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Livre - Page 127

  • Reconnaissance à Dimitri

    Dimitri3.JPGVladimir Dimitrijevic, fondateur des éditions L’Age d’Homme, s’est tué sur une route de France.
    Une figure légendaire de l’édition littéraire européenne vient de disparaître en la personne de Vladimir Dimitrijevic, dont le van commercial est sorti de la route aux abords de Clamecy, dans la soirée du mardi 28 juin, percutant ensuite un autre véhicule et provoquant la mort immédiate du conducteur, seul à bord. Bien connu à Paris et dans les grandes foires du livre, de Francfort à Montréal, le directeur de L’Age d’Homme, âgé de 77 ans, avait fondé sa maison d’édition en 1966 et publié plus de 4000 titres.
    Mondialement connu pour son catalogue slave, établi avec la collaboration des professeurs Georges Nivat et Jacques Catteau, L’Age d’Homme avait également redimensionné l’édition romande. À côté de l’intégrale mythique du Journal intime d’Amiel et des Œuvres complètes de Charles-Albert Cingria, réunies par Pierre-Olivier Walzer, de nombreux auteurs contemporains y ont publié leurs ouvrages aux bons soins particuliers de Claude Frochaux. En outre, les collections de cinéma, sous la direction de Freddy Buache, de théâtre, de sciences humaines ou de spiritualité, entre autres domaines, ont souvent fait référence au-delà de nos frontières.

    Bien au-delà de l’aire romande, Vladimir Dimitrijevic n’eut de cesse de faire partager sa passion de jeunesse pour un titan de la littérature américaine, Thomas Wolfe. La révélation du bouleversant Vie et destin de Vassili Grossman, arrivée en Suisse sous la forme de microfilms miraculeusement sauvés, est également à son crédit. De la même façon, il alla jusqu’à hypothéquer sa maison de hauts de Lausanne afin de publier les « pavés » d’Alexandre Zinoviev, des Hauteurs béantes au mémorable Avenir radieux (prix Médicis 1976).

    Au nombre des auteurs «phares» vivants défendus par « Dimitri », comme tout le monde l’appelait, figurent en outre Georges Haldas au premier rang des écrivains romands, les Français Vladimir Volkoff ou Pierre Gripari, mais l’originalité de L’Age d’Homme a souvent consisté en découvertes dans les périphéries francophones de la Belgique ou du Québec.

    Dimitri7.JPGUn personnage à la Simenon

    La destinée de Vladimir Dimitrijevic, né en 1934 dans la Yougoslavie de Tito, est elle-même un fabuleux roman. Fils d’un artisan horloger-bijoutier jeté en prison en 1945, comme nombre de commerçants, le jeune Vladimir, fou de littérature et de football, fuira la conscription en 1954 pour débarquer en Suisse sous le faux nom d’un personnage de Simenon. Sous le titre d’Autobiographie d’un barbare, Dimitri a d’ailleurs raconté ses années d’enfance et de jeunesse hautes en couleurs en Macédoine puis à Belgrade, dans une série de propos recueillis par le soussigné : Personne déplacée. Arrivé en Suisse le 4 mars 1954 avec 12 dollars en poche, le jeune déserteur de l’armée du peuple devint libraire à Neuchâtel puis à Lausanne, chez Payot Bourg où son passage laisse un souvenir marquant.

    Dimitri.JPGUn homme de passions
    Impatient de combler les « vides » d’un catalogue selon son cœur, Vladimir Dimitrijevic, avec quelques amis et son épouse Geneviève, fonda L’Age d’Homme en 1966 et ne tarda pas à tisser des liens avec Paris, où il se rendait régulièrement avec « Algernon », sa camionnette d’éternel errant dans laquelle il serrait son sac de couchage, par mesure d’économie. Les rapports de Dimitri avec l’argent marquaient d’ailleurs une partie de sa légende, autant que ses positions idéologiques...
    Orthodoxe croyant et conservateur, Vladimir Dimitrijevic passa ainsi d’un anticommunisme résolu à un nationalisme serbe qui le rapprocha, dès la fin des années 1980, de ceux-là même qui avaient persécuté son père. Devenu l’éditeur des grands romans serbes historico-politiques de Dobritsa Tchossitch, futur président de la Serbie, en relation directe avec Slobodan Milosevic et même Radovan Karadzic, dont il publia les écrits, Dimitrijevic, et son «lieutenant» Slobodan Despot, animèrent un Institut serbe à vocation de propagande (ou de contre-propagande, selon leur dire) qui entacha durablement la réputation de L’Age d’Homme. Cela étant, l’héritage de cet éditeur sans pareil ne saurait se réduire à de tels choix, si discutables qu’ils aient pu être.

    Un être lumineux et complexe

    « La somme des instants où l’on sent les choses devenir sans poids et de la vie émaner un parfum constitue pour moi la preuve de la communion avec Dieu», nous disait Dimitri en 1986, lors de conversations dont il nous reste l’aura d’une présence sans pareille.

    Dimitri était un homme inspiré, proprement génial par moments, qui pouvait se montrer d’une extrême délicatesse de sentiments. Ses intuitions de lecteur étaient incomparables et ses curiosités inépuisables. Mais c’était aussi un «barbare», selon sa propre expression, qui ne savait pas «faire le beau».

    Malgré les services exceptionnels qu’il rendit à notre littérature et à notre vie culturelle, aucune reconnaissance publique ne lui a été manifestée. Or il ne s’en plaignait pas, n’ayant rien fait pour flatter. L’opprobre s’accentuant après ses prises de positions de patriote serbe, il sembla même s’en accommoder.

    En son antre du Métropole, à Lausanne, nous l’avons connu irradiant et fraternel, puis il s’est assombri. Les lendemains de la guerre en ex-Yougoslavie, la difficulté de survivre dans cet «empire du simulacre» qu’il fut des premiers à stigmatiser, la perte de l’être lumineux qui avait partagé tant d’années, l’obligation récente de quitter sa tanière tapissée d’icônes, le poids du monde, enfin, ont accentué la part d’ombre de cette personnalité à la Dostoïevski. Une personnalité complexe et parfois insaisissable, croyant jusqu’au fanatisme, tantôt avenant et tantôt impossible, terroriste ou bouleversant de douceur retrouvée.

    Un jour que Bernard Pivot, l’accueillant à Apostrophes, lui demandait ce qu’il espérait voir par-delà la mort, Dimitri le mystique lui répondit, devant le public médusé: la face de Dieu.

    «Ses» milliers de livres, sur nos murs, en sont comme le reflet, par-delà les eaux sombres de sa mort tragique.

    Dimitri70001.JPGVladimir Dimitrijevic. Personne déplacée. L’Age d’Homme. Poche suisse, réédité en 2010.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Témoignages des amis de Dimitri

     

    Olivier.JPGL’homme des frontières

    par Jean-Michel Olivier

    «Dimitri, c’était l’homme des passions partagées (les livres, le foot, indissociables). Des défis impossibles. Toute sa vie, il a traversé les frontières, bravé les interdits (esthétiques ou idéologiques) et brisé les murs de silence. Il avait de l’édition une vision mystique : il devait publier Haldas et Grossman, Corti et Cingria. Non seulement parce qu’il aimait leurs œuvres, mais parce que celles-ci devaient appartenir à tout le monde. Au genre humain, pourrait-on dire. C’était à la fois un passeur et un agitateur d’idées. Qui aimait être contredit et trouvait dans la discussion une vigueur, souvent teintée d’humour, qui stupéfiait ses interlocuteurs. Un homme d’une rare intelligence et d’une grande générosité. »

    Frochaux2.jpgClaude Frochaux

    Écrivain et éditeur à L’Age d’Homme.

    « Je connaissais Dimitri depuis cinquante ans. J’ai travaillé à ses côtés trente ans durant, de 1968 à 2001. Notre rencontre, fulgurante, fut celle de deux libraires. Mais immédiatement, nous avons pensé édition. Ensuite, avec son immense personnalité un brin écrasante, il a imposé une vision large qui manquait chez nous. Elle était fondée sur son amour de la littérature. Ce fut un passeur d’exception. Il m’a ouvert au monde. Son rayonnement dépasse de loin nos frontières. »

     

    Buache6.jpgFreddy Buache

    Fondateur de la cinémathèque suisse

    « Je suis triste à en crever. C’est le seul type au monde pour lequel, sans partager toutes ses idées, j’aurais pu faire n’importe quoi! La mort de Dimitri me frappe au cœur. Pas à cause de ses qualités intellectuelles ou de son talent d’éditeur, insurpassable. Mais il avait des intuitions et des observations qui relevaient de l’ordre de la sensation et de la perception du monde. Tout cela faisait qu’il ne ressemblait à nul autre, ici et maintenant. »

    Patrick Besson

    Écrivain

    « Sa mort me cause une grande peine. C’est un des très grands éditeurs européens. L’équivalent slave de Maurice Nadeau. Il a connu deux positions successives et opposées. Après avoir été le chouchou des anticommunistes lorsqu’il publiait des dissidents, il est devenu un paria pour ses positions proserbes pendant la guerre civile yougoslave. Ce dont je veux me souvenir, c’est d’abord qu’il fut un ami, un très grand lecteur et un extraordinaire éditeur. »

     

    Bacqué.jpgPascal Bacqué
    Poète,auteur de L'Âge d'Homme
     
    Qu’on me pardonne d’avance : j’ai envie d’écrire ce petit mot comme pour conjurer, pour retenir les commentaires qui ne tarderont pas de tourner leur ronde de nuit autour de la dépouille de Vladimir Dimitrijevic. Dimitri, que je connais depuis quelques années, était mon éditeur ; ce mot, comme tous les mots, est saisi dans la signification qu’on lui donne dans la tribu, où elle n’est jamais très pure, vous savez bien. Editeur, aujourd’hui, cela veut dire : « il faut un peu retravailler votre écriture » ; « vous allez bien, en ce moment ? » – quand on en est là, on est au sommet. Sinon, cela veut dire : « Il faut penser à la demande du public, vous comprenez ? »
    Editeur, aujourd’hui, est un autre mot pour normalisateur, équarisseur, marchand de soupe et non-lecteur.
    Tout le monde savait, chez les éditeurs, que Dimitri lisait mieux que l’immense majorité de ses confrères ; tout le monde savait que, dans son esprit, les livres signifiaient quelque chose qui n’était pas l’objet fétiche de quelques précieuses germanopratines, ni le tube de dentifrice de la civilisation en mal d’écroulement. Dimitri, hanté par l’écroulement, désespéré par le crime commis, toujours davantage, contre l’humain, regardait les livres avec un cœur et un esprit brûlant – peu d’écrivains méritent, il faut bien le dire, qu’on les prenne avec autant de sérieux que celui qu’il accordait à leur livre.
    On ne manquera pas, aujourd’hui, dans les colonnes de Libération, du Monde et de toutes les grandes institutions majoritaires, c’est-à-dire, très exactement, du camp adverse de Dimitri qui était profondément minoritaire, de saluer le très grand éditeur, tout en soulignant l’engagement serbe, et, partant, le caractère « sulfureux » du grand homme. De cette histoire serbe, je vais parler après. Mais quant au concert de louanges, il ne faut jamais oublier que nous vivons en Egypte – je parle de l’Egypte ancienne. Nous vivons dans la civilisation de la mort. Un homme existe s’il est mort, dans la culture (dans celle qu’on conserve pieusement, puisque celle qui vit, on a déjà réussi à la dématérialiser, à la ramener à son concept) ; Dimitri, donc, a désormais de fortes chances d’exister dans la culture.
    Cet homme, avec qui j’ai parlé en juif quand il parlait, absolument parlant, en chrétien (cet homme qui a eu le courage de publier mon poème furieusement antichrétien, cela tout de même en dit long sur la largeur de vue du bonhomme), ne regardait qu’une chose – nos conversations étaient faites de cela : faut-il encore espérer, quand on veut coûte que coûte assurer le triomphe de la foule, d’une foule qui préfère se noyer dans son angoisse d’être foule, de n’être rien, d’être morte, plutôt que d’affronter la terreur de vivre ?
    Dimitri, je crois bien, répondait non. Je crois que Dimitri désespérait. Dimitri était vieux, Dimitri avait perdu son épouse ; Dimitri avait subi l’ostracisme de tous les médiocres, qui le jalousaient, en France et en Suisse, et qui trouvaient dans ses maladresses serbes l’occasion du coup de grâce. La maladresse serbe de Dimitri, c’était celle qu’on rêvait d’un criminel, d’un Milosevic, alors que c’était celle d’un homme, traumatisé par le Nazisme et par le Communisme, et qui voyait dans son pays, la Serbie, un rempart contre l’empire – dans l’histoire plus ancienne, Serbe signifiait non austro-hongrois ; plus tard, pendant la guerre, Serbe avait signifié non-croate, et non-bosniaque ; et il faut dire que croate et bosniaque avait signifié, infiniment plus que le signifiant serbe, barbare et criminel, massacreur de juifs, pour parler franc. Bref, Dimitri se disait que la Serbie était un rempart pour sa foi, pour son désir d’humain. Il se trompait, Dimitri ? Ptêt ben qu’oui ; et, s’il y a encore des happy few, eux sauront compléter : et alors ?
    Il y avait aussi de vilains fachos, ou cyniques, qui avaient tourné autour de lui ? Vous savez quoi : je m’en contrefous. Les médiocres, même vilains fachos et cyniques, ont pour métier de tourner autour de ceux qui vivent ; c’est leur substance, c’est leur définition.  Donc que Dimitri, qui fut serbe au nom de ce qu’il voyait de plus beau dans ce mot, de plus haut dans son propre Christianisme, qu’il fût pris au piège du nationalisme laid d’autres serbes, cela est bien possible. Si un grand comme Hölderlin a chanté la Germanie, et s’il a fini dans les paquetages des SS, faut-il en conclure, avec cette distance si confortable que vous offre la doxa, à sa très-grande faute ?
    C’est beaucoup plus simple : Dimitri prenait la vie au sérieux, et c’est parce qu’il prenait la vie au sérieux, et qu’il n’y a de sérieux que dans l’esprit, qu’il prenait la littérature très au sérieux. Il n’était un de ces affreux prêtres de Pharaon, experts en sortilèges, experts en culture, qui a dégénéré, aujourd’hui, en tendance. Dimitri était sérieux devant son assiette, devant ses cartons de livres qu’il trimbalait de Lausanne à Clamecy et à Paris, et qui auront eu raison de lui. Dimitri était sérieux devant la beauté des mots et des phrases. Amis journalistes, vous qui avez vécu l’outrage, vous qu’on a formés pour ne jamais prendre au sérieux les mots et les phrases, si jamais vous écoutiez ces propos d’un anonyme prononcés dans le désert, cela ne mériterait-il pas que vous vous absteniez, un bref instant, de jacasser ?
    Il n’est qu’une tâche, pour ceux qui ont aimé et compris un peu Dimitri, et pour ceux qui admirent son travail : de le contredire, dans son désespoir, et de le confirmer, dans son travail. Non, Dimitri, jamais il n’est lieu de désespérer, et vous, qui n’avez jamais cessé de travailler pour l’esprit, vous devez savoir que vous n’avez pas agi en vain, et que la vie de l’esprit, même offensée, même traînée dans la boue du lieu commun, de la culture et de la complaisance, se continue, obscure et petite, à l’âge des empires d’argent, et des foules assombries par leur propre défaite ; et parce qu’il n’y a que l’esprit qui soit immortel, c’est l’esprit qui triomphera ; non, Dimitri, vous n’avez pas travaillé en vain ; vous fîtes erreur, comme tout homme, mais comme les rares hommes vivants, vous avez donné à votre erreur la forme d’une demande, furieuse, brûlante, de vie, et qui demande la vie est toujours exaucé.
     
  • Dimitri est mort

    Dimitri.jpg

    Vladimiir Dimitrijevic, fondateur des éditions L'Age d'Homme, figure majeure de l'édition européenne que tous appelaient Dimitri, s'est tué sur la route dans la nuit de mardi à mercredi. Tristesse immense.

     

     

     

    En souvenir de tant de découvertes et tant de passions partagées avec celui qui fut par excellence une Personne déplacée...

    Lorsque Jean-Michel Olivier, directeur de la collection Poche Suisse, m’a demandé, à l’automne 2007, quel livre j’aurais à cœur de voir figurer au sommaire de ce panorama référentiel de la littérature helvétique, l’idée de lui proposer la réédition de Personne déplacée m’est venue tout naturellement, tant il me semblait souhaitable qu’un nouveau public, aujourd’hui et demain, découvre ce livre qui fait date, je crois, dans l’histoire de l’édition et de la littérature romandes, et bien au-delà.

    La vie de Dimitri, et ce qu’on peut dire l’œuvre de Dimitri, auxquelles se confondent pour ainsi dire l’histoire et la vie de L’Age d’Homme, relèvent en effet d’une aventure qui dépasse les tribulations d’un individu particulier ou les anecdotes de la chronique littéraire. Comme aura pu le constater le lecteur de ces pages, une sorte d’aura poétique nimbe la parole même de Dimitri, comme d’un personnage de légende, et celle-ci relève de la littérature au sens le plus large, autant que de la vie de tous.

    Dans l’exemplaire de Personne déplacée que Dimitri m’a dédicacé au soir du 8 novembre 1986, jour de la saint Dimitri, notre ami m’écrivait notamment « Mon père portait sa main de sa poitrine vers moi et me disait faiblement : veliki savez (grande alliance). Je vous le renvoie ». Cette « grande alliance » signifie une filiation qui ne se manifeste pas que par le sang. On peut la concevoir en termes religieux, par la notion de « communion des saints » chère aux catholiques. Dans le sillage de Baudelaire, Georges Haldas parle de « société des êtres ». En ce qui concerne mes liens avec Dimitri et avec L’Age d’Homme, dont je me suis tenu éloigné pendant quinze ans, je la rapporte à ce lien indestructible, aussi indestructible à mes yeux que l’amitié vraie, qui court entre les âmes et les livres et constitue cette chaîne de questions et de réponses, de vœux et d’aveux, de culture et de civilisation que décrit John Cowper Powys dans ses Plaisirs de la littérature, traduits par Gérard Joulié à L’Age d’Homme. « Un homme peut réussir dans la vie sans avoir jamais feuilleté un livre, écrit encore John Cowper Powys, il peut s’enrichir, il peut tyranniser ses semblables, mais il ne pourra jamais « voir Dieu », il ne pourra jamais vivre dans un présent qui est le fils du passé et le père de l’avenir sans une certaine connaissance du journal de bord que tient la race humaine depuis l’origine des temps et qui s’appelle la Littérature ». En relisant Personne déplacée, je me suis demandé si ce livre serait encore possible aujourd’hui sous cette forme, et force m’a été de constater que non. J’ai relevé, dans mon préambule, que je partageais et contresignais, pour l’essentiel, les positions de mon interlocuteur, dans une sorte de symbiose. J’ajoutais ceci : « Question politique, je crois sa réflexion toute bonne, dont on découvrira d’ailleurs les fondements, liés plutôt à la métaphysique qu’aux certitudes partisanes ». Or les années qui ont suivi la publication de Personne déplacée ont marqué, pour Dimitri, le passage de la réflexion « platonique » à un engagement personnel obéissant bel et bien aux « certitudes partisanes ». Par la décision de son directeur, qui n’a pas disjoint son travail d’éditeur littéraire d’une activité militante à caractère politique, à l’enseigne de l’Institut serbe, L’Age d’Homme s’est trouvé impliqué dans une mêlée qui lui a valu bien des avanies. Or Dimitri a-t-il eu raison, lui qui m’expliquait, au fil de nos conversations, que la particularité des auteurs de L’Age d’Homme était de se trouver tous «à côté» de telle ou telle cause ou conviction ? N’aurait-il pas fait mieux de se tenir «à côté» de la cause serbe au lieu de la servir au premier rang ? Le lecteur se rappellera le chapitre Petite tête serbe avant de lui jeter la pierre… J’ai raconté jour après jour, dans mes carnets de L’Ambassade du papillon (1993-1999), ce qui m’a progressivement éloigné de Dimitri, non sans un constant sentiment de déchirement. Dès le début des années 1990, l’impression de replonger dans Le Temps du mal, grand roman de guerre où Dobritsa Tchossitch décrit l’empoisonnement mental qu’a constitué la politique dans la société yougoslave, entre nazisme et communisme, avec cette espèce de passion furieuse qu’il dit le propre de sa nation - ce sentiment de croissante intoxication a fait que j’ai commencé de me sentir étranger auprès du plus cher de mes amis, dont les vitupérations se multipliaient tous azimuts. J’ai tenté de parler avec Dimitri, vainement, je lui ai écrits maintes lettres, toutes restées sans réponse : je ne lui en veux pas le moins du monde. Ma position d’ami très proche, et en même temps de journaliste dans un grand quotidien, ne facilitait pas non plus nos rapports. Ayant défendu la cause serbe tant que je le pouvais, il m’est apparu à un moment donné, après que le président Dobritsa Tchossitch (auteur de L’Age d’Homme) eut été écarté par Milosevic, que défendre Milosevic, et demain Karadzic, par seule fidélité à Dimitri, m’obligerait à trahir ce que je ressentais au fond de moi. Qui avait raison ? Qui avait tort ? Ce qui est sûr est que je n’aimais plus nos rencontres de plus en plus brèves, et moins encore nos veillées de plus en plus lourdes. Je suis donc parti et ne le regrette pas.267949_2179387971095_1438776315_2425206_3112181_n.jpg

     

    Pas un instant je n’estime avoir trahi Dimitri. J’ai souvent repensé à la brouille « à mort » des frères Issakovitch, dans Migrations, cet inoubliable roman de Milos Tsernianski que nous sommes allés présenter en Serbie en compagnie de Dimitri, en 1987. Dans mon exemplaire de Personne déplacée, j’ai conservé comme une relique la photo de Dimitri sur les rives de la Drina, qui a comme on sait « les plus beaux cailloux du monde ». Cher chauvin de petite tête serbe. Cher barbare avéré. Personne déplacée, décidément. Dimitri ne m’a pas envoyé un mot quand ma mère est décédée. Pas bien. Je n’ai pas envoyé un mot à Dimitri quand j’ai appris son terrible accident. Pas bien non plus. Dimitri ne m’as fait un signe après les livres que je lui ai envoyés, le supposant le premier à les devoir aimer. Mauvais point. Je n’ai plus défendu L’Age d’Homme avec la même passion que naguère. Autre mauvais point. Chacun de nous est probablement convaincu que ses griefs pèsent plus que ceux de l’autre, comme il en va de nous tous quand nous jouons les Issakovitch. C’est ainsi, puis un seul geste et tout est oublié : ce geste serait un livre. Le voici. Lorsque, quinze ans après m’être détourné de lui, je suis allé serrer la main de Dimitri, la joie de son regard, la lumière de son sourire, la reconnaissance qu’il éprouvait à l’idée de rééditer Personne déplacée, m'ont tenu lieu de nouvelle dédicace. Je la lui renvoie...

    A La Désirade, ce jeudi 10 avril 2008.

    Vladimir Dimitrijevic. Personne déplacée - entretiens avec Jean-Louis Kuffer. L'Age d'Homme, coll. Poche suisse.

  • Ceux qui salivent

     

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    Celui qui sifflote en chaloupant dans le sillage de la Gradisca / Celle qui a jeté son dévolu sur le fondé de pouvoir à moustache de paille de fer / Ceux qui font du plat à la gagnante du Super-Tribolo / Celui qui sait où l’on sert le meilleur vitello tonnato de la Toscane côtière / Celle qui hume les parfums vanillés de la prairie aux orchis / Ceux qui hantent les vernissages gourmands / Celui qui réinvente les couleurs perdues du nuancier du Quattrocento / Celle qui peut te dessiner la fleur du muflier si tu le lui demandes gentiment / Ceux qui se retrouvent dans la salle des papas perdus / Celui qui se régale à la terrasse du glacier vénitien / Celle qui savoure une figue de barbarie au seuil de son loft de Santorin / Ceux qui consacrent leurs économies à l’achat d’une réduction en polymère du David de Michelangelo Buonarotti dit Michel-Ange / Celui que la simple vue d’une jupe rouge bombant sur le derrière d’une jeune Espagnole à bicyclette roulant sous le vent suffit à combler d’aise pour le reste de la soirée dans les jardins du Guadalquivir / Celle que réjouit le babil matinal de ses enfants petits / Ceux dont l’humeur se plombe à l’écoute même distante des fonctionnaires de la culture parlant plateformes de créativité et visibilité stratégique des intervenants / Celui qui rédige ses Ceux qui sous le nez du Chef de projet convaincu que c’est pour ne rien perdre de son verbiage de raseur absolu / Celle qui se rappelle le fumet de la soupe aux oignons de son enfance paysanne / Ceux qui ont connu le temps du pain perdu / Celui qui fait jouer le Glockenspiel de sa mémoire / Celle qui valorise la gamme vétiver de ses fragrances végétales / Ceux qui posent des questions citoyennes aux fonctionnaires  répondant avec les airs concernés d’adultes responsables, etc.

    Image : Philip Seelen    

     

    (Cette liste a été jetée ce matin à Berne dans les marges du Rapport annuel de l’Office fédéral de la culture, durant la conférence de presse d’icelui, constituant l’un des non-événements les plus assommants qui se puissent imaginer)

  • Ceux qui sont dans la cible

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    Celui qui se dit le challenger potentiel du Cavaliere en matière de perfos sexos / Celle qui en veut tant qu’elle fait bunga bunga au dam de la Mamma / Ceux qui capotent à la finale de San Remo mais resteront partenaires avec l’Acqua Lilia aux effets possiblement diurétiques/ Celui que son père produc de gauche a fait exploser comme fils de pub de centre droite sur la Chaîne qui gagne / Celle qui le déshéritera si son fils faillit dans le feuilleton familial de la Chaîne qui unit / Ceux qui se déchirent sur l’Île des Fameux qui cartonne sur la Chaîne qui fait rêver / Celui qui est de tous les concours les plus débiles de la Chaîne qui abrutit / Celle qui bat le record de la stupidité médiatique assistée sur la Chaîne qui avilit / Celui qui reste le First Blaireau du Prime Time de la chaîne autrichienne sur quoi tu zappes quand la Chaîne italienne te fait trop gerber / Celle qui apprécie le vice champion du vice-champion et le dit à l’émission Questions pour un Vice-Champion rachetée par la deuxième chaîne roumaine / Ceux qui dorment habillés devant les shows dénudés de la télé griffée Hurlu Berlu / Celui qui a oublié ses capotes à télé / Celle qui te regarde jeter cette liste sur la nappe de papier de la trattoria dite La Selva, dans ce bourg toscan où la télé n’est pas de mise mais où dîne parfois quelque tueur potentiel venu prendre les eaux du nom de Virgil / Ceux qui apprécient la compagnie des tueurs de série B / Celui qui a toujours eu à cœur de montrer le plus mauvais exemple à son fils Little Kid dit aussi Giocatolo d’Amor et qui s’en trouve en effet aguerri à l’âge de sept ans / Celle que le mauvais garçon lettré flatte en lui disait qu’elle a l’air d’un Rubens avant d’en faire un écorché genre Soutine / Ceux qui allument un Krumm dans la poudrière balkanique en regardant le nouveau Boss d’un air de défi / Celui qui voit le bas de soie de Livia filer du mauvais coton / Celle dont la mèche visible annonce la suspension des explosions / Ceux qui ne laisseront jamais la femme romaine investir le Janicule / Celui qui a su résister aux séquences de comédie à l’italienne qui euussent pu plomber les débuts de son ménage d’assez longue durée où l’on ne s’est jamais embêté pour autant genre mariage suisse à napperons / Celle qui se commande un grand dessert dans le petit restau désert donnant sur l’Arno marneux / Ceux qui mendient dignement place de la Seigneurie, dans l’Italie d’un forban, etc.
    Image: Philip Seelen

  • Charles-Albert bleu et or


    littérature

     

    Tout nouveau tout bleu: le premier volume de la nouvelle édition des Oeuvres Complètes de Charles-Albert Cingria vient de paraître à L'Age d'Homme.

    Après l'édition chronologique initiale, voici donc une édition "polyphonique", redistribuant l'oeuvre par genres et par thèmes, comme une espèce de suite musicale.  Ouverture / Fuites et poursuites / Explorations / Regard / Atelier: telle est la première déclinaison des textes regroupés, auxquels s'ajoute un important appareil critique, absent de la première édition. Grâce aux notes en bas de pages, point trop pléthoriques, c'est une nouvelle lecture, à proprement parler, qui nous est offert, alors que le gros des notes est renvoyé en fin de volume. Ce premier de sept tomes paraît sous le titre de Récits, itimnéraires et lieux dits. Son avant-propos, joliment ciselé dans l'esprit de Charles-Albert, est signé Michel Delon. Son introduction a été confiée aux soins de Doris Jakubec, qui fut de la première diligente équipe de pionniers conduits par Pierre-Olivier Walzer. Je reviendrai surabondamment sur cet événement éditorial à résonances cosmiques...  

    «Etonnez-vous donc de ce soleil avant d'en réclamer un autre; mais étonnez-vous aussi de la vie, de cette vie, de la vôtre. Des miracles, vous en avez tout le temps», écrivait Charles-Albert Cingria.

    Miracle d'aujourd'hui ou de demain: «Je me réjouis, demain, parce que c'est dimanche.»

    Miracle de n'importe quel lieu: «Il y a une prairie avec des bambous. L'herbe est courte, jaune, trouée par des footballs d'enfants. Des merles, à l'encre, y dessinent leur opulence bombée.»

    Miracle des dons de la terre et du travail humain. «Le vin, c'est quelque chose d'arabe et d'immatériel d'abord.»

    Miracle de la plus simple apparition: «Dans ce chaland, à l'arrière, il y a un solennel géranium. C'est tout: c'est prodigieux.» Ou s'agissant d'un être dégageant toute sa puissance d'être: «Un archange est là, perdu dans une brasserie.»

    Miracle premier de notre présence au monde et qu'il y ait quelque chose plutôt que rien: «La modestie devant Dieu est une prière. Je me sens si lourd que je n'ose articuler. C'est dans cet état qu'il faut être. Divinement neuf et calme, comme une pêche en juillet dans la nuit d'un verger qu'aucun vent ne remue.»


    Par miracle, Cingria désignait d'abord «cela simplement qui existe», dont il parlait comme personne. L'étonnement lui était naturellement chevillé au corps et plus encore à l'âme, et l'écriture en procédait comme une musique très spontanée et très savante à la fois. Il évoquait lui-même «le sens d'illumination continuelle» qui constituait sa «façon de procéder dans la mise au net de n'importe quel problème». Sur le même sujet de l'étonnement primordial et communicatif de celui que ses amis ou ses fervents lecteurs d'aujourd'hui appellent familièrement Charles-Albert (comme Rousseau est dit Jean-Jacques), Pierre-Olivier Walzer, l'un des plus anciens et tenaces défenseurs de son oeuvre (dont il dirigea l'édition complète en dix-huit forts volumes, à L'Age d'Homme), notait: «Lire Cingria, c'est peut-être d'abord se donner le plaisir de se laisser surprendre, et il faut reconnaître que peu d'écrivains répondent à cette attente avec autant de prodigalité. C'est le souverain du caprice, le maître de la surprise.»


    Pour lire Charles-Albert Cingria 

    Charles-Albert Cingria, La Grande Ourse, Gallimard, 90 pp.

    Erudition et liberté, Gallimard, 502 pp.
    Charles-Albert Cingria, OEuvres complètes + Correspondance générale, L'Age d'Homme, 17 volumes.

    Charles-Albert Cingria, Oeuvres complètes, nouvelle éldition critique. L'Age d'Homme, 7 vol. à paraître.

     

    Anthologies et éditions de poche:

    Charles-Albert Cingria, La fourmi rouge et autres textes, préfacé par Pierre-Olivier Walzer. L'Age d'Homme, Poche suisse, No 1.
    Charles-Albert Cingria, Florides helvètes. L'Age d'Homme, Poche Suisse, No 24.
    Charles-Albert Cingria, choix de textes préfacé par Jean-Louis Kuffer. L'Escampette.
    Charles-Albert Cingria, Le vérificateur des eaux. Choix de textes préfacé par Yves Scheller. La Différence. Charles-Albert Cingria, La reine Berthe. L'Age d'Homme. Poche suisse, No 115.
    Charles-Albert Cingria, Portraits. L'Age d'Homme. Poche suisse, No 135.
    Charles-Albert Cingria. Les autobiograpies de Brunon Pomposo. Postface de Ferenc Racoczy. L'Age d'Homme. Poche Suisse, No 157.

  • Cingria ou le chant du monde

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    Célébration de Charle-Albert

    Cinquante ans et des poussières après sa mort, Charles-Albert Cingria (1883-1954) que ses mille inconditionnels (chiffre rond et renouvelable, mais guère extensible) surnomment familièrement Charles-Albert, continue de vivre à travers son verbe de cristal, et de mieux en mieux à ce qu’il semble, alors que tant de ses pairs naguère glorieux soupirent au Purgatoire des lettres.

    Cingria7.JPGCharles-Albert écrivait tel jour d’Ouchy, et c’était hier ou ce matin : « Il y a une prairie, avec des bambous. L’herbe est courte, jaune, trouée par des footballs d’enfants. Des merles, à l’encre, y dessinent leur opulence bombée ». Ou bien il notait, en sortant de son logis de la rue Bonaparte, « l’or est tiède sur les façades », ou roulant sur sa bicyclette, « le bitume est exquis », ou cheminant en campagne, « l’herbe est divinement tendre ». Jean Paulhan, qui le défendait contre les pontifes pincés de la NRF (Gide en tête), releva qu’il savait dire « il pleut » comme personne et, des grands événements de ce monde, se « foutait complètement », étant entendu que « le signe du grand écrivain , c’est qu’il peut dire avec naturel les choses les plus simples du monde ». Et de fait, nul ne célébrait mieux que Charles-Albert « cela simplement qui existe », promeneur émerveillé des villes (Lausanne qu’il a décrit plus génialement que quiconque, Fribourg dont il a modulé les musiques, Paris à l’infini ou San Gimignano dans une lettre de nomade rimbaldien de vingt ans : « Cette ville avec ses quatorze tours s’élevant d’un pâté de maisons ressemble à une vieil orgue de bois ») mais aussi des campagnes qu’il sillonnait à vélo, nanti de sa petite valise de cuir bouilli et ralliant la prochaine étape où il payait ses hôtes (il avait par toute l’Europe des cercles s’ignorant les uns les autres qui le recevaient) de ses propos d’incomparable conteur, avant de franchir une nouvelle « frontière de rossignols » pour faire halte dans telle buvette ou se réfugier dans telle bibliothèque, entre Saint-Gall et Salamanque, où il enrichissait ses manuscrits enluminés de joyeux érudit ès histoire ou musicologie médiévale.

    Dans le sillage de Charles-Albert - né plutôt à l’aise dans une famille composite de Genève (Franco-levantin par son père et Polonais par sa mère), passé par le collège de Saint-Maurice, diplômé de rien mais sachant tout, entré en littérature avec son frère Alexandre le peintre verrier et Ramuz, Gilliard et autres compères des Cahiers vaudois -, toute une rumeur complaisante, cousue d’anecdotes, faisait de lui un pitre raté aux yeux des gens comme il faut, alors qu’une légende dorée se tissait à la fois par la vertu de ses écrits et de la reconnaissance des meilleurs, de son vivant Claudel ou Cocteau, Dubuffet, Jouhandeau, Ramuz, Stravinsky, Etiemble, après sa mort Philippe Jaccottet ou Jean Starobinski, enfin (et surtout) les Jacques, Réda et Chessex, lequel lui consacra la première introduction aux « Poètes d’aujourd’hui » de Seghers.

    Dans une société cultivée que le tournis médiatique n’avait pas encore écervelée, la qualité d’un génie aussi peu « visible » que celui de Cingria, qui ne se manifestait ni par le roman ni par le théâtre, mais par quelques livres surfins ou savants et, bien plus, par une myriade de textes éparpillés entre revues et journaux grands ou petits, se distinguait encore par la découpe et la musicalité d’un style sans pareil, mais il aura fallu la première édition des Oeuvres complètes en dix-huit volumes, établie par quelques saintes personnes (une Gisèle Peyron, cantatrice épouse d’un hiérarque de l’Armée du salut, et Pierre-Olivier Walser l’infatigable pèlerin, notamment) pour en évaluer l’ampleur et l’inaltérable tenue, la profondeur de vue et l’allégresse. Ainsi ce dandy ruiné, ce zéro social, ce paria bedaineux, ce bateau ivre monté sur roues aura-t-il accompli dans la dèche quotidienne et l’humiliation, la pauvreté croissante et mille maux dont jamais il ne se plaint, ce Chef-d’œuvre de savoir subtil et d’improvisation jaillissante. Michel Butor le dit bien : « le sourcier des miracles ».

    Cingria130001.JPGEt ce miracle de plus : près de 500 pages d’hommages et de témoignages repris d’un peu partout, de récits et de pages inédites de Charles-Albert lui-même, ou d’études nouvelles attestant la relance de l’intérêt qu’il suscite, réunis par le jeune Alain Corbellari et toute une vibrante et sagace équipe de zélateurs dont Maryke de Courten est la doyenne avisée (elle souligne dans le Dossier H « la constance d’une philosophie ou l’unité du monde » chez Cingria), flanquée d’un autre fidèle apôtre à culottes courtes du nom de Jean-Christophe Curtet, qui donne ici une très précieuse chronologie détaillée.
    Rien là-dedans, pour autant, de l’hagiographie convenue dans le style de la momification ramuzienne en cours, mais un magnifique florilège de propos et d’observations, de traits vifs et libres ou de vues plus pénétrantes où des écrivains et des lettrés touchés par la grâce de Cingria en célèbrent les multiples facettes. Pierre Michon dans La danseuse, Nicolas Bouvier dans Le vagabond ensorcelé, Corinne Desarzens dans Vert Cingria, et Borgeaud, Budry, Mandiargues, son ami Jean-Marie Dunoyer dans Pompes pour football, bonbons élastiques, cinquante autres… Toute une polyphonie sensible et sensée, poétique ou savante, alternant avec le contrepoint à l’épinette à écrire de Charles-Albert le merveilleux…

    Charles-Albert Cingria. Les Dossiers H. L’Age d’homme, 2005, 490p.
    Charles-Albert Cingria. Propos animaliers. Choix de textes présenté par Maryke de Courten. L’Age d’Homme, Poche suisse, 176p.
    Charles-Albert Cingria. Le Novellino. Les cent nouvelles antiques ou le livre du beau parler gentil. L’Age d’Homme, Poche suisse, 209p.

    Images: portraits de Jean Dubuffet et de Géa Augsbourg.

  • Au Festival des désespérés

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    Ce soir 23 juin a eu lieu, à Turin, à l'enseigne du Festival des désespérés, un spectacle marquant les adieux de Guido Ceronetti à la scène, avec la complicité de son Teatro dei Sensibili, représenté par cinq jeunes comédiens, sous le titre de  Finale di teatro. Une partie des séquences de ce spectacles était tirée d'un nouveau recueil d’essais-poèmes du Maestro, intitulé Ti saluto mio secolo crudele, et paru récemment chez Einaudi. Le journal littéraire Le Passe-Muraille consacre l’ouverture de sa dernière livraison de juin 2011, No 86, au génial auteur italien.

    Animé par le fameux Teatro dei Sensibili, fondé par Guido Ceronetti et sa femme en 1970 et connu dans toute l’Italie, le Festival des  désespérés qui se tiendra du 21 au 25 juin à Turin, sous la direction de Marina Ferla et d’Eleni Molos, se déploiera sous diverses formes, du cinéma au théâtre de rue en passant par la performance théâtrale. 

    Ainsi que le précise le Maestro lui-même, ce festival ne vise pas à illustrer une forme abstraite de désespérance mais désigne plus précisément l’absence constatée de toute espérance liée au caractère insupportable de la condition humaine, à l’inacceptable solitude et à toutes les formes de désillusion.

    Dans cette perspective, les organisateurs du festival ont rassemblé des films remarquables par leur apport à la Bouche de Vérité du désespoir, à l’exclusion de toute consolation factice et de tout happy end artificiellement suave.

    Les films choisis seront projetés au Cinema Massimo.  L’on y reverra notamment L’Ange exterminateur de Luis Bunuel, Le Cri de Michelangelo Antonioni, Boulevard du crépuscule de Billy Wilder et Mörder de Fritz Lang.

    La rétrospective sera inaugirée le 21 juin à 20h.30, au cinéma Massimo, en présence de Guido Ceronetti, avec la projection de Dies Irae de Carl Teodor Dreyer.

    Le 23 juin, au Teatro Gobetti de Turin, Guido Ceronetti présentera à son public une soirée « destinée à ne pas se répéter », sous le titre de Finale di Teatro, faisant écho à la fin de partie de Beckett . Produit par la Fondation du Teatro dei Sensibili et par le Festival des Collines torinaises, le spectacle constituera l’adieu du Maestro à la scène.

    Le 25 juin se tiendra en outre, au cinéma Massimo, à 16h., une rencontre avec l’architecte Mario Botta sur le thème de l’Architecture et les espaces de désespérance.

    Le festival des désespérés investira  en outre les rues de Turin avec une série de spectacles sur la Piazza Carignano et ses rues voisines, par divers groupes et artistes de rues.

    Autres informations :

    www.teatrostabiletorino.it; www.museonazionaledelcinema.it;

    www.festivaldellecolline.it.

  • Ceronetti entre ombre et lumière

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    Par Anne-Marie Jaton

    Écoutez résonner ses titres: Le Silence du corps, Le Lorgnon mélancolique, La Patience du brûlé, Une Poignée d’apparence, Pensées du thé (et bien d’autres), jusqu’à Insetti senza frontiere (Insectes sans frontières) dont on attend la traduction en français. Recueils de réflexions et d’aphorismes sur les sujets les plus divers, la maladie, le temps, la mort, la nourriture, le silence, ses œuvres sont à son image : ascétiques, pures, lucides, dévoilant la complexité, l’étrangeté et la simplicité perdue de l’univers. L’amertume de l’écrivain naît d’une conscience aiguë de la présence du mal : des éclats de douleur vaguent comme des comètes dans un cosmos devenu fou et l’on ne peut guère qu’en capter des échos désormais lointains au milieu de ce qui nous assaille : l’absence de silence, l’avidité, la solitude, la cruauté de la nature et des hommes, le temps qui passe et nous défait.
    Ceronetti4.jpgNous vivons dans un univers qui ne voit plus les anges et multiplie les démons. Contre eux, Ceronetti, ange blessé lui-même, samaritain consolateur qui parfois griffe comme un chat, élève en guise de garde-fou les livres (la culture que nous fait partager ce philologue, fin traducteur de l’Ecclésiaste et des poètes latins et européens, est extraordinaire), une poudre d’humour, de préférence noir, un usage des mots à la fois révélateur et consolateur, harmonie des mondes entre flûte douce et gong chinois, ou complainte capable d’écarteler les corps et les âmes.
    Partout sensible à la présence du mystère que notre monde s’attache à dévoiler obstinément, Guido Ceronetti est l’auteur de fascinants « mélanges » semés d’étoiles, de très brefs tableaux à la Hieronymus Bosch ou à la Jonathan Swift, de « petits livres satiriques » (comme il se plut à appeler Le Silence du corps), de monologues et de méditations à partager avec son lecteur entre deux tasses de thé vert. Ses réflexions sont toujours brèves, fruits de la pudeur et d’une parfaite politesse.
    Ceronetti5.jpgLisez (aussi) Voyage en Italie, évocation de paysages non seulement géographiques au milieu des « brouillards d’anis » du nord, de l’austère Toscane ou des horreurs de la modernité architecturale, mais dans l’esprit de l’être humain, opprimé par la laideur ou ravi, un instant, par une luminosité soudaine, un livre aimable et cruel entre la mélancolie et la drôlerie, la misanthropie et la lucidité souveraine qui marquent tout ce qu’il écrit.
    Ceronetti signale partout les bûchers invisibles des nouveaux inquisiteurs. Ennemi des effractions, des contraintes, des prisons de toutes sortes qui assombrissent notre vie quotidienne (une existence « sous contrôle » médical, policier ou administratif), il tente de récupérer un brin d’humanité et de pietas et parvient à retrouver la grâce qui invite aux larmes et qui soigne. Loin de la politique et près de la polis, dont il connaît les vices et les (rares) vertus, il montre, avec la sérénité d’un sage oriental qui aurait fait un bref séjour à l’école des Cyniques, l’état de la planète, les problèmes pressants du monde d’aujourd’hui, la nécessité de la limitation des naissances à l’échelle mondiale, le pouvoir dominant et potentiellement destructeur des religions monothéistes, griffant au passage entre autres le pouvoir du Vatican, les banquets de la FAO et les abattoirs citadins.
    Créateur des marionnettes idéophores du « Teatro dei Sensibili », saltimbanque des rues dans l’âme sinon dans sa vie quotidienne d’octogénaire fatigué de tourner la manivelle de l’orgue de Barbarie, l’écrivain désire toucher les passants, les soustraire un instant aux griffes de la vitesse, des supermarchés et des sémaphores. Il veut montrer que le monde est ouvert et qu’il peut, en devenant théâtre, être une invitation constante au rêve.
    Ceronetti7.jpgGuido Ceronetti est enfin un de nos grands écrivains lyriques. Poète du temps, il va d’un chant épuré et hermétique, farci de citations à la façon d’un labyrinthe où il fait bon se perdre, à la ballade populaire, au poème écrit, dit-il, pour être récité le long des voies de chemin de fer. Les poèmes de Compassioni e disperazioni, les traductions de Trafitture di tenerezza (littéralement : Taraudages de tendresse) et Les Ballades de l’ange blessé, destinées à être dites et mimées dans la rue ou dans les prisons, sont, selon les propos de l’auteur, des fragments, des éclats, destinés à éclairer un instant « le sépulcral secret des mondes », à fournir un viatique et une réponse aux cris lancés dans l’éther par la souffrance humaine. Guido Ceronetti, réservé et timide, âpre comme une pomme verte et pétri de tendresse est, avec ou sans accompagnement de lyre et d’orgue de Barbarie, un écrivain à écouter.

    A.-M. J.

    Chantez avec moi en chœur
    Savoir ? Nous ne savons rien
    Secrète est la mer d’où nous venons
    Inconnue la mer où nous finirons
    Placés entre deux mystères
    Là est la grave énigme : trois
    Caisses que ferma une clé perdue
    La lumière n’illumine rien
    Celui qui sait n’enseigne rien
    La parole dit-elle quelque chose ?
    L’eau dit-elle quelque chose à la pierre ?

    (traduit de l’italien par A. -M. J.)

     

    Ce texte constitue l'ouverture de la prochaine livraison du Passe-Muraille, No 86, juin 2011.

    Anne-marie Jaton a été titulaire de la chaire de littérature française à l'Université de Pise. Elle a signé de nombreux ouvrages consacrés notamment  à Blaise Cendrars, Nicolas Bouvier, Charles-Albert Cingria, Jacques Chessex et Raymond Queneau.

  • Le poète et la Cité

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    Hölderlin disait que «les poètes seuls donnent à ce qui dure une assise éternelle», et c’est ce qu’on se répète à la lecture de certains auteurs dont l’engagement, dans la vie de la Cité, ne se borne pas qu’à des postures visant à se faire bien voir. Tel a été le cas de Guido Ceronetti au fil du «cruel vingtième siècle», et de multiples façons, sur tous les tons et dans tous les genres.

    Or ce qui est le plus saisissant, chez le Maestro, est sa façon de lire le monde qui nous entoure, comme s’il s’agissait d’un texte mystérieux, et de le faire signifier de façon proprement inouïe. La réalité la plus ordinaire, parcourue par le poète, nous révèle ainsi du jamais vu comme ça : « Petit vase de fleurs fraîches, violettes, resté bien droit, celui d’à côté renversé – des quilles, la vie ». Rien de neuf qu’une nouvelle éclosion à chaque pas : «Un petit couvent aussi délicat qu’une main du Greco », ou bien « un moineau grand comme un petit escargot près du mur », ou encore « Arletty est un écrin de lumière ». Miettes de grâce dans les décombres.

    Mais où est l’assise de cette beauté ? Elle est dans la Mémoire du poète, notre mémoire à tous, que blessent la laideur et l’abaissement général : «  Méprisable Venise de la vulgarité et de l’argent », et ce «tourisme, l’une des faces du mal », dans un monde où « presque tout est Aquarelle d’Hitler dans le monde nivelé et unifié », où « tout est défait par le bruit ».

    Catastrophiste, Guido Ceronetti constate que « nos villes sont dans un état de destruction avancée, mais c’est l’âme qui est morte (la laideur guette), on ne voit plus, comme dans les massacres antiques, les ruines ». Et d’ajouter. « C’est comme un naufrage, le neuf ; on est étranglé par le nœud du Propre qui s’étale au bout de dizaines de potences bien nettoyées. Mon Dieu, que d’échafauds : Maison de Repos pour personnes âges, Centre d’affaire, Dressage de chiens, Télévision », etc.

    Cependant, à travers l’Italie et le monde mondialisé, sous le poids du monde et dans le chant du monde, le poète revivifie, sur les ruines de Babel,  une parole accordée au profond aujourd’hui. Transfusion d’énergie !

    (Ce texte constitue l'éditorial de la nouvelle livraison du Passe-Muraille, N0 86, dont l'ouverture est consacrée à Guido Ceronetti; à paraître vers le 20 juin)

  • En manque d'Aymé

    Aymé5.JPGL'humanisme sceptique d'un grand écrivain

    Marcel Aymé connaissait bien les hommes, dont il se méfiait avec tendresse.
    Avant le mémorable affrontement entre la nation poldève et le peuple molleton dont chacun se souvient de la guerre meurtrière qui en découla, il avait relevé que les deux grands Etats «avaient d’autant moins de chances de s’entendre qu’ils avaient raison tous les deux».

    Les lecteurs attentifs (il en reste au fond de l’avion) se rappellent évidemment cette nouvelle, intitulée Légende poldève, où l’on voyait une vieille demoiselle de grande piété et virginité, dépitée par l’inconduite de son vaurien de neveu orphelin, qu’elle avait pourtant chaperonné tant et plus, se faire sauver par lui au paradis, lorsqu’ils y arrivaient ensemble, elle de mort naturelle et lui en tant que jeune hussard crevé au champ d’honneur. Tandis que piétinaient les milliers de troufions à la porte du saint lieu, le jeune Bobislas, avisant sa chère «vioque» dans la foule bloquée, la prenait en effet en croupe et la faisait passer devant saint Pierre au titre de «catin du régiment». Or, cette céleste entourloupe consommait, en un geste généreux, l’antimilitarisme naturel et l’anticléricalisme familial d’un écrivain rétif à vrai dire à tous les «ismes» et si peu soucieux de reconnaissance officielle qu’il pria, lorsque le président de la République Vincent Auriol le menaça de lui décerner la Légion d’honneur, de se la «carrer dans le train».

    Longtemps Marcel Aymé passa, surtout aux yeux des mandarins littéraires, pour un littérateur charmant, mais en somme de seconde zone, dont le succès public devait beaucoup à ses contes pour enfants ou aux gauloiseries d’une certaine jument verte. Le bon peuple de ses lecteurs, quant à lui, n’a pas attendu la publication de ses oeuvres sous reliure «pleine peau dorée à l’or fin 23 carats», à l’enseigne de la Pléiade, pour se reconnaître dans la cohorte de braves gens et de coquins divers en lequel le professeur Michel Lecureur, grand ordonnateur de ladite édition, voit justement une «Comédie humaine du XXe siècle». De fait, sous couleur de fantaisie et d’humour, sur fond plutôt noir, l’oeuvre de Marcel Aymé est non seulement d’un grand conteur et d’un moraliste que Jean Anouilh eut raison de dire un moderne La Fontaine: il est aussi d’un observateur inlassable de l’humanité des champs (rappelons que ses premiers livres plongent leurs racines dans l’âpre et magique terre jurassienne de Brûlebois et de La vouivre) et des villes (il élut domicile à Montmartre, comme se le rappellent les descendants de poulbots du XVIIIe arrondissement), et rien de ce qui est humain ne fut étranger à ce franc-tireur aussi courageux que fragile de santé, qui défendit la liberté d’expression comme personne (ainsi lutta-t-il indifféremment pour sauver des confrères d’extrême-droite ou d’extrême gauche de la peine de mort ou de l’épuration et autres chasses aux sorcières) et modula par écrit toutes les nuances du comportement humain, de l’abjection à la sainteté.

    On parle aujourd’hui de Marcel Aymé comme d’un «classique» du XXe siècle, son style suivant en effet ce qu’on peut dire la «ligne claire» de notre langue, en ceci tout à fait différent de son compère Céline, refondateur d’une langue à grand brassage et musique inouïe. Pourtant on ne voudrait pas oublier les inventions constantes et les trouvailles à chaque page, de formulation ou d’imagination, d’un écrivain dont le bon sens terrien n’excluait pas le génie artiste. Ses nouvelles, aujourd’hui réunies selon l’ordre chronologique de leur composition, dans un pavé de 1366 pages, en témoignent plus encore que ses romans.

    Du jeune auteur encore tâtonnant (la première nouvelle, Et le monde continua, datée de 1927, relate l’étonnant plaidoyer du Fils «espoir des hommes» auprès de Dieu tout décidé à en finir avec Satan, donc avec le monde...), au conteur plus sûr du Puits aux images (1932) et du Nain (1934) ou des Contes du chat perché (1934), nous voyons l’art du conteur s’affiner et se diversifier avec le superbe recueil trop peu connu de Derrière chez Martin (1938), le fameux Passe-Muraille (1943) et le plus sombre Vin de Paris (1947), ou enfin le décapant En arrière (1950), dans lequel la critique du conformisme de l’anticonformisme fait écho à l’essai intitulé Le confort intellectuel (1949), dont la (re)lecture fera ressentir à quel point Marcel Aymé nous manque à l’heure du politiquement correct et de la traque anti-fumeurs...

    Marcel Aymé. Nouvelles complètes. Gallimard, coll. Quarto, 1366pp.
    A lire aussi: Michel Lecureur. La comédie humaine de Marcel Aymé. La Manufacture, 1985.

  • Sartrose

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    ...L’enfer c’est pas les autres, comme le prétendait je sais plus quel névrosé qu’écrivait des lettres au Néant, l’enfer c’est quand y a plus personne, même pas de mouches pour t’emmerder, et que ça va tout droit sans te faire rêver ni te filer la nausée…

     

     

    Image :Philip Seelen

     

    (In Memoriam Jean-Paul Sartre, alias L'Agité du bocal, dit aussi Jean-Sol Partre, né le 21 juin 1905)

  • Ceux qui se défoulent

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    Celui qui se gave de chocolat noir au Concept Store / Celle qui se tape un Why not ? après son Singapour sling / Ceux qui brunchent au Train Bleu avec la Dame aux bas vert Véronèse / Celui qui se rappelle la Flèche rouge de son enfance / Celle dont le grand-père a inauguré la ligne Pétersbourg-Dairen et qui t’envoie une mésange en MMS pour te remercier de lui avoir envoyé le chat crème du Train Bleu / Ceux qui pissent en arabesques dans l’urinoir Art Déco/ Celui qui a dit à la Rom chiante qu’il n’avait plus de thune et qui se paie un verre de Mercurey à 13 euros / Celle qui se mangerait la main plutôt que de mendier /Ceux qui se retrouvent à la plonge du Train Bleu avec le sentiment d’être embarqués / Celui qui esquisse un croquis de la femme style Renaissance tardive / Celle qui a un anneau dans le nez et lit le dernier Nothomb en norvégien / Ceux qui snobent le souper des sirènes / Celui qui dit que sa fiancée à ses ours /Celle qui mâche ses mots avant de les recracher / Ceux qui disent aux Américains qu’ils vont toucher la main à Gustave pour faire juste ce qui se dit « to pee» dans la langue de Walt Disney dont les animaux soit dit en passant ne pissent jamais / Celui qui se ramasse une gifle en proposant à Blanchette la naine de jouer à la brouette / Celle qui est d’humeur aussi changeante que le ciel des Caraïbes au point de rompre la monotonie de l’établissement médico-social La Fin du Jour / Ceux qui font les joyeux drilles à Pointe-à-Pitre / Celui qui relance la nécrophile pour goûter à l’académicien défunt reposant derrière le demi-queue / Celle qui a pincé sœur Charlotte qui l’a dénoncée pour se faire bien voir de l’Abbesse Crossée / Ceux qui ne parlent du rut à papa qu’à mots couverts / Celui qui manie joliment la langue de Fernanda / Ceux qui en appellent à l’arbitrage du Pontife aux fins de ramener les brebis égarées dans la cabanon prévu pour, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui se défilent

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    Celui qui est sûr d’avoir raison contre ses voisins non titrés / Celle qui voit en son mariage une caution pour ainsi dire officielle / Ceux qui ont obtenu l’aval de l’Académie des lettres poitevines / Celui qui se sait de bon rapport de force / Celle qui dit avoir le droit canon pour elle / Ceux qui ont toujours pensé comme ça sinon ça se saurait ou quoi / Celui qui se félicite de ce que son JE ne soit pas un autre genre Rimbaud après l’amputation / Celle qui répète volontiers Gott mit uns quand un ennemi l’honore / Ceux qui ont de la réserve sous le lit pliable / Celui qui n’en peut plus d’être brimé par sa bru monégasque / Celle qui tombe de la falaise et se reçoit dans un plouf d’eau tempérée juste ce qu’il faut / Ceux qui s’attardent dans le bourg maudit / Celui que la grande ville apaise / Celle qui se rend rue de La Roquette pour les salades que tu sais / Ceux qui ne sont plus connectés qu’à fins contraires / Celui qui vivote à tes frais / Celle qui retombe toujours sur tes pieds / Ceux qui sautent leur tour de cochon / Celui qui vit dans une autre beauté / Celle qui campe en bordure de ville / Ceux qui courtisent la dame aux mains moites / Celui qui remonte la Rue Basse / Celle qui gendarme ses locataires moluquois / Ceux qui cohabitent dans une toile de flamand mineur / Celui qui pense que chacun à sa vie et que ce n’en est pas toujours une / Celle qui estime qu’on a la vie qu’on mérite de naissance / Ceux qui se croient toujours chez Patrick Sébastien même quand il n’est pas là / Celui qui devine les arrière-pensées du centre avant / Celle qui te présente le Federer du badminton bordelais / Ceux qui fréquentent les mauvais lieux pour l’ambiance / Celui qui commande un lieu noir à la servante jaune / Celle qui ne voit pas la différence entre Andalous et Catalans au meeting des chercheurs d’embrouilles / Celui qui parfume sa soutane au vétiver / Celle qui demande à Jean d‘Ormesson de lui signer son livre avec son rouge à lèvres ce que l’académicien refuse tout net au motif que ça tache grave / Ceux qui se disent exilés de l’intérieur alors qu’il sont juste demandeurs de notoriété / Celui qui ne manque pas tant d’humour que de phosphate / Celle qui voit loin mais pas plus que ça / Ceux qui ont défilé à l’époque et se sont défilés ensuite mais ça te donne pas le droit de juger vu que ton père paie ta pension / Celui qui s’éclate après le déluge / Celle qui se dépense en low cost / Ceux qui invoquent le ressenti sépulcral d’Antonin Artaud qui les emmerde à titre posthume, etc.
    Image : Philip Seelen.

  • Partage des vivants

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    À propos d'Une séparation de l’Iranien Asghar Farhadi

    On ressort de ce film admirable avec un sentiment de doux accablement, lié en somme à la perception magnifiquement équitable de la condition humaine, qui nous fait conclure que juger les autres est pour ainsi dire impossible  et que chacun se débrouille comme il peut en fonction de ses moyens, de son sexe et de son âge, dans une société qui a certes ses lois et son poids  mais qui pourrait fort bien, moyennant quelques variantes, recouper les réalités de la société  française ou suisse. On pense à Tchékhov en compatissant avec chacune et chacun des personnages, qui ont tous à la fois raison et tort, jusqu’aux supposées innocentes que sont la toute petite fille et l’adolescente intransigeante.

    Question cinéma, ce qui sidère alors est la maitrise de tous les mouvements simultanés : des gestes de la vie et des sentiments éprouvés, de la vie de la ville et des individualités séparées, du social et de l’intime, de la violence et de la douceur, tout cela maîtrisé sans trace de démagogie ou de simplification, dans un tourbillon de plans d’une incroyable précision et d'une nécessité à la fois narrative et plastique, pour aboutir à une image d'ensemble qui pourrait faire dire que c’est « comme dans la vie » mais sans qu’il s’agisse d’une duplication puisque point de vue il y a et travail, grand travail de cinéma…   

  • Ibsen ou le feu sous la glace

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    Grand texte, mise en scène éblouissante de Thomas Ostermeier, interprétation admirable: John Gabriel Borkman fait merveille à Kléber-Mélau.

    Un moment de théâtre d’une exceptionnelle intensité est à vivre ces jours dans l’ancienne usine à gaz du théâtre Kléber-Méleau, dont le cadre de scène est retaillé en cage blanche où flotte comme une brume. Une infernale corrida de chambre va s’y dérouler en crescendo, dont l’argument reste tout actuel, sur fond de crise financière.

    Borkman préfigure en effet le bâtisseur-banquier mégalo qui rêve de dominer le monde quitte à faire, accessoirement, le bonheur des autres. Mais la banqueroute, la ruine et la prison en ont fait un loup fantomatique qui fantasme  sa réhabilitation et tourne en rond dans sa planque, au-dessus du salon de son épouse qui le fuit.

    La pièce commence dans ledit salon. Deux femmes y apparaissent d’abord: Madame Borkman, prénom Gunhild,  grande bourgeoise rigide, mortifiée par la ruine  et fomentant une revanche sociale dont son fils chéri devrait être l’instrument ; et sa sœur jumelle Ella, restée célibataire après avoir aimé Borkman et élevé le fils du couple. Condamnée par les médecins, Ella espère se rallier le jeune Erhard et en faire son héritier unique. Mais la mère ne saurait partager son fils, qui n’aspire lui-même qu’à vivre sa vie avec Madame Wilton, fée ensorceleuse et femme libre. 

    Si la trame sociale et sentimentale du drame relève de l’imbroglio, la progression de la pièce, au dialogue cristallin, reste limpide. La montée en puissance des antagonismes, que le metteur en scène module avec un sens du rythme sans faille, alterne douceur et violence, chaud-froid des sentiments, volonté de puissance et fragilité des êtres.

    Né en 1968 et venu du théâtre contemporain le plus radical, Thomas Ostermeier, en sa maturité de quadra, revitalise positivement le théâtre d’Ibsen, naguère décrié comme une vieille barbe bourgeoise, en le décapant pour mieux faire ressortir ses personnages et ses enjeux. Ainsi a-t-il coupé, au quatrième acte de Borkman, un semblant d’échappée optimiste, à vrai dire artificielle, pour accentuer son issue tragique.

    Remarquable directeur d’acteurs, Ostermeier bénéficie ici des talents de fameux  acteurs allemands, à commencer par Joseph Bierbichler dans le rôle de Borkman, impressionnant de puissance retenue et de subtile sensibilité. Laquelle sensibilité se retrouve, déchirante, chez Angela Winkler, inoubliable Ella, et dans la Gunhild non moins acide et poignante de Kirsten Dene. Entre autres artisans de cette superbe réalisation…

    Lausanne-Renens. Théâtre Kléber-Méleau. Jusqu’au 19 juin. La pièce est jouée en allemand. Surtitres français  d’une irréprochable intelligibilité.

  • Ibsen noir diamant

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    C’est LE spectacle de la saison théâtrale lausannoise : John Gabriel Borkman, mis en scène par Thomas Ostermeier. Dès ce 14 juin à Kléber-Méleau.

    Une pièce-bilan d’Henrik Ibsen, sombre et magnifique : John Gabriel Borkman, dans la version de Thomas Ostermeier, l’un des grands de la scène européenne. L’interprétation (en allemand, avec sous-titres) des acteurs de la Schaubühne a fait sensation. Rencontre avec le metteur en scène.
    - Qu’est-ce qui vous attache particulièrement à Ibsen ?
    - Le plus important à mes yeux, n’est pas le psychodrame, illustré par la plupart des metteurs en scène, mais la base de ses pièces liée à l’économie. Bien sûr, la psychologie des personnages compte, mais ce qui m’a frappé dans les cinq pièces que j’ai déjà montées, c’est l’importance de l’argent. Cette contrainte sur les personnages, déjà très présente dans Maison de poupée et Hedda Gabler, devient centrale avec Borkmam, figure du businessman libéral typique. La pièce est en outre, pour Ibsen, une sorte de règlement de comptes avec sa propre vie. Il y a de l’artiste chez Borkman, qui a sacrifié sa vie privée pour son œuvre. Borkman immole l’amour sur l’autel de sa carrière, d’une manière monstrueuse, voire diabolique, en sacrifiant la femme qu’il aime et sa sœur rivale, qu’il épouse par intérêt. Et c’est aussi un poète à sa façon, un entrepreneur et un créateur.
    - Qu’est ce qui fait l’actualité d’Ibsen ?
    - Lorsque nous avons crée la pièce à Rennes, en 2008, c’était bien avant la crise financière, et pourtant, durant les répétitions, les faits liés à la débâcle financière se succédaient dans les journaux. Ibsen, cependant, était trop intelligent pour se limiter à une critique du capitalisme. C’est en lui-même qu’il a découvert ces forces dangereuses qui, par les mécanismes du pouvoir économique, échappe à la maîtrise.
    - Le théâtre d’Ibsen est habité par de formidables personnages. Cela pose-t-il un problème de distribution ?

    - C’est évident, et d’ailleurs, pour cette pièce, j’avais « mes acteurs » avant de décider de la monter, ce qui n’aurait pas été possible hors de la Schaubühne. Je me suis d’ailleurs attaché à constituer une sorte de «famille», comme je travaille en étroite complicité avec Marius von Mayenburg sur les traductions de Shakespeare. L’ennui, c’est que mes « stars » sont également très demandées au cinéma…
    - Quel dénominateur commun marque-t-il votre approche d’auteurs si différents que Shakespeare et Ibsen, Lars Noren ou Brecht ?
    - Il y a deux « lignes » parallèles dans mes préférences, qui ont pour point commun la prise en compte de la réalité humaine dans sa complexité. Une ligne est plus axée sur les destinées individuelles, comme chez Ibsen, Jon Fosse ou Lars Noren, et l’autre est de type épique, dont Shakespeare est le grand représentant, que j’ai abordé avec Le Songe d’une nuit d’été, Hamlet et Othello, et que je continue d’explorer en lui découvrant tous les jours de nouvelles ressources.

    - À quoi travaillez-vous actuellement ?
    - Précisément, nous préparons une nouvelle version de Mesure pour mesure de Shakespeare, avec Marius von Mayenburg, pour le Festival de Salzburg d’août prochain. Et je compte bien monter encore quelques autres pièces d’Ibsen. À vrai dire, alors qu’on vient de me décerner un Lion d’or, à Venise, pour « l’ensemble de mon œuvre », je me sens comme au début de ma carrière…



    Borkman2.jpgLes fruits amers de la puissance

    Avant-dernière pièce du dramaturge norvégien Henri Ibsen (1828-1906), John Gabriel Borkman voit s’affronter, dans un raccourci saisissant (quelques heures d’une nuit d’hiver où se concentrent vingt ans d’illusions perdues), les forces antagonistes de l’ambition et de l’amour. D’un côté, la volonté de puissance « nietzschéenne » du banquier Borkman, qui pensait faire le bien de tous, a été condamné à la prison et a passé les années suivantes à fantasmer sa réhabilitation. De l’autre, deux femmes : Ella qu’il a aimée et laissé tomber pour Gunhild, sa sœur jumelle, épousée par intérêt. Ajoutons à ceux-là le jeune Erhart, qui ne pense qu’à vivre sa vie et dont les deux sœurs rivales s’arrachent les faveurs alors que le père voit en lui un possible successeur.
    Mélange de pessimisme lucide et de poésie crépusculaire, la pièce tourne autour d’une sorte de péché sans rémission commis par Borkman en tuant « la vie d’amour », chez celle qui l’aimait et qu’il aimait, pour accomplir son « œuvre ». L’esprit de vengeance de l’épouse au cœur dur, l’impatience du fils fuyant ce nœud de vipères avec une femme plus âgée que lui, la maladie mortelle menaçant la sœur aimante et la « main de fer » terrassant finalement Borkman illustrent la part d’ombre d’une humanité qu’Ibsen « sauve » par de minces rayons de tendresse et de compassion.

    Lausanne-Renens, Théâtre de Kéber-Méleau, du 14 au 19 juin.

  • Fête à La Désirade

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    En guise de remerciement à ceux qui l'ont préparée, Maritou et Philip et leur gang, autant qu'à ceux qui en furent. Ce fut une nuit magique, éclairée par des talents de tous les âges - fête de trouvailles et de retrouvailles d'amis venus de partout, des petites bluesgirls sénégalaises au flûtiste-kiosquier de République, de Camille la chanteuse de Belleville à Pascal le pianiste virtuose de Fribourg, du petit chanteur russe de 10 ans à la vieille dame de 100 ans poignée au coeur par la projection de la conquête de l'Everest revisitée par Alex Mayenfisch à peine un mois après la mort d'Erhard Lorétan l'amide longue date, sans oublier Maria la pasionaria débarquée de Sao Paulo où elle a participé à la renaissance du Brésil, entre tant d'autres. Gracias a la vida...

     

    J'aime l'âne si doux, de Francis Jammes, cité par Michèle Pambrun, de Soues en Pyrénées.

    J’aime l’âne si doux
    marchant le long des houx.
    Il prend garde aux abeilles
    et bouge ses oreilles;
    et il porte les pauvres
    et des sacs remplis d’orge.
    Il va, près des fossés,
    d’un petit pas cassé.
    Mon amie le croit bête
    parce qu’il est poète.
    Il réfléchit toujours.
    Ses yeux sont en velours.
    Jeune fille au doux coeur,
    tu n’as pas sa douceur:
    car il est devant Dieu
    l’âne doux du ciel bleu.
    Et il reste à l’étable,
    résigné, misérable,
    ayant bien fatigué
    ses pauvres petits pieds.
    Il a fait son devoir
    du matin jusqu’au soir.
    Qu’as-tu fait jeune fille?
    Tu as tiré l’aiguille…
    Mais l’âne s’est blessé:
    la mouche l’a piqué.
    Il a tant travaillé
    que ça vous fait pitié.
    Qu’as-tu mangé, petite?
    - T’as mangé des cerises.
    L’âne n’a pas eu d’orge,
    car le maître est trop pauvre.
    Il a sucé la corde,
    puis a dormi dans l’ombre…
    La corde de ton coeur
    n’a pas cette douceur.
    Il est l’âne si doux
    marchant le long des houx.
    J’ai le coeur ulcéré:
    ce mot-là te plairait.
    Dis-moi donc, ma chérie,
    si je pleure ou je ris?
    Va trouver le vieil âne,
    et dis-lui que mon âme
    est sur les grands chemins,
    comme lui le matin.
    Demande-lui, chérie,
    si je pleure ou je ris?
    Je doute qu’il réponde:
    il marchera dans l’ombre,
    crevé par la douleur,
    sur le chemin en fleurs.

    Le poème de Francis Jammes, «J’aime l’âne si doux…» a paru en 1898 dans son recueil De l’angélus de l’aube à l’angélus du soir. Francis Jammes est né en 1868 à Tournay, au pied des Baronnies, dans les Hautes-Pyrénées.

    J'espère que votre fête s'est bien passée !
    Amitiés

    J’aime l’âne si doux
    marchant le long des houx.
    Il prend garde aux abeilles
    et bouge ses oreilles;
    et il porte les pauvres
    et des sacs remplis d’orge.
    Il va, près des fossés,
    d’un petit pas cassé.
    Mon amie le croit bête
    parce qu’il est poète.
    Il réfléchit toujours.
    Ses yeux sont en velours.
    Jeune fille au doux coeur,
    tu n’as pas sa douceur:
    car il est devant Dieu
    l’âne doux du ciel bleu.
    Et il reste à l’étable,
    résigné, misérable,
    ayant bien fatigué
    ses pauvres petits pieds.
    Il a fait son devoir
    du matin jusqu’au soir.
    Qu’as-tu fait jeune fille?
    Tu as tiré l’aiguille…
    Mais l’âne s’est blessé:
    la mouche l’a piqué.
    Il a tant travaillé
    que ça vous fait pitié.
    Qu’as-tu mangé, petite?
    - T’as mangé des cerises.
    L’âne n’a pas eu d’orge,
    car le maître est trop pauvre.
    Il a sucé la corde,
    puis a dormi dans l’ombre…
    La corde de ton coeur
    n’a pas cette douceur.
    Il est l’âne si doux
    marchant le long des houx.
    J’ai le coeur ulcéré:
    ce mot-là te plairait.
    Dis-moi donc, ma chérie,
    si je pleure ou je ris?
    Va trouver le vieil âne,
    et dis-lui que mon âme
    est sur les grands chemins,
    comme lui le matin.
    Demande-lui, chérie,
    si je pleure ou je ris?
    Je doute qu’il réponde:
    il marchera dans l’ombre,
    crevé par la douleur,
    sur le chemin en fleurs.

    (Le poème de Francis Jammes, «J’aime l’âne si doux…» a paru en 1898 dans son recueil De l’angélus de l’aube à l’angélus du soir. Francis Jammes est né en 1868 à Tournay, au pied des Baronnies, dans les Hautes-Pyrénées. J'espère que votre fête s'est bien passée !
    Amitiés. Michèle.)

  • Pute de pub

    penser.jpg

    …Nous aussi on a une Honda, une Honda Jazz, une Honda Jazz nouveau modèle écolo, Honda Jazz Hybrid ça s’appelle, ça consomme limite pas, mais ça se paie, et pour la payer on a bossé les gars, faut pas croire que ça vous tombe du ciel comme ça la Honda Jazz Hybrid dernier modèle – mais quant à faire de la pub à la firme Honda, ça serait quand même limite pute, hein  les gars… 

     

    Image : Philip Seelen


  • Fête à La Désirade

     

     

    âne.jpg« Quand je serai moins bête

    Je serai comme un âne

    Fidèle à ceux que j’aime

    Attentif à mon âme ».



    Maxime Piolot, chanteur breton.



    Maritou, Pierre et Yvan, Philip, Lucienne et Jean-Louis, vous invitent proches, voisins, amis:



    Ce samedi 11 juin 2011 dès 18h, au Vallon de Villard



    Pour La Première Nuit des musiques, des images et des mots



    Avec la présence active d’amis comédiens, chanteurs, musiciens, écrivains, bateleurs, imagiers, peintres, dames de cœur et autres turlupins...



    Pour des chansons, des concerts, des lectures, des projections, des expositions, du violon, de la balalaïka, du saxo, du pianola, des guitares, des feux, du vin, de la tchaktchouka, de l’eau de source d’origine, des surprises d’Occident et d’Orient.



    Votre venue étant souhaitée par tous les temps (ample déploiement de yourtes) mais à pied, les parcs à automobiles menaçant d’être saturés.


    Annonce appréciée, et itinéraire éventuel: 004179 / 508 97 29



    Image : notre ânesse Olympe au milieu des prés

  • Ceux qui veillent en lisière

    medium_Plongeur0001.JPG
    Celui qui lave une aquarelle à la fenêtre / Celle qui boit le couleurs du monde / Ceux qui se pressent à l’expo de Bonnard / Celui qui fait l’inventaire des belles personnes de sa connaissance / Celle qui cultive des bonsaïs à Malmö / Ceux qui se promènent nus dans la neige / Celui qui joue de son clavier muet sur l’armoire de son cagibi / Celle qui déchiffre une partition d’Arvo Pärt dans le métro de Moscou / Ceux qui défient la bise noire pour se fondre dans la lumière des rochers rouges / Celui que la voix d’Aretha Franklin conforte dans la jouissance de son infortune / Celle qui rêve qu’elle joue au trictrac avec les deux plus beaux garçons de la cité portuaire / Ceux qui aiment se faire masser par les aveugles japonais / Celui qui dit à son fils unique Mika qu’il honore son sperme / Celle qui se dit contre le nucléaire pour se sentir bien avec son professeur de luth dont elle a rêvé plusieurs fois / Ceux qui en ont assez de la méchanceté de la femme du pasteur Lebougon / Celui qui regrette de ne pas occuper une situation assez importante pour nuire à ses collègues / Celle à laquelle la voix de Lady Day rappelle les beaux soirs du square du Roule / Ceux qui se retrouvent avec la Comtesse chez Francis pour parler poésie chinoise et chiffons / Celui qui redoute que sa fille Louloute lui demande de sortir avec elle tant qu’elle a la boule à zéro et cet os dans le nez / Celle qui raconte à son ami écrivain des histoires dont il ne sait rien faire / Ceux qui patinent sur les parquets du Négresco / Celui qui se vante d’avoir volé un dessin de Matisse dans l’antichambre des Aragon où Louis l’a peloté / Celle qui se prétend invisible quand elle défèque les yeux fermés / Ceux qui écoutent Bach dans les aérogares / Celui qui pleure chaque fois que Wanda lui repasse la Sonate posthume No21 en B flat major de Franz Schubert (1797-1828) / Celle qui aime lécher les larmes de celui qu’elle fait pleurer, etc.

  • Lettre de Bethléem

    PascalSerena.jpg

    L'épistole de Pascal Janovjak, postée à Ramallah à l'adresse du Passe-Muraille

     

    Je fume dans la caféteria déserte de l’hôpital, je vous écris en sachant que je ne pourrai vous envoyer ce message tout de suite mais j’ai besoin de vous écrire, je me rends compte – non, je l’ai toujours su, mais je le sens fort en ce moment – à quel point j’ai besoin de vous, mes amis… C’est sans doute la fonction première des hôpitaux, de cultiver l’amour entre les hommes – à cinq ans, j’avais donné à mon père étonné cette explication des maux du monde : comment pourrait-on prouver l’amour, exprimer l’amour, s’il n’y avait le mal ? 

    Elle qui se tort elle qui supplie dont les yeux virent au ciel, absents, elle qui dans ses moments de lucidité s’inquiète encore pour moi, savoir si je vais bien si je suis bien assis si j’ai sommeil, elle qui ensuite m’enfonce ses ongles dans les bras et me frappe 

    En sortant de la pièce j’ai éclaté en sanglots, toute cette douleur, toute sa douleur, bien plus forte pour moi que si je l’avais éprouvée directement (car une douleur personnelle m’aurait fait hurler, mais elle ne m’aurait pas fait pleurer comme j’ai pleuré), toute sa douleur dans mes larmes, pendant une heure – le contrecoup de ces heures affreuses et inutiles, petit cadeau d’une sage-femme indifférente qui avait décidé que l’épidurale pouvait attendre, quand on venait de nous dire le contraire, et qu’elle se tordait au sol… 

    Mais c’est grâce à cette douleur que j’ai découvert l’amour. J’ai eu envie de chercher la sage-femme, de mettre l’hôpital sens dessus-dessous pour la retrouver, et arrivé en face d’elle je lui aurais mis mon poing dans la figure, tout simplement, et je peux vous dire que ce poing-là lui aurait arraché quelques dents… et ensuite, ensuite seulement, je l’aurais remerciée, du fond du coeur. Mais j’ai mieux à faire maintenant, j’ai à vous écrire… 

    De retour à la caféteria je croise le docteur Asfour, nous partageons une énième cigarette. Je bavarde pour faire taire l’anxiété, je lui pose des questions, il me dit qu’il exerce depuis 1981. J’avais six ans je lui dis, je ne sais pas pourquoi je lui dis ça, je lui dis ça parce que ce matin face à lui, face à tous les hommes de son âge je suis un enfant, je ne suis plus qu’un enfant… j’avais six ans, je lui dis, et il me sourit, et ne sachant plus quoi dire je me lève et sors dans le parc de l’hôpital, c’est l’aube à présent, et je fume ma dernière cigarette d’homme libre. C’est drôle, il y a un mot pour les célibataires, mais pas pour les hommes qui ne sont pas pères – alors homme libre, ou homme seul, puisque bientôt je serai deux, physiquement deux, je serai mon fils et moi, et j’aurai faim pour lui et soif pour lui, je serai joyeux avec lui et j’aurai mal aussi – mais est-ce que vraiment je serai plus proche de lui que je ne le suis d’elle, puis-je vraiment être encore plus proche de quelqu’un ? Et sera-t-il en nous ou entre nous, nos corps seront-ils liés ou séparés par Louis, 3, 5 kg qui hurle dans nos bras, elle qui pleure dans mes bras mes bras qui sont tellement courts ce matin tellement insuffisants pour embrasser tout le monde les infirmières et les sage-femmes les médecins le concierge l’employé à l’accueil, et vous… mes bras, plus larges et plus forts ce matin mais toujours deux, seulement deux bras pour les entourer, mes bras tellements insuffisants déjà à les protéger, elle et Louis… 

    Pascal Janovjak 

     

    (ce texte constitue L'Epistole envoyée par Pascal Janovjak de Ramallah, où il a vu naître son premier enfant, avec Serena son épouse, au Passe-Muraille, pour sa livraison de juin).

     

     

     

    Image: Serena et Pascal Janovjak lors de leur escale à Lavaux, en été 2008.

     

     

  • L'archipel d'un juste

     

    Soljenitsyne.jpgLa mémoire tragique du XXe siècle revit à travers la figure lumineuse d’Alexandre Soljenitsyne. La fondation Martin Bodmer, à Genève, patronne une exposition et un livre admirables, sous la direction de Natalia Soljenitsyne et Georges Nivat.

     

    On voit d’abord quelques objets que la lumière arrache aux ténèbres : un chapelet de perles de verre, une boîte de gaufres fourrées, une paire de vieux ciseaux, un baromètre, une veste de coton molletonné, une liasse de feuilles couvertes d’une écriture minuscule, un morceau de pain sec…

     Les ténèbres seraient celle du XXe siècle, et ces objets raconteraient l’histoire d’un porteur de lumière de cette tragique époque, du nom d’Alexandre Soljenitsyne.

    Ces objets surgissent de la pénombre veloutée lorsqu’on s’approche des vitrines de l’exposition consacrée à Soljenitsyne dans la salle souterraine magiquement appareillée de la Fondation Bodmer, qui fait que la lumière se fasse mieux révélatrice ! 

    Le chapelet raconte l’histoire d’un jeune officier soviétique dont quelques propos imprudents, dans une lettre à un compère, lui ont valu huit ans de bagne, de 1954 à 1953, année de la mort de Staline. Huit ans durant lesquels, faute de rien pouvoir écrire, il composa mentalement un poème de 60.000 vers qu’il se rappelait en égrenant son rosaire. La veste de molleton, frappée du matricule Chtch 262 est celle que le « zek » (appellation russe d’un détenu) Soljenitsyne portait au camp. La liasse est celle du manuscrit original de L’Archipel du goulag, retrouvé intact après être resté enterré vingt ans durant. Les ciseaux et le baromètre ont fait partie des objets « fétiches » de l’écrivain. La boîte de gaufres fourrées, dissimulant un exemplaire de L’Archipel du goulag, rappelle les précautions qu’un lecteur devait prendre en Union soviétique pour conserver un livre proscrit. Le morceau de pain, relique d’un camp, fut emporté par Soljenitsyne le jour de son expulsion d’URSS, en février 1974.

    Ces quelques objets, et bien d’autres, de nombreux documents personnels, des manuscrits jamais exposés, des lettres, des feuillets volants,  des tapuscrits, des livres, des coupures de presse, des photos significatives constituent la part ici émergée d’un immense corpus d’archives resté à Moscou sous la garde avisée de Natalia Soljenitsyne, veuve de l’écrivain disparu en 2008.

    Soljenitsyne6.jpgLa présence de cette bonne fée, mère de trois fils dignes de leur paternel, est particulièrement visible dans les corrections successives des feuillets préparatoires  de La Roue rouge, deuxième grand massif de l’œuvre avec L’Archipel du goulag, représentant environ 30.000 pages de la polyphonie dont la totalité en compte 6000. Dactylographiant la monumentale polyphonie historique, la veuve de l’écrivain ne cessait de l’annoter et d’y porter des questions, auxquelles Soljenitsyne répondait selon un code précis, chaque aller-retour pouvant se répéter jusqu’à sept fois ! Or cette collaboration a inspiré, de toute évidence, l’esprit même de cette exposition, sous la direction supérieurement avisée de Georges Nivat, grand connaisseur de l’œuvre et ami de l’écrivain.

     Dans son introduction au catalogue de l’exposition (lire encadré), Charles Méla, directeur de la Fondation Martin Bodmer, rend un très bel hommage à un homme qui a affronté successivement le cancer et un pouvoir totalitaire, dont l’œuvre «mérite d’incarner l’histoire de tout un siècle, qu’il convient d’appeler « le siècle de Soljenitsyne », comme il y eut le siècle de Voltaire… 

     

    Un « porteur de lumière »

     « L’homme est parfait ! », s’exclame Alexandre Soljenitsyne dans la forêt moscovite où l’interroge le cinéaste russe Alexandre Sokourov, dans ses remarquables Conversations avec Soljenitsyne. Or quel écrivain, au XXe siècle, aura mieux vu et décrit l’imperfection humaine ? C’est tout le paradoxe de la vie et de l’œuvre  de ce nouveau Dante du XXe siècle, furieux témoin des enfers et radieux lutteur, prophète fulminant et merveilleux témoin des « invisibles » qui ont souffert par millions sans voix pour le dire, mais aussi chantre de la simple vie, poète limpide de l’harmonie.  Rien pour autant de l’hagiographie aveugle ou convenue dans l’ouvrage tenant lieu de catalogue à l’exposition, intitulé Le courage d’écrire et constituant une somme documentaire exceptionnelle, tant par la qualité des textes que par la richesse des images.

    Après une introduction très éclairante de Georges Nivat, qui rappelle (notamment) le dessein et la réalisation complexes de l’immense polyphonie de  La Roue rouge, aux sources de la tragédie russe, c’est tout un siècle que nous parcourons à travers la guerre et le bagne, les exils successifs en Suisse et aux Etats-Unis, dans le bruit du monde et la studieuse harmonie familiale. Des premiers chefs-d’œuvre (Une journeé d’Ivan Denissovitch et La Maison de Matriona) qui le firent connaître dans le monde entier dès 1962, au Nobel de littérature, en 1970, le grand écrivain russe aura incarné, plus qu’aucun autre en son siècle, l’honneur de la littérature.                

     Genève Cologny, Fondation Martin Bodmer. Exposition Soljenitsyne, Le courage d’écrire, jusqu’au 16 octobre. Du mardi au dimanche, de 14h. à 18h. www.fondationbodmer.org.

     Alexandre Soljenitsyne, le courage d’écrire, sous la direction de Georges Nivat. Edition des Syrtes, 527p.

     

     

  • Evviva la Professorella !

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    L’amour et la défense de la littérature vivante ne vont pas toujours de pair avec la « science » universitaire, mais Anne-Marie Jaton, surnommée la Professorella par ses amis, incarne, au contraire, la conjonction du plus  gai savoir, d’une sensibilité profonde à l’approche des textes et d’une limpidité parfaite dans son expression. Ses livres nous en ont donné autant de preuves, consacrés à Blaise Cendrars, à Jacques Chessex, à Charles-Albert Cingria, à Nicolas Bouvier et à Raymond Queneau, notamment.

    Or c’est avec la même compétence généreuse que la titulaire de la chaire de littérature française à l’Université de Pise, récemment retraitée, nous a aidés à constituer cette présentation du plus génial des auteurs italiens contemporains : Guido Ceronetti.

    À cet hommage participe aussi Fabio Ciaralli, « protégé » de la Professorella qui vient d’obtenir son doctorat de lettres sur Cioran au Polo universitario de la prison toscane où il purge une longue peine pour crime passionnel, déjà connu de nos lecteurs et témoignant ici de l’aide spirituelle qu’il a trouvée dans les livres et l’amitié épistolaire du Maestro.

    Ainsi la vocation du Passe-Muraille fait-elle sens au propre autant qu’au figuré…

  • Divergence

    lyon.jpg…Elle a toujours tiré à droite et son chien à gauche : je veux dire : ses chiens, ses chiens et ses hommes, depuis son premier chien et son premier homme ç’a été la tendance, mais ça peut évoluer, on est surpris dans la vie, des fois qu’elle épouserait un homme de droite et qu’elle tombe sur un chien pas comme les autres, chiche qu’elle pourrait tirer « à gauche »…

    Image : Philip Seelen

  • Iconostase


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    …Vous me dites qu’il y a trop d’image sur ces murs,  vous me dites qu’il faudrait relancer la sainte querelle en la matière, vous me dites qu’il n’y a rien de tel que la page blanche pour activer la mémoire et que de toute façon rien ne doit nous distraire de l’Un, je vous entends bien, c’est votre histoire cher imam ami, mais souffrez que je rende grâces aussi au Deux et même au Trois et à toutes les images qui me racontent la sainte vie…

    Image : Philip Seelen 

  • Mort d'un réfractaire

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    Michel Boujut, critique de cinéma et écrivain, est mort d'une hépatite à l'âge de 71 ans. Il avait raconté ses tribulations de déserteur de la guerre d'Algérie dans Le jour où Gary Cooper, beau récit d'une jeunesse révoltée,  paru en janvier 2011 aux éditions Rivages. Retour sur une rencontre à Genève, en février dernier... 

    Michel Boujut, né en 1940, déserteur de la guerre d’Algérie en 1961 par opposition au militarisme et au colonialisme, salue ces jours la libération des populations arabes avec un enthousiasme tout personnel. « Ce soulèvement pacifique est inespéré ! On disait ces peuples serviles, pour mieux flatter leurs maîtres, et voici qu’on découvre des gens éduqués qui ont vaincu la peur et prônent la liberté et la dignité. Quelle honte pour la France, et quelle leçon pour tous ! »

    Or cette leçon, Michel Boujut l’a intégrée de longue date par l’histoire des siens, recoupant celle de deux générations. Son grand-père paternel, le sergent Maurice Boujut, parti au front la fleur au fusil et tombé à 26 ans le 19 septembre 1914, écrivait à sa femme Elisabeth, cinq jours avant sa mort : « Nous sommes restés six heures sous une pluie d’obus, plusieurs camarades y sont restés. Eh bien, aujourd’hui, tout cela ne nous fait plus rien, c’est honteux de le dire, nous sommes là comme des sauvages : les amis meurent à côté de nous, et cela nous laisse tout à fait indifférents »…

    Aujourd’hui, Michel Boujut précise que, lorsqu’il décida de prendre le « chemin du désert », il n’avait pas encore lu cette lettre déchirante conservée par son père Pierre dans un carton à chaussures baptisé « Boîte à pleurs, boîte à fleurs ». Cependant, toute sa jeunesse fut nourrie par la colère de son aïeul maternel, petit paysan qui connut lui aussi les charniers de la Grande Guerre et en revint pacifiste, autant que son père enfermé des années dans un stalag entre 40 et 45.

    « Les larmes des veuves, qui s’en soucie ?», écrivait la grand-mère de Michel dans un petit cahier qu’elle demanda à son fils de brûler. Mais Pierre s’y refusa et c’est ainsi que le petit-fils eut accès à ces reliques «crucifiantes» qui le font écrire à son tour : « Je sais maintenant d’où vient la révolte qui m’a toujours habité»…

    Dans un film de William Wyler datant de 1956, intitulé La Loi du Seigneur et interprété par Gary Cooper, celui-ci campe un pacifiste quaker qui refuse de participer à la guerre civile, jusqu’au jour où son fils y risque lui-même sa peau. Or, comme nous posons la question à Michel Boujut: réfractaire jusqu’où ?, celui-ci de préciser : « En fait, je ne suis pas absolument non-violent. Ce qui fait s’armer Gary Cooper dans La Loi du seigneur, mon père l’a vécu face au nazisme. Pour ma part, je n’ai jamais eu le sentiment de fuir. Mon geste traduisait juste ma colère contre « les bandits qui sont cause des guerres ».

    Dans Le jour où Gary Cooper est mort, Michel Boujut raconte que, ce 13 mai 1961 où il déserta sans l’annoncer aux siens, personne n’était là pour lui souhaiter bon anniversaire. Mais une lettre poignante de son père, peu après, lui donnerait entièrement raison !

    Son beau récit, construit comme une sorte d’Amarcord sans trémolos, s’adresse à une jeune journaliste (imaginaire) de la Radio romande, par manière de clin d’œil à ses amis de Lausanne où il débarqua bientôt en douce, exfiltré par l’Allemagne. Auparavant, planqué chez un membre du réseau Jeanson, le jeune homme s’était caché dans les salles obscures parisiennes où il contracta une cinéphilie aussi intense que sa révolte.

    Michel Boujut parle de Lausanne avec tendresse, où il a découvert « une familiarité nouvelle avec la vie », célébrant un « je ne sais quoi d’intime, de gai, de simple, d’agreste et d’urbain ». Pour mémoire, rappelons que La Feuille d’Avis de Lausanne accueillit des papiers du futur critique parisien (à Charlie Hebdo et Télérama, notamment) devenu producteur, en 1982, d’un magazine télévisé légendaire, à l’enseigne de Cinéma, cinémas. Correcteur aux éditions Rencontre, puis collaborateur à la télévision romande où il dit avoir « appris énormément » de Claude Goretta, Michel Boujut a fréquenté les anciens cinémas de notre ville autant que la Cinémathèque de Freddy Buache, dont le successeur lui rend aujourd’hui la politesse avec une Carte blanche. L’occasion de constater que le « jeune homme en colère » est aussi un homme de cœur et de goût.

    Lausanne. Cinémathèque. Carte blanche à Michel Boujut, les 2 et 3 mars.

    Michel Boujut. Le jour où Gary Cooper est mort. Payot & Rivage, 163p.



    Dates de Michel Boujut

    1940 Le 13 mai, naissance à Jarnac.

    1961 Le 13 mai, déserte de l’Armée française. Un supérieur a écrit dans son livret militaire : « Accomplit ses classes comme un chemin de croix »

    1962-1978 Collaborateur à la TSR.

    1982-1992 Producteur de Cinéma, cinémas, émission mythique d’Antenne 2.

     

     

     

     

  • Scènes de la vie des gens

    1. IMG_0784-1.jpgÀ propos de La Tête des gens, de Jean-François Schwab

     

    « Observer c’est aimer », écrivait Charles-Albert Cingria, qui s’y employait au regard des choses autant que des gens, mais c’est surtout de ceux-ci, comme son titre l’annonce, qu’il est question dans La Têtes des gens de Jean-François Schwab, premier recueil de cet auteur romand rassemblant onze nouvelles encadrées par un prologue et un épilogue de type choral.

    Une épigraphe à valeur d’envoi, signée Christian Bobin, faite suite à ces histoires de la vie des gens, ici et maintenant, qui en résume la tonalité, sinon générale, du moins récurrente : « La solitude est une maladie dont on ne guérit qu’à condition de la laisser prendre ses aises et de ne surtout pas en chercher le remède nulle part ».

    La   solitude n’est pas pour autant une fatalité ni forcément un désagrément, pour peu qu’on ne la subisse pas. Mais la solitude pèse souvent sur les personnages de La Tête des gens, dans la mesure où elle exacerbe un manque de présence ou un manque d’amour caractéristiques d’une société se fuyant elle-même dans la recherche du bien-être le plus superficiel, au dam de vraies relations entre les individus.

    La Tête des gens fait d’abord apparaître ceux-ci comme les habitants d’un archipel nocturne, des couloirs d’un hôpital aux étages divers de tel immeuble, puis de tel autre, d’un trottoir au secret d’une chambre, en plan-séquence panoramique à multiples personnages juste aperçus, avant d’autres développements.

    Si le type d’observation du nouvelliste rappelle un Régis Jauffret, notamment dans ses Microfictions, Jean-François Schwab se signale d’emblée par une empathie pure de toute « projection », qui laisse leur liberté à ses personnages clairement et nettement individualisés, comme le Romain de Tapage nocturne, taraudé par un cauchemar d’enfance, ou comme la Claire de Dark Clarisse , diffusant une présence intense, farouche à proportion de sa fragilité, sur fond de fête vide de trentenaires. Du couple « mort » d’À quoi tu penses ?, plombé par l’égoïsme et la routine, aux conjoints  «libérés» d’  Un corps urbain, qui se sont bricolé une relation à distance conforme à l’esprit libéral du temps, l’auteur peint, à fines touches, d’une écriture limpide et sobre (à laquelle manque juste ici et là un dernier polissage), un tableau d’époque varié et nuancé, remarquable par sa justesse de ton, avec les premières amorces d’une narration transposée, prélude à de plus libres développements.

    Jean-François Schwab. La Tête des gens. Editions Paulette, 138p.       

  • Imposture à répétition

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    Adulé comme un gourou, Louis Althusser était juste un malade mental…
    Le «premier criminel de l’histoire de la philosophie », avant d’étrangler sa femme Hélène, lui avait écrit des centaines de lettres. Tristement significatives…

    Dans la nuit du 16 novembre 1980 fut commis, par un philosophe de renom mondial, un crime qu’on pourrait dire d’amour fou, qui rappelle à certains égards le meurtre commis par le chanteur Bertrand Cantat, en juillet 2003, sur la personne de Marie Trintignant.
    Différence essentielle cependant: que le rocker violent fut aussitôt arrêté et jeté en prison, tandis que le « maître à penser », protégé par ses amis, se trouvait déclaré irresponsable et confié aux psychiatres plutôt qu’aux juges. Deux poids et deux mesures pour une « justice » qui devait faire peu de cas du sort de la pauvre Hélène Rytman, conjointe souvent vilipendée par l’entourage du philosophe ? L’affaire est plus compliquée voire tordue, reflétant les pratiques d’une autre époque et d’un autre milieu que celui des «pipoles» d’aujourd’hui…

    Une figure de l’intelligentsia
    Pour mémoire, rappelons que Louis Althusser (1918-1990) compta, de son vivant, parmi les figures « incontournables » de l’intelligentsia parisienne des années 1960, plus précisément dans la secte mouvante des « structuralistes », avec Roland Barthes, Jacques Lacan et Michel Foucault, notamment.
    D’un ton péremptoire, Bernard-Henri Lévy, qui fut son élève et préface aujourd’hui les Lettres à Hélène courant de 1947 à 1980, déclare qu'Althusser fut « l’un des plus grands philosophes du XXe siècle ».
    Or, une telle affirmation est aujourd’hui sujette à caution. D’abord parce que la « très grande œuvre » célébrée par Lévy se réduit à quelques écrits marxistes abscons et largement dépassés par la réalité historique et la pensée qui y achoppe. D’autre part, à cause de la démence manifeste qui imprègne, tragiquement, la vie même du penseur, autant que ses positions théoriques, où la fameuse « lecture symptomale », visant à faire dire à un texte ce qu’il ne dit pas, devient terriblement… symptomatique.


    Justifications délirantes
    « Si j’ai étranglé Hélène c’est pour ne pas tuer mon analyste », aurait avoué Louis Althusser au psychanalyste André Green. Et ses disciples de parler d’ «homicide altruiste » visant à sauver Hélène d’une mystérieuse faute condamnée des années plus tôt par la Parti communiste. Et d’autres de prétendre que l’étrangleur aurait, en « massant le cou d’Hélène », selon ses propres termes, tué sa sœur, sa mère, ou bien une part de lui-même.
    Enfin Althusser lui-même, interné dans un asile psychiatrique puis libéré après trois ans, de s’en expliquer dans une autobiographie parue après sa mort sous le titre L’Avenir dure longtemps (Stock, 1993) plaidoyer pro domo souvent confus voire délirant mais succès de librairie retentissant que la publication, aujourd’hui, de ces Lettres à Hèlène cherche évidemment à relancer. Mais que représentent au juste ces lettres ?

    « Canular réussi » ?
    Bernard-Henri Lévy parle d’un « roman prodigieux » et d’une « bouleversante histoire d’amour » doublée d’une « mine d’informations » sur « l’envers d’une histoire ».
    Or la réalité est à la fois plus triviale et plus triste : les 700 pages de ces lettres, d’abord marquées par une exaltation juvénile assez conventionnelle, au fil d’une écriture de piètre tenue littéraire, sont progressivement plombées par la confusion mentale voire le balbutiement pathétique, sur fond de narcissisme tourmenté.
    Fait sidérant : que presque rien n’y transparaît des événements marquants de l’époque (du stalinisme aux événements de Hongrie ou de Tchécoslovaquie, sans parler de Mai 68 que le philosophe réduit à « une sorte d’effervescence » et de « bordel politico-social »), comme s’il vivait dans un cocon avec la terreur « de ne pas exister » alors qu’il partage, avec Hélène, note-t-il dans son autobiographie, « l’enfer à deux dans le huis-clos d’une solitude délibérément organisée ».
    Non moins ahurissante enfin : la vénération intacte que ce « prince des penseurs », selon l’expression bouffonne de Bernard-Henri Lévy - qui avoue par ailleurs ne pas se souvenir d’un seul de ses cours -, continue d’exercer chez certains. Comme si ceux –ci craignaient d’avoir à faire le deuil de leur propre jobardise alors que le philosophe lui-même, à propos de son œuvre, parlait de « canular réussi »…

     Deux  poids, deux mesures…

    Le rapprochement des deux meurtres « accidentels » qui ont coûté la vie à Hélène Ryttman, épouse de Louis Althusser, et à Marie Trintignant, amante de Bertrand Cantat, peut sembler discutable, et pourtant la comparaison est intéressante du point de vue du traitement respectif des deux victimes et des deux coupables.
    En 1985, Claude Sarraute écrivait dans une de ses chroniques du Monde : «Nous, dans les médias, dès qu'on voit un nom prestigieux mêlé à un procès juteux, Althusser (…) on en fait tout un plat. La victime ? Elle ne mérite pas trois lignes. La vedette, c'est le coupable ». 
    La chose s’est vérifiée pour la femme d’Althusser, non seulement dans les médias mais dans le microcosme intellectuel français où il était de bon ton de la faire passer pour une mégère acariâtre qui «pompait l’air» de son grand homme. Son portrait, dans Femmes de Sollers, est particulièrement accablant. Et c’est ainsi que le mandarin de l’Ecole Normale supérieure, malade mental hautement protégé, continue d’être vénéré par une certaine Nomenklatura intellectuelle. 
    À vingt ans de distance, la compassion vouée à Marie Trintignant fut tout autre, fort heureusement.  En revanche, le moins qu’on puisse dire est que le statut de « vedette » n’a pas profité à Bertrand Cantat, au contraire. Deux poids, deux mesures pour deux victimes, deux coupables et deux «actes manqués»… 

    Louis Althusser. Lettres à Hélène. Préface de Bernard-Henri Lévy. Grasset, 708p

    Cet article a paru dans l'édition de 24 Heures du 28 mai 2011.

     

  • Ceux qui vont enquêter

     

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    Celui qui s’est spécialisé dans la fouille du passé des prétendus innocents / Celle qui dénonce les agissement de son trisaïeul sous la Commune pour se faire bien voir de sa cousine historienne de centre-gauche / Ceux qui incriminent les années de parties fines du penseur néolibéral / Celui qui découvre avec effroi que ses jeux de préado de neuf ans tombent sous le coup de la loi de
    certains Etats américain mais ouf il habite à Liège Outremeuse et sa femme lit le Coran / Celle qui s’inquiète de savoir si le jeune marié a réellement renoncé à ses tendances que lui a signalées sa belle-sœur Aude-Marie Bonne-Avoine psychologue-conseil chez Manpower / Ceux qui ont gardé des papiers compromettants qu’ils sortiront si l’oncle  populiste devient trop arrogant / Celui qui fait des recherches sur les zones d’ombre de la première partie de la vie de sainte Lucette / Celle qui rappelle l’épisode du « disciple préféré » pour étayer sa théorie d’un Jésus bi / Ceux qui se demandent pourquoi les fouille-merde ne cherchent du côté des années de jeunesse du Prophète et même avant / Celui qui exige la Transparence pour mieux gérer son propre micmac / Celle qui donne des leçons aux donneurs de leçons qui se taxent mutuellement de donneurs de leçons / Ceux qui répètent àl’envi qu’ils ne donnent pas de leçons, eux / Celui qui te dit qu’il sait des choses sur toi et que tu confonds en affirmant que tu en sais bien plus encore / Celle qui pense que Jean-François Kahn a des choses à se reprocher question personnel de maison / Ceux qui proposent une investigation côté personnel de maison des divas de l’info / Celui qui s’est toujours vanté de tringler ses filles au pair / Celle qui pense que l’ADN du sperme de DSK a été refilé par Sarkozy à la femme de chambre par l’intermédiaire des SR / Ceux qui savent désormais où se trouve la Casamance / Celui qui pense que le village de la petite va tout faire pour qu’elle ramasse un max de dollars quitte à retirer sa plainte / Celle qui parie que la petite ne se laissera pas acheter / Ceux qui trouvent que l’affaire DSK a une configuration de fable qui l’apparente à la Visite de la vieille dame et que ça fera un film super / Celui qui a assisté à une représentation de la Vieille dame en brousse et à chopé le sida la même année mais il n’y a aucun rapport car il était revenu d’Afrique et se camait en Suède / Celle qui estime que c’est cette Saint-Clair qui a tout manigancé pour ramener Dominique à la maison / Ceux qui prononcent le nom de Dominique avec toute la ferveur sucrée de l’Amicale des socialistes en dentelles, etc. 

    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui vont en justice

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    Celui qui réapparaît menottes aux poings / Celle qui a porté plainte contre le Prince Charmant / Ceux qui voient la vie de leur enfant exposée aux regards du Tribunal / Celui qui se demande ce qu’il serait devenu avec un père ivrogne dans un pays en guerre et plus ou moins douze frères et sœurs si l’accusé n’a pas menti sur cela aussi / Celle qui regarde la mère de la victime de son point de vue de juge déjà grand-mère / Ceux qui violent et violentent tous les jours que Dieu fait en toute impunité / Celui qu’émeut l’humanité de la Cour / Celle qui sent la glace de la réalité la transir / Ceux qui découvrent que leur enfant est une femme / Celui qui tourne en rond dans la cage du non-langage / Celle qui se fait arracher en public les derniers aveux de son aveugle passion de jouvencelle / Ceux qui se rappellent leurs vingt ans / Celui qui plaide en tennis / Celle qui constate que ses dépositions n’ont rien retenu de l’essentiel de ce qu’elle a enduré / Ceux que choque le trop jeune avocat stagiaire qui taxe son client de salaud et de lâche pour le disculper de l’accusation d’être un violeur / Celui qui a ouvert sa maison au barbare en connaissance de cause / Celle qui a ouvert son cœur de mère au barbare avant de ramasser ses slips sales / Ceux qui trouvent toutes les excuses au barbare / Celui qui estime que sa cause est jugée d’avance vu qu’il est né du mauvais côté / Celle que le barbare a fascinée avant de sentir la pointe de son couteau sur sa gorge de roucoulante colombe / Ceux qui se barricadent dans le déni / Celui qui estime avec ses compères du Bar Le Bronco que toutes les femmes sont des putes et des salopes à dresser, sauf leurs mères / Celle qui souffre de se rappeler tout ce qu’elle a aimé de ce nul / Ceux qui envient cette passion de jeunesse tout à fait stupide selon les critères de la Raison / Celui qui se réjouit de remonter sur son voilier de 18m. après avoir jugé ce pauvre type mal barré à vie selon son expérience / Celle que la tristesse terrasse à l’instant où justice lui est rendue / Ceux qui se réjouissent de tourner la page / Celui qui s’est reconstruit en taule / Celle qui estime que cette cause qu’elle a défendue en tant que substitut du procureur devait l’être bec et griffes pour le bien des petites écervelées qu’abusent encore des prétendus princes charmants à couilles rabattues / Ceux qui ramènent tout à un excès de testostérone comme au Tour de France - enfin tu vois quoi / Celui qui espère sans se faire trop d’illusions que trois ans de travaux agricoles ou horticoles adouciront cette petite brute / Celle qui redoute de revoir un jour l’Homme de Sa vie au coin d’une rue / Ceux qui se sont faits à l’idée que les frasques les plus cuisantes du père seront répétées par le fils, et que la fille ne sera pas une oie moins blanche que la mère, etc.

    Image: Daumier