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Au filtre du Temps

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De la recréation. – Il est clair que c’est en Italie que vous avez écrit les meilleures choses sur l’Islande et dans ses carnets de Cape Code qu’elle a le mieux parlé de la foule japonaise - seul le Christ écrivait sur le sable hic et nunc : eux c’est toujours ailleurs et d’ailleurs qu’ils auront griffonné leurs poèmes : Walt Whitman claquemuré dans sa chambre et Shakespeare au pub, et chacun de vous est un autre, il y a plein ce matin de Verlaine dans la rue d’Utrillo, mais ce n’est que trois ans plus tard que je le noterai dans une salle d’attente d’aérogare, je ne sais encore où, alors que je note à l’instant ces pensées de l’aube devant une image de crépuscule…

Tchekhov en vérité. - Il y aura juste cent ans, le 2 juillet prochain, qu'Anton Pavlovitch Tchekhov s'éteignait dans la Villa Friederike de la petite station thermale de Badenweiler, en Forêt-Noire, à l'âge de 44 ans, vingt ans après le premier crachement de sang que la tuberculose lui arracha. Durant la nuit du 1 er juillet, Tchekhov se réveilla et, pour la première fois, pria son épouse Olga d'appeler un médecin. Lorsque le docteur Schwöhrer arriva, à 2 heures du matin, le malade lui dit simplement « Ich sterbe », déclinant ensuite l'offre qui lui fut faite d'une bouteille d'oxygène. En revanche, Tchekhov accepta de boire une flûte du champagne que son confrère médecin avait fait monter, remarqua qu'il y avait longtemps qu'il n'en avait plus bu, s'étendit sur le flanc et expira.

La suite des événements, le jeune Tchekhov aurait pu la décrire avec la causticité qui caractérisait ses premiers écrits. De fait, c'est dans un convoi destiné au transport d'huîtres que la dépouille de l'écrivain fut rapatriée à Moscou, où les amis et les proches du défunt avisèrent, sur le quai de la gare, une fanfare militaire qui jouait une marche funèbre. Or celle-ci n'était pas destinée à Tchekhov mais à un certain général Keller, mort en Mandchourie, dont la dépouille arrivait le même jour. Une foule immense n'en attendait pas moins, au cimetière, le cercueil de l'écrivain porté par deux étudiants.

En janvier de la même année, la dernière pièce de Tchekhov, La cerisaie, avait fait l'objet d'un succès phénoménal. L'interprétation de la pièce, à laquelle le metteur en scène Constantin Stanislavski avait donné des accents tragiques, déplut cependant à Tchekhov qui s'exclama: « Mais ce n'est pas un drame que j'ai écrit, c'est une comédie et même, par endroits, une véritable farce !»

Ce n'était que le dernier d'une longue série de malentendus qui avaient marqué les rapports de Tchekhov avec ses contemporains, avant de se perpétuer à travers les années. L'image d'un Tchekhov poète de l'évanescence et des illusions perdues, se complaisant dans une peinture douce-amère de la province russe de la fin du siècle passé, survit en effet dans le cliché du « doux rêveur », qui vole au contraire en éclats dès qu'on prend la peine de l'approcher vraiment.

 

En ville, ce 8 juillet. — Ma paranoïa se calme. Evoquant mon travail dans le journal, et plus précisément la présentation des livres, le rédacteur en chef m’a dit que j’étais irremplaçable. Voilà ce qu’il a dit à moi le rédacteur en chef: que j’étais irremplaçable. Irremplaçable il a dit le rédacteur en chef que j’étais. Et moi qui me trouvais proche de me mettre en situation d’être remplacé, que non pas: je suis irremplaçable. Et voilà comment on soigne la paranoïa : suffit d’un biscuit.

Dispositifs. - Un père de famille, dans son chalet de La Lenk, abat son épouse et ses deux petites filles avant de retourner son arme contre lui. L’événement, inattendu dans ce bled touristique sans histoires, a traumatisé l’entourage du couple, bien connu et apprécié. Un cellule de soutien psychologique a été mise sur pied. En remplacement pour deux heures dans un établissement secondaire, un jeune homme de vingt-cinq ans a semé le trouble dans une classe de jeunes filles en parlant sexe et en regrettant de ne pouvoir montrer le sien à ces demoiselles. Diverses mères en ont été bouleversées. Une cellule de soutien psychologique a été mise sur pied.

 

En ville, ce 9 juillet. - Notre grande petite Julie en pleurs hier. Son ami la traite en Balkanique. La délaisse de plus en plus au profit de ses copains, et lui reproche de ne pas s’occuper assez de lui. Elle doit pressentir qu’à long terme cette relation sera difficile, tant est énorme la différence entre eux qui va s’accentuer encore à proportion de l’incapacité du lascar à évoluer. Elle devra se conformer au modèle de la femme dominée et soumise au seigneur couillu, mais je la vois mal s’y résigner. Dès cet automne, elle s’émancipera au contraire en fréquentant la faculté de droit. Du moins sera-t-elle déjà mieux préparée à se défendre que n’importe quelle oie blanche.

 

Fait d’été. - Le Matin de ce matin consacre une page à une vieille dame, à Genève, qui a coupé les ailes à un petit martinet qu’elle a recueilli, pour l’empêcher de la quitter. Touchant. Mais la femme de chambre a cafté. Les institutions animalières s’indignent.

Lady L. - Un monde sans femme est une horreur, j’entends: sans ma bonne amie, qui incarne à mes yeux le contraire de l’emmerdeuse, genre chienne de garde ou patte à poussière.

 

À Sempach, ce 20 juillet. —Parti en voiture de service à destination de Brunnen, pour assister ce soir à la répétition du Guillaume Tell de Schiller, sur la prairie historique du Grütli, j’ai fait étape dans cette charmante ville dont le lac est battu au marteau de forgeron par un vent noir. Terrasses à touristes. Prix exorbitants. Huit franc le verre de rouge. Vitello tonnato précédé d’un potage suisse allemand. En fait ne me sens pas tout à fait de ce pays, même si je lui trouve du charme. A côté de la Stadtkeller de Sempach, jouxtant le monumental monument au héros Winkelried, se trouve le restaurant chinois Ching Chang. Un peu plus loin un panneau indicateur annonce: Schlacht. Tellement plus évocateur, ce mot, que « bataille ».

Soir.  — Après avoir maudit ce pays encaissé sous la pluie, je l’ai béni ce soir en assistant à la représentation du Guillaume Tell de Schiller sur la prairie mythique du Grütli. Des tribunes élevées face au lac et aux montagnes, j’ai appelé Alfred Berchtold qui m’a dit redouter la trahison à la mode. Mais non: contre toute attente, c’est simplement la pièce qu’on donne là en version certes stylisée, mais avec de bons acteurs et quelques moments de réelle densité émotionnelle. Avec les Mythen en toile de fond, tandis que le jour déclinait sur ce paysage romantique à souhait et tout chargé d’histoire, la pièce de Schiller m’est apparue comme un grand hymne à la liberté et non du tout comme une célébration patriotarde.

Chassé-croisé. - Sous le titre d’Exit, le court métrage de Benjamin Kampf  raconte les derniers instants de deux vieillards décidés à en finir ensemble. Enfin « décidés »: on comprend que c’est la femme, dominant son jules, qui l’a convaincu de la suivre dans la tombe alors qu’elle-même est condamnée. En présence de l’envoyée de l’agence Exit, alors que la vieille a demandé à son conjoint de leur mettre  un disque, sur la musique suave duquel elle l’invite à danser une dernière fois, l’homme se cabre soudain et change d’avis. Du coup, la vieille, vexée et fâchée, avale son verre de substance létale et s’en va s’allonger comme prévu, bientôt suivie par son époux tout culpabilisé ; et les voilà gisant enfin tendrement l’un auprès de l’autre « malgré tout ». Cela traité avec une sorte de réalisme poétique, tendre et cruel, à la William Trevor.

(Ces notes sont extraites de Chemins de traverse; lectures du monde 2000-2005, à paraître en avril 2012 chez Olivier Morattel).

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