement sombre de la cellule de cloître".

    °°°

    "L'intangibilité du monde. Et le souffle des hommes, haletants, inutiles - ceux qui s'épuisent à espérer - ceux qui crèvent de comprendre".

    °°°

    "Le désespoir est caractérisé: quand la lumière du jour vous blesse plus qu'elle ne vous éclaire".

    °°°

    "Le rythme - comme un tambour qu'on bat avec une verge".

    °°°

    "Le Kirilov des Démons ne se tue pas pour une idée - il se tue pour deux idées, opposées - douloureusement inconciliables".

    °°°

    "D'une femme, c'est le souvenir qui est le plus tranchant".

    °°°

    "L'idée, souvent, n'est que la pointe du sentiment".

    °°°

    "Les ressources humaines". Quel verbe est-il plus propre à donner sens au mot "ressource", que le verbe "exploiter" ?

    °°°

    "La publicité, ce directeur d'inconscience".

    °°°

    "Le réalisme, c'est entrer chez l'Homme par la porte de derrière - c'est le prendre sur le fait".

    °°°

    "La révolte se démode plus vite que l'oppression".

    °°°

    "Je porte toujours deux masques: le premier pour les autres, le second pour moi-même"

    °°°

    "Après tout, nos vertiges ne sont peut-être que cela: aimer et ne pas être aimé".

    °°°

    "Le bonheur de la femme que l'on aime est une brûlure intolérable".

    °°°

    "Il est aussi sérieux d'être antifasciste que chasseur de mammouth".

    °°°

    "Deux laideurs peuvent être belles lorsqu'elles s'additionnent. Surtout si l'addition prend la forme d'un couple sur un quai de gare".

    Pour suivre: www.quentinmouron.com

     

     

     

  • L'biotope

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    Rhapsodies panoptiques (12)

     

    …Avec l’Taulard et l’Imagier ça a été longtemps notre sujet de conversation Number One, l’biotope. J’veux dire en gros : la sphère et les bulles. On n’aura pas assez d’un délire pour expliquer ça, mais c’est à ça que servent les nuls inutiles de notre genre: à dire ce qui bulle dans le multimonde aux sphères…

    …À présent c’est dimanche donc on trime dur dans l’biotope des proches du gang ancillaire, aux étages d’en bas de la Datcha la domesticité brique parquets et lambris tandis que Lady L. s’active aux préparations culinaires, partout s’activent les servants de la forêt et environs, l’dimanche est une magie même pour ceux qui sautent la messe ou le culte même à la radio ou à la télé, nous Dieu ce matin c’est dans le Grand Nettoyage du biotope qu’on le convoque, Dieu nous ce matin c’est l’Mister Proper du biotope, j’veux dire qu’on s’est tous pris dans les bras tôt l’aube, puis on s’est mis aux affaires, chacun la sienne, on ne se marche pas dessus, l'architecture aux architectes, et les musiciens, les maçons, les lingères et les luthiers - nous c’est de toute façon la Maison du Bon Dieu, y a chez nous que des gens qui s’aiment et tous connectés à pleins de sites d’Amour et tous accros à Facebook, donc ça fait des cercles comme sur l’étang étale de l’Etant, ça fait des ondes aussi dans l’éther éternellement en éveil, Lady L. m’envoie un SMS de l’entresol pour m’annoncer  qu’y a plus de pâte bio pour ma tarte aux pruneaux mais j’y dis que c pas grave : qu’elle la pétrisse elle-même ; à l’instant l’Taulard chantonne Sweet Memory à l’unisson de Tim Buckley et ça nous rappelle encore d’autre cercles et d’autres sphères qui s’emmêlent dans l’biotope de nos affectivités polymorphes d’hier et de demain - et là comme dans un défilé à 24 images secondes j’vois passer toutes les smalas des années en allées, tous les amis perdus et refondus, toutes les liaisons foirées de toutes celles et ceusses qui sont venus et n’ont pas vaincu c’est-à-dire tout le cheptel des Quatre Sens de la Vie  – et v’là le brouillard qui remonte le long du val mais dans une trouée j’aperçois là-bas un coin des tombes de nos mères et pères et v’là que le jeune Quentin m’envoie par mail une image de l’église-container de Trona, cube de tôle, écrit-il à la page 82 d’ Au point d’effusion des égouts, croix dessus : « Aucun vitrail, aucune fenêtre ! Qu’une très grande porte rouillée qui hurle sur ses gonds. Aucun parvis. De la poussière. Le milieu du désert. Au bord d’un lac séché depuis deux siècles. Le sable qui grimpe en haut les murs… Et des grillages autour… L’intimité des fidèles… Avec des barbelés ! Ce n’est pas à rire… Je n’y ai vu personne. Aucune messe. Aucun psaume. Un container rouillé – sans fenêtres, sans fidèles – sans Bon Dieu. Si j’étais Christ sur le retour, j’irais sûrement jamais le faire ici ! », et ça nous fait mal à tous qui croient plus ou moins à tout ça: l’biotope de l’extrême sans vie, le non-lieu sur le mur duquel le prêtre, qui fait ce qu’il peut, a collé une banderole fauchée au supermarché d’à côté et qui l’annonce comme un péché: « ouvert le dimanche »…

    Désirade.JPG… Or l’dimanche, tu t’en doutes Jackie, toi qui trimes à l’hosto toute à la coule de tes fins-de-vie, l’dimanche à la Datcha de La Désirade et à l’Isba c’est notre jour pour ainsi dire expansé vu que ça devient l’biotope de l’intime sans barbelés ni gardiens ni cheffes de projet ni foutre rien – rien que la rêverie des jean-foutres que nous sommes en somme, à l’exception de Lady L. qui veille au grain. Lady L. qu’est trop soucieuse je trouve. Que je lui rappelle depuis deux vies de chiens et deux filles pas moins soucieuses qu’elle l’est. Mais le dimanche des majorettes c’est pour vous aussi que j’leur répète ! En vain ! Tout l’boulot de rêver nous revient, les mecs, et c’est comme ça que l’biotope ancillaire vit son premier dimanche d’hiver enneigé…

    …Ce que j’veux dire, évidemment, c’est l’génie du lieu, tout autant que son contraire que me figure, ce matin, l’église-container de Trona – c’est ce bonheur et cette misère que j’aimerais dire en même temps vu que tout est relié. D’un clic, ce matin, ce fin youngster de Quentin m’a envoyé cette image de l’église-container de Trona, qui m’a pour ainsi dire scié. C’est cela qui nous arrive, ce n’est pas que Gaza ou Guantanamo qui nous arrive : c’est ce container vide dans le désert déserté de notre mémoire dévastée…

    Walser4.JPG… Ce que j’voudrais dire c’est ce qui fait que tu te sentes bien là ou tu es à l’instant et pourquoi. Ce qu’on pourrait dire la recherche d’une maison. Ce qu'on pourrait dire se construire un feu style Jack London. Ce que Charles-Albert appelait l’habitus. Notre façon d’habiter bien. Notre droit primitif au cabanon à tous les sens du terme, entre cabane au Canada et pension d’Etat de Robert Walser chez les timbrés pour ne faire que rêver. T’es là sur ton canapé de cuir vert genre Oblomov préalpin. Lady L. peint des primevères. L’Taulard te raconte ses histoires de taule et t’résume le nouveau Sloterdijk. T’sais les fameuses sphères, les écumes de nature et les écumes humaines, les aphrosphères et l’bazar néomonadologique qu’il a creusé en taule en écoutant Radiohead et consorts. Puis l’Imagier t’annonce qu’il va repartir se faire quelque temps de ville-monde dans son quartier chinetoque de la Porte d’Italie, ça lui fera du bien de retrouver ses bougnoules et ses métèques, comme il dit, Michel le flûtiau et ses filles sénégalaises, toute l’Afrique et famille…

     …Ce que j’dirai encore c’est que le biotope d’avenir serait la tribu du Kid, genre moujiks bohèmes comme nous le sommes à l’accueil des boys de Number One et Two, ou l’dojo des enfants du Gitan ou la nacelle rue de Berne de Blacky et de son chum, ou l’arche centenaire de Tonio et son clan, j’veux dire: la cellule élémentaire qui fasse tomber les murs virtuels de la prison suissaude, j’entends cette espace habitable que tu reconstruis tous les jours contre l’esprit d’bureau et tous les matons qui te matent…

    Popescu70002.JPG…La Suisse friquée et l’Amérique policée je n’aime pas leur façon de te mater, l’Gitan, toi qu’es l’plus libre des chauffeurs de taxis vu que t’es jamais pris même quand t’es givré – et c’est ça que les pharmaciens te reprochent à la fois : d’être libre et ne jamais te faire prendre par les collaboratrices et les collaborateurs de notre aimée Police – et tu sais que je ne blague pas : que j’apprécie notre aimée Police à vrai dire mille fois plus que les flics uniformisés sans uniforme qui se matent les uns les autres et s’impatientent de se dénoncer et de se faire payer mutuellement leur médiocrité…

    DounaNB.jpg…Cette image de l’église-container me fusille et me fascine tandis que le jour décline sur ce dimanche de toutes les bontés. Je n’blague pas camarade Quentin. T’as l’âge de nos filles autant que le Kid ou que Blacky, que Bruno, que Matthieu, qu’Yvan  ou que les deux Sébastien, que Douna que je devine à l’autre bout du lac ou que Basil le descendant des conquérants lusitaniens, mais ce n’est pas absolument par gâtisme ou goût pédophile que je vous mate et vous surveille de mon œil panoptique et pour ainsi dire affectueux – c’est votre faute si j’vous kiffe du moment que je vous flaire du pareil biotope…

    … Tu m’disais un soir, l’Gitan, que j’avais en moi un puits de larmes, et je suis joyeux ce soir de percevoir ce même œil noir chez des enfants perdus de ce siècle qui ne s’en laisseront pas conter plus longtemps dans le biotope désastreux. Genre Guerre humanitaire. Bénédictions au Jerrycan ou au Chihuahua. Tout ce froid de blanchiment des consciences. Tout ce gel mortel…  

    Quentin4.jpg…L’biotope c’est pas compliqué, la Limousine, mon occulte amie que je ne connais que par Facebook et que j’sais quelqu’un de bien, l’biotope tu le sais, c’est bonnement notre lieu de vie. L’biotope c’est l’intime accordé. Dans l’premier livre de ce garçon teigneux et lumineux qui m’a secoué ces derniers temps, prénom Quentin, fils de Mouron l’artiste aux noirs argentés, je suis bluffé, touché, remué de trouver le radical constat de la destruction massive de l’intime et de la dignité, avec cette gravité pesante, insistante, candide et sentencieuse, lucide  et virulente des youngsters intransigeants…

    Image Quentin Mouron: l’église de Trona, Californie.

    Quentin Mouron. Au point d'effusion des égouts. Olivier Morattel, 137p.

  • L'désert

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    Rhapsodies panoptiques (12)

    ...P’tain y a la neige qui s’est pointée c’te nuit sur les monts d’en face, Quentin, c’est le désert retrouvé ce matin, vert et noir à nos premiers plans et le lac là-bas gris sabre, et l'ubac brun roux des monts de Savoie et la neige dessus - et du coup me revient ce que tu m’disais dans ton dernier mail d’hier soir comme quoi c’est dans l’désert de Joshua Tree que t’aura relu Voyage cet été-là - et moi cet été j’ai relu Voyage et je balaie à l’instant les territoires du regard avec le tien ajouté depuis que j’ai lu ton premier livre qui m’a ramené fissa au désert humain des Amériques et à l’autre là-bas à travers sables et glaciers évaporés jusqu’au pied des Titans Capitans, désert vertical que j’ai remonté longtemps dans le temps et les lieux…

    DSCN1529.JPG…L'désert c’était notre rêve de pureté non lyophilisée ou frelatée par les gourous derviches, et c’était donc vertical l’désert, il était rouge dans le granit de nos vingt ans savoyards, il était noir argenté dans les Dolomites, il était blanc et tout en horizons sur la Haute-Route de nos jeunesses shootées à la neige bleutée des cols et des arêtes ou plus tard sur les plaques du Requin ou du Caïman l’année ou Gary Hemming s’est flingué au bord d’un lac, et c’est sous le triangle incliné du Badile que j’ai lu Dans les années profondes cette autre année que t’étais pas né, en Ailefroide que j’ai lu Zorba, à Nefta surplombant le Sahara que j’ai relu Moravagine de Cendrars – et voilà que tu lis Céline dans ton désert à toi de fils teigneux ciselant sa phrase au plus minutieux du rythme…

    AuroreBoréale.jpg...Le désert est une société. Et tu penses bien, Quentin, que j’pense à l’immense Monod qui me disait une fois là-bas, à Saint-Malo, que peut-être nous étions en train de préparer un désert sans autre société que celle des sages insectes sans frontières tant nous nous sommes dénaturés avec nos déserts d’aisance et de complaisance, nos déserts Grande Surface et nos déserts Espaces Conviviaux - toi t’as bien senti ça aussi, youngster: que le désert a deux faces. T’as senti le désert odieux des névrosés pleins aux as de Vegas et environs. T’as senti le désert de la vie de Clara la cinglée qui s’est retranchée de toutes les sources et se fie aux thérapeutes et aux derviches asservis au dieu Dollar, et la pelotant, et la ponctionnant, on voit ça partout, maintenant : l'désert désespérant des femmes frustrées et des mecs consentants ; et puis l’autre, le désert vivant qui s’étend juste derrière la maison de ceux-là qui dépriment, mais à ne pas voir ! À ne pas voir la forêt là derrière ! À ne pas voir le silence de la prairie là-dedans – le silence assassin de soirs où les insectes sans frontières se la jouent serial killers ! Surtout pas voir la mort, Clara, surtout pas voir que ton ex n’est pas le monstre couillu que tu dis mais un homme perdu, surtout pas qu’on te dise que ton Amérique friquée et pommadée est foutue comme l’est l’Europe frelatée et la Russie putanisée par les anciens apparatchiks et compagnie, et j’te parle du désert d’Arabie habitée par des zombies, enfin tout l’désert encombré de tout ce qui n’est pas le désert habitable d’un bon livre ou d’une être ouvert à tous les sables…

    Joshua1.jpg… Moi l’désert de sable je t’avoue, Quentin, que je ne connais pas et n’y aspire pas autrement comme on dit. Moi toutes ces dunes j’veux bien qu’elles vivent, comme le répètent le père Monod huguenot, j’veux bien que ça pullule tout ce sable, mais tu me vois me la jouer safari ? Et toi tu te vois refaire la route du Harrar en groupe genre tous Rimbaud pour 500 euros ? J’aime bien, youngster, quand tu écris que Los Angeles existe par ses rues secondaires. Là je m’y retrouve au désert vrai de la possible géographie humaine. Un soir tu reviens dans sa Jaguar avec ta cousine Clara que votre virée à L.A. a presque rendue plus humaine, mais ça ne va pas durer cette sortie du désert névrosé et nécrosé, et tu l’écris ce constat pas gentil : « Le lendemain nous avons reparlé de rien. Tout était rentré dans l’ordre – c’est-à-dire que les choses étaient pires – encombrées de non-dits, ponctuées de silences. L’oxygène commençait à me manquer ». Et ça c’est communiqué, c’est senti, j’ai vécu ça en Autriche policée et au Japon policier, la névrose meublée design et sous contrôle de Cellules Psy répand partout son sourire désertique, v’la le désert cauchemar climatisé plus désaxé tu meurs…

    … On a bien aimé Le Clézio pour ça, le tout fin prosateur, le bien beau gendre rêvé, son côté nouveau roman à l’échappée, reparti avant d’être arrivé que j’aime bien cette façon de n’y être jamais pour les critiques avérés ou pas, sitôt disparu du Quartier qu’entrevu, salut j’tai vu, et repiquant en Afrique, au Mexique après t'avoir montré la guerre du Grand Magase, à savoir le micmac avant l’heure, et là je vous retrouve tous tant que vous êtes, Tonio et le Gitan, le Kid et Lady L. et tous nos amis de Facebook et du multimonde : tout ça qu’on pourrait dire, Quentin, noué par la gerbe gerbant de tout ça…

    … Là j’suis en train d’écouter, Quentin, en pianotant cette rhapsodie, ce Quintet dément de Chostakovitch qui sillonne à lui seul tous les déserts des sons et des sentiments, où l’piano de Martha Argerich est comme une fée et comme un fou, j’sais pas, je ne sais pas parler de musique et je m’en fous. Mais là, ce que je veux dire, c’est que les territoires se multiplient et que c’est par là que peut-être on s’en sortira, je ne sais pas. Martha je l’ai bien regardée à Tokyo, puis à Los Angeles, à Santa Barbara et à San Francisco, je ne te la fais pas à l’influence pipole mais je te dis ce que j’ai vu comme tu me racontes Clara et Laura et je te dis que ça : que la folie est belle, parfois. Pas celle de Clara ta paumée. Pas celle de Laura la trop froide. Mais c’est par elles, genre Martha l’illuminée dont le génie est à bout de doigts, que quelque chose peut être retourné – et c’est ce truc qu’on appelle l’art, tu sais, qu’échappe aux collèges d’esthétique et aux académies politiques du Bon Bord, c'est ce truc-là qui nous ouvre le vrai désert que tu sais…

    Vitelloni.jpg…Aussi j’fais table rase, table nette, j’me prends pour Dieu qui récure ses écuries augiaques et voici qu’il neige, j’vais faire les vitres, tiens, toutes au détergent autorisé methylchloroisothiazolinone, ça sent l’alcool d'hôpital, à l’étage d’en dessous Lady L. se délecte de l’énième projections d’un Columbo de derrière les paddocks - j’sais bien aussi que Jackie adore Columbo, c’est un ange de Wim Wenders que ce cabot à cigare et McFarlane mal fagoté, mais bon, mais va : les Chinois rappliquent et le désert se fait séduisant tout sourire, vraiment t’as l’impression que tout le monde s’en fout – c’est exactement ce que décrivaient les mecs lucides entre deux guerres humanicides, genre Witkiewicz avant l’suicide, c’est tout bien-être et compagnie et toi t’arrives là, malappris, malséant, plongé vorace dans Voyage au bout de la nuit en plein jour à Joshua Tree, pour ainsi dire perdu pour la société l'Quentin...

    PanopticonB125.jpg... J’le vois d'ici le jeune endiablé lascar dans son désert stellaire à fleur de mots, se laissant imprégner, s’oubliant dans le tagadam, se perdant loin du macadam mielleux de smog de la Cité des Anges, dans le sillage du maudit Ferdine, tout seul isolé dans la cabane de ce discours à jamais inouï où déferleront la guerre et les colonies toxiques, les chiottes de Chicago et la maladie à jamais mortelle de vivre et seul - c’est ça le désert, l’désert ça te prend à la gorge, l’désert c’est plein de femmes seules et de vieillards édentés pleins aux as que leurs proches claquemurent en attendant de les voir clamser, le plus tôt sera le mieux et quel chien c’était n’est-ce pas qu’on n’a pas de regret de le voir se noyer, ce queutard, cet obsédé n’est-ce pas – tout ça que ton jeune routard, Quentin, a noté sans rien arranger, et ça ne s’arrangera pas le désert en se peuplant, revenir de Voyage indemne ne se peut pas quand on a l’âge poreux et la sensibilité vertigineuse, j’te dis moi que le désert de Céline est un entonnoir et que tu n’y échapperas pas en faisant semblant ou comme si comme à peu près tous, le désert n’est pas un gadget pour chamanes genre Vegas ou Coelho, v’là les oiseaux de Ferdine en rupture de volière et toi tu t’es mis à écrire comme un dératé qui se gobe - de quoi repeupler le désert de Gobi …

  • L'dojo

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    Rhapsodies panoptiques (11)

    …J’le dis et j’le répète au Gitan qui a cette faiblesse de vouloir casser la figure du moindre fâcheux grave : que ce n’est pas la meilleure affaire à faire, alors qu’il y a le plus souple judo qui te fait jouer avec celui qui te percute et que tu fais tomber de sa propre chute et de tout son poids – voilà, raplapla sur l’dojo. Le côté Don Quichotte du Gitan, son côté Mandrin justicier ou Robin des bars, et ses façons directes de régler tout différent aux poings ou aux talons ferrés lui ont valu quelques avanies et pas mal d’interdictions de se pointer dans certains lieux publics, surtout du temps de Bouzouk son lévrier afghan aux crocs de métal ébréché, mais les années passant, mes conseils de briscard tolérant lui en imposant à la longue, les influences émollientes d’une société fadasse dont il se tient de plus en plus à l’écart, tout ça, sa nouvelle amie la Cheffe de projet – tout ça fait que je n’ai même plus besoin de lui recommander l’judo, à nos conciliabules du soir, au Gitan pas vraiment réformé mais tout comme…

    Judo.gif…D’ailleurs t’imagines l’Gitan sur un dojo, Kiddy : tu vois le tableau du Gitan en kimono ! Je t’le dis à toi vu que tu as l’art, pour ta part, de te la jouer judoka sans t’en douter probablement. Sûrement les sept frangins que vous avez été ! Sûrement la nécessité de survivre sans se lacérer à journée faite. Ta diplomatie quand le Gitan et moi nous nous prenons de bec ! Tes bons offices quand la rage nous lance l’un contre l’autre alors que nous avons raison tous les deux à ce que tu dis, sauf que j’estime que j’ai plus raison que cet enfoiré de Gitan qui prétend que c’est lui - et ça finirait karaté ou couteau si tu n’étais pas là toi et les nœuds dénoués de tes gestes coulants…

    NewYork9.jpg…Ce que j’voulais dire, le Kid, c’est que le judo est naturel à certains et pas à d’autres, et que c’est justement ces autres que l’judo devrait concerner un max, j’entends dès le préau et jusqu’à l’âge de polémiquer grave ou de résister d’une façon ou de l’autre au micmac. Toi le judo tu l’as dans ta nature souriante et bénie des fées, tu ne seras pas artiste de l’exagération comme le Gitan ou l’affreux JLK, tu es toi sûrement plus buté que tes frangins mais tu vas tous nous charmer à la coule, t’as le talent naturel, ce n’est pas toi qui va te faire honnir de tes pairs sans les flagorner pour autant, t’es juste comme tu es, petit judoka qui s’ignore et poète genre Abel abélien brillant et vif, mordant, fantaisiste  comme il faut - tes SMS de Budapest ont la même grâce ailée que tes SMS du Montenegro, on l’oublie mais c’est toute une civilisation tout ça, tout rocker que tu sois, non pas tant l’judo que les égards et l’attention d’amitié, la patience et le respect, enfin ce bon naturel gentil qui permet aux compères de ne point trop s’assassiner…

    …Or l’judo moi j’avais de la peine autant que le Gitan, natures naturellement véhémentes et jalouses que nous sommes tous deux, exclusives et vindicatives, de la race sombre des Caïn cahotants, le poing au ciel des laboureurs de mots, teigneux et brenneux, pantelants sur l’dojo et même pas capables de la première révérence rituelle. Pourtant ce qui nous a aidés je crois, le Gitan et moi, c’est l’judo des mots et le dojo des enfants. Tu connais, Kiddy, les Poèmes du Quotidien de notre ami l’enfiévré Gitan, qu’il cisèle aux arrêts de son taxi et fourgue ensuite aux revues et journaux. Pareil pour le dojo des enfants, et là je n’ai pas besoin de te faire un dessin vu que le Gitan et ses petites filles, en ces années-là où elles rampaient sur l’dojo,  c’est comme l’ombrageux JLK et les siennes : toute douceur et compagnie, fallait l’voir pour le croire, t’en as rien vu mais tu le sais, on t’a raconté, tu nous connais…

    …L’dojo ce serait donc ça, Blacky, rapporté à ce qu’on dit aujourd’hui le multimonde. Toi qui ne t‘énerves jamais. Toi qui m’énerve de te déprécier. Toi qui a dû t’imposer tranquillement et lentement, malgré ton impatience. Toi le petit pédé sorti de l’Afrique des mecs et des meurtres, qui vient leur dire comme ça ce que tu es, comme ça, que c’est à prendre ou à laisser. Toi que j’ai tout de suite accueilli comme une espèce de fils. Parce que ton premier livre, que j’avais à présenter à tout un public attentionné, ce jour-là au Salon Sur Les Quais, m’avait paru vrai. Parce que j’imaginais tes difficultés au carré, dont tu ne faisais que sourire apparemment. Parce que tu t’inclinais devant les gens sans cesser de les regarder crânement, comme au bord du dojo les combattants s'inclinent et c’est ainsi, m’as-tu raconté l’autre soir, que les parents de ton conjoint le Grison t’ont adopté malgré ta peau noire et le signe d’infamie que les gens formatés continuent de t’accoler …

     VernetC.JPGAvec Jackie l’dojo est un lit d’hôpital dont les règles du jeu nous échappent. Avec le secret JYD, qui ne se prononce pas Gide mais à l’initiale détaillée, comme ça s’écrit, écrit lui aussi des romans, roman lui-même, et le dojo est pour lui ce carré de lutte ou de grands garçons barraqués se terrassent à la cuissarde, ni karaté ni judo mais à notre manière helvète d’affronter et de négocier, de combiner ruse et force. Il me plaît, ce soir, de penser au dojo comme à une prairie essentielle, clôturée ou non mais reconnue, où le jeu qui va se livrer renouera peut-être avec l’immémorial Tournoi de partout, mais en somme sublimé. Les mots m’arrivent sur cet écran comme des êtres me demandant peut-être de s’incarner, je ne sais pas, frac de pianiste ou kimono m’habilleraient aussi bien, à l’instant je pense à un ami dont je n’écrirai pas ici le nom qui voit le dojo de sa fin peut-être prochaine, nul ne le sait, c’est une plaine blanche aux dimensions peut-être d’une chambre d’hosto et Jackie se tient en réserve dans le couloir, ou j’ouvre la fenêtre sur la nuit de l’hiver venant et comme un souffle glacé m’arrive de l’espace noir – tel est l’échiquier noir et blanc du dojo dont les pièces ne se frappent pas de face mais s’enlacent et s’efforcent de se basculer sous leur propre poids, et voici qu’une nouvelle voix m’arrive de l’autre bout de la nuit qui dit elle aussi à sa façon le vrai de nos vies - bonsoir Quentin, salud amigo…

    …Je ne t’affronterai pas, vieille peau, ou alors viens par là que je t’enlace eJamesEnsor (kuffer v1).jpgt que de mémoire je te resserve quelques clefs de mon savoir d’ado judoka jamais inquiet de ta pensée - allez salope tâte de mon uki goshi et de mon kesa gatame, viens que je t’enroule dans mon fameux wakikomi gaza, mais hélas Ménélas  mon savoir s’est évaporé alors que tu as lu tous les livres, toi qui prétend avoir le dernier mot – ton dernier cut de foutue catin. Tu vois, le Kid, quel agité je reste à la fin ! Et me reviennent alors les derniers mots des carnets de mon ami Théo peu avant que ne le terrasse la chienne d’enfer du cancer : « La mort, ma mort, je veux la faire chier un max à attendre devant ma porte, à piétiner le paillasson. Mais quand il sera manifeste que le temps est venu de la faire entrer, je lui offrirai le thé et la recevrai cordialement »...

    Ramallah77.jpg…L’dojo serait alors ce moment en suspens de l’espace-temps, où je ne sais quelle musique pensante prendrait le relais des vocables. Je lis ce soir ces mots de cet  autre kid de vingt ans et des poussières : « Je m’aperçois partout. Chez tous les hommes que je rencontre », et ces mots diffusent comme une aura. Il y a bien plus dans les mots que le sens arrêté. Tout bouge, Kiddy, tout est lié dans la prière polaroïd. Le jeune Quentin écrit « au fond c’est l’habitude du malheur qui nous le rend incontournable», et rien que ces mots nous feront tout faire pour contourner l’habitude. C’est une guerre. C’est un combat contre l’inertie. L’dojo nous attend…

  • L'piano

    Gould3.jpg

    Rhapsodies panoptiques (10)

     …Tu n’peux pas savoir le bien que tu nous fais, Radu, quand tu te remets au piano et que la mélodie nous arrive par la nuit d’entre nos lampes allumées, toi quelque part en Moravie ou au Connemara, au gré de tes tournées, et nous sous les frondaisons de la Désirade, au bord du ciel on pourrait dire, à la fois très loin de toi mais à ta portée par la radio - à t’écouter jouer à l’instant ce Nocturne de Chopin que partout j’ai emporté avec nous depuis le temps et qui revit maintenant,une fois de plus,  sous tes doigts de velours…

    …Pas plus que l’Bona je ne t’ai rencontré jamais, Radu le velouté, mais à t’écouter c’est comme si je te connaissais depuis ces années où j’ai compris que Schubert n’écrivait que pour moi, selon ce que tu m’en disais, j’entends pour Lady L. à présent et pour moi, j’veux dire : pour elle et chacun de nous puisque chacun de nous par Schubert ou Chopin ne formons plus qu’une espèce d’aile ondulant dans  la nuit d’un même rêve éveillé ; et je me revois là-bas dans les années profondes, je nous revois au fil des heures, j’entends ce Nocturne à l’instant dont Chopin t’a confié le soin d’égrener ses notes en perles de lune comme d’un chapelet, et chaque note est comme une seconde de notre vie passée et revenante, le mot hésite sous tes doigts, le mot présence et les mots mélancolie ou souvenance, les mots tout simples et nus ou les mots plus alambiqués comme des fioles de liqueurs éventées, les mots recherchés, les mots précieux, les mots proustiens – je me rappelle t’avoir écouté cent fois dans ma carrée d’étudiant bohème sous les toits, Radu, quelque part entre seize et vingt et plus gravement passé vingt et des poussières d’étoiles quand se concentre tout le sérieux calamiteux des premières amours - et déjà l’on se croit bien vieux dans la tabagie romantique, et la musique est là pour traduire ça - traduire et trahir ça va de soi…

    …J’sais bien, Tonio qui ne jure que par Berio et Schnittke, j’sais bien que ça fait vieille peau d’invoquer Schubert et Chopin et sous la lune encore, sous les nuages ardents des spleens juvéniles et des états d’âme plus ou moins labiles, j’sais bien que ça fait vieux jeune mais je te la joue perso et là l’piano c’est comme ça qu’il fait entrer la musique dans mes heures et mon temps perso, c’est avec Dinu et son Mozart en cascatelles à seize ans au camping du Lavandou, un soir où le vent de la mer nous amène des relents d'un concert de Dalida en plein air, là-bas dans le bourg à vacanciers hagards pour lesquels je n’ai que dédain grave, d’ailleurs moi j’me suis retiré  dans ma canadienne et là je l’entends qui ruisselle, Amadeus, sous les doigts de Dinu Lipatti, et tout ce qu’il y a en moi de joie se met à courir le long d’une prairie en plein ciel où tout ce qu’il y a de beau, garçons sauvages et jeune filles en fleurs, converge et converse et se convertit à la pure mélodie, c’est là aussi que l’piano m’apparaît pour la première fois comme une espèce de machine à écrire au bord du ciel – c’est vrai que c’est très kitsch tout ça mais j’assume, comme ils disent dans les revues de psychologues, et j’aggrave mon cas en précisant que cette Remington musicale est aux mains d’un dieu gracile puisque Dinu n’en aura pas à vivre pour beaucoup plus de temps que Samson François, tu sais ou tu n’sais pas que Dinu est mort à l’âge d’être crucifié, dis trente-trois comme le Palestinien Ieshouah, et qu’il était le cousin du divin Enesco qui disait, lui, qu’en somme Jean-Sébastien Bach nous a prouvé que l’homme est « capable du ciel », mais j’sais que ça fait pompier tout ça, mon Tonio préféré, et c’est ce que je me dis aussi quand Lady L. « prend la lumière », tu vois ça : quand celle ou celui que tu aimes se trouve soudain irradier…

    …Toi l’kid t’es plutôt rock mais ça n’empêche pas, j’crois que ça n’empêche rien, d’ailleurs on écoutait Elvis et Neil Young de la même oreille qu’on se sera saoulé de Thelonius Monk ou de Nat King Cole, mais c’est un autre piano que je voudrais dire ce soir que l’piano jazzy - je ne dirai pas plus haut mais ailleurs, dans une autre clairière et par d’autre allées de nos forêts intérieures vu que l’piano de Radu ou l’piano de Dinu me ramènent à un fil plus solitaire et dolent qui mènera par la vie des violents à l’errance de Richter dans tu sais quelle Sonate posthume de Schubert...

    …J’sais bien : faudrait balayer tous ces noms ! Couper court à toute référence ! Déjouer toute connivence pour n’être plus que cette caisse de résonance qu’est l’piano lui-même, là-bas au fond des bois sous les Nuages gris d’on ne sait quel Franz ou à la fenêtre restée ouverte de cette maison par un soir d’été, quand l’invisible instrument suspend soudain ta marche sur le chemin et te fait imaginer la Belle aux doigts légers ou le vieil homme s’attardant sur ses partitions aimées – et là j’revois cent fenêtres dans la nuit du Temps et ce lien courant de mélodies en phrases parfois en suspens, ah qu’en est-il de cette vie qui t’attend adolescent, qu’en est-il de tes heures à venir ma fratrie, qu’en est-il de ce qui se dit là entre les sons, qu’avez-vous fait de tant de jours offerts quand tout incitait à la Fugue, et maintenant…

    …Maintenant on se retrouverait, Lady L., dans l’extrême douceur de l’Adagio molto semplice e cantabile de la Sonate Number 32 en sol mineur Opus 111 de Ludwig Van, sur scène il y aurait cette espèce de Russe à stature de forestier du nom de Svjatoslav Richter et nous nous tairions, nous serions là hors du lieu et des heures, jamais nous n’avons parlé musique et jamais nous n’en parlerons - la musique n’a pas à être commentée selon nous, sans que nous en fassions une théorie, je te vois sourire mais ce n’est pas à moi, à un moment la phrase si sereine du début s’endiable et je te vois commencer d’onduler comme une liane, c’est l’Beethoven jazzy, puis on poursuit par les chemins écartés aux lointains incertains et là-bas nous attendent les vertiges du dernier Schubert sous la même énorme main légère…

    …L’piano de Radu Lupu nous avait rattrapés ce soir-là, Lady L. et moi, cette nuit d’arrière-automne, après la soudaine descente du jour mais comme irradiée, déchirante de beauté grave ; j’ai repensé au dernier voyage de Pierre Lamallatie et de sa mère condamnée, à se repasser leurs souvenirs partagée de concertos de piano, et je me suis dit alors que jamais Lady L. et moi n’avions assisté ensemble à aucun concert mais que l’piano nous avait suivi partout à travers les années, et quand j’dis l’piano c’est aussi l’saxo ou les voix ou les bois et les cordes à se pendre genre violon du Gitan ou de Giddon Kremer, mais ce soir-là, Radu, c’était toi et personne d’autre qui nous parlait rien qu’à nous à la radio de notre maison au bord des ombes – Radu qui nous parlait en confidence du bout de ses doigts ressuscités par l’piano…

    …L’piano, j’veux dire l’oud, Blacky, j’veux dire l’griot Douradeh sous le tamarinier de mémoire, le laboureur de mots du compère tchadien Nétonon qui nous invite à partager cette parole plus dense qu’une nuit enceinte de six-cent-soixante-six orages, autant dire ce vieux fol de Ludwig Van déménageant là-bas et se gorgeant « un peu au miel de flamboyant, beaucoup à l’eau de source et un rien au venin de vipereau », comme l’écrit Ndjékéry Néton Noël sous le ciel cisaillé des lendemains de guerre civile…

    …L’piano n’est une culture que d’apparence ou de convenance, j’veux dire : tout l’piano. L’piano c’est toute joie toute mélancolie toute angoisse au bord des cieux ou des gouffres, tout aveu de faiblesse, toute force retenue ou contenue; ou l’piano ça tonitrue, l’piano ça tourne à l’orgue entre barbarie gitane et stalinisme sublimé chostakovitchien, l’piano ça goutte-à-goutte sublime genre Gould mais tu t’en doutes, Tonio, que j’serais plutôt genre Svjatoslav titubant le long des abîmes – et flûte d’ailleurs l’piano c’est ton écho, à toi comme à tous, c’est Bill Evans si tu l'kiffes, Kiddy, l'piano barjo de Liberace ou de Clayderman, l'piano pianola genre McDo du pianoforte et  l’piano sur lequel j'improvise  ces rhapsodies  - c’est tout ça le piano, ça et et bien plus… 

  • L'Black

    Bona.JPG 

    Rhapsodies panoptiques (9)

     …Moi, Bona, tu l’sais, que l’Afrique j’en rêve sans la connaître, j’entends la Noire, la tellurique à grands ciels rouges et verts, de cette planète chaude je ne connais rien que par les mots et les images ou par quelques personnages dont tu es, toi que je n’ai jamais rencontré que par te récits et tes images, tes récits du retour au pays qui m’ont ému naguère et ta Fleur de volcan  qui n’en finit pas de flamboyer au mur de mon antre, et l’autre soir je retrouve Blacky sous le Cervin mandarine du Buffet de la Gare et demain c’est avec Nétonon le Tchadien que j’ai rencard – et j’me rappelle à l’instant les gestes de grande élégance de Khadi la Malienne qu’il faudra que je relance elle aussi dans son gourbi de Château rouge, un de ces jours prochains…

    …J’tai raconté l’autre soir sur Facebook, et tu n’en revenais pas mon cher Bona, que Lady L. avait plus qu’une longueur d’avance sur moi en la matière vu qu’elle a fait, en ses années de militance, la Révolutionnaire au Mozambique où l’avait portée je ne sais quelle fièvre héritée peut-être de sa mère batave ou de son frère le mao - bref qu’à l’âge de se caser, comme ils disent, elle s’était cassée à Maputo avec sa coupe afro, et la voilà, sept lustres plus tard, qui se met à danser sur place rien qu’à m’entendre lui raconter que vos gosses de là-bas l’attendent avec ses lots de contes et de pinceaux, la voilà qu’oublie nos vieilles osses et ses deux prothèses, le tam-tam a recommencé de battre dans ses entrailles à ce que je vois, la sauvage en elle recommence de trépigner et moi je souris en douce parce que tout ce qui fait jouvence me sourit, comme disait l’Abbé, cependant que je continue de pester contre les pourris en lisant Destruction massive de Ziegler le Bernois africain nourri de manioc sartrien …  

       Bingo2.jpg  …Mais dimanche soir dernier c’est dans les profondeurs d’une autre Afrique que Blacky m’a fait sonder le temps d’une heure après qu’il m’eut demandé, à l’aplomb du Cervin sanguine, si j’avais jamais été tenté de tuer quelqu’un et comment je m’y serais pris – comment je m’y prendrais aujourd’hui si cela devait se trouver. Du coup je me suis revu un matin dans la cafète d’un train de nuit, à une table sale où je me trouvais en train de lire La Force de tuer de Lars Noren au-dessus de mon café froid, quand le type qui se trouvait en face de moi, fixant la couverture de mon livre au titre combien inquiétant, s’était risqué à interrompre ma lecture en dépit de mes airs revêches pour me demander, l’air plus innocent assurément, voire niais, que mon Camerounais, où l’on pouvait trouver la force de tuer et comment selon moi,  mais comment diable et où trouver la force de tuer  ? Or, d’un coup d’œil, j’avais cadré l’employé de commerce ou le représentant probable d’une Assurance Vie ou Accidents de Surface, t’sais Bona, le genre à ne pas se poser trop de questions sauf à les avoir sous le nez, comme ça, avec ce type mal rasé à l’air vaguement artiste ou encore pire – je lui avais fait croire, snob que je suis, que j’étais acteur de théâtre et que je serais le tueur attitré de cette pièce selon le vœu même de l’auteur, mon vieil ami Lars -, sur quoi je le fis descendre en lui-même, après nous avoir commandé deux Aquavit, en lui détaillant toutes les raisons passionnelles et parfois rationnelles, qui font que telle ou telle situation nous amène peu ou prou à tuer peu ou beaucoup…

    Soutter9.JPG… C’était un garçon visiblement impatient et jaloux, comme mon Blackou: il ne me fallut pas une longue enquête pour l’établir ni le flair d’un inspecteur de l’affreux Dürrenmatt, genre La Promesse, pour déceler en lui une violence que j’eus à vrai dire plus de peine, ce dernier dimanche, à extirper des confidences de Blacky qui se dit à peu près jamais porté à la moindre véhémence. C’est dire que je laissai ce jour-là l’pékin du train troublé à l’excès, m’en voulant presque de l’avoir confronté à des gouffres inattendus en sa personne visiblement peu explorée. Bref, Bona, tu m’sais un peu démoniaque sur les bords, c’est mon Afrique à moi, tu verras quand tu m’saouleras à Kinshasha quel démon reptilien Lady L. a parfois entrevu dans mes délires, et Blacky me regardait drôlement, lui aussi, quand je lui ai décrit les violences que chacun de nous contient et parfois ne contient plus, je lui ai raconte ton Caravage et j’lui ai raconté l'assassin par amour de notre amie la Professorella, dans sa taule de Massa -   j’le regardais en plissant les yeux et finalement la vipère alpine a fait un clin d’œil à l’aspic de Douala tandis que le Kosovar sans imagination nous réservait à boire…

    …L’Afrique en moi, ou le sauvage, la pulsation, l’animisme qui fait les objets parler et la Nature porter tous les masques de Dieu, l’Afrique de Blacky qui toutes les nuits, il me l’a raconté l’autre soir, ventile les images des infos du monde entier à son tableau panoptique de Télé World, là-bas à Geneva Internationale, l’Afrique de Nétonon Noël revenant au bord du fleuve Logone pour écouter bruire le multimonde, comme à la première page de ses Chronique tchadiennes, ton Afrique de puisatier de beauté, là-bas à Sheffield où je vais te retrouver à l’instant via Facebook, les Afriques latinos des Rhapsodies gitanes de Cendrars, les Afriques des îles désertes que notre voisin Damien va chercher à tous les bouts du monde, l’Afrique du Taulard marié au Brésil à Maria la camarade de Lula, les continents africains de l’Imagier traînant avec son Lumix dans tous les ravins de la ville-monde et environs, l’Afrique du Malik de Tonio dans Ramdam et celle de Jackie tenant la main de ses sidéennes  de l’Eglise suppliante des derniers jours, l’Afrique de toutes les couleurs des kaléidoscopes endiablés du terrible Wölfli – toutes ces Afriques me reviennent sans cesse au cœur et par le rêve, par le sang et les humeurs, les mots et les images, et c’est juste ça que j’voulais te balancer se soir, Bona, en t’annonçant par la même occase que j’ai déposé hier ton manuscrit du Dernier jour du plus africain des peintres italiens, alias Le Caravage, chez l’éditeur que tu sais…

    Damned.jpg…Dans Le Violent de Nicholas Ray, Blacky, dans ce film important que j’te filerai à notre prochain G2 sous le Cervin mandarine, quand t’auras révisé ta copie et que le meurtre par jalousie que tu décris tiendra la route – puisque c’était ça le sujet de l’autre soir, dans cette descente aux enfers de soi qu’est ce film du feu de notre sang, Humphrey Bogart incarne mieux que personne la force de tuer, à mes yeux la suprême faiblesse de tout homme empoigné par l’Ange mauvais. Mon ami Bona que je n’ai jamais rencontré que par ses mots et ses images, est ainsi descendu en vrilles vertigineuses dans le cœur ardent du Caravage. Si tu veux écrire, Blacky, et ça vaut pour le Kid et pour nous tous, faut foutre le feu à la case et y rester bien droit sans quitter sa table, à dire ce qui est, comme c’est.  J’te dirai, p’tit gars, pourquoi je n’ai pas tué Lady L. et pourquoi je n’me ne suis pas foutu en l’air comme le pauvre Schlunegger poète sans tréma et tout au trauma de son désespoir à la Pavese…

    Congo3.jpg…L’Afrique serait le meilleur de notre sauvagerie blessée et inguérissable, j’continue, Bona, de lire Destruction massive de notre Ziegler jamais oublieux de son Bois bernois, cette nuit j’me replongerai dans Voyage où l’affreux Céline a dit, Blacky, ton Cameroun blackboulé et vilipendé par les négriers policés de nos grandes familles et compagnie, enfin quand j’dis l’Afrique c’est sûr que j’pense au Limousin de la Limousine et à l’Oberland du compère Oberli dans sa librairie de Thélème, pasque l’Afrique est rabelaisienne, l’Afrique est notre Amérique de partout et notre Chine à jamais Ecuador et Garabagne – allez Blacky, Bona, Tonio, Jackie, Bruno et ta Brunhilde, Julie et son Julot. Sophie et son Sailor, tous mes amis-pour-la vies à faces de boucs et de biches aux abois, là j’ai rencard avec le Taulard et l’Imagier chez notre voisin l’Amateur de curiosités – permission de sortie signée par Lady L. genre Laure et Béatrice dans l’même panier de pianos…       

  • L'Homme qui tombe, story 1.

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    Rhapsodies panoptiques (8)

    … « Nuage apparut en trombe tout en haut de la rue tombant en pente comme du ciel à la mer, voyou et sa voyelle sur la Kawa, elle lui serrant le pilon dur sous le cuir, elle aux cheveux du Cap Vert et aux yeux pers et lui le frelon rapide et sa cam en bandoulière qui ferait de lui le sniper des images en mouvement, et tous deux crièrent Sancho ! leur cri de guerre, et le film en projet fut lancé, la Kawa rugit elle aussi, le compte à rebours des producs pourris allait commencer, qui avaient déjà mal préjugé de la belle paire : on était loin avec ces deux-là de Sailor et Lula, loin en avant, à nous la vie et la poésie pétaradant - et j’avais noté, moi le romancier qui-dit-je, j’avais noté sur un bout de papier, dans mon coin, ceci qui lançait pour ainsi dire le roman du Voyou et de sa Voyelle :  « En l’honneur de la vie aux funèbres trompettes, j’entreprends d’écouter, dans mon corps, jour par jour, l’écho de ce futur qui ne cesse de devenir du passé , dès qu’on le touche,»…

    …C’était le 11 septembre dernier, Tonio, je t’avais dit que j’avais commencé d’écrire,  ce jour-là, quelque chose de nouveau  dans la foulée de Nuvem, le  film de Basil Da Cunha, et ce quelque chose avait été ce début de story me glissant soudain sur l’écran d’ordi de haut en bas mais comme en suspension, genre l’homme qui tombe qui, depuis quelques jours, avait recommencé de tomber et retomber de tous les côtés vu que ça commémorait partout à outrance dans les médias, donc je pensais à cette image de l’homme qui tombe et du coup une autre image s’y était superposée, du voyou tombant du ciel avec sa voyelle, et là je m’étais dit que ça pourrait amorcer ce roman panoptique auquel je rêvais depuis quelque temps, tu sais ce roman qui dirait le monde et le plus ou moins immonde du multimonde – donc j’m’étais mis dans la posture du romancier-qui dit-je et je m’étais lancé tête baissée dans ce que j’imaginais une épique évocation de l’époque comme il ne s’en fait plus assez qu’au cinéma – et dans la foulée j’avais écrit que le monde et l’immonde se dévoileraient sur les millions de petits écrans connectés de la ville-monde, j’avais écrit que je passerais  des heures à regarder ça à n’en pas croire mes yeux, j’avais écrit que  tout ce qui jusque-là se cachait se montrerait là, que tout serait arraché au secret, que tout s’étalerait, que l’obscène deviendrait la scène à faire sans interruption même de publicité car tout deviendrait publicité du pareil au même, tout deviendrait égal, tout pourrait s’empiler, tout deviendrait n’importe quoi – et dans la foulée la phrase des Carnets de mon ami Théo m’était remontée à la gorge : d’ailleurs c’est bien simple, écrivait ainsi mon ami Théo : ou bien les hommes sont ouverts, c’est-à-dire infinis, ou ils sont fermés,  finis, et dans ce cas on peut les empiler. Ou en faire n’importe quoi… 

    …Tu connais la chanson aussi bien que moi, Tonio, j’entends : la chanson de la story, la vieille obsession de raconter mais comment désormais - la question de plus en plus ressassée du comment raconter le monde, et toi aussi, et le Kid aussi, et Blacky, et l’affreux Popescu et Bona Mangangu et Douna Loup aussi tous les jours y achoppent, et chacun y va de son essai, Bona se glisse dans la peau du Caravage, Lamalattie dans la sienne à lui, tous ils se trémoussent et ça donne ce que ça donne genre Symphonie chaotique pour un monde dont on ne voit plus bien où il commence et finit ni par quel Haut ou quel Bas commencer de le raconter… 

    …L’homme qui tombe depuis dix ans et le Quichotte à moto se lançant avec sa Dulcinée en quête d’un nouveau film pourraient se filer comme une story de l’époque, m’étais-je dit ce dernier 11 septembre, mais ce que je me suis dit, ensuite, c’est que j’aurais à raconter surtout l’à quoi bon de l’époque ou la vérité plus composite de l’époque, le compliqué de l’époque, le tordu et le tendu de l’époque en crise en  veux-tu et voilà -  tout ce que Basil me raconta, descendu de sa Kawa des hauts  quartiers où il était allé faire valoir son nouveau dossier aux producs, tout ce qu’il m’a raconté ce soir au Café des Abattoirs, à picoler avec son amie du Cap Vert, et tout ce qu’il espérait tirer de tout comme tu m’as dit, Tonio, le tout de ce que tu espérais concentrer dans Ramdam, tout ce qui se passe sous nos yeux pendant que le pauvre homme tombe sans tomber – mais comment raconter tout ça ?

    …Ils en sont tous là les griots et les griottes à la manque de l’époque en manque de soi, et ce n’est pas Bona, ce n’est pas Blacky, ce n’est pas Jackie ou Lady L. qui me diront que j’attige : on va tous à tâtons sur les brisées de Tati et compagnie dans la grande surface mondialisée, on titube comme la toupie de l’enfant au toton, on rejoint Lamalattie dans l’humour de la situation et le sourire radieux de l’avenir plus ou moins foireux tandis que Levy & Musso jouent l’produit…

    PanopticonA34.jpg…L’produit c’est la story rabâchée. L’produit c’est l’serial killer en série recyclée. L’produit c’est le contraire du délire et de la moindre surprise. L’produit c’est l’formaté. La story qui fonctionne c’est  l’scénar de l’astrophysicien visionnaire genre Clooney qui se pacte avec la paléontogue genre Schiffer. Et tout ça, l’produit genre superstory c’est tout Bonus et Conso dans le décervelage à tout-vat, mais tout ça se racontera…

     … Nuage restera le rêveur de là-bas, dans le bidonville lisboète d’un court métrage de  Basil Da Cunha, sauvage selon mon cœur s’il en est. La story de Nuage est l’poème le plus simple et le plus doux dans ce biotope décavé de voyous et de voyelles. Avec Basil j’suis entré dans La Chambre de Vanda de Pedro Costa, genre pas loin des abattoirs, dans la zone industrielle aux hangars pleins de sans-papiers et de filles genre Russes ou Roumaines, pour tout dire très mauvais genre tout ça mais saignant la story. Et Costa j’te dis pas, Tonio, ça se lit plan par plan comme du Cavalier en plus noir et bleu vert grenat : c’est du feu et de la chair de fer et ça ne bouge presque pas mais ça vibre de par dedans et dans l’air – c’est par là que la vraie story passera, j’entends : l’Histoire des Gens et des Lumières…   

    Flannery28.jpg…Sur quoi Douna Loup la ramène par la forêt, la story de son mec sans passé. Douna met dans la cible du premier coup. La story de Douna m’a tousuite rappelé celle de La bouche pleine de terre de Scepanovic, tu sais Tonio, le type qui sait qu’il va clamser et qui choisit de le faire incognito dans la forêt où deux campeurs commencent de le filer, et le v’là qui les fuit et s’enfuit et que toute une foule, bientôt, se met à le poursuivre à travers bois comme un malfrat où un animal sauvage - donc là j’entre en matière question story, ça va de soi, comme avec Le Tunnel de l’affreux Dürrenmatt ou Petite femme de Kafka, Le cheval de Tolstoï ou La mort d’Ivan Illitch ; là parler de story reprend du sens et du poids et ça y va, tu peux reprendre n’importe quel short story de Flannery et là tu tombes de haut comme l’homme qui tombe et retombe au gré de la triste story des médias, Flannery O’Connor c’est du feu de Dieu en matière de story, et allez voir Aline de l’affreux Ramuz, Kiddy et Blacky, allez voir la Douce de Dostoïevski et vous m’en direz des nouvelles en matière de story…

     

    …De lFallingMan1.jpg’homme qui tombe et retombe, personne ne pourra jamais dire ce qu’il a ressenti pendant l’éternité de sa chute, mais ce serait ça l’défi, ce sera toujours ça l’défi des rêvassiers et des plumassiers qui se prennent la tête entre le zéro et l’infini, ce serait ça la success story  possible que  de refaire ce chemin-là de toute ta vie qui se résume avant le fracas, toi, regarde-toi, figure-toi que t’es là, que t’en es là la tête en bas – le monde entier s’est fait à cette image de toi comme ça, marchant dans le ciel à l’envers tout peinard alors que tes secondes te sont comptées, là j’te défie aussi, Bona, t’as pris la voix du Caravage pour nous raconter sa vie en quelques heures à fleur d’agonie, mais là c’est en quelques secondes hébétées que ça se ramasse et faudrait que l’humaine communauté se reconnaisse dans ce que tu dirais, regardez-vous tant que vous êtes, regardez-vous – ça vous regarde…

  • L'buzz

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    Rhapsodie panoptiques (7)

    ...L’Taulard ce qu’y mijote ces derniers temps, moi j’sais pas trop, mais le sûr c’est que ça se passe tout dans la forêt, dans l’trafic avec des gens, peut-être, peut-être même de l’autre côté du mont. Tu sais ça, Tonio, tu sais  le genre Farinet, et l’Bagnoud sait ça aussi, c’est une vieille affaire suisse tout ça : c’est de ça que me parlait le vieux dino dans l’arrière-salle du Hirsch, dit Le Cerf, cette année-là, quand Sean Penn a sorti sa version de La Promesse; on s’était retrouvés là grâce au cher Otto qui s’était installé dans les bonnes grâces de l’affreux Dürrenmatt à cause du diabète - tu peux pas imaginer la fraternité du diabète, Tonio mon frère -, et là pour la première fois je m’étais retrouvé en face du rhino féroce, je ne te dis pas l’impression sur ma timidité même s’il n’y avait rien chez lui que de la grosse nature forestière du sanglier et rien du tout de condescendant, tout à fait comme on l’a vu à Apostrophes genre patapoffe bernois, et voilà qu’il me parle de l’Esprit de bois et de Farinet. Enfin quoi tu te marres, l’Taulard ! Farinet ! …

    Camperduin2.JPG...L’idée était de s’éloigner. L’idée était de s’écarter du Trend, comme ils disaient. L’idée était de se tenir un peu à l’écart. Pas tout à fait hors du coup, mais sur les bords. L’idée était de se garder, non pas une porte de sortie mais un balcon en forêt, et c’est ce que je voyais ces jours du Taulard: qu’il s’éloignait. L’Taulard a coupé les ponts de Facebook, et d’une. Et de deux: L’Taulard s’est éloigné de l’Imagier à ce qu’il semblait, mais ça c’était son histoire. On a commencé à se parler moins avec l’Imagier et avec l’Taulard, c’était notre histoire à nous vu que j’étais pris pour ma part et de plus en plus par l’idée de ma forêt à moi qui s’étendait là-bas dans le multimonde ramifié. L’Taulard se faisait de nouveaux amis concrets, alors que je vivais avec des gens de papier. Et j’me retrouvais une fois de plus, Tonio de mes deux, dans la situation d’la souris papivore que raille Zorba le Grec, tu t’rappelles puisque t’en es là toi aussi, nous en sommes là les plumassiers paperassiers avec nos lubies genre rhapsodies, Zorba construit son téléphérique et nous ne sommes pas bons à l’aider en matière d’ingénierie, comme on dit aujourd’hui, nous sommes les improductifs de l’arrière, les rêvassiers plumassiers juste bons à filer la phrase et encore, ça se discute, c’est très disputé dans les cercles, c’est ton verbe contre le mien dans les cercles, enfin tout ça pour dire que le Taulard et l’Imagier, à s’éloigner, commençaient à mieux m’apparaître en silhouette, ça c’est la loi du genre : plus le Sujet s’éloigne et mieux tu l’vois…           

    LUCY2011 035.jpg …J’ai pensé pas mal à tout ça ces jours pendant que l’automne filait ses ors fins et le tramait brocart avec des orangés et des pourpres que c’était du jamais vu, ou du moins c’est ce qu’on se disait vu que chaque année ça s’aggrave en beauté. J’veux dire : chaque année que tu prends dans les artères l’monde est plus beau, ça tu peux l’noter Blacky, et ce n’est pas la Limousine qui me contredira si tu vas l’interviewer – on en a pianoté toute la soirée d’hier soir, avec la Limousine, pour se nous les raconter, les ors et les violets de nos soirées à mille kils à vol de gerfauts, tu l’notes Chokito : on s’est jamais vus qu’en photos la Limousine et moi et la converse est pourtant familière et pour ainsi dire jardinière, c’est cela même : on est au jardin, c’est ce que disait la veuve de mon cher Marcel, t’sais Tonio, Marcel Aymé que tu kiffes aussi, pour causer comme Kiddy et Blacky, après que Marcel a  clamsé Madame disait donc : Marcel est au jardin, et pour nous c’est du kif avec la Limousine, on ne se connaît depuis bientôt des années que par Facebook, elle est aussi vioque que moi ou peu s’en faut – je n’ai pas vérifié, j’connais le nom par cœur de ses petits chatons Noé et Théophane, fils de son fils et de sa fille, j’connais tout ça par cœur, j’ai vu ses portraits au jardin et face à la mer, elle n’aime pas trop que j’l’appelle la Picarde vu qu’elle préfère son Limousin d’origine AOC pays des troubadours et compagnie, bref ce que j’voulais dire c’est que plus on se prend de lignes sur l’aubier et plus la beauté de tout ça nous crève les yeux à nous faire mal, non mais des fois…

     Dürer.jpg…Des fois j’me dis, et j’le dis à Lady L. sur l’oreiller, que personne n’a jamais peint ça comme ça, j’veux dire : comme c’est, même pas elle, qui ne se prend au demeurant ni pour Dürer à l’aquarelle, genre La Grande Touffe, ni pour Rembrandt non plus : j’veux dire le Rembrandt des arrière-plans. Vers cinq heures du soir ces soirs, vus de La Désirade où nous créchons, ce qui se montre en train de disparaître est comme une prière en couleurs, nom de bleu de nom de spectre. L’buzz du moment dit que la tendance du moment serait l’parfum  Tendance justement, d’la fameuse ligne Tendance à quoi tu ne peux échapper si tu veux rester dans l’Trend. L’buzz dit que l’parfum Tendance est le seul parfum réellement éthique. Si tu te brumises au parfum Tendance tu vas maximiser ton potentiel éthique : c’est marqué sur la pub et le flacon et l’buzz pavlovien se répand dans le multimonde et là tu t’sens déjà plus cool dans l’moule, t’es de l’éthique tribu – bref l’buzz dit tout ça mais nous autres les attardés, les indolents contemplatifs à la mords-moi, nous les bohèmes improductifs nous n’avons que ça : ces couleurs à chialer et cette descente des moires et des nuances et toutes les années nous reviennent au pinceau, mais comment peindre ça nom de Dieu ça c’est un secret que même le buzz ne peut pas percer…

     …L’idée  aurait été de dire tout ça mais ce n’sera pas évident, comme ils disent sur les plateaux intellos, le soir à la veillée télé. Dire la beauté ce ne serait pas se contenter de l’euphorie-minute genre J’aime/J’partage de Facebook, tu sais, Maxou, la maxi confrérie du j’partage qui te classe du coup de la bonne bordure. Dire que la beauté fait mal rien qu’à se montrer sur un visage ou à la face du ciel, j’sais bien Blacky : ça fait pompier, ça te fait marrer, mais voilà que tu t’mets à raconter, toi, comment ton oncle ruiné guette avant l’aube l’apparition du disque orangé et le salue en marmonnant son m’bassa sorcier, ça j’ai noté dans tes nouveaux écrits et c’est donc que c’est de partout la beauté comme ça qui fait mal, on n’en a pas parlé hier soir avec la Limousine mais c’est de ça qu’il était question entre nos textos pianotés à point d’heures sur Facebook, et voilà ce que je vois ce soir à la fenêtre de mon antre de La Désirade et que j’balance aussitôt en image numérique sur Facebook où des flopées de tondues et de pelés vont y aller de leur j’partage, non mais j’rêve, t’as vu ce que je vois, t’as vu ce psaume déjà cerné de noir, t’as vu ce show Grand Pano, plus cliché tu meurs et pourtant ça te fouaille, si ça insiste tu vas dire à nos mères défuntées de se bouger qu’elles rappliquent à la fenêtre mais ça ne se peindra pas, ça ne s’est jamais peint que dans les cœurs tout ça et déjà ça ricane au fond du zinc, ça c’est sûr vu que la beauté c’est tout relatif et baratin, qu’ils disent à genoux devant leurs beautés de papier genre Miss Univers, et tu sais quel buzz se faufile ce  matin, non mais tu vas tonitruer de ton rire jusqu’à Kinshasha, Bona :  l’buzz c’est que Mister Univers serait sur l’point de faire son coming out, si ce n’est déjà colloqué dans l’Guiness 2011…

    Léman5.JPG …Au déclin du jour j’en étais donc toujours là, tout con, sur le chemin de traverse conduisant de la Datcha de La Désirade à l’Isba qu’à tracé le Taulard, à regarder le crépuscule faire son job, et c’est alors que l’Taulard et l’Imagier ont réapparu, pas moins éberlués et silencieux que Lady L. qui nous avait rejoints, et l’buzz même a fait silence, là ça virait mystique tu m’diras mais même pas, c’était juste comme ça à n’y pas croire et c’était là, comme nous étions là, tu peux m’croire…

     …Ce matin que je clapote  tout ça sur mon pianola numérique, je sens que j’pourrais commencer, pas plus tard que demain, ce roman panoptique auquel je songe depuis des années, qui m’permettrait de tout dire – rêve idiot de vieil ado, j’te le fais pas dire mon Tonio. Même que j’y ai repensé le 11 septembre dernier, tandis que ça commémorait tous azimuts genre L’Homme qui tombe - le retour. On s’dit tous les jours, les souris papivores et compagnie : demain j’commence le roman du siècle, pas moins. J’balance un Edelweiss à la Limousine par Facebook et la Limousine y va avec 1888 autres amis-pour-la vie de son : j’partage. Et c’est ça qu’est rigolo : ce partage. Ma Lady, l’clochard que j’suis la partage pas, sauf en peinture. Mais c’est ça justement ça qui nous fait partager pas mal elle et moi, et tous ceux qui se tenaient hier soir au bord du ciel du multimonde à mater l’show de la fin du monde de ce jour qui ne reviendra pas ça c’est sûr : c’est tout ça qui se peindra jamais et que personne, jamais, n’dira…

    Crépuscule mauve, Lucienne K, dite Lady L.. Huile sur toile, 2010.

  • L'barjo

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    Rhapsodies panoptiques (6)

    …Moi, tu l’sais Jackie, j’supporte pas les poëtes, et ça s’aggrave : plus j’aime la poésie et plus je trouve les poëtes graves, comme disent Kiddy et Blacky dans leur novlangue, plus j’kiffe la poésie et plus les postures des poëtes, j’veux dire des poëtesses et des poëtes, comme on dit les collaboratrices et les collaborateurs de notre aimée Police – plus tout ça me paraît de la pure imposture, genre j’suis la plus ou le plus pur(e), j’suis la pureté dans la multitude impure, j’suis le Verbe et l’Immaculé, j’suis l’Albatros dans l’multimonde atroce, en deux mots et en une image multipack:  j’suis la Rose Bleue…

    …C’est l’affreux Dürrenmatt, j’te le fais pas dire à toi qui supportes un germaniste à la Tonio, c’est l’dino bernois qu’a forgé ce concept, comme on dit aux cafètes des facultés de stylistique, c’est l’rhino des steppes alémaniaques qu’a trouvé cet emblème de la Poëtique Attitude – et là tu vises une bonne fois l’tréma vu que ça fait la différence -, et dès que j’invoque la Rose Bleue s’élève la mélopée qui t’annonce l’défilé solennel des poëtesses et des poëtes, ca va craindre mon petit Kiddy, ça va sangloter dans la procession à lentes palmes azurées, et v’là toute le smala en immobile mobilité, v’là tout ce que t’aimes aussi Jackie sans doute à tes soins palliatifs à journée faite, et c’est tout itou ce qu’aime Lady  L. la fille de Batave socialo plus nature tu meurs, vous deux tellement trop près des choses pour léviter à l’unisson des poëtesses et des poëtes, mais ceusses-là défilent ce matin pour instaurer un jour le Jour de la Poësie afin que la poësie soit vécue par tous jusqu’au dernier jardinier, j’veux dire la dernière caissière de la Coopé ou le dernier plombier polonais, donc chacune et chacun ce matin sur les ondes et partout y va de sa prise de parole, comme ils disent: la Poësie est mon essentiel soupire Marie-Ange Pseudo les yeux au ciel et son frère en écriture Werner Ewald Barjo lui fait écho dans le suressentiel, et les cieux s’entrouvrent comme de grands yeux bleus soulevant leurs paupières innombrables – enfin tout l’bazar, tu vois quoi…  

    Lamalattie13.jpg… Mais là tousuite, ma croquante, Madame Conscience me défère ses doléances par courriel notarié, pour me signifier qu’à tant exagérer on fait le lit de l’insignifiance alors qu’il s’agit de se mettre À l’écoute et qu’en somme c’est moi l’barjo dans tout ça, moi qui ne comprends pas, moi qui déjante et ça la peine ça, dit Madame Conscience qui sait que ça me peine toujours quelque part que ça la peine, donc là j’arrête un peu de me seriner par cœur du Pavese ou du Rilke Rainer Maria, j’oublie un moment mon Cavafy bluesy et mon Audiberti, j’me branche sur À l’écoute de l’autre la fameuse émission de Madame Conscience à la douce voix légèrement voilée par la clope ou plutôt par la frustration du renoncement à la clope - à vous Madame Conscience…

    …Or à peine que le jour s’est levé, quand toi tu rentres à peine de ta dernière veille d’un jeune cancéreux en fin de Doulou  et que Blacky m’annonce par SMS qu’il va s’faire un Parcours Santé, à peine j’ai jeté sur mon écran plasma ces premières amabilités sur la Posture Poëtique, à peine tout ça que Madame Conscience y va de son prône télépathique comme quoi je n’entends rien à la Poësie Poëtique vu que j’ai même pas de diplôme et comme quoi, quoi que j’en dise, la Poësie Poëtique est la seule chance-de-vie et la seule issue pour les Académies et les Banlieues, comme quoi je n’entrave que pouic, ça c’est moi qui signe, enfin comme quoi je d’viens insignifiant à tout exagérer ce qui signifie au fond, comme Madame Conscience aime à rappeler que c’est d’au fond qu’elle parle, que je dois être monstre jaloux des poétesses et des poëtes poëtiques qu’elle reçoit à ses matutinales Lyres Matinales

     …Moi je promets tousuite que j’resterai à l’écoute toute la sacrée journée. Moi l’écoute de l’Autre ça me branche un max mon petit Maxou, ce matin son Buddy félicite Number One pour les vingt-neuf balais qui dansent à sa porte comme dans Walt Disney, j’viens d’envoyer un texto à 29 cookies à la  fille aînée de notre église dont l’prénom dit qu’elle aime la folie quand elle est philosophe - je me récite in petto « Merveille d’être au jour / Merveille des merveilles » du poète mal posturé selon mon cœur, Schlunegger le sauvage qui s’est une matinée comme ça foutu du haut du Pont de Fenil, tout à côté ou quasi, à un coup d’aile d’épervier de l’Isba, allez Madame Conscience allez-y d’vos doléances, là j’ai à faire…

    …Mais là je sens que je vais encore m’énerver, Jackie, vu que j’sens que je ne vais pas pouvoir faire ce que je voudrais pour Lamalattie comme je voudrais, genre Le Bel Article dans le journal où j’suis encore mercenaire pour quelques lunaisons. Toi tu l’sais bien ce que c’est d’être empêché de bien travailler, Jackie, tu te braques d’avance avec ton caractère jurassique, tu donnes de quatre fers dès qu’un Administratif vient t'faire chier sur ton portable alors que tu t’occupes d’une ou d’un Fin-de-vie, comme ça me fait chier de savoir que j’aurai que 3000 signes rachitiques dans 24Heures pour claironner que Lamalattie c’est top santé, déjà j’râles comme un barge de dino en constatant que mon logiciel de connexion s’est planté et que j’vais devoir descendre de mon alpée à la ville urbaine, mais j’me dis aussi que je suis méga verni avec des gens comme toi et Lady L. et Lamalattie et le cher Oberli sur ses hauts à lui et l'Amstutz à Cologny-sur-Flouze - allez les barjos on s’accroche…

    …D’ailleurs moi tu sais, l’appellation contrôlée BARJO AOC, j’hésite de plus en plus, et ça s’aggrave en lisant 121 curriculum vitae pour un tombeau de Pierre Lamalattie, mon Goncourt perso de cette année : j’veux dire j’vois bien qui est barjo au sens premier d’jobard et qui ne l’est pas, vu que le sens a glissé et qu’avec des lascars genre Lamalattie comme un pardon se glisse dans le décri, si tu vois c’que je veux dire – j’entends que la critique aquatique genre Philémon ou le Kritiker selon le dino bernois, tu sais le terrible dessin du Kritiker en train de se goinfrer de Créatifs, tout ça va vers un certain relatif quand tu ne cesses de bouger dans l’panoptique a passé cinquante, soixante balais – et tout à coup ma Jackie t’as un Administratif qui débarque dans ton service avec une tumeur comac et c’est pour toi ce soir-là…

    Deschiens33.jpg… Donc faudra vraiment que tu lises Lamalattie, Jackpot, vu que ce barjo selon mon cœur est très exactement aussi un sauvage selon mon cœur qui m’fait rire toutes les trois lignes et sourire entre deux : l’autre soir j’me plie avec son portrait de jeune fille un peu rétro, au Ministère de l’Agriculture, section Institut Spécialisé du Vivant (ISV), qui prône une meilleure approche de l’Autre à cornes au titre de leader régional des jeunes bovins, avant de pousser plus loin ses portraits de gens genre Jean-Jacques à Innoboeuf qui conçoit le steak de demain ou genre Hrvé qui a rencontré la mère de ses enfants dans une assoce de promotion de la bourrée, tu verras qu’y fait bien Lamalattie, c’est le viatique du moment ce barjo-là, c’est le nouveau cornac de curiosités bipèdes genre Deschiens, et tu sais combien j’aime, l’Humanité Deschiens, la toute grande classe Yolande Moreau genre Houellebecq sous le volcan raplapla, genre ma Picarde sur Facebook ou ma Sweetie neuchâteloise, enfin t’as le choix toi qui les vois défiler à journée faite dans ton service de candidats macchabées, tiens faudrait à l’Abbé Pierre Lamalattie de se pointer dans l’hosto suisse où tu sévis avant de faire un tour aussi à la HEP de Lady L., y en aura pour tous les barjos que nous sommes, poëtesses et poëtes y compris, j’t e le fais pas dire…    

     

    Lamalattie3.jpg…Ce qu’il y a de beau aussi, chez l’barjo Lamalattie, c’est qu’il parle sur le même ton très attentionné du pire trou de cul genre Legoff, tu sais, Patrick le Goff son nouveau chef des Relations Extérieures à l’Institut Supérieur du Vivant, ce trou de Legoff qui a commencé par faire murer le passage qui faisait communiquer leurs deux bureaux mitoyens et qui se lance dans une croisade contre les pédagogies passéistes sans rien en savoir d’à peu près, et sa mère, donc la mère en train de sourire de Pierre Lamalattie, sa mère qui voyage avec lui de Paris en Corrèze et qui clamse à la fin en douceur sans avoir vraiment reconnu ses dons de peintre de portraits vu qu’elle était plutôt paysages, c’est ça que j’aime chez lui autant que je l’aime chez Lady L. ou dans les livres de ton barjo de Tonio, c’est disons le côté tendre de la vie – mais là j’vais arriver aux 8888 signes de ma sixième rhapsodie en sol pointé donc j’te laisse à la poésie de la vie qui se décline sans tréma…

    Lamalattie2.jpgPeintures: Pierre Lamalettie. À visiter absolument: le site du peintre et écrivain:

    À lire non moins urgemment: 121 curriculum vitae pour un tombeau. L'Editeur, 446p.

    À commander fissa: Portraits, le versant pictural du roman. L'Editeur, 2011.

  • L'délire

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    Rhapsodies panoptiques (5)

     …Ce qu’on se demande, à présent, c’est si ces fils de pub des agences zurichoises vont pas lancer l’mouvement Santo Subito pour Rodgère, non mais t’as vu ces placards, t’as vu cet ange blanc qui sort de la brume immaculée du ciel de la Réussite, t’as vu ce marketing omniprésent que ça en d’vient aussi insistant que les effigies de Ben Ali dans la Tunisie de naguère ou que celles d’Enver Hodja au pays des aigles -  le sexe à piles Wonderboy en plus, j’te le fais pas dire, eh mais t’as vu ce délire, et tu veux que je vote pour cette Suisse-là, non mais des fois…

     

    …J’étais en train de me réjouir, au TJ, de la nomination à la présidence de la nouvelle Tunisie de Moncef Marzouki, l’vieux lutteur dont le vieil Haldas m’avait fait découvrir les récits de prison il y a des années de ça et dont le retour au pays, l’accueil qu’on lui a fait, le positions prises que l’ami Rafik Ben Salah trouvait trop favorables aux islamistes alors qu’elles me semblaient proches du pays réel sans trop fleurer l’opportunisme, enfin j’sais pas trop, tu sais que j’suis vraiment pas ferré dans ces matières-là, mais bon ça me touchait quelque part que le combat du vieux lutteur contre la dictature fût finalement justifiée, comme il en a été avant lui de Vaclav Havel ou de Lech Walesa, de Nelson Mandela ou du Brésilien Lula – ça m’a touché presque aux larmes de le voir là  même si personne ne sait trop ce que tout ça va donner, et dans la foulée v’là l’archange de la raquette onduler dans les nuées impalpables de son empyrée de studio, non mais j’te jure, déjà que je l’avais repéré ce matin sur les placards de la ville,  au format Univers, pour les Assurances Longue Vie, et v’là qu’on nous l’relance au Prime Time avec son bon sourire content de son Absolue Compétence, laquelle   ne fait que refléter la Totale Excellence de la Suisse qui gagne, mais là ça ne suffira pas, j’te dis, va falloir canoniser l’Federer, on s’découvre dans les travées, on s’incline, on s’agenouille à s’aplaventrir en salamalecs, on va faire mieux que les mahométans de la rue de Marseille qui ont tant fait fulminer Rafik lors de notre dernière virée là-bas, de Tunis à Moknine – Allah est top grand mais c’est Roger Federer qui ce soir nous fait pisser le dinar…

     

    … Avec le Taulard je ne pouvais pas ignorer le fin du fin du génie de Rodgère, c’est pourtant vrai, depuis les années qu’il le  scotche et le  bluffe et depuis que lui et l’Imagier  me racontent ses exploits, vu que moi j’arrive pas à me visser à ces échanges de plop-plop ou aux râles de Nadal, et ça nous a toujours fait plutôt marrer de le voir comparer aux plus grands artistes et aux cerveaux les plus Maxis de tous les temps, comme quoi Federer était le Leonardo des courts avec son sourire de Giocondo Maschio, l’Mozart du lob ou l’Einstein du tir ondulatoire à revers corpusculaires - j’te fais pas un dessin sur le génie proportionné de nos chroniqueurs en matière d’invention recyclée par les publicitaires, enfin nous autres sauvageons ce qu’on aimait c’était bien quelque part l’artiste chez Rodgère, ce qui échappait miraculeusement à la Méga Machine à gagner, mais là maintenant, depuis quelque temps, bien au-dessus des vices et vicissitudes des mortels olympiques qu’ont l’plus de niaque de chez niaque, là ça devient l’délire comme c’est avec les dieux de tous les cieux que se compare l’Ange de la Grande Chelemitude, et là j’sens qu’on va encore s’amuser, Kiddy qui viens de sauter dans le TransEuropExpress new look destination Budapest où tu vas vérifier ce qu’il y a de nouveau à L’Est, là j’me réjouis de parler avec Tonio qui ne manque pas lui non plus un match de Rodgère même quand il glisse sur le lac à bord de son skif, là je l’attends quand il aura lu les pages de Pierre Lamalattie sur « l’extravagante importance du sport  à notre époque », là j’me réjouis de retrouver Blacky dimanche soir au Buffet de la Gare, sous le Cervin mandarine, pour lui dire un peu de ce que je pense de son nouveau manuscrit, enfin j’me réjouis évidemment de ne rien manquer du prochain match de Federer que me racontera l’Taulard tard le soir…   

    …Ce que j’veux dire, en somme, c’est que le délire n’est pas ça : j’entends le vrai délire. Ce que j’veux dire c’est que la bonne exagération n’est pas là, dans ce formatage à outrance sans trace de vraie transe. Dans le bar du Roumain j’écoutais l’autre soir Blacky me raconter l’art du commérage de son Afrique à Douala, et ça me faisait rêver, ça, ça me ramenait au vrai délire immémorial de l’initial griot qui nous serine sa Genèse, le vrai délire c’est ce que j’entends battre en sourdine, tagadam, dans le Tam-tam d’Eden du compère Tonio, le vrai délire relance la danse de Zorba, mon premier mentor imaginaire, quand je marchais seul dans les hauteurs des Ecrins - véritable joyau de solitude adolescente et de chant et de délire ardent que j’étais à seize ans pendant que mes congénères se livraient au plop-plop dans le camping d’en bas, moi j’suis de ces nuls que le Match Réussite n’a jamais fait rêver; ce qu’on lui a reproché à ce désinvolte est d’avoir toujours trop rêvé mais pas à ça, pas rêvé du tout à la niaque de chez niaque, jamais amorcé la machine à gagner ce branleur solitaire à la Walser, jamais vraiment joué le jeu, non merci, ce fieffé Bartleby des retraits préalpins, jamais relevé ce défis-là, jamais de la classe qui fait rêver la Suisse ce gars-là…      

     …L’défi je me réjouis de raconter ce que c’est à mes yeux avec tous ceux que je croise et entrecroise tous les jours que Dieu fait – enfin ce qu’on appelle Dieu et pas que le soir dans les bars -, j’veux dire le vrai défi du vrai délire qui consiste à se raconter depuis la Nuit des Temps, et même avant, comment c’était et comment on ne sait pas que ça sera jamais, donc au plus-que-présent de l’indicative félicité cernée de noir, le délire de penser que Number One, notre première infante avec Lady L, vient au monde demain avec son  destin dans la main, un 23 novembre par temps limpide, et que c’est avec l’Imagier qu’on est allés l’accueillir en fanfare ce matin-là et qu’on lui fera livrer demain vingt-neuf balais – le vrai délire découle de la sainte banalité de nos jours, ça c’est l’sermon du jour mes chers  Blacky & Kiddy qui avez l’âge d’amorcer le délire que je dis là, et Number Two nous sourit là-bas dans la nuit avec son Buddy, Tonio, Jackie et tout le Gang Big Bang des nullités de notre acabit, Bona  de l’autre côté de la nuit et les adorables greluches et greluchons de Facebook - chacun dans sa nacelle et valsez voltiges…

     Bona.JPG…L’vieux fol vient d’aligner ces 6000 signes d’une seule coulée mais le quota du jour sera de 8888 signes pas un d’moins, c’est le défi qu’il a relevé pour Yari qui lui a commandé au début du bois un inédit pour Le Courrier et le site Culturactif, Yari qu’il n’a jamais rencontré de visu et qui a l’âge de Number One -  Yari et sa sœur Anne de mèche, sa collègue avisée du Courrier  où a paru hier la première de ces rhapsodies que l’défi sera de multiplier par 88, 8 étant le chiffre de l’infini debout, vous allez droit sur les brisées de Bolano m’a dit Yari en riant entre les lignes de son courriel et j’ai souri en pensant aux Détectives sauvages de mon ami Roberto tant de fois rencontré en rêve, v’là le vrai délire, Roberto Bolano, j’vous dis que ça les commères de Douala, l’vrai délire c’est là-bas au bout de la piste de glace, à l’extrémité de l’esplanade, là où vous voyez l’matos des deltaplanes et où s’est installé l’orchestre de sardane, l’délire ce sera la musique des ailes soufflées par les cuivres et l’tambour d’Eden dans le sang tandis que la baballe de Rodgère fait plop-plop dans la bulle de l’Univers managérisé – c’est tout ça l’délire et ce n’est qu’un début pas vrai le Kid qui te réveillas tout à l’heure à Budapest, et v’là que mon délire accumule les PHRASES LONGUES, là j’ai de nouveau seize balais et j’vais retourner au camping d’Ailefroide où mes vieux dorment déjà, j’me glisse sous ma canadienne verte à une place où je retrouve mon Zorba dans le rond magique de ma loupiote, enfin je r’trouve ce soir la Grèce en plein délire, et l’Egypte j’te raconte pas, mais faut que j’envoie un p’tit texto à mon compère de blog Jalel El Gharbi, faut aussi que j’fasse un signe à Bona vu que j’ai vu ce matin  les gens de L’Age d’Homme auxquels j’ai proposé son manuscrit du Dernier jour de Caravage, là ça serait du délire que ça passe- du vrai délire, ça…      

  • L'Bonus

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    Rhapsodies panoptiques (4).

    …Là-dessus j’envoie un MMS à Tonio pour lui remonter le battant, lui qui se prend pour l’maudit de la classe et le recalé des intermittents, je lui envoie l’image, plus précisément, des battants pendus hauts et courts à trois lustres ou en train de se flinguer autour d’une table de festin,  on connaît le tableau du vieux dino, on n’dira pas que c’est du Goya ni moins encore du Velasquez même si ça fait un peu fin de corrida verticale, ça pourrait s’intituler Bienvenue au conseil d’administration ou quelque chose comme ça, avec une vingtaine de banquier pendus ou flingués, j’sais pas de quand date cette croûte sublime actuellement suspendue sur une paroi du Centre Dürrenmatt de Neuchâtel, mais bon : j’en envoie la repro à Tonio avec lequel je communique volontiers, depuis quelque temps, sur la Crise et tout le toutim des Bonus et des parachutes dorés, en lui recommandant par la même occase de lire absolument 121 Curriculum vitae pour un tombeau de Pierre Lamalattie, ma découverte de ce matin, juste avant que je ne découvre, à la DER du quotidien Le Courrier, typé gauche genevoise, le texte de ma première rhapsodie intitulée Pour une Suisse sauvage en pays policé qui a pas mal botté Tonio quand je le lui ai fait lire l’autre jour via Facebook – et voilà que ça paraît pour de bon et que j’me réjouis comme un fripon de  vingt ans et des poussières inaugurant son Press Book …

    Lamalattie2.jpg… Lamalattie m’a tout de suite fait penser à Tonio avec sa dégaine d’intermittent des arts vivants, comme il se présente sur son premier livre, genre vieux beau flagada aux cheveux argentés et forcément mal rasé, blouse vague et vague écharpe genre viscose, pas vraiment soigné comme un nouveau philosophe genre bourgeois bohème qui aurait une chemise noire et une écharpe fuchsia, lui Lamalattie plutôt genre vieux chien pas tout à fait commode mais on ne sait trop, les yeux aux aguets et la bouche mâle sensuel qui en a baisé d’autres, les mains aux poches du vague imper ouvert sur sa vague casaque, et là j’revois mon Tonio un jour dans la lumière de la Rue de Verneuil, quand nous avions croisé Jane Birkin, ou un autre jour dans le grand parc de Nancy où nous nous étions retrouvés pour un bout de festival, je revois mon Tonio avant Jackie, toujours sapé genre artiste, plus précisément genre jeune comédien, d’ailleurs il venait de finir Strasbourg, j’revois mon intermittent de l’amitié et de tous les plans cul ou culture, j’le revois avec la p’tite délurée des planches dont je ne me rappelle pas le nom, dans sa carrée de Belleville puant le pisse comme le médecin référent de Lamalattie, un certain Konstantinopoulos, sent « un peu la pisse » et ne consulte plus que pour voir des gens défiler – bref j’avais pas lu cinq pages de Lamalattie que j’me suis dit : ça c’est Bonus pour Tonio…

    Lamalattie1.jpg … Dès que j’ai commencé de lire 121 Curriculum vitae pour un tombeau, j’me suis dit ça y est, Bonus, j’suis chez moi, je l’sentais déjà à ce que j’en avais lu dire dans l’Nouvel Obs et L’Express, ça s’est corroboré fissa  en visitant le blog du type dont la peinture genre Freud en plus crade et plus doux m’a tout de suite scotché quelque part, comme on dit dans les bars branchés, ensuite à l’ancien Café des philosophes où j’me suis lancé dans la lecture, après l’avoir trouvé chez Payot où la libraire a dû l’aller pêcher dans le fonds de stock, tout de suite j’me suis retrouvé dans la robe de chambre d’Oblomov, sur mon fauteuil de cuir vert de l’isba, tousuite j’me suis dit faut que j’alerte Tonio et l’Gitan et le Kid et Blacky et  Lady L. à qui ça plaira forcément, je lisais ça et tousuite j’ai marché : « Je m’intéresse beaucoup aux humains. Ca ne veut pas dire que je les aime. Mais je ne peux pas m’empêcher de les observer. J’ai l’impression que je vais découvrir quelque chose d’important. Je crois, aussi, que cela va m’aider à mieux imaginer ma propre existence. C’est un choix de vie un peu difficile, car il n’existe pas de clubs ou de bars branchés où trouver facilement des gens avec qui partager cette passion. Mais en ce qui me concerne, il y a la peinture »…  

    Rembrandt1628.jpg … Or la peinture, ça oui, j’partage avec Tonio et Jackie, mais d’abord et avant tout avec Lady L. avec laquelle nous n’avons pas besoin d’écumer tous les musées pour tout aimer en même temps sans nous concerter ni faire genre connaisseurs. Je dirais bien, pour être vraiment objectif, qu’elle est plutôt Nolde, c’est-à-dire mers et jardins sous le ciel du nord, et moi plutôt Munch, c’est-à-dire chair tragique et couleurs pas loin de l’hystérie, mais l’autre dimanche on finit à la cafète du Kunsthaus de Berne après  les deux expos des Suisses Biéler et Amiet, et forcément c’est sur Amiet que nous tombons d’accord, avec sa profusion de coloriste et son multimonde à l’essai de Gauguin à Matisse entre pas mal d’autres tâtons impressionnistes ou symbolistes, ou bien nous sommes au Mauritshuis de Rotterdam et là, banco, c’est tout Bonus, Lady L. et moi à genoux devant les Flamands et les Hollandais volants  – et voilà qu’elle se met à peindre après moi, non mais des fois…

    …Quant aux Bonus des banquiers, c’est pas que ça nous obsède, mais il faut dire ce qui est en démocrates des bois que nous sommes Tonio et moi, et Lady L. évidemment, et sûrement Blacky quelque part, – Blacky qui parle de démocratures pour les régimes africains – et le Kid et le Gitan et tutti quanti : ça nous fait gerber, et de voir ces vautours pendus aux lustres et flingués par mon cher diabétique nous console en somme même si ça reste là d’la peinture de dimanche soir après la biture, les pinceaux genre gang expressionniste shooté à la Grande Guerre ou aux lendemains d’hier d’Hiroshima, ça nous fait marrer aussi comme de voir Sarko se la jouer foudre d’ATTAC, bien sûr qu’il exagère l’vieux dino, même que c’est un artiste de l’exagération l’vieux dino, qui me rappelle le narrateur d’Extinction de Thomas Bernhard se présentant comme un artiste de l’exagération, et tousuite j’ai pensé, comme avec Houellebecq ou avec Nabe, mais avec plus d’humour fondant que l’Nabe et l’Houellebecq, que ce Lamalettie était un nouvel avatar des artistes de l’exagération dont Céline reste, au siècle des horreurs exagérées, l’insupérable champion…  

     … Lamalattie raconte qu’au lycée il avait la manie de dessiner des visages de chevaliers errants, et que ce qu’il a trouvé de plus proche comme métier était celui d’artiste, que sa mère lui a déconseillé au profit d’une bonne prépa Agro. Or nous en sommes tous là, enfin les sauvages qu’il y encore en nous en sont là : à défier toujours et encore Maman qui nous conseille de boire moins de thé  et, pour notre chaudière, de prendre un contrat d’entretien, comme le raconte Lamalattie. L’heureux Tonio a certes sa Jackie, aussi folle que lui, et moi ma Lady L. fait avec comme on dit, préférant ma folie à l’entretien de la chaudière, et c’est comme ça qu’on vit et que c’est tout Bonus…

     

    Camperduin3.JPG… Ce que j’veux dire encore ce soir c’est que l’andante du concerto n°22 de Mozart est vraiment d’une beauté déchirante, ce que j’veux dire aussi c’est que les cordes produisent des accents majestueusement mélancoliques, progressivement relayés par les amères harmonies des bois, que  le récitatif du piano est cristallin, plein d’une ferme et noble contenance, qu’il  exprime cette nostalgie retenue, typique de Mozart, dans laquelle   la joie et la déception se mêlent, et j’veux dire enfin qu’on a l’impression que Mozart a distillé son existence pour en tirer un concentré particulièrement juste, enfin que cet andante est un condensé de vie immédiatement injectable pour être vécu à nouveau, encore et encore, Bonus contre Malus – oui c’est ce que j’aimerais te dire se soir, ma Lady L. restée en ville, et à vous Jackie et Tonio, et à toi l’Gitan, à vous Kiddy et Blacky et à mes 1836 amis-pour-la-vie de Facebook, voilà ce que je recopie mot à mot à la page 41 de 121 curriculum vitae pour un tombeau de Pierre Lamalattie, drôle de premier roman d’un drôle de peintre que je vais continuer de lire sans cesser de pianoter ces drôles de rhapsodies…

  • L'micmac

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    Rhapsodies panoptiques (3)

       … Le plus souvent, avec le Gitan, on s’retrouve au Café des Abattoirs, et ce soir ça commencera par un G 2 carabiné, dont je tiens le PV. Je noterai tout : j’ai tout noté pour toi, Blacky, comme ça te concerne un peu l’Afrique. Mais avant l’Afrique j’ai noté les gens, les costauds des entrepôts qui reviennent le soir se faire un tribolo, la blonde laminée qui nous répète à l’envi qu’elle préfère sa Toyota Cressida aux mecs qui se succèdent dans sa vie et la lui font chaque éveil un peu plus floche pour pas dire moche, les beautés platinées des trottoirs d’à côté qui viennent se reposer en se balançant des vannes russes ou roumaines, l’Portugais aux commandes toujours aussi stylé avec son profil de lévrier découpé dans du papier froissé, et ses aides-soignantes Doura et Pandoura, la douce et l’insondable mais toutes deux à nous couper les oignons fins  - Doura qui te pelotera comme tu en raffoles, Blacky, et Pandoura qui te chahutera vu qu’elle vient du Cap-Vert et que toi t’es qu’un tourlourou de Bantou, voilà ce que je note d’abord quand l’Gitan s’annonce à la cantonade et m’roule un patin à la soviétique des années de fer comme ça se fait pas dans nos contrées, or personne n’aurait l’idée ici de nous classer pédés vus les antécédents du Gitan aux Abattoirs – mais tu sais tout ça Blacky, toi dont personne ici n’aurait l’idée de ricaner de ton coming out vu que le Gitan super-hétéro te défendra à la moindre tentative d’attentat à la dignité de notre p’tit Camerounais sauvage et plus si affinités…

     

         Pano93.jpg       …Je revenais ce soir-là du théâtre, comme tu sais aussi, pendant que t’étais à ton humectoir gay de la Pink Attitude. J’avais revu pour la énième fois le fameux Bonhomme et les incendiaires de cette vieille Frosch de Frisch, et j’étais un peu dépité, mon Dipita, par le coup de vieux que la pièce a pris depuis l’effondrement du Mur et du Rideau de fer – tout ça bien avant ta venue au monde à Douala et l’effondrement des Touines Taouères. J’étais vaguement abattu, mon frère, parce qu’à ton âge j’avais encore cru à cette fable du p’tit patron chiard, directeur d’une p’tite fabrique de lotion capillaire et ne rêvant que de pendre les séditieux boutefeux  rôdant dans les années 50 comme autant de bolchévistes impatients de nous incendier nos villas Chez Nous ; bien sûr je pensais à Blocher et à ses blochéristes mais l’Histoire ne repassait pas les plats ; bref je ne me sentais plus convaincu par cette vieille rhétorique de profs de gauche des années 60, ou disons que le côté concerné de tout ça ne me concernait plus, cette ironie à effets brechtiens me paraissait surannée ou plus exactement me rappelait nos fins de soirées énervées de l’Organisation avant que je ne m’en tire alors que le Taulard y entrait par une autre porte – bref tout ça, comme en ce temps-là, me paraissait faussé, pas vraiment vrai, pas réel comme est réelle la réalité réelle que j’retrouve en revanche à chaque fois que j’revois La visite de la vieille dame de l’affreux Dürrenmatt ni-de-gauche-ni-de-droite, qu’on disait alors cynique vu son manque d’empressement de voter comme il faut ou de signer tous les manifestes, et nous revoilà à la case départ où la vraie révolte ne saurait avoir le moindre plomb dans l’aile alors qu’on nous serine que tout va mieux que jamais n’est-ce pas…

     

    …Tandis que l’Afrique aujourd’hui ! Tandis que la faim et la rapine généralisée ! Tandis que tout ça prospère, mais je ne t’apprends rien, Blacky, et cPanopticonF11.jpge n’est pas avec toi que je vais me la jouer néo-concerné, ni devant Kiddy ni moins encore avec Lady L. qui tâta bel et bien, elle, des Groupes Afrique de ces années-là –donc je t’ai noté ça et le Gitan a débarqué aux Abattoirs pour notre G2 de début de fin de soirée, il m’a raconté à se désopiler la suite du Quichotte qu’il lit ces jours aux stations de son taxi et je lui ai fait rapport grave de Destruction massive, le dernier pamphlet de ce fou de Ziegler, mon cher Jean des sylves bernoises où survit l’Esprit des Bois, nous avons sifflé force fioles, à un moment donné j’ai qualifié la marche du monde de micmac et le mot a tant botté l’Gitan qu’il s’est levé et s’est exclamé à la cantonade cantonale et multimondiale : « L’micmac on lui casse la gueule !» et c’est alors que je lui ai évoqué la saga de Saga…

     

    … Tu sais bien, mon p’tit Black, que je m’efforce de ne plus trop faire dans l’émotionnel moite. Comme toi je me méfie des pitiés affichées. Comme vous tous je me défie de la commisération de commande nous servant d’oreiller moral et de suspensoir ostentatoire des nos Bons Sentiments tandis que l’Or Vert continue d’être pillé après l’Or Noir et l’Or des pionniers. Mais ne crois pas pour autant que je vire cynique ou désabusé. J’écoute le bruit du siècle et j’essaie de dire ce que ça me dit, avec rien que ma peau sur les mots mais tu sais combien ça compte, la peau, dans la perception du micmac – j’ai lu tout ce que tu as toi-même écrit jusque-là et c’est par la peau de tes mots que je te sens sensible au micmac et vivant en dépit du micmac…

     

    Popescu70002.JPG… L’micmac c’est la mort planifiée quelle qu’elle soit, que je dis au Gitan et le Gitan opine et répète comme ça qu’il va lui casser la gueule au micmac. L’autre jour l’Gitan m’a lu les premières pages des Couleurs de l’hirondelle de l’affreux Popescu, son double romanesque pourrait-on dire, et là j’ai pour ainsi dire chialé, comme en lisant J’ai saigné de Cendrars, quand cet enfoiré de Marius Daniel raconte sa dernière visite à sa pauvre mère roumaine allongée dans sa morgue d’hôpital roumain, nue sur le sol avec une pauvre brique sous la tête, et ça disserte dans les médias sur l’opportunité d’accueillir la minable Roumanie dans la noble Europe, mais c’est ça encore l’micmac : c’est l’Popescu qui allonge des euros pour couvrir la nudité de sa mère et payer l’aide des fonctionnaires présents, et plus tard ce sera d’en allonger d’autres, d’euros, pour acheter des fleurs à la morte que de minables Roumains voleront le lendemain de l’enterrement sur la tombe maternelle – voilà le micmac et la version proche de la saga de Saga dont tout le monde se fout plus ou moins, pas vrai Blacky ? Mais je te sens qui t’impatiente d’entendre, à ton tour, la saga de Saga…

     

    …Alors que tu la connais par cœur et, peut-être, voudrais l’oublier ? Je ne sais pas ? Jamais nous n’en avons parlé jusque-là, Blacky, dans nos textos nocturnes de Facebook. Jamais nous n’avons évoqué cette Afrique de Saga, qui est la pire de la saga des misères actuelles, et qui se réduit pour ainsi dire à un texto de SMS. À savoir qu’à Saga, tous les matins, une douzaine d’enfants crevant la faim sont admis dans le dispensaire des saintes sœurs de Teresa, au dam de cent autres dont les mères reviendront le lendemain pour ne pas céder au désespoir…

     

    …Et déjà tu les entends ricaner, Blacky, ceux qui gèrent le micmac. Comme quoi les Lois du Marché pallieront, à la fin, la saga de Saga. Ou comme quoi la Sélection Naturelle. Comme quoi l’Election Surnaturelle et tout ça, tu l’sais bien toi qui a flairé l’micmac évangélique à la néo-coloniale américaine: les derniers seront les premiers et tutti quanti dans le jacuzzi de l’humanitaire, suffit de signer là et de verser tant ou plus selon tes moyens - les plus affamés en rang pour la photo et les autres prenez la file…

     

    … Tu les entends ricaner, Blacky, tous ceux qui savent et qui gèrent ? Tu les entends les ricanants du multimonde ? Tu les entends dans le brouhaha des corbeilles ? Tu les entends comme moi qui ne sais pas que faire, vraiment, de la saga de Saga, quand cet enfoiré de Jean Ziegler, délégué cravaté de l’humanitaire multimondial en matière de tortore, vient nous balancer comme ça qu’un enfant meurt de faim toutes les cinq secondes, tiens, je compte jusqu’à cinq et toi, l’Camerounais pédé à jolies nattes, tu vas t’sentir complice du micmac ou m’reprocher de l’être, moi l’Milou filou de Tintin au Congo qui suis né trop au Nord pour supporter le regard des damnés de la terre…    

     

    Panopticon775.jpg… Donc on a tenu notre G2 jusqu’au lever des chaises sur le pourtour des tables, aux Abattoirs, avec le Gitan et ses deux pour mille jamais détectés par les collaboratrices et collaborateurs de notre zélée Police dans le ballet des gyrophares – c’est un Mystère de la Nature que l’impunité légendaire du Gitan conduisant son taxi dans tous les états de l’ébriété tsigane sans faillir jamais ni ne se faire gauler -, puis le G2 a viré G3 quand tu nous a rejoints au bar du Roumain plein de Russes accortes toutes ligotées par une autre orga du micmac, ensuite le Kid nous a rejoints, il me semble, on a donc tenu un G4 mais là ça faisait Big Bang dans ma tête, je rejoignais pour ainsi dire la soupe originelle au pied du mur de Planck et j’ai cessé de noter et me suis cassé je ne sais comment au bout de la nuit en me rappelant pourtant, en silhouette décatie à vieux peignoir sexy, la Bella Ciao de nos lendemains qui chantent… 

    Images: Philip Seelen

  • L'projet

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    Rhapsodies panoptiques (1)


    …Moi ce que j’te dis c’est que ça pourrait faire une pièce qui secouerait ce pays de loirs moites. Ou peut-être un film. Ou un roman qui arrache. En tout cas je vois déjà ça pour l’attaque : la première scène de la pièce, le plan-séquence qui pourrait lancer le film, le chapitre initial du roman virtuel, ensuite de quoi tu te lâcherais, ça pourrait prendre toutes les formes – on peut rêver, comme ils disent à Pro Helvetia et autres boîtes de pub mercenaires…


    Dürrenmatt3.jpg… Donc ça commencerait par une relance du fameux discours du vieux dino, j’veux dire Friedrich Dürrenmatt à la blanche crinière fellinienne, devant les plus hautes autorités de la Confédération et s’adressant, en 1990, au Président de la République de Tchéquie, à savoir le dramaturge dissident Vaclav Havel qu’on fêtait alors en même temps qu’on fêtait la sortie de son pays du communisme. Tout ça donc solennel et costumé. Ministres et leurs épouses, banquiers et capitaines d’industrie, avocat poudrés et journalistes fardés - tout l’gratin. À trois mois de la mort de Fritz, mais nul ne s’en doute. Et la révolution du Président se joue encore sur du velours. Tout ainsi sous contrôle : le Mur tombé, débris revendus dans les boutiques chic ; derniers barbelés du Rideau de fer recyclés en colliers et bracelets dans les clubs SM. Et voici que le vieux sanglier passe à l’attaque de son ton traînant de Bernois des bois…


    …Tu te rappelles ces quelques mots et leur effet immédiat le long des nuques roides et des reins gainés de soie. Quelques mots qui tiendraient sur un SMS : comme quoi la Suisse serait une prison sans murs. Que ses prisonniers seraient à la fois ses gardiens. Que la paix serait un leurre sur fond de guerre économique. Qu’en somme notre Villa Chez Nous serait une taule comparable à celle dans laquelle le dissident devenu Président fut bouclé des années durant…


    … Tout ça d’abord sidérant, je te le fais pas dire, balancé comme ça à tant de gens librement cravatés, tous librement démocrates et librement adeptes de la pluralité et de la liberté de critiquer. Sidérant donc, mais illico banalisé. Non mais là, c’est sûr, le Vieux déraille ! Le Vieux salit son pays que c’est une honte ! Et dire qu’on va le payer pour ça ! Dire qu’il fait la leçon à un vrai dissident qui a vraiment lutté pour la vraie liberté alors que lui se les roulait en fumant des cigares subventionnés par sa milliardaire de papier ! Tout ça que tu reconstruis ou déconstruis, comme on le dit dans les facs de lettres. Tout ça que tu ramasses dans la scène d’exposition de ta pièce ou de ton film ou de ton roman panoptique. Tout ça dont tu fais signifier l’énormité : un écrivain qui dit quelque chose ! L’horreur jamais vue ! Genre Thomas Bernhard taxant l’Autriche de nazisme ! Mais pire en l’occurrence : le modèle mondial de la démocratie et de la liberté vilipendé par le plumitif le plus nanti de la Société des Autrices et Auteurs suisses ! Le top de l’incongru : tous prisonniers, et là tu les zoomes sur leurs fracs et leurs robes griffées. Tous gardiens d’eux-mêmes et c’est tout le pays vigile qui défile. Du grand théâtre dürrenmattien, mais là faudra trouver les gueules de l’emploi, les Ospel commodores et consorts et leurs maîtresses et leurs mignons. Du cinéma comme on n’en fait plus ou pas encore. Du roman qui serait alors le roman de la prison, j’veux dire le roman qui capterait et réfracterait la vision panoptique du Profond aujourd’hui, comme disait Cendrars avant la Der des Der…


    Cendrars7.jpg…. Ceci dit moi je t’avouerai, malgré tout, que cette histoire de prison n’a cessé de me tarabuster. Bien sûr que je la trouvais exagérée moi aussi. Aussi gonflée que ce qu’écrit le jeune Ramuz, en 1918, quand il affirme que si nos amis Français souffrent là-bas, de l’autre côté de la frontière, nous aussi nous souffrons à la seule pensée de les savoir souffrir. Blaise Cendrars, au même moment, est en train de se vider de son sang sur une civière. On lira plus tard, à chialer, le récit déchirant du jeune troufion en train de crever à ses côtés, qui fait Blaise s’excuser presque de se sentir survivre. Tandis que Ramuz souffre autant que ceux-là, non mais ! Très Suisse tout ça, tu trouves pas ? N’empêche : le vieux Dürrenmatt et le jeune Ramuz disent quelque chose qui déroge à ce qui semble juste un petit réconfort foireux, et c’est ça qui me fait y revenir. Je pense au corps de Dürrenmatt. Je pense au corps des livres de Dürrenmatt. Je pense à La visite de la Vieille Dame. Je pense à la façon dont les Messieurs ont fait d’une jeune amoureuse la vieille catin vengeresse. Je pense à la pureté de cœur du vieux Friedrich. Je me rappelle l’étudiant fonçant dans le tunnel. Le train peinard de Konolfingen à Berne qui passe soudain de l’horizontal à la bascule sauvage en chute verticale direction le profond de la Terre. Je me dis qu’il sait ce soir-là qu’il va mourir comme aux moments des transes lucides du jeune auteur mais que cette fois ça se précise. Je me dis que la réalité réelle perçue par Ramuz n’a pas d’âge mais qu’il lui arrive à lui aussi de toucher au pur sauvage. Je me dis que ces deux-là on pressenti l’horreur de l’actuel Wellness et la camisole de force de notre béate béance. Je les vois tous, les sauvages, j’vois Robert Walser, j’vois Charles-Albert, j’vois la mère Colomb, j’vois Farinet, j’vois Aloyse et Wölffli, j’vois Godard à moitié mort et Daniel Schmid encore vivant, j’vois Louis Soutter l’halluciné génie - j’les vois tutti quanti dans le jacuzzi, tous au barbecue fédéral du fédéral Office de la Culture populaire et de qualité, tous plus libres de se la jouer extrême, de se la jouer rebelle n’est-ce pas, de se la jouer barbare en veux-tu voilà, tous plus libres d’êtres libres et de ne pas dire le contraire, sinon gare aux subsides, non mais des fois…


    …Le Panopticon est une position fluide, la vision panoptique est une proposition malléable comme l’argile des algorythmes, Dürrenmatt dirait « entre le cendrier et l’étoile », Ramuz «laissez venir l’immensité des choses » et Cingria : « ça a beau être immense, comme on dit, on préfère voir un peuple de fourmis pénétrer dans une figue», quant à toi tu l’diras comme tu l’ressens ici et maintenant dans ton corps à toi et ta sauvagerie…


    Basil.jpg…Le panopticon est ce lieu de la prison d’où tous les prisonniers à la promenade sont visibles, mais la position ne se borne pas à la prison suisse, j’te jure que c’est de la prison du multimonde qu’il va s’agir. Le jeune Basil da Cunha balade sa caméra le long d’un chantier nocturne genevois ou dans un bidonville lisboète et me raconte ses projets sous le Cervin mandarine du Buffet de la Gare de Lausanne, moi j’lui raconte mon projet de roman panoptique en évoquant le filmage du Filmeur d’Alain Cavalier auquel j’ai décrit le film que Lionel Baier a tourné avec son téléphone portable sous le titre de Low cost – j’te cite autant de sauvages selon mon cœur, comme l’est resté à sa façon le vieux Chappaz ou comme je l’ai retrouvé dans L’Embrasure de la jeune Douna Loup, enfin tu vois le genre : pas du tout rebelles de salon mais artisans, mais poètes de la Chose, tous résistant à la nouvelle taule sans murs du Bonheur obligatoire capté et réfracté dans l’instant par les webcams du multimonde…


    …Moi j’te dis qu’il y a là une nouvelle donne et que c’est une matière géniale si tu t’sors les pouces, suffit de capter à longueur de journée, ou plutôt suffit pas de capter parce que rien ne suffira pour le vrai sauvage visant le bout de la nuit - relis donc Céline et regarde de tout près la musique des mots, regarde les gens de plus près, regarde ce vieux géant qui te parle de l’Homme des Bois veillant au cœur de la Suisse des vals de l’aube ou des bars du soir - regarde le vieux diabétique défier ces cheffes de projet et ces décideurs auxquels il rappelle qu’ils sont ligotés comme toi et moi, regarde les pharmaciens que vitupérait ce vieux fol de Ludwig Hohl dans son entresol, regarde les peser leurs doses d’indifférence et de déni, de mépris académique ou de flatterie médiatique, entre éther et viagra, enfin regarde mieux le multimonde et fais-en un slam ou ce qui te chante, n’écoute pas les éteignoirs qui te bâillent que tout a été dit et que plus rien ne vaut de l’être - allez j’te balance tout ça par mail ou sur Facebook et t’en fais ce que tu veux…

    (Ce texte résulte d'une commande de Yari Bernasconi, rédacteur en chef de la revue ViceVersa, et d'Anne Pitteloud, rédactrice au journal genevois Le Courrier, où il a été publié le 21 novembre 2011; repris sur le site Le Culturactif. Il a servi de déclencheur à la suite des Rhapsodies panoptiques, qui compteront 88 numéros de 8888 signes.)

  • Ceux qui sévissent

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    Celui qui tient le monde par les bourses / Celle qui inflige les peines de cœur / Ceux qui font progresser les déserts / Celui qui tue de son seul ricanement / Celle qui blesse de son seul regard / Ceux qui anéantissent de leur seule haleine / Celui qui écrit des articles pour se venger de sa bosse morale / Celle qui s’est spécialisée dans le dénigrement en salon de coiffure/ Ceux qui brandissent le glaive de la justice dite divine / Celui qui assomme les pauvres à coups de Bible / Celle qui frappe dans ses mains afin (dit-elle) de liquider le plus possible d’insectes nuisibles / Ceux qui lisent Lénine le matin avant de finir d’installer les barbelés / Celui qui explique au Tribunal que tuer n’a été un problème que la première fois ensuite on prend le pli / Celle qui a fait carrière dans le mesquin / Ceux qui ont l’art de mêler concret et abstrait et donnent donc dans l’art pour lard / Celui qui fait de l’esthétique une éthique et de l’éthique une musique / Celle qui coupe court à toute flatterie sur les moins de trente-trois ans / Ceux qui se défient de la médiation interne au sens hégélien et gardent ainsi un caleçon de pudeur sur leur petit fatras / Celui qui constate dans la VW familiale que les jumeaux Dupond et Dupont se branlent à l’arrière sous leurs chapeaux / Celle qu’obsède la vision des collégiennes aux douches /  Ceux qui dénoncent le Bail pour attentat à la pudeur / Celui qui frappe le piano pour qu’il crache enfin son morceau de Beethoven / Celle qui surveille les selles du Chevalier à la Triste Figure / Ceux qui agissent en descendant directs du Seigneur du Cuissot / Celui qui fourgue la came en tant que Procureur assermenté / Celle qui pratique l’anarchie au niveau du rangement / Ceux qui ont mouché les chandelles de l’envie / Celui qui dit je n’ai plus rien sans préciser qu’il a tout eu dans l’cul / Celle qui la pile en s’accusant d’être trop bonne à une lettre près / Ceux qui coupent court à toute euphorie alors que la Tempête Joachim leur fond dessus, etc.

    Image :Philip Seelen