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Des voix dans la nuit

 

GrossmanD.jpgOn entre dans le dernier roman de David Grossman, Une femme fuyant l'annonce, comme dans un labyrinthe nocturne dans lequel s'entrecroisent les voix de trois jeunes gens menacés par la maladie et la guerre. Ces séquences d'une sorte de théâtre de la mémoire sont datées 1967, où apparaissent les protagonistes du roman: Ora, Avram et Ilan.

Or, m'engageant dans cette lecture lente et fascinante par son imprégnation intime, je viens de retrouver cette lettre bouleversante adressée par l'écrivain à son fils défunt, tué en août 2006 sur le front de la sale guerre  au Liban.

 

"Notre famille a perdu la guerre"

par David Grossman

 

Grossman5.JPGMon cher Uri,

 

Voilà trois jours que presque chacune de nos pensées commence par une

négation. Il ne viendra plus, nous ne parlerons plus, nous ne rirons plus.

Il ne sera plus là, ce garçon au regard ironique et à l'extraordinaire sens

de l'humour. Il ne sera plus là, le jeune homme à la sagesse bien plus

profonde qu'elle ne l'est à cet âge, au sourire chaleureux, à l'appétit

plein de santé. Elle ne sera plus, cette rare combinaison de détermination

et de délicatesse. Absents désormais, son bon sens et son bon coeur.

 

Nous n'aurons plus l'infinie tendresse d'Uri, et la tranquillité avec

laquelle il apaisait toutes les tempêtes. Nous ne regarderons plus ensemble

les Simpson ou Seinfeld, nous n'écouterons plus avec toi Johnny Cash et nous

ne sentirons plus ton étreinte forte. Nous ne te verrons plus marcher et

parler avec ton frère aîné Yonatan en gesticulant avec fougue, et nous ne te

verrons plus embrasser ta petite soeur Ruti que tu aimais tant.

 

Uri, mon amour, pendant toute ta brève existence, nous avons tous appris de

toi. De ta force et de ta détermination à suivre ta voie, même sans

possibilité de réussite. Nous avons suivi, stupéfaits, ta lutte pour être

admis à la formation des chefs de char. Tu n'as pas cédé à l'avis de tes

supérieurs, car tu savais pouvoir faire un bon chef et tu n'étais pas

disposé à donner moins que ce dont tu étais capable. Et quand tu y es

arrivé, j'ai pensé : voilà un garçon qui connaît de manière si simple et si

lucide ses possibilités. Sans prétention, sans arrogance. Qui ne se laisse

pas influencer par ce que les autres disent de lui. Qui trouve la force en

lui-même.

 

Depuis ton enfance, tu étais déjà comme ça. Tu vivais en harmonie avec

toi-même et avec ceux qui t'entouraient. Tu savais quelle était ta place, tu

étais conscient d'être aimé, tu connaissais tes limites et tes vertus. Et en

vérité, après avoir fait plier toute l'armée et avoir été nommé chef de

char, il est apparu clairement quel type de chef et d'homme tu étais. Et

aujourd'hui, nous écoutons tes amis et tes soldats parler du chef et de

l'ami, celui qui se levait le premier pour tout organiser et qui n'allait se

coucher que quand les autres dormaient déjà.

 

Et hier, à minuit, j'ai contemplé la maison, qui était plutôt en désordre

après que des centaines de personnes étaient venues nous rendre visite pour

nous consoler, et j'ai dit : il faudrait qu'Uri soit là pour nous aider à

ranger.

 

Tu étais le gauchiste de ton bataillon, mais tu étais respecté, parce que tu

restais sur tes positions sans renoncer à aucun de tes devoirs militaires.

Je me souviens que tu m'avais expliqué ta "politique des barrages

militaires", parce que toi aussi, tu y avais passé pas mal de temps, sur ces

barrages. Tu disais que s'il y avait un enfant dans la voiture que tu venais

d'arrêter, tu cherchais avant tout à le tranquilliser et à le faire rire. Et

tu te rappelais ce garçonnet plus ou moins de l'âge de Ruti, et la peur que

tu lui faisais, et combien il te détestait, avec raison. Pourtant tu faisais

ton possible pour lui rendre plus facile ce moment terrible, tout en

accomplissant ton devoir, sans compromis.

 

Quand tu es parti pour le Liban, ta mère a dit que la chose qu'elle

redoutait le plus c'était ton "syndrome d'Elifelet". Nous avions très peur

que, comme l'Elifelet de la chanson, tu te précipites au milieu de la

mitraille pour sauver un blessé, que tu sois le premier à te porter

volontaire pour le

réapprovisionnement-des-munitions-épuisées-depuis-longtemps. Et que là-haut,

au Liban, dans cette guerre si dure, tu ne te comportes comme tu l'avais

fait toute ta vie, à la maison, à l'école et au service militaire, proposant

de renoncer à une permission parce qu'un autre soldat en avait plus besoin

que toi, ou parce que tel autre avait chez lui une situation plus difficile.

 

Tu étais pour moi un fils et un ami. Et c'était la même chose pour ta maman.

Notre âme est liée à la tienne. Tu vivais en paix avec toi-même, tu étais de

ces personnes auprès de qui il fait bon être. Je ne suis même pas capable de

dire à haute voix à quel point tu étais pour moi "quelqu'un avec qui courir"

(titre d'un des derniers romans de ).

 

Chaque fois que tu rentrais en permission, tu disais : viens, papa, qu'on

parle. Habituellement, nous allions nous asseoir et discuter dans un

restaurant. Tu me racontais tellement de choses, Uri, et j'étais fier

d'avoir l'honneur d'être ton confident, que quelqu'un comme toi m'ait

choisi.

 

Je me souviens de ton incertitude, une fois, à l'idée de punir un soldat qui

avait enfreint la discipline. Combien tu as souffert parce que cette

décision allait mettre en rage ceux qui étaient sous tes ordres et les

autres chefs, bien plus indulgents que toi devant certaines infractions.

Punir ce soldat t'a effectivement coûté beaucoup du point de vue des

rapports humains, mais cet épisode précis s'est ensuite transformé en l'une

des histoires cardinales de l'ensemble du bataillon, établissant certaines

normes de comportement et de respect des règles. Et lors de ta dernière

permission, tu m'as raconté, avec une fierté timide, que le commandant du

bataillon, pendant une conversation avec quelques officiers nouvellement

arrivés, avait cité ta décision en exemple de comportement juste de la part

d'un chef.

 

Tu as illuminé notre vie, Uri. Ta mère et moi, nous t'avons élevé avec

amour. C'était si facile de t'aimer de tout notre coeur, et je sais que toi

aussi tu étais bien. Que ta courte vie a été belle. J'espère avoir été un

père digne d'un fils tel que toi. Mais je sais qu'être le fils de Michal

l'épouse de veut dire grandir avec une générosité, une grâce et un amour

infini, et tu as reçu tout cela. Tu l'as reçu en abondance et tu as su

l'apprécier, tu as su remercier, et rien de ce que tu as reçu n'était un dû

à tes yeux.

 

En ces moments, je ne dirai rien de la guerre dans laquelle tu as été tué.

Nous, notre famille, nous l'avons déjà perdue. Israël, à présent, va faire

son examen de conscience, et nous nous renfermerons dans notre douleur,

entourés de nos bons amis, abrités par l'amour immense de tant de gens que

pour la plupart nous ne connaissons pas, et que je remercie pour leur

soutien illimité.

 

Je voudrais tant que nous sachions nous donner les uns aux autres cet amour

et cette solidarité à d'autres moments aussi. Telle est peut-être notre

ressource nationale la plus particulière. C'est là notre grande richesse

naturelle. Je voudrais tant que nous puissions nous montrer plus sensibles

les uns envers les autres. Que nous puissions nous délivrer de la violence

et de l'inimitié qui se sont infiltrées si profondément dans tous les

aspects de nos vies. Que nous sachions nous raviser et nous sauver

maintenant, juste au dernier moment, car des temps très durs nous attendent.

 

Je voudrais dire encore quelques mots. Uri était un garçon très israélien.

Son nom même est très israélien et hébreu. Uri était un condensé de

l'israélianité telle que j'aimerais la voir. Celle qui est désormais presque

oubliée. Qui est souvent considérée comme une sorte de curiosité.

 

Parfois, en le regardant, je pensais que c'était un jeune homme un peu

anachronique. Lui, Yonatan et Ruti. Des enfants des années 1950. Uri, avec

son honnêteté totale et sa façon d'assumer la responsabilité de tout ce qui

se passait autour de lui. Uri, toujours "en première ligne", sur qui on

pouvait compter. Uri avec sa profonde sensibilité envers toutes les

souffrances, tous les torts. Et capable de compassion. Ce mot me faisait

penser à lui chaque fois qu'il me venait à l'esprit.

 

C'était un garçon qui avait des valeurs, terme tant galvaudé et tourné en

dérision ces dernières années. Car dans notre monde dément, cruel et

cynique, il n'est pas "cool" d'avoir des valeurs. Ou d'être humaniste. Ou

sensible à la détresse d'autrui, même si autrui est ton ennemi sur le champ

de bataille.

 

Mais j'ai appris d'Uri que l'on peut et l'on doit être tout cela à la fois.

Que nous devons certes nous défendre. Mais ceci dans les deux sens :

défendre nos vies, mais aussi s'obstiner à protéger notre âme, s'obstiner à

la préserver de la tentation de la force et des pensées simplistes, de la

défiguration du cynisme, de la contamination du coeur et du mépris de

l'individu qui sont la vraie, grande malédiction de ceux qui vivent dans une

zone de tragédie comme la nôtre.

 

Uri avait simplement le courage d'être lui-même, toujours, quelle que soit

la situation, de trouver sa voix précise en tout ce qu'il disait et faisait,

et c'est ce qui le protégeait de la contamination, de la défiguration et de

la dégradation de l'âme.

 

Uri était aussi un garçon amusant, d'une drôlerie et d'une sagacité

incroyables, et il est impossible de parler de lui sans raconter certaines

de ses "trouvailles". Par exemple, quand il avait 13 ans, je lui dis :

imagine que toi et tes enfants puissiez un jour aller dans l'espace comme

aujourd'hui nous allons en Europe. Il me répondit en souriant : "L'espace ne

m'attire pas tellement, on trouve tout sur la Terre."

 

Une autre fois, en voiture, Michal et moi parlions d'un nouveau livre qui

avait suscité un grand intérêt et nous citions des écrivains et des

critiques. Uri, qui devait avoir neuf ans, nous interpella de la banquette

arrière : "Eh les élitistes, je vous prie de noter que vous avez derrière

vous un simplet qui ne comprend rien à ce que vous dites !"

 

Ou par exemple, Uri qui aimait beaucoup les figues, tenant une figue sèche à

la main : "Dis papa, les figues sèches c'est celles qui ont commis un péché

dans leur vie antérieure ?"

 

Ou encore, une fois que j'hésitais à accepter une invitation au Japon :

"Comment pourrais-tu refuser ? Tu sais ce que ça veut dire d'habiter le seul

pays où il n'y a pas de touristes japonais ?"

 

Chers amis, dans la nuit de samedi à dimanche à trois heures moins vingt, on

a sonné à notre porte et dans l'interphone et un officier s'est annoncé. Je

suis allé ouvrir et j'ai pensé ça y est : la vie est finie.

 

Mais cinq heures après, quand Michal et moi sommes rentrés dans la chambre

de Ruti et l'avons réveillée pour lui donner la terrible nouvelle, Ruti,

après les premières larmes, a dit : "Mais nous vivrons n'est-ce pas ? Nous

vivrons et nous nous promènerons comme avant. Je veux continuer à chanter

dans la chorale, à rire comme toujours, à apprendre à jouer de la guitare."

Nous l'avons étreinte et nous lui avons dit que nous allions vivre et Ruti a

dit aussi : "Quel trio extraordinaire nous étions Yonatan, Uri et moi."

 

Et c'est vrai que vous êtes extraordinaires. Yonatan, toi et Uri vous

n'étiez pas seulement frères, mais amis de coeur et d'âme. Vous aviez un

monde à vous, un langage à vous et un humour à vous. Ruti, Uri t'aimait de

toute son âme. Avec quelle tendresse il s'adressait à toi. Je me rappelle

son dernier coup de téléphone, après avoir exprimé son bonheur qu'un

cessez-le-feu ait été proclamé par l'ONU, il a insisté pour te parler. Et tu

as pleuré, après. Comme si tu savais déjà.

 

Notre vie n'est pas finie. Nous avons seulement subi un coup très dur. Nous

trouverons la force pour le supporter, en nous-mêmes, dans le fait d'être

ensemble, moi, Michal et nos enfants et aussi le grand-père et les

grands-mères qui aimaient Uri de tout leur coeur - ils l'appelaient Neshumeh

(ma petite âme) - et les oncles, tantes et cousins, et ses nombreux amis de

l'école et de l'armée qui nous suivent avec appréhension et affection.

 

Et nous trouverons la force aussi dans Uri. Il possédait des forces qui nous

suffiront pour de nombreuses années. La lumière qu'il projetait - de vie, de

vigueur, d'innocence et d'amour - était si intense qu'elle continuera à nous

éclairer même après que l'astre qui la produisait s'est éteint. Notre amour,

nous avons eu le grand privilège d'être avec toi, merci pour chaque moment

où tu as été avec nous.

 

Papa, maman, Yonatan et Ruti.

 

 

Auteur d'une douzaine de romans traduits dans le monde entier, David

Grossman est l'une des figures les plus marquantes de la littérature

israélienne.

 

Né à Jérusalem en 1954, David Grossman s'est rendu célèbre avec sa première oeuvre, Le Vent jaune, dans laquelle il décrivait les souffrances imposées par l'occupation militaire israélienne aux Palestiniens.

Quelques jours avant la mort de son fils, il avait lancé, avec les écrivains Amos Oz et A. B. Yehoshua, d'abord dans une tribune publiée par Haaretz,puis lors d'une conférence de presse, un appel au gouvernement israélien pour qu'il mette fin aux opérations militaires au Liban. Les trois hommes de lettres, considérés comme proches du "camp de la paix", avaient soutenu la riposte à l'attaque du Hezbollah, mais estimaient inutile l'extension de l'offensive décidée le 9 août.

 

Principaux ouvrages de David Grossman en français (tous publiés au Seuil) : J'écoute mon corps (2005) ; L'Enfant zigzag (2004) ; Quelqu'un avec qui courir (2003) ; Chroniques d'une paix différée (avec Jean-Luc Allouche, 2003) ; Tu seras mon couteau (2000) ; Voir ci-dessous amour (1991) ; Le Vent jaune (1988).

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