Dès demain et jusqu’au 13 avril, la 17e édition du festival international du documentaire de Nyon se fait reflet du monde actuel. Luciano Barisone, nouveau directeur, lève le voile.
« Laissez venir l’immensité des choses », écrivait le grand Ramuz, et Luciano Barisone, nouveau directeur de Visions du réel, pourrait dire la même chose à l’instant d’ouvrir, avec son équipe, une fenêtre panoramique sur le monde tel que le perçoit et le transmet le cinéma du réel.
Le cinéma du réél, en avant-première (gratuite) du festival, ce sera par exemple le regard original du jeune réalisateur Nicolas Steiner sur la tradition populaire suisse des combats de reines. Ou ce sera, en ouverture, avec Pequenas voces (Petites voix) de Jairo Carrillo et Oscar Andrade, une chronique inédite de la guerre civile colombienne vue par des enfants. (lire encadré).
On l’a dit et répété : le film documentaire n’est plus le genre mineur qu’il fut souvent, didactique ou simplement illustratif. « L’intérêt du thème n’est qu’un des critères de notre sélection », précise Luciano Barisone qui a vu lui-même plus de 1000 des 3000 films visionnés par ses collaborateurs. « L’originalité du filmage, la qualité cinématographique des films compte aussi pour beaucoup. Ce n’est pas pour rien, d’ailleurs, que les réseaux du cinéma s’intéressent de plus en plus à cette production, autant que la télévision. »
Exemple éloquent, annonçant l’apparition d’un nouveau réalisateur suisse du nom de Ramon Giger: le film extrêmement troublant, voire bouleversant, intitulé Eine ruhige Jacke et consacré à un jeune autiste accueilli dans une ferme de montagne par un forestier et les siens. Rappelant le docu-poème du Lausannois Germinal Roaux filmé avec un trisomique, cet ouvrage tient de l’implication plus que de l’explication, où les détails révélateurs saisis par le réalisateur nous font mieux comprendre une situation humaine vertigineuse.
«On a pu dire que la vérité gît dans le détail », relève encore Luciano Barisone, « mais le détail qui éclaire et signifie ». Et de citer, dans Ivan and Ivana de Jeff Silva, la situation particulière de deux Kosovars qui ont fui les bombardements de l’OTAN en 1999 et se retrouvent aux USA confrontés à un «rêve américain» en déglingue.
Autre travelling urbain violent sur une sorte de ville-monde barattée par le rythme dément de la bande-son : Abendland, long métrage en compétition de l’Autrichien Nikolaus Geyrhalter, exclusivement constitué d’épisodes nocturnes alternant tel affrontement de policiers et d’écologistes anti-nucléaires et telle rave party monstrueuse, tels drames, chantiers titanesques ou scènes de crime…
Entre compétition et nouvelles sections, ateliers (avec José Luis Guerin et Jay Rosenblatt) et rencontres-débats, cette nouvelle édition de Visions du réel promet une quantité de découvertes ou de retrouvailles. On attend impatiemment, ainsi, le retour d’Alexandre Sokourov dans Il nous faut du bonheur, filmé dans la campagne du Kurdistan.
Enfin un souci majeur de Luciano Barisone est la transmission en aval, vers les jeunes générations. À cette enseigne s’inscrit le docu que la rumeur acclame déjà, intitulé Nous, Princesse de Clèves, où Régis Sauder, après la mémorable Esquive d’Abdellatif Kechiche, applique la même recette du classique joué par des lycéens marseillais d’une banlieue « sensible »…
Nyon, Festival Visions du réel, du 7 au 13 avril. Infos : Visionsdureel.ch
Reines d’un jour
Rien de lourdement folklorique dans le regard que porte Nicolas Steiner sur les tenants individuels et les aboutissants collectifs est festifs d’un combat des reines, filmé en noir et blanc « chaleureux » avec une patte à la fois leste et marquante. Du petit môme se faisant lécher le museau par la reine que les siens préparent avec un soin jaloux, à l’arène où douze mille aficionados se déchaînent en (plus ou moins) connaissance de cause, en passant par les jeunes débarqués à moto qui expliquent le topo au citadin de passage, ou les vieux armaillis qui en ont vu d’autres, le combat des reines est ici détaillé et magnifié sans esthétisme complaisant, avec une « touche humaine » qui englobe les formidable bêtes aux noms épatants.
Ceux qui y ont assisté le savent : ce genre de spectacle peut être fastidieux pour le non-connaisseur. Or il ne fait pas ici que s’animer par le montage du film alternant ellipses et ralentis : il devient ballet visuel aux images fortes et belles.
Théâtre de Marens, le 6 avril à 19h.30. Entrée libre
Les enfants et la guerre
L’obscénité de la guerre, ici détaillée par le dessin d’un gosse soudain amputé d’un bras ou d’une jambe, ou d’une village réduit à un tas de ruines par une attaque aérienne, apparaît en crescendo, et voix à l’appui, dans Pequenas Voces de Jairo Carrillo et Oscar Andrade, film d’animation entièrement conçu à base de dessins d’enfants.
La guerre civile en Colombie, qui aboutit au déplacement forcé de plus d’un million d’enfants, et qui fut marquée par l’enrôlement de nombreux ados, se trouve racontée par quelques « petites voix » marquant le contraste entre une certaine idylle paysanne des familles, et la violence des militaires des deux bords. Sous le regard des enfants, cette frise de la vie en Colombie n’a rien pour autant de systématiquement dramatique : au contraire, le film est tissé de malice et de drôlerie, comme si la vie était plus forte que la folie des hommes.
À noter enfin que cette réalisation, d’un haut niveau esthétique et technique, s’inscrit dans la section Focus Colombia qui témoigne, avec cinq autres films récents, du regain de créativité de ce pays après ses années de plomb.
Théâtre de Marens, jeudi 7 avril, à 19h.30.
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Du réel plein la vue
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Kundera définitif
Le grand écrivain d'origine tchèque entre, de son vivant, au panthéon français de la littérature, avec deux volumes de La Pléiade constituant son Oeuvre d'un seul tenant. Edition définitive.
Dimension Nobel ! Voilà ce qu’on se dit en se replongeant dans le romans de Milan Kundera rassemblés, avec ses essais, comme une Oeuvre d’un seul tenant en deux volumes de la prestigieuse Bibliothèque de La Pléiade.
Lorsque François Mitterrand, en 1981, accorda la nationalité française à Kundera et à l’Argentin exilé Julio Cortazar, l’on salua plaisamment les «premières nationalisations» du président socialiste.Or il faut rappeler que l’écrivain tchèque avait été déchu de sa nationalité à l’automne 1978, interdiction lui étant faite d’entrer dans son pays, au point de l'empêcher même d'assister à l’enterrement de sa mère. Non moins lourde pour lui: l’interdiction de ses oeuvres dans son pays natal. Or celui-ci fut le dernier à reconnaître la grandeur d’un écrivain traduit et célébré dans le monde entier, alors même qu’il récusait l’appellation de «dissident».
De fait, bien plus qu’un anticommuniste comparable aux réfractaires de l’Europe de l’Est, Milan Kundera s’est défini comme «un hédoniste perdu dans un monde politisé à l’extrême». Cela valut, à l’auteur de L’insoutenable légèreté de l’être, le reproche d’être frivole. C’était ne pas voir que son engagement, bien plus profond que celui de tant d’écrivains «engagés», opposait une «interrogation existentielle» fondamentale sur la société communiste, qu’il poursuivrait en Occident d’une autre façon. Ses romans sont subversifs en termes artistiques et humains, illustrant, avec une ironie implacable, alliée à une empathie humaine non sentimentale, la bêtise et le conformisme, le faux sérieux et l’arrivisme.
S’il s’est toujours efforcé de dissiper le malentendu faisant de lui un romancier «politique», Milan Kundera, boxeur en ses jeunes années, n’en mena pas moins un formidable combat pour la défense de l’intelligence et de l’art, des qualités humaines et du vrai sérieux. Dès la première nouvelle de Risibles amours, intitulé Personne ne rira, c’est ainsi une femme sensible qui fait le procès d’un jeune intellectuel cynique. Dans la foulée, avec La Plaisanterie, le magnifique Livre du rire et de l’oubli, marquant sa percée aux Etats-Unis, L’Insoutenable légèreté de l’être et L’Immortalité, Kundera développa un art mêlant vie privée et réflexion sociale, qui font du roman un outil d’analyse à l'incomparable plasticité musicale, et une «comédie humaine» inépuisable.
«La bêtise des hommes vient de ce qu’ils ont réponse à tout. La sagesse du roman, c’est d’avoir question à tout», écrit Milan Kundera dans L'Art du roman, et toute son oeuvre en témoigne aussi bien.
Surprise: cette édition de La Pléiade paraît sans appareil critique ni biographie de l’auteur ! Ou plus exactement, François Ricard ajoute, aux romans et aux essais, des «biographies» de chaque livre dont l’ensemble forme un passionnant «roman critique», à tout moment lié à l’époque et à la réception mondiale de l’oeuvre, des très créatives années 60 à l’écrasement du Printemps de Prague, jusqu’ aux lendemains qui chantent et/ou déchantent sur fond de rire et d’oubli…Milan Kundera. Œuvre. Edition définitive. Préface, notes et biographies des oeuvres établies par François Ricard. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2vol.
Volume I: Risibles amours, La Plaisanterie, La Vie est ailleurs, La Valse aux adieux, Le Livre du rire et de l'oubli, L'Insoutenable légèreté de l'être. Biographie de l'oeuvre. 1479p.
Volume II: L'Immortalité, La Lenteur, L'Identité, L'Ignorance, Jacques et son maître - Hommage à Denis Diderot en trois actes, L'Art du roman, Les testaments trahis, Le Rideau, Une Rencontre. Biographie de l'oeuvre. Choix bibliographique.
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Fatum
…Sophie est née en 1982, elle a pris l’arabe à la fac parce que ça lui rappelait le grec, Julie est née en 1985, donc elle marchait déjà quand ils t’ont massacré - elle vient juste de boucler son master sur les droits humains, et voilà, Malik, tu n’auras pas connu le printemps arabe, dont on espère qu’il passe l’été, mais on tâchera de ne pas oublier, non plus, ton nom…
Image : Philip Seelen
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Ceux qui restent bohèmes
Celui qui aime dormir / Celle qui est toujours sensible au charme de l’aventure / Ceux qui se rappellent le beau temps de la drague / Celui qui convoite la pomme d’or du désir / Celle qui les faisait craquer en stop / Ceux qui invoquent la pureté de leurs frasques de l’été 77 / Celui qui est un peu jaloux (normal il est curé) de la liberté des jeunes amants / Celle qui aime choyer (dit-elle) la verge au nid / Ceux qui ont conscience de la Loi de l’éternelle fugacité en dépit de leurs à peine vingt ans / Celui qui rougissait beaucoup à seize ans / Celle qui ne fermait jamais la porte quand elle pissait / Ceux qui n’en veulent pas au Seigneur de ne les avoir point gâtés question physique vue qu’ils baisent comme des dieux / Celui qui a toujours compris les femmes par intuition poétique / Celle qui ne fait aucune distinction hiérarchique entre son âme et son cul / Ceux qui se reprochent (juste un peu) de ne savoir pas allier le sérieux à la légèreté / Celui qui voit la stoppeuse s’éloigner à regret / Celle qui pouvait rester des plombes au soleil (et parfois à l’ombre) à attendre le prince charmant camionneur / Ceux qui sont un peu crispés sous leur air rilax / Celui qui passait ses vacances d’apprenti au Lavandou quand il rencontra la Lula de BeBop / Celle qui fait comprendre au dragueur tchèque qu’elle préfère les Slovaques / Ceux qui ont compris à dix-sept ans que l’amour est un oiseau de bohème qui va les faire flipper jusqu’à cent sept ans / Celui qui préfère ce que ses camarades étudiants appellent de la mauvaise littéraire genre Philip K. Dick mais pas tout / Celle qui a essayé de décoincer l’écrivain fils de pasteur mais en vain / Ceux qui ont connu la Loi des comités de surveillance de la liberté sexuelle à l’époque dure /Celui qui a fait de l’auto-stop un jeu de rôles assez drôle dans les années dite de La Route /Celle qui a rencontré Milos Forman à Nowy Zaky et qui lui a cédé quand il lui a passé Nights in white satin / Ceux qui n’ont jamais craché sur un peu d’imprévu / Celui qui avait de la peine à admettre qu’une jeune fille fût si libre / Celle qui a toujours plus ou moins fermé les yeux sur le mufle qu’il y a plus ou moins en chaque mec / Ceux qui ne se doutaient pas qu’en 2011 ils ne resterait de la Tchécoslovaquie que la Slovaquie en ces régions de l’Est profond / Celui qui s’agace de voir la très jeune fille le dépasser sur divers plans alors qu’il pourrait la baffer facile mais il ose pas / Celle qui demande au stoppeur de lui montrer ses biceps gonflés /Ceux qui se caressent dans la voiture arrêtée en rase campagne et se disent qu’ils s’en souviendront en l’an 2000 sans se douter de ce qui les attend vraiment, etc.
Image : Philip Seelen
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Salonique en front de mer
Lecture nomade. Sur Le Banquier anarchiste de Pessoa. À Salonique pour la seule gloire de Jacques Chessex. Brume sur le front de mer. Les premières pages de Lieber Niels, de Matthias Zschokke...
Salonique, ce mardi 15 mars. – Reparti ce matin en fin de matinée, mes papiers livrés à 24 Heures, j’ai passé le vol de Genève à Athènes à lire Le Banquier anarchiste de Fernando Pessoa dont les paradoxes me font penser, je ne sais trop pourquoi, à ceux de Dürrenmatt.
Ou plutôt je le sais bien, car l’un et l’autre usent des mêmes arguments, évidemment lestés de mauvaise foi, pour démonter les raisonnements non moins intenables de l’anarchisme en ses divers états. Ce qui m’intéresse le plus, dans le discours du banquier, se rapporte à ce qu’il appelle des « fictions sociales », dont nous n’avons pas assez conscience, et qui pourraient nourrir des observations si intéressantes en littérature, comme on le voit chez un Ballard ou chez un Houelleecq, et chez Philip Muray en matière plus théorique. Dans les aires de la sexualité, il y aurait beaucoup à dire aussi sur lesdites « fictions»…
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À mon arrivée à Athènes, le suppléant de l’ambassadeur de Suisse, un Monsieur Péclard avenant comme tout et qui a organisé lui-même, avec sa collaboratrice Maria Papadopoulou, cette tournée à la seule gloire de Jacques Chessex - avec deux conférences que je donnerai demain à Salonique et jeudi à l’Institut français d’Athènes -, m’a accueilli et tenu compagnie jusqu’au départ de mon avion. Après quoi, d’aéroport en avion et d’avion en aéroport, puis dans une voiture de l’Institut français jusqu’au centre de Salonique, je me suis laissé guider par ma « feuille de route »…
Bref, je n’étais pas fâché, en fin d’après-midi, de prendre mes quartiers dans le somptueux palace Electra de la place Aristote, de la chambre duquel je vois la mer. J’avais tellement mal aux jambes, tout à l’heure, que je n’ai pas marché bien loin le long du front de mer, et d’ailleurs une brume épaisse s’est levé qui m’a fait bientôt regagner mes pénates. Mais je me rattraperai demain…
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Ensuite, avec le jeune directeur de l’Institut français, le polyglotte et fringant Julien Chiappone-Lucchesi, nous avons rejoint, tout à côté, dans un café haut de plafond et fleurant bon la Grèce du nord, un Monsieur Georges Freris, prof de littérature comparée extrêmement ouvert et intéressant, et une de ses collègues non moins sympathique, dont je n’ai pas retenu le nom. Bref, « tout baigne » jusque-là et j’espère faire, demain, bonne figure à mon premier show…
Salonique, ce mercredi 16 mars. – Grisaille humide sur Salonique, posant une brume épaisse sur tout le front de mer. Du restau en attique de l’Electra Palace, j’ai eu tout loisir d’admirer la vue panoramique sur ce néant ouaté, tout en dégustant un petit déjeuner d’une extravagante prodigalité comme je n’en ai jamais vu, même pas au Sheraton de San Francisco, à l’Hôtel Ibis de Louxor ou au Takanawa Prince de Tokyo, au milieu de clients plutôt négligés d’apparence, genre arrivistes américano-russes ou grécos-levantins, parfois en baskets ou presque, pas tout à fait en survêts à la kosovare mais peu s’en faut - ce qu’on appelle la démocratie mondialisée du fric ; et pour ma présence en ces lieux, je me suis laissé dire par les gens de l’ambassade, qui m’y ont généreusement casé, qu’ils « ont des prix »…
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Ensuite, et en dépit de mes articulations grinçantes et de mes douleurs jambaires, ou plutôt afin d’exercer tout ça, j’ai marché de la place Aristote à l’autre bout de la baie, bientôt attiré par une rumeur qui me semblait celle d’une manif – et de fait je voyais, bien au-delà de la statue d’Alexandre, un cortège scandé par des rythmes de fanfare et surmonté de drapeaux et de calicots. J’ai donc pressé le pas sous l’effet de la curiosité, mais le rassemblement n’avait rien de politique ni de protestataire: juste un cortège de lycéens flanqué de joyeux fanfarons, saluant l’apparition du premier soleil de fin de matinée avant de se disperser sur les quais. Tout cela me rappelant, au vol, mon arrivée à Salonique en 1993, juste après le pénible congrès de l’orthodoxie mondiale en Chalcydique, théâtre de vrais délires nationalistes des religieux serbes applaudis par les Grecs de gauche comme de droite – et combien la jeunesse de Salonique m’avait alors paru libre et belle !
Le long des quais, d’ailleurs, m’a frappé ce matin l’image de trois jeunes gens assis face la mer, comme enveloppés de brume et plongés dans je ne sais quelle rêverie…
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Sur le chemin du retour, je me suis arrêté à la hauteur de trois musiciens macédoniens en jeans, que j’ai écoutés durant un quart d’heure en me rappelant les nouvelles solaires et fruitées de Jivko Cingo, puis je leur ai filé une pièce et me suis arrêté dans un Starbucks ( !) pour lire quelques pages de Lieber Niels, le nouveau livre de Matthias Zschokke, tout entier constitué par les mails qu’il a envoyé à son ami Niels Höpfner entre 2002 et 2009, et dont la forme, concentrée et très spontanée, autant que la matière – la vie au jour le jour d’un écrivain-cinéaste extrêmement poreux dans ses observations de toute sorte -, m’ont immédiatement captivé en dépit de mon allemand parfois lacunaire.
Matthias Zschokke lui-même, avec sa feinte modestie ironique, m’avait recommandé de ne pas lire son livre, ayant constaté que je me consacre au même type d’observation pléthorique sur mon blog.
« Vous allez perdre votre temps en me lisant, vous faites bien mieux d’écrire que de me lire », m’a-t-il répété au fil des divers mails que nous avons échangés ces derniers temps - et puis ce livre est trop lourd pour le voyage, m’a-t-il seriné en exacerbant du même coup mon désir de lire ce pavé qu’il me disait de plus d’un kilog. Je l’ai fait rire en lui objectant que je m’étais pesé sans Lieber Niels, puis avec, et que la différence n’était que de 999,9 grammes...
Or la première satisfaction que j’ai trouvé à cette lecture est d’y découvrir une espèce de carnet de bord dont maintes notes recoupent, en amont, ses récits de voyage de Circulations, à quoi s’ajoute la complicité amicale qu’il entretient avec son interlocuteur dont les messages, non publiés, se lisent comme « en creux » ; et puis il y a là-dedans une foule de détails cocasses, comme cette note consacrée à ses nouvelles socquettes en laine d’opposum (dire qu’il voulait me priver de ça !), entre autres considérations sur des lieux, des lectures ou des films, des gens que je connais parfois – tel mon ancien prof d’allemand Wilfred Schiltknecht – ou sur le milieu littéraire et la Suisse qu’il juge, hum, très librement. À ce propos, il m’a dit dans un mail qu’il déteste être détesté, en véritable «toxicomane d’harmonie » et que, fort de ce qu’on lui a dit à mon propos sur le fait que pas mal de gens du milieu littéraire romand me détestent (ah bon ?), il se proposait de me demander un cours sur l’art de se «faire impopulaire». Et de m’avouer qu’il craint de se rendre bientôt aux Journées littéraires de Soleure « parce que, dans les rues, il n’y aura que des collègues insultés par moi ».
Quant à moi, qui me fiche de plus en plus de ce que racontent mes « collègues » à mon propos, et dont je ne dis le plus souvent, d’ailleurs, que le centième du mal que je pense d’eux, je vais bel et bien prendre une leçon d’allemand quotidienne à la lecture, à petite dose, de Lieber Niels…
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Ce midi, le Consul général de France, Christian Thimonier, m’attendait dans un restau «littéraire» de la vieille ville de Salonique où nous avons eu une longue et bonne conversation, en compagnie d’un auteur de « polars de campus » également très intéressant, dont je n’ai pas relevé le nom. Comme Thimonier a été en poste à Belgrade pendant la guerre d’ex-Yougoslavie, les sujets de conversation n’ont pas manqué, et ce d’autant que le bonhomme est du genre très cultivé et particulièrement en matière de littérature slave. Quant à l’autre convive, auteur de polars situés à Salonique et spécialisé dans le crime « universitaire », dont David Lodge a fait un genre, il s’est également montré plein de ressources et très cordial – bref, je ne pouvais rencontrer de meilleurs interlocuteurs en ces zones périphériques de la fameuse francophonie, et tous deux se sont dits poliment intéressés par Jacques Chessex dont ils n’ont, évidemment, rien lu.
(Soir) – Ma première conférence sur Jacques Chessex à l’Institut français s’est bien déroulée, en présence d’une trentaine de personnes qui ont fait mine de suivre attentivement mon exposé, dûment adapté à la communication orale. La causerie a eu lieu en présence de notre consul honoraire – un fringant homme d’affaires grec passionné de ski alpin et de voitures de sport -, de Christian Thimonier - qui m’a offert un DVD « macabre » du redoutable Dusan Kovacevic - et de diverses autres personnes liées à L’Institut français, puis une généreuse verrée a suivi, à l’occasion de laquelle j’ai été gentiment complimenté par un peu tous. Enfin je suis rentré seul à mon camp de base de grand luxe, mais j’étais vanné et plutôt content de finir la soirée en Oblomov solitaire, juste réduit aux ressources alcoolisées du minibar et à la mise en ligne sur Facebook, de ma dernière liste, Ceux qui ne font que passer…
Matthias Zschokke. Lieber Niels. Wallstein, 761p.
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Le verbe et le swing
Lectures musiquées au Bourg
Lausanne, rue de Bourg 51.
MARDI 29 MARS
Bar: 19h
Début: 21h
Entrée libreINFO
Tel: +41 21 311 67 53
Mail: info@le-bourg.chQuatre compères jouent de concert sur une trame de mots et de notes: deux générations mais une passion commune pour le verbe qui sonne et les notes qui parlent.
En complicité:
Daniel Vuataz, poète et prosateur vif déjà distingué par plusieurs prix littéraires, lira des fragments de chroniques urbaines dont le Lausanne d’aujourd’hui est le décor.
Antonin Moeri, auteur de 10 livres publiés à ce jour, dont les nouvelles récentes de Tam-tam d'Eden, lira des extraits de Ramdam, son nouveau roman très théâtral, qui évoque les tribulations d’un Beur en Suisse ordinaire.
Jean-Louis Kuffer, qui vient de publier son dix-huitième livre, L’Enfant prodigue, dont il lira quelques extraits entre autres listes insolentes et vignettes onirico-érotiques.
Nicolas Lambert, poète primé lui aussi et musicien pro diplômé de l’AMR, maître d’atelier et rompu à toutes les improvisations et autres contrepoints malins. En alternance: des standards à la guitare et de sa voix à la Chet Baker, toute en douceur, et des variations fuguées.
Venez taster !
Pour plus de détails:
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Ceux qui vous actionnent
Celui qui cherche un piston pour la publication de son poème limite scabreux / Celle qui fait du lobbying pour la diffusion de ses articles dits scientifiques / Ceux qui t’assiègent avec leurs manuscrits brandis comme des massues / Celui qui obtient ton adresse privée et se pointe avec son film qu’il affirme que tu dois voir ce soir encore tu verras que tu ne le regretteras pas nom de bleu / Celle qui fait du squash avec celui qu’on dit influent dans les milieux du design dentaire / Ceux qui craignent les démarche auto-publicitaires de la poétesse dite « à l’indéfrisable » / Celui qui se laisse manipuler par excès de bonté genre chien couché / Celle qui n’aime pas dire que tu n’es pas là quand un raseur te cherche au téléphone mais qui le fait quand même pour t’avoir tout à elle / Ceux qui tambourinent à ta porte et te menacent de te faire entendre leur maquette de rap engagé / Celui qui morigène le critique littéraire dont il sait les tendances masochistes / Celle qui affirme que le comité d’entreprise s’en mêlera si vous ne faites pas circuler ses méditations auto-éditées dans les succursales de l’usine / Ceux qui flattent le mandarin pour se taper la mandarine / Celui qui fait dans l’entre-soi soyeux derrière quoi tu sais un couteau / Celle dont Truman Capote se servait pour le couvrir / Ceux qui reprochent au jeune écrivain d’écrire et d’être jeune / Celui qui appelle Bruno Pellegrino le puceau alors que celle qu’on appelle sa pucelle jure sur la tête de la Vierge que c’est faux / Celle qui aime avoir la vue simultanée sur la neige et la mer et préfère donc les Asturies ou le Japon / Ceux qui ont rencontré François-Marie Banier et ne s’en trouvent pas plus avancés eh eh / Celui que la stupidité mondaine amuse moins que le ballet des loutres ou le dandinement des toupies / Celle qui exècre la musique de savon liquide ruisselant du piano de Clayderman / Ceux qui savent pourquoi Céline est devenu pessimiste dans la trentaine / Celui qui recopie la phrase de sBeaux draps : « Trente-six heures, c’est maximum par bonhomme et par semaine au tarabustage des usines sans tourner complètement bourrique / Celle qui a fait des pieds et des mains pour empêcher son ex de publier son étude sur la cognition déviée alors qu’elle venait de se faire refuser le sien sur la déviance cognitive / Ceux qui cessent de penser que le critique est un nul quand ils s’apprêtent à publier / Celui qui te menace de se flinguer si tu ne parles pas de sa Confession d’un naze dans ton magazine olé olé / Celle qui reproche au présentateur gay de l’avoir traitée comme une gousse / Ceux qui se la jouent Oblomov en prétendant n’y être pour personne sauf pour celles et ceux avec lesquels c’est cool de passer des heures au phone, etc.
Image : Philippe Seelen
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En passant par Amsterdam
Amsterdam, le 11 mars 2011. - Ce soir nous avons suivi, à la télévision néerlandaise, les terrible nouvelles relatives au tremblement de terre japonais, dont les premières images, coupées en sorte de ne montrer aucune victime vivante, à la japonaise, n’étaient pas moins effarantes par la violence du tsunami emportant tout sous le déferlement de sa vague de quinze mètres de hauteur, même vue de loin, même atténuée ensuite par le passage en boucles des mêmes images répétées dix et vingt fois…Alors j’ai revu les petits enfants de la rue d’Amsterdam et j’ai imaginé ce flot les emportant tout à coup.
Enfin, après le dîner, nous nous sommes rendus ensemble au Musée Van Gogh où se tient ces jours une intéressante exposition consacrée aux premières années parisiennes de Picasso, jusqu’à l’épisode expressionniste (les très beaux portraits de son ami suicidé sur son lit de mort) et la période dite bleue, avec l’impression à tout moment que le jeune prodige absorbe tout – on peut dire carrément qu’il pompe tout, de Toulouse-Lautrec à Vallotton (couleurs et dessins) en passant par les impressionnistes et les nabis, et toutes les tendances plastiques de la peinture et de la sculpture, jusqu’à l’art nègre qui marque son passage de la figuration à la déconstruction.
Son processus de décomposition-recomposition des formes correspond assez exactement, en effet, à ce qu’on a appelé la déconstruction, qui s’observe parfaitement dans son analyse de la sculpture primitive qu’il copie, déforme et reconstruit pour en tirer quelque chose de neuf.
Or cette évolution de son art - cette invention plus précisément, d’un art qui se nourrit de tout pour devenir de plus en plus personnel, se distingue ici à vue pour se trouver mis en relation, tout à coup – très belle idée, ai-je trouvé – avec une petite version des Baigneurs de Cézanne…
Amsterdam, ce samedi 12 mars. – Ciel gris sur Amsterdam, où nous nous laissons un peu vivre chez nos chers hôtes, que j’aime bien. Nous faisons connaissance en coupant nos fines tranches de fromage orange, je pense aux papiers que je dois faire avant de partir en Grèce, nous parlons de Proust dont Marianne est en train de lire la grande biographie de Jean-Yves Tadié.
Puis nous nous rendons au Rijks. Comme le râleur de Thomas Bernhard, dans Maîtres anciens, ne s’arrête que devant tel vieil homme du Tintoret, j’aurais tendance moi aussi à ne revenir, au Rijks, que devant quelques Rembrandt qui sont pour moi le sommet de tout, ou plutôt le fond du cœur humain, l’âme de la créature à la fois pleinement incarnée et sublimée - et ce matin j’évite la foule pour revenir dix fois au petit Autoportrait de 1628 du jeune Rembrandt à la chevelure d’ange bouclé éclairé par derrière.
Je vais comme pour vérifier qu’il est bien là, comme je me repasserais une mesure de la 9e de Beethoven. Et voilà : j’en ai pour ma joie. Ensuite je vais voir, par politesse, les salles spéciales consacrées à Metsu, dont certaines scènes de genre me touchent, mais j’admire seulement, tandis que Rembrandt : j’aime, absolument, comme j’aime, absolument Beethoven.
Amsterdam, dimanche 13 mars. – Ce matin au Musée Van Gogh, pour Van Gogh, dont je découvre le nouvel étage consacré à ses contemporains français. Plusieurs merveilles mais je néglige de noter. Ensuite les étages de Vincent, très encombrés de foule dominicale, mais nous en avons une fois de plus pour notre joie. Dans la foulée je me dis : peut-être pas un immense peintre au sens conventionnel, mais lui aussi un poète de l’absolu, comme Rembrandt et Beethoven. On l’aime plus qu’on l’admire: On l’aime avant tout.
Ensuite au Vondelpark avec ma bonne amie. Grand charme du lieu, excellent bluesman noir entouré de jeunes filles, canards comiques, monument monumental à je ne sais quel poète romantique - je note mentalement que je ne me suis jamais embêté au fil de nos voyages avec Lady L. (...) -
Une bonne nouvelle
Notre compère Bruno Pellegrino, dix-neuf ans et des poussières, vient de décrocher le prix du Jeune Ecrivain 2011 pour sa nouvelle intitulée L’Idiot du village. À lire dans le recueil paru chez Buchet-Chastel sous ce titre. Chapeau, gamin…
Décidément, le p’tit Bruno n’en finira pas de nous étonner. Il y a deux ou trois ans de ça, ses profs n’en croyaient déjà pas leurs yeux : que ce baby leur balance des copies pareilles ! Le père, la mère, l’oncle furent soupçonnés : que non pas, c’était lui le coupable! Même que, bien avant son bac, lui fut attribué le prix de la meilleure composition de son établissement scolaire, publiée in extenso dans le journal 24Heures.
Dans la foulée, je lui proposai de collaborer au journal littéraire Le Passe-Muraille, puis à la rubrique culturelle du grand quotidien dont je suis le mercenaire. Il écrivait, alors, comme un digne sexagénaire de 17 ans. Je lui suggérai de rajeunir un peu. Il s’y employa. À dix-huit ans, il écrivait comme on le fait à quarante ans, trente ans même. Et puis il passa son bac, entra en fac de lettres, s’envola bientôt pour les States avec sa bonne amie, pour y passer une année d’études.
C’est de là-bas qu’il a débarqué l’autre jour au Salon de Paris où l’équipe du prix du Jeune Ecrivain, Christiane Baroche en tête, l’attendait pour lui remettre le Premier prix de l’année 2011. À préciser qu’en 27 ans, le prix du Jeune Ecrivain a déjà reçu 20.000 textes de toute la francophonie et publié 150 lauréat, révélant notamment Marie Darrieussecq, Antoine Bello et Jean-Baptiste Del Amo.
Cette année, sous le titre éponyme de L’Idiot du village, la cuvée 2011 nous révèle douze textes en recueil, avec la nouvelle de Bruno Pellegrino en point de mire. Christiane Baroche, éminente nouvelliste comme chacun sait, la présente en ces termes : « Cette nouvelle terrible, jaillie des dix-neuf ans de Bruno Pellegrino, démontre que la peur trouve en quelque sorte une raison de se venger des morts inattendues, des catastrophes brutales et de l’annonce d’une guerre imminente, sur un bouc émissaire commode, l’idiot du village du coin ».
L’idiot du village représente en effet, comme pour illustrer, admirablement et sans doute en toute ingénuité, la thèse de René Girard, le phénomène de la crise mimétique collective à l’origine de nombreux mythes et légendes. Dans une langue voulue fruste, pour mieux pointer le type du narrateur frotté de veulerie populaire, le jeune écrivain parvient à établir une tension crescendo dans un contexte villageois évoquant à la fois la terre vaudoise de Ramuz et, plus universellement, une province profonde de n’importe où. En une vingtaine de pages, le drame se prépare, implacablement, et débouche sur l’issue prévisible mais qui nous prend néanmoins à la gorge. C'est fort, le môme...
L’idiot du village, de Bruno Pellegrino, et autres nouvelles. Prix du Jeune écrivain 2011. Buchet-Chastel, 293p. -
Kundera sans parasite !
L'édition définitive de l'Oeuvre de Milan Kundera paraît en deux volumes à La Pléiade. Sans appareil critique ! Seule gloire au Texte !
Une lecture me met en joie ce matin, et c’est, sous la plume de François Ricard, celle de l’introduction à l’œuvre de Milan Kundera dans les deux volumes de La Pléiade qui viennent de paraître, où l’excellente nouvelle est annoncée: que cette édition ne pâtira d’aucun appareil critique.
À la bonne heure ! On croit rêver, s’agissant d’une collection qui a parfois souffert d’une vraie dérive savantasse, et qui redevient ici, par la volonté manifestée de l’auteur, le lieu privilégié des lecteurs «qui n’ont nul besoin de lunettes empruntées pour comprendre et apprécier une œuvre aussi ouverte et limpide que celle de Kundera ».
La Plaisanterie sans « variantes », Le Livre du rire et de l’oubli sans « brouillons », L'insoutenable légèreté de l'être ou L’immortalité sans paragraphes rayés par l’auteur !
Et parce que l’auteur l’a bel et bien voulu, contre les « fouilleurs de poubelles » de la critique prétendument scientifique, ainsi qu’il l’écrivait dans les Testaments trahis, parce que «la volonté esthétique se manifeste aussi bien par ce que l’auteur a écrit que par ce qu’il a supprimé », et que «supprimer un paragraphe exige de sa part encore plus de talent, de culture, de force créatrice que de l’avoir écrit. »
Ainsi donc, concluait-il : « Publier ce que l’auteur a supprimé est le même acte de viol que censurer ce qu’il a décidé de garder ».
Qui plus est, cette édition paraît sans biographie de l’auteur, celle-ci étant remplacée par la biographie des œuvres ! Autant dire qu’on est dans le contre-courant absolu de la critique académique ou du « journalisme » littéraire au goût du jour et que l’Oeuvre seule compte.
Cela pourrait sembler un brin prétentieux, voire snob, tant cela rompt avec les pratiques usuelles ou au goût du jour. Pour ma part, gardant (notamment) en mémoire l’abominable édition des Œuvres complètes de Ramuz par les cuistres de l’Université de Lausanne, dans les gloses imbuvables desquels le Texte de Ramuz se trouve bonnement englouti, je pavoise avant de retrouver, tout nus et tout neufs, les romans et les essais de Milan Kundera... -
Ceux qui cheminent en silence
Celui que l’abjection des médias perturbe jusqu’à l’insomnie / Celle qui n’ose rien refuser à son cousin pacsé dont l’angora Poupon est tombé de son balcon du septième / Ceux qui hantent les couloirs de l’Hôpital des enfants / Celui qui comprend au seul regard de l’oncologue ce qui les attend ce matin / Celle qui estime que la maladie de l’employé Dufaux relève de la faute professionnelle grave à ce moment précis du développement de l’Entreprise / Ceux qui ont voté pour la professionnalisation du clown Tirliboum au service des petits cancéreux / Celui qui considère qu’il perd sa vie à la gagner / Celle qui imagine le choc que ce serait pour sa concierge Madame Lopez de la voir tomber du douzième sur le dallage juste devant sa loge / Ceux qui ont perdu toute estime d’eux-mêmes / Celui qui voit la vie comme à travers des barreaux (dit-il) / Celle qui endure le cynisme de l’infirmier Stello qui prétend que ses demandes d’analgésiques relèvent de tendances toxicomanes / Ceux qui font de moins en moins de pas dans le grand couloir / Celui qui a vu tripler le volume du bras de son fils atteint d’ostéosarcome dont il espérait faire une star du basket / Celle qui se sent en faute à chaque nouvelle flambée de ses métastases / ceux qui reviennent sous les fenêtres de leurs morts / Celui qui sait qu’il ne laissera aucun vide / Celle qui estime que le Téléthon est l’Honneur de la Télévision / Ceux qui ne laisseront personne toucher à leur chagrin, etc.Image: une peinture de Zdravko Mandic.
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Le soleil
Un texte inédit de Douna Loup
J'ai toujours aimé le soleil sur la ville de Pripyat.
Il était comme une lame qui coupait le gâteau de la vie en tranche. Une bonne part pour chacun. J'avais trois ans la première fois que j'ai goûté au mot « soleil », que je l'ai fait tourner dans ma bouche longtemps jusqu'à que je sente le feu de cette boule me consumer de l'intérieur pour répondre à l'autre éclat qui venait d'en-haut, l'éclat de cette boule lointaine qui m'aveuglait.
J'étais toujours fascinée par ce qui luisait, par ce qui était loin, même par cette couleur bleue du ciel étalée au-dessus de nous. Dans la ville de Pripyat, je me promenais comme si la vie devait durer toujours et s'accorder au bleu du ciel qui déroulait ses nuances saison après saison, je ne me posais pas de question inutile, mes yeux quand je me promenais dans la ville de Pripyat, mes yeux pouvaient se charger du monde, s'en charger comme d'une plume, c'était léger, c'était confortable.
Je coupais le monde en milliers de morceaux qui s'éparpillaient en images. Je marchais dans les rues et la ville de Pripyat se fragmentait à l'infini dans mon regard, un petit triangle remplis de feuilles de peupliers, un petit carré où venaient circuler des voitures de toutes les couleurs, un petit rectangle traversé par les balançoires et l'ombre des immeubles qui pendant un instant redessinait les rues. J'aimais tout, je me souviens de tout.
J'avais trois ans quand j'ai connu la gloire. Le défilé du premier mai sur les épaules de mon père, le défilé sur les avenues de la ville de Pripyat. J'avais trois ans et lorsque quelqu'un me demandait à cette époque ce que je voulais devenir plus tard je répondais « Communiste! » mon père était un éléphant qui me faisait voir ce qu'il y a de plus beau au monde, les visages des hommes et des femmes tous ensemble mêlés dans la fête, je les voyais du haut de ses épaules et la joie sacrait leurs visages, je les voyais du haut du monde et je les entendais chanter dans mon corps, ils chantaient tous dans mon corps, des milliers de voix dans ma poitrine, des milliers de voix dans mes jambes qui battaient la cadence contre les épaules de mon père, et du rouge partout qui ficelait le bonheur, qui l'entourait comme un ruban pour qu'il reste là, toujours, dans les rues de la ville de Pripyat.
C'était comme ça quand j'avais trois ans sur les épaules de mon père, c'était comme ça dans la ville de Pripyat, et ce jour là j'ai cru que toute la vie serait du rire qui paradait sur les avenues, j'ai cru que grandir c'était juste pouvoir marcher seule sur les routes.
Après il y a eu des années différentes, mais dans la ville de Pripyat j'ai toujours aimé le soleil, pas comme ici dans cette pourriture d'immeuble, dans cette pourriture de vie, pas comme dans la ville de Kiev où le bonheur reste hors de mon visage, hors de mon ventre, où tout reste en-dehors de moi sauf la putréfaction du monde.
Je suis née le 7 mars 1953 deux jours après la mort de Staline, ma mère poussait pour me faire sortir de son ventre pendant que les rues de la ville de Pripyat étaient remplies de deuil national, pendant que les visages de tous les habitants de l'URSS portaient sur eux la mort du Grand chef, mais ma mère le 7 mars à quatorze heure ne pensait plus à l'agonie de Staline en poussant la vie hors de son corps, elle pensait à l'instant qui vous fait mère en une seconde et elle criait sur les infirmières en noir, mais les infirmières avaient reçu pour ordre de maintenir le deuil jusqu'aux funérailles nationales, le deuil incontestable qui secouait la nation leur pendaient des mains pendant qu'elle m'attrapaient dans la chambre de l'hôpital de Pripyat et le portrait du « Petit père des peuples » que j'ai peut-être croisé dans les couloirs de l'entre-deux-mondes s'il existe, était suspendu en face de son lit avec des fleurs pour tenir sa mort bien en place, ma mère m'a mise au monde sous le nez de Staline qui s'en foutait dans son cadre en acier et les infirmières ne pouvaient pas la féliciter, même une fois que mon petit corps fût posée sur sa poitrine dont le lait se mettait à couler, même une fois que mes mains se collèrent sur la bouche de ma mère qui pleurait en riant et même lorsqu'elle leur dit à tous, comme en chantant alors qu'elle chuchotait ayant usé sa voix sur les dix heures qu'avait duré son effort comme le bois s'use contre les pierres, même donc lorsqu'elle déposa tout doucement dans leurs oreilles mon prénom rien qu'à moi Livia, Livia, elle s'appellera Livia elle est née par une belle journée, le ciel est fixe, le ciel est d'un bleu fixe; les infirmières continuaient à se lamenter en répétant Staline, Staline. (...)
(La suite de ce texte inédit, extrait du prochain roman en chantier de Douna Loup, est à lire en ouverture du nouveau numéro du Passe-Muraille, Mars 2011)
Douna Loup a publié son premier roman, L'Embrasure, au Mercure de France.
Portrait de Douna Loup: Elisa Larvego
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Ceux qui longent les frontières
Celui qui s’attarde dans la guérite des contrebandiers / Celle qui fournit un alibi au briseur de grèves / Ceux qui préfèrent leur banlieue grise à la ville morte / Celui qui entre en complicité avec la serveuse polyglotte / Celle qui ne kiffe pas les Viennois que veux-tu c’est comme ça / Ceux qui font du grabuge sur le Graben / Celui qui te montre où Thomas Bernhard buvait son café et posait son derrière et se grattait où ce que ça prouve qu’il en avait / Celle qui monte dans l’avion avec son bourreau / Ceux qui mangent italien dans le restau slovaque tenu par un japonais germanophone / Celui que sa belle-sœur salzbourgeoise ramène aux réalités de ce bas-monde / Celle dont le beau-frère est un parasite social (dit-elle) dont les poèmes ne se vendent même pas / Ceux qui sont essentiellement adonnés aux travaux de l’esprit mais qui devraient changer de linge de corps plus souvent quand même / Celui dont la cousine surveille les lectures pour en référer au Maître de la secte / Celle qui a fui au Venezuela le raseur absolu qu’elle croyait un Nobel de chimie potentiel / Ceux qui subissent la Loi de leur marâtre hostile au rap / Celui qui aime voir les fleuves de très haut et les fleurs de tout près / Celle qui croit voir sa mère dans le reflet de la vitrine de la bijouterie alors que c’est elle et d’ailleurs pas mal conservée sans lifting / Ceux qui reconnaissent Céline Dion sur le ferry qui n’est en fait que son sosie tchèque / Celui qui se poile en lisant Béton de Thomas Bernhard à l’emplacement de l’ancien Rideau de fer / Celle qui laisse jouer ses enfants dans le bunker repeint en rose bonbon / Ceux qui interagissent au niveau du mental en mâchant des saucisses noires / Celui qui booste le petit génie psychorigide / Celle qui soigne la goutte du manchot / Ceux qui font les poches des invités du consul, etc.
Image : Peintre local. Dans la région de Presov, Slovaquie de l'Est, aux confins de l'Ukraine. -
D'autres part, entre passeurs...
EDITORIAL
Un petit livre épatant vient de paraître chez un petit éditeur lausannois à l’enseigne fluette de Paulette, en quoi nous voyons un petit événement.
On nous dira : ça y est, le snobisme du minuscule les reprend, plus c’est petit et plus c’est grand, on connaît ce genre de fadaises d’esthètes à chichis ! À quoi nous rétorquerons pourtant : que nenni !
Car ce petit livre dont nous saluons l’apparition quasi miraculeuse, intitulé Chroniques d’un Occident nomade, et marquant la révélation non moins radieuse d’Aude Seigne, 25 ans, se déploie au contraire dans les grandes largeurs d’une littérature qui respire, et ce n’est pas par jeunisme non plus que nous félicitons l’éditeur Sébastien Meyer, 23 ans, de cette belle et bonne découverte.
Une nouvelle collection littéraire, à l’enseigne du Passe-Muraille, vient également d’apparaître en librairie, en complicité avec les éditions d’autre part de Pascal Rebetez, dont la visée affirmée est d’accueillir et d’escorter des auteurs suisses ou étrangers « remarquables par la singularité de leur voix ».
Or la voix d’Aude Seigne, comme celles de Douna Loup ou de Sébastien Meyer écrivain, déjà présentées dans Le Passe-Muraille, sont précisément de celles que nous aimerions défendre et illustrer, comme nous le faisons d’ailleurs depuis bientôt vingt ans. Pascal Rebetez lui-même, écrivain et éditeur, manifeste lui aussi, depuis belle lurette, cette attention vive aux voix originales de ce pays : les derniers titres de son catalogue, marqués par un tenace esprit d’indépendance, le prouvent une fois de plus dans la variété des tons très personnels de François Beuchat, Jean- Yves Dubath, Pierre-André Milith et Frédéric Mairy.
Enfin, ce nouveau compagnonnage des éditions d’autre part et du Passe- Muraille ne fait que relancer nos désirs respectifs de passeurs. Cela seul compte en effet, sur fond de saturation et d’empoigne, de gros tirages et de battage : que passent de nouvelles voix à travers le bruit…
(Ce texte constitue l’éditorial de la nouvelle livraison du Passe-Muraille, No 85, Mars 2011.)
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Ceux qui voient passer le brun Danube
Celui qui bute sur des murs de froideur / Celle qui s’est fermée comme une huître / Ceux qui ne se touchent plus / Celui que plombe l’indifférence / Celle qui s’éteint dans la chambre sans écho / Ceux qui se figent dans les attitudes de l’habitude / Celui qui se détourne de la foule avide / Celle qu’un voile de tristesse enveloppe dans l’Institution à l’odeur de soupe / Ceux qui se renfrognent sur leurs transats / Celui qui n’est plus caressé que par son chat Mohair / Celle qui joue dans son bain / Ceux qui se taisent et pèsent en se matant / Celui qui revit avec l’enfant petit / Celle qui adoptera un kiwi à Canberra / Ceux qui soupçonnent l’idiot du village / Celui qui a fini par s’adapter à l’Autriche rurale / Celle qui a bien connu le jardinier municipal Thomas Bernhard homonyme du greffier de Salzbourg / Ceux qui ont fait de la plongée avec le chef du NKP / Celui qui ne sait dire que Sacher Torte en autrichien / Celle qui fait sonner le pavé inégal de Bratislava de son talon de claveciniste ruthène / Ceux qui murmurent au fond du Café Malewill / Celui qui a toujours visé haut dit-il de son mètre soixante-six et des bricoles / Celle que n’a pas remarquée celui dont elle eût peut-être fait le bonheur en Slovaquie septentrionale où ça sent déjà la Pologne / Celui qui a la vocation des sommets et la vertu d’un paratonnerre ce qui fait qu’y tombe jamais de haut / Celle qui signe ses vaisselles et ses lessives faute d’être reconnue en haut lieu / Ceux qui sont tellement content d’eux-mêmes que ça se voit / Celui qui s’excuse de se trouver un peu surhomme / Celle qui dit à son mari qu’il est son élu et que ça l’engage auprès de leur oncle banquier à Budapest / Ceux qui mendient la sympathie de leur chauffeur ukrainien / Celui qui se régale de l’apéro à la mort du concierge / Celle qui se prend pour Sissi en posant devant le palais jaune des Hohenzollern / Ceux qui relisent Le Sceptre d’Otokar dans le bus menant au palais désaffecté par les soviets et relooké Western Union Hotels, etc.
(Cette liste à été jetée sur un coin de table du Café Malewill à Bratislava)
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Naufragés de la solitude
En lisant Bonheur flottant de Matthias Zschokke.
Il est certains livres qui traduisent le sentiment diffus d'une époque ou d'une catégorie d'individus à un moment donné, et tel est assurément le cas du deuxième roman de Matthias Zschokke, Bonheur flottant, dont il émane un mélange de désenchantement et de révolte, de lassitude physique et métaphysique, sur fond de saturation et de ras-le-bol existentiel, assez caractéristique du tournant du siècle et du millénaire.
Le premier quartet de personnages, réunis sur un yacht au large de paisibles rives lacustres qu'on imagine suisses, est constitué d'une femme à la très forte personnalité, Tana de son prénom, et de trois anciens camarades d'école de celle-ci, qui se retrouvent sur son bateau comme de vieux enfants réunis «pour ne pas devoir réfléchir» ou «pour ne pas avoir froid». Plus précisément, il y a là l'ingénieur en Eaux et forêts Portman, du genre pragmatique qui se veut «trouveur» plus que chercheur; l'avocat-notaire Samuel qui se tue au travail pour soigner sa femme maladive et somnole le reste du temps; et enfin Linus, autrefois Lina, qui a renoncé à une carrière de chanteuse et découvert qu'elle était «plutôt faite pour être un homme» avant de se résigner à un sort «élimé» puisqu'aussi bien «il ne veut plus rien devenir, il ne veut plus qu'être».
Ces quatre compagnons, foncièrement mal à l'aise sur la terre ferme, où ils forment d'ailleurs «un tableau parfaitement ridicule», ont trouvé sur l'eau un refuge («Il n'y a qu'au large, sur l'eau que règne le calme») loin du monde et de leurs vies respectives où chaque fois, de surcroît, «ils échappent un peu plus les uns aux autres». Leur pacte amical consiste en effet à se ménager les uns des autres, et d'ailleurs ils n'ont quasiment plus rien à se dire, chacun ne s'exprimant guère désormais que par monologue.
Tana s'y déploie le plus abondamment, elle qui a beaucoup vécu et bourlingué mais déclare d'emblée qu'elle n'a «plus aucun plaisir» et qu'il ne lui «reste plus aujourd'hui, dorée et sucrée, que la poire de la mélancolie». Constatant sa décrépitude physique avec quelle cruelle lucidité, elle regrette de n'avoir pas assez flambé dans ses années ardentes, se moque des problèmes de rentes et de caisse maladie qui obsèdent ses concitoyens surprotégés, et déclare que «l'horreur, la vraie, c'est se trouver pris dans une accalmie». Pour résister au désespoir, elle s'est exercée à être plus présente au monde, comme ce sera le cas aussi de deux autres personnages apparaissant bientôt, prénommés Ellen et Roman, vivant à Berlin et se retrouvant une fois par semaine au Restaurant Au Jardin-Fleuri.
Un hasard bienvenu (pour la suite du roman notamment...) fait Ellen, en séjour dans ces régions, se réfugier à son tour sur le yacht où elle amène une soudaine bouffée de vie et d'histoires. Pendant qu'elle raconte la «vie de tous les jours» à ses hôtes d'une nuit, Roman, qui a publié jadis des livres dont personne ne se souvient, s'attache à renouer, lui aussi, un nouveau lien avec les choses et avec les mots. Comme Tana a redécouvert les «premiers plans» du paysage quotidien, il se voudrait humble chroniqueur, et fidèle, et spontané comme un enfant, de cela simplement qui est.
«Partout, tout le monde s'exprime sur tout et n'importe quoi, dit Tana, mais aucun de ces discours n'est vivant, les mots ne sont pas irrigués.» De la même façon, à Berlin, Roman «vit» la dégradation liée à la fausse parole, et cherche à lui résister. Or, tout le roman de Matthias Zschokke illustre ce double mouvement opposé de la dissolution et d'une résistance solitaire, voire atomisée, dans un climat de poésie crépusculaire frottée d'humour triste.
Matthias Zschokke. Bonheur flottant. Traduit de l'allemand par Patricia Zurcher. Editions Zoé, 284 pp. -
Sérénité à la japonaise
Lecture nomade. En lisant, en vol, Solaire d'Ian McEwan. À propos de La Maison de thé de Jacques Tournier et du tsunami japonais. De l’effroi consécutif à la catastrophe filtrée par les images. Du poids du monde et du chant du monde
Amsterdam, ce vendredi 11 mars. – La perspective de ce nouveau voyage m’a donné l’envie, hier soir, d’emporter quelques bons livres pour cette virée en compagnie de Lady L., et j’ai glissé dans ma sacoche, avec les Insetti senza frontiere de Guido Ceronetti, dont je continue de savourer et de méditer les aphorismes et les géniales fusées, le dernier roman de Ian McEwan, Solaire, puis j’ai été intrigué par ce seul titre, sur une pile, de La Maison de thé, du très estimable Jacques Tournier, traducteur de Fitzgerald, j’ai tourné le livre et j’ai lu ceci, en quatrième de couverture, qui m’a naturellement fait croire à un signe de plus : «Si j’ai atteint cette maison de thé, au bord d’un petit lac, c’est que j’ai fait un long chemin dans ce jardin initiatique des environs d’Amsterdam qui raconte un parcours de vie. Depuis la grotte de la naissance entourée de fougères, les sentiers de l’enfance et de l’adolescence, jusqu’à l’impasse du plaisir facile et ses rhododendrons, la colline de l’ambition entre les sauges et les bruyères, le désert de la solitude sans aucune végétation, il ne me reste à parcourir que l’étroite pelouse de la sérénité, décorée de bonzaïs, qui accompagne la vieillesse jusqu’au tumulus de la mort, veillée par un chêne centenaire ».
Du coup, je me suis dit que ce livre, même un peu trop bien accordé à mes sentiments de ces jours, ne pouvait être laissé seul sur sa pile et qu’il se trouverait en bonne compagnie avec l’auteur d’Amsterdam (roman de Ian McEwan que jamais je n’aurais emporté, cela va sans dire…) et avec Le Banquier anarchiste de Fernando Pessoa.
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Durant le vol de Genève à Amsterdam, coincé entre ma bonne amie, à laquelle j’ai cédé la vue sur l’aile du Boeing, et un jeune homme grave adonné à la lecture de Joy of Wisdom, d’un bonze bouddhiste irradiant la sage joie sur la couverture de l’ouvrage, je me suis régalé à la lecture du nouveau roman de Ian McEwan, qui met en scène un savant physicien quinqua non moins que nobélisé, en proie à une double jalousie conjugale et professionnelle. Comme dans le récent roman de Jonathan Coe, La vie très privée de Mister Sim, on retrouve ici cet art très anglais, ou disons très anglo-saxon, de traiter des thèmes sociaux d’époque, ce qu’on appelle des « thèmes de société », avec un mélange de compétence et de brio frotté d’humour qu’on ne trouve guère chez les romanciers français actuels. Je vois d’ici la mine dédaigneuse de la congrégation des profs et des critiques concluant d’avance à «de la sociologie», mais l’objection me semble à vrai dire dérisoire, même si toute la littérature, cela va sans dire, ne tient pas à ce type d’observations. N’empêche : on ne va pas renoncer au plaisir et à l’intérêt de lire des écrivains qui nous parlent du monde dans lequel nous vivons, sous prétexte qu’ils participent du « reportage universel » que stigmatisait Mallarmé. C’est pourquoi, après le dernier ouvrage de Philip Roth et le premier roman de Adam Haslett, j’ose encore dire que Solaire de Ian McEwan ressortit à de la bonne littérature, avec une réflexion tonique sur des thèmes actuels, une histoire qui nous captive, des personnages finement ciselés et une écriture pleine de vivacité.
On a reproché récemment à Ian McEwan de cracher dans la soupe israélienne alors qu’il allait recevoir, à Jérusalem, un prix littéraire et qu’il a osé, là-bas, incriminer la politique de Netanyaou. Quant à moi je n’y vois qu’un signe de plus d’indépendance d’esprit par rapport à une question cruciale qu’un écrivain soucieux de justice et de liberté ne peut ignorer…
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Or c’est cette liberté précisément que, chaque fois que j’y suis revenu, je crois avoir perçu dans les rues et les cafés, le long des canaux et par les jardins d’Amsterdam, comme à l’instant sur cette rue où des enfants jolis ont tracé, à la craie, une marelle chiffrée au Paradis de laquelle ils ont érigé une tour de bâtonnets. Liberté cependant conditionnée, non pas surveillée mais aménagée, impérieuse comme le droit exercé par les bicyclettes de foncer sur les pistes réservée à cette effet, et dont il faut alors se méfier sous peine d’être renversé «de plein droit», liberté qui associe pieusement droits et devoirs, à la protestante, à la progressiste, à la nordique enfin, et dont me distrait soudain l’effondrement de la tour des enfants, à l’instant même où par SMS j’apprends que la terre a tremblé au Japon, dont voici certainement le contrecoup par le trop fameux effet papillon…
Dans la foulée, je me suis rappelé les pages lues de La Maison de thé, dédiées au petit Hugo, « jeune compagnon de six ans », juste l’âge où Jacques Tournier a perdu son propre père…
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J’aime aussi la maison hollandaise, et je suis aise, cette fois, que nous soyons reçus dans le parfait specimen du genre aux escaliers étroitement vertigineux, aux grandes pièces traversantes à grandes fenêtres et véranda sur le jardin intérieur, aux commodités résolument incommodes (la douche avoisine à peine le mètre carré) et à la cuisine faisant office aussi de salle d’eau, à cela s’ajoutant, chez nos amis, des tas de livres et des tas de tableaux.
Celle que j’appelle la Muse artiste est restée, à 90 ans, l’égérie résolue qui inspira Pieter Defesche, délicate et non moins forte tête assurément, qu’aimaient les peintres de sa jeunesse et qui lit ces jours l’énorme biographie de Marcel Proust par Jean-Yves Tadié, avant de nous montrer les aquarelles qu’elle a lavées dans le haut pays de Tunisie; et celui que j’appelle l’Ingénieur malicieux, son chevalier servant de trente ans son cadet, d’opiner malicieusement du chef, qu’il a glabre, à l’instar de John Malkovitch qu’il me rappelle si terriblement, plus précisément dans le rôle de Ripley, dans Ripley s‘amuse, qui me le rend plus romanesque dans la foulée...
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Ce même soir nous avons suivi, à la télévision néerlandaise, les terrible nouvelles relatives au tremblement de terre japonais, dont les premières images, coupées en sorte de ne montrer aucune victime vivante, à la japonaise, n’étaient pas moins effarantes par la violence du tsunami emportant tout dans le déferlement de sa vague de quinze mètres de hauteur, même vue de loin, même atténuée ensuite par le passage en boucles des mêmes images répétées dix et cent fois…
Alors j’ai revu les petits enfants de la rue d’Amsterdam et j’ai imaginé ce flot les emportant tout à coup…
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Mais tout cohabite dans le monde, me disais-je une fois de plus ce soir avec encore, au cœur, l’effroi suscité par tout ce qui a été caché de ces terrifiantes images de détresse, tout le poids du monde et le chant du monde qui se perpétue comme entre les lignes – et je suis arrivé au bout de La Maison de thé sur ce sentiment physique et mental de sérénité cernée de douleur : «La nuit est venue sans que je le sache. La plupart des portants de bois sont fermés. Par la dernière fenêtre ouverte, j’aperçois Hugo qui s’éloigne entre les cerisiers en fleur de la lune de miel, sans savoir où il est, ni ce qu’ils représentent. Si j’ai voulu qu’il m’accompagne, c’est aussi pour qu’il détruise un à un les symboles de ce jardin initiatique, trop prémédité, trop voulu, et lui rende sa vraie nature de jardin. J’y ai suivi mes propres chemins, tels qu’ils s’offraient à moi et répondaient à mes humeurs, sans me demander s’ils allaient me conduite au puits de la sagesse ou à la colline de la déception, jusqu’à cette maison de thé, dont j’espérais un moment de repos, mais brusquement – oui, brusquement, Quinquin, quelque chose est là, qu’on ignore, quelque chose sur le visage, quelque chose dans le corps entier, silencieux comme un sablier, qui se glisse entre toi et moi, inexorablement. Cette pelouse de la sérénité, il faut la traverser inexorablement. Je la vois devant moi, sur l’autre rive du petit lac, à travers la porte entrouverte. Je ne sais rien d’avance, ni du temps qu’il faudra, ni de cette sérénité avec laquelle je la traverserai. Je sais seulement que j’y rejoindrai à mon tour cet inconnu, qui m’a laissé pour héritage une image éblouie du corps dont je suis né.
Une voix s’élève à l’entrée du jardin : Hugo, c’est l’heure, il faut rentrer.
Il s’approche, m’embrasse, et me demande doucement :
- Tu seras triste d’être mort ? »
Jacques Tournier. La Maison de thé. Seuil, 84p.Ian McEwan. Solaire. Gallimard.
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Ceux qui parlent à mots couverts
Celui qui ventile la pleurétique / Celle qui ne manque pas d’airbus / ceux qui aèrent les soupentes avant l’arrivées des coureuses slovènes / Celui qui s’amuse même des manies du consul général / Celle qui masse la bulbe du lanceur d’idées / Ceux qui se lèvent tôt pour mater les accidents dus à la pluie givrante / Celui qui navigue à vue dans le sous-texte abscons / Celle qui dissimule ses arrière-pensées au devin d’avant-garde / Ceux qui ramassent leurs miettes de mémoire / Celui qui s’est chopé une crève dans le fjord mal chauffé / Celle qui drague le pope aux ongles en deuil / Ceux qui se font un Relaxing Massage sur la chaise électrique / Celui qui fuit le navire par crainte des rats / Celle qui s’identifie complètement au lapin de Beatrix Potter tout en se proposant de soutenir François Hollande /Ceux qui assimilent les menées de la politique cantonale à des changements de caleçons / Celui qui en revient aux fondamentaux de la convivialité dans les lieux d’aisance/ Celle qui endure la fureur de l’Américain très lancé ce matin contre le fucking breakfast du fucking palace dont la vue donne sur la fucking Acropole toujours en fucking travaux / Ceux que leur pognon rend carrément impolis / Celui qui fait l’aumône à la mendiante aveugle de la place Omonia / Celle qui conservera l’euro grec à cause de la petite chouette votive / Ceux qui n’entendent pas bien les explanations de la guide texane que parasitent le discours de la guide bretonne et les spiegazioni de la guide florentine / Celui qui nous fait un arrêt cardiaque dans l’Airbus A320 qui poursuit son vol comme si de rien n’était / Celle qui lit Crash en Business Class / Ceux qui reprochent à Sarko de faire quelque chose après lui avoir reproché de ne rien faire mais l’humanité est comme ça et tu peux rien y faire sauf en faisant quelque chose mais tu sais pas quoi mon frère / Celui qui se replonge dans le Bratislava de François Nourissier avant de se pointer là-bas / Celle qui ne saurait même pas pointer Presov sur une carte alors qu’on l’y attend pour régler des affaires poétiques courantes / Ceux qui sont toujours prêts à repartir comme en quarante ce qui est façon de parler puisque en quarante leurs parents n’étaient pas nés, etc.
Image : Philip Seelen
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Umberto Eco, le retour...
Trente ans après Le Nom de la rose, vendu a 16 millions d'exemplaires, le Professore revient au roman, déjà plebiscité en Italie sur fond de polémique...
Umberto Eco s'etait juré de ne plus jamais toucher au roman. Mais on sait ce que vaut la parole d'un écrivain, surtout s'il est titillé par la réussite d'un confrère. Or on ne peut s'empêcher de penser au succès fracassant du Da Vinci Code en découvrant le nouvel Opus de l'auteur du Nom de la rose et du Pendule de Foucault, qui prend explicitement Dan Brown à contrepied dans les explications qu'il a déjà fournies très abondamment, en Italie, sur les tenants et les visées de son nouveau roman.
"Le dix-neuvième siècle regorge d’événements plus ou moins mystérieux", expliquait-il ainsi aux libraires italiens avant la parution du Cimetière de Prague, en octobre 2010. Et de citer plus precisément les Protocoles des sages de Sion, célèbre faux qui incita Hitler à mettre en place l’Holocauste, l’affaire Dreyfus et de nombreuses intrigues impliquant les services secrets de plusieurs nations, entre autres loges maçonniques et conspirations de jésuites, sans compter d’autres épisodes qui, s’ils n’étaient avérés, inspireraient des feuilletons comme ceux d’il y a 150 ans." Et de justifier, dans la foulée, un récit à épisodes dont tous les personnages – protagoniste mis à part – ont réellement existé.
Seul personnage de fiction du roman, éminemment antipathique il faut le préciser d'entrée de jeu: le redoutable Simone Simonini, espion et faussaire pathologiquement antisémite, auteur de diverses machinations et complots qui se multiplient sur un arrière-fond fuligineux de mauvais coups en tous genres où satanistes hystériques voisinent avec aventuriers masqués et femmes fatales - l’ouvrage ajoutant à ce coté feuilleton populaire l'apport d'illustrations rappelant les feuilletons du XIXe.
Visant a la fois la lecteur naif "qui a pris Dan Brown pour argent comptant", avec un personnage principal qu'il voulu "le plus cynique et le plus exécrable de toute l’histoire de la littérature" le maestro retors dit s'adresser, aussi, à celui qui sait qu'il relate des faits avérés et se dira peut-être en tremblotant: « Ils sont parmi nous… »
Une polémique carabinée
Apres la parution du Cimetiere de Prague en Italie, une virulente polémique a incriminé l'antisemitisme, peut-être involontaire mais non moins manifeste, selon ses détracteurs, de cet ouvrage revenant, apres Le Pendule de Foucault où le fameux faux était déjà cité, sur les Protocoles des sages de Sion. Pour qui l'ignorerait encore, cet écrit, paru en Russie en 1903, et fabriqué de toutes pièces par l'Okkrana, prétend démontrer un complot des Juifs pour la domination du monde...
Or, Umberto Eco a beau reconnaître que cet ecrit est un faux qu'il cite pour démonter, porécisément, les clichés antisémites: ses détracteurs lui objectent que sous sa plume, «le faux semble devenir vrai dans un contexte où tous les documents sont faux quoique vraisemblables, où tous les acteurs sont doubles et triples, et où la confusion entre le vrai et le faux règne souverainement».
C'est du moins ce que lui a reproche Anna Foa, intellectuelle respectée de la communaute juive romaine, dans Pagine ebraiche, suivie par la théologienne catholique Luciana Scaraffia dans L'Osservatore romano, qui affirme que «Les continuelles descriptions de la perfidie des Juifs font naître un soupçon d'ambiguité.»...
De tel débat largement médiatisé (la confrontation du Professore avec le rabbin de Rome Riccardo De Segni, dans L'Espresso) à telle autre démarche d'auto-justification menée en Israël, Umberto Eco a eu l'occasion de défendre sa these, selon laquelle le monde a besoin de ces ennemis qui sont les «autres», qu'ils soient Cathares ou Albigeois, massacrés par l'histoire, ou encore Juifs, qui, eux, ont réussi à résister partout. Et sont alors devenus les «différents» par excellence...
L'art du faux
Le Cimetiere de Prague célèbre l'art de falsifier la réalite, duquel participe plus ou moins tout écrivain. Mais Umberto Eco, on le sait, aime jouer avec les formes les plus sophistiquées et les plus "vraisemblables" du faux, qui n'en finissent pas de séduire les gogos de toutes les cultures, jusqu'aux plus "rationnelles" en apparence.
Dans la foulee du Da Vinci Code, qui jouait sur des interpretations et des extrapolations douteuses, non moins que fumeuses, de l'histoire chrétienne, l'auteur du Nom de la rose fait assaut de tout son savoir, assurément considérable, et non moins envahissant en l'occurrence, pour étayer un roman "populaire" abracadabrantesque, dont le fil rouge est la manipulation.
Une question se pose cependant en fin de course: se passionnerait-on pour ce tableau noirci par le regard systématiquement corrosif d'un protagoniste pathologiquement anti-jesuite, anti-maçonnique et anti-semite, si l'auteur ne portait pas le nom d'Umberto Eco ? Le lecteur libre d'esprit en jugera...
Umberto Eco. Le cimetière de Prague. Traduit de l'italien par Jean-Noel Schifano. Editions Grasset, 580p.
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Au nom de la mère
de Jacques Chessex
Le jugement commun, selon lequel la qualité d’un individu peut s’évaluer à la façon dont il parle de son père ou de sa mère, est souvent révélateur chez les écrivains, et c’est particulièrement manifeste dans le dernier livre de Jacques Chessex, constituant à la fois une lettre d’amour posthume mêlant regrets, aveux et justifications; un nouvel élément décisif de la chronique familiale qui traverse l’œuvre, de Carabas au Désir de Dieu, ainsi que le plus beau portrait de femme que l’écrivain ait jamais tracé dans son œuvre. Nulle trouble inflexion œdipienne (« J’ai aimé ma mère comme une mère ») dans cette démarche dont la justesse de ton nous semble de part en part sans la moindre faille : s’il « prend sur lui », le fils ne joue pas pour autant les affreux, se reprochant certes de n’avoir pas assez montré à temps, à sa mère, qu’il l’aimait et désirait qu’elle reconnût elle aussi, à temps, cet amour, tout en ne cessant de multiplier les détails attestant un profond attachement réciproque. Mais longtemps, du vivant de sa mère, le fils aura pris le temps de ne pas dire à sa mère ce que la plupart d’entre nous se reprochent, post mortem, de n’avoir pas su assez dire. « En attendant le temps passait. Je rencontrais ma mère, je la blessais parce que tout en elle me blessait. Son esprit était droit, sa pensée juste, son élégance de bon goût, sa taille bien prise, son regard d’un bleu un peu gris était pur et me voyait. Et moi je n’étais pas digne de ce regard, de cette beauté, de cette humeur enjouée. Tant allait mon humeur à moi que ma gêne devenait tangible, et la querelle éclatait. »
« Un enfant sans cesse grandit », note le fils, père lui-même de deux fils, dans le chapitre de la fin du livre intitulé Pourquoi vous êtes-vous fait fils ?, en se demandant : « Et moi, enfant de ma mère, ai-je pris taille, force neuve, densité, - ai-je grandi en écrivant ce livre ? ». Or non seulement le lecteur aimerait dire à l’écrivain qu’il a grandi, l’homme et l’écrivain aussi, mais qu’il l’a fait grandir aussi, lui lecteur, en le ramenant à sa propre mère et aux manques de leur propre relation, pour revivre le temps de la présence et tout ce qui doit être dit pour être guéri.
« Ce qui se passe entre une mère et son fils relève d’un effroyable secret. J’ai habité ta chair, j’ai bu ton sang, tes pleurs, maintenant je te regarde tenant sur ta poitrine les fils d’une femme qui n’était pas toi et qui s’éloigne de moi, comme toi aussi, mère, tu t’éloignes de moi parce que je suis ombrageux, obscur, et fou. Parce que je vous trompe toutes les deux pour fuir et défier votre alliance. Parce que je bois seul et avec des imbéciles. Parce que je disparais dans mes livres, et que pour prétendre les écrire, je rôde et vis dix vies lointaines ».
Lucienne Vallotton, des Vallotton de Vallorbe, maîtres de forges et notables depuis des siècles, incarnait « la ténacité, la dignité, la pudeur, l’intelligence pratique, le goût viscéral de la terre et de la matière ». Aimant les fleurs et les oiseaux, les proverbes et La Fontaine pour faire pièce à la sottise ou la médisance, ne se confessait point comme les papistes, se méfiait des beaux parleurs, résistait aux folies de son intempestif époux, n’aimait pas les romans « trop sexuels » de son fils mais collectionnait la moindre coupure concernant celui-ci qu’elle aimait et qu’elle n’aimerait point voir, dit-il, pleurer de l’avoir point assez reconnue. « Dérision de mes singeries ! » Et le fils de découvrir encore, sur un film tourné un mois avant la mort de sa mère, ce vieil ange qui lui dit de son au-delà : « Touche-moi, palpe, écoute ma voix (…) ah presse-toi contre moi comme lorsque tu étais petit enfant et que tu collais ta bouche à ma poitrine ronde ».
On a lu bien des livres d’écrivains évoquant leur mère, et Jacques Chessex cite en passant Georges Bataille ou Albert Cohen, auquel il reproche justement ses trop suaves modulations. Or c’est plutôt du côté de la Lettre à ma mère d’un Simenon, pour la netteté et l’honnêteté, mais en plus profond aussi, en plujs baroique, en plus somptueux de style, que Pardon mère nous conduit, à la pointe d’une vraie douleur sans trémolo, face finalement à son propre sort reconnu de vieil orphelin: « O refuge de ma peine et d’avoir un jour à mourir »…
Jacques Chessex. Pardon mère. Grasset, 214p.
Comme une flûte d’os
La mère de Jacques Chessex n’aimait rien tant que le chant du merle et La Fontaine, dont la limpidité toute simple ne se retrouve que par intermittences dans la poésie de son drôle d’oiseau de fils, où le baroque et le jazz syncopé, la rupture et l’abrupt, l’obscur et l’obscène vont de pair avec la clarté nette, Bach le matin (qui se prononce Baque comme Braque et baquet) et Schubert le soir ou Madeleine Peyroux : « Voix sur les confins perdue/Et reconnue par les anges/Qui la rendent avec la vue/Sur l’absolu qui dérange »…
Tout est pur à ceux qui sont purs, a dit un probable impur qui se fût reconnu dans le premier de ces poèmes amorcé comme ceci : « Dieu tu n’as pas dit que boue/Ni sanie sont déraison/Mais par dispersion et folie/Nous chantons », et finissant comme cela : « O traces par ce monde dur/ Où tu regardes sans limite/Dans ma bêtise je t’imite/Revanche des purs »…
Cerf au pré dru, cloche de neige, Christ aux collines, groin de saint porc ou frère âne, primevère sur lit de mort, Parole de rivière et miel de Satan : tout se mêle là-dedans et passent les animaux, doute et croyance, douces ou dures figures, et les plus ou moins purs salués au passage (Bacon au tombeau ou Jouve sur l’alpe « comme l’éther monte », Gustave Roud ou Jean-Paul II santo subito presto) et passent les lieux du profane puis s’en vient le temps prochain de notre mort - mais encore un chant s’il vous plaît (« J’aimais ta bouche si fière/Et nos cris glorieux de porcs ») et revit aussi bien Villon dans le sillon de nous tous frères humains : «Dans ta carcasse/Vieille nervure/Rameau et crasse/Vint l’écriture », avant l’ultime paraphe anticipé : «Beauté de moire/Ta pauvre trace/Injurie grâce/Mais quoi fut gloire »…
Jacques Chessex. Revanche des purs. Grasset, 133p.
Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 29 janvier 2008
Photo: Horst Tappe
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Ceux qui ne font que passer
Celui qui se sent aussitôt en phase avec la Muse artiste / Celle qui parle aussitôt moteurs hybrides avec l’Ingénieur malicieux / Ceux qui se reconnaissent sans s’être jamais vus avant ce soir du Tsunami / Celui qui a souvent fait le cauchemar de l’escalier dérobé et qui se la joue Hollandais volant / Celle qui a hérité de sa mère cette propension doucement libertaire de la femme batave / Ceux qui ont les mêmes goûts picturaux ou peu s’en faut / Celui qu’on appelle le bluesman des polders / Celle qui lit Circulations de Zschokke dans la circulation de Knokke / Ceux qui boivent des canons le long des canaux / Celui qui lit du Céline en flamand / Celle qui fredonne Les Flamandes en portugais / Ceux qui prétendent avoir les pieds sur terre alors qu’ils dorment à dix pieds sous le niveau de la mer / Celui qui saupoudre sa tartine beurrée de Chocoladehagl vol van smaak en souriant à la Muse artiste qui lui raconte ses années bohèmes de jeune fille de quatre-vingt dix ans qui mange de la crème sans se casser une dent / Celle que Pieter Defesche appelait son inspiratrice et qu’il a peinte en bleu / Ceux qui ont fait la noce avec le groupe Cobra au grand complet / Celui qui se refringue casual au megastore du ‘Dam / Celle qui rédige son journal sentimental au Vondelpark / Ceux qui estiment qu’un pays qui a donné Rembrandt Van Rijn et Vermeer de Delft et Rijk van Loo et les onze de l’équipe Orange ne peut pas être tout mauvais / Celui qui est tellement snob qu’il dit préférer Vermeer de Delft au plasticien Verdelft van Meer / Celle qui se boit une bleue dans le quartier rouge / Ceux qui estiment que le président français quoique d’origine hongroise ne pourra se dire vraiment europhile sans distinguer une Bulle spéculative d’un Spekuloos au gingembre /Celle qui apprend à Amsterdam qu’il neige à Delphes et qu’un incommensurable malheur a frappé Sendai / Ceux qui trouvent mariole de dire à l’officière de sécurité rougeaude que leur sac contient une bombe et se retrouvent donc dans une cellule de l’aéroport et loupent leur avion mais heureusement puisque leur avion explose en plein vol / Celui qui se promet de féliciter le commandant Heineken pour son pilotage lui rappelant les grandes années de la Swissair comme quoi KLM se tient bien hein / Celle qui gémit de plaisir atmosphérique lorsque le zingue l’arrache à la pesanteur / Ceux qui se demandent si le basané de la Business Class n’est pas un suppôt de Khadafi / Celui qui lit De Telegraaf sans en sauter un paragraaf / Celle qui n’a pas déclaré la fiole d’eau bénite qu’elle a glissé dans le baise-en-ville de son compagnon de vie / Ceux qui font semblant de ne rien remarquer lorsque l’avion bat de l’aile / Celui qui explique à son voisin autrichien que Cavafy et Khadafi c'est pas du kif / Celle qui se demande comment elle survivrait à son conjoint si l’avion se crashait sans penser qu’elle aussi y passerait et que son conjoint en souffrirait lui aussi / Ceux qui ne reviendront pas d’Amsterdam au dam de leur hamster / Celui qui n’a jamais vu Dieu ni Diable par le hublot d’un avion et en tire des conclusions en l’air / Celle qui a cru voir une fois Dieu par le hublot de l’avion mais ce ne devait être que le molleton d’un nuage genre mouton volage / Ceux qui vont se faire bien voir chez les Grecs dont quelques poètes valent le déplacement dit-on / Celui qui se sent tout dauphin au seul énoncé du nom des Cyclades / Celle qui remercie Dieu d’avoir été le copilote du commandant Heineken en se réjouissant de retrouver son petit-fils punk mais pas athée pour autant / Ceux qui reviennent en Suisse avec le sentiment que revenir en Suisse est le privilège de ceux qui n’en reviennent pas de revenir en Suisse, etc.
Image : Pieter Defesche -
Vent du Nord
Camperduin, ce jeudi 19 octobre 2007. – Il a fait ce soir un vent a decorner les élans bataves, le long de la dune ondulant sous la haute digue, mais comme elle etait bonne et bienvenue, cette formidable gifle a repetition du grand air de mer, après la traversee de l’immense plaine s’etalant sous l’immense ciel de Delft a Bergen, de pacages en bocages et par les forets de chenes de l’arriere-pays de Zandvoort. Je restais encore dans l’emotion du petit pan de mur jaune, retrouve hier au Mauritshuis de La Haye, puis sous les grands nuages chocolates de Delft, je me trouvais encore dans cette magie du souvenir quand tout a coup la porte s’est ouverte et toute grande, sur l’infini de sable soufflé et d’ecumes arrachees aux croupes des vagues enragees. Le present rugissait après la vieille melodie, la vigueur du soir nous redonnait des ailes au lendemain de l’eternelle reverie devant le petit pan de mur jaune que jai decouvert pour la premiere fois tel que Vermeer l’a peint, expose juste en face de la jeune fille a la perle…
Si souvent j’ai repense, ces derniers temps, a la mort de Bergotte et au petit pan de mur jaune, et le voici qui m’est apparu comme une infime lucarne dans le grand tableau aux nuages portant l’ombre et aux reflets de quelle presence fremissante… le revoici plus que reel tandis que la nuit monte de la mer sur la dune et la digue et gagne le ciel de son encre…
Photo JLK: la dune de Camperduin
Vermeer: Vue de Delft, Mauritshuis, La Haye.
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Un enfant gâté
L'Enfant prodigue a été présenté dans les colonnes de 24 Heures. Lundi 7 mars, un entretien de JLK a été enregistré avec Anick Schuin et Christine Gonzalez, sur Espace 2, à l'enseigne d'Entre les lignes. Et mercredi 9 mars sur La Première de la Radio suisse romande, Pierre Philippe Cadert a recu JLK de 13h. à 14h dans son émission À première vue. Ces deux emissions peuvent etre reecoutees ou podcastees sur le site de RSR.ch.
Le 12 mars, Francis Richard a publie cette magnifique chronique sur son blog: http://www.francisrichard.net/
Jean-Louis Kuffer, dans L’enfant prodigue, évoque l’enfance, les êtres rencontrés et évanouis, le temps qui fait et défait. Et le bonheur d’être en vie.
Par Philippe Dubath
Ce qui est bien, avec Jean-Louis Kuffer, c’est que quand on s’assied en face de lui à une table du Café Romand pour parler de son dernier livre – L’enfant prodigue - on parle un peu de son livre, bien sûr, mais surtout d’autre chose. De la vie, de l’enfance, des amitiés, des écrivains, des éditeurs, des vivants et des morts, de l’amour, du corps, des émotions les plus vives, de l’Italie, des traces de renard qui traversent la neige, et voilà qu’une heure et demie plus tard on est toujours là, assis, avec l’impression d’être un peu plus cultivé, d’avoir marché sur un sentier agréable au cœur d’un jardin fertile.
A cette table du Romand j’ai commencé par dire à Jean-Louis Kuffer qu’il m’avait fallu du temps pour entrer dans son livre. Une cinquantaine de pages un peu compliquées, difficiles, tissées de phrases que je devais parfois relire pour en saisir le sens. Il l’a entendu, tout en étant surpris car lui-même pensait que le premier quart de son livre en était la partie la plus limpide, la plus accessible. Je lui ai expliqué que le déclic était survenu quand je m’étais mis à lire pour moi-même quelques pages à haute voix. Que dès ce moment j’avais aimé son livre, sa mélodie, son atmosphère. Je lui ai dit aussi que j’aurais aimé que ce livre aux longues phrases qui tournent, riches en répétitions qui rythment la pensée et cernent l’idée, oui j’aurais aimé que ce livre dure encore, ce que je n’aurais jamais imaginé quand j’en subissais les premières pages.
Peut-être, dans le fond, cet ouvrage est-il à l’image de JLK: un peu à part. Jean-Louis est-il d’abord l’écrivain qui de temps en temps publie un livre, ou est-il le journaliste dont les textes, dans 24 heures et sur son blog, saluent, expliquent avec finesse la littérature tout en orientant et en instruisant le lecteur? Et pourquoi son écriture n’est-elle pas la même dans ses articles et dans ses livres?
Y a-t-il donc deux JLK? Il m’a expliqué: «Un livre relève de l’écriture nocturne, axée sur le subconscient, éventuellement le délirant, alors qu’un article dans une rubrique culturelle, littéraire, est du domaine diurne, avec un réel souci journalistique d’être compris, d’informer le lecteur.»
Il n’y a donc qu’un JLK. Qui confie avoir écrit ce livre «comme un petit testament, pour rendre à la vie si précieuse et si belle tout ce qu’elle m’a donné. Ce livre est un livre d’amour et de reconnaissance. Mais les livres sont faits par nous tous, en amont et en aval.»
C’est aussi un livre sur l’enfance et les enfants. À ce propos, l’auteur, qui est père de deux filles retient, à presque 64 ans, que «c’est à la naissance de mon premier enfant que j’ai pris conscience d’être mortel.»
Demain matin à l’aube, comme chaque jour, Jean-Louis Kuffer se mettra à écrire. Car écrire, c’est sa vie. Et écrire sur sa vie, fouiller sa mémoire, pour JLK, c’est nous inviter à l’entendre, à nous asseoir avec lui. Il a tant de choses .à dire. »Jean-Louis Kuffer, L'Enfant prodigue. Editions D'autre part / Le Passe-Muraille, 283p.
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Ceux qui vont voir ailleurs
Celui qui se sent déjà le pied léger / Celle qui fume une dernière clope sur le tarmac / Ceux qui se distraient de l’angoisse de l’avion en lisant des thrillers limite gore / Celui qui a pris place dans la Business Class avec l’air de qui représente notoirement la catégorie Top du genre humain / Celle qui apprend avec soulagement à la Une de son journal financier que tout va mieux pour les Junk Bonds / Ceux qui du ciel repèrent avec un serrement de cœur leur maison natale tout là-bas à la lisière de la forêt / Celui qui se signe à la première turbulence de la tempête annoncée / Celle qui lit le dernier roman de Ian McEwan sans retirer les lunettes noires qui lui donnent un air d’intellectuelle divorcée de sensibilité exacerbée comme on en trouve chez Lobo Antunes / Ceux qui n’ont plus revu le Rijksmuseum depuis l'annee de la mort de W.S. Sebald / Celui qui retrouve dans son carnet commencé à Delft en 2008 des notes sur le voyage dans le voyage qu’il vivait alors en lisant Vertiges de Sebald évoquant une pérégrination de Stendhal et le dernier voyage de Kafka alors même que le jeune passager de la rangée de derrière dans le Boeing destination Amsterdam arbore une casquette au logo Franz Kafka et lit Le Mur de Jean-Paul Sartre / Celle qui étouffe entre un Indien parfumé et une matrone aux chairs débordant de son siège / Ceux qui entament une vraie conversation sur l’étourdisssante joie du vieux Bach qu’ils se promettent de continuer le même soir par courriel malgré le décalage horaire entre Madras et Amsterdam / Celui qui subit les coups de coude du jeune homme grave lisant a cote de lui The Joy of Wisdom d'un bouddhiste hilare / Celle qui aime les petits chats des scenes de genre de Metsu qu'elle se rejouit de voir au Rijks / Ceux qui se sont promis de lacher quelques volutes au bord des canaux en memoire de leur folle jeunesse a l'epoque des provos / Celui qui retombe sur cette note prise à Camperduin : « L’univers est la pharmacie de l’univers où les corps lumineux guérissent » / Celle qui accompagne le ténor extra qui chante ce soir une réduction du Chevalier a la rose dans un squat snob d'Amstelveen / Ceux qui échangent leur e-mails à des fins vraisemblablement érotiques / Celui qui a la physionomie de Cees Noteboom, mais n’a jamais composé que des numéros de téléphone / Celle dont les oreilles ont encore embelli depuis le dernier voyage du couple à Lisbonne en mai 2010 / Ceux qui se retrouvent chez l'Espagnol d'Emmastraat et tachent de se comprendre en franco-batave matine d'anglo-teuton / Celui qui se sent tout de suite chez lui à Amsterdam du fait de l'air qui circule dans les rues a la vitesse des bicyclettes constituant un danger certain pour celles et ceux qui bayent aux corneilles au lieu de rester attentifs a la realite amstellodamoise en tant que telle/ Celle qui trouve Rembrandt triste a cause de la penombre de ses tableaux qui donnent envie d'allumer les neons / Ceux qui n'osent plus admirer les maitres anciens depuis que Thomas Bernhard a ecrit ce qu'il a ecrit, etc.
Image: La plage d'Ostende. Huile sur toile de Floristella Stephani
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Ceux qui se la jouent Radio Days
Celui qui t’en veut de passer à la télé rien que (dit-il) pour frimer / Celle qui évite de serrer la main du curé moite / Ceux qui sont toujours de mauvais poil à l'heure du culte du moi / Celui qui se répand en injures sous le pseudo de Tatie Barbès / Celle qui soupçonne le Basque de vouloir la peloter / Ceux qui ne supportent pas votre liberté / Celui qui insinue que vous cachez votre jeu et qu’en conséquence des enfants blonds ne sauraient vous être confiés sans un certificat de la Psychologue Conseil / Celui qui note les aveux oniriques de sa conjointe et en tire un roman gore / Celle qui rêve qu’elle fume au point que son conjoint le lui reproche / Ceux qui se retrouvent dans les terrains vagues pour échanger des idées floues / Celui qui se pointe à la réu poétique avec un sonnet explosif / Celle qui a mis tout son vécu dans un haïku / Ceux qui se rendent odieux pour éloigner les poétesses nymphos / Celui qui te toise du bas de son mètre soixante-cinq de chien de garde du Service des Automobiles / Celle dont les cadeaux onéreux vous accablent / Ceux qui émiettent des biscottes entre les seins qu’ils bécotent / Celui qui ne te salue plus depuis qu’il sait que tu sais / Celle qui t’en veut d’avoir répandu ce qu’elle a divulgué / Ceux qui disent avoir un rapport sensuel avec leur piano à queue que votre clavecin vous interdit à ce qu’ils insinuent / Celui qui t’envoie des textos de menace pendant que tu passes à la Radio, oh, oh / Celle qui te demande si t’as pas honte de parler de toi à l’émission préférée de sa belle-mère / Ceux qui te disent que tu parles comme un livre mais que tu te refermes pas aussi bien / Celui qui se déride à chaque fois que tu lui souris juste parce que ses rides te rappellent que vous avez le même âge / Celle qui t’en veut de ne pas à en vouloir à ceux qu’elle sait t’en vouloir à ton insu de plein gré / Ceux qui s’égarent dans les pensées de la centenaire sous l’effet de leur Alzheimer / Celui qui prend son plaisir pour une réalité / Celle qui ne cherche même plus de sensations rares / Ceux qui te disent qu’ils t’ont vu à la télé alors que t’as passé à la radio, oh, oh / Celui qui se sent complètement vidé après l’émission du rocker Cadert qu’a fait tout l’boulot / Celle qui a bercé tes nuits au temps de Radio Days sous le nom de Billie Holiday / Ceux qui ont les larmes aux yeux en écoutant la scène finale de Simon Boccanegra à l’émission de Robellaz sur Espace Deux, etc.
(Liste établie à bord d’une Honda Jazz mal garée pour mieux écouter Simon Boccanegra de Verdi que Daniel Robellaz dit un chef-d’œuvre d’un air entendu…)
Image : Philip Seelen -
Pensées de l’aube
De l’herbe. – Parfois le paysage t’en met trop plein la vue, au point que tu éprouves un manque ou une gêne, le besoin de voir des gens ou de n’entendre les yeux fermés que le merle de ce matin, et tu te rappelles alors l’herbe première, au bord du désert, l’herbe seule et têtue d’avant les cavaliers, l’herbe foulée et oubliée de partout avant la touffe en gloire de Monsieur Dürer…
Del cammin di nostra vita. – Il y a tant encore en nous de chemin dans notre forêt obscure, tant de chemin à poursuivre ou à tracer sans savoir où l’on va, mais tu as dû voir une fois une clairière quelque part, peut-être la musique que votre père se passait le dimanche, peut-être vos mères ou vos enfants, peut-être la réminiscence d’un cours d’italien sur la Divine Comédie, enfin Dieu sait quoi qui nous fait, bœufs et cons, continuer à cheminer dans l’obscurité du jour…
De l’attention . – Si le monde, la vie, les gens – si tout le tremblement te semble parfois absurde, c’est que tu n’as pas bien regardé le monde, et la vie dans le monde, et que tu n’as pas assez aimé les gens dans ta vie, alors laisse-toi retourner comme un gant et regarde, maintenant, regarde cela simplement qui te regarde dans le monde, la vie et les gens…
Image : Albrecht Dürer
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Lettre de Richard Dindo
À propos du carnaval de Venise, de L'Enfant prodigue et de l'indiscrétion redoutable de JLK...À La Désirade, ce mardi 8 mars. – Je reçois ce main cette lettre de mon ami le cinéaste Richard Dindo, dont j’aime tant le franc-parler de sale gueule. Je ne sais si j’arriverai, un jour, à lui arracher tout ou partie de son journal intime de bientôt 15.000 pages, intitulé Livre des coïncidences et qui doit contenir des morceaux d’un immense intérêt documentaire sur l’humanité et d’une extrême liberté, comme je le connais, sûrement aussi libres que celles d'un Paul Léautaud (l’un de ses modèles en littérature) ou de Casanova (l’un de ses modèles de séducteur dont nous tenons nos filles éloignées tant que faire se peut), je sais qu’il se méfie de moi et ne me laissera jamais seul à proximité de ses papiers, mais voici du moins ça de pris dans l’immédiat:
«Cher ami, dans deux heures je prends l’avion pour Zurich et Paris. Je viens de passer 8 jours au carnaval de Venise, dont deux soirées de bals masqués, j’étais censé capter des images en pensant à Vivaldi, sur lequel je prépare un film, mais comme tu me connais, je ne pensais qu’aux femmes. Toute ma vie j’ai eu envie de participer à des bals masqués au carnaval de Venise. Au premier j’ai rencontré un groupe de trois Brésiliennes bien charmantes qui m’appelaient Riccardo, puisque c’est mon vrai nom, au second un couple de mère et de fille d’Angleterre. A chaque fois, ne pouvant me décider pour l’une d’elles, j’ai fini sur mes fesses en les ratant toutes. Te connaissant je ne pourrai t’envoyer mon Journal pour te raconter tout cela plus précisément.
Entretemps, dans ma chambre d’hôtel, j’ai lu ton dernier livre que j’ai trouvé épatant, dès le départ, avec les citations de Baudelaire, de Proust et de Rimbaud, mes frères et mes maîtres. Les premières pages sont splendides. Ca commence justement d’une manière très... proustienne - ta «manie de tout expliquer» que je connais bien et qui me crée actuellement des problèmes avec une jeune femme de Milan qui n’aime pas elle non plus qu’on lui explique « tout », tout en prétendant qu’elle est très « claire » elle-même, alors que je la trouve bien confuse, me concernant.
J’aime aussi ce que tu dis sur « les odeurs » et puis sur « l’image dans le miroir ». Là, d’où je t’écris, dans ma chambre d’hôtel, je suis assis en face d’un miroir justement. Comme il n’y a pas beaucoup de lumière, je trouve ma tête pour une fois pas si mauvaise que cela et je dis qu’à mon âge j’aurais encore la gueule à séduire des jeunes femmes. Mais va leur expliquer cela. Faut que je monte rapidement la barre un peu plus haut, disons vers un âge autour de 5O ans, là, tout me deviendra de nouveau possible. Je l’ai vu avec les Anglaises : d’abord la mère me plaisait plus que la fille, alors que c’était la fille qui avait l’air de s’intéresser à moi. A un moment elle a enlevé son masque de carnaval qui couvrait la moitié de son visage pour me montrer la moitié cachée, ce que j’ai considéré comme “une invitation”. Mais comme je suis Alémaniaque, je n’osais draguer la fille sous les yeux de la mère, non pas par gêne ou timidité, mais par moralisme, alors qu’à ce moment-là la mère avait l’air de vouloir me « laisser » sa fille et se « sacrifier » en quelque sorte. Ensuite, quand j’ai commencé à m’approcher de la fille, c’est la mère qui s’est soudain intéressée à moi et c’est la fille qui a laissé la place à la mère. Mais là, la fille, avec son sourire radieux, me plaisait déjà énormément. Bref, à la fin, je me suis retrouvé seul sur mes fesses dans les ruelles pour une fois vides de Venise, puisqu’il était 3 heures du matin.
Pour revenir à ton livre, j’ai aimé comme tu parles de la mer. Je n’aime moi que la mer. Les montagnes et les lacs m’ont toujours ennuyé. Je ne me rappelle pas avoir jamais filmé une montagne, par contre la mer souvent. La mer est la seule, la plus grande métaphore. J’aime évidemment tout ce que tu as écris sur notre génération de rebelles. Actuellement nous aimons les rebelles de la Lybie. Emouvant ton souvenir de Pilou. Les biographies des poètes et des écrivains sont parsemées de morts et d’absents. Presque chaque poète et écrivain est orphelin dès son enfance, sinon de l’un de ses parents, au moins d’un petit copain ou d’une copine d’enfance. J’aime comment tu parles de « tes » femmes, de Galia surtout et de Ludmila. Et j’ai adoré ce que tu appelles si joliment « l’émouvante beauté ». Belles images aussi de ta mère «traversant la Rue Centrale» de ton bled que tu ne nommes pas. Et puis, évidemment, tout ce que tu dis «des enfants», de tes enfants. C’est un bien beau livre, peut-être ton plus beau. Voilà, en quelques mots. T’embrasse fraternellement. Dindo.
Si d’aventure tu me fous sur tes pages Internet sans ma permission, corrige au moins mes fautes de français... » -
Un voyage dans le voyage
Lecture de rando. Découverte des Chroniques de l'Occident nomade d'Aude Seigne. Des aléas de l'écriture en compartiment ferroviaire connecté, et de la décision d'y renoncer...
Dans l’Intercity de Winterthour, ce 4 mars à midi. – J’avais besoin de partir ce matin, afin de lire et d’écrire en changeant de point de vue, mais j’hésitais sur la destination, finalement choisie en fonction de l’appareillage de nos trains en matière de connexion à l’Internet, parfaite sur l’Intercity de Lausanne à Saint-Gall, qui va donc m’amener à Winterthour où je profiterai de voir un peu de bonne peinture. Pour l’instant, cependant, c’est à lire les Chroniques de l’Occident nomade que je vais me consacrer dans mon petit scriptorium ferroviaire où je suis seul et bien concentré tandis que défile le terne paysage du plateau suisse en hibernation.
C’est une fois de plus un voyage dans le voyage que j’amorce donc en me rappelant ma virée récente en Toscane où je lisais Voyage en Italie de Guido Ceronetti dans ma carrée de voyageur de commerce de Chiusi, surplombant la piazza Dante, en attendant de rencontrer le Maestro le lendemain, avec ma chère amie la Professorella; et en fin de soirée, après un risotto à la moelle à La Punta voisine, je me saoulai d’imbécillité télévisuelle sur Rai Uno…°°°
Le petit livre d’Aude Seigne est un régal de chaque phrase. Il y a là, immédiatement, un regard et une plume, un rythme et une façon de moduler la phrase, brève et nécessaire à tout coup, qui me touche presque physiquement. C’est épatant.
Or ça commence par un bon commencement : «Comment cela a-t-il commencé au juste ? Pourquoi ce mouvement tout à coup, ces ailleurs, ces hommes ? Est-ce que j’écris sur les voyages ? Est-ce que j’écris sur l’amour ? Difficile à dire. Au début, je vois un ferry qui arrive en Grèce un matin de juillet. J’ai 15 ans. Je me couche un soir sur le pont à Brindisi. J’ai 15 ans. Je vois mes compagnons de voyage dérouler un fin matelas de camping sur le pont crasseux. Il n’y a pas un mètre carré de libre, il faut enjamber ces îles humaines comme on traverserait une rivière au lit peu marqué. J’entends d’ici la réaction petite bourgeoise qui crie en moi. Mais on ne va pas dormir ici quand même ? Je me réveille plus tôt que je ne le fais jamais par moi-même parce que j’étouffe de chaleur. Il à peine 7 heures mais le soleil semble déjà se diriger vers nous de tous les horizons à la fois. »
Voilà, me dis-je subito: voilà un écrivain. Et tout me le confirme au fur et à mesure des pages tournées: voilà un nouvel écrivain de trempe. Cette Aude a la papatte : cela saute aux yeux. Mais il n’y a pas que ça: ses récits, moins ciselés que ceux de Bouvier, mais qui font souvent allusion à celui-ci, et qui en partagent le sens des mots et le bonheur, la juste saisie des choses et des situations, et l’art de les restituer dans une coulée tressée, si j’ose dire, sont déjà d’une rare maîtrise et d’une étonnante densité.En lisant ce qu’elle raconte de la Grèce, et de l’île d’Ios plus précisément, je me retrouve sur la même île à son âge, en tendre trio dans le vent du soir aux tables de la plus haute terrasse, à boire de la retsina avant de rejoindre le fruste palace de la vieille Maria nous logeant dans sa propre chambre à coucher au grand lit de bois solennel et nous ramenant le matin des figues de Barbarie de son lointain jardinet - et cette façon, de la jeune Aude, de mêler ses pérégrinations et ses amours, lieux et caresses, douceur et douleurs, me touche par sa sincérité et m’épate par son impudique pudeur et sa délicatesse, me rappelant tant de choses vécues alors dans notre propre intimité de jeunes gens simples et compliqués...
°°°Mon idée était aussi de faire escale aujourd’hui à la vieille piscine municipale de Zurich pour y brasser une vingtaine de bassins, mais des clous: je tombe sur une installation à la Christo, la Hallenbad disparaissant sous une espèce de fin filet à travers lequel on entrevoit une foule d’ouvriers en pleins travaux de réfection, lesquels me font enrager tant j’exècre tout le rénové propre-en-ordre qui sévit dans ce foutu pays et que je retrouve évidemment, peu après, sur le dallage accablant de la Bahnhofstrasse - l’avenue la plus chère du monde dit-on – où je croise plus d’homme d’affaires qu’il n’y en a dans le désert de Lybie et que symbolisent, pénétrant dans un énorme 4x4 argenté, ce colosse basané à gueule de parrain levantin en costar anthracite et chemise indigo, flanqué d’un garde du corps non moins écrasant de dégaine mais sans un gramme de lard, à mâchoire de tueur, chemise mauve et gourmette de mac. Puis à mes yeux pire que ceux-là : les essaims de banquiers sans visages de tous grades qui se pressent le long des vitrines accablées de grandes marques.
Sur quoi me voici réfugié dans un bar louche du Niederdorf, quartier jadis mal famé qui lui aussi a bien changé, à lire Aude Seigne le front coloré par les lueurs mouvantes d’un grand aquarium - Aude qui évoque les dimanches du voyage.Alors le dimanche d’Aude de me rappeler mon dimanche de l’autre semaine à Chiusi, Toscane, quand, après avoir marché dans la rue absolument vide, j’ai débouché sur cette usine de brique couleur brique, démolie et belle en somme comme un dimanche matin de messe ou de lendemain d'amour.
Donc Aude Seigne écrit : « Arriver dans une nouvelle ville un dimanche, c’est en quelque sorte voir la ville comme un fantôme, la contempler dans sa nudité, son dépouillement, comme on traverserait un décor de cinéma avant que les acteurs y jouent, Là aussi la récurrence fait son travail signifiant. Je suis arrivée à Kiev, à Eger, à Trieste des dimanches. Toujours cette même peur un peu vaine, la respiration retenue. L’impression d’ête tout entière un œil écarquillé. La sensation de ne pas être encore là, et qu’on sera miraculeusement là quand le lundi commencera. L’illusion si forte que chaque geste, même accompli pour la première fois, pourrait être une habitude. Un dimanche matin dans les rues d’Urbino. Pourquoi étais-je venue à Urbino ? Pour une raison obscure »…°°°
Et pourquoi ne suis-je jamais allé à Urbino, alors que ce seul nom m’attirait, également avivé par le souvenir de la Vénus d’Urbino qu’évoque Aude en précisant que ce seul nom suggère, et pas qu’à cause du Titien, «trop de douceur pour ne pas faire de cette ville un nid de merveilles inconnues ».
Aude Seigne circule dans l’espace et le temps avec une grâce que n’a pas tout à fait Matthias Zschokke dans ses Circulations, mais ce dernier livre marque un peu plus, me semble-t-il, que celui de la jeune voyageuse, par ce qu’on pourrait dire sa tonne, sa résonance physique et psychique, son épaisseur sourde et parfois lourde, inimaginable évidemment chez une pérégrine de vingt ou trente ans.
Mais l’incision verbale d’Aude, la relation extraordinairement vive et précise, sensible et sensuelle qu’elle entretient avec le langage et chaque mot, dans notre langue et pas dans une langue traduite, laisse attendre énormément de ce nouvel écrivain, qui nous donne déjà de merveilleuses pages d’une prose sans pareille même si elle évoque à la fois Bouvier et Charles-Albert Cingria. Les poissons exotiques auxquels j’explique cela par mimiques sont eux aussi médusés.°°°
On trouve à Winterhour une auberge dans laquelle il est possible de commander une cinquantaine de variantes de röstis, ces galettes de pommes de terre aplaties qui caractérisent la Suisse alémanique au point qu’on parle d’un «rideau de röstis», prononcer « reuchtis », pour désigner le fossé (croissant à vrai dire) séparant la Suisse allemande de la Suisse romande. Mais cette fois, non: point de röstis, merci, car ce soir les Alémaniques, que mon ami le cinéaste Richard Dindo appelle les Alémaniaques, m’énervent.
Après l’épisode frustrant de Zurich, et pestant de ne plus pouvoir connecter mon laptop dans le train, j’arrive en effet trop tard à Winterhour pour monter au Römerholz, fabuleuse collection de peinture des hauts forestiers de la ville, pour y voir tranquillement la grand expo consacrée à Camille Corot, peintre que j’aime entre tous, autant que Titien - plus peut-être que Titien. C'est ainsi que je me suis replié, avec Aude, dans un restau italien à l’enseigne du Molino, où je me canonne au Canonnau sicilien avant de commander un risotto à la rucola, tout en devisant au téléphone avec Michel Boujut qui se dit content de mon portrait de lui, dans 24Heures, et avec lequel nous parlons un bon moment des raisons de ne pas désespérer de ce fichu monde; il est en outre en train de lire L’Enfant prodigue et me dit y trouver des souvenirs communs, du Lausanne des années 60, et du coup je me rappelle les cinémas qu’il a dû fréquenter alors, le Bio où se massait toute une bruyante jeunesse avide de westerns, le Colisée où j’étais placeur et où j’ai donc vu Juliette de esprits 33 fois, le Bourg où nous avons vu Cendres et diamants de Wajda et tant de chefs-d’œuvre dits « d’art et d’essai », j’en passe pour revenir à Aude qui débarque maintenant à Cracovie, me rappelant du coup le Café Florianska et le cabaret souterrain de la grande place…°°°
Aude avait vingt ans et des poussières quand elle a visité Auschwitz, avec le même sentiment de gêne, que j’ai éprouvé à mes vingt ans, à l’idée qu’on « doit » le faire et la même impression d’accablement physique et métapsychique, sans doute aussi métaphysique, nous venant à constater que ces baraques, ces visages défilant sur les murs, ces tas de cheveux ou de prothèses, ce ciel en dessus, ces visiteurs, ce silence, ce bruit, ces saucisses grillées, tout ça fait partie de notre putain d’espèce. Je dois avoir quarante ans de plus qu’Aude - p’tain elle pourrait presque être ma petite-fille -, et la voilà qui affirme qu’elle a eu «une véritable histoire d’amour avec Cracovie » où je me revois sur les traces de Witkiewicz et de Czapski en diverses compagnies amoureuses ou amies…
Aude Seigne écrit donc ceci : « À Cracovie, j’étais arrivée à l’aube. J’avais marché une heure dans des rues froides, grises et brumeuses, c’est-à-dire parfaites car c’était exactement ainsi que je m’imaginais une ville polonaise. Plusieurs heures plus tard, lorsque je connaissais déjà la ville à vide, une boulangerie bénie servait des pâtisseries feuilletées en forme d’étoile de David. J’avais marché tout le dimanche, j’avais connu une véritable hustoire d’amour avec Cracovie vide, grise et froide tout un dimanche. J’étais entrée dans cette librairie d’occasion comme un point d’éternité. La vie superbe. L’instant était là, parfait, uni, tremblant ».°°°
Dans l’Intercity du retour, en fin de soirée, j’ai constaté que mon laptop se bloquait dépicément à chaque fois que j’essayais de rétablir ma connexion avec la galaxie internautique, mais tout en pestant, achevant en outre la lecture des Chroniques de l'Occident nomade, j’ai commencé de prêter l’oreille à la conversation de trois invisibles voisins, dans le compartiment d’à côté : un Japonais d’une vingtaine d’années, un Inca un peu plus âgé que j’avais déjà remarqué pour son magnifique profil, quand ils étaient arrivés, et un troisième lascar de type indéterminé mais parlant le français avec un accent peut-être espagnol.
Or celui-ci, durant une longue séquence entrecoupée d’éclats de rire, m’a beaucoup intéressé et amusé par sa façon d’essayer d’expliquer en anglais ce que signifie, en français, l’expression rire jaune.Du même coup je me suis dit : stupide qui écris dans le train, alors que c’est écouter qu’il faut, regarder tes semblables, capter comme le font Bouvier et Vernet à journée faite ou la jeune Aude qui te donne une belle leçon page 73 de son livre: « Comment aller à la rencontre de l’autre ? C’est la question de l’amour, de l’amitié, c’est aussi la question des voyages. Et parfois la réponse est décevante. »
Elle est alors à Jasalmer, Rajasthan, et elle constate que les jeunes gens qu’il y a là la voient comme une créature sexy de MTV, s’étonnant qu’elle ne soit pas habillée comme une fille de pub occidentale. «Ce qu’ils ne savent pas, c’est que ces images sont aussi irréelles pour nous que pour eux », commente-t-elle alors en évoquant les images d’un Occident trop affriolant. Puis elle raconte sa nuit dans le désert avec le jeune Moka qui vient de se marier mais ne voit sa femme qu’un mois par an, un collègue de celui-ci et son amie Helen qui lui murmure qu’elles sont tout de même inconscientes de se promener ainsi en plein désert avec deux inconnus. Alors Aude d’invoquer le « rapport humain pur» avant de rapporter une amicale conversation nocturne où le « rire jaune » n’est pas de mise…°°°
Enfin ma décision solennelle est prise ce soir: je n’écrirai plus dans les compartiments connectés des trains suisses. Je vais m’en tenir à mes carnets comme lorsque j’avais l’âge d’Aude Seigne. Tout à l’heure je vais balancer cette relation d’un voyage dans l’autre sur mon blog, puis sur Facebook. Depuis hier Aude Seigne est mon «amie» sur Facebook, numéro 1499. Je vais m’efforcer de limiter le nombre de mes amis à ce chiffre. 1500 amis est un peu excessif. Pas crédible, me semble-t-il. Non : 1499 me semble plus juste. Et j’aime bien que la jeune Aude soit, à son corps défendant, la gardienne de ce seuil…
Aude Seigne. Chroniques de l’Occident nomade. Editions Paulette, 132p. -
Ceux qui restent lucides
Celui qui se garde de prononcer le mot de révolution en vain / Celle qui ne s’est jamais laissé griser par la rhétorique des démagos / Ceux qui ne croient qu’à ce qui se fait / Celui que sa clairvoyance fait toujours passer pour un rabat-joie / Celle qui agace tout le monde mais que tout le monde écoute / Ceux qui n’en ont rien à cirer en dépit de leurs chaussures étincelantes de marcheurs de la paix roulant Méphisto / Celui qui se dit l’ami du peuple tunisien pour se faire bien voir / Celle qui promet de se rendre sur le terrain de Lampedusa pour montrer à ses électrices et ses électriciens combien elle anticipe le déferlement des hordes au niveau des sondages / Ceux qui annonçaient l’invasion des barbares de l’Est en 1989 et déclarent aujourd’hui que la barque est pleine et qu’il faut verrouiller les frontières du sud à cause des basanés qui vont venir nous prendre nos places de chômeuses et de chômeurs et nos filles / Celui qui prétend révolutionner l’esprit du Carnaval avec ses canons à confettis / Celle qui dit c bien joli les confettis mais on préférerait des centimes d'euros / Ceux qui se sont mariés à Eurodisney pour montrer à leurs familles par alliance qu’ils gardent leur esprit Mickey / Celui que l’infantilisme de l’époque fait prôner la lecture de Tertullien et du Bernanos le plus roide / Celle qui a jeté sa tenue de Minnie aux orties / Ceux dont le plus beau souvenir d’enfance est l’incendie de la forêt dans Bambi à cause que ce con chie de trac et malgré qu’on sait qu’y cramera même pas / Celui dont l’esprit d’enfance a fait un ogre à becs / Celle qui a toujours trouvé l’esprit de groupe un peu dégoûtant surtout les assemblées de prière commune où ce qu’on avoue ses péchés mouillés / Ceux qui considèrent que l’enfance de l’art consiste à bien sucer l’orteil majeur de Maman / Celui qui a cessé de sucer Maman quand Papa lui a dit voici fils ton bâton de réglisse / Celle qui trouve les échangistes belges plus cool que les unionistes irlandais / Ceux qui savent de source philologique sûre que l’éternuement est plus agréable au Seigneur que le bâillement / Celui qui prétend que le niveau de l’art a baissé depuis l’éradication des maladies de Vénus / Celle qui sort nue sous sa chaude pelisse / Ceux qui aspirent à la vérolution sans l’avouer chez Ruquier / Celui qui fait la vaisselle selon les préceptes du vieux Stéphane Hessel recommandant de s’engager ma doué / Celui qui se tape une Sauerkraut avec Finkielkraut / Celle qui danse la Carmagnole avec les souris baltes / Ceux qui aiment Cracovie que les Polacs appellent Krakow et les Boches Krakau / Celui qui était à Kairouan le soir où Bourguiba est sorti de l’hosto pour parler à ses enfants à la télé alors que lui ses enfants n’étaient pas nés eh, eh / Celle qui pouffe avec Nejma derrière le moucharabieh ah, ah / Ceux qui évoquent la « rue arabe » avec le même air au parfum qu’ils avaient pour les filles de la Porte Saint-Denis quand elles battaient le pavé parisien / Celui qui avait ses habitude rue d’Odessa du temps du Cheikh Moussa fort apprécié des proustiens comme ça / Celle qui prétend avoir eu un Rapport avec la cheffe des fidèles au Raïs mais c'est du charre lesbien / Ceux qui disent aimer leur prochain en attendant la prochaine déception, etc.
Image : Philip Seelen -
Pasolini et les fils
A en croire Pasolini, l’un des thèmes les plus mystérieux de la tragédie grecque est la prédestination des fils à payer les fautes des pères. Il n’importe pas que ceux-ci soient coupables ou innocents: les fils subiront la fatalité des crimes de leurs pères. La chose lui a longtemps paru absurde, puis il y a trouvé lui-même un fondement de vérité à l’observation de la société actuelle, dont la jeunesse lui paraît, à l’opposé des images conventionnelles, une sorte de vaste secte se reconnaissant aux mêmes postures et aux mêmes vêtements, au même jargon vague et au même regard terni, comme vidé de toute flamme personnelle.
“Après avoir élevé des barrières tendant à reléguer les pères dans un ghetto, écrit Pasolini, ils se sont trouvés enfermés dans le ghetto opposé”, Grégaires comme on ne le fut jamais, parce que s’identifiant à des modèles standardisé, les jeunes seraient selon lui à la merci de leurs pulsions autant que des abstractions de l’idéologie, déracinés, trop impatients ou trop soumis, trop conformistes ou trop arrogants. Surtout, écrit Pasolini: “Ils sont l’ambiguïté faite chair”. Pour eux, l’intégration ne serait plus un problème d’éthique mais un simple “arrangement”. Leur révolte tendrait à se codifier jusqu’à la normalisation, et leur refus de toute forme aboutirait à la dissolution de toute individualité affirmée...