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Livre - Page 124

  • Ibsen ou le feu sous la glace

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    Grand texte, mise en scène éblouissante de Thomas Ostermeier, interprétation admirable: John Gabriel Borkman fait merveille à Kléber-Mélau.

    Un moment de théâtre d’une exceptionnelle intensité est à vivre ces jours dans l’ancienne usine à gaz du théâtre Kléber-Méleau, dont le cadre de scène est retaillé en cage blanche où flotte comme une brume. Une infernale corrida de chambre va s’y dérouler en crescendo, dont l’argument reste tout actuel, sur fond de crise financière.

    Borkman préfigure en effet le bâtisseur-banquier mégalo qui rêve de dominer le monde quitte à faire, accessoirement, le bonheur des autres. Mais la banqueroute, la ruine et la prison en ont fait un loup fantomatique qui fantasme  sa réhabilitation et tourne en rond dans sa planque, au-dessus du salon de son épouse qui le fuit.

    La pièce commence dans ledit salon. Deux femmes y apparaissent d’abord: Madame Borkman, prénom Gunhild,  grande bourgeoise rigide, mortifiée par la ruine  et fomentant une revanche sociale dont son fils chéri devrait être l’instrument ; et sa sœur jumelle Ella, restée célibataire après avoir aimé Borkman et élevé le fils du couple. Condamnée par les médecins, Ella espère se rallier le jeune Erhard et en faire son héritier unique. Mais la mère ne saurait partager son fils, qui n’aspire lui-même qu’à vivre sa vie avec Madame Wilton, fée ensorceleuse et femme libre. 

    Si la trame sociale et sentimentale du drame relève de l’imbroglio, la progression de la pièce, au dialogue cristallin, reste limpide. La montée en puissance des antagonismes, que le metteur en scène module avec un sens du rythme sans faille, alterne douceur et violence, chaud-froid des sentiments, volonté de puissance et fragilité des êtres.

    Né en 1968 et venu du théâtre contemporain le plus radical, Thomas Ostermeier, en sa maturité de quadra, revitalise positivement le théâtre d’Ibsen, naguère décrié comme une vieille barbe bourgeoise, en le décapant pour mieux faire ressortir ses personnages et ses enjeux. Ainsi a-t-il coupé, au quatrième acte de Borkman, un semblant d’échappée optimiste, à vrai dire artificielle, pour accentuer son issue tragique.

    Remarquable directeur d’acteurs, Ostermeier bénéficie ici des talents de fameux  acteurs allemands, à commencer par Joseph Bierbichler dans le rôle de Borkman, impressionnant de puissance retenue et de subtile sensibilité. Laquelle sensibilité se retrouve, déchirante, chez Angela Winkler, inoubliable Ella, et dans la Gunhild non moins acide et poignante de Kirsten Dene. Entre autres artisans de cette superbe réalisation…

    Lausanne-Renens. Théâtre Kléber-Méleau. Jusqu’au 19 juin. La pièce est jouée en allemand. Surtitres français  d’une irréprochable intelligibilité.

  • Ibsen noir diamant

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    C’est LE spectacle de la saison théâtrale lausannoise : John Gabriel Borkman, mis en scène par Thomas Ostermeier. Dès ce 14 juin à Kléber-Méleau.

    Une pièce-bilan d’Henrik Ibsen, sombre et magnifique : John Gabriel Borkman, dans la version de Thomas Ostermeier, l’un des grands de la scène européenne. L’interprétation (en allemand, avec sous-titres) des acteurs de la Schaubühne a fait sensation. Rencontre avec le metteur en scène.
    - Qu’est-ce qui vous attache particulièrement à Ibsen ?
    - Le plus important à mes yeux, n’est pas le psychodrame, illustré par la plupart des metteurs en scène, mais la base de ses pièces liée à l’économie. Bien sûr, la psychologie des personnages compte, mais ce qui m’a frappé dans les cinq pièces que j’ai déjà montées, c’est l’importance de l’argent. Cette contrainte sur les personnages, déjà très présente dans Maison de poupée et Hedda Gabler, devient centrale avec Borkmam, figure du businessman libéral typique. La pièce est en outre, pour Ibsen, une sorte de règlement de comptes avec sa propre vie. Il y a de l’artiste chez Borkman, qui a sacrifié sa vie privée pour son œuvre. Borkman immole l’amour sur l’autel de sa carrière, d’une manière monstrueuse, voire diabolique, en sacrifiant la femme qu’il aime et sa sœur rivale, qu’il épouse par intérêt. Et c’est aussi un poète à sa façon, un entrepreneur et un créateur.
    - Qu’est ce qui fait l’actualité d’Ibsen ?
    - Lorsque nous avons crée la pièce à Rennes, en 2008, c’était bien avant la crise financière, et pourtant, durant les répétitions, les faits liés à la débâcle financière se succédaient dans les journaux. Ibsen, cependant, était trop intelligent pour se limiter à une critique du capitalisme. C’est en lui-même qu’il a découvert ces forces dangereuses qui, par les mécanismes du pouvoir économique, échappe à la maîtrise.
    - Le théâtre d’Ibsen est habité par de formidables personnages. Cela pose-t-il un problème de distribution ?

    - C’est évident, et d’ailleurs, pour cette pièce, j’avais « mes acteurs » avant de décider de la monter, ce qui n’aurait pas été possible hors de la Schaubühne. Je me suis d’ailleurs attaché à constituer une sorte de «famille», comme je travaille en étroite complicité avec Marius von Mayenburg sur les traductions de Shakespeare. L’ennui, c’est que mes « stars » sont également très demandées au cinéma…
    - Quel dénominateur commun marque-t-il votre approche d’auteurs si différents que Shakespeare et Ibsen, Lars Noren ou Brecht ?
    - Il y a deux « lignes » parallèles dans mes préférences, qui ont pour point commun la prise en compte de la réalité humaine dans sa complexité. Une ligne est plus axée sur les destinées individuelles, comme chez Ibsen, Jon Fosse ou Lars Noren, et l’autre est de type épique, dont Shakespeare est le grand représentant, que j’ai abordé avec Le Songe d’une nuit d’été, Hamlet et Othello, et que je continue d’explorer en lui découvrant tous les jours de nouvelles ressources.

    - À quoi travaillez-vous actuellement ?
    - Précisément, nous préparons une nouvelle version de Mesure pour mesure de Shakespeare, avec Marius von Mayenburg, pour le Festival de Salzburg d’août prochain. Et je compte bien monter encore quelques autres pièces d’Ibsen. À vrai dire, alors qu’on vient de me décerner un Lion d’or, à Venise, pour « l’ensemble de mon œuvre », je me sens comme au début de ma carrière…



    Borkman2.jpgLes fruits amers de la puissance

    Avant-dernière pièce du dramaturge norvégien Henri Ibsen (1828-1906), John Gabriel Borkman voit s’affronter, dans un raccourci saisissant (quelques heures d’une nuit d’hiver où se concentrent vingt ans d’illusions perdues), les forces antagonistes de l’ambition et de l’amour. D’un côté, la volonté de puissance « nietzschéenne » du banquier Borkman, qui pensait faire le bien de tous, a été condamné à la prison et a passé les années suivantes à fantasmer sa réhabilitation. De l’autre, deux femmes : Ella qu’il a aimée et laissé tomber pour Gunhild, sa sœur jumelle, épousée par intérêt. Ajoutons à ceux-là le jeune Erhart, qui ne pense qu’à vivre sa vie et dont les deux sœurs rivales s’arrachent les faveurs alors que le père voit en lui un possible successeur.
    Mélange de pessimisme lucide et de poésie crépusculaire, la pièce tourne autour d’une sorte de péché sans rémission commis par Borkman en tuant « la vie d’amour », chez celle qui l’aimait et qu’il aimait, pour accomplir son « œuvre ». L’esprit de vengeance de l’épouse au cœur dur, l’impatience du fils fuyant ce nœud de vipères avec une femme plus âgée que lui, la maladie mortelle menaçant la sœur aimante et la « main de fer » terrassant finalement Borkman illustrent la part d’ombre d’une humanité qu’Ibsen « sauve » par de minces rayons de tendresse et de compassion.

    Lausanne-Renens, Théâtre de Kéber-Méleau, du 14 au 19 juin.

  • Fête à La Désirade

     Olympe.jpg

    En guise de remerciement à ceux qui l'ont préparée, Maritou et Philip et leur gang, autant qu'à ceux qui en furent. Ce fut une nuit magique, éclairée par des talents de tous les âges - fête de trouvailles et de retrouvailles d'amis venus de partout, des petites bluesgirls sénégalaises au flûtiste-kiosquier de République, de Camille la chanteuse de Belleville à Pascal le pianiste virtuose de Fribourg, du petit chanteur russe de 10 ans à la vieille dame de 100 ans poignée au coeur par la projection de la conquête de l'Everest revisitée par Alex Mayenfisch à peine un mois après la mort d'Erhard Lorétan l'amide longue date, sans oublier Maria la pasionaria débarquée de Sao Paulo où elle a participé à la renaissance du Brésil, entre tant d'autres. Gracias a la vida...

     

    J'aime l'âne si doux, de Francis Jammes, cité par Michèle Pambrun, de Soues en Pyrénées.

    J’aime l’âne si doux
    marchant le long des houx.
    Il prend garde aux abeilles
    et bouge ses oreilles;
    et il porte les pauvres
    et des sacs remplis d’orge.
    Il va, près des fossés,
    d’un petit pas cassé.
    Mon amie le croit bête
    parce qu’il est poète.
    Il réfléchit toujours.
    Ses yeux sont en velours.
    Jeune fille au doux coeur,
    tu n’as pas sa douceur:
    car il est devant Dieu
    l’âne doux du ciel bleu.
    Et il reste à l’étable,
    résigné, misérable,
    ayant bien fatigué
    ses pauvres petits pieds.
    Il a fait son devoir
    du matin jusqu’au soir.
    Qu’as-tu fait jeune fille?
    Tu as tiré l’aiguille…
    Mais l’âne s’est blessé:
    la mouche l’a piqué.
    Il a tant travaillé
    que ça vous fait pitié.
    Qu’as-tu mangé, petite?
    - T’as mangé des cerises.
    L’âne n’a pas eu d’orge,
    car le maître est trop pauvre.
    Il a sucé la corde,
    puis a dormi dans l’ombre…
    La corde de ton coeur
    n’a pas cette douceur.
    Il est l’âne si doux
    marchant le long des houx.
    J’ai le coeur ulcéré:
    ce mot-là te plairait.
    Dis-moi donc, ma chérie,
    si je pleure ou je ris?
    Va trouver le vieil âne,
    et dis-lui que mon âme
    est sur les grands chemins,
    comme lui le matin.
    Demande-lui, chérie,
    si je pleure ou je ris?
    Je doute qu’il réponde:
    il marchera dans l’ombre,
    crevé par la douleur,
    sur le chemin en fleurs.

    Le poème de Francis Jammes, «J’aime l’âne si doux…» a paru en 1898 dans son recueil De l’angélus de l’aube à l’angélus du soir. Francis Jammes est né en 1868 à Tournay, au pied des Baronnies, dans les Hautes-Pyrénées.

    J'espère que votre fête s'est bien passée !
    Amitiés

    J’aime l’âne si doux
    marchant le long des houx.
    Il prend garde aux abeilles
    et bouge ses oreilles;
    et il porte les pauvres
    et des sacs remplis d’orge.
    Il va, près des fossés,
    d’un petit pas cassé.
    Mon amie le croit bête
    parce qu’il est poète.
    Il réfléchit toujours.
    Ses yeux sont en velours.
    Jeune fille au doux coeur,
    tu n’as pas sa douceur:
    car il est devant Dieu
    l’âne doux du ciel bleu.
    Et il reste à l’étable,
    résigné, misérable,
    ayant bien fatigué
    ses pauvres petits pieds.
    Il a fait son devoir
    du matin jusqu’au soir.
    Qu’as-tu fait jeune fille?
    Tu as tiré l’aiguille…
    Mais l’âne s’est blessé:
    la mouche l’a piqué.
    Il a tant travaillé
    que ça vous fait pitié.
    Qu’as-tu mangé, petite?
    - T’as mangé des cerises.
    L’âne n’a pas eu d’orge,
    car le maître est trop pauvre.
    Il a sucé la corde,
    puis a dormi dans l’ombre…
    La corde de ton coeur
    n’a pas cette douceur.
    Il est l’âne si doux
    marchant le long des houx.
    J’ai le coeur ulcéré:
    ce mot-là te plairait.
    Dis-moi donc, ma chérie,
    si je pleure ou je ris?
    Va trouver le vieil âne,
    et dis-lui que mon âme
    est sur les grands chemins,
    comme lui le matin.
    Demande-lui, chérie,
    si je pleure ou je ris?
    Je doute qu’il réponde:
    il marchera dans l’ombre,
    crevé par la douleur,
    sur le chemin en fleurs.

    (Le poème de Francis Jammes, «J’aime l’âne si doux…» a paru en 1898 dans son recueil De l’angélus de l’aube à l’angélus du soir. Francis Jammes est né en 1868 à Tournay, au pied des Baronnies, dans les Hautes-Pyrénées. J'espère que votre fête s'est bien passée !
    Amitiés. Michèle.)

  • Pute de pub

    penser.jpg

    …Nous aussi on a une Honda, une Honda Jazz, une Honda Jazz nouveau modèle écolo, Honda Jazz Hybrid ça s’appelle, ça consomme limite pas, mais ça se paie, et pour la payer on a bossé les gars, faut pas croire que ça vous tombe du ciel comme ça la Honda Jazz Hybrid dernier modèle – mais quant à faire de la pub à la firme Honda, ça serait quand même limite pute, hein  les gars… 

     

    Image : Philip Seelen


  • Fête à La Désirade

     

     

    âne.jpg« Quand je serai moins bête

    Je serai comme un âne

    Fidèle à ceux que j’aime

    Attentif à mon âme ».



    Maxime Piolot, chanteur breton.



    Maritou, Pierre et Yvan, Philip, Lucienne et Jean-Louis, vous invitent proches, voisins, amis:



    Ce samedi 11 juin 2011 dès 18h, au Vallon de Villard



    Pour La Première Nuit des musiques, des images et des mots



    Avec la présence active d’amis comédiens, chanteurs, musiciens, écrivains, bateleurs, imagiers, peintres, dames de cœur et autres turlupins...



    Pour des chansons, des concerts, des lectures, des projections, des expositions, du violon, de la balalaïka, du saxo, du pianola, des guitares, des feux, du vin, de la tchaktchouka, de l’eau de source d’origine, des surprises d’Occident et d’Orient.



    Votre venue étant souhaitée par tous les temps (ample déploiement de yourtes) mais à pied, les parcs à automobiles menaçant d’être saturés.


    Annonce appréciée, et itinéraire éventuel: 004179 / 508 97 29



    Image : notre ânesse Olympe au milieu des prés

  • Ceux qui veillent en lisière

    medium_Plongeur0001.JPG
    Celui qui lave une aquarelle à la fenêtre / Celle qui boit le couleurs du monde / Ceux qui se pressent à l’expo de Bonnard / Celui qui fait l’inventaire des belles personnes de sa connaissance / Celle qui cultive des bonsaïs à Malmö / Ceux qui se promènent nus dans la neige / Celui qui joue de son clavier muet sur l’armoire de son cagibi / Celle qui déchiffre une partition d’Arvo Pärt dans le métro de Moscou / Ceux qui défient la bise noire pour se fondre dans la lumière des rochers rouges / Celui que la voix d’Aretha Franklin conforte dans la jouissance de son infortune / Celle qui rêve qu’elle joue au trictrac avec les deux plus beaux garçons de la cité portuaire / Ceux qui aiment se faire masser par les aveugles japonais / Celui qui dit à son fils unique Mika qu’il honore son sperme / Celle qui se dit contre le nucléaire pour se sentir bien avec son professeur de luth dont elle a rêvé plusieurs fois / Ceux qui en ont assez de la méchanceté de la femme du pasteur Lebougon / Celui qui regrette de ne pas occuper une situation assez importante pour nuire à ses collègues / Celle à laquelle la voix de Lady Day rappelle les beaux soirs du square du Roule / Ceux qui se retrouvent avec la Comtesse chez Francis pour parler poésie chinoise et chiffons / Celui qui redoute que sa fille Louloute lui demande de sortir avec elle tant qu’elle a la boule à zéro et cet os dans le nez / Celle qui raconte à son ami écrivain des histoires dont il ne sait rien faire / Ceux qui patinent sur les parquets du Négresco / Celui qui se vante d’avoir volé un dessin de Matisse dans l’antichambre des Aragon où Louis l’a peloté / Celle qui se prétend invisible quand elle défèque les yeux fermés / Ceux qui écoutent Bach dans les aérogares / Celui qui pleure chaque fois que Wanda lui repasse la Sonate posthume No21 en B flat major de Franz Schubert (1797-1828) / Celle qui aime lécher les larmes de celui qu’elle fait pleurer, etc.

  • Lettre de Bethléem

    PascalSerena.jpg

    L'épistole de Pascal Janovjak, postée à Ramallah à l'adresse du Passe-Muraille

     

    Je fume dans la caféteria déserte de l’hôpital, je vous écris en sachant que je ne pourrai vous envoyer ce message tout de suite mais j’ai besoin de vous écrire, je me rends compte – non, je l’ai toujours su, mais je le sens fort en ce moment – à quel point j’ai besoin de vous, mes amis… C’est sans doute la fonction première des hôpitaux, de cultiver l’amour entre les hommes – à cinq ans, j’avais donné à mon père étonné cette explication des maux du monde : comment pourrait-on prouver l’amour, exprimer l’amour, s’il n’y avait le mal ? 

    Elle qui se tort elle qui supplie dont les yeux virent au ciel, absents, elle qui dans ses moments de lucidité s’inquiète encore pour moi, savoir si je vais bien si je suis bien assis si j’ai sommeil, elle qui ensuite m’enfonce ses ongles dans les bras et me frappe 

    En sortant de la pièce j’ai éclaté en sanglots, toute cette douleur, toute sa douleur, bien plus forte pour moi que si je l’avais éprouvée directement (car une douleur personnelle m’aurait fait hurler, mais elle ne m’aurait pas fait pleurer comme j’ai pleuré), toute sa douleur dans mes larmes, pendant une heure – le contrecoup de ces heures affreuses et inutiles, petit cadeau d’une sage-femme indifférente qui avait décidé que l’épidurale pouvait attendre, quand on venait de nous dire le contraire, et qu’elle se tordait au sol… 

    Mais c’est grâce à cette douleur que j’ai découvert l’amour. J’ai eu envie de chercher la sage-femme, de mettre l’hôpital sens dessus-dessous pour la retrouver, et arrivé en face d’elle je lui aurais mis mon poing dans la figure, tout simplement, et je peux vous dire que ce poing-là lui aurait arraché quelques dents… et ensuite, ensuite seulement, je l’aurais remerciée, du fond du coeur. Mais j’ai mieux à faire maintenant, j’ai à vous écrire… 

    De retour à la caféteria je croise le docteur Asfour, nous partageons une énième cigarette. Je bavarde pour faire taire l’anxiété, je lui pose des questions, il me dit qu’il exerce depuis 1981. J’avais six ans je lui dis, je ne sais pas pourquoi je lui dis ça, je lui dis ça parce que ce matin face à lui, face à tous les hommes de son âge je suis un enfant, je ne suis plus qu’un enfant… j’avais six ans, je lui dis, et il me sourit, et ne sachant plus quoi dire je me lève et sors dans le parc de l’hôpital, c’est l’aube à présent, et je fume ma dernière cigarette d’homme libre. C’est drôle, il y a un mot pour les célibataires, mais pas pour les hommes qui ne sont pas pères – alors homme libre, ou homme seul, puisque bientôt je serai deux, physiquement deux, je serai mon fils et moi, et j’aurai faim pour lui et soif pour lui, je serai joyeux avec lui et j’aurai mal aussi – mais est-ce que vraiment je serai plus proche de lui que je ne le suis d’elle, puis-je vraiment être encore plus proche de quelqu’un ? Et sera-t-il en nous ou entre nous, nos corps seront-ils liés ou séparés par Louis, 3, 5 kg qui hurle dans nos bras, elle qui pleure dans mes bras mes bras qui sont tellement courts ce matin tellement insuffisants pour embrasser tout le monde les infirmières et les sage-femmes les médecins le concierge l’employé à l’accueil, et vous… mes bras, plus larges et plus forts ce matin mais toujours deux, seulement deux bras pour les entourer, mes bras tellements insuffisants déjà à les protéger, elle et Louis… 

    Pascal Janovjak 

     

    (ce texte constitue L'Epistole envoyée par Pascal Janovjak de Ramallah, où il a vu naître son premier enfant, avec Serena son épouse, au Passe-Muraille, pour sa livraison de juin).

     

     

     

    Image: Serena et Pascal Janovjak lors de leur escale à Lavaux, en été 2008.

     

     

  • L'archipel d'un juste

     

    Soljenitsyne.jpgLa mémoire tragique du XXe siècle revit à travers la figure lumineuse d’Alexandre Soljenitsyne. La fondation Martin Bodmer, à Genève, patronne une exposition et un livre admirables, sous la direction de Natalia Soljenitsyne et Georges Nivat.

     

    On voit d’abord quelques objets que la lumière arrache aux ténèbres : un chapelet de perles de verre, une boîte de gaufres fourrées, une paire de vieux ciseaux, un baromètre, une veste de coton molletonné, une liasse de feuilles couvertes d’une écriture minuscule, un morceau de pain sec…

     Les ténèbres seraient celle du XXe siècle, et ces objets raconteraient l’histoire d’un porteur de lumière de cette tragique époque, du nom d’Alexandre Soljenitsyne.

    Ces objets surgissent de la pénombre veloutée lorsqu’on s’approche des vitrines de l’exposition consacrée à Soljenitsyne dans la salle souterraine magiquement appareillée de la Fondation Bodmer, qui fait que la lumière se fasse mieux révélatrice ! 

    Le chapelet raconte l’histoire d’un jeune officier soviétique dont quelques propos imprudents, dans une lettre à un compère, lui ont valu huit ans de bagne, de 1954 à 1953, année de la mort de Staline. Huit ans durant lesquels, faute de rien pouvoir écrire, il composa mentalement un poème de 60.000 vers qu’il se rappelait en égrenant son rosaire. La veste de molleton, frappée du matricule Chtch 262 est celle que le « zek » (appellation russe d’un détenu) Soljenitsyne portait au camp. La liasse est celle du manuscrit original de L’Archipel du goulag, retrouvé intact après être resté enterré vingt ans durant. Les ciseaux et le baromètre ont fait partie des objets « fétiches » de l’écrivain. La boîte de gaufres fourrées, dissimulant un exemplaire de L’Archipel du goulag, rappelle les précautions qu’un lecteur devait prendre en Union soviétique pour conserver un livre proscrit. Le morceau de pain, relique d’un camp, fut emporté par Soljenitsyne le jour de son expulsion d’URSS, en février 1974.

    Ces quelques objets, et bien d’autres, de nombreux documents personnels, des manuscrits jamais exposés, des lettres, des feuillets volants,  des tapuscrits, des livres, des coupures de presse, des photos significatives constituent la part ici émergée d’un immense corpus d’archives resté à Moscou sous la garde avisée de Natalia Soljenitsyne, veuve de l’écrivain disparu en 2008.

    Soljenitsyne6.jpgLa présence de cette bonne fée, mère de trois fils dignes de leur paternel, est particulièrement visible dans les corrections successives des feuillets préparatoires  de La Roue rouge, deuxième grand massif de l’œuvre avec L’Archipel du goulag, représentant environ 30.000 pages de la polyphonie dont la totalité en compte 6000. Dactylographiant la monumentale polyphonie historique, la veuve de l’écrivain ne cessait de l’annoter et d’y porter des questions, auxquelles Soljenitsyne répondait selon un code précis, chaque aller-retour pouvant se répéter jusqu’à sept fois ! Or cette collaboration a inspiré, de toute évidence, l’esprit même de cette exposition, sous la direction supérieurement avisée de Georges Nivat, grand connaisseur de l’œuvre et ami de l’écrivain.

     Dans son introduction au catalogue de l’exposition (lire encadré), Charles Méla, directeur de la Fondation Martin Bodmer, rend un très bel hommage à un homme qui a affronté successivement le cancer et un pouvoir totalitaire, dont l’œuvre «mérite d’incarner l’histoire de tout un siècle, qu’il convient d’appeler « le siècle de Soljenitsyne », comme il y eut le siècle de Voltaire… 

     

    Un « porteur de lumière »

     « L’homme est parfait ! », s’exclame Alexandre Soljenitsyne dans la forêt moscovite où l’interroge le cinéaste russe Alexandre Sokourov, dans ses remarquables Conversations avec Soljenitsyne. Or quel écrivain, au XXe siècle, aura mieux vu et décrit l’imperfection humaine ? C’est tout le paradoxe de la vie et de l’œuvre  de ce nouveau Dante du XXe siècle, furieux témoin des enfers et radieux lutteur, prophète fulminant et merveilleux témoin des « invisibles » qui ont souffert par millions sans voix pour le dire, mais aussi chantre de la simple vie, poète limpide de l’harmonie.  Rien pour autant de l’hagiographie aveugle ou convenue dans l’ouvrage tenant lieu de catalogue à l’exposition, intitulé Le courage d’écrire et constituant une somme documentaire exceptionnelle, tant par la qualité des textes que par la richesse des images.

    Après une introduction très éclairante de Georges Nivat, qui rappelle (notamment) le dessein et la réalisation complexes de l’immense polyphonie de  La Roue rouge, aux sources de la tragédie russe, c’est tout un siècle que nous parcourons à travers la guerre et le bagne, les exils successifs en Suisse et aux Etats-Unis, dans le bruit du monde et la studieuse harmonie familiale. Des premiers chefs-d’œuvre (Une journeé d’Ivan Denissovitch et La Maison de Matriona) qui le firent connaître dans le monde entier dès 1962, au Nobel de littérature, en 1970, le grand écrivain russe aura incarné, plus qu’aucun autre en son siècle, l’honneur de la littérature.                

     Genève Cologny, Fondation Martin Bodmer. Exposition Soljenitsyne, Le courage d’écrire, jusqu’au 16 octobre. Du mardi au dimanche, de 14h. à 18h. www.fondationbodmer.org.

     Alexandre Soljenitsyne, le courage d’écrire, sous la direction de Georges Nivat. Edition des Syrtes, 527p.

     

     

  • Evviva la Professorella !

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    L’amour et la défense de la littérature vivante ne vont pas toujours de pair avec la « science » universitaire, mais Anne-Marie Jaton, surnommée la Professorella par ses amis, incarne, au contraire, la conjonction du plus  gai savoir, d’une sensibilité profonde à l’approche des textes et d’une limpidité parfaite dans son expression. Ses livres nous en ont donné autant de preuves, consacrés à Blaise Cendrars, à Jacques Chessex, à Charles-Albert Cingria, à Nicolas Bouvier et à Raymond Queneau, notamment.

    Or c’est avec la même compétence généreuse que la titulaire de la chaire de littérature française à l’Université de Pise, récemment retraitée, nous a aidés à constituer cette présentation du plus génial des auteurs italiens contemporains : Guido Ceronetti.

    À cet hommage participe aussi Fabio Ciaralli, « protégé » de la Professorella qui vient d’obtenir son doctorat de lettres sur Cioran au Polo universitario de la prison toscane où il purge une longue peine pour crime passionnel, déjà connu de nos lecteurs et témoignant ici de l’aide spirituelle qu’il a trouvée dans les livres et l’amitié épistolaire du Maestro.

    Ainsi la vocation du Passe-Muraille fait-elle sens au propre autant qu’au figuré…

  • Divergence

    lyon.jpg…Elle a toujours tiré à droite et son chien à gauche : je veux dire : ses chiens, ses chiens et ses hommes, depuis son premier chien et son premier homme ç’a été la tendance, mais ça peut évoluer, on est surpris dans la vie, des fois qu’elle épouserait un homme de droite et qu’elle tombe sur un chien pas comme les autres, chiche qu’elle pourrait tirer « à gauche »…

    Image : Philip Seelen

  • Iconostase


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    …Vous me dites qu’il y a trop d’image sur ces murs,  vous me dites qu’il faudrait relancer la sainte querelle en la matière, vous me dites qu’il n’y a rien de tel que la page blanche pour activer la mémoire et que de toute façon rien ne doit nous distraire de l’Un, je vous entends bien, c’est votre histoire cher imam ami, mais souffrez que je rende grâces aussi au Deux et même au Trois et à toutes les images qui me racontent la sainte vie…

    Image : Philip Seelen 

  • Mort d'un réfractaire

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    Michel Boujut, critique de cinéma et écrivain, est mort d'une hépatite à l'âge de 71 ans. Il avait raconté ses tribulations de déserteur de la guerre d'Algérie dans Le jour où Gary Cooper, beau récit d'une jeunesse révoltée,  paru en janvier 2011 aux éditions Rivages. Retour sur une rencontre à Genève, en février dernier... 

    Michel Boujut, né en 1940, déserteur de la guerre d’Algérie en 1961 par opposition au militarisme et au colonialisme, salue ces jours la libération des populations arabes avec un enthousiasme tout personnel. « Ce soulèvement pacifique est inespéré ! On disait ces peuples serviles, pour mieux flatter leurs maîtres, et voici qu’on découvre des gens éduqués qui ont vaincu la peur et prônent la liberté et la dignité. Quelle honte pour la France, et quelle leçon pour tous ! »

    Or cette leçon, Michel Boujut l’a intégrée de longue date par l’histoire des siens, recoupant celle de deux générations. Son grand-père paternel, le sergent Maurice Boujut, parti au front la fleur au fusil et tombé à 26 ans le 19 septembre 1914, écrivait à sa femme Elisabeth, cinq jours avant sa mort : « Nous sommes restés six heures sous une pluie d’obus, plusieurs camarades y sont restés. Eh bien, aujourd’hui, tout cela ne nous fait plus rien, c’est honteux de le dire, nous sommes là comme des sauvages : les amis meurent à côté de nous, et cela nous laisse tout à fait indifférents »…

    Aujourd’hui, Michel Boujut précise que, lorsqu’il décida de prendre le « chemin du désert », il n’avait pas encore lu cette lettre déchirante conservée par son père Pierre dans un carton à chaussures baptisé « Boîte à pleurs, boîte à fleurs ». Cependant, toute sa jeunesse fut nourrie par la colère de son aïeul maternel, petit paysan qui connut lui aussi les charniers de la Grande Guerre et en revint pacifiste, autant que son père enfermé des années dans un stalag entre 40 et 45.

    « Les larmes des veuves, qui s’en soucie ?», écrivait la grand-mère de Michel dans un petit cahier qu’elle demanda à son fils de brûler. Mais Pierre s’y refusa et c’est ainsi que le petit-fils eut accès à ces reliques «crucifiantes» qui le font écrire à son tour : « Je sais maintenant d’où vient la révolte qui m’a toujours habité»…

    Dans un film de William Wyler datant de 1956, intitulé La Loi du Seigneur et interprété par Gary Cooper, celui-ci campe un pacifiste quaker qui refuse de participer à la guerre civile, jusqu’au jour où son fils y risque lui-même sa peau. Or, comme nous posons la question à Michel Boujut: réfractaire jusqu’où ?, celui-ci de préciser : « En fait, je ne suis pas absolument non-violent. Ce qui fait s’armer Gary Cooper dans La Loi du seigneur, mon père l’a vécu face au nazisme. Pour ma part, je n’ai jamais eu le sentiment de fuir. Mon geste traduisait juste ma colère contre « les bandits qui sont cause des guerres ».

    Dans Le jour où Gary Cooper est mort, Michel Boujut raconte que, ce 13 mai 1961 où il déserta sans l’annoncer aux siens, personne n’était là pour lui souhaiter bon anniversaire. Mais une lettre poignante de son père, peu après, lui donnerait entièrement raison !

    Son beau récit, construit comme une sorte d’Amarcord sans trémolos, s’adresse à une jeune journaliste (imaginaire) de la Radio romande, par manière de clin d’œil à ses amis de Lausanne où il débarqua bientôt en douce, exfiltré par l’Allemagne. Auparavant, planqué chez un membre du réseau Jeanson, le jeune homme s’était caché dans les salles obscures parisiennes où il contracta une cinéphilie aussi intense que sa révolte.

    Michel Boujut parle de Lausanne avec tendresse, où il a découvert « une familiarité nouvelle avec la vie », célébrant un « je ne sais quoi d’intime, de gai, de simple, d’agreste et d’urbain ». Pour mémoire, rappelons que La Feuille d’Avis de Lausanne accueillit des papiers du futur critique parisien (à Charlie Hebdo et Télérama, notamment) devenu producteur, en 1982, d’un magazine télévisé légendaire, à l’enseigne de Cinéma, cinémas. Correcteur aux éditions Rencontre, puis collaborateur à la télévision romande où il dit avoir « appris énormément » de Claude Goretta, Michel Boujut a fréquenté les anciens cinémas de notre ville autant que la Cinémathèque de Freddy Buache, dont le successeur lui rend aujourd’hui la politesse avec une Carte blanche. L’occasion de constater que le « jeune homme en colère » est aussi un homme de cœur et de goût.

    Lausanne. Cinémathèque. Carte blanche à Michel Boujut, les 2 et 3 mars.

    Michel Boujut. Le jour où Gary Cooper est mort. Payot & Rivage, 163p.



    Dates de Michel Boujut

    1940 Le 13 mai, naissance à Jarnac.

    1961 Le 13 mai, déserte de l’Armée française. Un supérieur a écrit dans son livret militaire : « Accomplit ses classes comme un chemin de croix »

    1962-1978 Collaborateur à la TSR.

    1982-1992 Producteur de Cinéma, cinémas, émission mythique d’Antenne 2.

     

     

     

     

  • Scènes de la vie des gens

    1. IMG_0784-1.jpgÀ propos de La Tête des gens, de Jean-François Schwab

     

    « Observer c’est aimer », écrivait Charles-Albert Cingria, qui s’y employait au regard des choses autant que des gens, mais c’est surtout de ceux-ci, comme son titre l’annonce, qu’il est question dans La Têtes des gens de Jean-François Schwab, premier recueil de cet auteur romand rassemblant onze nouvelles encadrées par un prologue et un épilogue de type choral.

    Une épigraphe à valeur d’envoi, signée Christian Bobin, faite suite à ces histoires de la vie des gens, ici et maintenant, qui en résume la tonalité, sinon générale, du moins récurrente : « La solitude est une maladie dont on ne guérit qu’à condition de la laisser prendre ses aises et de ne surtout pas en chercher le remède nulle part ».

    La   solitude n’est pas pour autant une fatalité ni forcément un désagrément, pour peu qu’on ne la subisse pas. Mais la solitude pèse souvent sur les personnages de La Tête des gens, dans la mesure où elle exacerbe un manque de présence ou un manque d’amour caractéristiques d’une société se fuyant elle-même dans la recherche du bien-être le plus superficiel, au dam de vraies relations entre les individus.

    La Tête des gens fait d’abord apparaître ceux-ci comme les habitants d’un archipel nocturne, des couloirs d’un hôpital aux étages divers de tel immeuble, puis de tel autre, d’un trottoir au secret d’une chambre, en plan-séquence panoramique à multiples personnages juste aperçus, avant d’autres développements.

    Si le type d’observation du nouvelliste rappelle un Régis Jauffret, notamment dans ses Microfictions, Jean-François Schwab se signale d’emblée par une empathie pure de toute « projection », qui laisse leur liberté à ses personnages clairement et nettement individualisés, comme le Romain de Tapage nocturne, taraudé par un cauchemar d’enfance, ou comme la Claire de Dark Clarisse , diffusant une présence intense, farouche à proportion de sa fragilité, sur fond de fête vide de trentenaires. Du couple « mort » d’À quoi tu penses ?, plombé par l’égoïsme et la routine, aux conjoints  «libérés» d’  Un corps urbain, qui se sont bricolé une relation à distance conforme à l’esprit libéral du temps, l’auteur peint, à fines touches, d’une écriture limpide et sobre (à laquelle manque juste ici et là un dernier polissage), un tableau d’époque varié et nuancé, remarquable par sa justesse de ton, avec les premières amorces d’une narration transposée, prélude à de plus libres développements.

    Jean-François Schwab. La Tête des gens. Editions Paulette, 138p.       

  • Imposture à répétition

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    Adulé comme un gourou, Louis Althusser était juste un malade mental…
    Le «premier criminel de l’histoire de la philosophie », avant d’étrangler sa femme Hélène, lui avait écrit des centaines de lettres. Tristement significatives…

    Dans la nuit du 16 novembre 1980 fut commis, par un philosophe de renom mondial, un crime qu’on pourrait dire d’amour fou, qui rappelle à certains égards le meurtre commis par le chanteur Bertrand Cantat, en juillet 2003, sur la personne de Marie Trintignant.
    Différence essentielle cependant: que le rocker violent fut aussitôt arrêté et jeté en prison, tandis que le « maître à penser », protégé par ses amis, se trouvait déclaré irresponsable et confié aux psychiatres plutôt qu’aux juges. Deux poids et deux mesures pour une « justice » qui devait faire peu de cas du sort de la pauvre Hélène Rytman, conjointe souvent vilipendée par l’entourage du philosophe ? L’affaire est plus compliquée voire tordue, reflétant les pratiques d’une autre époque et d’un autre milieu que celui des «pipoles» d’aujourd’hui…

    Une figure de l’intelligentsia
    Pour mémoire, rappelons que Louis Althusser (1918-1990) compta, de son vivant, parmi les figures « incontournables » de l’intelligentsia parisienne des années 1960, plus précisément dans la secte mouvante des « structuralistes », avec Roland Barthes, Jacques Lacan et Michel Foucault, notamment.
    D’un ton péremptoire, Bernard-Henri Lévy, qui fut son élève et préface aujourd’hui les Lettres à Hélène courant de 1947 à 1980, déclare qu'Althusser fut « l’un des plus grands philosophes du XXe siècle ».
    Or, une telle affirmation est aujourd’hui sujette à caution. D’abord parce que la « très grande œuvre » célébrée par Lévy se réduit à quelques écrits marxistes abscons et largement dépassés par la réalité historique et la pensée qui y achoppe. D’autre part, à cause de la démence manifeste qui imprègne, tragiquement, la vie même du penseur, autant que ses positions théoriques, où la fameuse « lecture symptomale », visant à faire dire à un texte ce qu’il ne dit pas, devient terriblement… symptomatique.


    Justifications délirantes
    « Si j’ai étranglé Hélène c’est pour ne pas tuer mon analyste », aurait avoué Louis Althusser au psychanalyste André Green. Et ses disciples de parler d’ «homicide altruiste » visant à sauver Hélène d’une mystérieuse faute condamnée des années plus tôt par la Parti communiste. Et d’autres de prétendre que l’étrangleur aurait, en « massant le cou d’Hélène », selon ses propres termes, tué sa sœur, sa mère, ou bien une part de lui-même.
    Enfin Althusser lui-même, interné dans un asile psychiatrique puis libéré après trois ans, de s’en expliquer dans une autobiographie parue après sa mort sous le titre L’Avenir dure longtemps (Stock, 1993) plaidoyer pro domo souvent confus voire délirant mais succès de librairie retentissant que la publication, aujourd’hui, de ces Lettres à Hèlène cherche évidemment à relancer. Mais que représentent au juste ces lettres ?

    « Canular réussi » ?
    Bernard-Henri Lévy parle d’un « roman prodigieux » et d’une « bouleversante histoire d’amour » doublée d’une « mine d’informations » sur « l’envers d’une histoire ».
    Or la réalité est à la fois plus triviale et plus triste : les 700 pages de ces lettres, d’abord marquées par une exaltation juvénile assez conventionnelle, au fil d’une écriture de piètre tenue littéraire, sont progressivement plombées par la confusion mentale voire le balbutiement pathétique, sur fond de narcissisme tourmenté.
    Fait sidérant : que presque rien n’y transparaît des événements marquants de l’époque (du stalinisme aux événements de Hongrie ou de Tchécoslovaquie, sans parler de Mai 68 que le philosophe réduit à « une sorte d’effervescence » et de « bordel politico-social »), comme s’il vivait dans un cocon avec la terreur « de ne pas exister » alors qu’il partage, avec Hélène, note-t-il dans son autobiographie, « l’enfer à deux dans le huis-clos d’une solitude délibérément organisée ».
    Non moins ahurissante enfin : la vénération intacte que ce « prince des penseurs », selon l’expression bouffonne de Bernard-Henri Lévy - qui avoue par ailleurs ne pas se souvenir d’un seul de ses cours -, continue d’exercer chez certains. Comme si ceux –ci craignaient d’avoir à faire le deuil de leur propre jobardise alors que le philosophe lui-même, à propos de son œuvre, parlait de « canular réussi »…

     Deux  poids, deux mesures…

    Le rapprochement des deux meurtres « accidentels » qui ont coûté la vie à Hélène Ryttman, épouse de Louis Althusser, et à Marie Trintignant, amante de Bertrand Cantat, peut sembler discutable, et pourtant la comparaison est intéressante du point de vue du traitement respectif des deux victimes et des deux coupables.
    En 1985, Claude Sarraute écrivait dans une de ses chroniques du Monde : «Nous, dans les médias, dès qu'on voit un nom prestigieux mêlé à un procès juteux, Althusser (…) on en fait tout un plat. La victime ? Elle ne mérite pas trois lignes. La vedette, c'est le coupable ». 
    La chose s’est vérifiée pour la femme d’Althusser, non seulement dans les médias mais dans le microcosme intellectuel français où il était de bon ton de la faire passer pour une mégère acariâtre qui «pompait l’air» de son grand homme. Son portrait, dans Femmes de Sollers, est particulièrement accablant. Et c’est ainsi que le mandarin de l’Ecole Normale supérieure, malade mental hautement protégé, continue d’être vénéré par une certaine Nomenklatura intellectuelle. 
    À vingt ans de distance, la compassion vouée à Marie Trintignant fut tout autre, fort heureusement.  En revanche, le moins qu’on puisse dire est que le statut de « vedette » n’a pas profité à Bertrand Cantat, au contraire. Deux poids, deux mesures pour deux victimes, deux coupables et deux «actes manqués»… 

    Louis Althusser. Lettres à Hélène. Préface de Bernard-Henri Lévy. Grasset, 708p

    Cet article a paru dans l'édition de 24 Heures du 28 mai 2011.

     

  • Ceux qui vont enquêter

     

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    Celui qui s’est spécialisé dans la fouille du passé des prétendus innocents / Celle qui dénonce les agissement de son trisaïeul sous la Commune pour se faire bien voir de sa cousine historienne de centre-gauche / Ceux qui incriminent les années de parties fines du penseur néolibéral / Celui qui découvre avec effroi que ses jeux de préado de neuf ans tombent sous le coup de la loi de
    certains Etats américain mais ouf il habite à Liège Outremeuse et sa femme lit le Coran / Celle qui s’inquiète de savoir si le jeune marié a réellement renoncé à ses tendances que lui a signalées sa belle-sœur Aude-Marie Bonne-Avoine psychologue-conseil chez Manpower / Ceux qui ont gardé des papiers compromettants qu’ils sortiront si l’oncle  populiste devient trop arrogant / Celui qui fait des recherches sur les zones d’ombre de la première partie de la vie de sainte Lucette / Celle qui rappelle l’épisode du « disciple préféré » pour étayer sa théorie d’un Jésus bi / Ceux qui se demandent pourquoi les fouille-merde ne cherchent du côté des années de jeunesse du Prophète et même avant / Celui qui exige la Transparence pour mieux gérer son propre micmac / Celle qui donne des leçons aux donneurs de leçons qui se taxent mutuellement de donneurs de leçons / Ceux qui répètent àl’envi qu’ils ne donnent pas de leçons, eux / Celui qui te dit qu’il sait des choses sur toi et que tu confonds en affirmant que tu en sais bien plus encore / Celle qui pense que Jean-François Kahn a des choses à se reprocher question personnel de maison / Ceux qui proposent une investigation côté personnel de maison des divas de l’info / Celui qui s’est toujours vanté de tringler ses filles au pair / Celle qui pense que l’ADN du sperme de DSK a été refilé par Sarkozy à la femme de chambre par l’intermédiaire des SR / Ceux qui savent désormais où se trouve la Casamance / Celui qui pense que le village de la petite va tout faire pour qu’elle ramasse un max de dollars quitte à retirer sa plainte / Celle qui parie que la petite ne se laissera pas acheter / Ceux qui trouvent que l’affaire DSK a une configuration de fable qui l’apparente à la Visite de la vieille dame et que ça fera un film super / Celui qui a assisté à une représentation de la Vieille dame en brousse et à chopé le sida la même année mais il n’y a aucun rapport car il était revenu d’Afrique et se camait en Suède / Celle qui estime que c’est cette Saint-Clair qui a tout manigancé pour ramener Dominique à la maison / Ceux qui prononcent le nom de Dominique avec toute la ferveur sucrée de l’Amicale des socialistes en dentelles, etc. 

    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui vont en justice

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    Celui qui réapparaît menottes aux poings / Celle qui a porté plainte contre le Prince Charmant / Ceux qui voient la vie de leur enfant exposée aux regards du Tribunal / Celui qui se demande ce qu’il serait devenu avec un père ivrogne dans un pays en guerre et plus ou moins douze frères et sœurs si l’accusé n’a pas menti sur cela aussi / Celle qui regarde la mère de la victime de son point de vue de juge déjà grand-mère / Ceux qui violent et violentent tous les jours que Dieu fait en toute impunité / Celui qu’émeut l’humanité de la Cour / Celle qui sent la glace de la réalité la transir / Ceux qui découvrent que leur enfant est une femme / Celui qui tourne en rond dans la cage du non-langage / Celle qui se fait arracher en public les derniers aveux de son aveugle passion de jouvencelle / Ceux qui se rappellent leurs vingt ans / Celui qui plaide en tennis / Celle qui constate que ses dépositions n’ont rien retenu de l’essentiel de ce qu’elle a enduré / Ceux que choque le trop jeune avocat stagiaire qui taxe son client de salaud et de lâche pour le disculper de l’accusation d’être un violeur / Celui qui a ouvert sa maison au barbare en connaissance de cause / Celle qui a ouvert son cœur de mère au barbare avant de ramasser ses slips sales / Ceux qui trouvent toutes les excuses au barbare / Celui qui estime que sa cause est jugée d’avance vu qu’il est né du mauvais côté / Celle que le barbare a fascinée avant de sentir la pointe de son couteau sur sa gorge de roucoulante colombe / Ceux qui se barricadent dans le déni / Celui qui estime avec ses compères du Bar Le Bronco que toutes les femmes sont des putes et des salopes à dresser, sauf leurs mères / Celle qui souffre de se rappeler tout ce qu’elle a aimé de ce nul / Ceux qui envient cette passion de jeunesse tout à fait stupide selon les critères de la Raison / Celui qui se réjouit de remonter sur son voilier de 18m. après avoir jugé ce pauvre type mal barré à vie selon son expérience / Celle que la tristesse terrasse à l’instant où justice lui est rendue / Ceux qui se réjouissent de tourner la page / Celui qui s’est reconstruit en taule / Celle qui estime que cette cause qu’elle a défendue en tant que substitut du procureur devait l’être bec et griffes pour le bien des petites écervelées qu’abusent encore des prétendus princes charmants à couilles rabattues / Ceux qui ramènent tout à un excès de testostérone comme au Tour de France - enfin tu vois quoi / Celui qui espère sans se faire trop d’illusions que trois ans de travaux agricoles ou horticoles adouciront cette petite brute / Celle qui redoute de revoir un jour l’Homme de Sa vie au coin d’une rue / Ceux qui se sont faits à l’idée que les frasques les plus cuisantes du père seront répétées par le fils, et que la fille ne sera pas une oie moins blanche que la mère, etc.

    Image: Daumier

  • Ceux qui scrutent les eaux du fleuve

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    Celui qui dit toujours qu’il n’est pas antisémite, mais quand même / Celle qui n’ose pas dire à Reginald que son parfum l’indispose / Ceux qui vous trahissent pour votre bien / Celui qui attend les honneurs dus à son rang / Celle qui gère tant bien que mal un cousin friqué qu’elle estime réactionnaire / Ceux qui s’investissent dans le créatif / Celui qui affirme que Gonzague Saint-Bris gagne à être mieux connu / Celle qui redoute les influences d’Uranus sur sa vie / Ceux qui vous sourient à l’arrêt du bus / Celui qui a farci de lames de rasoir les morceaux de pain qu’il a jetés aux caniches nains de Madame Lempen / Celle qui insinue que Roudoudou le SDF est un pédophile potentiel / Ceux qui refusent de monter en téléski avec un étranger / Celui qui écoute du Mozart pour se remonter le moral / Celle qui pense qu’un conseiller communal catholique doit montrer l’exemple / Ceux qui ont donné leur vie aux chemins de fer / Celui qui vendra le Leica de son père dès qu’il aura canné / Celle qui estime que le bilan écologique de l’avion est très négatif / Ceux qui se rappellent que la Chandeleur, jour des crêpes, est aussi celui de la présentation de Jésus au temple de Jérusalem / Celle qu’épate le fait qu’un jet de sperme d’éléphant permette à une termitière de survivre pendant treize mois/ Ceux que la mise à mort des taureaux fait bander / Celui qui sait qu’il n’en a plus que pour trois mois au max / Celle qui sait quelle place est stratégique dans le tea-room Les Bosquets / Ceux qui recourent aux flashes précis de la médium Maude / Celui qui se signe à l’entrée des tunnels / Celle qui avait à la base le potentiel vocal de la Nicoletta des meilleures années / Ceux qui feraient des bornes pour un bon Cantal / Celui qui estime que tout de même José Bové reste José Bové / Celle qui reproduit la Joconde au point de croix / Ceux qui ne peuvent pas kiffer l’opérette, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Ceux qui font fort

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    Celui qui attend que les caméras soient en place / Celle qui parle au nom de la Femme sur les plateaux / Ceux qui top-réagissent au BUZZ / Celui qui sait pourquoi on l’invite à l’émission-spectacle et qui y va de son numéro de colère absolument sincère n’est-ce pas / Celle qui intéresse la télé par son refus d’y participer / Ceux qui se retirent des estrades par subit dégoût physique / Celui qui constate que la petite abeille retrouvée dans le sarcophage avait une aile brisée / Ceux qui affirment que le roi est nu comme il sied à leur fonds de commerce / Celui qui enrage de ne pas être invité au débat avec BHL alors qu’il a d’aussi jolis costumes style négligé chic / Celle qui réagit en tant que socialiste chrétienne qui a toujours refusé la pipe à son conjoint / Ceux qui accusent la victime de victimiser / Celui qui estime qu’il est politiquement inapproprié de soupçonner un notable du Parti qui est de toute façon au-dessus du commun des caméristes américaines même pas syndiquées / Celle qui se met à la place du présumé innocent victime d’un priapisme irrépressible selon les codes de la psychiatrie notoirement apolitique / Ceux qui restent secs malgré l’obligation de saliver comme le chien de Pavlov / Celui qui prône l’obligation du port de la ceinture de chasteté électronique dont il a déposé le brevet au Luxembourg / Celle qui en conclut que sa vie de tribade de droite comporte moins de risques / Ceux qui se lavent l’âme à l’eau de source hélas polluée par la centrale d’à côté / Celui qui sourit de désespoir dans ses larmes de reconnaissance / Celle qui fait castrer son chat Strauss Cat / Ceux qui se reconnaissent dans les pulsions de l’obsédé et le font sentir à la serveuse noire du Kebab du coin / Celui qui retourne en forêt pour se ressourcer avec son iPad / Celle qui rit toute seule sans savoir pourquoi sauf que ça la réjouit de voire ce sale mec la queue basse / Ceux qui en concluent que les riches sont bien à plaindre et se paient un ticket de Tribolo pour pour ne pas passer pour trop pauvres / Celui qui constate que les affaires de cul font se ressembler tous les partis – Philippe de Villiers Dominique Strauss Kahn même combat on continue / Celle qui constate que le concept nietzschéen de chiennerie n’a jamais été si bien illustré que par les médias /  Ceux qui vocifèrent d’une même voix sur le plateau de télé tandis que le présentateur insiste sur le fait que la victime et le coupable sont peut-être un victime et une coupable ça dépend du point de vue en tout cas ça fait hyper-bander l’Audimat pujadiste / Celui qui rappelle gravement la sentence d’Oscar Wilde selon laquelle on n’a pas le droit de frapper un homme à terre étant entendu qu’Oscar n’a pas parlé d’une jeune Noire d’ailleurs protégée par la police hétéro / Celle qui se casse une jambe en fuyant le violeur qui lui reproche in petto de trop en faire / Ceux qui font fort en se disant avec les faibles - et ça aussi ça fait pisser le dinar / Celui se tamponne les yeux au collyre après le Grand Débat / Celle qui coupe le son de l’émission-spectacle avant de switcher sur les ours blancs / Ceux qui ne tirent aucune conclusion misanthrope ou morale de ce spectacle de l’abjection humaine vu qu’il ne s’agit somme toute que d’un spectacle, etc.

    Image : Philip Seelen  

  • Notes à la volée

     

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    La Désirade, autour du 15 mai 2011.

    La malle de Pessoa est un symbole de plus en plus significatif à l’ère de la notoriété d’un quart d’heure et des succès mondiaux d’un quart de saison. Non pas : écrire pour le tiroir, mais écrire pour quelques-uns et pour toujours, enfin comme si. Le bonheur d’écrire restant, évidemment, sans pareil et sans prix.

    °°°

    Les étalages de la librairie mondialisée ne sont rien, à mes yeux, à côté de la toute petite partie de ma bibliothèque réservée à quelques-uns où l’ Oblomov de Gontcharov et le Bartleby de Melville conserveront toujours leur place. Par goût de l’inaperçu ou du perdant ? Pas vraiment. Disons plutôt par amitié pour ceux qui sacrifient tout à leur indépendance et à leur rêverie tranquille, à quoi je m’identifie dans mon isba à l’écart.

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    Certains de mes anciens amis me disent infidèle parce que je suis resté fidèle à ce que j’ai été à vingt ans et que je continue d’être tout en ayant largué mille vieilles peaux qui leur servent toujours d’oreillers de paresse - et que représente donc l’amitié qui nous fait nous trahir nous-mêmes, sinon un simulacre ou un pis-aller ?

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    Rozanov ne me convient que privé et secret. Le Rozanov social et doctrinaire, le Rozanov clérical ou anticlérical, le Rozanov antisémite ou contempteur du christianisme, le Rozanov idéologue en un mot me laisse de glace, tandis que le Rozanov intime et spontané reste à mes yeux l’un des plus purs sourciers de l’émouvante beauté, notamment quand il évoque les femmes de son entourage. Pareil pour Céline dans un tout autre climat social et moral, qui n’est pas un écrivain de la chaude intimité mais un frère humain aux incomparables moments de tendresse, un musicien de la langue comme l’est aussi le Russe et, comme celui-ci, un sale type à ses moments de haine cristallisée par ses damnées théories…

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    Il faut regarder, de temps à autre, les pires émissions de télévision, pour se rappeler que «ça» existe. Qu’un Fogiel ou qu’un Cauet soient possibles et appréciés par des masses de gens: voilà ce qu’il faut se rappeler…

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    Corinth5.jpgLa vraie peinture, comme la vraie littérature, se font à la fois par le travail continu et par le désir intense que celui-ci entretient quand on ne travaille pas, les yeux fermés…

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    J’aime le terme d’Approximation, tel qu’en use un Charles du Bos, modeste et précis à la fois.

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    Le nouvel idéal du populisme suisse, en matière de culture, se traduit par le terme de HOBBY. Je trouve cela bien misérable. Cela me rappelle cette observation de je ne sais plus qui, à propos de l’esprit petit-bourgeois, défini par sa manière de trouver beau ce qui est joli et de déclarer joli ce qui est beau. À cette tendance correspondant aussi, et de plus en plus, l’évolution de nos rubriques culturelles, dont le seul terme de CULTURE est désormais remplacé par LOISIRS ou TEMPS LIBRE, en attendant BRICOLOISIRS…

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    La bleue est une fée verte qui provoque des tuées, comme on dit chez nous. Mais peu importe qu’on l’interdise ou qu’on l’acclimate : l’absinthe échappe à vrai dire aux lois ou aux convenances, relevant essentiellement du Mythe. 
    La partie suisse du mythe est paysanne et jurassienne, marquant à la fois un enracinement populaire terrien et un écart. Il y a en elle un mélange atavique de médecine familiale à secret et de consolation solitaire, sa légende locale l’associe à la vie des fermes autant qu’aux bamboches. Des générations de garçons de l’arrière-pays ont réitéré leurs tournées de fontaine en fontaine aux occasions solennelles ou fortuites, et l’on sait le bien qu’elle a fait aux poètes et artistes, entre autres originaux accablés par une réalité par trop propre-en-ordre, en tout cas ennemie de l’ivresse et des ailleurs du samedi soir.

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    Le Nouvel Observateur, magazine rutilant de la gauche caviar, titrait la semaine passée ILS ONT TOUT, à propos de la nouvelle oligarchie française, et l’on est supposé comprendre ce matin, à voir le pauvre DSK sortir menotté d’un commissariat new yorkais, que celui-là n’a désormais PLUS RIEN. Or je ne vois, pour ma part, que la chance inespérée soudain offerte à cet homme, certes cassé sur le moment, et promis à d’autres tribulations sans doute, à commencer par la rencontre annoncée de l’Amérique d’en bas au fond de quelque ergastule, mais quelle belle opportunité lui sera donnée de se refaire une vie plus humaine que celle d’un banal ponte, si tant est qu’il soit condamné. C’est ce que je me dis en tout cas en poursuivant ma (re)lecture du Voyage au bout de la nuit, que tant d’humanité noire imprègne, sans souhaiter pour autant le pire à ce formidable fat convaincu que tout lui est permis sur la première chambrière venue, et qui tombe pour « si peu »…

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    La femme hystérique veut un maître sur lequel régner, et c’est pourquoi la situation du maître ne m’a jamais tenté, pas plus que celle de l’esclave évidemment, qui revient au même.

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    La grande différence entre le roman selon Milan Kundera (et l’on pourrait dire selon Henry James ou selon Vladimir Nabokov, selon Philip Roth ou selon Saul Bellow), à mon sens le seul vrai roman reconductible indéfiniment et quoi qu’on en dise, par rapport aux faux romans actuels où l’Auteur a toujours le dernier mot, c’est qu’il laisse le lecteur absolument libre de circuler entre des personnages qui ont tous raison…

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    Ah les beaux socialistes à la Jack Lang, dont la morgue inimaginable s’étalait l’autre soir pour la défense de son excellent camarade, certes point indifférent au charme féminin, mais enfin tellement injustement humilié par l’affreuse justice américaine, tellement bafoué dans sa dignité, pour ainsi dire harcelé par l’affreuse juge, sans parler de la prétendue victime, alors que les barbares font subir cet outrage à la France – ah les suaves hypocrites pour lesquels l’honneur d’une femme, qui plus est noire et musulmane, ne compte plus pour rien dès lors que leur « exception française » n’est plus adulée comme il se devrait…

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    Céline2.jpgLa grande question que nous pose le Céline des pamphlets, souligne justement Henri Godard dans sa nouvelle somme (parue ces jours chez Gallimard), bien au-delà de son antisémitisme d’époque, est celle que nous pose sa haine, qui recoupe la haine actuelle se déployant tous azimuts dans tous les rejets de tous les racismes, et qui fait cet homme tellement humain et fraternel basculer dans l’abjection. Or, Henri Godard a mille fois raison de ne pas séparer les pamphlets du reste de l’œuvre. Ils sont là et ils doivent y rester. Le ressentiment de Céline a une histoire et Godard la suit pas à pas de l’enfance à la guerre et de l’Afrique aux prisons du Danemark, sans cesser d’interroger les romans et les lettres de l’écrivain, non seulement ses contradictions fameuses mais cette espèce de fascination vertigineuse qui le fait augmenter son mal par un mal plus grand et que nul ne saurait juger sans le prendre tout entier, par delà la jouissance du texte et les plus troubles plaisirs de la haine relancée par le lecteur lui-même…

     

    Images: Zdravko Mandic, Lovis Corinth, Louis Ferdinand Céline.

  • Notes à la volée


    Janus.jpgJean Dutourd me disait un jour qu’une idée notée est une idée perdue, mais je l’entends tout autrement pour ma part, à savoir qu’une idée notée est une idée en passe d’être travaillée et qu’elle procède donc d’une transmutation féconde, comme une journée notée peut être dite (c’est Paul Léautaud qui le disait) vécue deux fois. Cela n’invalide pas pour autant l’opinion de Jean Dutourd, qui s’exprimait en romancier ou en chroniqueur pressé craignant d’être freiné par la note, mais après tout chacun ses pratiques et formules, d’ailleurs amovibles ou à géométrie variable. Tout noter, à mes yeux, n’est pas tout figer mais tout sensibiliser.

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    Kundera3.jpgMilan Kundera s’est efforcé de couper court à tout aveu personnel dans son œuvre, comme à tout investissement de type autobiographique, ce qui ne me dérange pas plus que ça ne m’en impose. Mais l’homme Kundera n’en est pas moins sûrement omniprésent dans ses romans autant que dans ses essais. À ce propos, les auteurs qui voient une supériorité dans le genre même du roman, par rapport aux écrits autobiographiques et autres autofictions (terme actuel plus chic) me font sourire, car nombre d’entre eux, incapables de composer de vrais romans (ce que fait à l’évidence un Kundera) se contentent en somme d’appeler romans des récits dont ils sont les protagonistes (je pense autant à Philippe Sollers qu’à Jacques Chessex, entre bien d’autres), quand ce ne sont pas des carnets et autres journaux « extimes »…


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    À quoi correspond l’obsession de la nudité ? Je me le demande. Et qu’est-ce que la pudeur ? Est-ce affaire d’éducation, ou s’agit-il d’autre chose ?
    Dans notre famille, notre grand-mère maternelle Louise, née Wuillemin, figure typique du puritanisme protestant vaudois, incarnait cette peur, voire ce dégoût envers toute forme de sexualité explicite que la nudité représente par excellence, avec des formules que je me rappelle comme autant de mises en garde modulant sa pruderie, entre le «cache-moi ça !», le « veux-tu te taire » et autres « ce ne sont pas des choses dont on parle ! »
    Mais à quoi correspondait cette phobie elle-même ? N’était-elle pas, simplement, le revers de la même obsession ? C’est ce qu’on pourrait penser maintenant en assistant aux débats et autres combats entre libertins (ou prétendus tels) et pudibonds. Tout cela que le bon sens populaire, chrétien ou païen, relativise évidemment comme de tout temps…
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    Questions à poser à une soirée chic aux gens qui se disent libérés: comment vivez-vous ce que vous appelez un épanouissement sexuel digne de ce nom ? Oserez-vous en parler ce soir devant les Duport et les Moser ? Pourrez-vous en parler sans gêne et sans ricaner ? Et vos enfants se mêlent-ils à vos conversations à ce propos lors de vos barbecues ? Vos enfants vous ont-ils raconté leurs expériences hétéros ou homosexuelles ? Ainsi de suite, dans le genre des questionnaires à la Max Frisch…

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    Ce que je ressens de la peinture se résume essentiellement à cette formule : ce que je vois me regarde. Cela m’a pris vers quatorze ans avec Utrillo, dont les rues hivernales, les murs décatis, le décor de théâtre désolé à petites silhouettes noires, le dôme vaguement oriental du Sacré-Cœur et les arbres décharnés, me regardaient et me parlaient, pour ainsi dire, mélancoliquement ; et de là me vient aussi le goût de certaines couleurs alliées, à commencer par un certain vert et un certain gris, la base fatale d’un certain blanc cireux (chez Courbet aussi, ou chez Vlaminck) et les bleus froids comme la douleur de solitude, enfin les rouges et les oranges de la sensualité dont le feu prend dans l’autoportrait de Munch découvert tant d’années après…

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    À Propos de Francis Bacon, Philippe Sollers écrit quelque part que cette peinture nous atteint « direct au système nerveux », et c’est à la fois une affaire d’intensité de la couleur et de trouble plus profond lié à ce que le peintre appelle la flaque, à savoir le portrait caché de ce qu’il montre quand il montre un homme, un chien ou un pape. Tout cela follement pulsionnel et fusionnel quant au matériau et à la forme (Zamoyski pourrait ici parler de forme pure, il me semble), électriquement diffus et cependant hyper-précis et conduit par la gueule de la Ligne, si l’on peut dire. Ceci dit pour la part dionysiaque de la peinture, Cézanne représentant essentiellement (à mes yeux du moins) la part apollinienne, sauf dans quelques toiles assez chaudes du tout début.

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    DeStaël39.jpgLa photo n’a rien à voir avec la peinture, j’entends : même la vraie photo, avec la vraie peinture. La peinture qui reste de la photo ne m’intéresse pas, moins même que la photo, qui en dit souvent plus que la peinture en terme d’image, mais il me semble que la peinture, j’entends la vraie peinture (disons jusqu’à Nicolas de Staël et ensuite celle de quelques-uns seulement de plus en plus rares) surpassera toujours la photo en terme de perception totale, par tout ce qui fait notre corps physique et spirituel, et de diffusion par la forme dépassant les formes…


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    La seule pensée qui me touche est en somme la pensée émue ou la pensée émouvante, non du tout au sens sentimental ou même affectif, mais au sens d’une émouvante beauté de l’idée surgie, que je dirai d’un ordre échappant à la psychologie mais pas aux affects universels qui font accéder à la pensée le cinéma japonais ou la poésie t’ang, la musique baroque ou le blues et le rythm’n’blues, ainsi de suite, dans l’esprit panoptique de Merleau- Ponty ou de Sloterdijk.

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    Chessex25.gifCe film, ce livre relève-t-il de l’érotisme ou de la pornographie ?
    À vrai dire on oppose trop confortablement érotisme et pornographie, comme si le premier était a priori plus admissible et la seconde forcément « inappropriée », pour user du langage moralisant des temps qui courent.
    Or ce n’est pas du tout mon sentiment. En littérature, l’appellation érotique m’a toujours paru bourgeoisement ou petite-bourgeoisement hypocrite, même dans le rayon spécialisé, tandis que la franche pornographie (disons l’érotisme explicite d’un Sade, d’un Bataille ou d’un Genet) me paraissait plus naturellement franche et saine (ou malsaine et tordue, quelle importance ?), étant entendu que le véritable érotisme dépasse absolument ces catégories en contaminant toutes la réalité par effusion radieuse et bandaison polymorphe où tout acquiert, par le verbe ou la mélodie, la forme et les sens multiples, du fruit et de la bête…

  • Ceux qui manquent à la lumière

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     Celui qui est enfant prodigue de naissance / Celle qui laisse sa lumière en partage aux vivants ou supposés tels / Ceux qui se retrouvent pour se retrouver eux-mêmes / Celui que toute mésentente tracasse / Celle qui raccommode les amitiés déchirées / Ceux qui se demandent pardon / Celui qui renoue avec son double de vingt ans / Celle qui se rend à la soirée des ex avec le sourire / Ceux qui se revoient de 7 en 14, de 14 en 18 , de 39 en 45 et même au delà / Celui que son besoin de paix fait déposer tout orgueil / Celle qui aspire à la bonne réciprocité / Ceux qui s’oublient à la lumière de leur mémoire / Celui qui relit ce matin des pages de L’Echelle de Jacob de cet adorable catho réac que fut le paysan philosophe Gustave Thibon / Celle qui découvre les secrets de sa mère dans ses écrits de veuve / Ceux qui se sentent plus proches de beaucoup de morts que de peu de vivants / Celui que vivifie le verbe universel que se disputent les cultures et les religions et les églises et les sectes et les facs de théologie et d’athéologie / Celui qui se dit qu’il n’est personne d’autre qu’une personne / Celle dont la seule présence pacifie les fous furieux que nous sommes dans la Maison jaune du monde immonde / Ceux qui se réfugient sur le trottoir pour en fumer une avec leur ennemi juré / Celui qui sifflote hello le soleil brille brille brille dans la purée de pois de ce jeudi de l’Ascension mal barré pour un week-end de rêve / Celle qui sent que l’amour est plus fort que son ressentiment / Ceux que l’aveu délivre / Celui qui se délie de son serment de ne plus jamais serrer la main de son frère ennemi encore plus frère qu’ennemi / Celle qui fait confiance à la nature humaine sans être sûre que la nature soit humaine / Ceux qui agissent selon leur cœur avec l’aide d’un comprimé d’Aspirin Cardio 100 à 15 balles 60 la boîte de 90 / Celui que les fêtes religieuses de sa confession familiale émeuvent toujours pour Dieu sait quelle raison que la Raison ignore en dépit des dernières avancées des neurosciences et tout le toutim / Celle qui a gardé le sourire malgré le mal qui la rongeait / Ceux qui ne trouvent que le silence pour exprimer ce qu’ils ressentent devant ce cercueil, etc.
    Image : L'ubac, huile sur toile, JLK.

  • Les Xperts

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    … La scène de crime, pure de tout indice en apparence, vierge de toute trace de violence ou de sécrétions, constitue le grand défi de cet épisode que notre équipe de spécialistes va relever, forte des acquis et des procédures de la plus haute technologie, il y a là l’image même du Mystère Postmoderne par rapport auquel celui dit de la Chambre Jaune fait figure d’archétype obsolète…

    Image: Philip Seelen

  • Ceux qui laissent béton

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    Celui qui marne pour la coquette / Celle qui ne manque pas une remise de prix / Ceux que la réussite accable / Celui qui récolte même ce qu’il n’a pas semé / Celle que le bavardage a vidée comme un évier / Ceux qui se raccrochent à ce qu’on dit / Celui qui disparaît dans ses sous-entendus / Celle qui s’agite aux alentours d’elle-même en personne / Ceux qui se reconnaissent dans le personnage de fat disert que tu désignes à l’instant dans cette séquence de liste où il te rappelle l’énoncé de sa carte de visite en se flattant de te la remettre selon l’usage japonais étant entendu que le Japon il connaît autant que les Nations Unies / Celui que l’angoisse métaphysique reprend dès que le fondé de pouvoir Python la ramène à la réu des cadres moyens / Celle que tétanise la peur du Sous-Chef / Ceux qui ont un flingue (chargé) dans leur armoire perso / Celui qui relit Je ne joue plus de Miroslav Karleja qui l’a marqué à 25 ans / Celle qui se retire de la partie carrée / Ceux qui ne savent comment t’atteindre /Celui que saisit l’effroi du vendredi 13 / Celle qui se rit de la superstition du doctorant en physique nucléaire / Ceux qui se font passer pour des chats noirs alors qu’ils sont tout en bas de l’échelle / Celui qui se regarde de travers /Celle qui repeint les volets ouverts de la maison close / Ceux qui entrent par la petite porte avec leur grande bouche à la Mick Jagger / Celui qui se saoule de ses haines / Celle qui désamorce les humeurs de la Cheffe / Ceux que le voyeurisme rend aveugle / Celui qui a pas mal évolué en peinture en ne travaillant que du regard / Celle qui ponte les cœurs / Ceux qui lavent leurs péchés à l’eau de jouvence / Celui qui ne sait plus comment s’écrit le mot péché et ce qu’il peut bien signifier / Celle qui estime que le nœud du problème de son cousin Dominique se situe au niveau du nœud / Ceux qui prennent acte du fait que le Fonds Monétaire International permet aux vieilles bourses de se gonfler / Celui qui cherche une allusion à son nez camus dans cette liste établie à son insu / Celle qui sent que Quelqu’un la regarde de là-haut et qui lui adresse un clin d’œil au cas où / Ceux que le mépris des médiocres encourage en quelque sorte / Celui qui danse avec l’Administratrice du de l’Espace funétique / Celle qui désinfecte les enfants défunts / Ceux qui ne pensent qu’à repartir quand ils ont constaté où qu’ils étaient misère / Celui qui dit à Molly qu’il reviendra sans penser qu’elle le croit / Celle qui tombe ce matin sur cette phrase qui lui fait du bien : « C’est peut-être ça qu’on cherche à travers la vie, rien que cela, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir » / Ceux qui se sentent mieux d’avoir fait quelques pas dehors où que l’herbe a reverdi samedi / Celui qui s’attarde dans les temples déserts / Celle qui se grise de caresses derrières les persiennes du studio de l’étudiant stylé / Ceux qui n’ont pas eu d’enfance et en tirent des arguments dont les enfants pâtissent / Celui qui croit donner le change et se prend au jeu de dupes à son corps peu défendant / Celle qui croit rester propre sur elle en s’exprimant toujours au figuré / Ceux qui stressent dans le caisson de décompression mentale, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Aude Seigne, Prix Bouvier 2011

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    Aude Seigne, après Douna Loup, revigore notablement la relève littéraire romande. Ses Chroniques de l’Occident nomade sont d’un véritable écrivain, dans la foulée de Bouvier et de Cingria. La jeune Genevoise vient de décrocher le Prix Nicolas Bouvier. 

    Un petit livre épatant a marqué, récemment, l’apparition d’Aude Seigne. Ses Chroniques de l’Occident nomade signalent immédiatement,en effet, la rare maîtrise d’une «lectrice» du monde. Le bonheur d’écrire va chez elle de pair avec la justesse du regard et le mélange, rare dans le genre, de ses impressions de voyageuse et de ses échappées amoureuses.
    Qu’elle évoque un premier voyage en Grèce, à 15 ans, où elle découvre «l’état nomade», le «silence vertical de la rue ouagalaise» où elle lit L’Idiot de Dostoïevski chez des «amis d’amis d’amis d’amis», ou encore le «rapport humain pur» qu’elle vit en plein désert du Rajasthan avec deux jeunes gens, Aude Seigne sait ressaisir à tout coup le «génie des lieux» et sa diffusion sur les êtres…
    Aude6.jpg- Mais qui êtes-vous donc, jeune fille ?
    - Je suis née à Genève le 14 février 1985. J'y ai toujours plus ou moins vécu mais je n'ai commencé à aimer Genève qu'en voyageant. J'ai eu une enfance heureuse, bien que stricte. Cela s'est gâté lorsque mes parents ont divorcé, quand j'avais 11 ans. En parlant d' « expérience fondatrice », je pense que celle-ci fut radicale, même si je n'en comprends la portée qu'aujourd'hui. C'est aussi à cet âge-là que j'ai commencé à écrire régulièrement. J'ai fait un premier voyage sans mes parents à 15 ans qui a été comme une secousse après des années assez sombres. Après, c'est un peu devenu une obsession. J'ai fait une maturité en grec ancien suivie d'une année sabbatique où je multipliais les petits jobs pour pouvoir partir plus longtemps. Je me motivais en me disant qu'une heure de travail, c'était une nuit en auberge de jeunesse quelque part dans le monde. Cette année a été très formatrice, et pas seulement sur le plan du voyage. J'ai ensuite fait un bachelor en littérature française et en langues et civilisations mésopotamiennes. Le calendrier universitaire me permettait de voyager 2 à 3 mois par année. Actuellement, j'écris mon mémoire de master sur la fragmentation dans la littérature de voyage au XXe siècle (Henri Michaux, Nicolas Bouvier et Lorenzo Pestelli pour être précise). Je travaille depuis deux ans comme rédactrice pour le site web de la Ville de Genève. Je suis un peu à un tournant, dans le sens où mes nombreux projets ne pourront prendre forme qu'après ma soutenance de mémoire, en septembre.
    - Vous semblez très lectrice. Pouvez-vous détailler votre rapport à la lecture ?
    - J'ai toujours lu, mais pas toujours avec la même régularité. J'ai appris à lire avant d'aller à l'école donc je devais lire beaucoup pour faire passer le temps pendant que les autres apprenaient. La lecture m'apparaissait alors comme une activité normale, quotidienne et sans hiérarchie (les contes aussi bien que la bande dessinée ou les romans de gare). C'est surtout au collège que j'ai eu envie de lire les « grands auteurs ». En année sabbatique, je me suis pourtant dit: « En tout cas je ne ferai pas des études de littérature! ». Mais c'est ce que j'ai fait, comme si cela me rattrapait. Mon rapport à la lecture est donc assez complexe: du côté académique, il m'a fallu lire beaucoup d'auteurs pour leurs innovations stylistiques, formelles, etc. Ces auteurs ne m'ont pas toujours plu mais ils aiguisent le regard, ils « forment le jugement » comme on dit. D'un point de vue plus personnel, j'ai un plaisir un peu narcissique à lire des récits de voyage: voir se formuler des impressions que j'ai eues sans pouvoir les nommer. Dans l'acte de lecture, j'accorde beaucoup d'importance au plaisir: plaisir de se reconnaître, plaisir à entendre intérieurement des sons harmonieux. C'est pourquoi ces deux dernières années je n'ai presque rien lu: j'ai l'impression que mes études ont déformé ma lecture et me forcent à voir le texte comme un objet à disséquer....
    - Comment l’écriture est-elle venue au jour ?
    - J'ai commencé à écrire assez jeune. Je devais avoir 8-9 ans quand j'ai demandé une machine à écrire parce que je voulais être écrivain. Mais j'ai aussi tout de suite su que je ne serais pas un écrivain de fiction. J'étais plantée devant ma machine et je ne savais pas quoi écrire! J'ai commencé un journal intime peu avant mes 11 ans, que je tiens encore aujourd'hui avec plus ou moins de régularité. Mes voyages ont fait partie de ces journaux, qui sont pourtant très peu factuels. Ce sont plus des journaux de l'intime que des journaux intimes en fait. Vers 10 ans, j'ai aussi commencé la poésie. Pour des impressions fugaces, où tout semble clair, ou alors pour des angoisses diffuses, cela m'a toujours semblé la forme la plus adéquate. A 13 ans, j'avais déjà tout un recueil de poèmes. Je l'avais même envoyé à des éditeurs qui ont dû bien rigoler.
    - Comment avez-vous conçu et construit ce premier livre ?
    - En fait, il s'agit du deuxième… Pour le premier, je suis tombée dans l'arnaque classique des maisons d'éditions qui demandent beaucoup d'argent et ne font quasiment pas de promotion. J'étais tellement heureuse qu'une maison d'édition m'accepte que j'ai été d'accord de payer. J'ai donc publié un recueil de poèmes intitulé Variations sur un hiver amoureux aux éditions Baudelaire. Mais la qualité littéraire de ces poèmes est, à mon avis, très inégale.
    Mais pour répondre à votre question à propos de ces Chroniques, j'ai pris des notes pendant tous mes voyages, sans intention particulière. Après avoir lu tant d'écrivains voyageurs et ayant toujours un peu écrit, cela me semblait normal, l'écriture faisait partie du voyage. Ce n'est qu'en 2008, suite à un séjour assez éprouvant à Damas, que j'ai ressenti un trop-plein. Six mois auparavant, j'étais en Inde et j'avais à peine eu le temps de revenir, de me remettre dans le quotidien, qu'on m'annonçait que je partais pour la Syrie. Bien sûr, cela m'enchantait, mais au retour, quelque chose avait changé. J'ai pris ça comme un débordement, un besoin de vivre ce que je n'avais peut-être qu'accumulé. J'ai compris que j'avais fait beaucoup d'expériences très jeune et qu'elles m'avaient atteintes – en bien comme en mal – à un point que je ne soupçonnais pas. Après tout je ne racontais jamais mes voyages! J'ai donc conçu les Chroniques de l'Occident nomade à ce moment-là. Je voulais raconter en quelques dizaines de chroniques – une à deux pages chacune, condensées et précises - l'ensemble de mes voyages, pas de manière linéaire mais selon le principe de l'association d'idées. J'ai repris des notes de certains de mes voyages mais seulement pour les avoir en tête car je voulais quelque chose qui soit très ancré dans mon style actuel, libéré de ce que j'avais pu écrire auparavant sur le même sujet. Je voulais un texte au présent, qui semble très spontané. Je voulais donner l'impression que j'analysais chacune de mes sensations et de mes interrogations au moment même où je les vivais. Evidemment, au moment de l'écriture, ces sensations avaient souvent plusieurs années donc il m'a fallu me replonger dedans, c'était presque un travail de spiritisme! Au bout de deux ans, j'ai décidé de clore ces Chroniques. J'en ai revu l'ordre afin que le lecteur ne perde pas trop le fil, notamment au niveau des personnages que je rencontre ou qui m'accompagnent. Il y a aussi trois Chroniques qui ont été écrites à part, indépendamment de ce projet, et que j'ai décidé d'insérer dans l'oeuvre car elles me semblaient pertinentes. Je vous laisse deviner desquelles il s'agit!
    - Comment travaillez-vous ?
    - Je pense avoir en partie répondu dans la question précédente. Je crois que j'ai en moi à la fois une sensibilité immense, une approche primesautière des choses, et une méthode rigoureuse, qui vient en partie de mon éducation calviniste. Je crois que les deux s'expriment dans mon travail. Au moment de l'écriture, j'accorde beaucoup d'importance à la sensation, au laisser-aller, au dire les choses comme elles sont même si cela peut être moche et maladroit (c'est pourquoi j'aime beaucoup la notion d' « écriture automatique » chez les Surréalistes). Je me dis: « Tu peux écrire ce que tu veux, de toute façon tu peux tout changer après! » Et effectivement je reviens longuement sur le texte après. Par exemple, je fais particulièrement attention aux sonorités. J'aime qu'un texte sonne bien quand il est lu. Tout texte devrait pouvoir être lu à haute voix, même sans en comprendre le sens, un peu comme une formule magique qui fait du bien. J'aime que les choses soient à la fois graves et belles, contradictoires. Et c'est pareil dans l'écriture.
    Aude1.jpg- Qu’est-ce que cet «être de langage» que vous dites être ?
    - Un « être de langage » est un être que le langage, qu'il soit oral ou écrit, touche profondément. Il peut s'agir du sens d'un mot lors d'une conversation animée ou de la rêverie diffuse que suscite un nom de ville lorsqu’on se le répète intérieurement. L' «être de langage » sent ces variations-là car il met le langage, sous toutes ses formes, au-dessus de toute forme de communication. Quand on sait que 90% de la communication est non-verbale, c'est un peu désespérant parce qu'on peut se dire qu'un « être de langage » est moins attentif à ces 90%-là. Je tire ce chiffre d’une étude menée par Albert Mehrabian en 1981 qui a, paraît-il, montré que 7% de la communication passe par le sens de mots, 38% par la voix et la tonalité, et 55% par tout le reste.
    - Comment voyez-vous l’évolution d’Aude Seigne ?
    - J'ai d'autres projets d'écriture, mais rien de clair pour le moment. Je suis assez touche-à-tout, donc il n'est pas du tout dit que mon prochain livre parle de voyages, du moins pas de la même manière. Je n'ai aucun doute sur le fait que je continuerai à écrire mais mon but n'est pas de publier à tour de bras, surtout si ce que j'ai à dire se répète (je ne le souhaite pas). D'un point de vue professionnel, j'aime l'idée que l'écriture est un outil qui offre de nombreuses possibilités. J'ai déjà expérimenté la dissertation académique, la création littéraire et l'écriture pour le web, alors pourquoi ne pas passer aux guides de voyage ou au journalisme! Je pense aussi qu'il est temps pour moi de recommencer à voyager, et peut-être d'aborder l'ailleurs par d'autres aspects (vivre un peu à l'étranger ou monter des structures pour les jeunes voyageurs par exemple).
    - En quel animal aimeriez-vous vous réincarner ?
    - En un oiseau, un oiseau migrateur tant qu'on y est et qui aurait aussi la capacité de se poser sur l'eau. Je me suis toujours dit que cela doit être enivrant de pouvoir se déplacer à sa guise dans les trois dimensions de l'espace. Et d'entreprendre un grand voyage tous les six mois pour se rendre dans un autre chez soi. Et de pouvoir sentir l'eau fraîche sous son ventre quand on est posé sur l'eau.
    AudeS.JPGAude Seigne. Chroniques de l’Occident nomade. Editions Paulette, 133p.

  • Ceux qui s’alignent

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    Celui qui est allé voir La Tempête de Giorgione à Venise parce que son beau-frère docteur en histoire de l’art lui a dit que c’était LA chose à voir pour s’initier aux Maîtres Anciens / Celle qui rappelle volontiers à ses amis du Golf Club qu’elle a fait les Rothko à Washington / Ceux qui ont laissé tomber l’eau de toilette Effluve pour lui préférer Flagrance et sa nuance sauvage genre Gauguin (disent-ils) / Celui qui a discuté poésie urbaine avec Paulo Coelho dans un jacuzzi de Davos / Celle qui dissèque l’interprétation des Variations Goldberg par Glenn Gould en surveillant ses effets sur le jeune Antillais récemment entré en scientologie / Ceux qui vont commercialiser la ligne de sorbets New Age pour laquelle ils espèrent obtenir le patronage d’Ophélie Winter / Celui qui affirme que la peinture de Dylan est juste de la daube sans en avoir jamais rien vu / Celle qui anime un atelier de graphisme mental dans son loft conçu Top Zen / Ceux qui se sont battus pour l’acquisition du moulage en cristal de la queue de Jeff Koons finalement parti au Japon en surenchère / Celui qui rappelle volontiers à ses amis homos finalement comme les autres qu’il les estime finalement comme les autres mais sans plus  / Celle qui pense que le Jardin du Souvenir convenait très bien aux restes de son frère junkie / Ceux qui estiment qu’un peu de culture est un plus dans leur milieu d’affaires / Celui qui déclare qu’un trader de notre temps a au moins l’occasion de faire l’expérience du manque / Celle que la Crise risque de faire baisser les salaires de sa nombreuse domesticité à laquelle elle expliquera qu’un sacrifice est nécessaire à moins que l’un ou l’autre ne préfère rentrer au pays / Ceux qui voient un enjeu culturel dans le soutien aux banques dont on sait l'aide qu’elles accordent aux artistes plus ou moins fauchés, etc.
    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui optent pour le changement

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    Celui qui se fait des couilles en or au bar Le Domino / Celle qu’ont dit la Padrina des baraques foraines / Ceux qui ont tout gagné à perdre / Celui qui lit dans les étoiles / Celle qui relit en silence le contrat bidon en écartant le genou du gros type / Ceux qui vont tous ensemble à contre-courant au titre de nouveaux rebelles / Celui qui devient ce qu’il sera sans en être sûr sûr / Celle qui dit que ce qui compte n’est pas le but mais le chemin vu que c’est moins loin / Ceux qui ont toujours une formule berbère ou chinoise en réserve pour montrer qu’ils sont en recherche / Celui qui se dit en recherche faute d’avoir trouvé mieux / Celle qui dit quelle va au bout d’elle-même mais on sait pas où c’est / Ceux qui sont allés au bout de la nuit et en sont revenus enrhumés / Celui qui casse le morceau et nos pieds avec / Celle qui a mis tous ses œufs dans le même panier qu’on lui a fauché sur le quai Ouest / Ceux qui se sont attachés aux soldats détachés / Celui qui joue de sa particule pour accéder plus vite à l’édicule / Celle qui préfère la pelote basque à la manille en milieu humide / Ceux qui font ça dans les trous noirs et en dégagent des théories d’avenir / Celui qui pose au facteur Cheval mais sans brouette / Celle qui n’avance point mais recule en termes financiers / Ceux qui se soucient plus aujourd’hui du Nasdaq que du Larzac / Celui qui aime se rappeler ses parties fines avec la grosse Lyonnaise / Celle qui a tâté du bonheur à la rue de la Galère /  Ceux qui te font marcher sans se fatiguer / Celui qui est à la fois moine et Belge / Celle qui te prend pour un couteau suisse sans savoir comment ça s’ouvre / Ceux qui font leur marché d’organes en cherchant toujours le rapport qualité-prix / Celui qui a testé toutes les ménagère du quartier sans se décider / Celle qui a passé aux Japonaises hybrides / Ceux qui ont viré de bord sans préavis / Celui qui reste fidèle à sa marraine agnostique vu qu’elle finance la paroisse / Celle qui ose dire que Lourdes l’aurait fait gerber sans ces kyrielles de paralytiques joyeux  comme tout / Ceux qui restent sérieux même morts / Celui qui reste performant au niveau de la consolation des veuves /  Celle qui invoque son droit à la Jouissance et s’endort sur son sudoku / Ceux qui gèrent les caprices de la Diva chauve, etc.

    Image : Philip Seelen 

  • Panique

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    … Sur Facebook elle m’a dit : vers la plage du Grand Ananas, à la marée descendante, j’porterai des lunettes genre Garbo et j’aurai les pieds nus, donc y a pas d’erreur, ça doit être elle, mais t’as vu ça : l’est rousse et dix-huit ans comme moi mon œil, on dirait plutôt sa grande sœur si ça se trouve, et tu trouves pas qu’elle me regarde déjà de haut - allez moi je laisse béton...
    Image : Philip Seelen

  • La tombale

     

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    T’as vu c’te plante, non mais t’as vu ce pot, t’as vu ces ramures et turelure, dis donc mais c’est Byzance ce matin, ça te réveillerait un mort, c’est comme qui dirait la dragueuse des cimetières, tu te rappelles la nouvelle de Maupassant - mais non c’est pas du blasphème et tout ça, c’est tout psaume et régal, à consommer tousuite et le ciel attendra…


    Image : Philip Seelen 

  • L'Accident

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    …Le problème avec toi, Maman,  c’est que jamais tu n’as admis que j’étais une erreur de parcours, et que c’est à partir de là que tout s’est compliqué entre nous, alors qu’il était si simple de sauver ta vie plutôt que la mienne que tu as rendue si pénible avec ta façon de brandir, à tout moment, ton carton rouge… 


    Image : Philip Seelen

  • Deus in Machina

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    …Allô, c’est Vous, ça va là-haut, que devenez-Vous, Vous vous souvenez de moi, mais oui, le joli petit bouclé noiraud  au télescope qui Vous parlait, il y  a des années-lumière de ça,  et auquel vous répondiez parfois - et maintenant ça va, Vous vous sentez un peu moins seul là-bas ?...


    Image : Philipe Seelen