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Livre - Page 126

  • Les Xperts

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    … La scène de crime, pure de tout indice en apparence, vierge de toute trace de violence ou de sécrétions, constitue le grand défi de cet épisode que notre équipe de spécialistes va relever, forte des acquis et des procédures de la plus haute technologie, il y a là l’image même du Mystère Postmoderne par rapport auquel celui dit de la Chambre Jaune fait figure d’archétype obsolète…

    Image: Philip Seelen

  • Ceux qui laissent béton

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    Celui qui marne pour la coquette / Celle qui ne manque pas une remise de prix / Ceux que la réussite accable / Celui qui récolte même ce qu’il n’a pas semé / Celle que le bavardage a vidée comme un évier / Ceux qui se raccrochent à ce qu’on dit / Celui qui disparaît dans ses sous-entendus / Celle qui s’agite aux alentours d’elle-même en personne / Ceux qui se reconnaissent dans le personnage de fat disert que tu désignes à l’instant dans cette séquence de liste où il te rappelle l’énoncé de sa carte de visite en se flattant de te la remettre selon l’usage japonais étant entendu que le Japon il connaît autant que les Nations Unies / Celui que l’angoisse métaphysique reprend dès que le fondé de pouvoir Python la ramène à la réu des cadres moyens / Celle que tétanise la peur du Sous-Chef / Ceux qui ont un flingue (chargé) dans leur armoire perso / Celui qui relit Je ne joue plus de Miroslav Karleja qui l’a marqué à 25 ans / Celle qui se retire de la partie carrée / Ceux qui ne savent comment t’atteindre /Celui que saisit l’effroi du vendredi 13 / Celle qui se rit de la superstition du doctorant en physique nucléaire / Ceux qui se font passer pour des chats noirs alors qu’ils sont tout en bas de l’échelle / Celui qui se regarde de travers /Celle qui repeint les volets ouverts de la maison close / Ceux qui entrent par la petite porte avec leur grande bouche à la Mick Jagger / Celui qui se saoule de ses haines / Celle qui désamorce les humeurs de la Cheffe / Ceux que le voyeurisme rend aveugle / Celui qui a pas mal évolué en peinture en ne travaillant que du regard / Celle qui ponte les cœurs / Ceux qui lavent leurs péchés à l’eau de jouvence / Celui qui ne sait plus comment s’écrit le mot péché et ce qu’il peut bien signifier / Celle qui estime que le nœud du problème de son cousin Dominique se situe au niveau du nœud / Ceux qui prennent acte du fait que le Fonds Monétaire International permet aux vieilles bourses de se gonfler / Celui qui cherche une allusion à son nez camus dans cette liste établie à son insu / Celle qui sent que Quelqu’un la regarde de là-haut et qui lui adresse un clin d’œil au cas où / Ceux que le mépris des médiocres encourage en quelque sorte / Celui qui danse avec l’Administratrice du de l’Espace funétique / Celle qui désinfecte les enfants défunts / Ceux qui ne pensent qu’à repartir quand ils ont constaté où qu’ils étaient misère / Celui qui dit à Molly qu’il reviendra sans penser qu’elle le croit / Celle qui tombe ce matin sur cette phrase qui lui fait du bien : « C’est peut-être ça qu’on cherche à travers la vie, rien que cela, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir » / Ceux qui se sentent mieux d’avoir fait quelques pas dehors où que l’herbe a reverdi samedi / Celui qui s’attarde dans les temples déserts / Celle qui se grise de caresses derrières les persiennes du studio de l’étudiant stylé / Ceux qui n’ont pas eu d’enfance et en tirent des arguments dont les enfants pâtissent / Celui qui croit donner le change et se prend au jeu de dupes à son corps peu défendant / Celle qui croit rester propre sur elle en s’exprimant toujours au figuré / Ceux qui stressent dans le caisson de décompression mentale, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Aude Seigne, Prix Bouvier 2011

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    Aude Seigne, après Douna Loup, revigore notablement la relève littéraire romande. Ses Chroniques de l’Occident nomade sont d’un véritable écrivain, dans la foulée de Bouvier et de Cingria. La jeune Genevoise vient de décrocher le Prix Nicolas Bouvier. 

    Un petit livre épatant a marqué, récemment, l’apparition d’Aude Seigne. Ses Chroniques de l’Occident nomade signalent immédiatement,en effet, la rare maîtrise d’une «lectrice» du monde. Le bonheur d’écrire va chez elle de pair avec la justesse du regard et le mélange, rare dans le genre, de ses impressions de voyageuse et de ses échappées amoureuses.
    Qu’elle évoque un premier voyage en Grèce, à 15 ans, où elle découvre «l’état nomade», le «silence vertical de la rue ouagalaise» où elle lit L’Idiot de Dostoïevski chez des «amis d’amis d’amis d’amis», ou encore le «rapport humain pur» qu’elle vit en plein désert du Rajasthan avec deux jeunes gens, Aude Seigne sait ressaisir à tout coup le «génie des lieux» et sa diffusion sur les êtres…
    Aude6.jpg- Mais qui êtes-vous donc, jeune fille ?
    - Je suis née à Genève le 14 février 1985. J'y ai toujours plus ou moins vécu mais je n'ai commencé à aimer Genève qu'en voyageant. J'ai eu une enfance heureuse, bien que stricte. Cela s'est gâté lorsque mes parents ont divorcé, quand j'avais 11 ans. En parlant d' « expérience fondatrice », je pense que celle-ci fut radicale, même si je n'en comprends la portée qu'aujourd'hui. C'est aussi à cet âge-là que j'ai commencé à écrire régulièrement. J'ai fait un premier voyage sans mes parents à 15 ans qui a été comme une secousse après des années assez sombres. Après, c'est un peu devenu une obsession. J'ai fait une maturité en grec ancien suivie d'une année sabbatique où je multipliais les petits jobs pour pouvoir partir plus longtemps. Je me motivais en me disant qu'une heure de travail, c'était une nuit en auberge de jeunesse quelque part dans le monde. Cette année a été très formatrice, et pas seulement sur le plan du voyage. J'ai ensuite fait un bachelor en littérature française et en langues et civilisations mésopotamiennes. Le calendrier universitaire me permettait de voyager 2 à 3 mois par année. Actuellement, j'écris mon mémoire de master sur la fragmentation dans la littérature de voyage au XXe siècle (Henri Michaux, Nicolas Bouvier et Lorenzo Pestelli pour être précise). Je travaille depuis deux ans comme rédactrice pour le site web de la Ville de Genève. Je suis un peu à un tournant, dans le sens où mes nombreux projets ne pourront prendre forme qu'après ma soutenance de mémoire, en septembre.
    - Vous semblez très lectrice. Pouvez-vous détailler votre rapport à la lecture ?
    - J'ai toujours lu, mais pas toujours avec la même régularité. J'ai appris à lire avant d'aller à l'école donc je devais lire beaucoup pour faire passer le temps pendant que les autres apprenaient. La lecture m'apparaissait alors comme une activité normale, quotidienne et sans hiérarchie (les contes aussi bien que la bande dessinée ou les romans de gare). C'est surtout au collège que j'ai eu envie de lire les « grands auteurs ». En année sabbatique, je me suis pourtant dit: « En tout cas je ne ferai pas des études de littérature! ». Mais c'est ce que j'ai fait, comme si cela me rattrapait. Mon rapport à la lecture est donc assez complexe: du côté académique, il m'a fallu lire beaucoup d'auteurs pour leurs innovations stylistiques, formelles, etc. Ces auteurs ne m'ont pas toujours plu mais ils aiguisent le regard, ils « forment le jugement » comme on dit. D'un point de vue plus personnel, j'ai un plaisir un peu narcissique à lire des récits de voyage: voir se formuler des impressions que j'ai eues sans pouvoir les nommer. Dans l'acte de lecture, j'accorde beaucoup d'importance au plaisir: plaisir de se reconnaître, plaisir à entendre intérieurement des sons harmonieux. C'est pourquoi ces deux dernières années je n'ai presque rien lu: j'ai l'impression que mes études ont déformé ma lecture et me forcent à voir le texte comme un objet à disséquer....
    - Comment l’écriture est-elle venue au jour ?
    - J'ai commencé à écrire assez jeune. Je devais avoir 8-9 ans quand j'ai demandé une machine à écrire parce que je voulais être écrivain. Mais j'ai aussi tout de suite su que je ne serais pas un écrivain de fiction. J'étais plantée devant ma machine et je ne savais pas quoi écrire! J'ai commencé un journal intime peu avant mes 11 ans, que je tiens encore aujourd'hui avec plus ou moins de régularité. Mes voyages ont fait partie de ces journaux, qui sont pourtant très peu factuels. Ce sont plus des journaux de l'intime que des journaux intimes en fait. Vers 10 ans, j'ai aussi commencé la poésie. Pour des impressions fugaces, où tout semble clair, ou alors pour des angoisses diffuses, cela m'a toujours semblé la forme la plus adéquate. A 13 ans, j'avais déjà tout un recueil de poèmes. Je l'avais même envoyé à des éditeurs qui ont dû bien rigoler.
    - Comment avez-vous conçu et construit ce premier livre ?
    - En fait, il s'agit du deuxième… Pour le premier, je suis tombée dans l'arnaque classique des maisons d'éditions qui demandent beaucoup d'argent et ne font quasiment pas de promotion. J'étais tellement heureuse qu'une maison d'édition m'accepte que j'ai été d'accord de payer. J'ai donc publié un recueil de poèmes intitulé Variations sur un hiver amoureux aux éditions Baudelaire. Mais la qualité littéraire de ces poèmes est, à mon avis, très inégale.
    Mais pour répondre à votre question à propos de ces Chroniques, j'ai pris des notes pendant tous mes voyages, sans intention particulière. Après avoir lu tant d'écrivains voyageurs et ayant toujours un peu écrit, cela me semblait normal, l'écriture faisait partie du voyage. Ce n'est qu'en 2008, suite à un séjour assez éprouvant à Damas, que j'ai ressenti un trop-plein. Six mois auparavant, j'étais en Inde et j'avais à peine eu le temps de revenir, de me remettre dans le quotidien, qu'on m'annonçait que je partais pour la Syrie. Bien sûr, cela m'enchantait, mais au retour, quelque chose avait changé. J'ai pris ça comme un débordement, un besoin de vivre ce que je n'avais peut-être qu'accumulé. J'ai compris que j'avais fait beaucoup d'expériences très jeune et qu'elles m'avaient atteintes – en bien comme en mal – à un point que je ne soupçonnais pas. Après tout je ne racontais jamais mes voyages! J'ai donc conçu les Chroniques de l'Occident nomade à ce moment-là. Je voulais raconter en quelques dizaines de chroniques – une à deux pages chacune, condensées et précises - l'ensemble de mes voyages, pas de manière linéaire mais selon le principe de l'association d'idées. J'ai repris des notes de certains de mes voyages mais seulement pour les avoir en tête car je voulais quelque chose qui soit très ancré dans mon style actuel, libéré de ce que j'avais pu écrire auparavant sur le même sujet. Je voulais un texte au présent, qui semble très spontané. Je voulais donner l'impression que j'analysais chacune de mes sensations et de mes interrogations au moment même où je les vivais. Evidemment, au moment de l'écriture, ces sensations avaient souvent plusieurs années donc il m'a fallu me replonger dedans, c'était presque un travail de spiritisme! Au bout de deux ans, j'ai décidé de clore ces Chroniques. J'en ai revu l'ordre afin que le lecteur ne perde pas trop le fil, notamment au niveau des personnages que je rencontre ou qui m'accompagnent. Il y a aussi trois Chroniques qui ont été écrites à part, indépendamment de ce projet, et que j'ai décidé d'insérer dans l'oeuvre car elles me semblaient pertinentes. Je vous laisse deviner desquelles il s'agit!
    - Comment travaillez-vous ?
    - Je pense avoir en partie répondu dans la question précédente. Je crois que j'ai en moi à la fois une sensibilité immense, une approche primesautière des choses, et une méthode rigoureuse, qui vient en partie de mon éducation calviniste. Je crois que les deux s'expriment dans mon travail. Au moment de l'écriture, j'accorde beaucoup d'importance à la sensation, au laisser-aller, au dire les choses comme elles sont même si cela peut être moche et maladroit (c'est pourquoi j'aime beaucoup la notion d' « écriture automatique » chez les Surréalistes). Je me dis: « Tu peux écrire ce que tu veux, de toute façon tu peux tout changer après! » Et effectivement je reviens longuement sur le texte après. Par exemple, je fais particulièrement attention aux sonorités. J'aime qu'un texte sonne bien quand il est lu. Tout texte devrait pouvoir être lu à haute voix, même sans en comprendre le sens, un peu comme une formule magique qui fait du bien. J'aime que les choses soient à la fois graves et belles, contradictoires. Et c'est pareil dans l'écriture.
    Aude1.jpg- Qu’est-ce que cet «être de langage» que vous dites être ?
    - Un « être de langage » est un être que le langage, qu'il soit oral ou écrit, touche profondément. Il peut s'agir du sens d'un mot lors d'une conversation animée ou de la rêverie diffuse que suscite un nom de ville lorsqu’on se le répète intérieurement. L' «être de langage » sent ces variations-là car il met le langage, sous toutes ses formes, au-dessus de toute forme de communication. Quand on sait que 90% de la communication est non-verbale, c'est un peu désespérant parce qu'on peut se dire qu'un « être de langage » est moins attentif à ces 90%-là. Je tire ce chiffre d’une étude menée par Albert Mehrabian en 1981 qui a, paraît-il, montré que 7% de la communication passe par le sens de mots, 38% par la voix et la tonalité, et 55% par tout le reste.
    - Comment voyez-vous l’évolution d’Aude Seigne ?
    - J'ai d'autres projets d'écriture, mais rien de clair pour le moment. Je suis assez touche-à-tout, donc il n'est pas du tout dit que mon prochain livre parle de voyages, du moins pas de la même manière. Je n'ai aucun doute sur le fait que je continuerai à écrire mais mon but n'est pas de publier à tour de bras, surtout si ce que j'ai à dire se répète (je ne le souhaite pas). D'un point de vue professionnel, j'aime l'idée que l'écriture est un outil qui offre de nombreuses possibilités. J'ai déjà expérimenté la dissertation académique, la création littéraire et l'écriture pour le web, alors pourquoi ne pas passer aux guides de voyage ou au journalisme! Je pense aussi qu'il est temps pour moi de recommencer à voyager, et peut-être d'aborder l'ailleurs par d'autres aspects (vivre un peu à l'étranger ou monter des structures pour les jeunes voyageurs par exemple).
    - En quel animal aimeriez-vous vous réincarner ?
    - En un oiseau, un oiseau migrateur tant qu'on y est et qui aurait aussi la capacité de se poser sur l'eau. Je me suis toujours dit que cela doit être enivrant de pouvoir se déplacer à sa guise dans les trois dimensions de l'espace. Et d'entreprendre un grand voyage tous les six mois pour se rendre dans un autre chez soi. Et de pouvoir sentir l'eau fraîche sous son ventre quand on est posé sur l'eau.
    AudeS.JPGAude Seigne. Chroniques de l’Occident nomade. Editions Paulette, 133p.

  • Ceux qui s’alignent

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    Celui qui est allé voir La Tempête de Giorgione à Venise parce que son beau-frère docteur en histoire de l’art lui a dit que c’était LA chose à voir pour s’initier aux Maîtres Anciens / Celle qui rappelle volontiers à ses amis du Golf Club qu’elle a fait les Rothko à Washington / Ceux qui ont laissé tomber l’eau de toilette Effluve pour lui préférer Flagrance et sa nuance sauvage genre Gauguin (disent-ils) / Celui qui a discuté poésie urbaine avec Paulo Coelho dans un jacuzzi de Davos / Celle qui dissèque l’interprétation des Variations Goldberg par Glenn Gould en surveillant ses effets sur le jeune Antillais récemment entré en scientologie / Ceux qui vont commercialiser la ligne de sorbets New Age pour laquelle ils espèrent obtenir le patronage d’Ophélie Winter / Celui qui affirme que la peinture de Dylan est juste de la daube sans en avoir jamais rien vu / Celle qui anime un atelier de graphisme mental dans son loft conçu Top Zen / Ceux qui se sont battus pour l’acquisition du moulage en cristal de la queue de Jeff Koons finalement parti au Japon en surenchère / Celui qui rappelle volontiers à ses amis homos finalement comme les autres qu’il les estime finalement comme les autres mais sans plus  / Celle qui pense que le Jardin du Souvenir convenait très bien aux restes de son frère junkie / Ceux qui estiment qu’un peu de culture est un plus dans leur milieu d’affaires / Celui qui déclare qu’un trader de notre temps a au moins l’occasion de faire l’expérience du manque / Celle que la Crise risque de faire baisser les salaires de sa nombreuse domesticité à laquelle elle expliquera qu’un sacrifice est nécessaire à moins que l’un ou l’autre ne préfère rentrer au pays / Ceux qui voient un enjeu culturel dans le soutien aux banques dont on sait l'aide qu’elles accordent aux artistes plus ou moins fauchés, etc.
    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui optent pour le changement

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    Celui qui se fait des couilles en or au bar Le Domino / Celle qu’ont dit la Padrina des baraques foraines / Ceux qui ont tout gagné à perdre / Celui qui lit dans les étoiles / Celle qui relit en silence le contrat bidon en écartant le genou du gros type / Ceux qui vont tous ensemble à contre-courant au titre de nouveaux rebelles / Celui qui devient ce qu’il sera sans en être sûr sûr / Celle qui dit que ce qui compte n’est pas le but mais le chemin vu que c’est moins loin / Ceux qui ont toujours une formule berbère ou chinoise en réserve pour montrer qu’ils sont en recherche / Celui qui se dit en recherche faute d’avoir trouvé mieux / Celle qui dit quelle va au bout d’elle-même mais on sait pas où c’est / Ceux qui sont allés au bout de la nuit et en sont revenus enrhumés / Celui qui casse le morceau et nos pieds avec / Celle qui a mis tous ses œufs dans le même panier qu’on lui a fauché sur le quai Ouest / Ceux qui se sont attachés aux soldats détachés / Celui qui joue de sa particule pour accéder plus vite à l’édicule / Celle qui préfère la pelote basque à la manille en milieu humide / Ceux qui font ça dans les trous noirs et en dégagent des théories d’avenir / Celui qui pose au facteur Cheval mais sans brouette / Celle qui n’avance point mais recule en termes financiers / Ceux qui se soucient plus aujourd’hui du Nasdaq que du Larzac / Celui qui aime se rappeler ses parties fines avec la grosse Lyonnaise / Celle qui a tâté du bonheur à la rue de la Galère /  Ceux qui te font marcher sans se fatiguer / Celui qui est à la fois moine et Belge / Celle qui te prend pour un couteau suisse sans savoir comment ça s’ouvre / Ceux qui font leur marché d’organes en cherchant toujours le rapport qualité-prix / Celui qui a testé toutes les ménagère du quartier sans se décider / Celle qui a passé aux Japonaises hybrides / Ceux qui ont viré de bord sans préavis / Celui qui reste fidèle à sa marraine agnostique vu qu’elle finance la paroisse / Celle qui ose dire que Lourdes l’aurait fait gerber sans ces kyrielles de paralytiques joyeux  comme tout / Ceux qui restent sérieux même morts / Celui qui reste performant au niveau de la consolation des veuves /  Celle qui invoque son droit à la Jouissance et s’endort sur son sudoku / Ceux qui gèrent les caprices de la Diva chauve, etc.

    Image : Philip Seelen 

  • Panique

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    … Sur Facebook elle m’a dit : vers la plage du Grand Ananas, à la marée descendante, j’porterai des lunettes genre Garbo et j’aurai les pieds nus, donc y a pas d’erreur, ça doit être elle, mais t’as vu ça : l’est rousse et dix-huit ans comme moi mon œil, on dirait plutôt sa grande sœur si ça se trouve, et tu trouves pas qu’elle me regarde déjà de haut - allez moi je laisse béton...
    Image : Philip Seelen

  • La tombale

     

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    T’as vu c’te plante, non mais t’as vu ce pot, t’as vu ces ramures et turelure, dis donc mais c’est Byzance ce matin, ça te réveillerait un mort, c’est comme qui dirait la dragueuse des cimetières, tu te rappelles la nouvelle de Maupassant - mais non c’est pas du blasphème et tout ça, c’est tout psaume et régal, à consommer tousuite et le ciel attendra…


    Image : Philip Seelen 

  • L'Accident

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    …Le problème avec toi, Maman,  c’est que jamais tu n’as admis que j’étais une erreur de parcours, et que c’est à partir de là que tout s’est compliqué entre nous, alors qu’il était si simple de sauver ta vie plutôt que la mienne que tu as rendue si pénible avec ta façon de brandir, à tout moment, ton carton rouge… 


    Image : Philip Seelen

  • Deus in Machina

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    …Allô, c’est Vous, ça va là-haut, que devenez-Vous, Vous vous souvenez de moi, mais oui, le joli petit bouclé noiraud  au télescope qui Vous parlait, il y  a des années-lumière de ça,  et auquel vous répondiez parfois - et maintenant ça va, Vous vous sentez un peu moins seul là-bas ?...


    Image : Philipe Seelen

  • La Menace

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    C’est quoi cette ombre, dis, ça fait peur, et c’est quoi cette inscription, dis, tu crois pas qu’on a pris la fausse route après Pripyat, en tout cas moi je suis pas tranquille, tu crois pas qu’on devrait faire demi-tour, surtout que le nom du bled est barré, moi je te dis que ça craint, dis, on se casse d’ici - c’est pas là qu’on va trouver des champignons, ça j’parie…



    Image : Philip Seelen

  • Polar loustic

    Suter4.jpgMartin Suter lance une série policière délectable, avec une jolie paire d’arnaqueurs. Premier épisode: Allmen et les libellules...

    Que sont devenues les cinq coupes de Gallé à motifs de libellules volées le 27 octobre 2004 au cours d’une exposition au château de Gingins ? Martin Suter n’en sait pas plus que nos confrères «localiers» de la Côte, car la police vaudoise reste discrète sur l’enquête toujours en cours.

    Mais l’écrivain n’en a pas moins une longueur d’avance en matière d’affabulation puisque c’est à ce fait divers que se réfère le titre et une partie de l’intrigue de son nouveau roman, Almenn et les libellules, inaugurant une série policière dont son éditeur français (Christian Bourgois) annonce déjà les deux prochains titres : Almenn et le diamant rose, que suivra Almenn et la suite aux dauphins.

    Un succès de plus au palmarès déjà flamboyant de l’écrivain zurichois sexagénaire ? C’est plus que probable, à en juger par l’accueil enthousiaste réservé à l’édition allemande (Diogenes) par le public et la critique. Et le fait est que le talent à facettes de ce grand «pro» de la narration claire et lisse , observateur caustique de la société contemporaine et plein d’empathie pour ses personnages, mène son affaire avec maestria.

    Rappelons alors que, révélé en 2007 par le mémorable Small World, poignante histoire d’un homme en proie à la maladie d’Alzheimer (qui vient d’être adapté au cinéma par Bruno Chiche, sous le titre de Je n’ai rien oublié, avec Gérard Depardieu et Nils Arestrup dans les premiers rôles), Martin Suter a conquis le public international avec sept romans, dont L’Ami parfait et La Face cachée de la lune, constituant autant de tableaux incisifs du monde actuel, jusqu’au Cuisinier évoquant un requérant tamoul dans la société zurichoise dorée sur tranche.

    Ecrivain tardif, puisqu’il n’a publié son premier roman qu’à la veille de la cinquantaine, Martin Suter a tracé sa voie à l’écart des balises académiques. De grands voyages, une activité alimentaire de rédacteur publicitaire haut de gamme, l’apprentissage de la narration via le scénario de cinéma (il a signé ceux de plusieurs films de feu son ami Daniel Schmid, dont Berezina et Hors saison, ainsi que celui de  La disparition de Julia de Christoph Schaub), des reportages pour le magazine Geo, des chroniques caustiques sur l’univers de l’économie et de la finance (la série de Business Class) ont marqué son solide ancrage dans le monde.

    Deux grandes admirations déclarées, pour les écrivains aux mêmes prénoms de Friedrich, Dürrenmatt et Glauser - le moraliste visionnaire et l’anar du polar -, orientent sa propre position décentrée de la réalité helvétique. Nomade organisé, le Zurichois transite régulièrement entre Ibiza, le Guatemala et notre pays, qu’il voit avec la juste distance de l’observateur en mouvement. Marié à l’architecte Margrit Nay Suter, l’écrivain a connu avec celle-ci un grand deuil à la mort accidentelle, en  sa troisième année,   de l’un de leurs deux enfants adoptés au Guatemala – le petit Toni auquel les deux derniers livres du romancier sont dédiés…

    Une belle paire

    Mais qui est donc ce Johann Friedrich von Allmenn, que nous allons suivre d’un épisode à l’autre de cette série «policière», flanqué de son homme à tout faire guatémaltèque Carlos, fin cuisinier et pas moins loustic que son patron ? 

    Disons que  «Fritz» est un charmant jean-foutre dont le père agriculteur a fait fortune dans la spéculation sur les terrains de l’autoroute A5 avant de mourir prématurément, laissant à son fils un héritage que celui claque dans l’achat de beau objets aussi chers que rares, qu’il revend pour éponger ses dettes, non sans faucher quelque belles pièces au passage, qu’il fourgue ensuite à son compère Jack.

    Dans Le dernier des Weynfeldt, Martin Suter avait déjà montré sa bonne connaissance des milieux de l’art marchandé, qu’il revisite ici d’un pied plus léger. D’emblée, ses deux personnages principaux attirent la sympathie du lecteur, autant que l’humour et la finesse du récit, très concis et ciselé, qui évoque les  observations d’un Donald Westlake. Point d’action explosive ni de crimes en série à l’horizon, mais on ne s’embête pas un instant dans cette première «enquête» joyeusement amorale…

    Martin Suter. Almenn et le libellules. Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni. Christian Bourgois, 165p.     

  • Serial killer de la critique (?)

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    Cette peste de Martin Amis

    « Lorsque je descends un livre en flèche, écrit Martin Ami, ce sont en général des clichés que je cite. Lorsque j’en porte un aux nues, ce sont en général les qualités inverses : la fraîcheur, l’énergie, la réverbération de la voix ».
    Le cliché qui colle aux basques de Martin Amis est celui de l’écrivain méchant, genre serial killer de la critique, mais les citations surabondent, dans le recueil carabiné de Guerre au cliché, qui plaident pour une bonne méchanceté ou disons : une méchanceté pour la bonne cause, une saine férocité à l’encontre de la niaiserie et de la jobardise, avec des excès d’injustice liés au fait que le critique est lui-même écrivain.
    Les écrivains qui font dans la critique ont une espèce de droit de cuissage particulier sur les textes qu’ils abordent : c’est leur force et leur limite qui se résument souvent à la formule : mon verbe contre le tien, ou un étage plus bas : ma tribu contre la tienne.
    Martin Amis est à la fois un voyou, par sa génération (style dandy mod à patte d’éph) et une vieille femme de lettres par le milieu dont il est issu, fils de ponte des lettres (the famous Kingsley Amis) et dernier témoin historique d’une époque où la littérature était encore considérée comme la chose la plus importante du monde, une espèce de fauteuil suprême flanqué du strapontin fébrile de la critique littéraire.
    Entre les deux sièges et sur le ton de l’éloge, Martin Amis parle merveilleusement de Nabokov ou de Saul Bellow, aussi bien qu’il excelle à fustiger les tombereaux de clichés de moult écrivains dont un Norman Mailer est le pachydermique parangon. Mais dans un cas comme dans l’autre, il parle vraiment de littérature. Il en parle aussi, mine de rien, et comme par défaut, quand il achoppe (c’est le voyou) à telle biographie d’Elvis Presley style Deschiens ou aux inénarrables mémoires d’Andy Warhol, summum de la vacuité snob touchant au sublime pathétique par saturation d’imbécillité.
    Les éreintements, en matière de littérature et de jactance médiatique, ne relèvent souvent que du désir d’ « allumer » pour mieux se faire voir et valoir soi-même (l’ai-je bien descendu ?, etc), en manifestant une apparente liberté et en flattant le goût du public : ah ça, vous l’avez descendu, etc. Un Angelo Rinaldi a brillé dans le genre, avec talent et clinquant. Or Martin Amis est plus intéressant à cet égard que Rinaldi, en cela qu’il achoppe plus que celui-ci à « la chose ».
    Quand il amorce une lecture de Ma vie d’homme de Philip Roth en écrivant que, « malgré la bêtise croissante des romans de Philip Roth depuis Portnoy et son complexe (1969), la qualité de son écriture n’a cessé de s’améliorer », Martin Amis fait plus qu’une boutade (les romans de Roth n’ont effectivement aucune intelligence de la sorte nabokovienne que prise Amis) ou qu’un mot facilement méprisant, dans la mesure où il entre vraiment en matière, lisant vraiment les livres de Roth et relevant leurs avancées et leurs impasses (selon lui, s’entend) avec pertinence, tandis que les critiques de Roth par Rinaldi restent épidermiques et futiles, au point qu’on se demande s’il a vraiment lu les livres qu’il démolit.
    C’est en parlant de Nabokov que Martin Amis est le plus explicite à l’égard de ses propres exigences : « La plus grande partie de la critique littéraire a tendance à chercher, par delà, la littérature, autre chose. Le marxisme, la sociologie, la philosophie, la sémiologie, ou même la vie, cette étrange marchandise à laquelle le professeur Leavis ne cessait de répéter son attachement. Nabokov s’en tient à la chose même, à l’art, en essayant de nous faire « partager non pas les émotions des personnages qui peuplent le livre, mais celles de l’auteur ». Il voulait apprendre aux gens à lire. En outre, fût-ce à son insu, il essayait d’instiller chez autrui un amour de la littérature en révélant l’amour qu’il lui portait lui-même. Sa remarque sur les habitudes de lecture d’Emma Bovary résonne au rythme exact d’une sincère solennité :
    « Flaubert a recours au même procédé artistique lorsqu’il énumère les vulgarités de Homais. Le sujet peut être grossier et peu alléchant ; son expression est modulée et équilibrée sur le plan artistique. C’est ce qu’on appelle le style. C’est ce qu’on appelle l’art. C’est la seule chose qui compte réellement dans un livre ».
    Martin Amis. Guerre au cliché. Essais et critiques (1971-2000). Gallimard, coll. Du monde entier, 501pp.

  • Rien que La Chose

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    Céline et Wölffli, deux types qui travaillent…

    L’image qui se dégage en somme de toutes les images que reflètent les documents et les témoignages que rassemble le formidable recueil de D’un Céline l’autre, est celle d’un type qui travaille.
    Quand je ne sais plus qui, peut-être bien Louis Pauwels, lui demande ce qui le caractérise, Ferdine répond avec impatience qu’il travaille, lui, tandis que les autres ne foutent rien. Voilà tout.
    C’est ce que dit aussi sa fille Colette : qu’il travaillait tout le temps, même s’il était bien chic avec elle, c’est ce que disent aussi Elizabeth Craig, Marie Canavaggia et Lucette Almanzor, ces femmes à qui on ne la fait pas, et c’est ce qu’on se dit devant n’importe quelle page de Céline, n’importe quel paragraphe de Céline oui n’importe quelle phrase de Céline, jusque dans la moindre de ses lettres : que c’est là du travail, nom de sort quel beau travail ! Et c’est tout.
    Mais il faut voir le détail puisque ce n’est pas du travail pour rien : de la dentelle ancienne, comme la travaillait sa mère qui savait, avant lui, distinguer la valencienne de l’alençon et du bruges, et du coup j’entends le géant Wölffli ronchonner dans son coin à lui, Adolf Wölffli que ne devait pas connaître le docteur Destouches mais qui lui ressemble dans sa façon de travailler le détail et d’empiler les pages de son journal : « Ch’muss’schaffe ! », je dois faire quelque chose maintenant, j’ai à faire, il faut que je fabrique quelque chose, moi,comme lorsque Céline, après un quart d’heure à les écouter blaguer, plaquait là Gen Paul et Marcel et les autres, pour se remettre à la Chose.
    Mais qu’est-ce qu’il fabrique celui-là ? entend-on ronchonner dans la nuit. Tout un chœur qui s’interroge et s’inquiète de cette loupiote allumée là-haut à point d’heures, sur la colline aux cabots, mais que diable peut-il encore fabriquer ?


    Wölffli2.jpgIl fabrique de la mort à crédit, le bougre, il file d’un château l’autre à la recherche de Dieu sait quoi, il se trimballe avec sa bande de guignols à travers la féerie d’autrefois en flairant les après-demain qui déchantent, et Wölffli, prénom Adolf, comme le gâche-métier, le grand Adolf artiste dingo et pas le délirant killeur de série gore, Adolf Wölffli la terreur des petites filles mais qui sublime en sublime prince des formes, Wölffli l’obsédé de La Chose sublimée nous lance du bout de sa nuit, sur le même ton d’invective que Céline le travailleur de fond : « Ch’muss ‘schaffe ! », faut que je travaille à présent, moi, bande de feignants !


    Images : Louis-Ferdinand Céline, Adolf Wölffli.

    Céline7.jpgD’un Céline l’autre. Edition établie et présentée par David Alliot. Préface de François Gibault. Laffont, coll. Bouquins, 1172p.

  • Ceux qui se royaument

    Omcikous1.jpg

    Celui qui se trouve plus à l’aise avec le rétameur du coin  qu’avec la star du TJ / Celle qui se coule dans ses phrases comme une anguille dans un chenal tiède / Ceux qui le matin finissent la phrase qui leur est venue la veille au soir / Celui qui n’a plus que deux ou trois interlocuteurs à part sa feuille blanche / Celle qui ne répond plus aux questions insidieuses genre vous écrivez toujours ? / Ceux qui préfèrent la discrétion / Celui qui s’est fait dessus tant l’a ému la Soprano Colorature / Celle qui donne la pièce au mendiant polonais tellement qu’il est beau / Ceux qui relisent Les Dieux  ont soif sous les palmiers du Club Med / Celui qui fomente un coup d’état de grâce / Ceux qui font le tour de la ville enneigée / Celui qui se rend au cimetière de voitures avec un bouquet de violettes pour la gardienne / Celle qui n’aimait pas tant ce  M. Bin Ladin mais guère plus ceux qui crachent sur son cadavre / Ceux qui pensent que leur royaume est de ce monde / Celui qui préfère se faire arnaquer que d’être plus malin que ses arnaqueurs / Ceux que l’arrivisme ou le grégarisme font juste sourire sans les atteindre / Celui qui se baigne l’âme (ou le cœur, ou l’esprit, à choix dans le magasin du monde) à l’écoute de Jean-Sébastien Bach (ou de Lester Young ou de Bashung, ça dépend du moment) sans retirer ses pieds du bain d’eau salée que lui prépare sa secrétaire Ernesta laquelle joue maintenant avec ses Barbies Kate et William / Celle qui soigne sa réputation en diffusant de faux bruits à son propre propos / Ceux qui continuent à crier Vive le Dollar alors que cette valeur baisse nettement même au Lichtenstein / Celle qui a refusé de se baigner dans l’eau caca d’Abidjan / Ceux qui s’échappent par les tuyaux / Celui qui roule des pelles mécaniques à la Drag Queen bodybuildée/ Celle qui flaire toujours l’endroit des docks où ça sent la cuisine / Ceux qui ne savent pas ce qui les attend et donc évitent d’attendre, etc.

    Image : Pierre Omcikous

  • Un effet de réel


      Du romancier et de ses personnages. À propos de L’homme ralenti de J. M. Coetzee et du Complot contre l’Amérique de Philip Roth.
    Dès qu’Elizabeth Costello apparaît dans L’homme ralenti, le dernier roman de J.M. Coetzee, quelque chose se passe de mystérieux et d’également incongru, que le lecteur n’ayant pas lu Elizabeth Costello, le précédent ouvrage du même auteur, peinera probablement à comprendre. Elizabeth Costello est en effet romancière, à la fois célèbre et vieillissante, que l’on a vu vivre et se débattre tout au long de ce roman qu’on pourrait dire par excellence le roman du romancier, et la voici qui se repointe tout à coup dans ce nouveau livre dont tout laisse à supposer qu’elle est elle-même en train de l’écrire, dans sa tête ou pour de bon…
    Marcel Aymé s’était bien amusé déjà, dans Le romancier Martin, l’une des nouvelles de Derrière chez Martin, à confronter un romancier et ses personnages venus lui présenter leurs doléances, mécontents qu’ils étaient du sort qu’il leur réservait.
    Avec J.M. Coetzee, on passe du registre de la malice à celui des reflets retors, voire vertigineux, du réel et de la fiction, avec cette sensation presque physique de voir s’incarner les personnages.
    Or qui est le plus réel, du romancier et de ses personnages ? La question paraît académique, mais elle signale pourtant la vraie réalité de l’art et de la littérature, laquelle est à mes yeux plus réelle que ce qu’on dit le réel. Ainsi, après avoir lu cet autre roman plus-que-réel que figure à mes yeux Le complot contre l’Amérique de Philip Roth, je me dis que plusieurs de ses personnages (à commencer par le père et la mère de Philip, son frénétique cousin Alvin, l’écrabouilleur affairiste Steinheim, le journaliste anti-fasciste  Walter Winchell ou le rabbin « collabo » Bengelsdorf, entre beaucoup d’autres) me semblent plus réels que nombre de vivants que j’ai fréquentés « en réalité »… De la même façon, je ne regrette pas, en somme, de n'être pas ces jours en Suisse où Coetzee se trouve précisément de passage, convaincu que ses livres nous en disent bien plus que lui-même, ainsi qu'il l'a d'ailleurs dit et répété... 

  • Traversée de Kundera

    Kundera1.jpgLecture intégrale de l’Oeuvre. Aujourd'hui: La Plaisanterie...

     

    Préambule

     

    Le titre des deux volumes consacrés à Milan Kundera dans La Pléiade est déjà tout un programme. Simplement : Œuvre. Tout à fait le profil compact du Monumentum à la Flaubert. Quinze livres publiés entre le milieu des années 60 et la fin des années 2000, et cela sans appareil critique ni la moindre biographie de l’auteur. En revanche : une biographie de chaque livre…

    François Ricard, maître d’œuvre de l’édition, s’en explique clairement dans sa préface concise et concentrée à souhait, puis dans sa note sur l’édition : voici l’œuvre rendue non pas aux spécialistes mais aux « lecteurs oisifs », aux amateurs (au sens de ceux qui aiment), à tous ceux-là « qui n’ont nul besoin de lunettes empruntées pour comprendre et apprécier une œuvre aussi ouverte et limpide que celle de Milan Kundera ».   

     

    Risibles amours. (1970)

     

    1. Personne ne va rire 

    La première nouvelle concentre des thèmes, des situations et des personnages qui forment un jeu de rôles où la réflexion se combine immédiatement à la matière existentielle, comme si le romancier pratiquait déjà ce qui sera son expérience créatrice typique, d’emblée marquée par l’ironie, voire le sarcasme, je dirai même, s’agissant d’un jeune auteur : de l’auto-sarcasme.  

    Le narrateur est un assistant de fac spécialiste d’histoire de l’art, boy friend d’une jeune Klara ouvrière dans la couture à qui il a promis de la pousser dans les sphères de la mode, brillant sujet « dissident » sur les bords, à la fois mal vu de l’officialité et reconnu pour son talent, qu’un critique d’art vieillissant vient solliciter afin qu’il fasse une note d’introduction pour une revue influente, sur un écrit qu’il espère y caser. Mais l’assistant se dérobe plus ou moins après avoir lu le texte en question qu’il trouve médiocre. Le vieux profite du « plus ou moins » pour s’accrocher, avec une ténacité de crampon rare. Or le jeune homme joue au chat et à la souris, en menant l’affaire comme une comédie. Puis il aggrave son cas, le vieux l’ayant pisté jusqu’à son domicile, où  il s’est trouvé face à Klara nue dans un imperméable, en l’accusant de harcèlement et même d’abus sexuel, au point que la plaisanterie tourne à l’affaire d’Académie et même d’Etat, le faraud étant convoqué par le comité de quartier où son donjuanisme bohème devient LE sujet, et l’objet de l’opprobre collectif tandis que Klara, utilisée à son corps défendant, se retourne contre lui et fait le procès de son cynisme d’intello prétentieux et sans cœur.

     

    Tout ça terriblement bien mené, combinant l’analyse des relations entre jeunes gens de milieux différents et entre personne d’âges différents, l’aperçu relativiste des « positions esthétiques » en jeu dans un environnement social contraignant, la dérision du romantisme sentimental et la modulation de la complexité humaine qui va prendre de plus en plus de place dans les romans à venir. L’écrivain approchait de la trentaine quand il a composé cette nouvelle, justement disposée en tête du recueil alors que ce n’est pas la première qu’il ait écrite. Mais le ton, la manière, le regard, le mélange essai-narration, le jeu sur la fiction et les faux semblants : tout est réellement ou virtuellement déjà là…

     

    2. La pomme d'or de l'éternel désir

    Le thème du temps qui fait tomber les cheveux du jeune dragueur est ici modulé sur un ton amical par le narrateur qui se dit d'emblée incapable de faire les choses que fait son ami Martin: à savoir accoster n'importe quelle femme dans n'importe quelle rue. On ne drague plus aujourd'hui comme on le faisait dans les années 50-60, et les jeunes lecteurs souriront de voir les plans tactiques et stratégiques qui se déployaient alors pour circonvenir une blonde. On pense d'ailleurs aux Amours d'une blonde, film de Milos Forman datant de la même époque, lequel Forman apparaît d'ailleurs dans la nouvelle, qui dégage une tendresse malicieuse n'excluant pas les mecs les plus farauds dont le mariage rabat le caquet...

     

    3. Le jeu de l'auto-stop 

    Dans les années 60-70, des centaines de stoppeurs se postaient chaque jour à la sortie de toutes les villes occidentales, et l'une des jeunes filles de La Plaisanterie fait même de l'auto-stop la marque de la jeunesse de l'époque. Comme on le verra souvent, la mentalité du garçon ne pensant qu'au charme de l'aventure, opposée à celle de la fille affectivement plus engagée et sérieuse, à tout le moins attachée au romantisme amoureux, s'affrontent ici dans ce qu'on pourrait dire un jeu de rôles avant la lettre, que l'écrivain module par la forme même de la narration comme en abyme, jouant sur une fiction dans la fiction. En filigrane, on perçoit déjà, en outre, le thème de la pesanteur sociale et politique avec "l'ombre grisâtre d'une stricte planification". Enfin, les jeux discordants de l'érotisme, vécus dans le tremblement d'attirance-répulsion typique à la fois de l'époque et de sa jeunesse, sont saisis dans leur complexité affective et psychologique que la femme et l'homme vivent chacun à sa façon. Dans les notes de fin de volume, François Ricard explique très en détail la genèse et la réception de chacune de ces nouvelles, dont l'ensemble forme déjà une espèce de corpus romanesque très kunderien de forme et d'esprit.

     

    4. Le Colloque

    La rivalité mimétique, observée par René Girard dans le roman occidental, de Don Quichotte à Proust et jusqu'au Camus de La Chute, se retrouve dans toutes ces premières nouvelles et fera également florès dans La Plaisanterie. Elle est omniprésente dans ce Colloque où se confrontent trois générations de séducteurs: le patron de médecine, et son collègue cadet le docteur Havel, des vieux de la vieille qui en ont vu d'autres, et le jeune et bel étudiant Fleischmann propulsé dans le monde des adultes avec la (fausse) candeur de ce que Kundera appelle l'âge lyrique. Entre ces coqs, les femmes tiennent la chandelle et marquent les coups, dont les échos se prolongeront dans les deux nouvelles suivantes sous le signe commun du désir éprouvé par la réalité, et donc du vieillissement.  

     

    5. Que les vieux morts cèdent la place aux jeunes morts 

    Les occasions ratées, les illusions d'un pur amour bientôt démenti par la rude réalité, sur fond de monotone grossièreté sociale, l'espoir d'une nouvelle chance et d'une vie moins décevante constituent l'arrière-fond de cette nouvelle marquée par les retrouvailles d'une veuve revenue dans le cimetière où repose son mari évacué des lieux entretemps sous prétexte que les vieux morts doivent céder la place aux jeunes, et d'un homme qu'elle a connu des années auparavant, qui a maintenant trente-cinq ans et la considère, sans qu'elle s'en doute, comme celle qu'il a laissée échapper. Sur fond  de désenchantement réciproque, c'est une histoire de vieux amants avant l'âge, ou de jeunes amoureux aux corps un peu flétris, comme on voudra, que l'auteur trentenaire détaille avec un mélange de lucidité lancinante et d'indulgence affectueuse.

     

    6. Le docteur Havel vingt ans plus tard

    L'épouse légitime du docteur Havel, dont le nom est chargé d'une "terrible réputation érotique", est terriblement jalouse quand il s'en va faire une cure thermale, alors que lui-même constate que les jolies femmes ne lui prêtent plus guère d'attention. Plus humiliant encore: le fait qu'un jeune journaliste lui tourne autour, en ces lieux, non pour l'interviewer mais pour accéder à sa femme, actrice bien connue de l'époque. Là encore, les jeux mimétiques de la séduction donnent lieu à des scènes qui vont bien au-delà du vaudeville de station thermale: au théâtre de la vie où les miroirs publics et privés se lézardent de concert. La relation père-fils du docteur et du jeune plumitif, le ballet des femelles autour du vieux paon, la vérité des sentiments, la femme convoitée par tous (sur les écrans de cinéma) et qui n'aspire en réalité qu'à un amour paisible et caché, le collectionneur de femmes qui n'est à vrai dire qu'un collectionneur de mots, les relations entre femmes d'âge mûr et jeunes farauds qui masquent de sourdes nostalgies de liens mère-fils: tous ces thèmes s'entremêlent avec grâce dans cette nouvelle ressortissant déjà à la pleine maîtrise du futur romancier.

     

    7. Edouard et Dieu

    Comme dans la première nouvelle de ces Risibles amours, cette grinçante histoire d'un jeune homme d'abord tenu à distance par Alice la croyante, qu'il s'impatiente de déflorer, et qui devient pratiquant à outrance pour la séduire, au risque de déplaire aux communistes athées purs et durs, illustre les jeux embrouillés de l'idéologie (ici religieuse) confondue avec la foi, et de la mauvaise foi déjouée par la vie. Edouard semble ici le tricheur par excellence, mais on verra qu'il ne l'est pas plus que ceux qui l'entourent, confits dans leur semblant de foi rationaliste, ni même que la pure Alice bientôt confrontée à la caricature violente de sa croyance, et renvoyée à sa solitude de femme sincèrement aimante et sincèrement sérieuse. Comme dans Personne ne va rire, dont Klara dit le dernier mot en jugeant le cynisme de son amant, la femme est ici aussi garante d'une sorte d'intégrité incarnée, tandis que le jeune homme rieur accouche, dans sa solitude à lui, d'une nouvelle sagesse précaire. Le sourire est finalement de mise, qu'on pourrait dire d'un sceptique humanisé...  


    La Plaisanterie (1967)

    Il est intéressant de lire (ou de relire) La Plaisanterie quarante ans après sa première publication à Prague, en 1967 (l’année de nos vingt ans) où le livre fut acclamé avant d’être interdit, et ceci pour diverses raisons.

    D’abord parce que le livre n’a pas pris une ride, comme on dit - comme les « classiques » qui ont l’air d’échapper au temps, et c’est d’ailleurs comme un classique qu’il fut vite considéré dans son pays d’origine puis en France où le début de sa gloire fut particulièrement éclatant ; ensuite du fait que ses dimensions de beauté (en un sens qui n’est pas que d’esthétique littéraire) et de bonté (notion qui paraîtra ringarde à beaucoup mais j’y tiens) se dégagent mieux aujourd’hui, quatre décennies après les événements qui en firent un brûlot de dissidence, de ce livre qui est bien plus qu’un sarcasme d’époque en dépit de son ironie fondamentale, qui ressortit finalement plus à l’humour qu’à l’ironie : un livre d’une profonde bonté et d’une non moins profonde beauté, dont la base extraordinairement ferme appartient encore, cependant, à un monde qu’on pourrait dire d’AVANT, alors que, dès La Vie est ailleurs, on basculera dans un monde de l’APRÈS, immédiatement visible dans ses rebonds formels.

    La Plaisanterie, relu après la chute apparente de tous les murs, est probablement le premier grand livre de la désillusion vécue par des individus (je parle des protagonistes, à savoir Ludvik le plaisantin, Helena l’amoureuse sur le retour, Kostka le chrétien de gauche et Jaroslav le nostalgique folkloriste) qui sont ambivalents, comme nous le sommes tous, tout en ayant quelque chose de « types représentatifs », au sens du réalisme socialiste évidemment dévié, et que le montage narratif lui-même, alternant les points de vue, montre sous leurs multiples facettes.

    Après ce qu’on a appelé le Nouveau Roman, et avant ce qu’on appelle encore la littérature postmoderne, La Plaisanterie raconte une histoire linéaire (pfff…) portée  par des personnages (pfff…), eux-mêmes portant autant de prénoms que le lecteur se rappelle comme ceux de L'éducation sentimentale ou du Rouge et le noir...

    Or relire aujourd’hui La Plaisanterie ne revient pas à revenir à de l’ancien dépassé par la modernité, mais nous ramène simplement, par le rire, ou plus exactement par les rires, au sérieux de la littérature qui vous fait du bien en vous faisant mal, qui vous parle de vous en vous parlant d’autre chose. La Plaisanterie est une espèce de roman choral de la solitude. C’est, pour une bonne partie, l’histoire de la jeunesse gâchée de Ludvik, plaisantin qui a cru malin de railler, sur une carte postale ouverte à tout vent qu’il envoie à une jeune fille sérieuse qu’il drague en vain, l’optimisme de l’époque auquel il oppose, non moins railleusement, l’alternative trotskyste ! Or, comme on le voit aujourd’hui dans une autre perspective, où il est recommandé à chacun de positiver sous peine de se faire virer du club des chaussettes immaculées, railler l’optimisme social, au lendemain de la Guerre et alors que se construit l’Avenir, n’est pas qu’une blague : c’est un crime et qu’il faudra payer. Plus précisément, cela vaut à Ludvik d’être chassé du Parti autant que d’être interdit d’études, à peu près comme le sera Kundera lui-même après la parution de ce livre, désigné comme le fauteur de troubles Number One par un Novotny.

    Soit dit en passant, cependant : rien d’autobiographique dans cette fiction modulant déjà l’éthique définie des années plus tard dans L'Âge du roman, et pourtant nous retrouvons l’auteur à toute les pages et à chaque ligne, pourrait-on dire, comme nous nous retrouvons nous-mêmes ; et l’erreur de Ludvik est donc l’erreur de Milan autant que la nôtre.

    L’erreur de Ludvik est d’avoir cru qu’il pourrait rester libre et que rien ni personne ne l’en empêcherait. L’erreur de Ludvik est de s’être cru malin comme c’est souvent le cas chez les jeunes gens. L’erreur de Ludvik est d’avoir manqué de prudence avec le Groupe et de tact avec les Dames. L’erreur de Ludvik reste aujourd’hui d’être né dans ce monde et de ne pas l’avoir compris avant d’en subir les conséquences. Pourtant il le comprendra,  mais ce sera au bout de La Plaisanterie qui finit par l’arrivée d’une ambulance sur laquelle personne ne tirera et sans savoir si le vieux pote qu’elle emporte, retrouvé tant d’années après par Ludvik, s’en tirera lui-même…

    À partir de La Plaisanterie relue chacun pourrait écrire une espèce d’autobiographie ou, comme on dit aujourd’hui, une autofiction propre à sa propre génération, au dam de l’Auteur récusant noblement ces genres.

    Ce que j’veux dire, c’est que cette fiction avérée me ramène, te ramène, nous ramène, les ramène à notre réalité de ce 1er Mai 2011 qui est un dimanche chômé par ordre du Seigneur non syndiqué – réalité qui n’est pas anecdotique pour autant mais Réalité magnifique et mortelle de ce 2 mai où je recopie ces notes surf mon Mac le Marin…

    Telle est l’utopie, mon utopie : ce corps, ce visage dans le miroir réfracté par les images de Ludvik et d’Helena, de Jaroslav et de Kostka, du petit salopard chef de camp et de la pure Lucie mille fois souillée, de Pavel le délateur et d’Alexej le fils d’apparatchik martyr genre taliban, enfin de tous ceux qui sourient de toute leur tristesse  dans ce roman qui rit jaune...

     

    Milan Kundera. Oeuvre, vol. I. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade  

     

    (À suivre)

     

     

    Milan Kundera. Oeuvre, vol. I. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade  

     

    (À suivre)

  • Ceux qui ne pensent qu'à La Chose

     

    Mandic.jpgCelui qui reconnaît le beau travail à l’odeur / Celle qui sait distinguer la Valenciennes de l’Alençon / Ceux qui respectent le Compagnon même manchot / Celui qui trouve le terme de création prétentieux et même inapproprié / Celle qui a horreur du genre artiste / Ceux qui brodent en silence / Celui qui sait que le mauvais poète se reconnaît à sa façon de rater des oeufs brouillés / Celle qui partage la vie de l’Artisan en deux / Ceux qui examinent les nouveaux poèmes comme aux comices agricoles les agneaux / Celui qui ne pense qu’à faire des phrases / Celle qui se demande si  Mallarmé se lit encore / Ceux qui n’ont point de génie mais de l’obstination à revendre ce qui les fait dire que Proust (Marcel, pas  Robert) a raison / Celui qui a soigné ses trous de mémoire avec  Proust (Robert) / Celle qui a connu le père Proust aux eaux (donc le père de Robert et Marcel) et l’a plaint de n’avoir pas de filles qui écrivent parfois des poèmes / Ceux qui ont plus de respect pour les poétesses musulmanes que pour les télévangélistes / Celui qui rêve qu’il écrit qu’il rêve / Celle qui tricote un paysage au fil d’Ariane / Ceux qui aiment les ciels de Corot en dépit de son insatisfaction notoire / Celui qui répond : Maman, quand on lui demande qui a inspiré son grand poème sur la mer / Celle qui écrit des trucs qui marchent mieux que les machins de son mec / Ceux qui écrivent mieux en dormant / Celui qui s’investit complètement dans la marqueterie biodégradable / Celle qui se donne à celui qui se vend à ceux qui ne paient pas de mine / Ceux qui n’écrivent que pour le pognon ce qui se voit tant c’est gratuit / Celui qui se vante de ce que sa vie est un polar et qui se fait buter pour le prouver / Celle qui peint des chevreuils dans des sous-bois et parfois des tulipes / Ceux qui ne savent plus que penser et ne pensent donc plus / Celui qui se replie sur le monde / Celle qui se déploie dans le hennissement primal / Ceux qui ne consomment plus pour mieux se consumer, etc.

    Image : Zdravko Mandic  

  • Ceux dont la vie est ailleurs

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    Celui qui entre dans la grande pièce bleue où se trouve la femme aux yeux liquides / Celle qui voit le jeune homme entrer dans son rêve / Ceux qui rêvent qu’ils rêvent / Celui qui chevauche le tigre d’eau / Celle qui mesure la distance la séparant de l’issue fatale / Ceux qui se retrouvent sur le Pont aux Bustes / Celui qui jette une rose dans la fosse de neige et trouve cela si poétique qu’il en écrit un quatrain que sa mère apprécie / Celle qui déjoue les menés du Troll / Ceux qui sont persuadés d’être les seuls dont personne ne sait rien et qui en conçoivent un désir vif de paraître au TJ de Damien Rosebud / Celui qui se fait amputer (en rêve) d’un pied vu qu’il n’a qu’une chaussette / Celle qui raconte à son psy le rêve de la chaussette que fait son fils Adolf dit Dolfi, notoire antisémite de neuf ans / Ceux qui vont voir ailleurs si la vie y est / Celui qui rêve sa vie et se trouve tantôt à Rangoon et tantôt à Malmö selon les disponibilités d’EasyJet / Celle qui se retrouve sur la scène en tailleur strict et sans savoir son rôle alors que le souffleur mate sa gaine Scandale / Ceux qui comparent les baraquements de la nouvelle structure concentrationnaire de Palavas-les-flots et ceux des stalags où leurs grands-parents furent déportés en été 43 / Celui qui s’arrache à son rêve pour se rendre au cimetière où il découvre que la tombe de sa mère a été désaffectée entretemps / Celle qui s’adonne au divertissement sensuel en compagnie du baigneur bègue / Ceux qui ont été traumatisés par l’excessive sollicitude de Maman et sont devenus poètes pour lui échapper / Celui qui commente le Mariage du Siècle en se grattant les roustons qui ne se voient pas à la télé / Celle qui trouve que le voile de la mariée ferait une jolie moustiquaire dans son bidonville / Ceux qui cherchent à se donner un genre canaille dans le miroir de la chambre 13 de l’Hôtel Terminus où ils sont descendus en jumeaux pacsés / Celui qui met au point la théorie des poèmes qu’il écrira plus tard et que personne ne lira hélas même pas lui puisqu’il sera devenu imam entretemps / Celle qui lave les boxers de son fils qu’ont dit élu / Ceux qui savent que la Qualité se mesure avec un étalon de platine dont nul ne sait où le Troll l’a caché / Celui qui explique au jeune poète qu’il y a en lui une Force que seule Maman peut lui révéler à condition qu’il la lui présente / Ceux qui foutent les mères de jeunes poètes pour faire avancer la cause de l’avant-garde / Celui qui possède deux miroirs afin de voir aussi son double / Celle qui écrit une élégie sur le sable de la dune que le vent effacera ce soir ah ah / Ceux qui notent leur bons mots dans un cahier spécial / Celui qui a dit à son cousin qu’il avait un air démoniaque avant de l’emmener au concert d’Elton John qu’il reconnaît à l’instant à Westminster à côté de son mari / Celle qui connaît tous les noms et prénoms et surnoms des reines et des rois actuels qui se retrouvent à la télé ce matin pour le mariage des youngsters / Ceux qui se moquent des rois nègres mais que l’émotion étreint par la voix de Stéphane Bern ce matin historique au niveau mondial / Celui qui écrit un poème sur la mort pour se sentir immortel / Celle qui recopie les poèmes de son fils qu'elle enverra à une revue anglaise vu qu’ils font allusion au Mariage du 29 avril 2011 / Ceux qui reviendront en rêve dans les maisons de leurs amours mortes mais n’y retrouveront personne / Celui qu’on croit cynique parce qu’il montre les choses telles qu’elles sont / Celle qui se rappelle avec tendresse les sauteries avec Reiser tandis que la foule exulte devant Westminster à l’arrivée de la reine sapée en jaune canari / Ceux qui savent que la vie n’est ailleurs qu’ici mon fifi, etc.


    Image JLK: Kate today

    (Cette liste a été établie en marge de la lecture de La Vie est ailleurs de Milan Kundera, tout en matant l’événement du jour commenté par Stéphane le Blaireau)

  • JLK se royaume

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    La Compagnie des mots reçoit JLK

    Vivre, lire et écrire : mes passions partagées

     

    À mes amis et aux amis de la littérature

     

    Ce lundi 2 mai prochain, dès 18h30 et pour une heure environ, j’évoquerai, à l’invitation de La Compagnie des Mots, et en dialogue avec mon confrère Serge Bimpage, mon parcours d’écrivain, de critique littéraire, de journaliste et de passeur de livres. Vincent Aubert, comédien, et Antonin Moeri, écrivain, interviendront aussi par surprise.

    Sous le titre de Vivre, lire et écrire, mes passions partagées, je vais m’efforcer de retracer, exemples chantés à l’appui, le parcours de plus de quarante ans d’écriture multiforme, sous les deux instances principales de l’implication poétique et de l’explication critique, ponctué par la publication de 18 livres (dont le dernier, L’Enfant prodigue, sera plus précisément commenté) et de milliers d’articles dont plus de 3000 figurent actuellement sur mon blog des Carnets de JLK. De l’intime à l’extime, du mystère de l’être cristallisé par les mots à la foison panoptique des langages contemporains, en passant par l’évocation de moult lectures, rencontres et pratique d’écriture: tel sera le chemin (raccourci) emprunté pour un soir.

     Genève. À La Mère Royaume, dès 18h.30. Entrée libre.

    Si vous me détestez, merci de recommander cette soirée à vos ennemis !

      

     

     

  • Abécédaire passionnel

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    Dès ces prochains jours nous ouvrirons, avec mon ami l'imagier Philip Seelen, un nouveau blog dont les images et les mots, en multiples rubriques, s'attacheront à la défense et à l'illustration de la Suisse des cultures multilingues, petite Europe dans l'Europe. Nous en ouvrons ici l'abécédaire de repérage, auquel chaque lecteur est invité à proposer de nouveaux mots   

    Suisse2.jpg En étrange pays, de A à Z

    Absinthe / Aletsch / Aline / Altdorf / Aloyse / Amiel / Ansermet / Aurigeno / Bahnhostrasse / Bakounine / Ballenberg / Bergier / Besson (Benno) / Betty Bossi / Birchermüesli / Blocher/ Böcklin / Bögli / Botta / Bouvier / Budry / Carnaval / Cendrars / Cenovis / Ceresole / CERN/ Cervin / CFF / Chillon / Cingria / Chappaz / Chessex / Cuisses-Dames / Dada / Davos / Dimitri / Dindo / Doyen Bridel / Dürrenmatt / Duttweiler / Eigerwand / Erasme / Erni / Ernst S. / Federer / FipFop / Franches Montagnes / Frisch /Geiger (Hermann) / Gilliard / Général Guisan / Génie helvétique (Le) / Giacometti / Gianadda / Gilles / Godard / Goetheanum / Gothard & Gothard / Gotthelf / Grounding / Grütli / Guillaume Tell /  Grock / Güllen / Haldas / Heidi / Hesse / Hingis / Hirschhorn (Thomas) /   Hodler / Honegger / Hornuss / Humbert-Droz / Keller / Journaux / Joyce / Jung / Klee / Koblet / Küng (Hans) / Kudelski / Lavater / Lénine / Palais fédéral / Le Parfait / Pipilotti / Landsgemeinde / Longines / Lötschental / Pestalozzi /  Maggi / Maison d’Ailleurs / Monte Verita / Morgenstraich / Morisod / Murer (Fredi) / Muzot / Nains de jardin / Nessi (Alberto) / Nabokov / Nestlé / Niederdorf / NPCK / NZZ / Odéon / Opel & Ospel / Orelli & Orelli / Parachutes dorés / Piazza Grande / Pilet-Golaz / Pont du Diable / Ramuz / Rilke / Ritz /  Rivaz / Römerholz / Rote Fabrik / Saurer / Schmid (Daniel) / Segantini / Sils-Maria / Soglio / Soutter / Sugus / Stress / Suter (Martin) / Tinguely / Tissot / Töpffer / Tuor (Leo) / Walser / Winkelried / Wölffli / Ziegler /  Zoccoli / Zorn / Zouc.

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  • Soleil de chair

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    Du sexe moite à l'insoutenable légèreté de nos corps...

     

     

    Au Cap d’Agde, Cité du soleil, ce samedi 20 mai 2006. – La publicité polychrome annonce un intense sentiment de liberté, et sans doute est-ce ce que les gens ressentent en ces lieux de nature naturiste, loin de leurs bureaux et de leurs travaux, en cette Cité du soleil à l’architecture à la fois futuriste et décatie dont l’hémicycle de béton alvéolaire s’ouvre sur la mer fluente, l’anse de sable des dunes de Sète à l'est et à l’ouest la marina.

    Heliopolis2.jpgPour ma part, cependant, je ne pense ici qu’à travailler un peu plus, ou plus précisément à ne faire que ce qui me chante, sur le manuscrit en chantier de mon roman et tout ce qui l’alimentera d’une manière ou de l’autre, de lectures en balades avec Lady L. ou de rencontres en séances d’aquarelle. Belle liberté aussi bien, et non moins intense, que celle de disposer de chaque seconde pour en faire quelque chose…

     

    Heliopolis.jpgHéliopolis, ce 26 avril 2011. -  Dix-sept ans après nous nous retrouvons comme tant de fois  en ces lieux avec Lady L., nos filles nous ont appelé ce matin de Phuket et de Bruxelles, j'ai publié dix livres après Le viol de l'ange sur lequel je travaillais à l'époque, et ma bonne amie se repose de travaux autrement sérieux et exténuants que les miens...

    À propos de bonne amie, je lisais l'autre jour, dans le livre récemment paru de Bernard Pivot, Les mots de ma vie, la page qu'il consacre gentiment à l'usage que je fais, dans mes Riches Heures,  de cette expression, (à la rubrique Amie, p.27), et j'ai beaucoup aimé aussi sa célébration de l'Admiration, trop peu pratiquée aujourd'hui et que j'éprouve au plus haut degré en me replongeant dans l'oeuvre de Milan Kundera.

    Kundera1.jpgJe viens ainsi d'achever coup sur coup la (re) lecture de Risibles amours et de La Plaisanterie, parus il y a plus de quarante ans de ça. Mais ça nous rajeunit, me dis-je en redécouvrant l'extraordinaire densité existentielle et la beauté de ces livres, dont le caractère politique s'est à la fois estompé (ils parurent au lendemain du printemps de Prague et furent bientôt interdits) et étendu à tout le phénomène qu'on désigne aujourd'hui sous l'appellation de politiquement correct, et à toute forme de conformisme social. Mais bien plus que de sociologie ou de politique, ces romans parlent de la vie tragique et risible, La Plaisanterie est une tragi-comédie aussi déchirante que drôle, et avec la distance sa beauté poétique, la tendresse jamais mielleuse qui se dégage du regard porté par l'auteur sur tous ses personnages se communique plus que jamais au lecteur, et c'est notre propre jeunesse que nous retrouvons aussi bien sans amertume, comme dans une lumière de pardon stoïque.

    Heliopolis3.jpgOr c'est le même regard que nous portons, Lady L. et moi, sur l'environnement de cette splendide et dérisoire Héliopolis où nous revenons depuis trente ans pour la seule mer, et les dunes, et la sensation de s'en foutre en vivant à poil ou sous le textile, comme on veut, mais que de nouvelles hordes bizarres ont investie et qui, avec leur fric fort apprécié on s'en doute, ont imposé un nouveau code de conduite sur les plages, au dam des naturistes de la vieille école plutôt pudique (sic), en pratiquant le sexe de groupe à vue,sur le sable ou dans les clubs plus fermés.

    Cette nouvelle population, genre classe moyenne entre 35 et 75 ans, se désigne elle-même par l'appellation de libertins et a fait se développer, au coeur de la cité solaire, de nouveaux hôtels à murs borgnes et boîtes chaudes, et tout un système de boutiques où se débitent les atours et colifichets dont ces braves gens se parent comme de coquets papous à breloques, piercings et résilles, falbalas et pacotille.

    Michel Houellebecq a commencé de décrire cette faune dans Les particules élémentaires, mais le phénomène a pris de l'ampleur et l'on est juste content de se trouver en ces lieux en avril et pas au plus moite de l'été où les corps bandochants et ballottants, tous pommadés d'huiles enrichies de carotène, se multiplient et se collent comme sardines en leur caque...

    Reiser.jpgBref, la lecture et l'écriture, ou la sensualité plus délicate et multiforme (ah les délices de l'anchois frais slurpé avec un doigt de Corbières !) nous tiennent heureusement à distance de ce grouillement qui nous semble à vrai dire plus grotesquement rigolo, à la longue, que réellement dégoûtant.

    Allons, un Reiser y trouverait un regain d'observations qui ramènerait la chose à sa dimension résumée par l'adage teuton: Jedem Tierchen sein Plaisirchen - à chaque bestiole sa babiole...  

  • Dans la farine

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    J’ai toujours aimé ses bras roses. Roses potelés. De porcelaine humide, genre Sèvres mou. Ses bras roses et ses seins de laitière.

    Quand elle me roule dans la farine et qu’elle se penche au-dessus de moi, ses deux seins pressés l’un contre l’autre suffisent à ma paix.

    Père lui recommande de ne pas oublier le sel, que je sois un homme nom de Dieu. Mère lui reproche de mettre trop de sa salive, mais elle n’en fera toujours qu’à sa tête et la voici qui tire la langue dès que Mère s’en va voir ailleurs si j’y suis.

    Vient alors le jeu des trois nénés, vite en douce, qui me fait tant plaisir. Ma tête entre les deux choses chaudes, nous ne formons plus qu’un, et tout à l’heure le lait me viendra sûrement à la bouche.

    Dessin de Federico Fellini

  • Le charme de Delerm

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    Avec Le trottoir au soleil, le pointilliste des sensations laisse filtrer un peu de mélancolie...
    Si le nom de Philippe Delerm reste associé au succès phénoménal de La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules (L’Arpenteur, 1997), qu’une certaine mode minimaliste genre « nouvelle cuisine » a fait dépasser le million d’exemplaires et se voir traduit en plus de trente langues, son retour au genre du morceau de prose impressionniste ne saurait faire suspecter l’auteur d’exploiter un filon. On a pu trouver, certes, une certaine complaisance répétitive dans le recueil de Dickens, barbe à papa et autres nourritures, mais ce nouveau livre va nettement au-delà de la miniature trop joliment ciselée, pour déployer des esquisses de gravures et des ébauches de nouvelles qui ont le charme, voilé de mélancolie, de paysages contemplés à la brune ou de la fenêtre d’un train, frottés d’un peu de mélancolie.
    « Rester solaire » avec les mots donne cependant le ton à ce recueil, qui suggère cependant que « l’essentiel est dans l’ombre, le mystère, le cheminement nocturne ». Par ailleurs, se demande l’auteur, « comment être solaire quand l’humanité souffre partout ». Et de répondre que, si « constater, dénoncer sont des tâches essentielles », le fait de « dire qu’autre chose est possible, ici », est également vital pour le couple de l’écrivain et du lecteur.
    Comme une suite de fugues à variations, ponctuées de phrases indiquant un nouveau motif musical (Il y a les regardants… Je suis assis sur un banc… On dit de quelqu’un… Je continue à m’approcher), Philip Delerm module une soixantaine de « minutes heureuses » où il est question de « persistants lilas », d’un « espace de nonchalance » à Burano, d’un mariage où l’on se réjouit de n’être pas invité, du « sahara au ras du sol » d’une plage, de la séduction moelleuse du fumeur de pipe ou de l’envie des vieux enfants de « redoubler », qu’une phrase de l’auteur resitue dans le temps qui passe : « À soixante ans, on a franchi depuis longtemps le solstice d’été », et le soleil sur le trottoir n’en est que plus réconfortant…

    Philippe Delerm. Le trottoir au soleil. Gallimard, 180p.

    Image: Philip Seelen

  • L’alphabet mystérieux

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    Sur une phrase d’Yves Leclair


    « Je suis ce petit aveugle conduit par une main inconnue, venu contempler un moineau dans les jets d’encre des bambous ».

    Yves Leclair, Manuel de contemplation en montagne, La Table Ronde, 2005

    JLK: L'oiseau petit. Aquarelle, 2006. 

  • L'aura de ce jour

     

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    Le jour est bien levé et lavé maintenant, ce matin de Pâques et du retour à ce qu’on dit les beaux jours, pleins de fiel et de sang. Un fond de bleus et de bruns terreux, travaillés par les années, un fond de verts et de terres à lents glacis, un fond de litanies en mineur, un fond de douleurs ravalées et d’incompréhensible gaieté tisse la page de plus qui se déploie à l’instant et nous écrit.
    La page qui nous écrit, dès cette aube que vous croyez pure, est irradiée et mortellement avariée à ce qu’il semble. La tentation serait alors de conclure qu’il n’y a plus rien : que rien ne vaut plus la peine, que tout est trop gâté et gâché, que tout est trop lourd, que tout est tombé trop bas, que tout est trop encombré.
    On cherche quelqu’un à qui parler mais personne à ce qu’il semble, on regarde autour de soi mais personne que la foule, on dit encore quelque chose mais pas un écho, on se tait alors, on se tait tout à fait, on fait le vide, on fait le vide complet et c’est alors, seulement – seulement alors qu’on se trouve prêt, peut-être, à entendre le chant du monde.
    Ainsi le prêchi-prêcheur de ce matin le dit-il, en vérité il le leur dit, aux mères du monde dans lequel nous vivons : qu’elles n’aient aucun regret, car ce qui leur reste de meilleur n’est pas que du passé, ce qui les fait vivre est ce qui vit en elles de ce passé qui ne passera jamais tant qu’elles vivront, et quand elles ne vivront plus leurs enfants se rappelleront ce peu d’elles qui fut l’étincelle de leur présent – ce feu d’elles qui nous éclaire à présent, et la lumière de tout ça, la lumière sans nom de tout ça – la lumière témoignera.

    Une fois de plus, à l’instant, voici donc l’émouvante beauté du lever du jour, l’émouvante beauté d’une aube d’été bleu pervenche, l’émouvante beauté des gens le matin, l’émouvante beauté d’une pensée douce flottant comme un nuage absolument immobile sur le lac bleu soyeux, l’émouvante beauté de ce que voit mieux que nous l’aveugle ce matin, les yeux ouverts sur son secret...
    Le feu ne cesse pas d’être le feu de très longue mémoire. Bien avant leur naissance ils le portaient de maison en maison, le premier levé en portait le brasero par les hameaux et les villages, de foyer en foyer, tous le recevaient, ceux qu’on aimait et ceux qu’on n’aimait pas, ainsi la vie passait-elle avec la guerre, dans le temps…
    Trop souvent, cependant, nous avons négligé le feu. Ce qui nous était naturel, la poésie élémentaire de la vie et la philosophie élémentaire, autant dire : l’art élémentaire de la vie dont le premier geste a toujours été et sera toujours d’allumer le feu et de le garder en vie – cela s’est trop souvent perdu.
    Or nous croyons le plus souvent que les silencieux se taisent à jamais. Mais s’ils entendaient encore, ce matin, qu’en savons-nous après tout : s’ils entendaient encore cette polyphonie des matinées qu’ils nous ont fait écouter à travers les années, s’ils entendaient ces voix qui nous restent d’eux ?
    Ce matin encore, imaginairement descendu par les villages aux villes, je les entends par les rues vibrantes d’appels et de répons : repasse le vitrier sous les fenêtres de nos aïeux citadins, dans le temps certes, certes il y a bien du temps de ça, mais je l’entends encore par la voix des silencieux et les filles sourient toujours aux sifflets des ouvriers des vieux films du muet – et si leurs tombes restaient ouvertes aux mélodies ?
    Tous ils semblent l’avoir oublié, ou peut-être que non, au fond, comme on dit, puisque tous les matins il t’en revient des voix, et de plus en plus claires on dirait, des voix anciennes, autour des fontaines ou au fond des bois, vers les entrepôts ou dans les allées sablées des palmeraies – des voix qui allaient et revenaient, déjà, dans les vallées repliées de ta mémoire et la mémoire de tous te rappelant d’autres histoires, et revenant chaque matin de ces pays au tien – tu le vois bien, que tu n’es pas seul ni loin de tous…

    Tout nous échappe de plus en plus, avions-nous pensé, mais c’est aujourd’hui de moins en moins qu’il faut dire puisque tout est plus clair d’approcher le mystère prochain, tout est plus beau d’apparaître pour la dernière fois peut-être – vous vous dites parfois qu’il ne restera de tout ça que des mots sans suite, mais avec les mots les choses vous reviennent et leur murmure d’eau sourde sous les herbes, les mots affluent et refluent comme la foule à la marée des rues du matin et du soir – et les images se déplient et se déploient comme autant de reflets des choses réelles qui viennent et reviennent à chaque déroulé du jour dans son aura.

    (Ce texte constitue la dernière page de L'Enfant prodigue, achevé à la veille de Pâques 2010)

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  • Une visite à Guido Ceronetti

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    Mezza notte a Chiusi, dopo l’incontro col Ceronetti, il 20 febbraio 2011) – Del Maestro mi rammenterò sempre quella visione del vecchio tutto piegato, perfetta immagine del uomo solo, « senza più carezze », cosi come diceva, assai patetico e ridendo anche quando gli dissi : « La vie est vache, comme disait Céline », e lui : « pauvres vaches, dont on invoque le nom en français, méritent-elle ça ?», et moi : « On peut dire aussi à la vie: vieux chameau », e lui : « Si dice ancora chameau oggi in francese ? », alors moi : « Si, lo dico io alla moglie : vieux chameau », et lui : « Ah, ah, ah… »
    Nous venions alors de rentrer d’une balade sous la pluie, sur les dalles glissantes du petit bourg toscan, où il n’avait cessé de pester contre son « corps de chiotte » tout en évoquant un prochain «Festival des désespérés» qui va se tenir à Turin au prochain solstice d’été, selon son exigence précise et où diverses « performances » seront proposées à la seule gloire du Désespoir. Or, comme je lui demandais des nouvelles de son fameux Teatro dei Sensibili, compagnie de marionnettes qu’il fonda avec sa femme, de me laisser entendre qu’il survit, notamment avec une tournée récente des Mystères de Londres, de sa composition, et lui survivrait encore sous sa haute protection posthume, certaines dispositions ayant d’ores et déjà été prises avec quelques instances supérieures, influentes « de l’autre côté »…
    Cinq heures plus tôt, nous nous étions pointés, avec la Professorella, mon amie Anne-Marie - parfaite italophone et ferrée en hermétisme, avec laquelle le Maestro était déjà en contact par le truchement de notre ami commun l’assassin érudit Fabio C. -, à la porte de son repaire plus ou moins secret de Cetona, assez vaste logis aux pièces hautes de plafond, tout dévolu aux livres et à l’étude, aux murs ornés de nombreux collages et de gravures, de photos de théâtre et de portraits de belles femmes, où les divers lieux d’écriture (du bureau à l’écritoire pour station debout, en passant par l’établi d’artiste aux centaines de petites bouteilles d’encre de Chine) rappellent assez éloquemment le type de composition simultanéiste et comparatiste du poète-philologue en son savant patchwork philosophique et littéraire…
    C’est cependant dans la minuscule cuisine que nous nous sommes repliés pour l’entretien à proprement parler, qui a duré plus d’une heure et demie et au cours duquel l’écrivain m’a dit pas mal de choses intéressantes sans répondre trop précisément à mes questions, mais brodant à sa façon sur les thèmes qui le préoccupent aujourd’hui, à savoir la vieillesse, la déchéance du corps, l’indignité de l’optimisme de commande, ou plus précisément le refus, par les autres, de la réalité de la souffrance et de toute conversation portant sur la mort.
    À propos d’Insetti senza frontiere, sur quoi je le lance pour commencer l’entretien, Ceronetti précise immédiatement qu’il s’agit là d’un livre de vieillesse.
    « J’ai écrit ce petit livre, morceau par morceau, dans une forme que j’aime beaucoup, de l’aphorisme. C’est un goût que je cultive depuis toujours, et qui a même permis à mes éditeurs d’établir des recueils à partir de fragments tirés de mes divers livres. C’est en somme un livre de vieillesse, qui est lié à la difficulté et à la douleur physique croissante que je vis, en même temps que des joies ténues mais non moins réelles. J’exprime aussi la difficile relation avec les autres, devant le combat que nous menons avec la mort, qui n’est pas censée exister. Si j’écris, il est possible de faire allusion à la mort, sinon, dans la conversation, cela de devient impossible. Je dois aller bien ! L’autre jour encore, une femme de ma connaissance, une bavarde, une vraie sangsue, me félicitait de me porter si bien, alors que tout de mon apparence devait exprimer le contraire. J’aurais dû lui répondre : « Non, je ne vais pas bien. Je ne suis plus qu’une chiotte ! » Mais ce n’est pas bienséant, n’est-ce pas ? Et le dire à une dame âgée est d’autant plus malséant que cela lui parle d’elle, évidemment. Ceci dit, je peux parler de la mort avec des amis. Et puis, bien sûr, avec le notaire ! Voilà quelqu’un qui s’intéresse à ma mort !»
    Comme on s’en doute, le dernier livre de Guido Ceronetti, pas plus que les précédents, ne se réduit à des lamentations personnelles sur le vieillissement. Bien plutôt, c’est un recueil tonique, nourri d’une vie d’expériences multiples et de lectures, d’observations sur le « cruel XXe siècle » et de vues radicales sur le présent où le Mal – figure omniprésente de l’œuvre – ne cesse de courir et de « travailler »…
    Ensuite, la conversation s’est poursuivie, au fil de laquelle nous avons parlé de sa vision du monde dualiste, qui l’apparie au catharisme et à sa perception du Mal, il nous a raconté son séjour en clinique et les deux nouveaux livres qu’il en a tirés – dont un roman à paraître, intitulé Dans un amour heureux -, puis nous avons parlé plus en détail des genres divers qu’il a traités , de la chronique polémique au récit de voyage, ou de la poésie et de l’essai fragmentaire, et de son besoin de décrire la réalité plus que de parler de lui-même.
    Visiblement fatigué, après une heure et demie de conversation qu’il tenait à mener en français, l’écrivain m’a proposé de faire une pause, après quoi il a parlé encore un bon moment puis il nous a expliqué qu’il ne pourrait pas dîner avec nous, à cause d’une blessure buccale qui le chicane, et aussi du fait de ses restrictions diététiques sévères, tout en nous priant de l’accompagner pour « une bonne marche ». Nous avons donc fait un tour sous la pluie, jusqu’à l’hospice de vieillards où il espère ne pas finir ses jours, nous sommes allés réserver deux places à la trattoria voisine et l’avons raccompagné jusque chez lui, étant entendu qu’il nous rappellerait vers dix heures du soir pour prendre congé de nous et nous faire quelques dédidaces.
    De retour auprès de lui, après le repas, nous l’avons retrouvé assez plaintif, s’estimant le plus seul des hommes, il a tenté d’embrigader Anne-Marie pour lui faire faire sa vaisselle, j’ai fini par le convaincre de se laisser photographier - ce qu’il a accepté à condition qu’on ne voie pas sa « courbure » -, enfin il a signé les livres que nous lui avons présentés, me dédiant plus précisément l’aphorisme 67 d’ Insetti senza frontiere, que je recopie à l’instant : « Nulla, nessuna forza può rompere une fragilità infinita »…

  • La Suisse à la retirette

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    Dans la collection Découvertes de Gallimard, François Walter propose d’aller «au-delà du paysage» de notre pays. Un aperçu critique intéressant mais qui reste incroyablement hors-sol, sans Federer, Freysinger, Alinghi, Blocher, Bouvier, le Montreux Jazz Festival, le nouveau cinéma suisse, etc.


    À en croire François Walter, professeur d’histoire à l’Université de Genève, la Suisse, souvent réduite par les étrangers à quelques clichés simplistes, n’aurait pas son pareil pour entretenir elle-même les mythes et les images qui lui permettent de se «vendre» tout en consolidant sa prospérité. Le joli petit ouvrage très illustré qu’il vient de publier aux éditions Gallimard, dans la collection Découvertes, entend montrer une Suisse bien plus complexe, et intéressante, en démythifiant son histoire et en exposant ses contradictions persistantes.

    Est-ce vous qui avez eu l’idée de ce livre ?

    - Pas exactement. Sans doute, la Suisse me passionne, dont j’enseigne l’histoire à l’Université de Genève et à laquelle j’ai déjà consacré cinq volumes. Or c’est sur la base de ce travail que la directrice de la collection Découvertes, Elisabeth de Farcy, m’a proposé de présenter notre pays qui reste un peu mystérieux et compliqué aux yeux des Français.

    La forme de la collection a-t-elle été une contrainte ?

    - Certainement, car je suis habitué à rédiger de longs textes selon mon goût. Ici, il fallait faire court et écrire en fonction de modules rigides. Le travail sur les colonnes explicatives marginales, ou les légendes des images, a donné lieu à maintes négociations. Les éditeurs étaient très demandeurs de mythes suisses dont j’aurais préféré me garder. C’est ainsi que la couverture avec le Cervin, qui ressemble terriblement aux affiches de l’UDC, les images-clichés de l’ouverture exaltant la Suisse touristique, ou l’insistance sur le personnage de Guillaume Tell, répondent à une demande.

    Vous avez insisté, à propos de votre précédent ouvrage, sur l’importance des « acteurs » de l’Histoire, alors que vous évoquez à peine Pestalozzi ou Dunant, et ne dites pas un mot de Christoph Blocher. Est-ce un choix ?

    - L’éditeur m’a fait ce reproche en effet, et c’est pourquoi j’ai réintroduit quelques figures, comme celle de Necker. Mais je crois que ma réserve correspond à une certaine « pudeur » très suisse. Et puis, je voulais éviter de parler de personnages actuels qu’on aura peut-être oubliés dans dix ans. Par ailleurs, l’UDC apparaît à plusieurs reprises.

    Est-ce la même « pudeur » qui vous fait ignorer, en matière culturelle, un Nicolas Bouvier, alors que vous enseignez à Genève ? Et Denis de Rougemont ? Et Georges Haldas ? Et l’architecte Bernard Tschumi ?

    - J’avais cité Bouvier dans une version antérieure, mais le texte a dû être coupé. Je comprends ce que ces omissions peuvent avoir de frustrant pour quelqu’un qui s’intéresse à la culture, mais j’avoue n’être pas très à l’aise dans ce domaine. J’ai d’ailleurs rajouté la double page sur le Salon du Livre de Genève, et la mention des fondations Paul Klee et Gianadda à la demande de l’éditeur.

    Mais comment ignorer l’écrivain Martin Suter qui vend des millions d’exemplaires dans une vingtaine de langues, ou le jeune cinéaste Jean-Stéphane Bron qui a documenté la politique suisse dans Le Génie helvétique ?

    - Je comprends aussi cette objection. C’est d’ailleurs pourquoi j’ai ajouté des textes critiques comme ceux de Peter Bichsel, Hugo Loetscher, Fritz Zorn ou Jean Starobinski dans les documents relatifs au « modèle suisse ». Je reconnais cependant quelque chose d’ambivalent dans la Suisse que je présente. D’une part, je défends l’image très positive d’un pays qui s’est développé dans un environnement difficile, et j’insiste sur sa réussite économique en évitant de sombrer dans l’auto-flagellation, mais je tiens aussi à montrer le caractère très « construit » des mythes qui, non sans schizophrénie, confortent des positions qui vont tantôt vers l’ouverture mais aussi, souvent, vers le repli frileux…

     

    François Walter. La Suisse. Au-delà du paysage. Gallimard, coll. Découvertes, 127p.

     

    La Suisse d’un prof qui freine à la montée…

    Vingt ans après l’exposition de Séville où un démagogue publiciste lança la formule selon laquelle «la Suisse n’existe pas», un petit livre plein de bonnes intentions se propose, sous l’égide de la centenaire maison Gallimard, de prouver le contraire: que la Suisse existe bel et bien. Le projet ne pouvait que réjouir et l’ouvrage, très illustré et propice à une lecture zappante, devrait séduire malgré ses lacunes…

    La Suisse existe donc, puisque l’historien François Walter l’a rencontrée.  Mais attention, précise-t-il en titre : « au-delà du paysage », même si le livre s’ouvre sur quatre beaux chromos de l’Helvétie touristique. Contradiction ? À en croire l’historien, c’est en montrant les clichés qu’on peut aller « au-delà ».

    Bref, aussi vrai que la Suisse actuelle ne saurait être qu’un panorama, ni se réduire au chocolat, aux banques ou à la fable selon laquelle le général Guisan nous aurait protégés du nazisme, les lecteurs de la collection Découvertes vont découvrir, après la Belgique et le Bhoutan, l’«au-delà» plus complexe, voire retors, d’un pays « schizophrénique », à la fois dynamique et replié sur lui-même, qui distille ses propres mythes pour éviter de voir la réalité en face.

    S’il y a du vrai dans l’analyse critique du prof, force est hélas de déplorer le caractère très lacunaire de son tableau en matière de créativité, de la recherche à l’invention, de la littérature au cinéma, des arts à la musique ou au sport. Francis Walter ne dit pas que la Suisse n’existe pas, mais il « freine à la montée », selon l’expression du peintre Thierry Vernet, compagnon de route de Nicolas Bouvier – lequel n’est même pas cité dans ce livre, pas plus qu’une kyrielle d’autres créateurs qui ont fait une Suisse autrement intéressante et généreuse… à découvrir !  

    Cervin.jpgLe déni de la Suisse créative

    Vingt ans après l’exposition de Séville où un démagogue publiciste lança la formule selon laquelle «la Suisse n’existe pas», un petit livre plein de bonnes intentions se propose, sous l’égide de la centenaire maison Gallimard, de prouver le contraire: que la Suisse existe bel et bien. Le projet ne pouvait que réjouir et l’ouvrage, très illustré et propice à une lecture zappante, devrait séduire malgré ses lacunes…

    La Suisse existe donc, puisque l’historien François Walter l’a rencontrée.  Mais attention, précise-t-il en titre : « au-delà du paysage », même si le livre s’ouvre sur quatre beaux chromos de l’Helvétie touristique. Contradiction ? À en croire l’historien, c’est en montrant les clichés qu’on peut aller « au-delà ».

    Bref, aussi vrai que la Suisse actuelle ne saurait être qu’un panorama, ni se réduire au chocolat, aux banques ou à la fable selon laquelle le général Guisan nous aurait protégés du nazisme, les lecteurs de la collection Découvertes vont découvrir, après la Belgique et le Bhoutan, l’«au-delà» plus complexe, voire retors, d’un pays « schizophrénique », à la fois dynamique et replié sur lui-même, qui distille ses propres mythes pour éviter de voir la réalité en face.

    S’il y a du vrai dans l’analyse critique du prof, force est hélas de déplorer le caractère très lacunaire de son tableau en matière de créativité, de la recherche à l’invention, de la littérature au cinéma, des arts à la musique ou au sport. Francis Walter ne dit pas que la Suisse n’existe pas, mais il « freine à la montée », selon l’expression du peintre Thierry Vernet, compagnon de route de Nicolas Bouvier – lequel n’est même pas cité dans ce livre, pas plus qu’une kyrielle d’autres créateurs qui ont fait une Suisse autrement intéressante et généreuse… à découvrir !

     

    Par défaut...

    Début d'inventaire des créateurs suisses et autres produits du génie helvétique qui n'existent pas aux yeux de l'historien en sa tour d'ivoire: Benjamin Constant, Zep, Georges Haldas, Carl Gustav Jung, Robert Walser, Amiel, Albert Einstein, Louis Soutter, Grock, Zouc, le Cénovis, Bernard Tschumi, Daniel Schmid, Gottfried Duttweiler l'inventeur de la Migros, Nicolas Hayek l'inventeur de la Swatch, la Cinémathèque suisse, Michel Soutter, L'Ame soeur de Fredi M.Murer, les cubes Knorr, Roger Federer, Grounding de Michael Steiner, le Musée de l'art brut, la lutte à la culotte et le hornuss, les Festivals de Locarno, Paléo, Lucerne, Montreux, les recettes de Betty Bossi, etc, etc, etc.

    Images: Guillaume Tell vu par Ferdinand Hodler et le Cervin vu par Oscar Kokoschka.

     



     


     


     

         

     

  • Du Violon au Paradis

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    Lecture en chemin (5). À Bâle avec Hélène Sturm et son premier roman, Pfff. D’un hôtel-couvent-prison à la Fondation Beyeler, de Segantini à Rothko.

    Passer la nuit au violon est un épisode diversement apprécié selon les circonstances et selon qu’on parle au propre ou au figuré. Or j’en retiens ce soir l’attrait d’un discret voyeurisme dans cette ancienne cellule de couvent bâlois devenue ensuite cellule de prison et maintenant cellule d’hôtel sobrement chic, à l'enseigne du Violon précisément, d’où la vue plonge sur une cour intérieure aux fenêtres vis-à-vis ménageant de possibles scènes en phase avec la lecture du premier roman de l’Alsacienne Hélène Sturm, ironiquement intitulé Pfff et remarquable par son écriture hypersensible et hypersensuelle aussi.

    La position légèrement décalée de Bâle, ville européenne s’il en est, germanique et francophile à la fois, chimiquement industrielle et catholique de mémoire, hautement cultivée et curieusement à la tangente du trend, convient à la lecture d’un roman très français par sa langue mais qui pourrait se vivre à Lisbonne ou à Vienne en Autriche, les relents de nazisme en moins, à Vienne en France ou à Bienne, ville de Robert Walser, enfin partout où la classe moyenne et le peuple cohabitent encore plus ou moins dans un habitus filtrant aujourd’hui toutes les nouveautés ou pseudos…

    Segantini.JPGC’est un roman de rêverie et de circulations alternées, qu’on peut commencer de lire dans une brasserie aux bois lustrés et au silence nacré, comme au Violon l’après-midi, et poursuivre ensuite dans ce tram vert portant le numéro 6 et conduisant à la frontière française de Riehen où se trouve la Fondation d’art Beyeler et où se (re)découvre ces jours l’œuvre à la fois connue et méconnue de Giovanni Segantini mêlée de poésie cosmique et de lyrisme alpin, de symbolisme d’époque succédant à un réalisme de province, dans un climat d’intense vibration métaphysique. Mais j’y reviendrai une autre fois, car cet univers ne touche à celui d’Hélène Sturm que par la bande, et notamment par la muette présence de ce jeune berger dormant au-milieu de ses moutons qui m’a rappelé le touchant Walter Pergamine au « petites mains maigres » qu’on voit chercher sa voie dans le dédale de Pfff…

    Hélène Sturm s’étonnera peut-être (peut-être même s’agacera) de me voir la comparer à un Jules Romains, et pourtant je vois une sorte d’unanimisme dans son roman dont tous les personnages communiquent entre eux ou semblent liés, ne serait-ce que par l’air qu’ils respirent en même temps, le macadam que foulent leurs NIKE de couleurs diverses, l’eau qu’ils boivent ou dont ils oignent les divers faces de leurs corps, enfin la lumière qui les caresse de toutes ses mains douces ou dures, les éclaire ou les sculpte, les suit jusqu’aux lieux qu’on appelle les lieux…

    °°°

    Rothko88.jpgÀ Riehen, dans les espaces lumineux de la Fondation Beyeler, l’on peut se reposer dans la salle des Rothko où presque personne ne s’attarde de la considérable troupe de retraités en train de « faire Segantini », propice alors à la songerie en compagnie de Walter le turfiste et d’Odile la liseuse à culottes plus ou moins apparentes, de l’homo Chapoutet ressentant l’absence de son ami Jaboulier comme Bouvet souffrirait de celle de son Pécuchard, de l’équivoque Beaufils écoutant un CD de Gesualdo qu’il a gagné en achetant un livre sur Internet, de Yolande qu’on pressent d’emblée à la « place du mort » , enfin des paires possibles de ce casting et de tout ce qui se passe visiblement ou invisiblement dans ce dédale à la Escher où le pfff revêt toutes les nuances d’expression.

    On se rappelle, chemin faisant dans le livre, les phrases belles que module Hélène Sturm, avant de se perdre dans la contemplation d’un rouge Rothko vibrant comme un jaune Vermeer, et c’est par exemple « les mains de Legendre tombent dans un geste d’abandon de tableau ancien », ou bien « un bonheur inquiet rôde dans le square », ou encore « c’est à cause du lendemain matin que Walter a une difficulté certaine à commencer le soir une histoire d’amour », et l’on peut s’attarder au bar du Paradis, se poser des questions sur l’identité d’un tueur de chien, user d’une webcam comme un mouchard de poche : le roman ne se fera pas comme à la télé, par des images resucées et des situations rebattues, mais par les mots qui parlent de silence et de solitude, par les mots dont la musique suit un papier finement réglé.

    °°°

    De Bâle, et donc du Rhin très allant, à cent mètres du Violon, je me rappelle ce jeune méditant à grands cheveux, assis en lotus sur la fine barrière de fer surplombant le vide et répétant sourdement un OM semblant sourdre des sources du Souffle du monde, qu’on pourrait dire aussi les couilles du Fleuve. Ainsi du petit Walter d’Hélène Sturm se demandant comment un chevalier fait pour bander sous une armure – ceci pour signaler enfin l’omniprésent et très apollinien érotisme de ce délectable premier roman, à savourer tout lentement.

    Sturm.JPGHélène Sturm. Pfff. Editions Joëlle Losfeld, 233p.

    Bâle. Hôtel-brasserie Au Violon. http://www.au-violon.com

    Fondation Beyeler, Riehen. Exposition Giovanni Segantini, jusqu'au 25 avril.

  • La pioche

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    ...Elle lui dit qu’il n’est plus tout à fait comme avant tout en piochant, alors il lui dit de ne pas se goinfrer comme ça, mais elle lui répond qu’elle ne prend pas de poids, elle, et lui se sent visé et lui demande ce qu’elle cherche et pour qui c’est ce maquillage voyant, et elle se sourit à elle-même en piochant sans répondre, et quand il lui demande ce qu’elle fait ce soir elle lui dit comme ça qu’elle va au cinéma, et lui: je pourrais savoir ce que tu vas voir ?Alors elle: on pourrait revoir L’Empire des sens, ça t’donnera peut-être des idées grand badadia, laisse-moi juste finir mon pop corn et c’est partout mon toutou…

    Image : Philip Seelen

  • Le soupçon


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    …Vous trouvez pas ça suspect, vous, ce vieux birbe avec le mouflet, ça vous rappelle rien, ça vous fait pas penser aux sorties d’écoles et tout ça, le nom d’Outreau ça vous fait pas froid dans le dos les boulangères, ou le nom de Dutroux, genre laissez venir à moi les petits enfants ça vous glace pas, les ménagères - non mais là je vous sens hésiter, vous, dites, c’est à se demander si vous auriez pas vous aussi des tendances et tout ça…
    Image : Philip Seelen