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Livre - Page 121

  • Le coup de foudre de Jimmy

     Parramore4.jpgJimmy Parramore chante un coup de foudre qui a duré trente ans

    « Nous avons eu beaucoup de chance », aime à dire et répéter James Parramore, alias Jimmy, au soir de son (grand) âge qui fleure la  jeunesse à rallonge. Il y a, chez cet octogénaire à dégaine d’éternel  bohème, du viveur à la Henry Miller et, par mimétisme de navigateur, du Zorba méditerranéen, aussi à l’aise à Ibiza que dans tel petit port d’Anatolie  où il se fit un ami, un soir, du tenancier du troquet du coin, rien qu’à identifier tel morceau de Stéphane Grappelli et tel autre d’un jazzman aimé des deux compères. Cinq étés durant, il a fait le tour de la Grande Bleue à bord d’un voilier baptisé Robe de Chine, avec l’amour de sa vie, prénom Françoise. Et c’est pour Françoise, aujourd’hui, quatre ans après qu’elle lui a été arraché par la maladie, que Jimmy sort un CD au doux murmure mélodieux, pas loin de  Gainsbourg, entouré des meilleurs musiciens qu’on puisse trouver dans nos contrées, tels Antoine Auberson (saxo), Pierre-François Massy (contrebasse) ou Lee Maddeford (piano), notamment.

    Dans l’appartement sédunois où ils s’étaient retrouvés après maints périples, Françoise est partout, ici varappant aux Ecandies, là tous cheveux au vent sur le voilier, toute nue plus souvent qu’à son tour et même à son chevalet d’accro de peinture. « Une belle nature », a-t-on envie de dire rien qu’à la voir en photos ou à la retrouver dans la profusion de couleurs de ses rêves éveillés où la mer, les chats, les corps semblent danser entre la vie et la nuit. On en oublierait presque son absence, et d’autant plus que Jimmy la ressuscite à tout moment, fût-ce les larmes aux yeux et la gorge serrée, quand il évoque les lendemains de la vente du voilier, quand Françoise sanglota : « Ce bateau, c’était nous… » Ou, deux mois après sa mort, lorsque, terrassé par le blues, il jeta sur le papier les paroles et la musique de son Coup de cœur

    Quand il évoque la chance qui lui a souri, Jimmy Parramore ne parle pas que de son coup de cœur. Parce que la chance, il l’a connu dès ses premières années de petit Ricain fils de médecins, dont la profession l’a protégé des rigueurs de la Crise de 1929 avant de relancer sa seconde vocation, la première étant celle de pilote. Or la chance était, aussi, au rendez-vous du chasseur de la guerre de Corée accomplissant ses cent missions réglementaires sans être touché par la DCA. Ensuite, autre coup de pot : que la mère de James, rejoignant son aviateur de fils  stationné en France avec son unité, l’emmène un jour en Suisse pour voir de plus près le Cervin, lui offrant du même coup un autre coup de cœur de longue durée pour Lausanne.

    C’est en pensant, malin, à Paris et aux mythiques caves de Saint Germain-des-Prés, qu'il était parti pour la guerre de Corée, sachant que sa prochaine affectation serait la France. Mais en lieu et place du Tabou de Boris Vian, ce fut sur le Barbare lausannois qu’il tomba, immédiatement séduit par notre bonne ville autant que  par les filles du pays célébrées par Godard, au point de s’établir en nos murs pour y faire sa médecine. Anesthésiste en retraite, il remarque à présent que sa spécialité était proche de celle du pilote de chasse : « Tu dois faire bien gaffe, au départ et à l’arrivée !»…

    Le visage buriné de Jimmy Parramore, ses petits yeux clairs et vifs, sa douceur sans rien d’onctueux, ses gestes restés souplement décontractés malgré ses putains de genoux qui grincent, sont d’un homme qui « a vécu », comme on dit. Et ce n’est pas fini !

    Sa chance est, aussi, d’être resté proche de ses deux filles d’un premier mariage, Estelle et Wendy. Chance aussi d’avoir des tas d’amis « au rendez-vous des artistes », pour reprendre le titre d’une de ses chansons. Chance d’avoir plein de beaux souvenirs d’amour, autour du feu central de son coup de cœur, ou d’amitiés sous tous les soleils. Chance enfin de pouvoir chanter sa chance, avec les mots et les mélodies qu’il a lui-même arrangées avant de les confier à ses potes musiciens – chance de pouvoir dire si bien enfin : merci la vie !        

     

    Jimmy07.jpgJimmy Parramore, Un coup de foudre, Pour Françoise.CD. JP Productions.

    Site de Jimmy Parramore : http://www.jimmyparramore.com


    Photo de Jimmy Parramore: Sedrik Nemeth. Ici, avec un autoportrait de Françoise Parramore.

  • La fugitive

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    Je reçois une lettre anonyme signée Un ami qui vous veut du bien, qui me dit que celle que je cherche se trouve dans le métro de Paris. Je fais donc croire à Pomme, qui me présente volontiers comme son compagnon de vie, que je dois passer trois jours à la capitale, et je m’y attendais: elle me dit qu’elle ne pourra m’accompagner à cause de son atelier de patchwork.

    J’aperçois celle que je cherche sur le quai de la station Gaîté, mais c’est évidemment de l’autre côté des voies et ce n’est même pas la peine que j’essaie de la rejoindre puisque sa rame arrive à ce moment-là. Un autre jour il me semble en distinguer le pur ovale du visage dans la foule de Saint-Michel, mais ce n’est peut-être qu’une fantasmagorie; en revanche elle s’assied bel et bien en face de moi sur le trajet de retour entre Bastille et Gare de Lyon, et là je m’en veux de ne pas avoir le cul de bouleverser la sacro-sainte organisation de Pomme, qui m’attend ce soir pour fêter la libération des otages du Liban avec ses amis du Groupe Solidarité.

    Bref, je n’en ai pas fini de lui courir après. D’ailleurs cela devait être écrit puisqu’au jeu de la bague d’or, déjà, ce n’était jamais celle que je voulais à laquelle il fallait que je me prenne un baiser-vous-l’aurez.

    Image: Philip Seelen

  • Ceux qui fêtent la plasticienne

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    À nos amis Jackie et Tonio

     

    Celui qui monte au Loft avec une bouteille de Cuvée Mythique de la Coopé / Celle qui se  réjouit de découvrir le beau maréchal-ferrant, dit le Bouc / Ceux qui savent que Léa préfère les manuels sans (toujours) l’assumer / Celui qui se pointe avec celui qu’il appelle son compagnon de vie comme lui barbu mais jardinier / Celle qui  a peint les briques de la dernière installation de Léa / Ceux qui se font annoncer pour la fin de la soirée vu qu’ils ont faim et connaissent Léa/ Celui qui se demande ce qu’est cette Cuisine Pauvre que Léa se targue de pratiquer / Celle qui glousse en surprenant le jeune maréchal-ferrant dans la cuisine en train de se couper une tranche de saucisson d’ail / Ceux que Léa accueille sur le seuil en toge casaque de lin blanc très classe / Celui qui écrit un essai sur l’Art Pauvre dans lequel il n’a pas hésité à classer les derniers travaux de Léa / Celle qui se demande s’il n’y aura qu’une coupelle de pistaches à l’apéro pour tout ce monde qui arrive / Ceux qui reconnaissent le critique D. toujours un peu bluesy / Celui qui se demande si l’ambiance va prendre / Celle qui dit à Léa merci d’exister en entrant dans le Loft blanc / Ceux qui sont un peu effrayés par la beauté prolétaire du jeune maréchal-ferrant aux tatouages carrément flashy / Celui qui prend le jeune maréchal-ferrant pour un Grec alors que c’est juste un Sarrasin pur Valaisan  / Celle qui aide Léa à servir le Buffet Pauvre pendant que le jeune maréchal-ferrant décrit sa nouvelle Kawa au galeriste K. / Ceux qui se regardent l’air gêné pour Léa / Celui qui surveille les regards de son compagnon de vie que les tatouages du jeune maréchal-ferrant semblent fasciner grave / Celle qui constate qu’après le Buffet Pauvre il n’y aura pas de viande rouge / Ceux qui se taisent en pensant à la rigueur de la vie d’artiste / Celui qui se veut provoc en demandant au jeune maréchal-ferrant s’il a lu Proust / Celle qui trouve nulle la remarque de Fabien au motif qu’elle-même n’est jamais entrée dans La Recherche alors qu’elle a un bac latin-grec /  Ceux qui se disent qu’au moins Léa ne leur impose pas un Kosovar / Celui qui croit de bon goût de remarquer tout haut que Léa a toujours eu l’intelligence du cœur / Celle qui pense clairement que le jeune maréchal-ferrant valaisan a des ressources cachées et peut-être même à lu les commentaires de Deleuze sur Proust / Ceux qui se sont promis de prononcer les noms de Derrida ou de Barthes avant la fin de la soirée / Celui qui se tait de plus en plus alors que l’heure tourne / Celle qui demande à Léa ce que ça fait d’avoir cinquante ans / Ceux qui finissent par trouver le jeune maréchal-ferrant trop sympa / Celui qui fera une scène ce soir à son compagnon de vie en lequel le jeune maréchal-ferrant a trouvé un autre passionné de Chris Rea / Celle qui sent que bientôt tout le monde se taira sauf le loulou de Léa /  Ceux qui arrivent à onze heures en se demandant comment ce sera et que le silence gêné de tous gêne aussitôt / Celui qui a amené un lot de vendanges tardives qui réchauffe l’atmosphère au dam de certaines et certains / Celle qui sent que les certaines et certains vont pas s’attarder et s’en réjouit alors qu’elle lance à Léa qu’elle a à un super beau mec et à celui-ci que ferrer des chevaux est aussi beau que les monter comme elle son Prospero / Ceux qui semblent redouter de ne plus s’ennuyer et qui prennent congé en remerciant Léa d’exister sans regarder le jeune maréchal-ferrant / Celui qui note la date de la prochaine expo de Léa et lui dit qu’il tâchera d’être de retour d’Oslo / Celle qui regarde Léa regarder son maréchal-ferrant et  l’envie carrément / Ceux qui diront plus tard que cette soirée était de celles comme on n’en fait plus à présent que le marché de l’art bat de l’aile, etc.

    Image : L'Aporie du réel, uneoeuvre de Léa P., dans sa série Arte Povera. Photo Philip Seelen.    

  • Pensées du soir

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    Notes de l’isba (15)

    De l’intranquillité. – À un moment donné le voile s’est déchiré au regard de l’enfant et c’est alors que, pour la première fois, il s’est senti seul et perdu, plus une main, plus une porte, plus une issue que ce ciel au-dessus mais point d’ailes ; il a vu ce qu’il en est et cette évidence claire-obscure  a fait de lui désormais ce permanent inquiet se tenant là comme si de rien n’était, allons passons, passez passants, dimanche nous attend…

     

    De la nature. – Depuis lors quoique vous fassiez et me disiez elle est toujours là à me guetter, mais vous n’y êtes pour rien, allez, et si vous préférez ne pas y penser c’est votre affaire lors même que je la vois qui vous guette aussi - sûr qu’il y en aura pour tout le monde quoique vous fassiez pour l’oublier tout en vous impatientant de me faire taire, mais pas un instant elle n’aura de cesse de vous faire taire vous aussi, ça ne fait pas un pli ; et cependant que la nature est belle ce soir d’été indien et quel agréable chemin dans la prairie…

     

    De la personne. – Il n’y a plus là de place pour aucune pensée vivante et c’est pourquoi je suis sorti et me suis éloigné, il y avait là-bas trop de bruit et d’agitation pour rien, trop de rendez-vous et de réunions pour rien - mais je n’ai pas fui pour autant, je  n’y suis pour personne qu’en apparence alors que je reste plus que jamais, ici et maintenant, présent  en personne…  

     

    (Ces notes ont été prises en marge de la lecture de Dimanche m'attend, dernier journal de Jacques Audiberti paru chez Gallimard en 1965, l'année de sa mort,) 

     

    Image JLK : Crépuscule d’été indien

  • Jouvence des vieilles peaux

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    Notes de l’isba (14)

    Mémoire vive. - Proust ne dit pas ce qu’on a été mais ce que nous devenons en ressaisissant notre matière de mémoire. La mémoire active de Proust est un filtre qui se développe et s’affine au fur et à mesure qu’elle s’exerce, comme augmentée par elle-même et par la matière qu’elle ne cesse de filtrer et de transformer – de mettre littéralement en forme-, et de ce mouvement constant, de ce brassage de grands fonds en moires affleurées, de cette distillation fine émanent ces pages de loin en loin sublimes qui sont comme autant d’expressions d’une extase en lentes ou fulgurantes fusées.

    °°°

    Une pensée libre. - La lecture du vieux Gustave Thibon, dans L’Illusion féconde recueillant les pensées du jeune homme de nonante ans, me fait toujours du bien et depuis mes vingt ans de personnaliste de gauche et de droite en même temps et de tous les goûts de ma nature. Or il en va de cette lecture comme du bon pain et de l’eau claire, sur une faim et une soif que jamais les Modernes n’ont rassasiée ou étanchée. Ce vieux veilleur des champs m’est resté comme l’incarnation d’un penseur indépendant selon mon cœur de tous les âges, certes nourri de ce fou de Nietzsche et de l’allumée Simone Weil qu’il a défendus comme personne, mais à mes yeux libre de toute attache en dépit de ses liens avec la France souverainiste et le catholicisme traditionnel, dont je me fiche évidemment pour mieux écouter sa vraie voix ferme et bonne de passant profond, paysan du ciel comme Haldas ou Ramuz, fidèle assurément mais plus que cela : laissant à chacun vivre ses fidélités innées ou acquises -  et notre commun amour pour la vie et les gens, la poésie et les livres qui diffusent à travers les siens que je rassemblerai tous ici, à l’isba, au bord du ciel.

     °°°

    Passé l'âge. - Une sagesse qui ne rayonne pas, une vieillesse qui ne rayonne pas, une parole qui ne rayonne pas restent à mes yeux lettres mortes, auxquelles je préfère les égarements juvéniles et les folies rebelles. Mais les vieilles peaux dorées par le Temps, les vieilles sentences répétées en psalmodiant sous l’arbre à sagesse, la vieille chanson de l’humanité qui se raconte n’en finissent pas, tous âges mêlés comme lapins au clapier humain, de nous revivifier…    

    Gustave Thibon. L'illusion féconde. Fayard, 186p.


  • Le cercle et la flèche

     

    Notes de l’isba (13)
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    De l’autre vie. - Enfin Kolia demande à Karamazov : « Est-ce vrai ce que dit la religion, que nous ressusciterons d’entre les morts, que nous nous reverrons les uns les autres, et tous, et Ilioucha ? »

    Alors Karamazov : « Oui, c’est vrai, nous ressusciterons, nous nous reverrons, nous nous raconterons joyeusement ce qui s’est passé ».

    Et moi : je ne sais pas, ce n’est pas sûr tout ça, enfin moi je n’en suis pas sûr, mais ce qui est sûr c’est ça : c’est que nous nous racontons et nous raconterons à n’en plus finir et joyeusement tout ce qui s’est passé, ainsi les livres sont-ils une préfiguration de la joyeuse conversation du Paradis…

    °°°
    De la lecture. - Des tas de livres qui paraissent sont des livres possibles, mais nécessaires ? C’est ce que je me demande à chaque rentrée devant le nouveau déferlement de livres possibles et parfois suffisants, mais nécessaires ? En tout cas les papiers possibles sur des livres possibles tiennent le haut du pavé.

    C’est en effet de ça que sont remplis les espaces des médias, par contagion et contamination du possible commerce ou du possible du moment, qui fait qu’un article possible le sera mieux s’il est le premier à parler d’un nouveau livre possible, disons le nouveau livre d’Emmanuel Carrère, et voici paraître dans Les Inrocks un premier papier possible sur ce roman lui aussi possible, bientôt suivi par d’autres papiers non moins possibles dans Le Point, L’Express, Le Nouvel Obs’, ainsi de suite.

    Mais rompre le cercle du possible et passer à la flèche du nécessaire est-il si difficile que ça ? Je ne le crois pas. Comme je n’ai pas lu le nouveau roman d’Emmanuel Carrère, je ne saurais dire s’il est juste possible ou réellement nécessaire. Donc je prendrai mon temps. Il se trouve que je n’ai pas fait mon possible en sorte de sortir un papier au moment où je pouvais m’inscrire dans ce cercle temporaire, hors duquel la péremption guette dans les rédactions. Mais le temps de la lecture défie celui du possible et du suffisant, et celui-là seul devrait m’occuper alors que trop souvent, pour assurer comme on dit, je me trouve commettre moi aussi des papiers possibles sur des livres possibles…

    °°°
    De l’optimisme. - La conclusion médiatique typique « donc on peut rester optimiste » prélude à toutes les esquives « positives » actuelles, au dam de l’optimiste lui-même, en lequel veille un réaliste. Ainsi, mon optimisme n’est-il pas un aveuglement devant ce qui est mais un appel de mon corps mortel entier, et donc de mon esprit, à ce qui survit de notre joie d’être au monde et à ce qui la vivifie sans nous abuser.

    Image:Philip Seelen

  • Claire-obscure est la passion

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    Notes de l’isba (11)

    Partage. – Il n’est pas de plus grande joie, pour quelqu’un qui vit la double respiration de la lecture et de l’écriture, que de trouver, dans un nouveau texte, la fusion d’une lecture du monde et d’une modulation jamais entendue du chant du monde. Or c’est ce bonheur très rare que j’aurai vécu ces derniers jours en lisant sur manuscrit Caravaggio, le dernier jour, de mon occulte ami Bona Mangangu.

    Bona3.jpegJe dis occulte car je ne connais Bona que par nos mots et sa peinture, puisque Bona est peintre aussi, et pourtant, après ce nouvel écrit en partage d’une incantation poétique à la vie à la mort, je me sens plus proche de Bona que de beaucoup  de gens de mon entourage, comme d’un frère d’esprit et de cœur qui finirait mes phrases et dont je devinerais la fin des siennes.

     

    Caravage5.jpgFusion. – Le miracle de ce livre à la fois bref et très dense tient, je crois, à un mélange à tout moment surprenant de clairvoyance intelligente et de poussées pulsionnelles ou tripales, de pénétration critique pure de tout pédantisme et d’expérience intime  de la création, d’un discours qui oscille lui-même entre confession et prône, invective et prière, analyse et effusion, et tout est là en puissance de ce qu’on sait ou qu’on sent du Caravage et de ses œuvres, disons plutôt de Michelangelo Merisi de Caravaggio, dit Le Caravage, en ses œuvres, et tout est là, tout est lié et relié, tout est religieux, tout est filtré par un amour plus fort que la mort dont l’art n’est qu’un résultat, tout sublime qu’il soit, cristal épuré de toute une vie de tourments et de turpitudes, de mouvements désordonnés apparemment mais à travers lesquels court un fil rouge – tout est ressaisi par dedans, puisque c’est lui qui parle, au seuil de ce dernier jour, face à la mer et à la mort, dans un torrent de mots qui résument une vie.

    Caravage22.jpgPassion. – Je ne sais combien de vies ont été vécues par le compère Bona, ce ne sont pas des choses qui se comptent, mais ce qui est sûr est que c'est comme si ce Congolais aux passions multiples, citant Cendrars comme il évoque Gesualdo ou saint Philippe Neri, poètes et penseurs de partout et de tous les temps, avait tout compris de ce qui compte vraiment. À savoir qu’un grand artiste n’a de comptes à rendre à qui que ce soit n’étaient deux ou trois personnes en une, pour parler chrétien, car c’est en chrétien que nous parle bel et bien ici Le Caravage, si révolté qu’il soit contre les curies et les aigres docteurs de la Loi.

    Caravage23.jpgSa peinture, tissée de ténèbres et de lumière, exprime évidemment les ténèbres et les lumières d’une vie, mais l’intuition baudelairienne de Bona Mangangu lui fait dépasser l’opposition conventionnelle de ténèbres toutes mauvaises dont triompherait la lumière toute bonne, en pétrissant ses ténèbres de lumière et en humanisant celle-ci. La tendresse est un élément, à mi-chemin de l‘amour terrestre et du détachement, qui baigne la parole du Caravage en ce dernier jour, où la mélancolie a sa part aussi, comme la sensualité revisitée sans relents moralisants, alors que le ressouvenir du crime ravive la blessure, au tréfonds de la conscience, d’un acte irréparable.

    Caravage26.jpgBaudelaire rôde dans ces pages, mais aussi Bloy, Barbey, Dante aussi dans la vision claire-obscure et le double recours à l’Elu et à une présence féminine un peu lointaine mais pure, un peu ténue mais d’autant plus présente et apaisante au milieu des beaux garçons fessus que le narcissisme masculin multiplie à l’envi, sans parler des amitiés chastes que le poète chante autant qu'il chante Rome et ses filles de joie.

    Caravage7.jpgEnfin, c’est un livre du recours ultime que ce Dernier jour du Caravage, qui dégage une voix émouvante d’un chaos puissamment évocateur de nos  temps actuels.

    Un premier exergue, de Chateaubriand, en oriente la teneur spirituelle : « Il faut des torrents de sang pour effacer nos fautes aux yeux des hommes, une seule larme suffit à Dieu ».   Et Bona Mangangu n’aurait pu trouver meilleur commentaire de son chant que dans cette citation finale d’Edouard Glissant : « Car s’il est vrai que la terre vous fournit la cadence, le poème seul décide du dernier mot »…   

  • L'innocent

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    … On l’a retrouvé dans le placard cloué du cellier, il était resté bien conservé, nu dans une espèce de camisole de force, la peau toute brune, lisse et plissée, on aurait dit du cuir de portefeuille, les yeux sans yeux, le cheveu ras, une grimace d’effroi, à croire qu’il mimait le nôtre à l’instant de le découvrir là, lui qu’on disait enlevé à sept ans et probablement noyé par l’idiot de la maison du canal, avec ce rosaire d’ivoire dans sa petite main semblant une patte d’oiseau desséché…

    Image: Philip Seelen

  • Ceux qui se disent au jardin

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    Celui que plus rien ne blesse que la mesquinerie / Celle que le besoin de dépenser angoisse / Ceux qui te disculpent de ce que tu n’as pas commis / Celui qui te laisse la place du mort / Celle qui te cède volontiers l’addition / Ceux qui ont l’art de se défiler / Celui qui retire prestement la tête au moment où le bourreau frappe dont la hache fend alors le genou gauche et ça maman ça fait mal même à un bourreau bourré de valium / Celle que le bourreau de son cœur attend à la sortie du bureau / Ceux qui remettent son congé au bourreau de travail un peu distrait depuis février / Celui qui se défaufile /Celle qui se la coule douce dans son bain de mousse sans se douter que pendant ce temps son boy friend se pend à la crémaillère / Ceux qui dépendent le pendu en affectant une mine tendue / Celui qui revoit Bad Lieutenant juste pour en entendre le cri de bête humaine blessée / Celle qui se dit en ménopause café / Ceux qui ont conservé le bâton gainé de cuir dans lequel leur oncle Léonce mordait pendant ses crises / Celui qui tape dans le dos du vieux chameau / Celle que les vengeances animales mettent en joie / Ceux qui cherchent noise à la belle vaseuse / Celui qui te dit qu’il va entrer en retraite comme s’il t’annonçait son propre deuil / Celle qui parle de sa retraite aux flambeaux / Ceux qui voient du Rohmer dans le dernier Quignard / Celui qui se prétend au jardin alors qu’il est en réu / Celle qui se dit en réu un alors qu’elle sarcle et marcotte / Ceux qui achètent Les solidarités mystérieuses rien que pour le titre / Celui qui aime son « être vital » et même plusieurs / Celle qui entretient un rapport à la fois ludique et angoissé avec les gastéropodes bisexuels et les garçons du même sexe / Ceux qui découvrent la bave de l’escargot sur le genou de Claire / Celui qui ose écrire qu’ « il pleut lentement » / Celle qui pleure légèrement à la vue du calendrier / Ceux qui se voient trop peu souvent admet la sœur aînée du sourd-muet affectivement dépendant / Celui qui s’est marié pour être libre et a divorcé pour le rester / Celle qui a toujours surpris son monde en se remariant souvent avant de se lancer dans l’étude du chinois / Ceux qui sont toujours plus ou moins amoureux sans le montrer, etc.

    (Liste jetée en marge de la lecture du dernier roman de Pascal Quignard, Les solidarités mystérieuses, fine merveille)     

  • Une vie et un destin

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    En hommage à Vladimir Dimitrijevic, passeur génial.

    Les mots vie et destin forment une croix, nous avait fait remarquer Dimitri à la parution du roman de Vassili Grossman, sans doute l’un des plus importants du catalogue de L’Age d’Homme, et c’est l’image de cette croix bonne pour toute l’humanité, au-delà de toute croyance, qui nous est apparue lorsque nous avons appris la nouvelle du tragique accident survenu au soir du 28 juin 2011.

    Mort sur la route avec les livres qu’il transportait, opiniâtre et buté comme il le fut durant toute sa vie, Dimitri a été rattrapé par le destin « au travail ». Du côté de la vie, il nourrissait encore une quantité de projets, mais ainsi fut scellé son destin. Les croyants serbes ont vu, dans le fait que la mort de Dimitri coïncidât  avec la date de la bataille fondatrice de la nation serbe, un signe nimbé de mystère. Pour notre part, c’est aux vitrines des librairies que nous voyons aujourd’hui survivre Dimitri comme, dans la vision proustienne d’après la mort de Bergotte, les livres de celui-ci déployant leurs ailes aux devantures ; ainsi de tous ceux que Dimitri a tant aimés et nous a fait tant aimer.

    Le génie du fondateur de L’Age d’Homme fut d’abord celui d’un lecteur extraordinairement intuitif, poreux et pénétrant, capable d’accueillir des auteurs que tout semblait opposer, tels Cingria et Witkiewicz, Amiel et Zinoviev, le subtil et délicieux Saki ou ce païen fraternel  que fut un John Cowper Powys en ses Plaisirs de la littérature, autre fleuron de L’Age d’Homme. Tout et son contraire ? Non : tout ce qui fut poussé à sa pointe sensible  ou spirituelle, par le don le plus total et par les chemins les plus variés.

    L’apollinien et le dionysiaque cohabitaient dans la nature complexe, aussi lumineuse que parfois ombrageuse, de cet homme que la grande épreuve physique d’un premier accident avait fait méditer  avec humilité à la Douleur absolue, vécue sur la croix. Et son cher Milos Tsernianski de conclure : «Les migrations existent. La mort n’existe pas ». 

    « On continue ! », disait toujours Dimitri, qui ne nous quittera jamais tant que nous lirons…

     

    (ce texte constitue l'éditorial de la nouvelle livraison du journal littéraire Le Passe-Muraille, à paraître ces prochains jours, tout entière consacrée à un hommage à l'éditeur Vladimir Dimitrijevic, mort sur une route de France le 28 juin 2011. Y ont participé Georges Nivat, Claude Frochaux, Richard Aeschlimann, François Debluë, Lydwine Helly, Slobodan Despot, Patrick Vallon, Freddy Buache, Jean-Michel Olivier, Laurence Chauvy, Claire Hillebrand, Valérie Humbert, Jean-Louis Kuffer)

    Image: Vladimir Dimitrijevic au bord de de la Drina, en 1987. Photo JLK.

     

     

  • Aux couleurs de Cingria

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    «Mars.

     Je crois que ça déteint sur moi. J’y pense régulièrement, je me mets à les voir, moi aussi : les couleurs qui se délavent, sauf le noir et le vrai blanc qui ne sont que mirages, et le bleu de l’encre qui est une sensation scolaire. J’y pense par moments, aux petits os qu’on a sous les épaules et qui tiennent les muscles. Aux arbres contre lesquels a haleté le Christ, à l’abri d’une colline. Aux infusoires qui ne vivent que le temps d’un laghu matra. Aux animaux morts dans l’Arche et qu’on ne connaîtra plus. Aux échographies qui nous font oublier le ventre si proche et projettent des images mentales. Aux graines universelles coffrées dans le béton en terre de Béring. À l’achat de toute l’Alaska pour une poignée de dollars. Aux îles Diomèdes depuis lesquelles, pour autant qu’on possède un balcon, la Sibérie s’offre au regard. A Pavuvu et à l’enfer des rats. A la paonne qui crie le nom d’un pape ancien et prophétique juste sous mes fenêtres d’enfance. Aux gens qui nous sourient et qu’on laisse derrière nous, parce que c’est impossible, on ne peut pas faire autrement, on n’aurait pas le temps, on n’aurait pas le courage. Même si on le voudrait. Même si on leur courrait après, ils auraient disparu. Il reste alors les livres, gros, remplis de pages terribles et de couleuvres dans les flaques. On y pense en marchant, puis les couleurs se fanent. On y pense comme des reptiles. Roulés en bandes sur des murets, seuls au soleil qui est une étoile lointaine ».

     

    Ce texte est un extrait des Impressions d’un civiliste à Lausanne, rédigé en marge d’un travail accompli par Daniel Vuataz dans le cadre de son temps de Service civil, en remplacement du service armé, passé avec l’équipe de l’édition des Œuvres complètes de Charles-Albert Cingria. L’entier de ce texte paraîtra dans la prochaine livraison du journal littéraire Le Persil, consacrée à Cingria. Heureux pays tout de même que la Suisse, où les objecteurs ont la possibilité de servir la Littérature…  

    Photo JLK: Daniel Vuataz à La Désirade, ce 29 septembre 2011.

     

  • Ceux qui se la jouent


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    Celui qui se la joue artiste maudit / Celle qui se la joue victime du Mec / Ceux qui se la jouent rouleurs de mécaniques / Celui qui se la joue décideur sans états d’âme / Celle qui se la joue politiquement concernée / Ceux qui se la jouent rebelle / Celui qui se la joue libéré sans préjugés / Celle qui se la joue on-ne-me-la-fait-pas / Ceux qui ont des bajoues / Celui qui se la joue salsa du démon / Celle qui se la joue romantique éplorée / Ceux qui se la jouent casseurs de pédés / Celui qui se la joue grand seigneur avec l’argent du syndicat / Celle qui se la joue super bijou / Ceux qui se la jouent détachés de tout / Celui qui se la joue nobody / Celle qui se la joue beau body / Ceux qui se la jouent gros lobby / Celui qui se la joue tout-marketing / Celle qui se la joue tout bénef / Ceux qui se la jouent tout est permis / Celui qui chique une noix de cajou / Celle qui se la joue promotion de l’Anjou / Ceux qui se la jouent vieux sapajou / Celui qui se la joue voile et vapeur / Celle qui se la joue retour à la case rigueur / Ceux qui se la jouent au revoir et merci, etc.


  • Ceux que ça dérange

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    Celui qui se fie strictement à l’organigramme / Celle qui esquive toute discussion à contenu / Ceux qui se raccrochent à l’acupuncture virtuelle / Celui qui n’écoute que l’horloge parlante de son cœur / Celle qui ne tire même plus sur sa laisse / Ceux qui t’observent dans ta cage /  Celui qui pelote le hérisson femelle / Celle qui a un tigre dans son motard / Ceux qui refusent d’admettre qu’ils ont une Bête en eux alors que ça se sent rien qu’à l’odeur / Celui qui ne fait rien sans reconnaissance préalable du territoire féminin / Celle qui n’ouvre son jardin qu’au jardinier diplômé / Ceux qui se replient sur le minibar / Celui qui est de toutes les petites et grosses commissions où les vieux bonnets siègent / Celle qui a commissionné le commissionnaire bien membrée / Ceux qui sont membres à vie et plus tard membres d’honneur / Celui qui est donneur d’un membre dont personne ne veut dans la Yougoslavie démembrée / Celle qui a fait greffer le membre de son fils gymnaste hélas décédé à son beau-fils dont le corps a finalement rejeté l’organe / Ceux qui ont fait ce matin le compte des membres actifs de la Défense Passive / Celui qui pense toujours Travaux Récréatifs en astiquant les statues du canton / Celle qui a fait pas mal d’erreurs en Allemagne qu’elle répétera sûrement en tant que veuve du Japonais / Celui qui fait relier ses Pensées dérangeantes en cuir pleine peau de vache / Celle qui te demande j’te dérange quand elle vient te déranger en effet / Ceux qui ne se dérangent pas pour les consultations dans les quartiers pauvres / Celui qui pense ses films trop dérangeants alors qu’ils sont juste un peu chiants / Celle qui ponctue sa conversation de « du coup » et de « juste » genre : du coup, j’te dis, Marcello, moi j’le trouve juste trop pas juste / Ceux qui n’ont jamais admis que les garçons lisent trop / Celui qui a toujours trop réfléchi au goût de son père pharmacien et conseiller du Groupe Jeunesse de la paroisse des Bronches / Celle que ses mœurs libres ont désigné à l’opprobre de ses cousines darbystes Duflon / Ceux que le torse velu du facteur Miauton dit Verge d’or a  fait jaser quand il a passé la tondeuse à gazon  sur l’espace privatif de la veuve Sandoz en simple boxer DIESEL / Celui que l’on dit dérangé avec ses listes de probable maniaco-dépressif ou peut-être pire / Celle qui dit que plus rien ne la dérange en tant que clitoridienne rangée des secousses / Ceux qui vont voir ce que la médecine chinoise peut faire pour leur dos et leur libido / Celui qui dit son Sonotone en dérangement pour qu’on lui foute la paix maintenant / Celle dont le soleil moral est dérangé par le soleil physique / Ceux que rien ne dérange même pas un contre-ut loupé par la diva au Concert de l’Abonnement qui reste quand même LE Concert de l’Abonnement / Celui qui n’a jamais utilisé son abonnement au cancer d’ailleurs périmé avec le temps / Celle que ta seule présence dérange au motif que tu n’es que ce que tu es alors qu’elle est ce qu’elle est /  Ceux que tu ne dérangeras pas pour ton enterrement après que tu t’es dérangé pour le leur, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Ceux qui ne s'ennuient jamais

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    Celui qui ne s’ennuie jamais sauf quand ça lui arrive faute d’attention / Celle qui ne s’ennuie même pas en regardant le émissions de télé les plus cons ou en passant des heures sur ses patiences / Ceux qui ont toujours subi la vie et se sont donc pas mal fait tartir / Celui que la réparation des jouets des enfants du quartier a préservé de la maussaderie ambiante / Celle qui diffuse l’ennui comme un gaz fleurant la soupe tiède / Ceux qui te reprochent de ne pas te montrer assez concerné par la nouvelle péréquation intercantonale en matière de culture et de multilinguisme / Celui qui revient à tout moment d’un colloque international passionnant où il a cassé les burnes à tout le monde / Celle qui ne s’emmerde jamais chez les Bontemps dont les vins aussi sont okay / Ceux qui fuient les barbecues sympas entre voisins / Celui qui n’écoute que les artères de la Ville-Monde / Celle que sa fibre africaine préserve de la morosité genre tea-rooms de rombières / Ceux qui accoutument de fréquenter les mauvais lieux au motif qu’ils sont moins chiants que les salles d’attente des Cellules Psychologiques de Soutien / Celui qui ne se la coince jamais au goûter des vioques / Celle qui peint genre colorature / Ceux qui raffolent des garçons tchèques et des filles des îles Samoa et environs / Celui qui fuit les milieux humides et les poétesses drainées / Celle qui fantasme sur les torses épilés des aveugles polyglottes / Ceux qui n’épuiseront jamais les ressources rythmiques de la prosodie en lâcher-prise / Celui qui s’est toujours gaussé des laudateurs du Plaisir du Texte aux airs si coincés / Celle qui travaille les sous-entendus du sous-texte / Ceux qui ont essayé de baiser l’assistante du prof de lettres et sont tombés sur un osselet / Celle qui développe l’art du commérage à la manière des douairières de Douala / Ceux qui se font suer en compagnie des lettreux vertueux / Celui qui a acquis de bonnes bases en matière d’ontologie  conceptuelle en s’interrogeant longtemps sur l’Être de l’étang /  Celle qui se dit spécialiste du philosophe monadologue Leibnitz (Gottfried Wilhelm) qui n’y peut mais / Ceux qui estiment (comme moi par exemple) que la sexualité contemporaine est une fiction intéressante à l’exception des processus classiques de procréation naturelle ou assistée qui émargent à la réalité réelle et plus si affinités ludiques ou poétiques / Celui qui dit aimer à fleur de peau ce qui vaut parfois l’os / Celle qui ne s’embête jamais avec ses sextoys /  Ceux qui s’ennuient un peu en attendant les Barbares ou le Saint Esprit / Celui que l’ennui redore après l’amour alors qu’elle va fumer sa clope sur le balcon du Motel /  Celle que l’ennui rend si belle que son père va la marier avec le type le plus riche et le plus assommant des Beaux Quartiers / Ceux que j’appelle les Ennuyeux et que je ne fréquente que dans les livres, genre Verdurin, etc.

    Image : Philip Seelen       

  • Nabucco bibliophile



    Les Nubiens n’ont pas leur pareil à la frotte du bois de pierre. Tout ce qui pèse en moi de mélancolie se trouve allégé quand un Nubien lustre mes fameux sols de chêne silicifié que les ambassadeurs étrangers prennent pour de l’ambre.

    Je ne sais si les Nubiens ont une âme, il n’est pas de mon ressort de relancer la controverse de Ninive, mais peu d’êtres animés ont autant qu’eux le sens des hiérarchies esthétiques.

    Mêmes réduits en esclavage mes Nubiens n’ont rien perdu de leur ascendant princier. Je les aime voir manger des fruits crus et déféquer dans la paille, j’aime les voir lutter à mains nues et se masser ensuite à grand renfort d’onguents parfumés.

    En ce qui concerne la reliure, je recommande un abattage traditionnel des individus certifiés les plus purs quant au sang et au derme. De tous les volumes de ma Librairie, il n’est pas un dont on puisse dire que la façon pleine peau n’a pas pour provenance un Nubien travaillé à la fleur de l’âge.

    De la qualité des onguents fournis à mes Nubiens dépend en outre, pour beaucoup, l’odeur qui émane de mes chers ouvrages.  Or chacun sait, jusqu'au Barbare, que l'odeur est le langage de Dieu...

  • Ceux qui remontent sous le vent

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    Celui qui fonce sur sa Kawa dans le nouveau roman du romancier qui-dit-je / Celle qui s’accroche au piton du motard / Ceux qui croient voir de nouveaux avatars de Sailor et Lula / Celui qui se sait bien au-delà de Sailor se sachant unique et du lendemain / Celle qui a les yeux de sa mère du Cap Vert / Ceux qui accoutument de tout recadrer même hors-champ / Celui qui porte en lui le plain-chant inné et l’art martial acquis / Celle qui ayant tout fait pour couper à la glu n’est même pas restée au couvent / Ceux qui ont compris ce que signifie la guerre à zéro mort et le sexe à zéro vivant / Celui qui revoit tous les films de Cassavetes et de Ferrara pour vérifier quelque chose / Celle que la littérature érotique conventionnelle a toujours fait marrer / Ceux qui se rappellent les figures du Quichotte et de Zorba pour se remonter la pendule / Celui qui hante les boîtes pour le casting de son prochain long / Celle qui voit loin mais pense court / Ceux qui en sont restés au marketing de leur chère personne / Celui qui entre dans le roman par un vasistas transparent / Celle qui explique au jeune auteur que tout est dans la Story elle y compris / Ceux qui estiment que Love Story est le parangon du roman contemporain qui arrache - d’ailleurs Gérard de Villiers me l’a confirmé du haut de sa taille de basset / Celui que la jobardise de neuf directeurs littéraires sur dix sidère sauf en Irlande du Sud ou au Portugal du nord et encore / Celle qui sait que cette obsession déclarée de la Story est une feinte de feignants / Ceux qui ont en eux les ressorts des meilleures histoires genre récits de Tchekhov ou nouvelles de James / Celui qui a consacré son master à la tradition russe du Skaz puis est retourné écumer les boîtes de Luanda  / Celle qui vit dans la tour en pleine air sans fenêtres de Luanda que tu vois dans le film Libertade / Ceux qui se trouvent mieux à squatter les containers et les cargos du bord de mer de Luanda / Celui dont la maîtresse (dit-il) a des tétons aux bouts de platine / Celle qui s’est lassée des polars nordiques et en revient donc aux Noirs de chair et de sang / Ceux qui connaissent aussi bien les contes russkofs d’Afanassiev que les légendes maguttes de Calvino / Celui qui aime les Castapianes et les Bougnoules et ne rougit point de les appeler comme ça même à la cafète de la Faculté de théologie où l’on parle toujours un peu à mi-voix / Celle qui est consciente de  ne fréquenter que des Blacks et se doute de ce qu’on en dit au Groupe Tricot de la paroisse calviniste / Ceux qui pratiquent le jeu du cerf-volant en se foutant de ce qu’en dit leur psy / Celui qui essaie de rester naturel en parlant maîtres siennois avec le hardeur cultivé / Celle qui te prend pour un brocanteur à la terrasse du Mao /  Ceux qui t’ont souvent pris dans le Bronx pour un Juif new yorkais / Celui qui fuit les lieux qu’ont dit ceux où il faut être vu sans montrer son QI / Celle qui a acquis son embonpoint rose dans une maison lyonnaise / Ceux que leurs vices variés (dont la boulimie téléphonique) ont rendu plus indulgents à l’égard des vertueux / Celui qui sait que l’énergie dépend de facteurs concomitants dont l’amour platonique ne doit pas être exclu à la base /  Celle qui conclut à la malchance à la mort accidentelle de son troisième mari avant de toucher l’assurance / Ceux qui trouvent la vie intéressante mais ne le crient pas dans les couloirs de la fac de philosophie / Celui qui affirme (à l’Université de Genève) avoir un rapport charnel avec l’Ecriture avec un grand E, ce que conteste le doctorant camerounais M’Bala dont les étudiantes prétendent (sans preuve) qu’il est monté comme un mulet / Celle qui a toujours été à l’écoute de son corps dont les silences depuis quelque temps l’interrogent au niveau du senti / Ceux qui aiment tellement la vie qu’ils vont réclamer une rallonge au patron, etc.  

    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui ne regrettent rien

     

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    Celui qui se lance dans la vie sans regarder derrière lui / Celle qui a mal quitté Junior et se dit crânement : et alors ? / Ceux qui ont été largués et s’en remettent et remettent ça / Celui que ses bleus au cœur ont rendu moins bleu / Celle qui n’a jamais rendu aucun coup / Ceux qui se croyaient précieux et le seront toujours malgré eux / Celui qui est tenté de revenir auprès de celles et ceux qu’ils a mal quittés et de s’en expliquer mais ça craint / Celle qui demande pardon à un tas de cendres en se rappelant ses yeux verts / Ceux qui ont exorcisé la nostalgie de leurs regrets / Celui qui dit et répète qu’il campe au bord du ciel / Celle qui se rappelle la première fois mais n’en parlera jamais / Ceux qui se rappellent plusieurs premières fois à choix / Celui que réjouit cette première phrase de Dimanche m’attend (Gallimard, 1965, j’avais juste dix-huit ans) de Jacques Audiberti (1899-1965) qui dit ceci : « En l’honneur de la vie aux funèbres trompettes, j’entreprends d’écouter, dans mon corps, jour par jour, l’écho de ce futur qui ne cesse, dès qu’on le touche, de devenir du passé » / Celle qui a cessé d’hésiter / Ceux qui foncent dans la foulée d’Alphonse, allez ! /  Celui qui aggrave son cas en s’excusant / Celle qui t’accable de ses scrupules juste bons à la conforter / Ceux qui t’en veulent des aveux qu’ils t’ont faits / Celui qui a calculé qu’il avait avantage à ne plus voir la milliardaire  de son vivant pour éviter d’avoir à le regretter eh eh / Celle qui ne regrette pas le mal qu’elle t’a fait en te préférant Théo Sarapo ah le chameau / Ceux qui piaffent de regret / Celui qui dit de cet aspirateur : l’adopter c’est le regretter / Celle qui n’aspire qu’à ne rien regretter donc elle ne s’engage jamais sauf promesse écrite signée par le curé / Ceux qui se la jouent Symphonie des Regrets puis oublient de fermer le gaz et ça c’est grave tu peux le noter / Celui qui n’a pas eu le temps de regretter puisqu’il s’est noyé le lendemain de ses noces / Celle qui n’a pas regretté d’épouser le grand Paul puisque le petit Pierre est né juste après / Ceux qui n’ont jamais trouvé à redire aux décisions de la Providence avec un grand P de sorte qu’ils ne trouvent qu’à se féliciter de la vie qui les a menés au Trou avec un grand T, etc.

    Image : Philip Seelen.      

  • Ceux qui ont de la peine

    PanopticonB108.jpgCelui qui s’ennuie à la réception de L’Entreprise dont il a la garde la nuit sans même un chien d’attaque / Celle qui lève des haltères pour rester dans le trend / Ceux qui voient l’ambulance s’éloigner avec un serrement de cœur / Celui qui se détache de lui-même et prétend que c’est sans regret mais son air dit le contraire / Celle qui du Minitel a passé à Meetic et Twitter pour en revenir au Muscadet / Ceux qui hantent les ports embrumés de leurs verres de Brandy / Celui qui n’a jamais supporté les angles de la réalité / Celle qui fuit dans les parenthèses de neige / Ceux qui n’ont pas profité des indépendances pour se faire des empires / Celui qui ne peut plus régater faute d’alizés / Celle qu’on oublie dans la zone tampon / Ceux qui estiment que tout est à repenser en termes générationnels sinon comment comprendre ces Y qui se demandent why ? / Celui qui se dit philosophe sociologue et qui fait pas mal non plus les œufs au plat / Celle qui s’est occupé du linge de corps de plusieurs membres connus de l’Ecole de Francfort / Ceux qui voient Norbert péter un plomb à la salle de musculation et ne s’en étonnent point vu son manque de perfos en affaires / Celui qui affirme donner tout Montaigne pour une page de La Boétie et se fait ainsi remarquer des dames du premier rang qui se demandent si cette Boétie avait du bien / Celui qui explique à ses lycéens que Montaigne et Pascal ne boxaient pas dans la même catégorie / Celle qui s’enquiert de ta santé avec la sollicitude de  qui cherche à monter en grade / Ceux qui se reconnaissant dans le bain de vapeur s’ignorent aussitôt / Celui qui n’en peut plus de se contenter de si peu même en comptant ses Bonus /  Celle qui dispose des petits numéros à côté de chacun des morceaux du suicidé au plastic / Ceux qui s’étonnent de ne plus s’étonner / Celui qui commence à se demander comment en finir / Celle qui s’allonge sur le piano pour que Chopin la pénètre mieux / Ceux qui sourient d’un air entendu quand la vieille Angélique Python leur propose à la disco de leur faire feuille de rose / Celui qui tombe du septième étage du building et se relève en souplesse ce qui révèle un client fit du Club Silhouette / Celle qui se prend pour sa jumelle et ne se voit donc plus les pieds / Ceux qui ont le cœur en pleurs comme l’oignon  pelé de trop près, etc.        

    Image : Philip Seelen

  • Fin de partie

     

    Torino 3.jpgLe 23 juin dernier, au Teatro Gobetti de Turin, Guido Ceronetti faisait ses adieux à la scène, avec les comédiens de son Teatro dei Sensibili, dans un Finale di teatro brassant ses thèmes de toujours et ceux de son dernier livre, Ti saluto mio secolo crudele - je te salue cruel XXe siècle.
    Philip Seelen et JLK ont participé au Festival des désespérés culminant lors de la Nuit de la Saint-Jean...


    Sur la scène du charmant théâtre aux ornements décatis, devant la salle pleine, le Maestro, entouré de cinq jeunes comédiens, deux filles et trois garçons, a commencé la cérémonie en se lavant les mains dans une sorte de cuvette rituelle évoquant un baptistère, puis il a regagné la table derrière laquelle il a dirigé le spectacle, un peu comme un meneur de jeu, pour ne pas dire un marionnettiste à figures humaines…
    Torino 2.jpgComposé d’une suite de séquences alternant poèmes, fragments monologués ou dialogués tirés du dernier recueil Ti saluto mio secolo crudele, parfois accompagnés de chants ou de guitare, la représentation commence avec un extrait des Ballades du temps jadis de François Villon, qui évoque la mélancolie de celle qui a été aimée et malmenée par son amant, auquel elle garde pourtant tout son amour dolent…

    Comme dans ses balades du temps présent (à commencer par La Patience du brûlé), et comme dans ses collages, le Maestro excelle à l’art du patchwork signifiant, et c’est ainsi que sa variation sur le thème du fameux Helter skelter des Beatles, convoquant Charles Manson et Hitler dans la même évocation du Mal, s’inscrit dans le droit fil de sa poésie qu’on pourrait dire « idéophore », comme c’était la vocation même du Teatro dei Sensibili.
    Torino 8.jpgOn alterne ainsi les séquences dramatiques, satiriques ou tragiques, avec le dialogue impayable de deux tiffosi qui se disputent pendant qu’une femme se fait violer derrière un bosquet, l’évocation des Lettres de Stalingrad et de l’Umschlagplatz, ou la scène du clown sautillant en sa candeur joyeuse, qu’une sorte d’animatrice de télé invite à prendre place sur un trône majestueux qui n’est autre qu’une chaise électrique...
    Bref, tout cela est bel et bien du pur Ceronetti, grinçant et tragique, tendrement lyrique aussi, et c’était touchant de voir autour de lui, complices malicieux ou prévenants, affectueux ou parfois impatients, ses jeunes et très talentueux disciples du Teatro dei Sensibili.

    Torino15.jpgAvant de quitter Turin, cet après-midi, nous avions encore rendez-vous avec un acteur du Teatro dei Sensibili, Filippo Usellini, qui nous a parlé de son travail avec la petite compagnie et, plus généralement, de son expérience du théâtre de presque quadra aux airs très juvéniles.
    Il nous explique ainsi que, dans son état actuel, comptant sept comédiens, le Teatro dei Sensibili rassemble des acteurs de toutes les régions d’Italie, qui se retrouvent de temps à autre pour travailler avec le Maestro, comme pour cette dernière occurrence après laquelle ils restent dans l’incertitude.
    torino22.jpgLa dernière génération des Sensibili (fondée en 1970 par Guido Ceronetti et sa femme) a été recrutée au début des années 2000 à l’occasion d’un stage que Ceronetti donnait à Milan au Piccolo Teatro. Filippo lui-même venait de l’école dirigée par Paolo Grassi. Ce que le jeune comédien a tout de suite apprécié chez le Maestro, c’est le mélange de naïveté et de liberté totale qu’il manifestait à l’égard du théâtre et ses codes, autant que dans sa présence humaine.
    Passionné par l’enseignement du théâtre, Filippo Usellini, en charge du rôle de Nicolas dans les personnages emblématiques du Teatro dei Sensibili, a eu deux autres grands maîtres en les personnes d’Ariane Mnouchkine et de Sotigui Kouyaté, mais on lui sent une tendresse particulière pour le Maestro, dont le despotisme de vieil enfant le fait également sourire…
    « Ce qui est exceptionnel, avec Guido, c’est que c’est un poète au sens antique du mot, et donc pas seulement sur le papier. Il vit la poésie autant qu’il l’a compose. La connaissance qu’il nous transmet est essentiellement vivante, et c’est sur scène que ça se passe, comme cela s’est passé hier soir. Nous travaillons certes sur un canevas, nous s avons à peu près ce que Guido attend de nous, mais à chaque fois il y a une part d’improvisation, et la possibilité de variantes qui dépendent de nos inspirations du moment. Guido m’a énormément apporté du point de vue de la liberté de pensée. Il nous aide à vivre par sa propre vitalité et sa jeunesse d’esprit...»

    Guido Ceronetti. Ti saluto mio secolo crudele ; mistero e sipravvivenza del XX secolo. Einaudi, 124p.
    La dernière livraison du Passe-Muraille, No 86, de Juin 2011, a consacré son ouverture à une présentation de Guido Ceronetti.


    Images: Philip Seelen

  • Coup de blues

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    …Ce que j’veux dire c’est qu’alors le corps du chien et l’âme du chien ne faisaient qu’un, qui bougeaient ensemble avec une sorte de grâce si naturelle qu’elle m’évoquait le surnaturel, et puis le corps du chien s’est tassé et son âme a commencé de battre de l’aile, ensuite du corps du chien ont émané des odeurs, mais les gémissements de son âme nous ont fait oublier que le chien comme nous prenait de l’âge, et tu connais la suite, à présent il n’y a plus que l’âme du chien qui nous rappelle son corps par son absence - mais allez viens donc, Clémence, prends sa laisse, sortons, ce silence m’angoisse…

    Image : Philip Seelen

     

  • Ceux qui se disent tout

     

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    Celui qui dit la vérité sans blesser / Celle qui lit entre les signes / Ceux qui se découvrent comme des pays / Celui qui se révèle sans s’exhiber / Celle qui sait que tu sais sans le dire / Ceux dont la vraie pudeur prend la fausse en défaut / Celui qui compose avec le monde sans se décomposer / Celle qui se tient au garde-fous sans s’y retenir / Ceux qui se tiennent les coudes sans se toucher / Celui qui fait pièce à la déréalisation du monde / Celle qui nomme les choses avant qu’elles ne s’évaporent / Ceux que l’échec fait persévérer dans l’erreur ou le contraire / Celui qui persévère en dépit de ses erreurs / Celle qui perd ses verres de contact dans le bain maure / Ceux que la chiennerie revigore / Celui qui ose se dire tout haut ce qu’il vit sans cesser de le vivre tout bas / Celle qui entend tout à demi-mot / Ceux qui se préparent à l’Aveu / Celle que l’indiscrétion généralisée ramène à la pudeur de ses aïeux / Ceux qui ne se livrent que dans leurs livres / Celui qui ne sait pas trop qui il est ni qui elle est ni qui ils sont pour les Malais / Celle qui n’ose dire à la télé que les Malais la terrifient / Ceux qui ont un plan Q avec des Malaises / Celui qui acquiert un gris du Gabon puis s’en lasse et l’oiseau dépérit mais dans l’émission ça finit bien / Celle qui regrette le temps de 30 millions d’amis qui était aussi celui de sa relation avec Victor-André / Ceux qui aiment les films d’éléphants / Celui qui s’apprête à tout dire à sa mère quand elle l’enjoint d’enfin tout lui dire mon chéri je suis ta mère alors il se tait / Celle qui va TOUT DIRE dans son poème codé / Ceux qui ont quelque chose à avouer à Darius Rochebin à cause de sa ressemblance avec le (regretté) pope Marius Cantacuzène  / Celle qui pense que tout te dire va te soulager eh eh / Ceux qui pratiquent la confidence du ventre / Celui qui a horreur de la familiarité sauf entre gays irlandais originaires du même bourg orangiste / Celle qui n’a aucun préjugé ce qui ne la rend pas plus attrayante qu’une rivière d’eau canalisée ou quelque chose du même genre/  Ceux qui se servent de vos confidences pour vous scier, etc.

    Image : Philip Seelen        

  • Le dormeur Duval

    Pano4.jpgCe qu’il faut relever cependant, paupières mi-closes, c’est la puissance régénératrice et parfois créatrice du sommeil, ainsi du jeune poète que vous voyez là, tout ébouriffé sur l’herbe tendre, dans son trou de verdure à la douce rumeur de rivière, sa double rose rouge sur le cœur, lâchant comme un murmure entre ses lèvres encore parfumée d’anis -  Ah Nature berce-le chaudement dans le cresson bleu, pour que son rêve nous illumine…

    Image : Philip Seelen   

  • Limite psy

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    … Je lui raconte mon rêve de l’escalier, le divan soupire et lui aussi, ça doit être la énième fois qu’on lui sort ce standard-là mais je le fais pour lui faire plaisir, moi le rêve de l’escalier j’aime ça et son explication je me la mets là - je ne suis ici que parce que Jean-Patrice est un ex de Julia et que ça me fait de la peine de le voir perdre toute sa clientèle en tant que lacanien resté fidèle - sur quo je lui raconte le rêve de l’eau et là c’est le signal, clin d’œil, il me sourit, se lève, nous sert un double Ricard et c’est parti les amis…
    Image : Philip Seelen

  • Le fils prodigue

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    … Mais oui t’es beau mon ange, t’es le mec de ma vie, t’es le gardien de ma prison, tu veux que j’te dise : t’es beau comme un nuage, non je dirai même avec tes longs cils: t’es beau comme un oiseau - et pour une mère paralysée à vie y a rien de plus beau  que de rêver que son Angelo va revenir…

    Image : Philip Seelen

  • Biffés

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    …Ce que je veux dire c’est que personne, mais personne ne se souvient d’eux, mais pas d’un, ça dit plus rien ce qu’on voit d’eux, là, même cette chemise noire ça dit plus rien aux éventuels fils de leurs éventuels fils, et c’est pas seulement qu’on les ait  oubliés : c’est que rien ne prouve désormais qu’ils aient jamais existé - donc on tire un trait…

    Image : Philip Seelen 

  • Lifting

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    …Avec un look pareil tu vas pas te faire 30 millions d’amis sur Facebook, darling:  faut qu’on arrange ça, faut qu’on te recouse un peu et ça va coûter à la production, mais ça vaut l’os et vu qu’on le fait pour les vieilles stars y a pas de raison, toi t’es jeune encore, t’as de la grâce, on te mettra des yeux plus vrais que nature et tu vas voir ça…

    Image :Philip Seelen

  • Ceux qui se sentent visés

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    Celui qu’un sniper aligne tandis qu’il écrit / Celle qui sait qu’elle ne sait pas son heure / Ceux qui visent cet horizon-là / Celui qui se demande qui sera le prochain viré / Celle qui se sent le maillon faible / Ceux qui se croient en point de mire mais c’est leur problème / Celui qui tire sa force de la conscience claire de sa fragilité / Celle dont la douceur apparente de la main gaine des nerfs d’acier / Ceux qui se méfient des poètes et des paysages / Celui qui se sait désigné / Celle qui attend la tuile avec son sourire à la Pollyanna / Ceux qui décident soudain de prendre les Indiens à revers / Celui qui se croit dans un film où ce qui lui arrive sera vu de tous et ça le grise grave / Celle qui raconte sa rupture avec l’Arabe à Daisy sa souris blanche aux paupières roses / Ceux qui n’ont pas été pris en otages et en sont un peu vexés vus qu’ils n’ont pas passé à la télé / Celui qu’on appelle le porte-poisse / Ceux qui sont parés mais pas pressés tant que ça / Celui qui attend l’ordre de marche de son chef de guerre au Milk-Bar / Celle qui est dans le collimateur du nouveau chef des RH / Ceux qui affirment que RH signifie rebuts de haine / Celui qui a tout fait pour être choisi pour l’émission spéciale consacrée aux éclopés et qu’on a remplacé par un bègue belge / Celle qui se figure toujours que tu parles d’elle non mais ça va ou quoi / Ceux qui se reconnaissent sur la photo des accidentés du car maudit alors qu’ils s’en sont sortis en descendant à l’Aire des Alouettes pour en fumer une / Celui qui allait faire du cheval en Argentine  et en est revenu mule des cartels / Celle qui récite devant sa webcam connectée à l’instant à 3427 écrans : « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn » / Ceux qui prétendent que des caméras sont braquées sur eux du matin au soir sans même respecter la pause de Midi / Celui qu’indiffère de plus en plus le regard d’autrui / Celle qui se regarde regarder ceux qui la regardent en regardant ceux qui se regardent en les regardant / Ceux qui ne se sentent pas visés par ces listes ne visant personne mais un peu tout le monde à commencer par celui qui les établit, etc.

    Image : Philipe Seelen

  • Ceux qui se laissent aller

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    Celui qui suit sa pente en la remontant / Celle qui met toute sa nonchalance à résister / Ceux qui prennent le temps de nettoyer leur clavier avant le concert du Bureau Philarmonique de l’Entreprise /Celui qui ne laisse rien au hasard pour mieux se laisser surprendre / Celle qui préfère les enseignements oraux de la vie à ceux de la morale écrite / Ceux que la vie a décrispés / Celui qui est rompu à l’art du commérage style bantou / Celle qui s’ouvre comme un livre au milieu de l’assemblée des pagnes / Ceux qui se confient aux échos du Creux-du-Vent / Celui qui dénonce la secrétaire à l’essai Martine Maus pour son laisser-aller à la pause / Celle qui gère les mégots de Martine sur le trottoir de l’Entreprise / Ceux qui de Martine aiment surtout la Maus / Celui qui cache tant ses soucis qu’on en oublie sa barre au front / Celle qui bosse les doigts dans le nez selon son expression difficile à traduire du swahili / Ceux qui s’endorment sur leurs dossiers qui se mettent à ronfler à l’unisson / Celui qui prend conscience en souriant de ce que signifient les quarante ans qui le séparent de ce jeune collectionneur de papillons du Gabon qu’il a rencontré au Col Ferret / Celle qui s’abandonne dans les bras souples et mous du beau maître-nageur surnommé le Poulpe / Ceux qui se lâchent dans leurs couches au motif que leurs actions en Bourse ont chuté grave comme en 29 / Celui qui lâche un peu de mou à sa maman qu’il tient en laisse / Celle qui devant sa webcam se fait des choses en solo avec une courgette achetée le matin même à la Coopé sans se douter que sa cousine Delphine est branchée sur le même site libéré / Ceux qui apprécient les courgettes farcies de Daisy la farceuse / Celui qui s’est installé dans un container de la zone pourrie de Belgrade Sud en dépit de son doctorat en linguistique / Celle qui entre par erreur dans ce bordel de garçons et s’exclame oh pardon avant de siffler un diabolo menthe avec la taulière /  Ceux qui sont d’autant plus inassouvis qu’ils savent que désormais tout est possible / Celui qui se signale par son ricanement récurrent à la table des moqueurs / Celle qui dit qu’elle en a vu d’autres sans préciser lesquelles / Ceux qui laissent dire celles qui prétendent qu’ils sont ce qu’ils sont parce qu’ils savent sur elles ce qu’ils savent / Celui qui se fait tricoter ses chaussettes sexuelles par sa marraine ouvrière chez Multi Latex la firme qui assure / Celle qui conseillera toujours à ses jeunes parents gays de se pacser ensemble pour que ça reste en famille catholique souverainiste / Ceux qui trouvent à John Burnier une dégaine de Christ en nippes / Celle qui engage John Burnier pour un shooting de Ralph Lauren / Ceux qui ont enterré John Burnier qui n’a pas ressuscité jusque-là / Celui qui a corrigé les poèmes de John Burnier et les fait passer pour siens après sa mort  ah le chien / Celle qui acquiert une combi de vélo noire pour assouvir son fantasme dit de l’Otarie / Ceux qui n’ont jamais rien vu de si joyeux que les jeux  des otaries du Zoo de Bâle dont les gardiens sénégalais ou cameronais valent aussi le déplacement soit dit en passant, etc.

     

    Image : Philip Seelen           

  • Nus et solitaires

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    En mémoire de Thomas Wolfe, mort le 15 septembre 1938 à Baltimore et qui reste, à 111 ans de sa naissance, l'incarnation de la jeunesse.


    "Une pierre, une feuille, une porte introuvable; une pierre, une feuille, une porte. Et tous les visages oubliés.

    Nus et solitaires, nous sommes en exil. Dans l’obscurité de ses entrailles, nous n’avons pas connu le visage de notre mère; de la prison de sa chair, nous sommes passés dans l’indicible, l’incommunicable prison de cette Terre.

    Qui donc a connu son frère? Qui d’entre nous a pénétré dans le cœur de son père ? Qui donc n’est à jamais prisonnier de sa prison? Lequel n’est à jamais un étranger, et seul?"

    Thomas Wolfe, L'Ange exilé. L'Âge d'Homme.

     

    On venait de passer d’une année à l’autre et je m’étais retrouvé dans le quartier des naufragés de La Nouvelle-Orléans; il faisait nuit encore et glacial dans la cellule vert glaucome que j’occupais depuis la veille au treizième étage du building de la YMCA aux fenêtres masquées par une sorte de moucharabieh de béton lugubre; la roue des années venait de tourner et les éclats vulgaires de la fête avaient retenti dans les étages jusque tard dans la nuit; plusieurs fois on avait tambouriné à ma porte, mais j’étais resté seul et farouche dans ma cage, et maintenant je pensais à ma mère et à mon père qui se trouvaient à l’instant même quelque part au Mexique; le vent sifflait par la fenêtre fêlée, dans la région du port n’avaient cessé de hurler des sirènes et des cris lointains déchiraient parfois la rumeur de drame; je me sentais à des années-lumière des amis avec lesquels à l’ordinaire je passais le cap des ans, et pourtant je trônais là comme un monarque oublié dans le galetas royal de son exil – j’étais seul au monde, et tout oppressé, mais plein de vif et de gratitude aussi bien; le froid m’avait éveillé et, les yeux ouverts dans le noir, je songeais à ma vie et aux dix-sept étages de vies empilées en ces murs et aux mille millions de vies jetées de la nuit à la nuit de l’océan et de l’espace – je songeais à toute vie lancée comme une flèche de semence de la nuit à la nuit, et l’angoisse et l’oraison se mêlaient en moi.

    Tu auras trente-trois ans cette année, me disais-je, et c’est l’âge qu’on dit du Christ en croix et celui de Mozart au Requiem, ou de Rimbaud au Harrar, et toi tu n’as rien fait. Or te voici au bout du monde, et tu pourrais disparaître que nul ne s’en apercevrait, n’était le cerbère à gueule de larbin chafouin de la loge d’entrée qui s’en viendrait, dès le premier jour non réglé, te réclamer son dû ou te sommer d’aller ressusciter ailleurs...

     

    (extrait de la première page de Nus et solitaires, l'un des sept récits constituant le recueil de Par les temps qui courent, paru en 1995 chez Bernard Campiche et réédité en 1996 aux éditions Le Passeur, à Nantes.)

  • La douceur d'un dur

    Basil.jpgAvec ses deux "courts" récents, À côté (2009, Prix du court métrage de Villa da Conde en 2010) et Nuvem (Le poisson-lune) découvert à la Quinzaine des réalisateurs de Cannes, puis au dernier Festival de Locarno, Basil Da Cunha, cinéaste helvético-portugais de 26 ans s'affirme comme l'un des talents les plus originaux et solides du cinéma à venir entre Lisbonne et Lausanne.

    Il y a des gens dont on pourrait dire, comme ça, qu'ils ont la grâce. Basil Da Cunha, par exemple. À la fois par sa présence à cette table de buffet de gare, immédiatement intense et pure, irradiant également ses deux premiers films, intenses et purs, saturés de réel pur et dur dont leurs images expriment l'âpre beauté.

    Car cette « grâce »  n'a rien d'évanescent. Elle émane de la vie même, brute de décoffrage. Elle fait rayonner de beauté des visages cabossés par l'existence, pêchés par Basil dans la réalité la plus fruste : un chantier nocturne genevois et la vie solitaire d'un ouvrier, dans À côté ; le labyrinthe à ciel ouvert d'un bidonville dans Nuvem, le poisson lune, que nous avons découvert au récent festival de Locarno après la Quinzaine des réalisateurs de Cannes.

    «Une réalité incroyable», souligne Basil à propos du bidonville lisboète, où il s'est plié à tout un système de règles subtiles pour y être admis. Or, videur de boîte de nuit lausannoise à ses heures, le jeune homme affirme qu'il a découvert en ces lieux « un savoir-vivre incroyable », malgré les faits et gestes nocturnes de ses « amis » trafiquants ou tueurs...

    Locarno1164.jpegRien, au demeurant,  de  pédagogiquement » ou « politiquement » didactique dans le regard que Basil porte sur ces réalités. De toute évidence, ce qu'il cherche est une présence humaine dans sa nudité et sa crudité, une pâte qu'il puisse travailler au corps avec son âme d'artiste. Ainsi du personnage de Nuvem, Nuage en français: Nuvem le glandeur naïf de ce bidonville créole, qui pourrait être documenté comme un « cas social ». Mais Basil en fait plutôt le sujet d'un conte initiatique doux et dur. Nuvem le minable part en effet pour pêcher un poisson-lune, seul moyen lui a-t-on dit de conquérir le cœur de la belle serveuse noire qui le snobe. Egalement rejeté par les malfrats du bidonville qu'il a provoqués, accablé de reproches par sa mère, moqué par les rappeurs de la zone, Nuvem finira par prendre la mer comme on dit que la mer prend l'eau. D'une première série de plans, toute douceur et dureté mêlées, évoquant son rejet par la belle serveuse dans un subtil mouvement tournant de la caméra (tenue par Basil lui-même), aux images finales du départ de Nuvem vers quel ailleurs marin, une poésie prenante s'ajoute à cette vie de chien errant dans un climat crépusculaire qui fait l'économie de toute profondeur de champ. Mais où Basil Da Cunha a-t-il « pêché » tout ça ? À quelle « école » a-t-il été formé ?

    On comprend vite, à parler avec ce fils d'immigré né en 1985 à Morges, qu'il a trouvé ladite école dans la vie. Certes il a passé par la section cinéma de l'Ecole d'art et de design de Genève, où il reconnaît que des « intervenants », tel le réalisateur catalan Albert Serra, lui ont beaucoup apporté ; et l'admiration, ou le contact personnel, qui le relient à deux figures reconnues du cinéma portugais actuel, Pedro Costa et Miguel Gomes, comptent aussi dans sa propre orientation et dans sa jeune expérience, à laquelle il associe fraternellement son ami Julien Rouyet, qu'il taxe de « Bresson protestant », avec lequel il collabore dans sa petite « boîte de prod » de Thera et dont il attend beaucoup du prochain « long ».

     

    Mais sa plus grande reconnaissance, question formation, va d'abord à ses parents, séparés l'un de l'autre mais auxquels on le sent fortement attaché : Irène l'artiste peintre, sa complice et soutien de  ses tout premiers « courts » d'adolescent ; et Antonio Da Cunha, opposant au salazarisme tôt exilé en Suisse, connu sur la place au titre de directeur de l'Institut de géographie à l'Université de Lausanne ; Et Basil de citer, aussi, côté Portugal, la flopée de cousins qu'il aime à retrouver dans son pays d'origine.

    Si nous avons parlé de « grâce » à propos de Basil Da Cunha, c'est d'abord et avant tout par ce qui le distingue de tant de jeunes cinéastes actuels sortis des écoles, justement, qui se cantonnent dans les exercices de style et les prises de tête. Par delà la technique, ce fan de Fellini et de Kurosawa, entre autres, pense et ressent en poète de cinéma. Rêveur éveillé aux yeux ouverts sur le monde et la vie des gens, l'air un peu chenapan, peu porté sur les clans et les cliques mais plein d'amitié et d'amour - surtout impatient de déployer son (grand) talent...

    Locarno1165.jpegBasil Da Cunha, Nuvem (Le poisson lune). DVD disponible, édité par Thera Production.

    Basil Da Cunha est né à Morges le 19 juillet 1985.Il réalise 3 court-métrages auto-produits, puis devient membre de l'association Thera Production qui produit
    La Loi du Talion en 2008.
    Depuis 2008, il suit une formation en cinéma à l'Ecole d'art et de design de Genève au sein de laquelle il réalise
    A Côté, qui gagne le prix du meilleur court métrage portugais à Vila Do Conde en 2010.
    Il vit entre Lausanne et Lisbonne, où il réalise Nuvem (Le Poisson Lune), qui est projeté en 2011 à la Quinzaine des Réalisateurs de Cannes.