Un profond et lancinant mélange de douleur et de douceur, nimbé de mélancolie, imprègne les romans d’Alain Claude Sulzer, comme par compensation de la violence et de la dureté du monde et des gens. Après Un garçon parfait qui évoquait, sur un ton doux-amer, un amour de jeunesse dans un palace suisse préservé de la guerre, revisité des décennies après l’épisode amoureux liant le narrateur et un jeune gigolo, Une autre époque ressaisit une relation homosexuelle, longtemps occultée, et marqué par un double suicide, avec le même recul dans le temps, qui ajoute au charme du récit – un peu comme une vieille photo retrouvée.
Sans effets de style trop visibles, Sulzer module ses récits avec une sorte de musicalité prenante et même envoûtante, qui rend admirablement aussi le contraste entre l’étouffement social et la violence nue d’un désir irrépressible.
Si le poids des années 50, en Suisse moyenne, marque cette «autre époque» où l’artiste, l’original ou le « déviant » sexuel étaient plus ou moins soupçonnés de folie, le roman va au-delà de la dénonciation du conformisme social et de l’homophobie, qui persistent d’ailleurs aujourd’hui sous d’autres formes. Le regard du fils sur « son père, cet inconnu », qu’il découvre en osant transgresser le secret de famille tenu par la mère, dont la douleur est également bien filtrée, donnent à ce livre une dimension émotionnelles tout à fait remarquable.
Alain Claude Sulzer. Une autre époque. Jacqueline Chambon /Actes sud, 265p.
Livre - Page 128
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Un autre amour
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Ceux qui formatent
Celui qui ne voit pas pourquoi un écrivain échapperait à la Loi visant les pensées inappropriées / Celle qui pointe les auteurs connus qui se laissent photographier en train de fumer / Ceux qui invoquent toujours les enfants pour vous rappeler à l’ordre /Celui qui estime qu’il y a de toute façon trop de mots dans Voyage au bout de la nuit / Celle qui est blessée rien qu’à penser à l’idée de viol qu’elle pressent en chaque homme / Ceux qui n’osent pas dire que certains passages de l’Ancien Testament relèvent de l’appel à la haine raciale / Celui qui a la bouche pleine d’amalgames / Celle qui estime que la seule citation d’un texte de ce Céline qu’elle ne lira jamais relève de la justice / Ceux qui ont dénoncé l’Index catholique pour mieux prôner la Vigilance Pluraliste / Celui qui constate la présence de scènes de masturbation collective offensant la pudeur responsable dans Mort à crédit de l’abject Céline / Celle qui relève des comportements inappropriés entre les personnages de Pompes funèbres de Jean Genet dont elle dit pourtant respecter la différence / Ceux qui ne parleront plus jamais de Céline sans préciser l’ignoble Céline ou l’infâme Céline pour que tout soit clair / Celui qui se met à lire des livres pour pouvoir en dénoncer le contenu / Celle qui réprouve l’idéologie sous-jacente de Roméo et Juliette au motif que s’y exprime une hégémonie hétéro traumatisante pour la lectrice ou le lecteur d’une orientation sexuelle différente / Ceux qui ont lu Mein Kampf dans la salle de lecture de la taule puis sont revenus à Gérard de Villiers qu’on peut dire un facho plus accessible / Celui qui exclut certaines lectures au nom des « valeurs communes » / Celle qui pointe l’extrémisme radical du Juste Milieu avant de finir son cigare sur le trottoir où les filles n’ont plus la cote mais font toujours des pipes potables aux grands garçons / Ceux qui nous saoulent de modération alors que nous ce qu’on aime c’est l’orgie à tous les niveaux / Celui qui déclare drogue dure la connerie douce / Celle qui estime que la lecture amollit le garçon moderne et lance donc un programme de remise en forme pour son fils Pétulon dont les cernes mauves l’inquiètent en tant que maman responsable / Ceux qui étendent le concept de fumée passive aux domaines de la pensée non souhaitable et des lectures mal adaptées à nos jeunes / Celui qui se rappelle la phrase de Clausewitz selon lequel « dans une affaire aussi dangereuse que la guerre les pires erreurs sont celles causées par la bonté / Celle qui réfléchit aux dégâts collatéraux de la bienfaisance en lisant Beatrix de Balzac / Ceux qui savent que ce sont parfois les pires crapules qui se pointent le cœur sur la main, etc.
Image : Philip Seelen -
Cendrars au Karcher ?
À propos de Céline interdit de célébration, de Cendrars, de Voltaire et de quelques autres...
Notre compère blogueur et franc-tireur Nebo, à très juste titre, rappelle deux ou trois choses à propos de Blaise Cendrars, Suisse qui a payé sa nationalitél française d'une main, non sans partager en son temps des opinions qui n'étaient pas que françaises, ni que suisses, en Europe et ailleurs. Nulle révélation pour ceux qui connaissent le cher Blaise, pas plus qu'on n'en fera sur l'antisémitisme éhonté de Voltaire, entre beaucoup d'autres dont il faudrait, crénom, interdire toute célébration, pour ne pas parler de leur seule mention dans les écoles maternelles...
Or, voici ce qu'écrit Nebo:
"Môssieur Mitterrand ne veut pas que Céline apparaisse aux côtés de Blaise Cendrars ? Il faudrait considérer ce que Cendrars a pu écrire sur les juifs également. Autant le dire, ça ne manque pas de piquant...
A l'été 1936, juste après l’arrivée au pouvoir du Front populaire de Léon Blum, Blaise Cendrars avait rédigé une ébauche de pamphlet pour une collection intitulée « La France aux Français » . Cela ne vous rappelle-t-il pas les zeurléplussombredeuhnot'histwouare ? Intitulé "Le Bonheur de vivre" , ce document non publié du vivant de l’auteur (Ouf ! Le mec s'en est bien sorti) est cependant conservé dans les archives de Blaise Cendrars à la Bibliothèque nationale suisse de Berne (Aïe ! Pas cool pour lui !). En voici le seul extrait paru à ce jour, cité par la fille de l'auteur, Miriam Cendrars, dans la biographie "Blaise Cendrars", Paris, Balland, 1984, chapitre 31, p. 493 :
« [...] il faut, par ces temps de désordre et de bourrage de crâne, traverser [la France] en chemin de fer de bout en bout pour comprendre que malgré le malheur des temps et les menaces de dictature d’un gouvernement de Front populaire, ce verger n’est pas encore entre les mains des Juifs… »
Charmant !"
Pour en savoir plus, un clic et vous êtes chez Nebo: http://incarnation.blogspirit.com -
Artiste de la production
Productrice de renom international, Ruth Waldburger, honorée à Soleure, a lancé Brad Pitt et travaillé avec Resnais et Godard, entre beaucoup d’autres.
Le portrait de Ruth Waldburger, productrice suisse au rayonnement européen, s’affiche ces jours en format géant sur la façade du cinéma Palace, à Soleure. C’est là que sont projetés une quinzaine des 82 productions qu’elle a signées depuis L’Air du crime de son premier mari, Alain Klarer, en 1984.
Entre autres : Johnny Suede de Tom DiCillo, qui « lança » Brad Pitt à ses tout débuts et a fait rire le public soleurois, Eloge de l’amour de Jean-Luc Godard, On connaît la chanson d’Alain Resnais, Les Choristes de Christophe Barratier, le très populaire Ernstfall in Havanna de Sabine Boss, ou encore La petite chambre de Véronique Reymond et Stéphanie Chuat dont le démarrage en salle prometteur, ces jours, la réjouit particulièrement.
- De quand date votre premier rêve de cinéma ?
- Ce n’est pas un rêve qui m’a amenée à la production. Mes parents, photographes du genre « bohèmes », à Herisau, m’ont certes influencée : je me souviens ainsi d’avoir éprouvé un grand choc quand j’ai vu A bout de souffle de Godard, avec ma mère. Mais j’ai d’abord suivi une formation commerciale, à l’Université de Saint-Gall, puis j’ai passé par la télévision en tant qu’assistante de production de Roger Schawinski dans la fameuse émission Kassensturz, dont j’adorais préparer les émissions en « live ». En fait, je rêvais plutôt de devenir journaliste. Puis, c’est par mon premier mari, Alain Klarer, qui rêvait bel et bien de faire des films, que j’ai commencé à travailler dans le cinéma. Comme régisseur sur Messidor d’Alain Tanner, j’ai compris que c’était l’aspect production qui m’intéressait. Je me suis lancée avec deux partenaires à l’enseigne de Xanadu Film, en 1982. En 1988, j’ai fondé Vega Film, ma propre maison. Ce qui est évident, c’est que ma connaissance de l’économie m’a aidée dans un métier où les chiffres ont de l’importance...
- Comment concevez-vous votre fonction de productrice ?
- Je me suis toujours efforcée de gérer les finances d’un film dans l’intérêt de celui-ci, en m’assurant que l’argent apparaisse à l’image. Godard m’a beaucoup appris dans ce sens, en me rendant attentive au coût de chaque mètre de pellicule. En outre, j’aime alterner les films d’auteurs et les productions plus populaires a priori, comme les comédies.
- C’est vous et Tom DiCillo qui avez choisi Brad Pitt sur le casting de Johnny Suede, qui décrocha le Léopard d’or de Locarno en 1991. Êtes-vous restée en relation avec l’acteur devenu… un peu plus connu depuis lors ?
- D’une certaine façon, puisque, pour ce premier rôle, le jeune homme n’a touché que 12.000 dollars, tout en acceptant de participer aux bénéfices du film. Donc il m’arrive régulièrement de lui envoyer un petit chèque…
- Quels réalisateurs vous ont particulièrement marquée ?
- Une fois encore, la collaboration avec Monsieur Godard a beaucoup compté. Et puis, j’ai été fascinée par la façon de travailler d’Alain Resnais, et plus précisément par son travail en studio, jouant avec l’artifice d’une façon si magistrale.
- Êtes-vous interventionniste sur les films que vous produisez ?
- Cela dépend de l’expérience du réalisateur. Avec un Godard, je n’oserais pas… Mais dans nos productions récentes, je me suis passablement impliquée dans la réalisation d’1 Journée de Jacob Berger, avec lequel il m’est arrivé de ne pas être d’accord, mais finalement tout s’est très bien passé.
- Y a-t-il un de vos films qui ait déçu vos espérances ?
- Il y a eu Heidi, de Markus Imboden, dans lequel nous avons beaucoup investi et qui s’est soldé par un échec. Je pensais qu’un sujet aussi populaire dans le monde entier susciterait le meilleur accueil, mais peut-être avons-nous eu tort de transposer cette histoire dans notre monde contemporain ?
- Comment avez-vous vécu les « années Bideau » ?
- Cela a été très difficile, il faut le dire. Jamais nous n’avons eu autant de films refusés – à peu près une trentaine, pour cinq qui ont été acceptés. Même un projet comme La petite chambre a eu mille peines à obtenir un soutien. Nous avons subi cette politique comme une suite d’humiliations. Nous devions encore et encore prouver que nous étions des professionnels. Or, je pense que le rôle d’un office de la culture devrait être de soutenir les créateurs – à l’exemple de ce qui se fait en France avec le CNC, au lieu d’imposer la vision personnelle de son chef. Mais je crois que le changement de cap est amorcé et j’ai confiance en l’avenir.
- Que pensez-vous du cinéma suisse actuel ?
- Je crois qu’on peut en attendre beaucoup. Il y a, en Suisse allemande comme en Romandie, de grands talents qui s’affirment. Je ne vais pas dresser un tableau d’honneur, mais je suis confiante, là aussi, en l’avenir. D’ailleurs nous travaillons au prochain film d’Ursula Meier -
Ceux qui se flagellent
Celui qui se noircit auprès de sa marraine de guerre / Celle qui se lâche en toute intimité sur Facebook/ Ceux qui passeront aux aveux à titre posthume / Celui qui savoure sa mauvaise conscience / Celle qui en pince pour le cafetier repentant / Ceux qui vendent la mèche pour se faire bien voir / Celui qui débine son papy dont il a hérité un pacson / Celle qui mange son pain blanc dans la main du pécheur suave / Ceux qui se pressent au confessionnal convivial du Père Okay / Celui que les aveux publics font mouiller dans son boxer Calvin Klein / Celle qui explose de sincérité chez Drucker / Ceux qui poussent aux aveux / Celui qui dit tout en affectant de ne rien taire / Celle qui se répand sur le divan du psy qui en reste humide pour le client suivant du genre pète-sec / Ceux qui ont des flatulences sentimentales / Celui qui n’a rien à dire et le dit / Celle qui fait dire à PPDA ce qu’il n’a pas dit à son nègre de ne pas dire / Ceux qui en disent plus en se taisant qu’en refusant de parler / Celui qui bat sa coulpe pour mieux empaumer le diacre sensible / Celle qui se dénonce au nom de sa génération / Ceux qui affirment que l’accouchement par voie naturelle est le Vietnam des jeunes Américaines de ce temps / Celui qui enseigne aux ados leur devoir de vivre leur différence sous peine d’être comme les autres ce qui n’est pas top / Celle qui se sent tellement fragile qu’elle casse tout / Ceux qui estiment que la Création est Douleur et vont en commercialiser le concept avec logo de Ben Vautier / Celui qui s’accuse de ne pas assez dénoncer / Celle qui souffre en silence de ne pas oser s’accuser chez Delarue / Ceux qui disent chez Delarue ce qu’ils ont enduré déjà dans le ventre de Maman / Celui qui a fait sa pelote en tant que victime médiatisée / Celle qui dénonce le Système dans la pleine conscience qu’elle y participe à fond ce qui augmente son malaise n’est-ce pas / Ceux qui découvrent le plaisir de réprimer en toute liberté, etc.
Image : Philip Seelen -
Au soleil de Stendhal
Alors que paraît le monumental Journal de Beyle en poche, Philippe Sollers détaille son Trésor d’amour. Clin d'oeil aux beylomanes, à l'instant de rappeler la naissance de leur auteur le 23 janvier 1783.
« Que du bonheur ! » pourrait-on s’exclamer, avec un grain de sel, en lisant Trésor d’amour, le dernier « roman» de Philippe Sollers. De fait, l’expression par excellence de la niaiserie « positive » actuelle est propre à susciter la morgue railleuse du plus somptueusement rutilant des paons de la volière littéraire française, dont la spécialité est le bonheur, justement : son bonheur à nul autre pareil !
Être heureux à Venise et ne pas mourir, caresser une jeune Minna Viscontini d’une main et feuilleter de l’autres les Œuvres de Stendhal, à commencer par le mythique Journal qui vient d’être réédité en poche avec une préface de l’italianiste Dominique Fernandez : tel sera le bonheur de Trésor d’amour.
« Je pourrais faire un ouvrage qui ne plairait qu’à moi et qui serait reconnu beau en 2000 », prophétisait le jeune Henri Beyle, 21 ans, le 31 décembre 1804. Vingt ans plus tard seulement, le même H.B., alias Visconti, alias Crocodile ou Cornichon, entre autres pseudos rigolos, qui resterait à peu près ignoré de son vivant (sauf de Balzac), proclamait le 29 décembre 1823 The Day of Genius au moment d’entreprendre la composition de son traité De l’amour, dont il vendrait une vingtaine d’exemplaires en une décennie, ainsi que le précise Sollers dans son «roman» à lui.
Philippe Sollers voit justement un «roman» fabuleux dans la Journal de Stendhal, extraordinaire jeune homme courant de champs de bataille napoléoniens en salons où il déclame par cœur tout le théâtre à la mode, d’Italie aux « maisons » de jeu ou de passe parisiennes, détestant son Chérubin de père et se consolant de la perte prématurée d’Henriette (sa mère qui lui fut arrachée à ses sept ans) auprès de successives amantes ou amies. Or, après les «romans» de Rimbaud, de Mozart, de Fragonard ou de Picasso, de Casanova ou de Nietzsche, Sollers endosse celui de Stendhal avec autant de brio que de pertinence, relevant l’importance de tel texte méconnu (Les Privilèges) et ne manquant pas non plus de tout ramener au nouveau Stendhal du XXIe siècle combien haïssable, à savoir: himself (lui-même à l’anglaise).
« La subversion, note Sollers, est aujourd’hui dans le retrait, le goût, les détails. Retour inattendu de Stendhal et des happy few, contradiction avec la porcherie ambiante ». Et de rappeler la formule cryptée des manuscrits de Beyle : SFCDT, Se Foutre Complètement De Tout, après quoi seulement on peut s’occuper du détail des choses, avec amour s’il vous plaît.
Rien évidemment de « l’amour-sirop, l’amour blabla qui mérite qu’on ait dit de lui qu’il était l’infini à la portée des caniches ». Mais la liaison légère avec Minna la Vénitienne, et l’amour de Venise, de la lumière de Venise et de la « goutte bleue » de l’encre heureuse : « Neuf coup au clocher des Gesuati, là-bas, pour dire l’heure. Dîner de friture de poissons avec bouteille de bordeaux. Encore quelques lignes à la main, et puis sommeil, et puis soleil, et puis bonheur »…
Philippe Sollers, Trésor d’amour. Gallimard, 213p.
Stendhal. Journal. Edition Martineau révisée par Xavier Bourdenet. Préface de Dominique Fernandez. Gallimard, Poche Folio, 1263p. -
Une pierre dans le Jardin
Dialogue schizo à propos de Des gens très bien d’Alexandre Jardin, de Pierre Assouline et de l’«épaisseur de l’Histoire» selon Claude Lanzmann.
Moi l’un : - Tu m’as l’air bien songeur, camarade.
Moi l’autre : - Tu vois juste, Auguste : je suis tout songeur. Je viens de lire, après que Bernard de Fallois me l’a recommandé au téléphone, le papier que Pierre Assouline a consacré sur son blog (http://passouline.blog.lemonde.fr )à Des gens très bien d’Alexandre Jardin, sous le titre de Tintin chez les collabos, et j’en reste, comment dire ? partagé...
Moi l’un : - Tu trouves Assouline injuste envers Alexandre Jardin, à l'égard duquel tu t’es montré plutôt compréhensif l’autre jour dans ton édito de 24 Heures ?
Moi l’autre : - Non, je ne crois pas qu’Assouline soit injuste. Je crois que c’est Alexandre Jardin qui est injuste quand il taxe Une éminence grise, la bio d’Assouline, de complaisance, mais je persiste à « comprendre » la bonne-mauvaise foi d’Alexandre, son trouble probablement sincère, tout en déplorant certains aspects de son livre qui relèvent d’une démagogie inacceptable.
Moi l’autre : - Par exemple ?
Moi l’un : - Par exemple quand il établit une espèce de « liste de Jardin », impliquant les amis de Jean Jardin comme autant de collabos « notoires », tels Emmanuel Berl, Gustave Thibon ou Paul Morand. Là, on est carrément dans l’amalgame et la malhonnêteté intellectuelle. Quand Bernard de Fallois me dit qu'il se couvre de honte, je comprends...
Moi l’autre : - Et encore ?
Moi l’un : - Quand Alexandre Jardin affirme qu’il va « enjuiver la France » en la faisant accéder au rang de nouveau « peuple du livre », avec son association visant à faire lire, il me semble que le « cirque Jardin » repart de plus belle et avec moins d’élégance et de charme que dans Le nain jaune, livre que je n’aime pas tellement d’ailleurs. C'est à vrai dire un délire puéril.
Moi l’autre : - Et alors, finalement, qu’est-ce que tu en conclus ?
Moi l’un : - Rien, sinon qu’Assouline a raison quand il montre qu’il y a de l’auto-allumage dans la démarche d’Alexandre Jardin et que son procès ne tient pas la route par rapport à la culpabilité occultée de Jean Jardin. D’un autre côté, moi le Suisse aux mains pures, je me demande comment j’aurais réagi si j’avais appris que mon père ou mon grand-père avaient été mêlés directement aux refoulements de Juifs à nos frontières. Ces questions sont démêlées avec brio par certains jeunes historiens et autre jeunes plumitifs impatients de pointer la « Suisse collabo », mais je suis plutôt du parti de Claude Lanzmann, qui invoque l’ « épaisseur de l’Histoire »…
Moi l’autre :- À savoir ?
Moi l’un : - À savoir tout ce qui fait que, dans certaines circonstances, un homme ou un groupe agissent en fonction de composantes entremêlées qui constituent la réalité, et que leurs descendants ont trop beau jeu de les juger en fonction de critères moraux par trop « évidents ». Bien entendu, nous sommes tous d’accord pour dire que Jean Jardin aurait dû démissionner de son poste avant ou après le rafle du Vel d’Hiv. Mais tous ceux qui se sont penchés sur son cas, y compris les Klarsfeld, ont-ils été abusés et peuvent-ils être soupçonnés d’omertà quand ils constatent que ses responsabilités ne sont pas établies en l’occurrence ?
Moi l’autre : - C’est vrai que le fiston convainc plus par sa rage auto-allumée de vieil ado, probablement sincère une fois encore, que par la moindre preuve nouvelle apportée au dossier…
Moi l’un : - Oui, et tout de même, l’arrière-pensée qu’il y a là derrière un calcul personnel - et je ne parle pas que du coup éditorial, mais aussi du grand blanchiment perso -, donne à tout ça quelque chose de douteux. En tout cas de quoi te laisser songeur, camarade. Sur quoi je viens de voir que L'Hebdo consacrait la couverture de son dernier numéro à ce que les Suisses, Croix-Rouge en tête, savaient et n'ont pas dit pendant ces années sombres. Tu vois qu'on n'en est pas sorti...
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Cendrars au bout du monde
Pour le 50e anniversaire de la mort du génial bourlingueur, le 1e 21 janvier 1961, l’édition fait florès
La vie mortelle de Frédéric Louis Sauser, alias Freddie, alias Blaise Cendrars, s’acheva en apparence le 21 janvier à Paris. On imagine le vieux boucanier confiant une dernière fois sa « main amie » à deux fées, Raymone sa compagne et Miriam sa fille. Scène sûrement bouleversante, comme tous les adieux, mais on passera vite sur cette mort survenant trois jours après la solennité tardive d’un Grand Prix de la Ville de Paris qui faisait une belle jambe à l’auteur de L’Homme foudroyé. Déjà frappé à Lausanne, cinq ans plus tôt, par une première attaque paralysant son flanc gauche et donc sa main travailleuse, Cendrars avait consacré ses dernières années à la composition, physiquement héroïque, de deux bouquins de jeune homme : l’extravagant récit « érotique » d’Emmène moi au bout du monde, suivi de Trop c’est trop. Le premier, curieusement, prenait l’exact contrepied de celui que Cendrars rêvait alors de consacrer à celle qu’il appelait la « Carissima », plus connue sous le nom de Marie-Madeleine, « sœur » du Christ. Or tout le paradoxe de Cendrars est là, que sa légende réduit parfois au personnage du bourlingueur extraverti, alors que c’était aussi un contemplatif et un grand spirituel à tourments et vertiges.
Mais Cendrars mort ? Pourquoi pas au Panthéon pendant qu'on y est ? Tout au contraire : Cendrars supervivant, jamais entré au purgatoire où tant d’auteurs sont relégués, Cendrars enflammant les cœurs et les esprits d’une génération après l’autre. Ainsi, après ceux qui ont défendu et illustré son œuvre de son vivant, tels un Pierre-Olivier Walzer ou un Hughes Richard, de nouveaux hérauts sont-ils apparus, tels Anne-Marie Jaton, dont une magnifique étude a fait date, et Claude Leroy, qui a conçu le volume paru ces jours dans la très référentielle collection Quarto, formidable « multipack » poétique et romanesque avec tout ce qu’il faut savoir sur le bonhomme et ses ouvrages.
De feu, de braise, de cendre et d’art
Revisiter Cendrars aujourd’hui, c’est en somme refaire le parcours du terrible XXe siècle, du Big Bazar de l’Exposition Universelle à la Grande Guerre où il perdra sa main droite (son extraordinaire récit de J’ai tué devrait être lu par tout écolier de ce temps), ou des espoirs fous de la Révolution russe (que Freddie voit éclore à seize ans à Saint-Pétersbourg), ou des avant-garde artistiques auxquelles il participe à la fois comme poète, éditeur, acteur et metteur en scène de cinéma, reporter et romancier, à toutes les curiosités et tous les voyages brassés par le maelstom de son œuvre.
« J’ai le sens de la réalité, moi poète. J’ai agi. J’ai tué. Comme celui qui veut vivre ».
Aujourd’hui encore, un jeune lecteur qui découvre Vol à voile ne peut que rêver de s’embarquer, avant que Bourlinguer lui fasse découvrir que le voyage réduit au tourisme est un sous-produit, et que lire Moravagine nous fait sonder les abîmes de l’être humain, mélange de saint et de terroriste.
Cendrars au boulevard des allongés ? Foutaise : ouvrez n’importe lequel de ses livres et laissez vous emmener au bout du monde !
Blaise Cendrars. Partir. Poèmes, romans, nouvelles, mémoires. Sous la direction de Claude Leroy. Gallimard, coll. Quarto. En librairie le 26 janvier.
Mirim Cendrars. Cendrars, L'or d'un poète. Découvertes Gallimard, nouvelle édition.
Blaise Cendrars. Dan Yack, Folio; Le Lotissement du ciel, Folio.
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L'ange des douleurs
Cette nuit approchant de la nuit des ombres, là-bas à Golgotha, m’est revenue, en rêve, la vision de l’ange des douleurs, sur son espèce de brancard, entre les deux enfants du quartier des Oiseaux, le petit et le grand Ivan, je l’ai revu les ailes en berne et la face cachée, tout navré à ce que disait son être visible, tout accablé, tout affligé, tout écrasé par le poids du monde. La face de l’ange était peu visible, dissimulée par le bandeau lui recouvrant les yeux, mais les douleurs irradiaient de son être visible, et je me suis rappelé tous ceux, au quartier des Oiseaux, que le poids du monde avait ainsi écrasés et affligés.
Cette vision de l’ange des douleurs m’écrase et m’afflige à chaque éveil, mais à ce sentiment premier d’écrasement et d’accablement succède bientôt celui de la reconnaissance émerveillée devant cela simplement qui est, que me figure ce matin le visage endormi de Ludmila.
Dans l’orbe paisible du visage de Ludmila, j’ai revu ce matin la demeurée Augustine tournant comme un pantin de laine entre les mains de ses persécuteurs, à l’autre bout du quartier des Oiseaux, vers le bois de la Grêle, et j’ai revu Mickey, le sournois que disait sa mère, le mal venu, le mal fait, j’ai revu la pauvre fille qui recevait, j’ai revu tous les mal fichus et les mal barrés, j’ai revu les nouveaux étrangers mal reçus des nouveaux blocs prolétaires du quartier des Oiseaux, j’ai revu le tiers et le quart-monde mal habités du quartier de notre enfance peu à peu gagné par la ville – j’ai revu les démons de la ville auxquels je me suis mêlé, j’ai revu le démon de la vie mêlée gagner le quartier des Oiseaux au dam des purs siégeant dans leurs tribunaux dont j’aurai toujours bravé les attendus, j’ai retrouvé les ombres transies du quartier des Oiseaux dans l’image de cet ange porté par deux lascars mal fagotés en lesquels je nous ai reconnus, les enfants.
Il nous incombe ainsi de porter les anges fracassés, me dis-je ce matin à l’approche de la nuit des douleurs, me remémorant la mort de Pilou et regardant le visage endormi de Ludmila. Mais Pilou est-il si mort que ça puisqu’il vit en moi ? Et Mickey le maudit mourra-t-il jamais tant que je vivrai et que des enfants, aux Oiseaux, continueront de se lever afin de le porter et de le soulager ? Et ne faut-il pas voir aussi, dans l’accablement de l’ange aux yeux bandés, l’accablement même de la mère de Michel le désespéré après qu’il s’est jeté sous le train, la laissant seule face à son regret lancinant de ne l’avoir jamais pris dans ses bras ? Et saurai-je, oserai-je seulement dire la tristesse d’enfance adolescente de Ludmila ?
Michel et sa mère, autant que l’Augustine elle aussi persécutée au quartier des Oiseaux, et tous les persécutés du monde dans lequel nous vivons, me regardent ce matin griffonner à tâtons ces mots sans suite apparemment. Or, qui étions-nous du vivant de Pierre-Louis, dit Pilou, et de Mickey, prénom Michel, et quelle prière de l’ange flagada, entre ses deux chenapans navrés du quartier des Oiseaux, nous lavera-t-elle de notre péché mortel au jardin du souvenir où les cendres de mon frère ont rejoint la poussière d’étoiles éteintes de tous les enfants de tous les âges du quartier des Oiseaux et de PARTOUT ?
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Il fit tellement nuit cette nuit-là, tellement froid et tellement seul que l’éveil leur fut comme un rivage qu’ils atteignirent à genoux, puis il fallut se lever et ils se levèrent, il fallut paraître dans les villages et les villes et sourire, parler, travailler avec tous ceux-là qui s’étaient trouvés tellement seuls dans le froid de cette nuit-là…
À présent laisse-toi faire par la vie, lâche prise le temps d’un jour en ne cessant de tenir au jour qui va, ne laisse pas les bruyants entamer ta confiance, ne laisse pas les violents entacher ta douceur, confiance petit, l’eau courante sait où elle va et c’est à sa source que tu te fies en suivant son cours…
Délivre-toi de ce besoin d’illimité qui te défait, rejette ce délire vain qui te fait courir hors de toi, le dessin de ce visage et de chaque visage est une forme douce au toucher de l’âme et le corps, et la fleur, et les formes douces du jour affleurant au regard des fenêtres, et les choses, toutes les choses qui ont une âme de couleur et un cœur de rose – tout cela forme ton âme et ta prose…
Et dis-toi pour la route que le meilleur de toi, qui n’est pas de toi et que ton nom incarne cependant, c’est tout un, est le plus fragile en toi et que cela seul mérite d’être protégé par toi, renoué comme un fil te renouant à toi et qui te relie à Dieu sait qui ou quoi que tu sais au fond de toi…
Tout le jour à chanter le jour tu en es venu à oublier l’envers du jour, la peine du jour et la pauvreté du jour, la faiblesse du jour et le sentiment d’abandon que ressent la nuit du jour, le terrible silence du jour au milieu des bruyants, la terrible solitude des oubliés du jour et des humiliés, des offensés au milieu des ténèbres du jour…
La nuit des ombres sera la plus longue et la pire des nuits, durant laquelle tout sera retourné.
Ce n’est qu’au bout de la pire des nuits que nous connaîtrons ce qui s’oppose à la lumière. On nous dit ce matin encore de la pire des nuits que tout obéit à la volonté de Dieu : ces corps en plaies, ces corps ratés de naissance, ces corps ne portant même pas leurs têtes et ces têtes te regardant d’en bas, on arrive dans cet enfer des corps par de longs couloirs sans yeux, le nouveau jour est lancé et c’est reparti pour les râles voulus par Dieu, comme on dit. Ce sera la même folie et le même chaos insensé, louée soit ta Création Seigneur Très Bon, on me dit ce matin encore que tu bénis ces corps sans croix pour les porter – et je reste sans voix…
Cependant c’est au bout de la nuit des ombres que tu deviendras l’enfant porteur ou l’adolescent porteur de l’ange de la désolation qui est appelé à te rendre la vue. L’émouvante beauté de Mozart n’a pas d’autre source. L’émouvante beauté des parapluies de Ludmila n’a pas d’autre lien avec le ciel. L’émouvante beauté du ciel de Baudelaire tissé de boue n’a pas d’autre source. L’émouvante beauté de la boue originelle n’a pas d’autre source. L’émouvante beauté des femmes aux pieds du crucifié n’a pas d’autre source. L’émouvante beauté du feu pascal passant de main en main n’a pas d’autre source. L’émouvante beauté de l’enfant qui vient dont chaque mot vrai ou inventé diffuse la même aura sera la source même de l’aura.
(Cet texte est extrait des dernières pages de L'Enfant prodigue, qui vient de paraître aux éditions d'autre part, dans la nouvelle collection Passe-Muraille. Vernissage le dimanche 23 janvier au Bout du monde, à Vevey, dès 18h.30. Lecture et chansons françaises, grecques et russes, par Maritou et Vania.)
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Les frangines
Pour A. et L.
Des jours qui ont suivi et des jours suivants tout a été et tout sera oublié : c’est écrit et réglé comme sur des portées de papier à musique. Tout le temps que j’écris je le prends à l’oubli, ou du moins est-ce ce que je me dis pour me rassurer, pour justifier ce geste d’écrire, mais dès que, relevant la tête, je me prends à oublier que j’écris sur du papier à musique aux portées bien réglées, me reviennent les voix muettes de tous ceux que nous avons oubliés et que nous oublierons.
Or mes sœurs étaient là, muettes et oubliées, chacune venant seule, un jour d’hiver ou d’été, devant les tombes oubliées de nos père et mère, oubliant ou n’oubliant pas de s’arrêter devant le tas de cendres du Jardin du Souvenir où reposait notre frère. Chacune de mes sœurs. Là. Seule. Chacune avec ses pensées d’hiver ou d’été. Quadras ou quinquas ? Peut-être bien sexas tant qu’à faire, selon l’expression, et des mèches teintées, va savoir. Et se rappelant quoi ? Me disant quoi de leurs voix alternées ?
Je les vois bien attentives à l’instant, seules là-bas dans le grand cimetière de la ville où de lentes silhouettes cheminent de tombe en tombe, cherchant un nom, cherchant à se rappeler le visage de ce prénom-là, à déchiffrer ces chiffres, ces dates liées par un trait d’union – elle vint au monde et elle s’en fut, il naquit tel jour et tel autre il s’en alla, pour être bientôt oubliée, oublié.
J’avais pourtant noté, quelque part, qu’il ne faudrait pas oublier de parler de mes sœurs et des enfants de mes sœurs, des conjoints de mes sœurs et des maisons, des saisons et des humeurs de mes sœurs que la plupart du temps j’oubliais de même qu’elles m’oubliaient la plupart du temps comme, la plupart du temps, nous oublions ce qui n’a pas été noté et réglé comme sur les portées d’un papier à musique. Et les voici qui me reviennent tandis que le jour nous revient et avec lui tous nos souvenirs. On se retrouverait dans le noir à jouer au jeu de l’Aveugle, et rien n’en serait oublié : tout resterait écrit et réglé comme sur du papier à musique, à tâtons on se retrouverait ce matin, dans le jour aveugle où les yeux de nos morts nous lisent – et mes sœurs là-bas semblent petites devant la tombe de nos mère et père que tous avaient oubliée.
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Le sentiment, avant l’aube, d’être au soir déjà, ne sera dissipé que par cette lumière attentive trouant de loin en loin les ténèbres de l’oubli, et voici que me reviennent, du fond de l’hiver qui vient et de tous nos hivers qui reviennent, ces quelques gestes, sous les lampes, et ces visages, ces patiences, ces attentes à n’en plus finir de ceux qui sont seuls sans avoir personne à le dire.
Ces gestes ne sont qu’à notre sœur aînée, Madame l’élégante là-bas dans un tea-room décent au nom de Marinella où elle s’est retrouvée après le cimetière, débarquée d’Espagne et y retournant ce soir, cette façon d’être là sans que nul ne la voie que sous l’aspect de cette dame, la soixantaine, bien mise, l’air absent mais bien là tout de même, ce geste de prendre un journal et de le laisser aussitôt, ou de porter sa tasse de thé à ses lèvres et de la reposer, ces gestes d’hésiter, cette façon d’être là et de n’y être pas, me rappelle à l’instant ma mère traversant la rue ou ma sœur puînée s’accordant une clope de répit dans sa journée, et me revient de chacune la façon d’être seule un instant dans l’enchaînement des gestes de la journée, de chacune sa façon de n’avoir à ce moment-là que ses gestes à soi – et tout nous reviendrait, ainsi, de chacun, par ses gestes à nuls autres pareils.
L’émouvante beauté des gestes de la femme seule d’un certain âge, selon l’expression, se rappelant dans le tea-room jouxtant le cimetière de la ville de L. la rengaine Marinella de l’été de ses dix-huit ans à La Spezia. L’émouvante beauté de notre sœur aînée, plus revue depuis des mois, et qui se lève à l’instant dans son hacienda des Asturies et répète, comme à chaque aube, les gestes précis de préparer le continental breakfast de sa maison d’hôtes. Et ces gestes multipliés par autant de prénoms. L’émouvante beauté du prénom de Ludmila que je murmure ce matin dans ton cou en déposant à tes côtés, d’un geste qui n’est qu’à moi, ton café grande tasse.
Sous la lampe le visage de ta mère. Laisse venir à toi les enfants de la mémoire. Laissez les mots vous alléger de tout ce poids d’oubli. L’aube viendra et elle verra par nos yeux cette émouvante beauté.
Le temps était devant nous avec les enfants : les journées étaient plus longues, nous aurons souvent veillé à les entendre chialer sous les morsures des dents de la nuit, nous les avons maudits d’en baver ainsi sans se la coincer, nous avons été tentés de les secouer pour les faire taire mais nous nous sommes retenus, nous avons été tentés de les balancer par-dessus bord mais nous avons suspendu notre geste sans que le temps ne suspende son vol pour autant, donc le temps passait et les enfants poussaient, il y eut d’entières matinées et de longues après-midi à ne s’occuper que d’eux qui se prenaient naturellement pour le centre du monde, et c’était vrai : les enfants nous révélèrent le monde.
(Extrait de L'Enfant prodigue, roman à paraître imminemment aux éditions d'autre part)
Peinture: Aloyse.
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Jean Dutourd casse sa pipe
Deuil au club des ronchons. Bien connu du public audiovisuel, l’auteur d’Au bon beurre et des Horreurs de l’amour fut un romancier de forte trempe, souvent méconnu.
Jean Dutourd, qui vient de s’éteindre à Paris à l’âge canonique de 91 ans, était à la fois bien connu, dans son personnage télévisuel de «réac » de service éminemment cultivé, à l’enseigne des Grosse Têtes de Philippe Bouvard, et souvent mésestimé, voire sous-estimé par ceux qui se contentaient de ne voir en lui qu’un brillant ronchon de droite.
Né en 1920, héros de la Deuxième guerre mondiale, gaulliste de la première heure, adversaire mordant du communisme, et plus encore de la gauche parvenue et des «modernes », Jean Dutourd fut à la fois un journaliste aimant ferrailler dans la presse quotidienne et un chroniqueur littéraire, notamment dans les colonnes de France soir, mais également un écrivain de premier ordre qu’on pourrait situer dans la lignée charnue des « hussards », pratiquant la ligne claire à l’instar du grand Stendhal. Son premier essai, Le Complexe de César, fut d’ailleurs gratifié du prix Stendhal en 1946, où s’affirmait son indépendance d’esprit. C’est pourtant avec Au bon beurre, évoquant un couple de profiteurs franchouillards sous l’Occupation, que Dutourd, pas loin du Marcel Aymé d’Uranus, affirma son grand talent, salué par le Prix Interallié 1952.
Complètement étranger aux expériences du Nouveau Roman, Jean Dutourd n’en signa pas moins un roman de grande envergure et d’un feint cynisme réjouissant, intitulé Les Horreurs de l’amour et battant en brèche le sentimentalisme bourgeois ou antibourgeois.
Esprit acéré et fustigeant toutes les jobardises, Dutourd excella aussi dans l’essai et le pamphlet, comme Henri ou l’éducation nationale et l’irrésistible Séminaire de Bordeaux où il stigmatise l’insupportable néo-langage des cuistres au goût du jour. Son franc- parler, autant que ses positions politiquement très incorrectes, lui valurent d’ailleurs quelques ennuis, jusqu’à un attentat visant, en 1978, son accueillant appartement bourgeois et que compensa, la même année, sa nomination à l’Académie française, sur le trottoir de laquelle il aimait à fumer sa pipe de faux cynique débonnaire, président regretté du Club des ronchons (sic)... -
La mère et l'enfant
C’est cela même que je vois, tant d’années après, en me rappelant le premier regard de l’enfant, qui me regarde sans me regarder : comme une très vieille divinité dont le nom serait Naissance. Rien de morbide n’est lié, cependant, à ce sentiment que notre enfant a traversé les millénaires avant de nous être livré ce matin, tout frais et parfait. Rien que de stupéfiant, comme est stupéfiant ce matin le jour qui se lève.
Le jour se lève et je pense, je ne sais pourquoi, aux enfants morts de Mahler. Il y a des années que je n’ai plus entendu cette lancinante litanie de mes automnes de farouche garçon de vingt ans, quand je trouvais tant d’émouvante beauté à cette mélancolie du musicien chantant ses enfants morts. Je n’avais aucune idée, de ce que peut bien être un enfant : je ne faisais attention qu’aux enfants morts en digne frère de Rimbaud. La litanie des enfants morts me remplissait d’une espèce de trouble peine, cette plainte déchirante était celle-là même de ma poésie de vingt ans, et le petit Ivan fut prié de se pencher sur le landau du premier enfant du grand Ivan, mais je n’en avais alors qu’aux enfants morts et je n’avais que faire du tribunal à venir des neveux et des nièces s’ajoutant à celui des tantes et des oncles. Le poète n’est pas fait pour la vie, me disais-je alors en ma pureté de farouche garçon de vingt ans qui verrait bientôt proliférer alentour nièces et neveux, mais pense-t-on aux nièces et aux neveux de Rimbaud, est-il d’autre beauté lancinante que celle des fœtus en bocaux de Madame Rimbaud, la poésie souffre-t-elle d’autres expositions que celle des fœtus bleus qui jamais ne deviendront Rimbaud mais que chante un musicien au cœur aussi mélancolique que celui du farouche garçon de vingt ans que j’étais alors ?
Un nouveau jour se lève à l’instant sur le monde et je revois, tant d’années après, les gens ordinaires défiler auprès de la Mère. Ludmila les regarde sans les voir, son enfant doucement tenu contre elle, le temps de cette matinée éternelle de la présentation de l’Enfant à tous ceux qui ont été rameutés par l’oncle et le père, et le père du père et le père de l’oncle, et les mères et les tantes et toute la smala des gens ordinaires du voisinage – je vois Ludmila incarner un instant La Mère, Ludmila incarne à l’instant toutes les mères et je sens alors toute l’impatience de mes vingt ans devant ma propre mère, et toutes les mères se détendre devant ce lieu commun de La mère à l’enfant dont l’émouvante beauté rayonne doucement dans le silence velouté de ce nouveau jour.
À présent tu peux y aller, que je me dis. À présent tout va trouver sa juste place dans le tableau. À présent tu nettoies tes pinceaux et tu prépares tout ton matos – et là c’est comme si c’était fait.
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En sortant de nous l’enfant nous a sortis de nous, me dis-je alors qu’un nouveau jour gris sort de la nuit et que je m’apprête à mettre des couleurs aux mots et aux noms sous cette douce lumière d’aube ou de fin d’après-midi que diffuse le nom de Ludmila, et relevant les yeux sur le gris du jour voici que m’apparaît, miracle de toutes nos enfances, l’arc-en-ciel des couleurs que je m’apprêtais à tirer de ma nuit.
Fugace, merveilleuse apparition, cliché parfait de l’émerveillement multimillénaire de toutes les enfances du monde – à son pied se cache un Trésor me disait mon grand-père, surnommé le Président, et je me revois avec ma pelle de crédule enfant sur le chemin du pactole, je me vois quitter le jardin de nos enfances et remonter vers le grand pré dont l’arc-en-ciel a surgi comme un signe manifeste de Celui qui a planqué le trésor, un formidable élan me porte, pas un instant je ne doute de ce que m’a raconté le Président dans son jardin à lui, puis je me trouve au lieu même que j’avais repéré et voici qu’un grand désarroi s’empare du chercheur de trésor constatant que l’arc-en-ciel n’y est plus, s’étant pour ainsi dire volatilisé, et quelle déception c’est alors, quelle désillusion dont je ne parlerai à quiconque mais qui laissera en moi comme une marque à vie, selon l’expression, quel dépit pour l’aventurier, Long John Silver ne serait pas moins désappointé et pourtant, tant d’années après, c’est à présent l’image de Coboye qui me revient, cher vieil épouvantail à chapeau de western que j’observe mélangeant ses couleurs au beau milieu de ce même grand pré, titubant un peu devant son chevalet et m’adressant, non sans cesser de maugréer, comme un signe de connivence.
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Le lieu commun du poète donnant telle ou telle couleur aux lettres, A vert, O noir, tout le bazar, me sert du moins ce matin comme tout me sert de la soupe originelle de toutes nos mémoires dans l’immensité de laquelle confluent tous les affluents, il n’y a pas que notre lac originel qui s’étale là-bas mais tous les lacs noirs d’Afrique et les lacs verts d’Océanie et les lacs de sable et les lacs de sang – mais je divague, je me mélange les pinceaux, je vais te faire une Mère à l’enfant comme tu n’en as jamais vue.
Les couleurs, dans leurs tubes, sont comme de petites poupées aux têtes multicolores attendant dans la maison miniature préparée dans la chambre elle aussi préparée de l’enfant. L’enfant habite dans la maison depuis quelque temps déjà mais pour le moment elle fait son job à plein temps de petite marmotte à marottes limitées : je mange et je digère et je chie et je dors et je crie est à peu près tout le programme, que le père étudie, absolument niais, non sans y participer : je lange et me lève la nuit et réchauffe sa popote – tout m’émerveille de ce loupiot.
Tout cela nourrira les couleurs de La Mère à l’enfant, me dis-je ce matin en préparant ma palette de rapin raté qu’irradie la joie de la simple idée de peindre La Mère à l’enfant qui se trouve par excellence, par les temps qui courent, la chose qui ne se fait plus chez ceux qui se disent aujourd’hui plasticiens. Il est vrai que je retarde terriblement et en tout. Je me sens tout à fait le contemporain de Lascaux ou de Paolo Uccello, les madones de Fra Angelico ou de Duccio me parlent, les garçons de Luca Signorelli ou du Caravage me branchent, les ciels de Corot ou de Turner sont du temps même que je vis ce matin, loin des performers et des designers, qui sont un peu les raiders et les traders du marché de l’art.
(Extrait de L'Enfant prodigue, roman à paraître tout à l'heure aux éditions d'autre part) -
Ceux qui font de leur mieux
Celui qui s’indigne à l’ancienne / Celle qui s’applique à la défense de l’attention flottante / Ceux qui avancent pas à pas / Celui qui a appris la patience en pratiquant la peinture par glacis lents / Celle qui a longtemps appris à apprendre / Ceux qui redécouvrent les savoirs anciens / Celui qui lutte contre le parasite de la dispersion / Celle qui se concentre sur son tapis de prière / Ceux qui renoncent au télémark à cause de l’arthrose / Celui qui reprend ses randonnées en moyenne montagne assorties d’observations géologiques précises / Celle qui peint des parapluies dont elle soigne le plissé / Ceux qui transmettent ce qu’ils savent à leurs enfants c’est à savoir pas grand-chose sauf l’essentiel qui ne s’enseigne pas / Celui qui prêche en eaux troubles / Celle qui pèche parce qu’elle aime ça et voilà y a qu'ça de bon / Ceux qui restent assez optimiste malgré la stupidité de la festive Human Pride / Celui que les transes victimaires à l’autrichienne font gerber / Celle qui préfère les chenapans aux Parfaits / Ceux que l’adulation de l’Admirable Rodgère Federer commence à bassiner grave / Celui qui vomit la notion de Compétence Culturelle distillée par les larbins d’Economie suisse / Celle qui connaît peu de prétendus poètes aussi médiocres que le pétulant Oskar Freysinger / Ceux qui invoquent Guillaume Tell le libertaire pour justifier leur micmac d’archers nains / Celui qui se reproche de ne pas montrer assez d’agressive détermination contre la montée des eaux boriquées du jacuzzi culturel / Celle qui s’efforce d’échapper au mimétisme sécuritaire de son quartier de vieilles peaux / Ceux qui révèlent le fond de leur pensée sur des affiches format Crétin Mondial / Celui qui fait de la politique en termes de parts de marché / Celle que la jactance révulse physiquement / Ceux qui plastronnent en usurpateurs du Parti des Gens / Celui qui milite pour la liberté élémentaire de parquer son tank devant sa villa Ma Coquille / Celle qui votera contre l’infâme initiative visant à l’interdiction faite à l’Homme Suisse de garder son arme de service dans son caleçon / Ceux qui dérogent à l’opinion répandue, etc.
Image : Philip Seelen -
Une émouvante beauté
De la suite de ces années je ne revois plus les après-midi : il n’y aura plus désormais, avec Galia, d’après-midi, je ne revois aucune de nos après-midi lorsque nous vivons ensemble et après l’avoir quittée, tout le temps de l’arrachement après m’être arraché à elle, après avoir cassé de la vaisselle, un soir sans après-midi, je me retrouve pantelant, le soir seulement, et seul, le soir à rôder de par les rues vides et sans portes, le soir à revenir seul à mes livres ou à mon atelier ou seul à revenir à quelques amis longtemps négligés pour ne pas inquiéter Galia, qu’elle sache qu’il n’y a qu’elle et jamais l’après-midi, personne l’après-midi surtout quand elle n’est pas là, le théâtre la requiert alors, ou le cinéma, il n’y aura pas de place pour aucune hésitation, or elle me sent hésiter et c’est par là qu’elle m’attrape, que fais-tu l’après-midi ? qu’as-tu donc fait de cet après-midi ? où étais-tu pendant que je répétais ? pourquoi ne réponds-tu pas au téléphone ? viendras-tu à ma première ? qu’as-tu écrit ? où en est mon portrait ? tu me manques déjà, est-ce que je te manque ? dis-moi, qu’as-tu fait de cet après-midi pendant que nous étions à répéter à la table ?
Je les vois à la table, selon l'expression des théâtreux, ils sont à la table à préparer la pièce, et je pense : ils se prennent la tête, selon l’expression même de Galia, ils se prennent la tête autour de Laszlo à préparer la pièce alors que nous pourrions nous balader cet après-midi à ne faire que nous taire dans la lumière de l’après-midi, mais en réalité je suis moi aussi à ma chose : à ne faire que faire.
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La pièce ne se fera pas, je le sens : je le pressens, je le sais. J’entends : notre pièce, notre long métrage à nous. Leur pièce à eux : je ne sais pas, mais la nôtre : sûrement non, elle ne se fera pas. Tout me porterait à croire, évidemment, et à espérer que ce soit La Cerisaie déconstruite par Laszlo qui n’aboutisse pas, où Galia est censée jouer contre son personnage de Lioubov, selon l’intention de Laszlo tout décidé à monter la pièce contre Tchekhov. Au mieux, je pourrais espérer, « contre » Galia, qu’elle-même flanche et renonce à ce projet qui la contrarie de toute évidence depuis le début mais qu’elle a commencé à défendre en constatant ma propre réserve – c’était notre troisième semaine de cohabitation à la Datcha et l’ivresse des débuts commençait de retomber, mais bientôt j’aurai dit et répété, devant les amis de Galia, combien cette façon d’aborder Tchekhov me semblait fausse, ce qu’elle pensait évidemment elle-même sans me permettre, au demeurant, de laisser apparaître une faille entre elle et celui qui lui avait confié ce premier rôle hyper-important, selon son expression, et depuis lors toute hésitation de ma part relance un argument et bientôt une de ces controverses que nous envenimons sans nous en rendre compte, dénuées au reste du moindre rapport avec la déconstruction de Laszlo.
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Au premier regard ce fut, dans la tabagie du Caveau des arts, l’émouvante beauté de Galia qui me toucha au cœur et partout où il y a de la vie, de l’âme aux amourettes. Tout de suite cette émouvante beauté diffusa dans ces corps visibles et invisibles qu’évoquent à peu près le mot âme et le mot amourette au pluriel animal ; tout de suite l’émouvante beauté de Galia m’atteignit à fleur de peau, qu’une onde lente irradia, et par la peau qui est la gaine de l’âme, au cœur de l’être, dans son creuset où gît la semence qui est sang de vie future et d’esprit ; Galia dans les fumées et le tapage du Caveau des arts : tout de suite, conduit jusque-là par son frère Sacha : tout de suite je la vis au milieu de tous les artistes avérés ou se tenant pour tels, tout de suite je la vis au milieu de personne et avec une telle intensité qu’elle vit que je la voyais et me vit la voir avec une telle émotion qu’à mon tour je la vis me voir et plus personne autour de nous, tout soudain son émotion à elle m’était apparue – mais peut-être m’illusionnais-je ? peut-être me faisais-je du cinéma ? peut-être était-ce ruse de femme, je ne sais, je ne savais rien alors, à vingt ans même sonnés, de la femme en dehors de Merline qui n’était qu’une femme-enfant, ou de Milena qui n’était elle aussi qu’une femme-enfant, ou de quelques autres femmes-enfants encore, je n’étais pas documenté non plus et déjà je faisais rire Galia dans le Caveau des arts, au milieu de ses amis artistes ou prétendus tels, déjà je la faisais éclater de son rire éclatant, mais écoutez donc, mes amis, le maltchik dit ne rien savoir de la femme en tant que femme, sur laquelle il va se documenter, est-ce touchant, mais venez voir, viens par là puisque tu es artiste à tes heures, tu vois que je suis documentée, venez-venons, et toi aussi Sachenka…
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À la Datcha le disque de Fauré de notre première nuit tourne tout seul une après-midi entière : c’est le seul souvenir de cette inoubliable après-midi où nous nous retrouvons, après la désastreuse veille au soir, seuls et perdus, quand enfin nous nous sommes réellement perdus et que nous nous rappelons, en ces heures très précises de la douleur apaisée par les mots, ces heures que jamais nous ne revivrons, ces heures pour rien, nous disons-nous avec bonheur et mélancolie, ces heures qu’ont été nos heures à ne rien faire que nous aimer dans l’éblouissement des premiers jours sans heures, de la nuit à la nuit.
C’est peut-être cela l’amour fou : c’est de se déchirer comme ça. C’est cela : ce sera tous les matins dès l’éveil dans tes cheveux mols de ton odeur, ce sera tous les soirs, ce sera de recommencer de se faire du mal et de mieux apprendre, chaque jour, à mieux se faire du mal, ah m’aimes-tu ? m’aimes-tu assez ? et comment, comment m’aimes-tu, montre-moi… Je devrais lui montrer chaque matin. Je ne devrais penser qu’à ça dès l’éveil. L’amour fou se reconquiert tous les matins. Nous nous sommes tourmentés hier soir une énième fois et maudits, mais elle attend à présent que je la rassure et lui répète qu’elle est tout pour moi et qu’elle sera QUELQU’UN au théâtre ou au cinéma. Or elle voit que je regimbe et du coup elle me traque jusqu’à sentir la faiblesse alors que je devrais être fort. Fort dès l’aube. Fortiche. Stallone à sa dévotion. Nous nous sommes toujours gaussés de Stallone, Galia et moi, mais je devrais faire au moins semblant. Rouler de platonesques mécaniques et lui balancer des pains fictifs en lui jurant qu’elle est Miss Taganka. Cependant le coup de foudre n’a pas été qu’illusion : le coup de foudre s’est bel et bien produit dans cette cave bohème, au milieu des artistes avérés ou se la jouant et où Galia faisait elle-même l’artiste enjouée ; le coup de foudre est advenu au su et au vu de tous les amis artistes de Galia et autres traîne-patins, il s’est bel et bien produit comme un moment de théâtre ou de cinéma, mais ensuite il eût fallu ajouter du temps au temps et, à la première vie fracassée de Galia dont il ne lui restait que le petit Aliocha qui jamais ne me reconnaîtrait vraiment, il me l’avait dit les yeux dans les yeux, j'eusse dû ajouter une nouvelle vie enrichie de ma propre semence faute de quoi toute vie à trois serait impossible – et de cet après-midi, tant d’années après, je la regarde à travers les années et je la revois au milieu de ses amis musiciens et comédiens qui me voient la regarder, je la vois me regarder qui regarde ses amis plasticiens et ses amis théoriciens à la mords-moi, je la revois et son émouvante beauté continue de me déchirer : quelque chose s’est bel et bien passé, une autre vie s’est offerte quelque temps, et mille autres vies éventuelles, mais étions-nous faits pour jouer ensemble cette pièce ou ce film à ce moment-là, – aurions-nous jamais pu jouer, Galia et moi comme, des années après, je jouerais les yeux fermés avec Ludmila ?
Image: Philip Seelen
(Extrait de L'Enfant prodigue, roman à paraître avant sept jours aux éditions d'autre part: www.dautrepart.ch ) -
Ceux qui aiment la solitude
Celui qui se méfie de lui-même / Celle qui aimerait effacer les péripéties de la nuit passée / Ceux qui dorment dans la salle d’attente de la gare de Sienne / Celui qui se demande ce qu’il fait au bord de la rivière noire / Celle que la voix d’Adolf Hitler incite à se signer / Ceux qui ne savent comment parler à leur cousin néonazi / Celui que son impuissance sexuelle a rendu plus attentif dans ses entretiens de formateur en chef / Celle qui ne prêtera jamais son stylo Mont-Blanc / Ceux qui écoulent les derniers exemplaires des Œuvres complètes de Lénine aux Editions sociales / Celui qui en mai 68 s’est fait choper chez Maspéro en train de piquer Le bleu du ciel de Bataille sur grand papier / Celle qui n’ose pas rire à cause de son nouvel appareil / Ceux qui estiment qu’il est politiquement répréhensible de regarder TF1 / Celui qui recommande la lecture de ses propres livres / Celle qui croit encore que le DJ Fabrice est le meilleur coup de la place de Neuchâtel / Ceux qui estiment qu’ils valent le DJ Fabrice / Celui qui ne parle que de Dieu et de cul / Celle qui reste des heures à sa fenêtre / Ceux qui font peser leur réprobation silencieuse / Celui qui serine aux amoureux que tout à une fin / Celle qui estime que faire des enfants aujourd’hui est irresponsable / Ceux qui se sont pacsés le jour de la Libération / Celui qui injurie les internautes sous le pseudo de Tatie Beurk / Celle qui épie sa voisine nympho / Ceux qui boivent du Nesquick / Celui qui se sait condamné / Celle qui exerce son violoncelle à minuit pour faire chier les Borcard d’à côté ces nuls / Ceux qui dénoncent le travesti Molly au concierge Semedo pour les bouteilles de Pet qu’il/elle balance dans le vide-ordures / Celui qui affirme avoir mal à l’équipe de France / Celle qui porte le maillot de Zidane pour bluffer sa cheffe de projet / Ceux qui vomissent leur pays d’accueil / Celui qui se trouve lui-même au top / Celle qui estime que son compagnon de vie Onésime ferait mieux d’admettre son homosexualité inconsciente / Ceux qui se flattent de leur cynisme immonde / Celui qui distingue sans peine le chant de la fauvette de celui de la mésange huppée / Celle qui a les règles les plus douloureuses de l’atelier de couture de Madame Dupanloup / Ceux qui préfèrent les chiens virtuels du Nintendo / Celui qui rêve de se faire un Coréen / Celle dont la vie a été transformée par la rencontre du représentant des aspirateurs Dyson / Ceux qui estiment que la réputation des aspirateurs Dyson est surfaite / Celui qui limite son ambition prochaine à l’acquisition d’un aspirateur Dyson / Ceux qui raptent les chiens de prix / Celui qui sifflote dans sa Twingo / Celle qui conçoit un logiciel bancaire à l’insu de ses proches / Ceux qui se ramasseront un mélanome à Lanzarote, etc.
Obscure est ma passion. Dessin à la plume de Louis Soutter
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Ceux qui n'arrivent pas
Celui qui débarque avec le dernier train et demande au taxi de le conduire à l’impasse des Philosophes / Celle qui assure à tous les niveaux sauf à ceux où il le faut / Ceux qui ont tout fait pour être où ils ne seront jamais / Celui qui a tout misé sur le cheval pie sans cesser d’être impie / Celle qui avait à sept ans la dégaine d’une cheffe de rayon bien partie / Ceux qui ont déçu leur parenté en la privant de descendants influents / Celui qui espérait un peu d’avancement en couchant beaucoup / Celle qui a investi dans le potentiel de son fils ventriloque mais en vain / Ceux qui ont à cœur de réussir même ce qu’ils ratent / Celui qui a mangé le morceau que ses frères recrachent / Celle qui fait commerce de sa vertu / Ceux qui ne donnent jamais rien et même plus / Celui qui a lu Le Rouge et le Noir et ne s’en est pas moins planté à Sciences Po / Celle qui a le courage de ne pas avoir d’opinion / Ceux qui ont renoncé à se suicider par crainte de ne pas se louper / Celui que son père a toujours actionné à son profit de son vivant ce qui ne l’avance guère aujourd’hui / Celle qui gère la nonchalance exquise de ses fils bien aimés / Ceux qui restent sous contrôle plus ou moins spirituel de leur aïeule aisée / Celui dont la cupidité a fait une vieille peau en ses 22 ans / Celle qui lit les Mémoires de Michel Drucker sur le canapé vert de sa belle-mère friquée / Ceux qui répandent des bruits déplaisants sur leurs débiteurs dont l’humiliation les rembourse plus ou moins / Celui qui ne compte pas plus ses millions que ses amis perdus / Celle qui n’a pas cessé de marcher sur des têtes qu’elle a fait ensuite couper / Ceux que leur violence a liftés sans dépense / Celui qui est resté juste assez humain pour nous permettre de le mépriser / Celle qui a rêvé son arrivée au Top et qui y a renoncé en se réveillant / Ceux que leur croyance autorise croient-ils à regarder de haut ceux qui croient-ils croient moins qu’eux / Celui qui ne fera pas fortune au Qatar qu’il ne saurait à vrai dire même pas situer sur une mappemonde / Celle qui ne s’est enrichie que par goût des appartements avec vue / Ceux qui se préféreraient pauvres que parvenus / Celui qui fuit les gens qui disent comme ça qu’ils ont « quelque argent » / Celle qui s’efforce de faire oublier qu’elle est pleine aux as mais qui n’y parvient point hélas / Ceux qui étaient partis pour la gloire et se sont arrêtés pour se construire une cabane dans les arbres, etc.
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Ceux qui portent le chapeau
Celui qui fait l’acquisition de son premier couvre-chef à la veille de la remise de son diplôme de Crétin Numérique glabre / Celle qui porte un bibi pour se rendre au tea-room / Ceux dont le mauvais genre se reconnaît à la viscope / Celui qui conduit avec son feutre vissé sur le crémol / Celle qui en revient au style Madame Nouille / Ceux qui ont opté pour le look gangster après leur initiation par le parrain dit il Nonno / Celle qui offre à son neveu Gaëtan un béret basque certifié pure France en espérant (lui fait-elle comprendre) que sa fierté marque bien la distance par rapport à l’idéalisme allemand qu’il étudie au lycée Charlemagne / Ceux qui préfèrent avoir l’air con que de sortir sans bonnet à pompon / Celui qui arbore une toque à queue de ragondin style Davy Crockett sur une photo évoquant son enfance du temps de Lassie Chien fidèle / Celle qui a toujours l’air de porter un casque de divinité wagnérienne même lorsqu’elle passe l’aspirateur de son trois-pièces impeccable de secrétaire de direction à La Vie assurée / Ceux qui ont les mêmes feutres corrects et les mêmes slips en principe propres / Celui qui a un chapeau à la place du cœur et des noix creuses dans ses bourses / Celle qui s’affirme au moyen d' un melon et d'un body vert / Ceux qui n’ont de respect que pour les gens coiffés / Celui qui ne se prénomme pas Absalon pour cacher ce qu’on sait / Celle qui coiffe ses sept fils avant le départ matinal de la Bentley paternelle / Ceux qui ont leur patère attitrée au Club littéraire où il vont lire leurs journaux réactionnaires / Celui qui choisit toujours sa casquette en fonction du goût présumé du nouveau chef / Celle qui vomit dabs son chapeau de velours vert afin de ne pas souiller l’intérieur tout cuir de la nouvelle Lancia de son mari Favre Dupécan / Ceux qui portent le même genre de casquettes irlandaises en dépit de leurs guerres fratricides / Celui qui essaie de qualifier le drôle de bonnet du poète italien Dante sans y parvenir / Celle qui ne sait plus bien si l’ont dit haute forme ou haut-de-forme / Ceux qui te disent qu’ils veulent ton bien en te recommandant de sortit couvert après la disco / Celui qui montre à son filleul Anatole comment on couvre Pinocchio avant un rapport / Celle qui se contentera ce Midi de l’Assiette du Skieur / Ceux qui évoquent le « soulier de leur cerveau » par allusion à une chanson populaire des années 60 dont l’auteur vit peut-être encore allez savoir avec ces artistes / Celui qui se régale en regardant à l’instant The Gladiators de Peter Watkins où il y a plein de casques militaires / Celle qui traite son cousin pédé de tata / Ceux qui s’exercent à dire vite Tonton t’a tout taché le tutu en prévision de l’examen de diction qu’ils vont passer pour remplacer Darius Rochebin à la télé romande, etc.
Image : Philip Seelen
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Oiseaux de malheur
Je n’avais plus d’âge ce dimanche-là de je ne sais plus quelle année : je m’étais retrouvé hors du temps, comme au lendemain de la mort de Pilou, mais cette fois autre chose m’était apparu. La mort de Pilou ne m’avait révélé qu’une table et une chambre. La mort de Céleste me révélerait le vide d’un ciel, mais plus tard seulement. La réalité de ma mort, je n’en avais pas la moindre idée ni ne m’en préoccuperait le moins du monde avant de voir un jour la vie apparaître par la transformation du sperme en sang. Mais ce jour-là c’était quelque chose d’autre qui m’était révélé par ce que les gens du quartier avaient aussitôt appelé la fatalité : c’était la fatalité et c’étaient les gens des Oiseaux.
Je ne le comprends qu’aujourd’hui, mais c’est ce dimanche-là que j’ai vu pour la première fois la réalité, ou ce que j’appelle la réalité, ce que je comprends de la réalité : ce que j’entrevois de la réalité, ce que je voudrais peindre de cette réalité qui me regarde et que je vois, ce que j’aimerais dire et écrire de cette réalité qui me parle, ce qui m’attire de cette réalité repoussante à la fois, ce que je désire de cette réalité qui me semble tellement indésirable et désirable à la fois, ce que je hais et ce que j’aime à la fois, ce qui nous perd et nous sauve à la fois, la fatalité et les gens, le coup du sort insensé que les gens n’ont de cesse d’expliquer avant de l’oublier vite fait.
C’était CELA. C’était cela que j’avais vu ce jour-là : c’était le signe de la fatalité et du sort des gens. C’étaient les vêtements et la combi de compète d’un des deux lascars du quartier qui s’étaient tués ce matin-là, pendus à l’étendage devant la maison des Glauser, les vêtements déjà lavés tiptop par sa mère, les vêtements et les affaires de compète de Domino, l’un des deux inséparables, comme on les appelait dans le quartier des Oiseaux, Domino et son compère Danilo, les vêtements de dessus et de dessous de Domino mis à l’étendage, les vêtements de Domino déjà lavés et mis à sécher avec ses affaires de compète que sa mère avait également suspendus là, son foulard d’apache et ses gants ajourés, sa combi de compète marquée Fangio, faute de pouvoir exposer encore les restes fracassés de Domino : ce qui restait de Domino un dimanche soir baigné de toute la suavité d’une soirée d’été – et la sœur de Domino se tenait là comme à l’accoutumée, à se balancer d’avant en arrière en maugréant.
Tout, en revanche, de la tenue de compète et des affaires de Danilo, tout avait été déjà brûlé par son frère Mickey le maudit. Pour une fois, devant ses parents brisés, le frère de Danilo avait imposé sa volonté. Il leur avait dit de son regard de fou : je vais brûler tout ça, et ils l’avaient regardé comme s’il n’existait pas, et il l’avait fait.
Mais à l’instant, ce matin de brouillard où tout se noie et se dérobe avant de réapparaître, comme au théâtre des fantasmes, me voici soudain hésitant : et qu’en sais-je à vrai dire ? Comment cela m’est-il revenu ? Qui m’a raconté cette histoire de feu ? Ne l’ai-je pas inventé, ce feu, juste pour fixer l’image du frère maudit de Danilo ? Ou bien est-ce lui qui s’en est vanté quand je dessinais sa tête de fou dans mon atelier- clapier ?
Ce dont je suis sûr est que ce qui m’est apparu ce soir-là, que j’ai saisi à quelques signes sans les déchiffrer sur le moment : quelques regards et quelques attitudes des gens d’abord sans voix, comme sidérés sur place, puis quelques mots des gens comme égarés, se parlant ce soir-là alors que beaucoup d’entre eux ne se parlaient plus depuis des années, m’ont sidéré moi aussi en même temps que ma gorge se nouait et que je me sentais tout remué, comme on disait dans le quartier, tout remué et tout émotionné, et de fait c’est cela : le quartier, d’abord sans voix, m’avait parlé ce soir-là. Ce quartier des Oiseaux qui m’avait paru s’étriquer et se tasser depuis des années, me poussant à fuir vers une autre vie, comme il avait poussé Danilo et Domino à fuir eux aussi, ce quartier où j’étais revenu ce soir-là après m’en être éloigné pour vivre ma vie, selon l’expression convenue, ce quartier où j’étais revenu ce soir-là me semblait redevenu le quartier de nos enfances, enfin notre quartier dont les gens se retrouvaient soudain liés ensemble par ce nom de sort de pépin, selon l’expression du père Maillefer.
C’était cela même que Danilo et Domino avaient fui, ils me l’avaient dit un soir à la Dolce Vita, et c’était cela aussi que j’avais fui avant eux : cette façon de parler des nains de jardin et des pharmaciens à mesquines balances : deux jeunes dieux de la route se fracassent dans leur bolide et cela ne serait qu’un pépin ?
Or c’était autre chose que, ce soir-là, j’avais perçu en revenant par hasard dans le quartier des Oiseaux, et la face même du père Maillefer, le visible et sincère accablement du père Maillefer, et le visible et sincère accablement de tous les habitants du quartier, ce soir-là, d’abord sans voix et parlant ensuite longuement dans le jour déclinant, par-dessus les haies ou devant les maisons, ce dimanche-là de je ne sais plus quelle année, m’ont saisi et fait saisir tout à coup l’énormité de ce que représentait en réalité ce nom de sort de pépin, et c’est alors que je me suis retrouvé tout proche des habitants de ce quartier redevenu le quartier de mon enfance que je m’étais impatienté de fuir comme les deux inséparables Danilo et Domino s’étaient impatientés de s’arracher à sa torpeur quiète de quartier où rien ne se passerait jamais.
À seize ans mes yeux s’étaient ouverts sur le monde, ou du moins le pensais-je au Maldoror : tout à coup mes yeux s’étaient ouverts et je voyais le monde, pensais-je, à l’instar d’un Alonso Ferrer ou d’un Léonard Carrel, ces lions d’existence, j’avais fui le quartier des Oiseaux qui me semblait rétrécir et se tasser de plus en plus, à l’écart de la vraie vie que j’avais trouvée au Maldoror ; et de même Danilo et Domino s’étaient-ils arrachés à la torpeur quiète du quartier des Oiseaux que figuraient à leurs yeux, de part et d’autre, la nuisette dans laquelle la mère de Danilo s’attardait tous les matins en attendant Verge d’or, et la robe de chambre de peluche bleue constituant le vêtement matinal de la soupirante mère de Domino – ils me l’avaient dit ce soir-là à la Dolce Vita en me répétant, bravaches, que le quartier des Oiseaux c’était la mort, qu’il fallait partir et que c’était comme si c’était fait, ils auraient dix-huit ans cette année, le garage était leur vraie famille et bientôt ils auraient un bolide à eux qu’ils avaient bricolé pendant des années, mate le monstre m’avaient-ils dit en exhibant, comme d’une petite amie, le portrait de leur Morgan cabriolet qui gisait désormais, tant d’années après, au fond du précipice du Grenadier, quelque part dans le Haut-Pays.
Et que dire alors devant ces objets ? Comment ne pas rester sans voix ?
Je le note au lendemain des grands séismes du Sichuan de mai 2008. Trois jours durant les Chinois ont fait silence de deuil comme, ce soir-là, les habitants du quartier des Oiseaux demeurèrent sans voix. Qu’il y ait deux morts ou cent mille disparus revient au même : sur le moment quelque chose est révélé, qui nous dépasse. Un instant il n’y a plus de temps. Ou plutôt non, c’est le contraire : un instant il n’y a plus que le Temps. Un jour, entre sept et quatorze ans, cela m’a été révélé : que je suis moi et pas un autre. Tout est là, me suis-je dit une fois pour toutes : j’ai entrevu CELA et suis resté sans voix comme ce soir-là de je ne sais plus quelle année aux Oiseaux, quand je n’ai trouvé à faire que ce pauvre geste de tendre la main ou de prendre la main de ceux qui venaient de perdre leur enfant. Un jour je reviendrais, en ces lieux, tenir la main de mon père en son dernier jour, mais ce serait après bien d’autres vies...
(Extrait de L'Enfant prodigue, roman à paraître le 20 janvier 2011 aux éditions d'autre part (www.d'autrepart.ch) Vernissage le 23 janvier au Bout du Monde, à Vevey, dès 18h.30)Le Bout du monde, Scène-Bar. Vevey, rue d'Italie 24. www.leboutdumonde.ch
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Le Nain vert
En suivant hier soir un débat télévisé consacré aux persécutions de chrétiens dans le Moyen-Orient, et notamment en Egypte, auquel participait Malek Chebel, je me suis rappelé ce chapitre courageux du dernier livre d’Alexandre Jardin, Des gens très bien, qu’il consacre à celui qu’il appelle le Nain vert, par référence à son aïeul collabo surnommé le Nain jaune, en la personne de Tariq Ramadan.
Tariq Ramadan collabo new look ? Ce n’est pas exactement ce qu’affirme Alexandre Jardin, et pourtant le rapprochement est clair entre deux formes de déni qui présentent la même apparence des plus rassurantes.Jean Jardin n’a rien vu, ou plus exactement rien voulu voir, de ce qui se passait sous ses yeux en juillet 1942. On peut lui trouver toutes les excuses, à savoir qu’il avait d’autres soucis, qu’il subissait l’esprit du temps, qu’il a tout de même sauvé quelques Juifs et quelques résistants, mais enfin que rien ne prouve qu’il ait participé directement à la grande rafle. On pourrait aussi invoquer « l’épaisseur de l’Histoire », selon l'expression de Claude Lanzmann, qui fait qu’à certaine moments nous ne percevons pas la réalité telle qu’elle apparaîtra un demi-siècle plus tard, décantée par ce qu’on a appris entretemps.
Bref, Jean Jardin, taxé d’ « éminence grise » par Pierre Assouline, ne fait pas vraiment figure de « méchant », pas plus que Tariq Ramadan aujourd’hui dans ses costumes chics d’intello médiatique à la coule, qui nous la joue sans cesse modéré alors qu’il ne cesse, en sous-main, de distiller l’idéologie des Frères musulmans.
Malek Chebel le rappelait hier, tout en nuançant l’accusation faite aux intellectuels musulmans de se taire à propos des massacres de chrétiens en Egypte et en Irak, notamment: que la communauté musulmane «dans son ensemble» n’approuve pas ces persécutions, sachant qu’elle n’a rien à y gagner. Mais qui dit que les pouvoirs égyptiens (pouvoirs politique et religieux), autant que les pouvoirs irakiens, jouent un double jeu dans cette terrible épuration ?
La semaine passée, en Suisse, les propos inquiétants d’un intellectuel tunisien installé dans le canton de Neuchâtel, ont été captés sur Internet et traduits de l’arabe en français, révélant des appels clairs au combat mortel des kamikazes. Passant pour un modéré et protestant de ses intentions toutes pures, le personnage, auquel il arrive de prêcher, s’est indigné de ce qu’on pût seulement le soupçonner d’incitation à la violence. Du moins cet « accroc » a-t-il soulevé un tollé dans notre bon pays, comme ce fut le cas des propos du frère du surnommé Nain vert, Hani Ramadan, justifiant la lapidation.
Vais-je pour autant m’inscrire demain au Parti populiste ? Absolument pas, car ce serait faire, exactement, ce qu’attendent les fauteurs de haine, dont les nains jaunes ou verts sont les agents d’influence ou les idiots utiles, pour user d’une bonne vieille terminologie datant de la Guerre Froide… -
Au Maldoror
Le Maldoror était mon premier théâtre des villes après mon théâtre des champs de la maison sous l’eau et du quartier des Oiseaux : le Maldoror et le Vieux Quartier, la Ville Basse aux cafés mal famés, le Pigalle et le Mouton doré ou mieux encore : la Dolce Vita devant lequel allaient et venaient ces dames, selon l’expression de mon oncle Stanislas dont je percevais l’indulgence que je me sentais d’ores et déjà porté à faire mienne.
Une timidité nouvelle me cantonnait cependant dans les recoins, d’où je zyeutais chacune et chacun en ne cessant d’enrichir, de mots ou de croquis, des carnets dont je tenais les motifs écartés d’aucun autre regard que celui de mon oncle Stanislas, lequel souriait de me voir prendre ainsi le monde qu’il m’avait désigné.
C’étaient des visages surgis de la nuit en plein jour de ce nouveau monde, dont certains m’attiraient plus que d’autres, je ne sais toujours pas pourquoi, et d’autant moins qu’ils me touchaient ou me saisissaient au gré de forces souvent opposées : la bien douce ou la très brutale, l’insinuante ou la toute claire, la bestiale ou la mélodieuse et parfois, au rythme du jazz ou par la voix du blues, l’une et l’autre s’accordant entre swing et lancinante complainte.
Le plein du Maldoror se faisait avec le déclin du jour, mais la voie tangente que je commençai de prendre au cap de mes seize ans y passait le plus souvent aux heures matinales où seuls s’y trouvaient quelques figures du quartier ou quelques groupes n’y stationnant jamais longtemps, quelque paire de joueurs d’échecs et le peintre Anubis, quelque prof des facultés et le libraire Jacobin s’accordant un moment, quelque rapin des beaux-arts et le vieil Alonso Ferrer à tête de Greco, ou cette étudiante que je remarquai.
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Je n’osais point encore convier de modèle en mon premier atelier-clapier des jardins à l’abandon de la villa Pandora, mais une jeune femme blanche lisait Le bonheur des tristes à la table voisine, ce matin-là, et je la peignais bel et bien sans y toucher : blanche au regard vert, le teint opalescent à reflets bleutés, la pâleur d’attendre un fiancé et de vivre surtout le rêve éveillé de cette douce lecture à vagues promesses de rencontres problématiques, tant ces garçons fragiles sont compliqués dans les approches et les développements, n’est-ce pas ? à défaut de banalité et de cette suite trop simple que sa mère et la mère de sa mère lui avaient dit le plus souvent décevante et qu’elle excluait naturellement. Or ce titre, Le bonheur des tristes, autant que la pâleur de la lectrice, me composaient un nouveau ciel sous lequel se poseraient peut-être, mais plus tard, la question allemande de l’incommunicabilité, ou la question russe du suicide ; pourtant de ces à-pics je me trouvais encore bien éloigné à seize ans et des poussières, juste sujet au vague à l’âme de mes rêveries au Maldoror et de mes solitaires balades en forêt – juste touché par le spleen des rives du lac les jours de brume que, nouveau romantique en velours côtelé, je parcourais en me prenant pour l’angélique Shelley…
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La jeune fille encore cependant : la nudité de la jeune fille que j’imaginais, me rappelant la peau de lune de mes sœurs avant le chocolat d’été, et me réjouissant de la voir blanche ainsi sur le vieux canapé bavant son crin du Maldoror. Seins de lait sous la cotte de maille immaculée, bras en orbe de protection style La Tour sous une lumière candide, autour du livre qui coulait en elle comme une autre lumière que je commençais de percevoir moi aussi. Pas encore la zone présumée sacrée du sexe mais un vrai grand cul comme mes cousines de la campagne, seulement plus blanc, et comme en deçà du désir : quasiment inatteignable même par imagination, comme l’Iseult du poème que Panache citait en référence à l’amour courtois. Ou cela aussi me concernant plus sûrement encore : pressentiment physique de ne pas faire le poids ; crainte de la voir me rejeter comme un trop petit goujat qui la matait depuis trop longtemps tout en gribouillant ses carnets. Alors juste la rhabiller blanche et bleue et la voir bouger pour voir, comme je les dévisageais un peu tous : juste pour voir, car regarder, écouter, observer, noter, griffonner et gribouiller me tenaient désormais lieu de métier secret, lequel me faisait multiplier bonnement les échappées et les imitations.
Dessin: Richard Aeschlimann
(Extrait de L'Enfant prodigue. roman à paraître). -
Ceux qui en réchappent
Celui qu’on n’attrapera plus / Celle qui fuit le Tea-Room / Ceux qui se retrouvent à l’air libre / Celui qu’on ne trouvera même pas ailleurs / Celle qui campe sur ses oppositions / Ceux qui voyagent léger / Celui qui ne pèse que son salaire / Celle qui ne se paie même pas de mots / Ceux qui se fondent dans le lointain / Celle qui se laisse emmener par son tamanoir vers la rivière aux garçons masqués / Ceux qui fuient sous le vent debout / Celui qui est à Venise le jour et sous l’eau la nuit / Celle qui préfère un Cimarosa bien frappé à l’apéro qu’un pavé de Sartre au dessert / Ceux qui visaient Marseille et se retrouvent à Tanger où le Désert porte conseil / Celui qui sonde les cœurs et compte les coups / Celle qui coupe son avocat en deux et déguste ses crevettes en fixant le juge Milord ce faux-cul / Ceux qui cherchent des crosses à la fille de Brosses / Celui qui sera le premier linguiste de sa famille de fourreurs / Celle qui extrapole dans les chiffres rouges avec ses ongles noirs comme l’âme de son père usurier / Ceux qui lâchent la lamproie pour la pénombre / Celui qui se trahit en se taisant / Celle qui écoute le taiseux qui la baise et la paie et lui fait pour la réchauffer du café chicorée / Ceux que la mélancolie rattrape dans les allés des consulats du Brésil ou de Colombie – c’est à choix / Celui qui lit en braille les partitions de Frescobaldi dont certains passages le font sourire sur ce banc du Luco / Celle qui danse le long du canal pollué / Ceux qui filent du mauvais cocon / Celui qui voyage au bout de la nuit genre Easy Jet à Nouvel An / Celle qui ira très loin mais sans toi / Ceux qui feront leur chemin de croix / Celui qui se met le doigt dans l’œil du cyclone / Celle qui a toujours eu un tour d’avance en retard / Ceux qui se tirent des flûtes au sel / Celui qui se réfugie dans l’opéra de la bouffe / Celle qui lévite mais que retient au sol sa petite chienne encore tributaires de l’attraction terrestre faute d’exercice spirituels mais ça s’exerce / Ceux qui ne voient aucune échappatoire au fait d’être nés un jour et d’avoir à rendre leur tablier un autre jour et de se trouver pour le moment en butte aux fluctuations de prix du Panier de la Ménagère, and so on.
Image : Philip Seelen -
De l'ombre sur le Jardin
Avec Des gens très bien, Alexandre Jardin fracasse le mythe familial en instruisant le procès de son grand-père collabo.
Les 16 et 17 juillet fut amorcé, en France occupée, ce qu’on appelle aujourd’hui un crime contre l’humanité. Sous la responsabilité des autorités de Vichy, Pierre Laval en tête, les polices françaises raflèrent plus de 13.000 civils juifs. En deux jours, l’opération réclamée par les Allemands permit la déportation et l’extermination de la presque totalité des raflés, dont 4051 enfants. Or, aux commandes administratives se trouvait un certain Jean Jardin, père aimé du très charmant romancier Pascal Jardin et grand-père adoré du non moins sémillant Alexandre Jardin, qui passèrent ensemble de si beaux moments dans leur villa de rêve de Vevey…
L’affreux épisode de la « rafle du Vel d’Hiv », ainsi nommée parce qu’une partie des civils arrêtés fut parquée quelques jours dans le Vélodrome d’hiver de Paris, est aujourd’hui documenté par les historiens et par divers livres et autres films de large audience. Si Pierre Laval fut exécuté dès 1945. Jean Jardin en revanche, son bras droit de l’époque, chef de son cabinet en 1942, ne fut jamais inquiété.
Figure parfaite du « type bien », patriote et catholique, apprécié de tous par son charme et ses belles manières, il fut mis à l’abri à Berne par Laval avant de se redéployer, après la guerre, dans les coulisses des nouveaux pouvoirs et de la haute finance. « Oublié » par les chasseurs de collabos à la Klarsfeld, il fut également ménagé par son biographe juif Pierre Assouline. Plus encore : deux ans après sa mort (en 1976), Jean Jardin ressuscita sous la plume de son fils Pascal en Nain jaune unanimement salué (à un bémol près dans Le Monde) et gratifié du Grand Prix du roman de l’Académie française.
Mais voici que, 70 ans après les faits, le trop souriant Alexandre Jardin tombe le masque : fini de rire, les enfants : assez joué la comédie.
Pourquoi si tard ? C’est ce qu’il va expliquer, très en détail, en décrivant une cécité familiale et nationale à la fois. Mystère de départ : comment un type aussi bien que grand-papa a-t-il pu fermer les yeux ? Et comment papa a-t-il pu le « couvrir » ? Et comment François Mitterrand a-t-il pu protéger son ami Bousquet et préfacer un livre à la gloire du nain jaune ? Et moi là-dedans, qu’aurais-je fait et qui suis-je devant mes propres enfants ? Oserai-je trahir les miens pour dire ce que je ressens vraiment?
Des gens bien pose cette question, centrale, de la trahison de ceux qu’on aime pour se protéger soi-même, qui donne son poids de gravité et de complexité à ce livre à haut risque.
On aurait pu craindre qu’Alexandre Jardin se borne à un « grand coup» médiatique, avec son éditeur, en balançant son aïeul pour se la jouer dernier des Justes. Or, il y a plus que ça dans ce récit-exorcisme tissé de toutes les équivoques : une tentative réelleme, où l’amour subsiste, de mentir moins que les « gens très bien »…
Alexandre Jardin. Des gens très bien. Grasset, 297p.
La saga des Jardin
Fils d’un notable monarchiste et catholique de province, Jean Jardin (né en 1904 à Bernay, dans l’Eure), monté à Paris pour y étudier les sciences poilitiques, incarne le jeune intellectuel non conformiste des années 30, aussi proche des écrivains que du monde des affaires et du pouvoir. Homme de réseau, il se déploie dans la haute administration d’Etat et se rapproche du gouvernement de Vichy en 1941, où il est nommé chef de cabinet de Pierre Laval en mai 1942. Gérant de fonds secrets, il aide des résistants et rend service à des juifs (dont son ami Robert Aron) tout en recevant les chefs de la Gestapo chez lui. Menacé par les ultras du fascisme français, il est envoyé à Berne par Laval où il est chargé des relations avec les Américains, notamment. Après la guerre, il restera en Suisse jusqu’en 1947 et jouera, plus tard un rôle de conseiller auprès de nombreuses sociétés françaises. Homme d’entregent, très sollicité par tous les bords politiques, Jean Jardin conseillera de très nombreuses sociétés françaises dans leurs activités internationales, jusqu’à sa mort en 1976. C’est à son fils Pascal qu’il devra le surnom de « nain jaune ».
Pascal Jardin, né à Paris en 1934, s’est fait connaître à la fois comme écrivain et comme scénariste (une centaine de films, dont l’adaptation d’Hécate de Paul Morand, par Daniel Schmid)), mais c’est avec Le Nain jaune qu’il acquit la célébrité en 1978. Auparavant, il avait raconté « son » Occupation dans La guerre à neuf ans (1971). Pétillant à souhait, il s’inscrivait (il est mort en 1980) dans la lignée des auteurs qu’on a appelé les « hussards ».
Dans la foulée, son fils Alexandre (né en 1965) également écrivain et réalisateur, l’a évoqué dans Le Zubial (1997) après avoir connu un premier grand succès avec Le Zèbre (Prix Femina, 1988). Père de cinq enfants, Alexandre a fondé le mouvement « Lire et faire lire » et l’association Mille mots qui engage des retraités lecteurs dans les prisons. En 2005, il signa Le roman des Jardin qui se passe essentiellement dans la villa veveysane de La Mandragore où la vie de la tribu ne semble que joyeusetés et compagnie…
Pour compléter ce portrait de groupe en abyme, le lecteur pourra revenir à la biographie très "loyale" de Jean Jardin, sous la plume de Pierre Assouline (Balland, 1986, en Folio), et découvrir celle que Fanny Chèze a consacrée à Pascal Jardin (Grasset, 2010), qui se garde bien d'écorner la légende fantasque des Jardin...
À trop bon compte ?
Faut-il croire Alexandre Jardin quand il crie sa détresse d’avoir été le petit-fils d’un présumé complice de crime contre l’humanité ? Les accusations qu’il dirige contre son grand-père, mais aussi contre son père, ne sont-elles pas qu’indignation vertueuse au goût du jour ? Le dernier des Jardin n’est-il pas qu’un juste à la petite semaine en quête de publicité ?
Tel n’est pas, après lecture, notre sentiment. Or il faut lire Des gens très bien avant de juger son auteur. Un de ses amis lui lance à la face ce reproche: « Ceux qui n’ont rien vécu n’ont pas droit au confort du jugement ». Mais ce livre est-il si confortable ? Lisez avant de juger.
Alexandre Jardin, né en 1965, a longtemps exalté la légende dorée de sa famille. Bagatelle et fantaisie régnaient à La Mandragore de Vevey, comme il le raconte dans Le roman des Jardin. Dans la foulée d’un père aimé et d’un grand-père adoré, le jeune auteur virevoltait d’un succès à l’autre, distillant sa niaiserie «positive» avec un drôle de sourire, pourtant, comme s’il en rajoutait pour cacher quelque chose.
Or ce « quelque chose » était connu depuis longtemps. Ce « quelque chose » était le passé de son grand-père, Jean Jardin, chef de cabinet de Pierre Laval en 1942. Ce « quelque chose » était la question qu’un fils ou qu’un petit-fils peuvent se poser en apprenant que leur parent était aux commandes lorsque plus de 13.000 civils juifs, dont 4000 enfants, furent raflés avant d’être envoyés à la mort. Et toi, tu as laissé faire ça ?
À cette question, Pascal Jardin, père d’Alexandre, a répondu par l’esquive avec Le Nain jaune, roman adulé par la France soulagée, en 1978, de découvrir un masque rose à une période noire. Après ce déni, reprochera-t-on à son fils d’être, finalement, plus conséquent en « cassant le morceau » devant ses propres enfants ? Lisez et jugez…
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Ceux qui ouvrent les yeux
Celui qui comprend enfin ce qui lui semblait si faux dans les sourires d’Alexandre Jardin / Celle qui avait un drôle de tatouage bleuté au bras que découvrait sa robe d’été / Ceux qui se méfient des aveux tardifs / Celui qui a eu froid en entendant son père si gentil parler pour la premières fois des nez crochus / Celle qui découvre 4000 cadavres d’enfants dans son jardin si bien entretenu / Ceux qui disent nous aussi on a souffert en Suisse quand ces déportés font les intéressants dans leurs soirées / Celui qui affecte l’enjouement pour ne pas gerber / Celle qui dit qu’elle n’est pas antisémite mais que quand même y fallait se méfier / Ceux qui répètent qu’ils ne savaient pas sans se rappeler vraiment ce qu’ils savaient / Celui qui ne sait pas ce qu’il aurait fait s’il avait su / Celle qui découvre qu’il y a diverses méthodes (plus ou moins) inconscientes pour ne pas savoir une vérité trop criante / Ceux qui ont toujours estimé que le Goulag était un mythe cryptocommuniste / Celui qui a mis trente ans pour casser le morceau / Celle qui a appris à ne pas voir de source sûre / Ceux qui furent des maîtres en cécité / Celui qui s’est fabriqué une réalité-paravent comme son père a fondé des sociétés-écrans / Celle qui s’était tissé une seconde peau qu’elle s’arrache soudain pour se découvrir habillée d’elle-même / Ceux que soulagent leurs aveux mais qui en resteront tristes à vie / Celui qui croit s’en tirer en allant cracher sur la tombe de son père / Celle qui apprécie le génie littéraire de Paul Morand mais pas son racisme de vieille salope / Ceux qui font assaut de vertu sans avoir rien vécu / Celui qui ne s’en tiendra qu’à la réalité des crimes / Celle qui découvre la brutalité des évidences / Ceux qui en concluent que telle est l’humanité dont ils font partie hélas / Celui qui ne sera jamais de ceux qui le croient « des nôtres » / Celle qui hait l’expression « entre soi » / Ceux qui ne sont pas dupes des extases bleutées des rivages du Léman où l’on endura en juillet 1942 certaine pénurie de chocolat du type Amandino, etc.
(Ces notes ont été jetées en marge du récit d’Alexandre Jardin intitulé Des gens bien, paru ces jours chez Grasset et dont il devrait être pas mal question sous peu…)
Image : Philippe Seelen -
Virée au Bout du Monde
Pascal Rebetez, éditeur d'autre part,
et JLK,
vous invitent au
VERNISSAGE
de L'enfant prodigue,
Dimanche 23 janvier 2011
dès 18h.30
au Bout du Monde, Scène bar.
Lecture et Musiques
Chansons russes, grecques et française.
avec JLK, Maritou et Vania
Vevey, rue d'Italie 24.
http: //www leboutdumonde.ch
Commande de l'ouvrage pour les absents: http://www.dautrepart.ch/
En librairie dès le 24 janvier 2011.
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Journal du jour
Notes d'un 1er janvier à propos de Stendhal, Sollers et quelques films...
Ma double lecture importante du moment oscille entre l’intégrale du Journal de Stendhal, dont je viens d’achever l’année 1804 (H.B. a 21 ans) et Trésor d’amour, le nouveau roman de Philippe Sollers qui tourne, lui aussi, « autour » de Stendhal, auquel l’écrivain s’identifie comme il s’est identifié naguère à Nietzsche.
En lisant le Journal de H.B. de 21 ans, j’essaie de me rappeler celui que j’étais au même âge, en 1968 : sauvageon sans établissement ni relation sociale, évidemment, très loin du salonnard déjà bien introduit dans les cercles influents de la capitale, parallèlement au début de sa carrière militaire, mais à certains égards, notamment en littérature, je ressentais aussi vivement et fortement que lui, sans l’aplomb lié à l’expérience commune. La société rôde son sujet – il le note d’ailleurs souvent, lui qui se rôde en fonction des autres, précisément, ne cessant de les observer et d’apprendre à leur observation. Or, où pouvions-nous apprendre, nous autres petits provinciaux bohèmes juste frottés de contre-culture et d’internationalisme marxisant ? Où était la société à Lausanne, en 1968, j’entends la société au sens où l’a fréquentée H.B ? L’on n’en était pas encore tout à fait au temps de la dis-société, dont parle je ne sais plus quel sociologue distingué, pourtant ce que nous avons connu, jeunes gens « sans pères », au mitan des années 1960, n’était plus une société stratifiée mais une sorte d’agglomérat de milieux dans lesquels l’ascenseur social ne comptait plus guère. Or, la société dans laquelle avançait H.B. qui serait celle aussi de Julien Sorel, ménageait évidemment cette possible montée pour ceux qui y aspiraient... Cependant H.B. reste lucide autant qu’il est sensible, et conscient surtout de sa valeur – autant dire qu’il se garde pour autre chose, qui reste La Sua Cosa.
Il est hautement intéressant de voir ce qui intéresse le jeune Beyle à 21 ans. En gros : réécrire le théâtre universel, faire mieux que les imitateurs de Molière et de Corneille ou de Shakespeare ou de Goldoni, de son temps, en serrant la vérité de plus près. En 1804, H.B. passe énormément de temps au théâtre et dans ses « coulisses» que sont les salons où tout un chacun (lui compris) se mesure aux grands déclamateurs du moment (tel un Talma) en déclamant lui-même à qui mieux mieux. Au jour le jour, au fil des notes du jeune lettré aux jugements déjà très affûtés, on voit cette société de gens de lettres, de mondains et de nobles, de philistins fortunés et d’actrices en vue, de courtisanes et de bourgeoises riches qui inter-agissent, comme on dit aujourd’hui.
Mais nous, qu’aurons-nous appris, petits crevés des années 1960, rejetant a priori la société et se trouvant d’ailleurs devant un magma social en décomposition ? C’est à cela que je pense en suivant les tribulations de Beyle en ses jeunes années…
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Vu hier soir Les yeux noirs de Nikita Mikhalkov, d’après trois nouvelles de Tchékhov, avec un Mastroianni clownesque et émouvant à la fois, représentant comme un bel hommage au cinéma italien, et notamment à Fellini, et ensuite Plein soleil de René Clément, d’après le redoutable Monsieur Ripley de Patricia Highsmith, avec Alain Delon, Maurice Ronet et Marie Laforêt, tous également à côté de la plaque à cause de la piètre interprétation du roman par le réalisateur et le scénariste, de la nullité des personnages et de la plastique glacée de tout ça, ne traduisant rien du trouble et du malaise du roman. PH m’avait dit combien elle avait été déçue par la chose, mais je ne pensais pas que le film fût si froidement égaré.
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En lisant parallèlement le Journal de Stendhal et le dernier roman de Philippe Sollers, je me demande pourquoi j’aime tellement ce pauvre Beyle et tellement peu son brillant commentateur, que j’apprécie certes et admire, mais dont la froideur arrogante, même suffisante, exclut à peu près la sympathie naturelle. Beyle est naturel, direct et spontané, sincère, ému et émouvant, sans jamais se forcer, tandis que Sollers pose à tout moment en happy few, en connaisseur, en élu s’identifiant à Stendhal comme il s’est identifié à Nietzsche, non sans grâce évidemment et avec de multiples digressions intéressantes, mais pour dire finalement quoi, sinon que dans la lignée de Stendal il est The Best, le plus agile, le plus brillant, le plus heureux, et qu’il nous emmerde. Or , ce qu’on découvre, à la lecture du Journal de Beyle, échappe à cette brillance et à cette arrogance que Sollers s’efforce d’exalter à son compte dans son commentaire des Privilèges, texte assurément singulier mais qui éclaire moins le vrai Stendhal, en définitive, que la vérité dernière des romans telle que l’a dégagée un René Girard, ressortissant à une forme d’amour dépassant toute forme de mimétisme.
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Enfin vu ce soir Gran Torino de Clint Eastwood, film étonnamment fraternel de l’expiation américaine, après les guerres de Corée et du Vietnam, tout à fait dans la lignée des deux autres films du même auteur consacrés à la vision japonaise, puis américaine, de la bataille d’Iwo-Jima. Peut-être n’est-ce pas là un très grand film, mais cela m’est égal : il y a là l’expression d’une position humaine, par rapport à l’histoire, à l’impérialisme américain et à l’évolution récente de la situation découlant des dernières migrations, qui se fonde sur des situations crédibles que nous pouvons aussi, en Europe, prendre à notre compte...
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Ceux qui s'envoient des voeux
Pour une très belle et très bonne année 2011 à tous...
Celui qui résiste au déferlement du n’importe quoi / Celle qui assiste à l’orgie de la consommation en se demandant ce qui va l’interrompre / Ceux qui voient la foule se diriger comme une seul vers l’Objet de la convoitise / Celui qui s’éclate sans laisser de morceaux / Celle qui baratte le vide à la disco / Ceux qui participent à l’orgie comme s’il s’agissait d’un défoulement tout physique et sans cesser de se poiler à ce qu’il semble sur la vidéo filmée dans la disco / Celui qui juge de moins en moins tout en discernant de mieux en mieux ce qui lui semble significatif au sens où l’ont entrevu un Guy Debord et Un Philippe Muray / Celle qui perçoit tout dans la fulgurance et se perd ensuite dans le détail comme souvent les femmes nordiques / Ceux que fatigue le bruit de défonce binaire de la boîte d’à côté / Celle qui se fuit elle-même en se disant gravement en recherche / Ceux que la lucidité rend trop durs / Celui qui ne dit jamais que la moitié de ce qu’il pense par égard pour l’Eternelle Demoiselle ou l’Eternel Jouvenceau qu’il y a en la plupart des gens / Celle que ses intuitions infaillibles ont rendu plus indulgente quand elle a compris ce qui motivait le grand nombre / Ceux qui s’excluent du grand nombre sans vanité particulière / Celui que le calme gouverne / Celle qui accède à une nouvelle forme de tranquillité par le recours à l’aquarelle / Ceux qui cultivent leur imagination pour supporter son manque chez la plupart de leurs semblables / Celui qui entretient un paddock à fantasmes / Celle qui souriait à son frère poète attiré par les beaux paysans qui ramenait des photographies esthétiques de ses virées dans la campagne et auquel elle lançait à son retour à la ferme familiale : « encore un poulain dans ton paddock ! » / Ceux qui laissent entrouverte la boîte à Pandore du Désir fou / Celui qui a appris à maîtriser le Tigre / Celle que sa délicatesse foncière rend absolument libre / Ceux qui sont riches de leur (relative) pauvreté / Celui que le Commandeur amuse plutôt avec son air de se prendre grave au sérieux / Celle qui se demande comment se sortir du cercle vicieux de l’obsession bancaire / Ceux qui ne spéculent qu’à la Bourse du cœur et le plus souvent à perte / Celui qui refuse de marcher au pas et en paie le prix / Celle qui ne participera point au défilé de mode du Nouvel An friqué / Ceux qui abordent l’année nouvelle avec un sourire décalé qui ne se voit pas / Celui qui restera toujours un enfant perdu au dam des dames / Celle qui n’a jamais été dupe de la mauvaise poésie / Ceux qui considèrent ce qui se passe en ce 31 décembre 2010 en se rappelant (plus ou moins) ce qui s’est passé en 1910 et en 1810 en un autre lieu (Cracovie, par exemple) puis en imaginant ce qui pourrait se passer en un lieu encore différent (Jianshui, par exemple) en 2110 ou en 2210 quand il auront tous plus ou moins canné malgré force cures transgéniques à venir / Celui qui discerne ce matin un banc de ciel gris au-dessus du plan gris du lac et s’en trouve superbien / Celle qui tombe raide amoureuse de son cousin Roland dont elle découvre aujourd’hui même à la réu de famille les mains si sensibles de pianiste et la conversation de charme alors qu’il a passé 67 ans et reste en principe fidèle à son ami Julien mort l’an dernier / Ceux qui reverront ce soir Les Yeux noirs en amoureux alors que la plupart de leurs voisins recevront Patrick Sébastien 5 sur 5 / Celui qui changera l’eau du poisson Théo ce soir à Minuit / Celle qui aborde 2011 avec la confiance clairvoyante de celle qui en a tant vu qu’elle sait qu’elle en verra encore pas mal mais sans en chier autant / Ceux qui savent que l’eau du puits reste la même, avec juste un peu plus de saveur chaque année, etc.
Image : LK et JLK qui souhaitent une toute belle et bonne année 2011 à leur amis très proches ou tout lointains. -
SFCDT
Sur une abréviation cryptée de Stendhal...
Philippe Sollers, dans son très stendhalien Trésor d'amour ( roman à paraître chez Gallimard la semaine prochaine), cite en passant l’abréviation cryptée SFCDT, très dans la manière de Stendhal, qu’on trouve souvent en marge de ses manuscrits et qui signifie Se Foutre Complètement de Tout, laquelle formule ne contredit en rien l’extrême souci que depuis tout jeune Henri Beyle voue à ce qui lui importe et à cela seulement, c’est à savoir l’essentiel pour un garçon qui veut se consacrer sérieusement à la saisie de la sensation juste et à son expression appropriée, telle qu’on la relève très tôt dans les pointes de son Journal.
Par exemple il écrit à dix-huit ans : «L’homme du meilleur esprit est inégal ; il entre en verve, mais il en sort ; alors, s’il est sage, il parle peu, il n’écrit point, il ne cherche point à imaginer : ses plus grands efforts ne seraient que des réminiscences ; ni à plaire par des traits brillants : il serait gauche. Il doit alors conformer sa parure, son maintien, ses propos, à l’état où il se sent. Ce jour-là, il doit aller voir les hommes ou les femmes de sa connaissance, qu’il sait aimer la tranquillité et le genre uni. Qu’il évite surtout ses rivaux, qui lui feraient oublier ses résolutions et qui auraient ensuite beau j pour le couvrir ridicule ».
On voit que le jeune homme ne se fout pas des détails, le même qui écrit un peu plus tard : Je fous Mme Rebuffet depuis le commencement de fructidor, avant de se donner, l’année de ses vingt ans, un programme carabiné d’œuvre à composer : comédies (quatre pièces), tragédies (quatre pièces dont un Hamlet et un Œdipe-roi « avec toute sa pompe »), poèmes (refaire Le Paradis perdu et L’Art d’aimer…), entre autres ouvrages en prose dont une Histoire de Bonaparte, une Histoire de la Révolution française et une Histoire des grands révolutionnaires… à commencer à 35 ans, précise-t-il...
Sans doute, le SFCDT se justifierait après tout ce que Beyle a vécu de l’Histoire et de la Politique, et notamment la retraite de Russie, mais là n’est pas le propos ni le problème pour quelqu’un qui sait le prix réel des choses. Sa devise exprime le contraire du je m’en foutisme que nous voyons sévir partout à l’heure qu’il est. Il y a une vie entre l’inattention fumiste au goût du jour, fondée sur l’ignorance et la vanité de l’ignorance (l’ignorance revendiquée), la dérision ricanante et le mépris d’un peu tout, les préjugés, les idées d’emprunt, les opinions fondées sur des ragots de médias, les convictions endossés comme de molles capuches – il y a une vie entre la foutraque attitude et le détachement hyper-attentif du SFCDT stendhalien qui n’est pas plus un relativisme cynique qu’une morgue supérieure, même si Sollers a raison de voir en Beyle un aristocrate républicain. Stendhal progressiste, comme l’affirme Claude Roy ? Sûrement pas dans un sens récupérable par la seule gauche moderne, mais sûrement oui au sens d’un progrès humain dans la science surexacte qui fonde l’art de vivre et d’aimer, avec quelque chose de paléochrétien là-dedans, j’entends : d’évangélique et de généreux, de bon et de civilisateur, à l’opposite des dogmatiques de la Contre-Réforme mais pas loin des curés de campagne. Aristocrate anarchisant alors, je dirais, à l’italienne ou à la Suisse, pas loin de Rousseau et de Constant – enfin c’est comme je le vois de mon balcon des Préalpes, lisant à l’instant, sous sa plume, le nom de Clarens où il passe imaginairement dans le Journal, dans la foulée des personnages de La Nouvelle Héloïse – Clarens que je vois sous mes fenêtres, huit cents mètres plus bas, au bord du lac, dans une soie brumeuse très stendhalienne en somme…
(À Suivre)
Stendhal. Journal. Edition intégrale, préfacée par Dominique fernandez. Gallimard Folio, 1266p. -
Le Day of Genius
À propos du Journal de Stendhal et du dernier roman de Philippe Sollers...
C’est aujourd’hui le Day of Genius, en mémoire du 29 décembre 1822 devenu légendaire où Stendhal a conçu De l’amour, qui se salue en anglais comme on le fait désormais des happy few, et je me le rappelle tout en annotant à la fois le Journal du jeune Beyle et le Trésor d’amour de Philippe Sollers tout plein de Stendhal et d’une jeune stendhalienne de Venise du nom de Minna Viscontinini (Stendhal usait quant à lui du pseudo de Visconti) mais aussi du Stendhal de Claude Roy qui se force un peu pour nous faire croire que Stendhal sans la politique se réduit à peu de chose – avant de nuancer pas mal par la suite-, et du même coup je me rappelle le Journal littéraire de Léautaud luttant également contre la double tendance au vague et à l’hypocrisie qui rapproche ces deux écrivains de la sincérité et du naturel
J’avais déjà lu des fragments du Journal de Stendhal dans les éditions de la NRF, mais c’est la première fois que j’en aborde la version intégrale de quelque 1266 pages, en collection de poche Folio, avec une très intéressante préface de Dominique Fernandez qui dégage bien la complète originalité de l’entreprise que constitue ce journal de bonheur et non de contrition ou de compulsion (par contraste avec ceux d’Amiel, de Constant, de Kafka ou de Pavese), et son paradoxe considérable, puisque Stendhal parvient à dépasser cette contradiction ordinaire entre la vie vécue et notée (« instant noté, instant perdu », me disait un jour ce balourd de Jean Dutourd) par sa rapidité ou plus exactement : l’immédiateté constante d’un exercice qui s’interrompra, cependant, au seuil des romans, puisque H.B. tient son journal entre 1801 (il a dix-huit ans et toutes ses dents) et 1823 (il en a quarante), dans la foulée du Day of Genius...(À suivre...)
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Le livre du monde
Dans la foulée de L’Usage du monde, devenu livre « culte », la Correspondance des routes croisées de Nicolas Bouvier et Thierry Vernet, son compagnon de route, a été très bien accueillie dans les librairies et les médias. Un grand périple existentiel de deux amis à la vie à la mort.
Si vous aimez l’amitié, vous serez jaloux. Jaloux de voir deux compères complices s’envoyer des lettres où ils se traitent mutuellement de « vieux sapin» et de « bonne cloche », de « courtilière de mes deux » et de « bon vieux kütchük», entre cent autres affectueuses apostrophes amorçant des lettres merveilleuses de passion et de malice partagées, vivantes et intéressantes, qui s’ouvrent ici à tout un chacun.
Avant même la parution du formidable roman d’amitié que constitue cette Correspondance des routes croisées, les noms de Montaigne et La Boétie ont été évoqués pour qualifier l’attachement du «vieux mouflon» et du « vieux sifflet», mais on pense aussi à Bouvard et Pécuchet ou, plus farceurs, à Quick et Flupke version Collège de Genève où les deux lascars, fils d’assez bonnes familles, se sont connus et reconnus d’emblée. Ceci pour le ton vif qui fait pétiller une substance autrement dense et sérieuse, en rapport avec les grandes espérances de chacun dans son domaine particulier : littérature et peinture. De fait, c’est à travers leur quête artistique respective que cette amitié se dégage de l’ordinaire. D’innombrables jeunes Helvètes, en 1945, étaient sans doute impatients de s’arracher à la grisaille du petit pays neutre, tant qu’au carcan de leurs familles. Mais Nicolas (né en 1929) et Thierry (né en 1927), dès le début de leur complicité, brûlent de prendre le large et non pour fuir seulement, mais pour faire quelque chose de leur liberté. Bien avant de larguer les amarres, on les sent ainsi curieux de tout, impatients de tout humer et palper, observateurs aussi vifs l’un que l’autres, lecteurs dévorants et se racontant leurs découvertes entre une virée dans la nature et une sauterie avec de fraîches jeunes filles. Leurs lettres se font alors journal de bord et roman truffé de personnages. D’emblée, aussi, et ce sera une constante, chacun se soucie des progrès de l’autre : «Où en sont tes écritures personnelles ?», demande ainsi Thierry à Nicolas, car « c’est, après tout, ce qui est important dans la vie »...
Et bientôt le monde va s’ouvrir: Paris à Vernet, après un début de formation artistique, et la Laponie à Bouvier, que l’Université assomme et qui lance à sa «vieille couille» après avoir lu Bourlinguer de Cendrars : « Viendras-tu aux Indes avec moi ? ». De là découlant, en 1953, le grand voyage du duo en Topolino, par les Balkans et l’Afghanistan, jusqu’à Ceylan, qui fera l’objet du de L'Usage du monde.
Un livre « total »
Paru en 1964 après des tribulations détaillées en ces pages, le fameux livre de Bouvier a résulté d’une lente cristallisation dont nous découvrons, aujourd’hui, les multiples ramifications existentielles et épistolaires.
Deux premiers recueils de lettres de Thierry Vernet à ses proches nous avaient déjà révélé son saisissant talent d’écrivain. Par ailleurs, en 1956, le peintre écrit à Bouvier qui se trouve alors à Tokyo : « J’ai vraiment hâte qu’on se mette au livre du monde », évoquant une espèce de « livre total » où se conjugueraient le texte, la photo, le dessin et même la musique. Or, en deça et au-delà de L’Usage du monde, le lecteur dispose désormais de cette nouvelle incitation polyphonique au voyage.
Nicolas Bouvier et Thierry Vernet. Correspondance des routes croisées. 1945-1964. Texte établi et annoté par Daniel Maggetti et Stéphane Pétermann. Zoé, 1653p. -
Ceux qui sniffent de la poudreuse
Celui qui se défonce dans la grosse / Celle qui se fait une ligne de neige pure / Ceux qui renoncent aux sports divers / Celui qui se gausse de tout / Celle qui tourne tout en dérision / Ceux pour qui Noël sans Courchevel c’est la mort / Celui qui ramène tout à l’argument marketing d’altitude / Celle qui tapine sur ses patins / Ceux qui gèrent les excès de la neige / Celui qui propose une pénalisation des présentateurs de la météo nationale en cas de pluie givrante / Celle qui ne prend plus l’avion sans son sac de bivouac et des biscuits de survie pour les gosses / Ceux qui prétendent qu’il n’y a plus d’hiver sauf pour fait chier les vacanciers / Celui qui a skié avec la femme de Bagbo mais ne s’en vante plus / Celle qui roule une pelle mécanique au pistard Robocop / Ceux qui parlent du « front de la neige » / Celui qui a un ticket pour sa monitrice chauve / Celle qui percute le champion local qui l’achève d’un uppercut / Ceux qui considèrent le ricanement comme une manifestation du Grand Disperseur, alias le Diabolo, alias Satan , conformément à la doctrine filée dans Le Docteur Faustus par l’écrivain Thomas Mann / Celui qui ne prend plus place à la table des moqueurs / Celle qui estime que Mozart n’avait pas la Vraie Foi et que par conséquent son Requiem n’est pas vraiment apprécié par Notre Seigneur avec lequel elle « échange » / Ceux qui dénigrent a priori tout auteur vendant plus de 1333 exemplaires / Celui qui se sachant unique n’est envieux de personne sauf de son frère François qui ne fait rien que parler aux oiseaux / Celle qui souhaite bon Noël aux Roms avant de constater qu’ils l’ont plumée mais elle se dit qu’il faut pas généraliser / Ceux qui ne donnent aucuns cadeaux pour ne pas faire de jaloux / Celui qui s’envoie des cadeaux à lui-même qu’il ouvre avec des jappements de surprise surtout si c’est ce dont il rêvait / Celle qui va passer Noël dans son container avec une orange qu’elle a fauchée à la rue de Buci / Ceux qui ne peuvent même pas s’envoyer une carte de vœux fantaisie vu que leur ordi est planté, etc.
Image : Philip Seelen