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Livre - Page 123

  • Le zoom d'Olivier Père

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    Ce jour de l’ouverture de la 64e édition du Festival international du film, le directeur artistique pointe quelques moments forts selon son goût. Entretien.

     - Quels sont vos coups de cœur personnels sur l’édition 2011 ?

    - Je ne m’étendrai pas trop sur les films en compétition, par devoir de réserve, mais ce que je remarque, par rapport à l’année dernière, c’est que le concours réunit cette année plus de grands noms de réalisateurs familiers des festivals mondiaux. Je pense au Japonais Shinji Aoyama, avec Tokyo Koen, à Nicolas Klotz et son Long Life, à Julia Loktev et son Loneliest Planet ou encore à Danielle Arbid, une habituée de Locarno, avec Beirut Hotel.

    Du côté des révélations, je signalerai le premier film de l’Israélien Nadav Lapid, Hashot, d’une très grand force, ou Saudade du Japonais Katsuya Tomita, illustrant la nouvelle génération de son pays, et cet OVNI roumain d’ Anca Demian  que représente le film d’animation Crulic, premier du genre à participer à la compétition internationale.

    Côté suisse, je relèverai trois films, à commencer par Vol spécial de Fernand Melgar, nouveau documentaire très attendu de l’auteur de La Forteresse, et qui tient ses promesses me semble-t-il. En outre deux films atypiques montrent l’ouverture du cinéma suisse sur le monde : Mangrove de Frédéric Choffat et Julie Gilbert, qui démarre en apparent documentaire, filmé sur une île mexicaine, et qui tourne au film fantastico-poétique où l’on voit une jeune Européenne revenir avec son fils sur les traces d’un meurtre non élucidé, d’une part ; et, d’autre part, réalisé par une  Suissesse d’origine argentine, Milogras Mumenthaler, Abrir puertas y ventanas (Back to stay), très beau premier film en coproduction helvético-argentine.

    - Quels films en concours ont-ils des chances de se retrouver en salle comme, l’an dernier, La religieuse portugaise d'Eugene Green  ?

    Locarno1107.png- Certains d’entre eux dégagent déjà une certaine aura, comme Un amour de jeunesse de Mia Hansen-Love, qui sera distribué en salles pendant la durée du festival. À cet égard, il me semble que l’image (d’ailleurs fausse selon moi) du Festival de Locarno comme ghetto de films expérimentaux ou hyper-radicaux se modifie de plus en plus. Si l’effet de la crise s’est fait sentir l’an dernier, nous avons mieux travaillé en amont cette année où plus de films « porteurs », à large notoriété, ont pu être obtenus des « majors » américaines, tel Super 8 de J.J. Abrams que nous découvrirons en ouverture, que j’aime personnellement beaucoup.

    - De quoi s’agit-il plus précisément ?

    Locarno1103.jpg- C’est un très beau film produit par Spielberg et rappelant d’ailleurs l’esthétique spielbergienne des années 80. C’est en outre un film sur le cinéma puisqu’il est construit sur le filmage, par des ados américains, d’un déraillement spectaculaire impliquant des extraterrestres.Par ailleurs, les thèmes de la SF se retrouvent sur la Piazza Grande avec Attack the Block de Joe Cornish, scénariste de Tintin… Et avec le Blockbuster de l’été qui sortira bientôt aux Etats-Unis et que nous montrons en première européenne : Cow-boys & Aliens de Jon Favreau, qui devrait satisfaire le plus large public de la Piazza…

    - En quoi ?

    - C’est un film très proche de la BD, combinant  la tradition des westerns et des films de science fiction, qui échappe à la routine des éries et des remakes mais auquel la présence de Daniel Craig et Harrison Ford ajoute évidemment le cachet référentiel de James Bond et d’Indiana Jones…

    Locarno1106.jpg- Qu’est-ce qui nous vaut la reprise du chef-d’œuvre de Tarkovsy, Andrei Roublev ?

    - C’est d’abord l’Année russe, que nous marquons à notre façon par une ouverture vers cette culture, qui sera aussi représentée par un des membres du jury des Léopards de demain, le Russe d’origine georgienne Bakur Bakuradze, dont nous projetons deux films que j’aime beaucoup :  Shultes et The Hunter.

    Deux mots sur Le Havre, le dernier film d’Aki Kaurismäki que nous verrons sur la Piazza ?

    - J’ai eu beaucoup de plaisir à le découvrir à Cannes, et je me suis dit que ce serait formidable, après l’hommage qui lui a été rendu à Locarno, de ramener l’un des derniers grands réalisateurs capables de toucher le public le plus varié. Lui-même ne sera pas du voyage, mais ses acteurs le représenteront.

    - Pensez-vous qu’une révélation telle que celle de La vie des autres, découvert en 2006 sur la Piazza avant la carrière qu’on sait, couronnée aux Oscars, puisse se répéter cette année ?

    - Je l’espère. Je pense notamment à Bashir Lazka, film canadien très émouvant de Philippe Falardeau, qui pourrait susciter un grand engouement du public et de la critique.  C’est l’histoire d’un prof suppléant qui vient s’occuper de jeunes élèves dont l’enseignante s’est pendue dans leur classe. Plus léger et plus poétique qu’Entre les murs, et porté par l’acteur comique algérien Fellagh, c’est  un très beau film sur l’univers de l’école dont on peut attendre beaucoup…

    - Comment, une année après votre nomination au poste de directeur artistique, succédant à Frédéric Maire, vous sentez-vous à Locarno ?

    - Je n’ose trop parler d’« état de grâce », comme Marco Solari, mais je constate qu’après une année de rodage et beaucoup de travail avec notre équipe, de bonnes conditions générales et pas mal de chance, je ne puis que me réjouir chance de participer à une belle aventure…

     Le blog d’Olivier Père : http://olivierpere.wordpress.com

  • L’enfant du Nil

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    Pour Sophie et Julie


    Je vous ai vus arriver de très loin, je ne sais trop pourquoi je me suis accroché à vous, mais c’est un fait: depuis votre arrivée à l’aéroport de Louxor, ce soir-là, je ne vous ai plus lâchés d’une semelle.
    Pour parler à votre façon: vous m’avez tapé dans l’oeil. Vous me plaisiez. Tout de suite je vous ai adoptés.
    Comme tant d’êtres heureux, à la descente de l’avion, vous aviez l’air de figurer dans un film. Sur le tarmac ensuite vous dansiez un peu sur place. J’ai senti que vous étiez de ces gens qui s’adaptent aussitôt à la nature nouvelle: je vous voyais boire la nuit d’Egypte.
    J’ai remarqué que vous avez tout de suite adopté mon pays. Vous n’avez pas évité ni repoussé mes pauvres. J’ai vu que vous avez aussitôt repéré le plus beau, l’immense vieillard enturbanné ne concédant pas un regard aux arrivants dans le vent tiède, se contenant d’être là. Vous avez laissé vos bagages un moment sans vous inquiéter de leur sort. Vous regardiez le ciel. Vous humiez la terre et reconnaissiez cette odeur d’ailleurs que vous aimez.
    Ensuite vous ne vous êtes pas impatientés. Vous êtes montés dans le minibus qu’on vous indiquait et vous n’avez cessé de regarder d’un côté et de l’autre sans vous lâcher la main. Pas un instant je ne vous ai sentis le moins du monde effleurés par la crainte, et déjà vous vous imprégniez des bruits et des voix et des odeurs de mes avenues et de mes gens puis de mon fleuve et de mes temples et de mes hôtels alignés face à mes montagnes et à leurs tombes où je demeure.

    A l’hôtel Isis vous vous êtes réjouis d’être reçus dans une chambre blanche donnant sur le Nil. De votre côté du fleuve stationnaient de grands bateaux illuminés. Par delà les eaux sombres vous avez découvert l’autre rive aux villages plongés dans la pénombre et que surmontent les monts sacrés.
    Dès ce moment-là je vous ai sentis tous deux pleins de songes et d’images qu’avaient éveillés les visions fugaces de nos temples et de nos dieux éclairés par des spots, tout à l’heure en filant le long des quais. Mais aussi, je vous savais fatigués. D’ailleurs je vous voyais vous préparer à dormir, et j’ai baissé les yeux.

    En les relevant un instant après, j’ai constaté que vous aviez traversé une nuit, qu’il faisait soleil et que le vent soufflait puissamment dans la voile bleue de la felouque du cousin de Sayed .
    Vous avez relevé pour votre part, en prenant place dans la salle où était servi le Continental Breakfast, que le personnel était issu pour majorité de mon peuple et vous vous en êtes montrés satisfaits à mon vif contentement, puis vous avez goûté de notre thé rouge et vous vous êtes nourris sans cesser de sourire du regard.
    C’est à cela, peut-être, que je vous avais repérés de loin: à cette qualité rare que les pauvres entretiennent et que les riches ont le plus souvent oubliée.
    Vous qui êtes riches, assurément, par rapport à mes pauvres - mais tout est affaire de rapport car je fus infiniment plus riche que vous deux -, vous n’estimez pas avoir tout et ne le convoitez nullement; et quand je vous retrouve à marcher dans la rue populeuse, pas un instant je ne vous sens vous mettre au-dessus ou au-dessous de mes gens.
    Ils vous harcèlent pourtant, ils vous hèlent et vous poursuivent, vous proposant qui sa calèche qui son taxi, mais vous avez envie ce matin de humer la rue égyptienne et vous irez de votre pas obstiné, de votre pas léger, et tout au bout de la rue quand ce garçon en houppelande vous proposera de nous rendre visite en nos tombeaux, vous vous laisserez convaincre sans lésiner.

    Je vous ai vus ensuite sur la felouque du cousin de Sayed. C’est un grand garçon fier au profil de Nubien qui vous a poposé d’acheter l’une ou l’autre de vos filles dont il a voulu voir les images, et le prix que toi, le père, et maître, en a demandé, l’a rappelé aux dures réalités. Mais déjà, de l’autre rive Sayed vous faisait signe dont vous avez bientôt rejoint le taxi.
    Sayed est un garçon dont je connais bien les habitudes et la famille, la peine et l’espoir à chaque fois déçu ou presque. D’ailleurs je ne suis pas sûr qu’il espère tellement autre chose que son sort actuel. Il est assez intelligent pour savoir qu’il ne pourrait diriger une bande telle que la sienne à Stuttgart, où vit l’un de ses cousins, ou moins encore à Londres ou à Paris. Il s’est donné depuis quelque temps pour objectif de doubler le volume de la maison paternelle, et vous verrez que ce n’est déjà pas si mal, mais n’anticipons pas.
    A l’ordinaire, les visiteurs de la Vallée des Rois tels que vous deux, qui ne se déplacent pas en troupeaux et qui apprécient un guide parlant bien l’anglais et se prétendant professeur (ce qui est relativement vrai) et artiste (ce qui n’est pas tout faux), sont juste un peu étonnés de voir son taxi tapissé de sourates du Coran alors que ce garçon est vêtu de jeans, et sa façon d’inviter ses clients à telle ou telle terrasse les intrigue également, surtout qu’elle prélude à la classique invitation du soir à la maison, comme cela ne manquera pas de vous arriver.
    Sayed est un jeune Egyptien qui fait ce qu’il peut avec ce qu’il a, honore ses parents, mène ses petites affaires diurnes et nocturnes et ne viole point trop les commandements d’Osiris repris par le prophète.
    De vous deux, c’est elle qu’il a naturellement élue cette fois, sentant sa douceur et sa gaîté, et son anglais meilleur que le tien, mon frère. Elle a tout de suite parié sur sa bonne foi, tandis que tu restais plus réservé.
    Ils vous a conduits au portail de la Vallée des Rois et vous a dit qu’il vous y reprendrait deux heures plus tard, ensuite de quoi vous seriez son invité. En attendant il savait, il sentait que vous seriez touchés par la visite de mon tombeau de jeune prince.
    En premier lieu, c’est cependant aux appartements éternels de Thoutmôsis III que vous êtes descendus. Vous vous êtes enfoncés dans les entrailles de la terre avec émotion. Vous avez trouvé qu’il y faisait bien chaud. Vous avez été fortement impressionnés par la hauteur des marches de l’escalier et par la dimension de tout.
    Puis je vous ai vus vous approcher de mon tombeau et de la vitrine dans laquelle sont présentées quelques-uns des vestiges de mon bref séjour terrestre, ma jeunesse et ma beauté vous ont émus, qui vous ont rappelé la jeunesse et la beauté de vos princesses, enfin je vous ai vus de mon oeil peint, réunis dans la même orbite, je vous ai vus de tout préès. j’avais le sentiment de vous êtreoplus intime que vous à vous-mêmes, et votre regard a croisé le mien dans la pénombre, enfin vous êtes repartis et j’ai souri, un quart d’heure plus tard, lorsque toi, mon frère, tu t’es laissé fourguer ce morceau de camelote par ce chenapan d’Arabe dont tu n’étais pas dupe mais qui te collait aux basques, et j’ai souri de te voir moqué par ta moitié.

    Tout le temps que vous êtes restés sur ma terre, j’ai prié Isis et Osiris de vous accorder leur protection. Vous ne risquiez rien avec Sayed, même quand il vous a trimballés dans son taxi à travers le village de fellahs, après la tombée de la nuit, qu’il vous a fait grimper sur une passerelle chancelante pour admirer le toit de sa maison en chantier, ni même quand, sur la felouque du retour, le galant s’est mis à défier ton hégémonie monogame, mon scribe à la jalousie de faucon, en serrant de trop près ta pharaonne aux yeux pers. Vous avez échappé à deux aventuriers russes qui avaient repéré vos bijoux d’or pur au Pavillon des arabesques où tous les soirs vous admiriez le ballet des felouquiers le long du fleuve en buvant des vins hors de prix; mais un autre soir, vous les avez vus déposséder deux Néerlandais plus crédules au jeu de poker. Vous auriez pui tomber, aussi, aux mains de Captain Hassan le marchand de H, au bar-bateau-boutique Lady Di, qui sait prendre le roumi au piège de sa fourberie - que le dieu des enfers, le noble Anubis, s’empare de la charogne de ce naufrageur d’âmes nigaudes !
    Vous avez rendu hommage aux merveilles de nos temples, de nos galeries d’antiques et de nos terres arables, vous avez refusé de vous hisser sur la calèche dominatrice pour mieux vous fondre dans la foule bigarrée des marchés de la ville. Vous n’avez pas dédaignés nos petits cireurs de chaussures. Vous vous êtes prêtés longuement au jeu de mes commerçants, vous attardant dans leurs boutiques et les écoutant en sirotant leur thé de menthe.
    Vous avez admiré les patchworks de mon cher Ashraf âl Boni, qui me vénère et me fait vénérer par sa classe de marchand-conteur-instituteur des pauvres; vous avez vu le losange indigo se déployer sur champ de lys ou de rubis, et des luminaires consteller la voûte de tous les bleus virant au noir d’au-delà.
    Chez Omar ensuite vous vous êtes régalés d’un coq et de frites à la française. La petite terrasse sous les palmiers, en pleine pagaille de maraîchers et d’artisans de tout acabit, de pêcheurs et de chenapans, vous semblait l’oasis même de l’humanité bonne, sur laquelle se déversait la voix langoureuse de Fairouz.
    Là vous avez commencé de vous regarder comme des amants, et j’ai baissé les yeux tandis que vous regagniez votre chambre de l’hôtel Isis, et lorsque je les ai relevés vous étiez nus sous le regard de la déesse et celle-ci vous oignait de sa lotion lunaire.
    Le membre d’Osiris, son frère jaloux l’a jeté au crocodile, mais il incombe aux vivants de se prendre encore et encore afin de rassembler la nouvelle chair qu’Isis bénit de sa lumière.
    Le membre de l’homme est l’arbre de l’alliance de la terre et du ciel, et la houle de la femme roule la vie au loin. Dans la lumière de la nuit se renouvelle le lait d’Isis qui ruisselle de toute femme aimée. L’homme incertain sera coupé en morceaux que la femme rassemblera...
    Ah, comme les mots du conteur vous poursuivaient, et quelle promesse vous faisait votre descendance innombrable là-bas dans les vergers fertiles.

    La fenêtre de votre chambre, cette dernière nuit sous notre ciel, était grande ouverte tandis que vous reposiez. Il est à supposer que vous avez alors rêvé de la barque et de la balance. Tandis que vous traversiez la nuit j’ai baissé les paupières, et lorsque je les ai relevées vous vous taisiez devant le tableau de l’aube tirant lentement, du fleuve divin, le monde dans son filet de couleurs.

    Cette nouvelle est extraite du recueil intitulé Le Maître des couleurs, paru en 2001.

  • Ceux qui ont un problème

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    Celui qui est si riche qu’il va en finir un de ces quatre / Celle qui accuse son Surmoi d’être la cause de son surpoids / Ceux qui disent n’avoir pas voulu d’enfants au prétexte que « ça » risque de mourir et que « ça » occasionne des frais d’enterrement / Celui qui pense à la férocité du tigre de Singapore en dévorant une côte de chevrette à La Goulette / Celle qui a l’œil trouble du boa préparant son enroulement funeste / Ceux qui suintent sous le soleil malais en lisant des polars islandais / Celui qui déguste des amourettes sur la terrasse du Belvedere jouxtant les jardins éponymes / Celle qui s’exclame « ah l’Espagne ! » dès la frontière de Port-Bou / Ceux qui se retrouvent au musée Dali de Figueras où ils ne découvrent que de vieux croûtons / Celui qui affirme que Salvador Dali n’est qu’un cinéaste d’école du dimanche qui a mal tourné / Celle qui incarne l’âme ailée de sainte Bidule dans Le Grand Masturbateur d’Avida Dollars / Ceux qui ont peint les fonds des toiles de Leonor Fini dans son couvent corse réaménagé top top top  / Celui qui préfère Mysore à Madras / Celle qui ôte ses mules pour saluer Allah / Ceux que la perspective d’être entouré par cinq ou cinq mille vierges après leur mort n’enchante pas vraiment / Celui qu’attendrit le souvenir du parfum de la fleur du jasmin / Celle qui dort debout dans la salle d’attente du dentiste de Tozeur / Ceux qui s’encanaillent à Manille / Celui qui pète un plomb dans le quartier noir de la ville blanche / Celle qui s’exclame qu’en tout cas rien ne sera plus jamais comme avant dans ce pays qu’on sait pas pourtant où qu’il va / Ceux qui rentrent ivres et contents de leur première soirée à n’en plus finir au Café vert / Celui qui lance comme ça qu’il va répandre le bruit que DSK l’a violé pour relancer un peu l’attention des médias / Celle qui estime que l’Affaire ne concerne pas que les vestiaires de mecs non mais des fois / Ceux qui font la couve de leur tabloïd avec le rappel des Affaires de Sardanapale à Berlusconi en passant par deux ou trois cardinaux et autres ruffians / Celui qui ne se flagelle plus de nourrir des pensées osées que veux-tu on évolue / Celle qui évoque l’érotisme sous-jacent des écrits de Catherine de Sienne et autres babioles à usage de facultards fatigués / Ceux qui n’ont aucune problème et se jettent donc par la fenêtre sans motif / Celui qui prétend qu’il n’y a que des solutions et que de choisir laquelle reste le seul problème / Celle qui a vu un problème passer mais s’est chastement détournée / Ceux qui savent que le concept de problème n’en pose aucun au calligraphe de chinois mandarin, etc.

    Image : Philip Seelen  

  • L’éternel gôuter

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    Ceci est mon corps, dirai-je volontiers quand le temps sera venu, sucez mon pouce c’est du caramel, mangez mes doigts de pain parisien, buvez mon sang de vendange tardive, ne vous gênez pas, tout ça repousse à mesure : voici l’Eternité dînatoire.
    Déjà je me réjouis de retrouver ceux que j’ai aimés et de goûter à chacun d’eux, car il est écrit que ce sera donnant-donnant, confit de cornée pour galantine de prunelle et dent de calisson pour canine de nougat. Enfin mordre dans le sein de sa mère à consistance de petite madeleine, enfin boire à l’armagnac hors d’âge du regard de papa, enfin lécher les boules à mille parfums des joues des cousines…
    Ils nous ont promis les flammes ou les hymnes selon notre conduite sans nous dire s’il y aurait là-bas ou là-haut de quoi survivre autrement que dans les cris ou les cantiques, et cela nous a manqué tout de même : le détail du menu. Les lugubres et les revêches ont répandu l’opprobre sur les saveurs et les odeurs, les mélodies et les couleurs du monde : ils en seront punis car personne ne voudra plus jamais goûter d’eux, ainsi remâcheront-ils leur bile amère. Plaignons-les.
    Mais les bonnes natures que nous sommes, les coeurs de massepain, les âmes gentilles avaient raison de ne pas désespérer : nous allons nous régaler…
    Image: Arcimboldo.

     

  • Ceux qui se font du cinéma

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    Celui qui prétend vivre une vie dangereuse en dépit de son salaire de fonctionnaire de la culture cachetonnant à la télé / Celle qui est toujours en instance de casting / Ceux qui citent volontiers ce qu’ils ont dit la semaine dernière à France Culture / Celui qui affirme que le palace de Gstaad n’est plus ce qu’il était avant l’arrivée des Hallyday / Celle qui envoie son dernier recueil de vers à PPDA pour « au cas où » / Ceux qui ont été de tous les aftères des années 90 après quoi y a plus qu’à tirer l’échelle / Celui qui annonce le tsunami éditorial de son prochain roman à clefs / Celle qui se fait un brushing ébouriffé genre après le viol sauvage de la Bête / Ceux qui ne parlent qu’en termes de goût pluriel / Celui qui remarque que celui qui lit du Sade n’engage que lui / Celle qui affirme que Sade doit être jugé en fonction des séquelles du sadisme dans les cours de récré / Ceux qui te reprochent ton « rire inapproprié » et auxquels tu réponds par un regard qui signifie que tu leur pisses au cul mais ces gens-là ne savent plus lire dans les yeux des malappris de ton espèce et ça vaut mieux pour l’ambiance / Celui qui te demande comment tu te situes dans le champ littéraire et auquel tu réponds que tu y pionces volontiers les côtes en long / Celle qui optimise la valeur « soleil » de sa journée de battante / Ceux qui n’en ont qu’au sous-texte / Celui qui suinte de compassion dès que la caméra tourne / Celle qui ouvre un Espace Lecture où elle espère s’éclater avec de jeunes poètes attentifs à des muses d’un certain âge / Ceux qui ont les enfants en horreur surtout en piscine couverte / Celui qui montre son vilain membre à une écolière qui passe son chemin sans rien remarquer vu qu’elle est myope comme un ange / Celle qui croit que sa fille ira au ciel plus tard et qui aura en effet un tas d’amants charmants plus tard ou peut-être même avant / Ceux qui se préparent à fêter les 35 ans de la mort du chat de Céline qu’était pas antisémite au moins celui-là, enfin j’espère Bébert, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Une autre beauté

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    Lucian Freud est mort ce mercredi 20 juillet 2011, à l'âge de 88 ans. Retour sur sa dernière exposition à Beaubourg, en 2010.


    Dieu que la laideur est belle ! se dit-on en pénétrant dans L’Atelier de Lucian Freud, éclatante présentation de grands portraits d’une intense densité de présence, dont certains dérogent évidemment à l’idée conventionnelle qu’on se fait aujourd’hui encore d’une belle femme ou d’un bel homme dénudés. Un siècle et des poussières après L’origine du monde de Courbet, représentant un sexe féminin en gros plan et sans voile, certains des nus de Freud continuent de choquer d’aucuns, non tant pour la nudité de leurs sujets que pour la « laideur » présumée de ceux-ci et les poses abandonnées voire lascives que le peintre leur fait prendre. « La chair est là comme elle est avec ses moires violacées et ses vergetures », semble dire Lucian Freud en peignant l’énorme Benefits Supervisor endormie sur un divan à ramages, qui tend à accentuer l’aspect organique de son modèle.arts plastiques

    freud.large-interior.jpgUn film où Benefits apparaît au naturel la montre d’ailleurs en réelle beauté, avec une sorte aura. De la même façon, Freud se sert du performer Leigh Bowery en poussant son exhibitionnisme naturel à l’extrême, comme pour désamorcer, précisément, son obscénité. Dans une critique virulente (parue dans Le Monde du 11 mars 2010), le critique Philippe Dagen stigmatise ainsi un «peintre académique de l’obscène», alors qu’il nous semble au contraire que Freud échappe à la double convention du « bien peindre » et de la «provocation».
    arts plastiquesUn autre soupçon de « fabrication » plane sur « le peintre vivant le plus cher du monde », mais là encore il nous semble que c’est ne rien dire de ce que montre vraiment Lucian Freud: la beauté de ce qui est. Beauté paradoxale, insolite mais plus-que-réelle, d’un minable lavabo à deux robinets filant une eau claire. Beauté de foisonnants feuillages détaillés avec la minutie anachronique d’un Dürer peignant sa fameuse touffe d’herbe, ou d’un terrain vague vu de la fenêtre, avec son fatras d’objets abandonnés. Beauté souvent étrange, voire inquiétante, soulignée par des cadrages inhabituels, comme dans ce grand autoportrait à la Bacon, en contre-plongée monumentale écrasant les figures minuscules des deux petits-enfants du peintre.
    Freud13.jpgContre la beauté flatteuse d’un érotisme de pacotille, voici celle des corps rejetés mais vibrants encore de désir, des animaux toujours « évidents » et purs, des draps en désordre ou d’un plancher ingrat magnifiés par un rayon de lumière matinal.
    Cette beauté « pure » de l’être vivant, le petit-fils de Sigmund Freud la capte enfin magistralement dans ses autoportraits lancinants, tantôt en grand plantigrade nu brandissant ses pinceaux, tantôt en profil de saurien vaguement menaçant, avec son air de s’étonner à jamais de l’émouvante beauté de ce monde tel qu’il est, moche comme il est, abandonné comme il est mais qui nous demande de le regarder.
    Freud23.jpgPeinture lourde comme la chair des hommes, à laquelle l’usage du blanc de Krems ajoute ses pesants et discordants grumeaux, peinture d’après toutes les guerres et les révolutions du terrible XXe siècle, peinture d’après tous les débats sur la représentation et l’abstraction : telle est le peinture de Lucian Freud qui prête à la reine d'Angleterre couronnée une trogne un peu navrée mais si vraie - toute « laideur » devenant beauté chez lui parce que modulant une vérité…

     

    Paris. Centre Pompidou. Musée national d’art moderne. « Lucian Freud. L’Atelier », 2010.

     

  • Le siècle des Gallimard

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    Gaston, dit « le roi lire », a jeté en 1911 les bases de la maison d’édition littéraire la plus cotée au monde.

    Le nom de Gallimard relève aujourd’hui du mythe. Plus que la marque d’une maison d’édition au renom mondial, il incarne l’emblème par excellence de LA littérature, avec son aura sans pareille. Publier chez Gallimard fait toujours figure de «rêve» pour un auteur, tant en France qu’à l’étranger. Or ce nom mythique a une histoire, truffée de péripéties réelles et de multiples légendes.

    Il y a ainsi un roman des «gallimardeux», comme les raillait l’insortable Céline, qui recoupe la chronique du XXe siècle. Du côté dynastie familiale, on trouve une saga de demi-dieux bourgeois bien peignés et cravatés, à l’image du fondateur, prénom Gaston, qui rêvait plutôt de ne rien faire en son indolente jeunesse. Fils de rentier collectionneur de tableaux, Gaston n’avait pas, de son propre aveu, la vocation d’un éditeur. Les mondanités brillantes, les femmes, les voitures rapides avaient la préférence du dandy. Jusqu’au moment où, en 1911, quelques écrivains fondateurs de la Nouvelle Revue Française (N.R.F.), André Gide en tête, virent en lui le possible gérant, fortuné et disponible, d’un «comptoir d’édition». Destinée à relayer la revue en publiant une pièce de théâtre, L’Otage, d’un certain Paul Claudel, ladite maison ne portera le nom de Gallimard qu’en 1919, lorsque Gaston s’affirmera «contre» Gide en fondant alors  sa première librairie. Des péripéties houleuses marqueront cette transition, largement documentée par Pierre Assouline dans la bio référentielle qu’il a consacrée au fondateur.

    Génie imprévu

    Ainsi que le rappelle en outre Philippe Sollers dans ses Mémoires (Un vrai roman, Plon, 2007), le paradoxe de la maison Gallimard tient au fait que ses fondateurs aient été des écrivains, auxquels un «dilettante» opposa bientôt son sens des réalités et son génie inattendu. «Je ne suis pas un commerçant comme un autre, j’ai passé un pacte avec l’esprit», dira plus tard Gaston, qui a su s’entourer de gens hautement compétents tout en pratiquant lui-même l’art  acrobatique de la conciliation en «dompteur de fauves», selon l’expression de Daniel Pennac...

    De toute évidence, une direction laissée à des auteurs eût coulé en peu de temps les éditions de la NRF. La première gaffe de ces hommes de lettres, dont Gide se repentira, fut de «louper» Un amour de Swann de Marcel Proust en 1914. Gaston le rattrapera en publiant  A l’ombre des jeunes filles en fleurs, qui vaudra à Gallimard le Prix Goncourt 1919. Il corrigera par la suite d’autres «erreurs» de son Comité de lecture, notamment en accueillant Joseph Kessel ou Georges Simenon, jugés trop peu «littéraires» mais dont le succès populaire permettra à Gallimard de publier des auteurs plus «difficiles». De la même façon, un malentendu est à l’origine du premier «clash» avec Céline, qui publiera Voyage au bout de la nuit chez Denoël.

    Relations complexes

    Le 30 juin 1961, deux jours avant sa mort, le même Céline écrit à Gaston pour  lui annoncer son prochain roman, Rigodon, en exigeant une rallonge financière sous la menace de louer un tracteur et de «défoncer la N.R.F.». Il faut d’ailleurs lire Les Lettres à la N.R.F, de Céline (Gallimard, 1991) pour évaluer la nature complexe, parfois tordue, théâtrale voire comique, des relations entre un auteur et un éditeur. Or dès 1919, avec Proust qui lui reprochait de négliger ses auteurs, Gaston Gallimard avait usé de la plus suave ironie pour rassurer le cher Marcel.

    Un aspect  non négligeable du génie de Gaston est aussi d’avoir pensé son catalogue dans le temps, en assurant sa descendance. Au «roman» de Gaston, flanqué de son frère Raymond, s’ajoutent ainsi ceux de Claude, son fils, et d’Antoine et Isabelle, entre autres héritiers. Pour la pérennité de la légende, notons enfin qu’un bout de la rue Sébastien-Bottin a reçu, en 2011, le nom de Gaston Gallimard. Enfin, un album joliment illustré nous fait visiter, à l’enseigne de 5, rue Sébastien-Bottin,les salons et les bureaux, les recoins et jusqu’aux caves du «saint des saints» parisien de la maison Gallimard…

    Gallimard2.jpgPierre Assouline, Gaston Gallimard. Folio.

    5, rue Sébastien-Bottin.Gallimard, 2011.

     

     

     
     

     

     

     

     

  • Entretien avec JLK

    Jean-Louis Kuffer ou l'écrivain prodigue. Ce matin sur le blog de Jean-Michel Olivier, écrivain de la comédie romande: http://jmolivier.blog.tdg.ch/

    Enfant9.JPGC'est l'un des plus beaux livres de ce début d'année. Un livre tout à la fois intime et ouvert sur le monde.  Un livre qui creuse au plus profond la terre du langage et emporte le lecteur, dès les premières lignes, dans un tourbillon d'images, de sensations et de musique. En même temps qu'un retour vers l'enfance, perdue, puis retrouvée, L'Enfant prodigue* retrace un chemin singulier, ressuscitant les chères ombres disparues (le père, la mère, le frère, les grands-parents mythiques) pour leur rendre, au centuple, ce qu'elles lui ont donné : la joie et la curiosité, le désir d'être libre et d'écrire. L'Enfant prodigue est un livre qui va compter non seulement dans l'œuvre de Jean-Louis Kuffer, écrivain, journaliste, peintre et blogueur, œuvre riche, déjà, et profondément personnelle. Mais également dans la littérature de ce pays qu'il ouvre sur le chant du monde.

    — Dans la parabole biblique, l'enfant prodigue est celui qui revient vers son père après l'avoir abandonné. A cette occasion, le père organise une grande fête et se réjouit : « L'enfant que voici était mort, dit-il, et il est vivant, il était perdu et il est retrouvé. » Vers quel père, vers quelle patrie, votre enfant prodigue essaie-t-il de revenir ?
    — La parabole évangélique du Fils prodigue ne se borne pas, à mes yeux, à la leçon moralisante qu’on en  tire, du rejeton parti en ville faire les quatre cents coups et qui revient pour se soumettre au père. Ce qui m’y touche  est la joie du père à revoir son garçon, qu’on croyait perdu, et ce qui m’intéresse est la jalousie du frère, semblable à celle de Caïn. Comme ce dernier, le frère du fils prodigue ne comprend pas que son père traite mieux celui-ci que lui-même, qui a  continué d’aider son paternel en toute fidélité, alors que le père discerne ce que signifie le retour du fils «perdu». Cela étant, j’entends aussi le terme de « prodigue » dans un sens plus immédiatement généreux, désignant l’enfant qui donne beaucoup après avoir reçu beaucoup. C’est comme ça que j’ai vécu nos enfances, et je parle au nom de ma génération de l’immédiat après-guerre : comme un don prodigue qui appelle naturellement une reconnaissance. Si ce livre fait retour à une « patrie », je voudrais que cela soit conçu hors de toute référence conventionnelle, familiale ou nationale. Cependant je revendique bel et bien une filiation, qui relie le narrateur à l’amont autant qu’à l’aval. L’enfant prodigue est en effet ce que nous avons été, et ce que nous serons par le don régénérateur de nos enfants.


    — Ce qui est beau, dans L'Enfant prodigue, c'est que vous recomposez l'enfance à partir des premiers mots, perdus et retrouvés, qui resurgissent de votre mémoire. On pense à Michel Leiris (dans La Règle du Jeu) ou à Nathalie Sarraute (dans Enfance). Quels auteurs et quels livres vous ont marqué dans  votre enfance ?

    images-2.jpeg— Pour ce qu’on appelle l’enfance, disons jusqu’à dix ans: aucun auteur. Mais des tas d’histoires, et l’une d’elles qui a ressurgi dans L’Enfant prodigue, avec les personnages du petit et du grand Ivan : Londubec et Poutillon, relue récemment. L’histoire de deux garçons, d’un onirisme assez incestueux, Bouvard et Pécuchet en version érotico-angélique...


    — On pense aussi à Proust en vous lisant, tant l'importance de la mémoire est grande. Tant les souvenirs de l'enfance semblent garder intactes toute leur lumière et leur musique…
    — Cela vient, je crois, avec l’âge et le temps. Ce que je retiens de Proust, que je pratique à n’en plus finir, c’est que la mémoire est incessamment recréatrice et que l’écriture dévoile et enrichit ce palimpseste à force d’attention flottante plus ou moins  délirante. Plus on va vers la tombe et plus le moindre détail se précise du passé recouvré. En ce sens, ce livre n’est aucunement un « album de souvenirs » mais un essai de dévoilement poétique continu.


    — Votre livre est composé de sept parties : on part du jardin enchanté de l'enfance pour arriver à l'enfant à venir. Comment le texte s'est-il écrit ? Aviez-vous dès le départ cette idée que le passé rejoint l'avenir ?

    — Les sept parties du livre correspondent aux heures canoniales, de la nuit à la nuit, et par les saisons et les années succesives. Plus prosaïquement, il est ponctué par chaque retour à la table, des aubes nocturnes du début, correspondant à la nuit des temps de l’enfance où se forment les premiers mots, à la lumière ultime de Pâques. Je n’ai pas suivi, cela va sans dire, un schéma si contraignant, mais je voyais bien cette « courbe » qui marque  la progression du livre.


    — Vous consacrez de très belles pages à la nature dans votre livre (promenades, escapades, découvertes). Quel rôle joue-t-elle encore dans votre vie ?

    — À vrai dire je baigne dans la nature, qui incarne à mes yeux la divinité de l’Univers. Je ne suis pas du tout panthéiste, ni même déiste à la Rousseau, mais la nature est mon institutrice absolue : j’y puise la beauté, la bonté de ceux que j’aime, la vérité de ce qu’on peut dire d’elle , le mystère de ce qu’on ne peut pas dire, enfin tout ça. Il va de soi que les grandes villes font partie de la nature, mais je suis ataviquement plus proche du sauvage tellurique, la montagne derrière et le lac devant, comme je vous écris...

    — Il me semble que L'Enfant prodigue reprend et prolonge certains thèmes que vous évoquiez déjà dans Le Pain de coucou** (1983). En particulier la figure étonnante de vos grands-parents…
    images-3.jpeg— Les aïeux, comme les oncles, sont intéressants par le fait qu’ils sont mieux « sculptés », dans la lumière du temps, que les parents : on les voit mieux, ce sont déjà des sortes de fées ou de héros, ils nous foutent aussi la paix. On voit cela très bien chez Proust, en comparant « Maman », dont la présence reste paralysante, voire tyrannique, et la grand-mère qui laisse le Narrateur évoluer plus librement. Dans Le Pain de coucou, les aïeux alémaniques étaient assez bien silhouettés, me semble-t-il, mais il a fallu trente ans de plus pour que le grand-père paternel devienne à son tour ce personnage du mentor adorable dans L’Enfant prodigue.

    — Un mot revient souvent dans le livre : la joie. Est-ce la joie des retrouvailles (avec l'enfance) ? La joie, comme dit la parabole, d'être vivant et de renaître (grâce au langage) ?
    — Non : rien de tout ça. La joie m’est consubstantielle. Je ne vis que les retrouvailles de chaque aube. Je n’ai jamais quitté l’enfance, sauf peut-être quand j’ai cru être marxiste, entre 1966 et 1968. Là, je me suis éteint quelque temps, vampirisé par le langage du démon mesquin de l’idéologie. Mais la vie est plus forte, la poésie est plus forte, et la joie…

    propos recueillis par Jean-Michel Olivier

    * Jean-Louis Kuffer, L'Enfant prodigue, éditions d'Autre Part-Le Passe-Muraille, 2011.


    ** Jean-Louis Kuffer, Le Pain de coucou, Poche Suisse, L'Âge d'Homme, 1983.

    Cet entretien a paru dans la dernière livraison de Scènes Magazine, avril 2011.

  • Le Président Cavalier

     

     

    Cavalier6.jpg

    Entretien avec Alain Cavalier à propos de Pater. 

     

    IMG_4922.JPGParis, le 17 juin 2011.

     

    -        Quelle est votre perception actuelle du politique ?

    -        Elle est un peu ironique, un peu détachée. Je suis à la fin de ma vie. J’ai traversé l’Occupation allemande. J’ai traversé la découvert des camps. J’ai traversé la découverte du goulag, J’ai traversé la guerre d’Algérie. Je me suis bousillé l’estomac pour ne pas y participer… Je pense que les pays se définissent dans des moments de crise. À l’âge de huit ans, assis dans le métro, il y avait là des soldats allemands debouts et sur leur ceinturon, à ma hauteur, je pouvais lire l’inscription GOTT MIT UNS, Dieu est avec nous. Or j’ai été élevé religieusement et cela m’a mis alors en tête une contradiction dont je ne suis toujours pas sorti. J’ai été nourri par les Evangiles qui sont très politiques, traitant d’une occupation étrangère que nous vivions nous aussi. Récemment, à la radio, j’ai entendu cette réponse faite par un ado à la question qui était posée à des gens de son âge à propos de Jésus-Christ. Silence, puis : ah oui, il a été fusillé par des Allemands ! J’ai trouvé ça très bien.

     

    -        Avez-vous été politiquement engagé ?

     

    -        J’ai connu la tentation communiste. Après 1945, elle s’expliquait notamment par le fait que l’Armée rouge avait sauvé l’Europe du diable nazi, au prix de 15 millions de morts russes. J’ai pourtant résisté à cette tentation.

     

    -        Et pourquoi donc ?

     

    -        À cause des cellules. Adhérer au communisme signifiait l’inscription à une cellule, à laquelle  il fallait soumettre sa pensée et son comportement sous peine d’être exclu. Or je savais ce que signifiait l’excommunication du fait de mon expérience de la discipline religieuse en internat, et je ne tenais pas à passer d’une oppression religieuse à une autre. Je me suis donc abstenu. Cela étant, mes premiers films sont très imprégnés de politique, à commencer par  le premier qui parle du fascisme et de la colonisation, de laquelle parle plus encore le deuxième. Puis je me suis dit que c’était trop fort et que j’allais laisser tomber, mais j’ai encore tourné Libera me qui est éminemment politique lui aussi. Par ailleurs, je n’ai jamais milité pour aucun parti ni aucun homme politique.

     

    -        La question du pouvoir revient en force avec Pater 

     

    -        Oui, et la réflexion sur le pouvoir  ne m’a jamais quitté à vrai dire. Comme mon père était un haut fonctionnaire, j’ai su tout petit, en écoutant ce qui se disait à table, ce que c’est que le pouvoir. Mon père était très fier du sien, auquel j’ai bientôt échappé, mais le phénomène du pouvoir ne m’a pas moins toujours intéressé, et dans toutes ses manifestations, qui peuvent être aussi celles d’un metteur en scène de cinéma ou d’un artiste quelconque qui peut enthousiasmer, tromper, manipuler... Or j’ai renoncé à ce pouvoir depuis quinze ans puisque je tourne seul.

     

    -        Mais vous voici reparti avec Vincent Lindon !

     

    -        J’avais en effet un problème à régler avec mon père, visant à une sorte de réconciliation post mortem, avant ma propre disparition. Et puis J’ai rencontré Vincent Lindon, il y a quelques années, qui m’a donné l’envie de revenir à l’ancienne pratique consistant à travailler sur des corps.

     

    -        Qu’est-ce qui vous a intéressé chez Vincent Lindon ?

     

    -        Son jeu. C’est le seul dont j’accepte les grimaces. Son jeu est sobre, concentré, efficace. Ses lignes me plaisent beaucoup. Je vois tout de suite le manège des acteurs, mais sa façon me semble pas ma, alors que j’ai in haine absolue du jeu sophistiqué ou démonstratif du genre « regardez comme je joue bien », style Brando-De Niro- Signoret…

     

    -        Et qu’est-ce qui, de votre travail, l’a intéressé ?

     

    -        J’imagine qu’un comédien peut apprécier le fait de casser la routine consistant à coucher avec une femme de plus dans un énième film utilisant son image. Vincent Lindon a été un grand fanatique de La Rencontre, qu’il somme toute nouvelle personne qu’il rencontre de voir, et puis il a déclaré solennellement en public, lors d’une projection du Filmeur au cinéma Saint André-des-arts, qu’il espérait avoir l’occasion de travailler avec moi…

     

    -        Quel a été le pacte entre vous ?

     

    -        Pas de texte à apprendre. Pas de double prise. Lui ne sait pas ce que je vais faire quand il arrive. Et moi, j’entre un peu dans l’image pour lui renvoyer la balle… Par ailleurs, je lui ai proposé des conditions qui limitaient les séances de tournage aux périodes situées entre les films dans lesquels il était engagé. De son côté, mon producteur lui a proposé d’être payé comme, moi, à savoir bien au-dessous de la cotation commerciale liée à son nom, ce qui correspondait d’ailleurs au contenu du film où sont évoqués les salaires excessifs… Ces petites questions d’argent entre ont débordé d’autres façons puisque Vincent nous a permis d’aller tourner chez lui et de montrer son impressionnante collection de chaussures, de même que j’ai pris sur moi l’acquisition d’une costume de Président de la République seyant.  

     

    -        Y a-t-il eu des tensions entre vous, comme  il en apparaît entre le Président et son premier ministre ?

     

    -        Non, et pourtant l’orgueil naturel du comédien aurait pu se trouver chiffonné quand il a découvert  que j’apparaissais avant lui sur l’image. Pourtant il a été assez intuitif pour comprendre que ce film n’était pas le énième regard d’un metteur en scène sur Vincent Lindon mais qu’il s’agissait d’autre chose. 

     

    - Comment avez-vous construit le film ? Y a-t-il un scénario, un storyboard, ce genre de choses ? 

     

    - J'ai écrit un petite texte de quelques pages pour avoir un peu d'argent, où je disais qu'il s'agissait de deux individus, Alain et Vincent, qui se rencontraient, l'un étant filmeur et l'autre acteur, le plus âgé ayant un regard paternel sur le plus jeune - et j'ajoutais que le pouvoir que se partagent, en France, le Président de la République et le Premier ministre correspond un peu à cette configuration, à partir de laquelle on pourrait parler politique, programme politique, ce genre de choses. J'y disais aussi qu'il s'agissait aussi de capter la fine fleur d'une rapport humain entre deux personnes qui se fréquentent avec plaisir et s'estiment.

     

    - Plus tout le reste, dont un débat faussement naïf sur la monstruosité des écartes de salaires dans nos pays... 

     

    - Bien entendu, et puis il y a des ministres, des boulangers, des bistrots, toute la vie d'un pays enfin. Et puis il y a le récit qui s'est construit au fur et à mesure de nos rencontres. Nous ne savions pas, à l'avance, qu'à un moment les deux hommes ne seraient pas d'accord, pour une question d'échelles de salaires justement. J'avais proposé à Vincent de jouer un petit industriel qui ne gagnerait pas plus de dix fois le salaire minimum d'un employé de son entreprise. Ensuite, les deux hommes se sont opposés parce que l'un proposait une échelle de 1 à 10 et l'autre une échelle de 1 à 15. 

     

    - Les idées sont donc venues en cours de tournage ?

     

    - Mais oui. Par exemple, la scène du grattage, au moment où l'on attend le résultat des élections du nouveau président, cette séquence qui n'a l'air de rien et que je trouve formidable, nous est arrivée comme ça, hop ! Comme le film, en outre, était monté au fur et à mesure, il a fini par dicter sa loi. 

     

    - Qu'en est-il des autres personnages qui apparaissent dans le film, par exemple des minsitres qui discutent le coup dans une forêt par crainte des écoutes téléphoniques  ?

    - Nous avions décidé qu'il n'y aurait pas d'autre acteur que Vincent. Donc ce sont tous des amis, des parents, des passants consentants. À un moment donné, j'ai appris à Vincent que je le nommais Premier ministre. Il l'a bien pris. Tout est advenu en dehors des conventions et des scèns-à-faire. Le chauffeur noir de notre producteur est devenu ambassadeur du Dahomey...

     

    IMG_4921.JPG- Et le montage, évidemment, est essentiel. Donc essentielle la collaboration avec Françoise Widhoff...

     

    - C'est vrai depuis La Rencontre. J'ai une petite théorie selon laquelle un cinéase, avec un instrument encore tout jeune,filme à 80% de manière inconsciente. Le 20 % restant pourrait être dit le film dégagé de sa gangue. D'où l'importance fondamentale du montage, en effet.

     

    - Dans quelle mesure votre expérience de filmeur à moyens hyper-légers joue-t-elle dans Pater ?

     

    - Dans la pleine mesure du cinéma dont je rêvais il y a quarante ans de ça déjà, dégagé de tout son poids et me permettant de maîtriser la chose en toute liberté...  

     

       

    On jouerait au Président...

    On sourit presque tout le temps, et parfois on rit carrément en jouant aux rôles avec le Président Alain Cavalier et son Premier Ministre Vincent Lindon, comme on jouait en enfance aux Indiens ou aux voleurs.

    Le titre du dernier film d’Alain Cavalier, Pater, annonce plus ou moins une affaire de filiation, qu’on peut dire à la fois familiale et nationale, s’agissant de la France dont le Président est plus ou moins un Père, et de nous tous non Français qui, comme le filmeur, avons plus ou moins un père.

    Ce  serait d’abord une affaire d’amitié et de nourriture terrestre, avec deux fines assiettes partagées pour fêter le contrat d’un film intimement amical et plus solennel en cela qu’il engagerait l’intérêt national par le truchement d’un jeu de rôles au plus haut niveau, on pourrait même dire mondial puisqu’il est question, fondamentalement, de la (re)distribution de ce dieu multinational qu’est devenu le Pognon.

    Le plus haut niveau sera figuré par la fonction présidentielle, qui donne son poids à ce qui deviendra très vite, ni une ni deux, l’enjeu du débat entre le Président et son Premier Ministre : sur l’équité. Comme pour les enfants, il suffira d’une cravate nouée pour faire le Président, plus un costume et des souliers à tant d’euros. L’impressionnante collection de pompes de Vincent Lindon facilitera éventuellement l’intendance, et pour le décor on s’arrangera entre divers appartements aux lumières appropriées (les lieux et les lumières sont essentiels dans le cinéma de Cavalier), une forêt pour une rencontre genre G2 ou G3 échappant aux écoutes, un bistro ou une boulangerie pour l’évocation d’une société diverse et diversement intéressante.

    L’enjeu de tout ça serait une loi, comme les enfants se votent des règles : faudrait donc, durant le septennat du nouveau Président élu pour la durée du film, avec la complicité de son Premier Ministre - faudrait ficeler et faire voter une loi régulant mieux la disparité entre salaires insuffisants et salaires indécents, dans une fourchette à discuter.

    Ce n’est pas plus compliqué que ça, la politique, faut pas charrier : un enfant qui joue au Président le sait autant qu’un président fondu en puérilité bling-bling : faut arrêter de nous la faire aux lois du marché, faut juste faire une loi qui permette à tous de mieux marcher la tête haute et de mériter sa sieste, comme le boulanger dans son labo.

    C’est une des belles scènes de Pater : le moment où le boulanger, beau comme un dieu bosseur (les dieux qui ne bossent pas ne sont pas crédibles aux yeux des enfants), installe son matelas et son oreiller pour une sieste que seuls les jean-foutres du Système qualifient de sieste-turbo, sachant comme tout artisan sérieux qu’on bosse mieux quand on se repose.

    Pater est un film tendre et malicieux où l’on ne voit (presque) que des mecs en costards (les pauvres) qui se marrent en douce de faire, en même temps que de la politique au plus haut niveau, un film célébrant sottovoce la poésie du cinéma. La douce plage que représente le dos d’une femme couchée, la douce plage d’une boulangère posant devant les douceurs de son fils, la douce plage d’un feuillage à la fenêtre sous lequel se coule un chat, constituent autant de plans de liaison que Françoise Widhoff découpe avec ses ciseaux électroniques de fée (on dit ça pour rappeler que le seul maître à bord a des maîtresses, comme son Premier Ministre) alors que le son direct continu, dès le générique et même avant, et après, jusque dans la rue qu’on rejoint hors du cinéma, fait l’autre musique pour l’oreille se mariant à celle des yeux et de l’esprit.

    Côtés durs on n'en assure pas moins, entre conseils des ministres autour de la solennelle Table ou dans la cuisine, consultations du populaire et préparation des élections ou autres obligations.

    Et pour la conclusion, Josette, on ne se gênera pas si le peuple nous recale, du moment qu'on a la rosette !

      

    Actuellement dans les salles françaises et romandes.

     

     

  • Le froid et le chaud

     Suisse49.JPGÀ propos de la solitude actuelle. D’un appel revigorant de Monsieur Berchtold, cependant inquiet pour la santé de Madame Berchtold. Des raseurs et des éteignoirs. De la lecture du (magnifique) dernier livre de Colette Fellous, amie de Facebook. De la bonne vie qui va

    À La Désirade, ce vendredi 15 juillet. Nous étions en train de parler, ce matin, avec mon compère Philip Seelen, de la solitude dans laquelle tant de gens aujourd’hui se trouvent claquemurés, et, parmi ces gens, tant de sensibilités vives, poreuses et portées à l’échange - nous parlions de ce paradoxe de l’isolement et de l’esseulement de tant de personnes  dans ce monde se targuant de communication tous azimuts, comme des millions de lucioles dans la nuit multitudinaire, lorsque le téléphone a sonné et que de sa voix un peu chevrotante Alfred Berchtold m’a dit bonjour.       

    Berchtold.jpgBerchtold ! Alfred Berchtold l’historien, le dernier de mes Trois Suisses après la disparition du pasteur Samuel Dubuis et du poète Jean-Georges Lossier (trois potes à l’ancienne, trois vrais amis de cœur et de goût), Berchtold l’octogénaire (86 ans au compteur) que ses compères de la communale de Montmartre appelaient Pingouin, le grand Berchtold (près de 2 mètres à la toise) m’appelait donc pour s’excuser de ne l’avoir point fait depuis un bout de temps alors qu’il a tant aimé mon Enfant prodigue, Alfred Berchtold le vieux maître me disant qu’il voulait me dire sa reconnaissance pour tout ce que je lui ai apporté, Berchtold enfin me disant son inquiétude à la suite de l’hospitalisation de Madame Berchtold.

    Monsieur Berchtold qui me remercie pour ce que je lui ai apporté alors même que, ces jours, je me reprochais de ne pas lui dire combien souvent je pense à lui et à son formidable apport à notre culture,ça c'est le pompon !

    Alfred Berchtold qui a tant donné avec ses livres hors norme. comme sa fabuleuse fresque de Bâle et l'Europe, auquel je m’étais promis de raconter ma déconvenue à la lecture du pauvre petit livre consacré récemment  à la Suisse dans la collection Découvertes de Gallimard (quelle découverte, ah ça !) et qui réduit notre pays si prodigieusement riche et divers, dans ses quatre cultures, à un tableau purement institutionnel, politico-économique, gris comme son auteur prof social-démocrate bon teint -  tout ça que je raconte bonnement à Pingouin ce matin, pour l’entendre soupirer.

    Bien entendu, Berchtold passe  pour un helvétiste à tous crins aux yeux de ces bonnets de nuit, alors que c’est juste un vieux démocrate de haute culture protestante et littéraire, passionné de peinture et de musique et ne jurant que par la culture du débat propre à notre drôle de pays. Et Berchtold qui me remercie, ça c'est le scoop !   

    Mais voici Madame Berchtold à l’hôpital, et c’est pour moi l’occasion de repenser à la présence bienveillante et toujours teintée de malice de l’adorable ancienne prof nous servant du thé et des biscuits entre nos séances de travail (ce bonheur que fut pour moi la préparation de La Passion de transmettre, notre recueil d’entretiens dont le titre résume la vocation de l’historien essayiste), et je sens un peu de détresse dans la voix de son grand homme.

    Nous sourions pourtant à l’évocation de la dernière fantaisie de Madame Berchtold, qui se disait hier « en balade dans la forêt » alors qu’elle venait d’avoir une bonne conversation lucide avec un de ses visiteurs sans quitter son lit d’hôpital…

    À tout moment la bonne vie nous rattrape ainsi. C’est comme une main encourageante sur notre épaule. C’est ce tableau de Karl Landolt que je regarde à l’instant, que m’a offert Monsieur  Berchtold pour me remercier d’une toile que j’ai brossée pour lui d’une vache suisse parodiant le réalisme pompier de nos petits maîtres préalpins. Ce sont (pour moi, car le vieux lettré en est resté à la machine à écrire Hermès et n’a même pas de Blackberry !) les amies et amis de Facebook que je retrouve tous les jours sans les avoir jamais vus en 3D. Ce sont les vacheries que nous égrenons à propos des cuistres universitaires et de leur prétendue science scientifiques de fonctionnaires du savoir morose.

    Fellous1.jpegBref, c’est la vie profuse et joyeuse, la vie belle et les bons livres, comme ce bon livre dont je me régale depuis quelques jours, intitulé Un amour de frère (à paraître chez Gallimard en septembre) et portant la signature de Colette Fellous, amie de Facebook que je me reproche de ne découvrir qu’aujourd’hui alors qu’elle a déjà publié une douzaine de livres.   

    Or revenant ici à Tunis, où nous serons dans une semaine avec ma bonne amie et Rafik Ben Salah, elle évoque, merveilleusement, son premier exil de jeune étudiante de dix-huit ans débarquant à Paris en 1968 (la même année que Rafik !), impatiente de lire tous les livres et découvrant avec reconnaissance le miracle de la Bibliothèque publique et de son service de prêt : « On pouvait même emporter certains livres pour quinze jours, je n’arrivais pas à y croire : vraiment on peut les emprunter, les emporter chez nous, les lire au lit, vivre avec eux ? Merci, merci beaucoup, c’est merveilleux, et je repartais dans la ville avec ces trésors.  J’avais écrite une longue longue lettre à ma mère pour lui raconter Paris, je m’étais installé un matin dans le Café-Charbons de la rue Mouffetard,la salle minuscule était vide, dehors le vent glacial.. Je lui expliquais qu’elle n’avait plus à s’inquiéter, je ne serais jamais seule avec ces millions de livres, juste un petit peu froid depuis quelques jours »…

     

    Images: Abraham Hermanjat, Ouchy 1917. Alfred Berchtold et Colette Fellous.

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  • Ceux qui font avec

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    Celui qui prend son pied-bot / Celle qui joue avec les maux / Ceux qui se disent déçus en bien / Celui qui préfère la mouise aux médailles / Celle qui a toujours fui les femmes de pasteurs aux pensées élevées / Ceux qui nourrissent les quolibets comme d’autres les piranhas de la médisance / Celui qui dorlote la femme-tronc / Celle que saoule l’étoile-absinthe / Ceux dont le père se prénomme désormais Marie-Clotilde / Celui qui craint de ne pouvoir s’adapter à l’odeur d’ammoniac de la cheffe dynamique / Celle qui répand des bruits que d’autres ramassent à genoux / Ceux qui font dans la dentelle barbelée / Celui qui prend ce qui vient et laisse ce qui ne lui revient pas / Celle qui se livre à la cure d’âme / Ceux que la laideur ne fascine plus / Celui qui pallie la solitude par l’aquarelle / Celle qui se noie dans l’huile paysagère / Ceux qui n’osent pas dire qu’ils n’ont plus rien à se dire et se parlent donc de choses dites importantes avec des airs d’y croire / Celui qui perd un contact après l’autre / Celle qui cache les jumelles de son conjoint voyeur / Ceux qui croient qu’il pleut pour les faire chier personnellement / Celui qui cherche un p’tit coin de ciel bleu au propre et au figuré / Celle que ses propres soupirs font sourire / Ceux qui se détournent du beau parleur / Celui qui se réfugie dans l’Amour de l’Autre tellement les autres l’indiffèrent / Celle qui communique avec son hamster Alberto / Ceux qui préfèrent l’esseulement avec Aerosmith à la compagnie pâmée des mélomanes qui se respectent / Celui que sa détresse fait parler comme un automate /Celle qui ne lâchera jamais prise / Ceux qui lâchent un fil sans lâcher le fil de la conversation joyeuse qu’ils entretiennent avec eux-mêmes aux dam des passants qui estiment que ce n’est pas là un espace citoyen où pisser / Celui qui a toujours l’air d’être égaré dans une pièce de Beckett / Celle qui trouve les Confessions d’une mangeur d’opium sur la table de nuit de son fils Placide et se demande si elle doit constituer une Cellule de soutien psychologique avec les cousines diplômées du petit / Ceux quine supportent pas les « hommes de Dieu » auxquels ils préfèrent les « hommes du Président » voire même les « hommes de l’Ombre » / Celui qui refuse qu’on l’ampute et qu’on ampute quand même après l’avoir endormi / Celle qui s’est rapprochée du Seigneur sous l’impulsion de l’Abbé Clotaire qui l’a trompée ensuite avec la fille De Preux des De Preux de l’Usine de traitement des déchets carnés du Valais central / Ceux qui estiment que ces Ceux qui participent d’un esprit tordu voire franchement cynique en tout cas contraire à l’éthique psychiatrique établie en milieu sec / Celui qui retrousse volontiers les manches des autres / Celle qui estime que tout travail mérite salaire surtout le sien / Ceux qui voient passer Alinghi sous le vent du soir sans en concevoir le moindre sujet de fierté nationale et moins encore multinationale, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Locarno en état de grâce

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    La 64e édition promet de beaux moments à foison

    « Le festival de Locarno connaît actuellement un état de grâce», déclarait hier son président, Marco Solari, lors de la présentation à la presse, à Berne, de la 64e édition du plus populaire de nos festivals de cinéma, auquel participent de plus en plus de Romands. À l’origine de cet optimisme : la consolidation de la base économique de la manifestation (plus de 300.000 francs supplémentaires obtenus du Tessin et de la Confédération, avec un soutien accru des sponsors) et la nouvelle ouverture de la programmation artistique conçue par Olivier Père et son équipe.

    Parfois critiqué pour son manque de « glamour » ou son caractère trop peu « grand public », le Festival de Locarno offrira, cette année, un choix de films (200 longs métrage et 60 « courts ») éclectique où Hollywood et Bollywood iront de pair avec un large éventail de la production contemporaine, dont une quinzaine de première mondiales.

    Belle brochette de stars invitées à relever aussitôt : avec Leslie Caron, Ingrid Caven, Harrison Ford, Claudia Cardinale, Bruno Ganz, entre autres.

    En point de mire « classique », la rétrospective des films de Vincente Minelli, maître de la comédie musicale et du mélodrame américain, disputera la faveur du public avec l’offre très alléchante et diversifiée de la Piazza Grande.

    Particulièrement attendus sur la Piazza : Cowboys & Aliens de Jon Favreau, un « blockbuster» de SF réunissant Harrison Ford, Olivia Wilde et Donald Craig, et un « coup de cœur » d’   Olivier Père qui pourrait susciter l’enthousiasme du public au même titre que La vie des autres en 2006 : il s’agit d’un film canadien très émouvant, intitulé Bachir Lazhar et signé Philippe Falardeau. En outre, Le Havre, dernier film d’ Aki Kaurismaki déjà remarqué à Cannes, marquera le retour du maître nordique à Locarno.

    Le cinéma suisse sera lui aussi bien présent en cette édition, avec trois films en compétition internationale, à commencer par Vol spécial du Vaudois Fernand Melgar nouveau film-choc consacré aux sans papiers rejetés de Suisse.

    À côté des diverses compétitions, une foison de programmes spéciaux et autres hommages (notamment à Claude Goretta, léopard d’honneur pour sa carrière, et à Jean-Marie Straub) alterneront avec des reprises de haut vol, d’ Andréi Roublev le chef d’œuvre de Tarkovsky à L’ombre des anges de Daniel Schmid. Or ce n’est là qu’un mince premier aperçu d’une offre profuse et prometteuse…

    Locarno, du 3 au 13 août. Infos : www.pardo.ch

  • Avertissement

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    …Et quand je dis vacances, mon chéri, c’est : vacances, tu ne prends ni tes dossiers ni ton ordi, je veux que tu te détendes, je veux que tu lâches prise complètement, d’ailleurs tu auras assez à faire avec nos enfants et ceux de tes ex, et moi aussi j’y ai droit, moi aussi pendant trois semaines je veux avoir ma vie à moi…

     

     

     

     

    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui se dérobent

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    Celui qui ne s’en laisse pas conter / Celle qui tourne le dos au Top Dog / Ceux qui arrachent la multiprise / Celui qui retire ses jetons / Celle qui se dit en rupture de stock de patience / Ceux qui attendent les deux tu l’auras pour choper le tien / Celui qui rebondit dans l’élevage industriel de lucioles / Ceux qui endorment la mouche tsé-tsé / Celui qui s’inscrit au parti d’en rire / Celle qui fait syndiquer sa fourmilière / Ceux qui ont toujours pensée que DSK était une victime d’ailleurs ça se voit à son air franchement humble n’est-ce pas / Ceux qui considèrent qu’on n’est jamais seul dans une bibliothèque et qu’il n’y fait jamais froid même en Alaska / Celui qui attend la gloire sur le quai désaffecté / Celle qui se dit la cochonne de soie des cantons latins / Ceux qui asticotent le mendigot parigot colporteur de ragots / Celui qui lit Voyage en classe pont / Celle qui dégueule dans la passe aux dauphins / Ceux qui se défoulent dans le défilé qu’ignorent les foules / Celui qui tuera la mère et la fille pour leur épargner de réciproques regrets / Celle qui peint des bleuets de tout son cœur de bluette fluette / Ceux qui maximisent le potentiel marketing des coquelicots peints à la main / Celui qui se rend au festival des vieux folkeux avec sa bonne vieille guitare et ses vieux pétards et son pote Bernard qui en remontre à Lavilliers / Celle qui pose à la vierge effarouchée alors que le routier ne la charrie que par galanterie / Ceux qui ont renoncé au 69 après 68 / Celui qui gère sa masse musculaire comme d’autres débitent du thon à la tonne / Celle qui a reconnu la main de l’amant de la mer de Chine malgré l’obscurité du Champo de la belle époque / Ceux qui considèrent une fois pour touts que Duras est Duras et que ça n’engage qu’elle, etc.

    Image : Philip Seelen 

     

  • Ceux qui font semblant

     

    Panopticon761.jpgCelui qui atermoie / Celle qui chipote / Ceux qui lésinent / Celui qui en rabat / Celle qui mégote 7 Ceux qui biaisent / Celui qui le dit sans le dire / Celle qui laisse plus ou moins entendre qu’on ne pourra conclure sans peser le pour et le contre / Ceux qui donnent le change / Celui qui laisse décider celle qui obéit à ceux qui ont la situation en mains / Celle qui s’écoute parler pour ne rien dire / Ceux qui jettent de la poudre aux yeux fermés / Celui qui ne risque rien sans garantie bancaire / Celle qui mise sur le cheval d’arçon / Ceux qui ne prendront même pas le train en marche / Celui qui se refuse à lui-même / Celle qui s’égare sans se perdre / Ceux qui trouvent tous les prétextes / Celui qui découvre soudain l’inanité du simulacre et s’exclame « oh » dans le tea-room feutré / Celle qui entrevoit l’aspect infernal de l’éternel retour / Ceux qui disent haïr la réalité mais acceptent néanmoins l’omelette norvégienne du menu / Celui que la laideur fascine / Celle qui réalise ses fantasmes par procuration / Ceux qui se font de la thune en s’exhibant sur Webcam Wide World (WWW.com) / Celui que  sa révolte isole de plus en plus / Celle qui n’en peut plus de ne pas consentir à l’abaissement programmé / Ceux qui se retrouvent à la salle de lecture de la bibliothèque publique de Houston Downtown / Celui que la pensée de la mort éloigne des estrades / Celle qui ne peut se confier à la Speakerine blonde / Ceux qui deviennent prudents devant l’extension du domaine de l’indiscrétion / Celui qui se constate en panne de réseau social / Celle qui se met au vert de gris / Ceux que leur délire reprend à l’instant où la gymnaste biélorusse s’étire dans la clairière aux invisibles / Celui qui se fie à son bon naturel qui revient au galop / Celle qui va voir nager les nageurs nègres / Ceux qui se la jouent faune qui veut / Celui que son restant de dignité et d’humour retient de faire comme si / Celle qui se remet à son tour de potière picarde / Ceux qui aiment leur travail d’artisans modestes mais pas cons / Celui qui relève le défi les cornes / Celle qui chantonne sous la tonnelle au pied pourri de mégots / Ceux qui cueillent des bleuets sous le ciel jaune / Celui qui fauche du même geste auguste que le semeur de la pub de La Semeuse / Celle qui bénit chaque marche de l’escalier montant / Ceux qui balaient le couvent sans se demander pourquoi / Celui qui aime le « doux royaume de la terre » / Celle que la pensée de la mort occupe moins que le sentiment de l’amour que lui communique sa palette de restauratrice de tableaux anciens / Ceux qui essaient de croire à ce qu’ils ne possèdent pas / Celui qu’accable la pensée que les damnés vont par troupeaux et que ça peut finir par « la montée des marches » /  Celle qui attend que la mort la réveille / Ceux dont la chute du corps met l’âme à vif, etc.

    Image : Philip Seelen

     

  • Le frondeur centenaire

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    Maurice Nadeau, lecteur universel, découvreur et éditeur, incarne une mémoire du siècle.

     Maurice Nadeau, qui passa le cap des cent ans le 21 mai dernier, prétend qu’il a très mauvaise mémoire». La bonne blague ! « Si je mourais, renchérit sa femme Marthe, tu ne te souviendrais même plus de moi.... » N’en jetez plus ! D’autant que ces deux bourdes  figurent à la première des quelques 500 pages des Mémoires littéraires du critique, découvreur et éditeur que fut Nadeau. Acteur et témoin de la vie littéraire française de la fin des années 1930 à nos jours, il a connu André Breton. Il était résistant quand il a rencontré un Jean-Paul Sartre... politiquement naïf. Au lendemain de la guerre, il devint «le» critique du journal Combat d’Albert Camus et Pascal Pia. Puis il s’improvisa éditeur pour diffuser le premier témoignage d’un rescapé des camps nazis, avec Les jours de notre mort de son camarade David Rousset ; et avec celui-ci, l’un des rares communistes à reconnaître l’existence des camps du goulag.

    Nadeau2.gifAmi du « pornographe » Henry Miller dont il publia la trilogie de Sexus, Maurice Nadeau  passa des heures à se taire avec Samuel Beckett, se fit servir de l’eau chaude par Henri Michaux, lança Georges Perec à hauteur de Renaudot avec Les Choses, découvrit et défendit de grands auteurs « étrangers » tels Malcolm Lowry - l’auteur du génial et présumé invendable Au-dessous du volcan -, le Polonais Witold Gombrowicz, le Sicilien Leonardo Sciascia et le Russe Varlam Chalamov, enfin le Sud-Africain J.M. Coetzee, futur Nobel de littérature.

    La découverte récente la plus «choc»  de Nadeau fut celle de Michel Houellebecq, qui se présenta à lui comme le nouveau Perec ! Après quelques tergiversations parut tout de même Extension du domaine de la lutte.  Mais comme tant d’autres, Houellebecq le quitta bientôt pour un éditeur plus coté. Précisons du moins  que Nadeau avait refusé entretemps de publier les poèmes de l’amer Michel, qui   traitait son ami Prévert de con...

    Serviteur !

    Fils d’une servante illettrée, Maurice Nadeau, «Momo» pour sa mère - personne de bons sens et d’ironie qui lui montra un jour son derrière pour lui faire sentir combien elle se moquait des convenances - , déclarait à ce propos, à Laure Adler qui lui rappelait le geste de Flaubert de tremper sa Légion d’honneur dans son café: «Ah oui, je trouve ça formidable, tout ce qui est inconvenant me plaît !» Dans la foulée, on rappellera que Maurice Nadeau lui-même présenta l’édition de Madame Bovary chez Rencontre...

    Orphelin de père à cinq ans, pupille de la nation poussé aux études par sa mère, prof très engagé, d’abord stalinien puis exclu du Parti pour ses questions incongrues sur la politique de Staline et l’Allemagne nazie, Maurice Nadeau n’a rien du clerc né coiffé. Franc-tireur trotzkiste il fut, révolté de gauche, présent jusqu’en mai 68 («ce n’était pas un changement de politique, c’était un changement de vie»), à la fois très impliqué dans la vie littéraire et toujours à l’écart.

    Critique étranger aux modes médiatiques ou universitaires, il fonda La Quinzaine littéraire en 1966, restée mythique par son indépendance (ses collaborateurs ne sont pas payés) et son ouverture. De son Histoire du surréalisme, datant de 1945, à ses Mémoires littéraires portant le titre significatif de Grâces leur soient rendues, en passant par Serviteur ! un itinéraire critique à travers livres et auteur depuis 1945, Maurice Nadeau aura  fait oeuvre, précisément, de serviteur dévoué reconnaissant simplement qu’il «aime admirer»...

    Un jour à Alger, où il avait rejoint sa future femme Marthe, camarade prof et  militante  comme lui, «Momo» tomba amoureux de cette jeune fille en observant sa façon de relever les manches de son imper avec des coups d’épaules. «Le détail bête !», souligne-t-il devant Laure Adler. Or c’est avec la même «mémoire du coeur» qu’il parle de sa mère, des ses collaboratrices de la Quinzaine et de ceux qui l’ont marqué ou qu’il a «servis», de Pascal Pia à Henri Calet, de Walter Benjamin à Roland Barthes, de Pierre Naville à Maurice Blanchot et jusqu'au jeune Yann Garvoz, sa dernière découverte...   

    Maurice Nadeau. Grâces leur soient rendues. Mémoires littéraires. Albin Michel, 479p.

    Le Chemin de la vie. Entretiens avec Laure Adler. Verdier,157p.

     

  • Reconnaissance à Dimitri

    Dimitri3.JPGVladimir Dimitrijevic, fondateur des éditions L’Age d’Homme, s’est tué sur une route de France.
    Une figure légendaire de l’édition littéraire européenne vient de disparaître en la personne de Vladimir Dimitrijevic, dont le van commercial est sorti de la route aux abords de Clamecy, dans la soirée du mardi 28 juin, percutant ensuite un autre véhicule et provoquant la mort immédiate du conducteur, seul à bord. Bien connu à Paris et dans les grandes foires du livre, de Francfort à Montréal, le directeur de L’Age d’Homme, âgé de 77 ans, avait fondé sa maison d’édition en 1966 et publié plus de 4000 titres.
    Mondialement connu pour son catalogue slave, établi avec la collaboration des professeurs Georges Nivat et Jacques Catteau, L’Age d’Homme avait également redimensionné l’édition romande. À côté de l’intégrale mythique du Journal intime d’Amiel et des Œuvres complètes de Charles-Albert Cingria, réunies par Pierre-Olivier Walzer, de nombreux auteurs contemporains y ont publié leurs ouvrages aux bons soins particuliers de Claude Frochaux. En outre, les collections de cinéma, sous la direction de Freddy Buache, de théâtre, de sciences humaines ou de spiritualité, entre autres domaines, ont souvent fait référence au-delà de nos frontières.

    Bien au-delà de l’aire romande, Vladimir Dimitrijevic n’eut de cesse de faire partager sa passion de jeunesse pour un titan de la littérature américaine, Thomas Wolfe. La révélation du bouleversant Vie et destin de Vassili Grossman, arrivée en Suisse sous la forme de microfilms miraculeusement sauvés, est également à son crédit. De la même façon, il alla jusqu’à hypothéquer sa maison de hauts de Lausanne afin de publier les « pavés » d’Alexandre Zinoviev, des Hauteurs béantes au mémorable Avenir radieux (prix Médicis 1976).

    Au nombre des auteurs «phares» vivants défendus par « Dimitri », comme tout le monde l’appelait, figurent en outre Georges Haldas au premier rang des écrivains romands, les Français Vladimir Volkoff ou Pierre Gripari, mais l’originalité de L’Age d’Homme a souvent consisté en découvertes dans les périphéries francophones de la Belgique ou du Québec.

    Dimitri7.JPGUn personnage à la Simenon

    La destinée de Vladimir Dimitrijevic, né en 1934 dans la Yougoslavie de Tito, est elle-même un fabuleux roman. Fils d’un artisan horloger-bijoutier jeté en prison en 1945, comme nombre de commerçants, le jeune Vladimir, fou de littérature et de football, fuira la conscription en 1954 pour débarquer en Suisse sous le faux nom d’un personnage de Simenon. Sous le titre d’Autobiographie d’un barbare, Dimitri a d’ailleurs raconté ses années d’enfance et de jeunesse hautes en couleurs en Macédoine puis à Belgrade, dans une série de propos recueillis par le soussigné : Personne déplacée. Arrivé en Suisse le 4 mars 1954 avec 12 dollars en poche, le jeune déserteur de l’armée du peuple devint libraire à Neuchâtel puis à Lausanne, chez Payot Bourg où son passage laisse un souvenir marquant.

    Dimitri.JPGUn homme de passions
    Impatient de combler les « vides » d’un catalogue selon son cœur, Vladimir Dimitrijevic, avec quelques amis et son épouse Geneviève, fonda L’Age d’Homme en 1966 et ne tarda pas à tisser des liens avec Paris, où il se rendait régulièrement avec « Algernon », sa camionnette d’éternel errant dans laquelle il serrait son sac de couchage, par mesure d’économie. Les rapports de Dimitri avec l’argent marquaient d’ailleurs une partie de sa légende, autant que ses positions idéologiques...
    Orthodoxe croyant et conservateur, Vladimir Dimitrijevic passa ainsi d’un anticommunisme résolu à un nationalisme serbe qui le rapprocha, dès la fin des années 1980, de ceux-là même qui avaient persécuté son père. Devenu l’éditeur des grands romans serbes historico-politiques de Dobritsa Tchossitch, futur président de la Serbie, en relation directe avec Slobodan Milosevic et même Radovan Karadzic, dont il publia les écrits, Dimitrijevic, et son «lieutenant» Slobodan Despot, animèrent un Institut serbe à vocation de propagande (ou de contre-propagande, selon leur dire) qui entacha durablement la réputation de L’Age d’Homme. Cela étant, l’héritage de cet éditeur sans pareil ne saurait se réduire à de tels choix, si discutables qu’ils aient pu être.

    Un être lumineux et complexe

    « La somme des instants où l’on sent les choses devenir sans poids et de la vie émaner un parfum constitue pour moi la preuve de la communion avec Dieu», nous disait Dimitri en 1986, lors de conversations dont il nous reste l’aura d’une présence sans pareille.

    Dimitri était un homme inspiré, proprement génial par moments, qui pouvait se montrer d’une extrême délicatesse de sentiments. Ses intuitions de lecteur étaient incomparables et ses curiosités inépuisables. Mais c’était aussi un «barbare», selon sa propre expression, qui ne savait pas «faire le beau».

    Malgré les services exceptionnels qu’il rendit à notre littérature et à notre vie culturelle, aucune reconnaissance publique ne lui a été manifestée. Or il ne s’en plaignait pas, n’ayant rien fait pour flatter. L’opprobre s’accentuant après ses prises de positions de patriote serbe, il sembla même s’en accommoder.

    En son antre du Métropole, à Lausanne, nous l’avons connu irradiant et fraternel, puis il s’est assombri. Les lendemains de la guerre en ex-Yougoslavie, la difficulté de survivre dans cet «empire du simulacre» qu’il fut des premiers à stigmatiser, la perte de l’être lumineux qui avait partagé tant d’années, l’obligation récente de quitter sa tanière tapissée d’icônes, le poids du monde, enfin, ont accentué la part d’ombre de cette personnalité à la Dostoïevski. Une personnalité complexe et parfois insaisissable, croyant jusqu’au fanatisme, tantôt avenant et tantôt impossible, terroriste ou bouleversant de douceur retrouvée.

    Un jour que Bernard Pivot, l’accueillant à Apostrophes, lui demandait ce qu’il espérait voir par-delà la mort, Dimitri le mystique lui répondit, devant le public médusé: la face de Dieu.

    «Ses» milliers de livres, sur nos murs, en sont comme le reflet, par-delà les eaux sombres de sa mort tragique.

    Dimitri70001.JPGVladimir Dimitrijevic. Personne déplacée. L’Age d’Homme. Poche suisse, réédité en 2010.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Témoignages des amis de Dimitri

     

    Olivier.JPGL’homme des frontières

    par Jean-Michel Olivier

    «Dimitri, c’était l’homme des passions partagées (les livres, le foot, indissociables). Des défis impossibles. Toute sa vie, il a traversé les frontières, bravé les interdits (esthétiques ou idéologiques) et brisé les murs de silence. Il avait de l’édition une vision mystique : il devait publier Haldas et Grossman, Corti et Cingria. Non seulement parce qu’il aimait leurs œuvres, mais parce que celles-ci devaient appartenir à tout le monde. Au genre humain, pourrait-on dire. C’était à la fois un passeur et un agitateur d’idées. Qui aimait être contredit et trouvait dans la discussion une vigueur, souvent teintée d’humour, qui stupéfiait ses interlocuteurs. Un homme d’une rare intelligence et d’une grande générosité. »

    Frochaux2.jpgClaude Frochaux

    Écrivain et éditeur à L’Age d’Homme.

    « Je connaissais Dimitri depuis cinquante ans. J’ai travaillé à ses côtés trente ans durant, de 1968 à 2001. Notre rencontre, fulgurante, fut celle de deux libraires. Mais immédiatement, nous avons pensé édition. Ensuite, avec son immense personnalité un brin écrasante, il a imposé une vision large qui manquait chez nous. Elle était fondée sur son amour de la littérature. Ce fut un passeur d’exception. Il m’a ouvert au monde. Son rayonnement dépasse de loin nos frontières. »

     

    Buache6.jpgFreddy Buache

    Fondateur de la cinémathèque suisse

    « Je suis triste à en crever. C’est le seul type au monde pour lequel, sans partager toutes ses idées, j’aurais pu faire n’importe quoi! La mort de Dimitri me frappe au cœur. Pas à cause de ses qualités intellectuelles ou de son talent d’éditeur, insurpassable. Mais il avait des intuitions et des observations qui relevaient de l’ordre de la sensation et de la perception du monde. Tout cela faisait qu’il ne ressemblait à nul autre, ici et maintenant. »

    Patrick Besson

    Écrivain

    « Sa mort me cause une grande peine. C’est un des très grands éditeurs européens. L’équivalent slave de Maurice Nadeau. Il a connu deux positions successives et opposées. Après avoir été le chouchou des anticommunistes lorsqu’il publiait des dissidents, il est devenu un paria pour ses positions proserbes pendant la guerre civile yougoslave. Ce dont je veux me souvenir, c’est d’abord qu’il fut un ami, un très grand lecteur et un extraordinaire éditeur. »

     

    Bacqué.jpgPascal Bacqué
    Poète,auteur de L'Âge d'Homme
     
    Qu’on me pardonne d’avance : j’ai envie d’écrire ce petit mot comme pour conjurer, pour retenir les commentaires qui ne tarderont pas de tourner leur ronde de nuit autour de la dépouille de Vladimir Dimitrijevic. Dimitri, que je connais depuis quelques années, était mon éditeur ; ce mot, comme tous les mots, est saisi dans la signification qu’on lui donne dans la tribu, où elle n’est jamais très pure, vous savez bien. Editeur, aujourd’hui, cela veut dire : « il faut un peu retravailler votre écriture » ; « vous allez bien, en ce moment ? » – quand on en est là, on est au sommet. Sinon, cela veut dire : « Il faut penser à la demande du public, vous comprenez ? »
    Editeur, aujourd’hui, est un autre mot pour normalisateur, équarisseur, marchand de soupe et non-lecteur.
    Tout le monde savait, chez les éditeurs, que Dimitri lisait mieux que l’immense majorité de ses confrères ; tout le monde savait que, dans son esprit, les livres signifiaient quelque chose qui n’était pas l’objet fétiche de quelques précieuses germanopratines, ni le tube de dentifrice de la civilisation en mal d’écroulement. Dimitri, hanté par l’écroulement, désespéré par le crime commis, toujours davantage, contre l’humain, regardait les livres avec un cœur et un esprit brûlant – peu d’écrivains méritent, il faut bien le dire, qu’on les prenne avec autant de sérieux que celui qu’il accordait à leur livre.
    On ne manquera pas, aujourd’hui, dans les colonnes de Libération, du Monde et de toutes les grandes institutions majoritaires, c’est-à-dire, très exactement, du camp adverse de Dimitri qui était profondément minoritaire, de saluer le très grand éditeur, tout en soulignant l’engagement serbe, et, partant, le caractère « sulfureux » du grand homme. De cette histoire serbe, je vais parler après. Mais quant au concert de louanges, il ne faut jamais oublier que nous vivons en Egypte – je parle de l’Egypte ancienne. Nous vivons dans la civilisation de la mort. Un homme existe s’il est mort, dans la culture (dans celle qu’on conserve pieusement, puisque celle qui vit, on a déjà réussi à la dématérialiser, à la ramener à son concept) ; Dimitri, donc, a désormais de fortes chances d’exister dans la culture.
    Cet homme, avec qui j’ai parlé en juif quand il parlait, absolument parlant, en chrétien (cet homme qui a eu le courage de publier mon poème furieusement antichrétien, cela tout de même en dit long sur la largeur de vue du bonhomme), ne regardait qu’une chose – nos conversations étaient faites de cela : faut-il encore espérer, quand on veut coûte que coûte assurer le triomphe de la foule, d’une foule qui préfère se noyer dans son angoisse d’être foule, de n’être rien, d’être morte, plutôt que d’affronter la terreur de vivre ?
    Dimitri, je crois bien, répondait non. Je crois que Dimitri désespérait. Dimitri était vieux, Dimitri avait perdu son épouse ; Dimitri avait subi l’ostracisme de tous les médiocres, qui le jalousaient, en France et en Suisse, et qui trouvaient dans ses maladresses serbes l’occasion du coup de grâce. La maladresse serbe de Dimitri, c’était celle qu’on rêvait d’un criminel, d’un Milosevic, alors que c’était celle d’un homme, traumatisé par le Nazisme et par le Communisme, et qui voyait dans son pays, la Serbie, un rempart contre l’empire – dans l’histoire plus ancienne, Serbe signifiait non austro-hongrois ; plus tard, pendant la guerre, Serbe avait signifié non-croate, et non-bosniaque ; et il faut dire que croate et bosniaque avait signifié, infiniment plus que le signifiant serbe, barbare et criminel, massacreur de juifs, pour parler franc. Bref, Dimitri se disait que la Serbie était un rempart pour sa foi, pour son désir d’humain. Il se trompait, Dimitri ? Ptêt ben qu’oui ; et, s’il y a encore des happy few, eux sauront compléter : et alors ?
    Il y avait aussi de vilains fachos, ou cyniques, qui avaient tourné autour de lui ? Vous savez quoi : je m’en contrefous. Les médiocres, même vilains fachos et cyniques, ont pour métier de tourner autour de ceux qui vivent ; c’est leur substance, c’est leur définition.  Donc que Dimitri, qui fut serbe au nom de ce qu’il voyait de plus beau dans ce mot, de plus haut dans son propre Christianisme, qu’il fût pris au piège du nationalisme laid d’autres serbes, cela est bien possible. Si un grand comme Hölderlin a chanté la Germanie, et s’il a fini dans les paquetages des SS, faut-il en conclure, avec cette distance si confortable que vous offre la doxa, à sa très-grande faute ?
    C’est beaucoup plus simple : Dimitri prenait la vie au sérieux, et c’est parce qu’il prenait la vie au sérieux, et qu’il n’y a de sérieux que dans l’esprit, qu’il prenait la littérature très au sérieux. Il n’était un de ces affreux prêtres de Pharaon, experts en sortilèges, experts en culture, qui a dégénéré, aujourd’hui, en tendance. Dimitri était sérieux devant son assiette, devant ses cartons de livres qu’il trimbalait de Lausanne à Clamecy et à Paris, et qui auront eu raison de lui. Dimitri était sérieux devant la beauté des mots et des phrases. Amis journalistes, vous qui avez vécu l’outrage, vous qu’on a formés pour ne jamais prendre au sérieux les mots et les phrases, si jamais vous écoutiez ces propos d’un anonyme prononcés dans le désert, cela ne mériterait-il pas que vous vous absteniez, un bref instant, de jacasser ?
    Il n’est qu’une tâche, pour ceux qui ont aimé et compris un peu Dimitri, et pour ceux qui admirent son travail : de le contredire, dans son désespoir, et de le confirmer, dans son travail. Non, Dimitri, jamais il n’est lieu de désespérer, et vous, qui n’avez jamais cessé de travailler pour l’esprit, vous devez savoir que vous n’avez pas agi en vain, et que la vie de l’esprit, même offensée, même traînée dans la boue du lieu commun, de la culture et de la complaisance, se continue, obscure et petite, à l’âge des empires d’argent, et des foules assombries par leur propre défaite ; et parce qu’il n’y a que l’esprit qui soit immortel, c’est l’esprit qui triomphera ; non, Dimitri, vous n’avez pas travaillé en vain ; vous fîtes erreur, comme tout homme, mais comme les rares hommes vivants, vous avez donné à votre erreur la forme d’une demande, furieuse, brûlante, de vie, et qui demande la vie est toujours exaucé.
     
  • Dimitri est mort

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    Vladimiir Dimitrijevic, fondateur des éditions L'Age d'Homme, figure majeure de l'édition européenne que tous appelaient Dimitri, s'est tué sur la route dans la nuit de mardi à mercredi. Tristesse immense.

     

     

     

    En souvenir de tant de découvertes et tant de passions partagées avec celui qui fut par excellence une Personne déplacée...

    Lorsque Jean-Michel Olivier, directeur de la collection Poche Suisse, m’a demandé, à l’automne 2007, quel livre j’aurais à cœur de voir figurer au sommaire de ce panorama référentiel de la littérature helvétique, l’idée de lui proposer la réédition de Personne déplacée m’est venue tout naturellement, tant il me semblait souhaitable qu’un nouveau public, aujourd’hui et demain, découvre ce livre qui fait date, je crois, dans l’histoire de l’édition et de la littérature romandes, et bien au-delà.

    La vie de Dimitri, et ce qu’on peut dire l’œuvre de Dimitri, auxquelles se confondent pour ainsi dire l’histoire et la vie de L’Age d’Homme, relèvent en effet d’une aventure qui dépasse les tribulations d’un individu particulier ou les anecdotes de la chronique littéraire. Comme aura pu le constater le lecteur de ces pages, une sorte d’aura poétique nimbe la parole même de Dimitri, comme d’un personnage de légende, et celle-ci relève de la littérature au sens le plus large, autant que de la vie de tous.

    Dans l’exemplaire de Personne déplacée que Dimitri m’a dédicacé au soir du 8 novembre 1986, jour de la saint Dimitri, notre ami m’écrivait notamment « Mon père portait sa main de sa poitrine vers moi et me disait faiblement : veliki savez (grande alliance). Je vous le renvoie ». Cette « grande alliance » signifie une filiation qui ne se manifeste pas que par le sang. On peut la concevoir en termes religieux, par la notion de « communion des saints » chère aux catholiques. Dans le sillage de Baudelaire, Georges Haldas parle de « société des êtres ». En ce qui concerne mes liens avec Dimitri et avec L’Age d’Homme, dont je me suis tenu éloigné pendant quinze ans, je la rapporte à ce lien indestructible, aussi indestructible à mes yeux que l’amitié vraie, qui court entre les âmes et les livres et constitue cette chaîne de questions et de réponses, de vœux et d’aveux, de culture et de civilisation que décrit John Cowper Powys dans ses Plaisirs de la littérature, traduits par Gérard Joulié à L’Age d’Homme. « Un homme peut réussir dans la vie sans avoir jamais feuilleté un livre, écrit encore John Cowper Powys, il peut s’enrichir, il peut tyranniser ses semblables, mais il ne pourra jamais « voir Dieu », il ne pourra jamais vivre dans un présent qui est le fils du passé et le père de l’avenir sans une certaine connaissance du journal de bord que tient la race humaine depuis l’origine des temps et qui s’appelle la Littérature ». En relisant Personne déplacée, je me suis demandé si ce livre serait encore possible aujourd’hui sous cette forme, et force m’a été de constater que non. J’ai relevé, dans mon préambule, que je partageais et contresignais, pour l’essentiel, les positions de mon interlocuteur, dans une sorte de symbiose. J’ajoutais ceci : « Question politique, je crois sa réflexion toute bonne, dont on découvrira d’ailleurs les fondements, liés plutôt à la métaphysique qu’aux certitudes partisanes ». Or les années qui ont suivi la publication de Personne déplacée ont marqué, pour Dimitri, le passage de la réflexion « platonique » à un engagement personnel obéissant bel et bien aux « certitudes partisanes ». Par la décision de son directeur, qui n’a pas disjoint son travail d’éditeur littéraire d’une activité militante à caractère politique, à l’enseigne de l’Institut serbe, L’Age d’Homme s’est trouvé impliqué dans une mêlée qui lui a valu bien des avanies. Or Dimitri a-t-il eu raison, lui qui m’expliquait, au fil de nos conversations, que la particularité des auteurs de L’Age d’Homme était de se trouver tous «à côté» de telle ou telle cause ou conviction ? N’aurait-il pas fait mieux de se tenir «à côté» de la cause serbe au lieu de la servir au premier rang ? Le lecteur se rappellera le chapitre Petite tête serbe avant de lui jeter la pierre… J’ai raconté jour après jour, dans mes carnets de L’Ambassade du papillon (1993-1999), ce qui m’a progressivement éloigné de Dimitri, non sans un constant sentiment de déchirement. Dès le début des années 1990, l’impression de replonger dans Le Temps du mal, grand roman de guerre où Dobritsa Tchossitch décrit l’empoisonnement mental qu’a constitué la politique dans la société yougoslave, entre nazisme et communisme, avec cette espèce de passion furieuse qu’il dit le propre de sa nation - ce sentiment de croissante intoxication a fait que j’ai commencé de me sentir étranger auprès du plus cher de mes amis, dont les vitupérations se multipliaient tous azimuts. J’ai tenté de parler avec Dimitri, vainement, je lui ai écrits maintes lettres, toutes restées sans réponse : je ne lui en veux pas le moins du monde. Ma position d’ami très proche, et en même temps de journaliste dans un grand quotidien, ne facilitait pas non plus nos rapports. Ayant défendu la cause serbe tant que je le pouvais, il m’est apparu à un moment donné, après que le président Dobritsa Tchossitch (auteur de L’Age d’Homme) eut été écarté par Milosevic, que défendre Milosevic, et demain Karadzic, par seule fidélité à Dimitri, m’obligerait à trahir ce que je ressentais au fond de moi. Qui avait raison ? Qui avait tort ? Ce qui est sûr est que je n’aimais plus nos rencontres de plus en plus brèves, et moins encore nos veillées de plus en plus lourdes. Je suis donc parti et ne le regrette pas.267949_2179387971095_1438776315_2425206_3112181_n.jpg

     

    Pas un instant je n’estime avoir trahi Dimitri. J’ai souvent repensé à la brouille « à mort » des frères Issakovitch, dans Migrations, cet inoubliable roman de Milos Tsernianski que nous sommes allés présenter en Serbie en compagnie de Dimitri, en 1987. Dans mon exemplaire de Personne déplacée, j’ai conservé comme une relique la photo de Dimitri sur les rives de la Drina, qui a comme on sait « les plus beaux cailloux du monde ». Cher chauvin de petite tête serbe. Cher barbare avéré. Personne déplacée, décidément. Dimitri ne m’a pas envoyé un mot quand ma mère est décédée. Pas bien. Je n’ai pas envoyé un mot à Dimitri quand j’ai appris son terrible accident. Pas bien non plus. Dimitri ne m’as fait un signe après les livres que je lui ai envoyés, le supposant le premier à les devoir aimer. Mauvais point. Je n’ai plus défendu L’Age d’Homme avec la même passion que naguère. Autre mauvais point. Chacun de nous est probablement convaincu que ses griefs pèsent plus que ceux de l’autre, comme il en va de nous tous quand nous jouons les Issakovitch. C’est ainsi, puis un seul geste et tout est oublié : ce geste serait un livre. Le voici. Lorsque, quinze ans après m’être détourné de lui, je suis allé serrer la main de Dimitri, la joie de son regard, la lumière de son sourire, la reconnaissance qu’il éprouvait à l’idée de rééditer Personne déplacée, m'ont tenu lieu de nouvelle dédicace. Je la lui renvoie...

    A La Désirade, ce jeudi 10 avril 2008.

    Vladimir Dimitrijevic. Personne déplacée - entretiens avec Jean-Louis Kuffer. L'Age d'Homme, coll. Poche suisse.

  • Ceux qui salivent

     

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    Celui qui sifflote en chaloupant dans le sillage de la Gradisca / Celle qui a jeté son dévolu sur le fondé de pouvoir à moustache de paille de fer / Ceux qui font du plat à la gagnante du Super-Tribolo / Celui qui sait où l’on sert le meilleur vitello tonnato de la Toscane côtière / Celle qui hume les parfums vanillés de la prairie aux orchis / Ceux qui hantent les vernissages gourmands / Celui qui réinvente les couleurs perdues du nuancier du Quattrocento / Celle qui peut te dessiner la fleur du muflier si tu le lui demandes gentiment / Ceux qui se retrouvent dans la salle des papas perdus / Celui qui se régale à la terrasse du glacier vénitien / Celle qui savoure une figue de barbarie au seuil de son loft de Santorin / Ceux qui consacrent leurs économies à l’achat d’une réduction en polymère du David de Michelangelo Buonarotti dit Michel-Ange / Celui que la simple vue d’une jupe rouge bombant sur le derrière d’une jeune Espagnole à bicyclette roulant sous le vent suffit à combler d’aise pour le reste de la soirée dans les jardins du Guadalquivir / Celle que réjouit le babil matinal de ses enfants petits / Ceux dont l’humeur se plombe à l’écoute même distante des fonctionnaires de la culture parlant plateformes de créativité et visibilité stratégique des intervenants / Celui qui rédige ses Ceux qui sous le nez du Chef de projet convaincu que c’est pour ne rien perdre de son verbiage de raseur absolu / Celle qui se rappelle le fumet de la soupe aux oignons de son enfance paysanne / Ceux qui ont connu le temps du pain perdu / Celui qui fait jouer le Glockenspiel de sa mémoire / Celle qui valorise la gamme vétiver de ses fragrances végétales / Ceux qui posent des questions citoyennes aux fonctionnaires  répondant avec les airs concernés d’adultes responsables, etc.

    Image : Philip Seelen    

     

    (Cette liste a été jetée ce matin à Berne dans les marges du Rapport annuel de l’Office fédéral de la culture, durant la conférence de presse d’icelui, constituant l’un des non-événements les plus assommants qui se puissent imaginer)

  • Ceux qui sont dans la cible

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    Celui qui se dit le challenger potentiel du Cavaliere en matière de perfos sexos / Celle qui en veut tant qu’elle fait bunga bunga au dam de la Mamma / Ceux qui capotent à la finale de San Remo mais resteront partenaires avec l’Acqua Lilia aux effets possiblement diurétiques/ Celui que son père produc de gauche a fait exploser comme fils de pub de centre droite sur la Chaîne qui gagne / Celle qui le déshéritera si son fils faillit dans le feuilleton familial de la Chaîne qui unit / Ceux qui se déchirent sur l’Île des Fameux qui cartonne sur la Chaîne qui fait rêver / Celui qui est de tous les concours les plus débiles de la Chaîne qui abrutit / Celle qui bat le record de la stupidité médiatique assistée sur la Chaîne qui avilit / Celui qui reste le First Blaireau du Prime Time de la chaîne autrichienne sur quoi tu zappes quand la Chaîne italienne te fait trop gerber / Celle qui apprécie le vice champion du vice-champion et le dit à l’émission Questions pour un Vice-Champion rachetée par la deuxième chaîne roumaine / Ceux qui dorment habillés devant les shows dénudés de la télé griffée Hurlu Berlu / Celui qui a oublié ses capotes à télé / Celle qui te regarde jeter cette liste sur la nappe de papier de la trattoria dite La Selva, dans ce bourg toscan où la télé n’est pas de mise mais où dîne parfois quelque tueur potentiel venu prendre les eaux du nom de Virgil / Ceux qui apprécient la compagnie des tueurs de série B / Celui qui a toujours eu à cœur de montrer le plus mauvais exemple à son fils Little Kid dit aussi Giocatolo d’Amor et qui s’en trouve en effet aguerri à l’âge de sept ans / Celle que le mauvais garçon lettré flatte en lui disait qu’elle a l’air d’un Rubens avant d’en faire un écorché genre Soutine / Ceux qui allument un Krumm dans la poudrière balkanique en regardant le nouveau Boss d’un air de défi / Celui qui voit le bas de soie de Livia filer du mauvais coton / Celle dont la mèche visible annonce la suspension des explosions / Ceux qui ne laisseront jamais la femme romaine investir le Janicule / Celui qui a su résister aux séquences de comédie à l’italienne qui euussent pu plomber les débuts de son ménage d’assez longue durée où l’on ne s’est jamais embêté pour autant genre mariage suisse à napperons / Celle qui se commande un grand dessert dans le petit restau désert donnant sur l’Arno marneux / Ceux qui mendient dignement place de la Seigneurie, dans l’Italie d’un forban, etc.
    Image: Philip Seelen

  • Charles-Albert bleu et or


    littérature

     

    Tout nouveau tout bleu: le premier volume de la nouvelle édition des Oeuvres Complètes de Charles-Albert Cingria vient de paraître à L'Age d'Homme.

    Après l'édition chronologique initiale, voici donc une édition "polyphonique", redistribuant l'oeuvre par genres et par thèmes, comme une espèce de suite musicale.  Ouverture / Fuites et poursuites / Explorations / Regard / Atelier: telle est la première déclinaison des textes regroupés, auxquels s'ajoute un important appareil critique, absent de la première édition. Grâce aux notes en bas de pages, point trop pléthoriques, c'est une nouvelle lecture, à proprement parler, qui nous est offert, alors que le gros des notes est renvoyé en fin de volume. Ce premier de sept tomes paraît sous le titre de Récits, itimnéraires et lieux dits. Son avant-propos, joliment ciselé dans l'esprit de Charles-Albert, est signé Michel Delon. Son introduction a été confiée aux soins de Doris Jakubec, qui fut de la première diligente équipe de pionniers conduits par Pierre-Olivier Walzer. Je reviendrai surabondamment sur cet événement éditorial à résonances cosmiques...  

    «Etonnez-vous donc de ce soleil avant d'en réclamer un autre; mais étonnez-vous aussi de la vie, de cette vie, de la vôtre. Des miracles, vous en avez tout le temps», écrivait Charles-Albert Cingria.

    Miracle d'aujourd'hui ou de demain: «Je me réjouis, demain, parce que c'est dimanche.»

    Miracle de n'importe quel lieu: «Il y a une prairie avec des bambous. L'herbe est courte, jaune, trouée par des footballs d'enfants. Des merles, à l'encre, y dessinent leur opulence bombée.»

    Miracle des dons de la terre et du travail humain. «Le vin, c'est quelque chose d'arabe et d'immatériel d'abord.»

    Miracle de la plus simple apparition: «Dans ce chaland, à l'arrière, il y a un solennel géranium. C'est tout: c'est prodigieux.» Ou s'agissant d'un être dégageant toute sa puissance d'être: «Un archange est là, perdu dans une brasserie.»

    Miracle premier de notre présence au monde et qu'il y ait quelque chose plutôt que rien: «La modestie devant Dieu est une prière. Je me sens si lourd que je n'ose articuler. C'est dans cet état qu'il faut être. Divinement neuf et calme, comme une pêche en juillet dans la nuit d'un verger qu'aucun vent ne remue.»


    Par miracle, Cingria désignait d'abord «cela simplement qui existe», dont il parlait comme personne. L'étonnement lui était naturellement chevillé au corps et plus encore à l'âme, et l'écriture en procédait comme une musique très spontanée et très savante à la fois. Il évoquait lui-même «le sens d'illumination continuelle» qui constituait sa «façon de procéder dans la mise au net de n'importe quel problème». Sur le même sujet de l'étonnement primordial et communicatif de celui que ses amis ou ses fervents lecteurs d'aujourd'hui appellent familièrement Charles-Albert (comme Rousseau est dit Jean-Jacques), Pierre-Olivier Walzer, l'un des plus anciens et tenaces défenseurs de son oeuvre (dont il dirigea l'édition complète en dix-huit forts volumes, à L'Age d'Homme), notait: «Lire Cingria, c'est peut-être d'abord se donner le plaisir de se laisser surprendre, et il faut reconnaître que peu d'écrivains répondent à cette attente avec autant de prodigalité. C'est le souverain du caprice, le maître de la surprise.»


    Pour lire Charles-Albert Cingria 

    Charles-Albert Cingria, La Grande Ourse, Gallimard, 90 pp.

    Erudition et liberté, Gallimard, 502 pp.
    Charles-Albert Cingria, OEuvres complètes + Correspondance générale, L'Age d'Homme, 17 volumes.

    Charles-Albert Cingria, Oeuvres complètes, nouvelle éldition critique. L'Age d'Homme, 7 vol. à paraître.

     

    Anthologies et éditions de poche:

    Charles-Albert Cingria, La fourmi rouge et autres textes, préfacé par Pierre-Olivier Walzer. L'Age d'Homme, Poche suisse, No 1.
    Charles-Albert Cingria, Florides helvètes. L'Age d'Homme, Poche Suisse, No 24.
    Charles-Albert Cingria, choix de textes préfacé par Jean-Louis Kuffer. L'Escampette.
    Charles-Albert Cingria, Le vérificateur des eaux. Choix de textes préfacé par Yves Scheller. La Différence. Charles-Albert Cingria, La reine Berthe. L'Age d'Homme. Poche suisse, No 115.
    Charles-Albert Cingria, Portraits. L'Age d'Homme. Poche suisse, No 135.
    Charles-Albert Cingria. Les autobiograpies de Brunon Pomposo. Postface de Ferenc Racoczy. L'Age d'Homme. Poche Suisse, No 157.

  • Cingria ou le chant du monde

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    Célébration de Charle-Albert

    Cinquante ans et des poussières après sa mort, Charles-Albert Cingria (1883-1954) que ses mille inconditionnels (chiffre rond et renouvelable, mais guère extensible) surnomment familièrement Charles-Albert, continue de vivre à travers son verbe de cristal, et de mieux en mieux à ce qu’il semble, alors que tant de ses pairs naguère glorieux soupirent au Purgatoire des lettres.

    Cingria7.JPGCharles-Albert écrivait tel jour d’Ouchy, et c’était hier ou ce matin : « Il y a une prairie, avec des bambous. L’herbe est courte, jaune, trouée par des footballs d’enfants. Des merles, à l’encre, y dessinent leur opulence bombée ». Ou bien il notait, en sortant de son logis de la rue Bonaparte, « l’or est tiède sur les façades », ou roulant sur sa bicyclette, « le bitume est exquis », ou cheminant en campagne, « l’herbe est divinement tendre ». Jean Paulhan, qui le défendait contre les pontifes pincés de la NRF (Gide en tête), releva qu’il savait dire « il pleut » comme personne et, des grands événements de ce monde, se « foutait complètement », étant entendu que « le signe du grand écrivain , c’est qu’il peut dire avec naturel les choses les plus simples du monde ». Et de fait, nul ne célébrait mieux que Charles-Albert « cela simplement qui existe », promeneur émerveillé des villes (Lausanne qu’il a décrit plus génialement que quiconque, Fribourg dont il a modulé les musiques, Paris à l’infini ou San Gimignano dans une lettre de nomade rimbaldien de vingt ans : « Cette ville avec ses quatorze tours s’élevant d’un pâté de maisons ressemble à une vieil orgue de bois ») mais aussi des campagnes qu’il sillonnait à vélo, nanti de sa petite valise de cuir bouilli et ralliant la prochaine étape où il payait ses hôtes (il avait par toute l’Europe des cercles s’ignorant les uns les autres qui le recevaient) de ses propos d’incomparable conteur, avant de franchir une nouvelle « frontière de rossignols » pour faire halte dans telle buvette ou se réfugier dans telle bibliothèque, entre Saint-Gall et Salamanque, où il enrichissait ses manuscrits enluminés de joyeux érudit ès histoire ou musicologie médiévale.

    Dans le sillage de Charles-Albert - né plutôt à l’aise dans une famille composite de Genève (Franco-levantin par son père et Polonais par sa mère), passé par le collège de Saint-Maurice, diplômé de rien mais sachant tout, entré en littérature avec son frère Alexandre le peintre verrier et Ramuz, Gilliard et autres compères des Cahiers vaudois -, toute une rumeur complaisante, cousue d’anecdotes, faisait de lui un pitre raté aux yeux des gens comme il faut, alors qu’une légende dorée se tissait à la fois par la vertu de ses écrits et de la reconnaissance des meilleurs, de son vivant Claudel ou Cocteau, Dubuffet, Jouhandeau, Ramuz, Stravinsky, Etiemble, après sa mort Philippe Jaccottet ou Jean Starobinski, enfin (et surtout) les Jacques, Réda et Chessex, lequel lui consacra la première introduction aux « Poètes d’aujourd’hui » de Seghers.

    Dans une société cultivée que le tournis médiatique n’avait pas encore écervelée, la qualité d’un génie aussi peu « visible » que celui de Cingria, qui ne se manifestait ni par le roman ni par le théâtre, mais par quelques livres surfins ou savants et, bien plus, par une myriade de textes éparpillés entre revues et journaux grands ou petits, se distinguait encore par la découpe et la musicalité d’un style sans pareil, mais il aura fallu la première édition des Oeuvres complètes en dix-huit volumes, établie par quelques saintes personnes (une Gisèle Peyron, cantatrice épouse d’un hiérarque de l’Armée du salut, et Pierre-Olivier Walser l’infatigable pèlerin, notamment) pour en évaluer l’ampleur et l’inaltérable tenue, la profondeur de vue et l’allégresse. Ainsi ce dandy ruiné, ce zéro social, ce paria bedaineux, ce bateau ivre monté sur roues aura-t-il accompli dans la dèche quotidienne et l’humiliation, la pauvreté croissante et mille maux dont jamais il ne se plaint, ce Chef-d’œuvre de savoir subtil et d’improvisation jaillissante. Michel Butor le dit bien : « le sourcier des miracles ».

    Cingria130001.JPGEt ce miracle de plus : près de 500 pages d’hommages et de témoignages repris d’un peu partout, de récits et de pages inédites de Charles-Albert lui-même, ou d’études nouvelles attestant la relance de l’intérêt qu’il suscite, réunis par le jeune Alain Corbellari et toute une vibrante et sagace équipe de zélateurs dont Maryke de Courten est la doyenne avisée (elle souligne dans le Dossier H « la constance d’une philosophie ou l’unité du monde » chez Cingria), flanquée d’un autre fidèle apôtre à culottes courtes du nom de Jean-Christophe Curtet, qui donne ici une très précieuse chronologie détaillée.
    Rien là-dedans, pour autant, de l’hagiographie convenue dans le style de la momification ramuzienne en cours, mais un magnifique florilège de propos et d’observations, de traits vifs et libres ou de vues plus pénétrantes où des écrivains et des lettrés touchés par la grâce de Cingria en célèbrent les multiples facettes. Pierre Michon dans La danseuse, Nicolas Bouvier dans Le vagabond ensorcelé, Corinne Desarzens dans Vert Cingria, et Borgeaud, Budry, Mandiargues, son ami Jean-Marie Dunoyer dans Pompes pour football, bonbons élastiques, cinquante autres… Toute une polyphonie sensible et sensée, poétique ou savante, alternant avec le contrepoint à l’épinette à écrire de Charles-Albert le merveilleux…

    Charles-Albert Cingria. Les Dossiers H. L’Age d’homme, 2005, 490p.
    Charles-Albert Cingria. Propos animaliers. Choix de textes présenté par Maryke de Courten. L’Age d’Homme, Poche suisse, 176p.
    Charles-Albert Cingria. Le Novellino. Les cent nouvelles antiques ou le livre du beau parler gentil. L’Age d’Homme, Poche suisse, 209p.

    Images: portraits de Jean Dubuffet et de Géa Augsbourg.

  • Au Festival des désespérés

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    Ce soir 23 juin a eu lieu, à Turin, à l'enseigne du Festival des désespérés, un spectacle marquant les adieux de Guido Ceronetti à la scène, avec la complicité de son Teatro dei Sensibili, représenté par cinq jeunes comédiens, sous le titre de  Finale di teatro. Une partie des séquences de ce spectacles était tirée d'un nouveau recueil d’essais-poèmes du Maestro, intitulé Ti saluto mio secolo crudele, et paru récemment chez Einaudi. Le journal littéraire Le Passe-Muraille consacre l’ouverture de sa dernière livraison de juin 2011, No 86, au génial auteur italien.

    Animé par le fameux Teatro dei Sensibili, fondé par Guido Ceronetti et sa femme en 1970 et connu dans toute l’Italie, le Festival des  désespérés qui se tiendra du 21 au 25 juin à Turin, sous la direction de Marina Ferla et d’Eleni Molos, se déploiera sous diverses formes, du cinéma au théâtre de rue en passant par la performance théâtrale. 

    Ainsi que le précise le Maestro lui-même, ce festival ne vise pas à illustrer une forme abstraite de désespérance mais désigne plus précisément l’absence constatée de toute espérance liée au caractère insupportable de la condition humaine, à l’inacceptable solitude et à toutes les formes de désillusion.

    Dans cette perspective, les organisateurs du festival ont rassemblé des films remarquables par leur apport à la Bouche de Vérité du désespoir, à l’exclusion de toute consolation factice et de tout happy end artificiellement suave.

    Les films choisis seront projetés au Cinema Massimo.  L’on y reverra notamment L’Ange exterminateur de Luis Bunuel, Le Cri de Michelangelo Antonioni, Boulevard du crépuscule de Billy Wilder et Mörder de Fritz Lang.

    La rétrospective sera inaugirée le 21 juin à 20h.30, au cinéma Massimo, en présence de Guido Ceronetti, avec la projection de Dies Irae de Carl Teodor Dreyer.

    Le 23 juin, au Teatro Gobetti de Turin, Guido Ceronetti présentera à son public une soirée « destinée à ne pas se répéter », sous le titre de Finale di Teatro, faisant écho à la fin de partie de Beckett . Produit par la Fondation du Teatro dei Sensibili et par le Festival des Collines torinaises, le spectacle constituera l’adieu du Maestro à la scène.

    Le 25 juin se tiendra en outre, au cinéma Massimo, à 16h., une rencontre avec l’architecte Mario Botta sur le thème de l’Architecture et les espaces de désespérance.

    Le festival des désespérés investira  en outre les rues de Turin avec une série de spectacles sur la Piazza Carignano et ses rues voisines, par divers groupes et artistes de rues.

    Autres informations :

    www.teatrostabiletorino.it; www.museonazionaledelcinema.it;

    www.festivaldellecolline.it.

  • Ceronetti entre ombre et lumière

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    Par Anne-Marie Jaton

    Écoutez résonner ses titres: Le Silence du corps, Le Lorgnon mélancolique, La Patience du brûlé, Une Poignée d’apparence, Pensées du thé (et bien d’autres), jusqu’à Insetti senza frontiere (Insectes sans frontières) dont on attend la traduction en français. Recueils de réflexions et d’aphorismes sur les sujets les plus divers, la maladie, le temps, la mort, la nourriture, le silence, ses œuvres sont à son image : ascétiques, pures, lucides, dévoilant la complexité, l’étrangeté et la simplicité perdue de l’univers. L’amertume de l’écrivain naît d’une conscience aiguë de la présence du mal : des éclats de douleur vaguent comme des comètes dans un cosmos devenu fou et l’on ne peut guère qu’en capter des échos désormais lointains au milieu de ce qui nous assaille : l’absence de silence, l’avidité, la solitude, la cruauté de la nature et des hommes, le temps qui passe et nous défait.
    Ceronetti4.jpgNous vivons dans un univers qui ne voit plus les anges et multiplie les démons. Contre eux, Ceronetti, ange blessé lui-même, samaritain consolateur qui parfois griffe comme un chat, élève en guise de garde-fou les livres (la culture que nous fait partager ce philologue, fin traducteur de l’Ecclésiaste et des poètes latins et européens, est extraordinaire), une poudre d’humour, de préférence noir, un usage des mots à la fois révélateur et consolateur, harmonie des mondes entre flûte douce et gong chinois, ou complainte capable d’écarteler les corps et les âmes.
    Partout sensible à la présence du mystère que notre monde s’attache à dévoiler obstinément, Guido Ceronetti est l’auteur de fascinants « mélanges » semés d’étoiles, de très brefs tableaux à la Hieronymus Bosch ou à la Jonathan Swift, de « petits livres satiriques » (comme il se plut à appeler Le Silence du corps), de monologues et de méditations à partager avec son lecteur entre deux tasses de thé vert. Ses réflexions sont toujours brèves, fruits de la pudeur et d’une parfaite politesse.
    Ceronetti5.jpgLisez (aussi) Voyage en Italie, évocation de paysages non seulement géographiques au milieu des « brouillards d’anis » du nord, de l’austère Toscane ou des horreurs de la modernité architecturale, mais dans l’esprit de l’être humain, opprimé par la laideur ou ravi, un instant, par une luminosité soudaine, un livre aimable et cruel entre la mélancolie et la drôlerie, la misanthropie et la lucidité souveraine qui marquent tout ce qu’il écrit.
    Ceronetti signale partout les bûchers invisibles des nouveaux inquisiteurs. Ennemi des effractions, des contraintes, des prisons de toutes sortes qui assombrissent notre vie quotidienne (une existence « sous contrôle » médical, policier ou administratif), il tente de récupérer un brin d’humanité et de pietas et parvient à retrouver la grâce qui invite aux larmes et qui soigne. Loin de la politique et près de la polis, dont il connaît les vices et les (rares) vertus, il montre, avec la sérénité d’un sage oriental qui aurait fait un bref séjour à l’école des Cyniques, l’état de la planète, les problèmes pressants du monde d’aujourd’hui, la nécessité de la limitation des naissances à l’échelle mondiale, le pouvoir dominant et potentiellement destructeur des religions monothéistes, griffant au passage entre autres le pouvoir du Vatican, les banquets de la FAO et les abattoirs citadins.
    Créateur des marionnettes idéophores du « Teatro dei Sensibili », saltimbanque des rues dans l’âme sinon dans sa vie quotidienne d’octogénaire fatigué de tourner la manivelle de l’orgue de Barbarie, l’écrivain désire toucher les passants, les soustraire un instant aux griffes de la vitesse, des supermarchés et des sémaphores. Il veut montrer que le monde est ouvert et qu’il peut, en devenant théâtre, être une invitation constante au rêve.
    Ceronetti7.jpgGuido Ceronetti est enfin un de nos grands écrivains lyriques. Poète du temps, il va d’un chant épuré et hermétique, farci de citations à la façon d’un labyrinthe où il fait bon se perdre, à la ballade populaire, au poème écrit, dit-il, pour être récité le long des voies de chemin de fer. Les poèmes de Compassioni e disperazioni, les traductions de Trafitture di tenerezza (littéralement : Taraudages de tendresse) et Les Ballades de l’ange blessé, destinées à être dites et mimées dans la rue ou dans les prisons, sont, selon les propos de l’auteur, des fragments, des éclats, destinés à éclairer un instant « le sépulcral secret des mondes », à fournir un viatique et une réponse aux cris lancés dans l’éther par la souffrance humaine. Guido Ceronetti, réservé et timide, âpre comme une pomme verte et pétri de tendresse est, avec ou sans accompagnement de lyre et d’orgue de Barbarie, un écrivain à écouter.

    A.-M. J.

    Chantez avec moi en chœur
    Savoir ? Nous ne savons rien
    Secrète est la mer d’où nous venons
    Inconnue la mer où nous finirons
    Placés entre deux mystères
    Là est la grave énigme : trois
    Caisses que ferma une clé perdue
    La lumière n’illumine rien
    Celui qui sait n’enseigne rien
    La parole dit-elle quelque chose ?
    L’eau dit-elle quelque chose à la pierre ?

    (traduit de l’italien par A. -M. J.)

     

    Ce texte constitue l'ouverture de la prochaine livraison du Passe-Muraille, No 86, juin 2011.

    Anne-marie Jaton a été titulaire de la chaire de littérature française à l'Université de Pise. Elle a signé de nombreux ouvrages consacrés notamment  à Blaise Cendrars, Nicolas Bouvier, Charles-Albert Cingria, Jacques Chessex et Raymond Queneau.

  • Le poète et la Cité

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    Hölderlin disait que «les poètes seuls donnent à ce qui dure une assise éternelle», et c’est ce qu’on se répète à la lecture de certains auteurs dont l’engagement, dans la vie de la Cité, ne se borne pas qu’à des postures visant à se faire bien voir. Tel a été le cas de Guido Ceronetti au fil du «cruel vingtième siècle», et de multiples façons, sur tous les tons et dans tous les genres.

    Or ce qui est le plus saisissant, chez le Maestro, est sa façon de lire le monde qui nous entoure, comme s’il s’agissait d’un texte mystérieux, et de le faire signifier de façon proprement inouïe. La réalité la plus ordinaire, parcourue par le poète, nous révèle ainsi du jamais vu comme ça : « Petit vase de fleurs fraîches, violettes, resté bien droit, celui d’à côté renversé – des quilles, la vie ». Rien de neuf qu’une nouvelle éclosion à chaque pas : «Un petit couvent aussi délicat qu’une main du Greco », ou bien « un moineau grand comme un petit escargot près du mur », ou encore « Arletty est un écrin de lumière ». Miettes de grâce dans les décombres.

    Mais où est l’assise de cette beauté ? Elle est dans la Mémoire du poète, notre mémoire à tous, que blessent la laideur et l’abaissement général : «  Méprisable Venise de la vulgarité et de l’argent », et ce «tourisme, l’une des faces du mal », dans un monde où « presque tout est Aquarelle d’Hitler dans le monde nivelé et unifié », où « tout est défait par le bruit ».

    Catastrophiste, Guido Ceronetti constate que « nos villes sont dans un état de destruction avancée, mais c’est l’âme qui est morte (la laideur guette), on ne voit plus, comme dans les massacres antiques, les ruines ». Et d’ajouter. « C’est comme un naufrage, le neuf ; on est étranglé par le nœud du Propre qui s’étale au bout de dizaines de potences bien nettoyées. Mon Dieu, que d’échafauds : Maison de Repos pour personnes âges, Centre d’affaire, Dressage de chiens, Télévision », etc.

    Cependant, à travers l’Italie et le monde mondialisé, sous le poids du monde et dans le chant du monde, le poète revivifie, sur les ruines de Babel,  une parole accordée au profond aujourd’hui. Transfusion d’énergie !

    (Ce texte constitue l'éditorial de la nouvelle livraison du Passe-Muraille, N0 86, dont l'ouverture est consacrée à Guido Ceronetti; à paraître vers le 20 juin)

  • En manque d'Aymé

    Aymé5.JPGL'humanisme sceptique d'un grand écrivain

    Marcel Aymé connaissait bien les hommes, dont il se méfiait avec tendresse.
    Avant le mémorable affrontement entre la nation poldève et le peuple molleton dont chacun se souvient de la guerre meurtrière qui en découla, il avait relevé que les deux grands Etats «avaient d’autant moins de chances de s’entendre qu’ils avaient raison tous les deux».

    Les lecteurs attentifs (il en reste au fond de l’avion) se rappellent évidemment cette nouvelle, intitulée Légende poldève, où l’on voyait une vieille demoiselle de grande piété et virginité, dépitée par l’inconduite de son vaurien de neveu orphelin, qu’elle avait pourtant chaperonné tant et plus, se faire sauver par lui au paradis, lorsqu’ils y arrivaient ensemble, elle de mort naturelle et lui en tant que jeune hussard crevé au champ d’honneur. Tandis que piétinaient les milliers de troufions à la porte du saint lieu, le jeune Bobislas, avisant sa chère «vioque» dans la foule bloquée, la prenait en effet en croupe et la faisait passer devant saint Pierre au titre de «catin du régiment». Or, cette céleste entourloupe consommait, en un geste généreux, l’antimilitarisme naturel et l’anticléricalisme familial d’un écrivain rétif à vrai dire à tous les «ismes» et si peu soucieux de reconnaissance officielle qu’il pria, lorsque le président de la République Vincent Auriol le menaça de lui décerner la Légion d’honneur, de se la «carrer dans le train».

    Longtemps Marcel Aymé passa, surtout aux yeux des mandarins littéraires, pour un littérateur charmant, mais en somme de seconde zone, dont le succès public devait beaucoup à ses contes pour enfants ou aux gauloiseries d’une certaine jument verte. Le bon peuple de ses lecteurs, quant à lui, n’a pas attendu la publication de ses oeuvres sous reliure «pleine peau dorée à l’or fin 23 carats», à l’enseigne de la Pléiade, pour se reconnaître dans la cohorte de braves gens et de coquins divers en lequel le professeur Michel Lecureur, grand ordonnateur de ladite édition, voit justement une «Comédie humaine du XXe siècle». De fait, sous couleur de fantaisie et d’humour, sur fond plutôt noir, l’oeuvre de Marcel Aymé est non seulement d’un grand conteur et d’un moraliste que Jean Anouilh eut raison de dire un moderne La Fontaine: il est aussi d’un observateur inlassable de l’humanité des champs (rappelons que ses premiers livres plongent leurs racines dans l’âpre et magique terre jurassienne de Brûlebois et de La vouivre) et des villes (il élut domicile à Montmartre, comme se le rappellent les descendants de poulbots du XVIIIe arrondissement), et rien de ce qui est humain ne fut étranger à ce franc-tireur aussi courageux que fragile de santé, qui défendit la liberté d’expression comme personne (ainsi lutta-t-il indifféremment pour sauver des confrères d’extrême-droite ou d’extrême gauche de la peine de mort ou de l’épuration et autres chasses aux sorcières) et modula par écrit toutes les nuances du comportement humain, de l’abjection à la sainteté.

    On parle aujourd’hui de Marcel Aymé comme d’un «classique» du XXe siècle, son style suivant en effet ce qu’on peut dire la «ligne claire» de notre langue, en ceci tout à fait différent de son compère Céline, refondateur d’une langue à grand brassage et musique inouïe. Pourtant on ne voudrait pas oublier les inventions constantes et les trouvailles à chaque page, de formulation ou d’imagination, d’un écrivain dont le bon sens terrien n’excluait pas le génie artiste. Ses nouvelles, aujourd’hui réunies selon l’ordre chronologique de leur composition, dans un pavé de 1366 pages, en témoignent plus encore que ses romans.

    Du jeune auteur encore tâtonnant (la première nouvelle, Et le monde continua, datée de 1927, relate l’étonnant plaidoyer du Fils «espoir des hommes» auprès de Dieu tout décidé à en finir avec Satan, donc avec le monde...), au conteur plus sûr du Puits aux images (1932) et du Nain (1934) ou des Contes du chat perché (1934), nous voyons l’art du conteur s’affiner et se diversifier avec le superbe recueil trop peu connu de Derrière chez Martin (1938), le fameux Passe-Muraille (1943) et le plus sombre Vin de Paris (1947), ou enfin le décapant En arrière (1950), dans lequel la critique du conformisme de l’anticonformisme fait écho à l’essai intitulé Le confort intellectuel (1949), dont la (re)lecture fera ressentir à quel point Marcel Aymé nous manque à l’heure du politiquement correct et de la traque anti-fumeurs...

    Marcel Aymé. Nouvelles complètes. Gallimard, coll. Quarto, 1366pp.
    A lire aussi: Michel Lecureur. La comédie humaine de Marcel Aymé. La Manufacture, 1985.

  • Sartrose

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    ...L’enfer c’est pas les autres, comme le prétendait je sais plus quel névrosé qu’écrivait des lettres au Néant, l’enfer c’est quand y a plus personne, même pas de mouches pour t’emmerder, et que ça va tout droit sans te faire rêver ni te filer la nausée…

     

     

    Image :Philip Seelen

     

    (In Memoriam Jean-Paul Sartre, alias L'Agité du bocal, dit aussi Jean-Sol Partre, né le 21 juin 1905)

  • Ceux qui se défoulent

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    Celui qui se gave de chocolat noir au Concept Store / Celle qui se tape un Why not ? après son Singapour sling / Ceux qui brunchent au Train Bleu avec la Dame aux bas vert Véronèse / Celui qui se rappelle la Flèche rouge de son enfance / Celle dont le grand-père a inauguré la ligne Pétersbourg-Dairen et qui t’envoie une mésange en MMS pour te remercier de lui avoir envoyé le chat crème du Train Bleu / Ceux qui pissent en arabesques dans l’urinoir Art Déco/ Celui qui a dit à la Rom chiante qu’il n’avait plus de thune et qui se paie un verre de Mercurey à 13 euros / Celle qui se mangerait la main plutôt que de mendier /Ceux qui se retrouvent à la plonge du Train Bleu avec le sentiment d’être embarqués / Celui qui esquisse un croquis de la femme style Renaissance tardive / Celle qui a un anneau dans le nez et lit le dernier Nothomb en norvégien / Ceux qui snobent le souper des sirènes / Celui qui dit que sa fiancée à ses ours /Celle qui mâche ses mots avant de les recracher / Ceux qui disent aux Américains qu’ils vont toucher la main à Gustave pour faire juste ce qui se dit « to pee» dans la langue de Walt Disney dont les animaux soit dit en passant ne pissent jamais / Celui qui se ramasse une gifle en proposant à Blanchette la naine de jouer à la brouette / Celle qui est d’humeur aussi changeante que le ciel des Caraïbes au point de rompre la monotonie de l’établissement médico-social La Fin du Jour / Ceux qui font les joyeux drilles à Pointe-à-Pitre / Celui qui relance la nécrophile pour goûter à l’académicien défunt reposant derrière le demi-queue / Celle qui a pincé sœur Charlotte qui l’a dénoncée pour se faire bien voir de l’Abbesse Crossée / Ceux qui ne parlent du rut à papa qu’à mots couverts / Celui qui manie joliment la langue de Fernanda / Ceux qui en appellent à l’arbitrage du Pontife aux fins de ramener les brebis égarées dans la cabanon prévu pour, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui se défilent

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    Celui qui est sûr d’avoir raison contre ses voisins non titrés / Celle qui voit en son mariage une caution pour ainsi dire officielle / Ceux qui ont obtenu l’aval de l’Académie des lettres poitevines / Celui qui se sait de bon rapport de force / Celle qui dit avoir le droit canon pour elle / Ceux qui ont toujours pensé comme ça sinon ça se saurait ou quoi / Celui qui se félicite de ce que son JE ne soit pas un autre genre Rimbaud après l’amputation / Celle qui répète volontiers Gott mit uns quand un ennemi l’honore / Ceux qui ont de la réserve sous le lit pliable / Celui qui n’en peut plus d’être brimé par sa bru monégasque / Celle qui tombe de la falaise et se reçoit dans un plouf d’eau tempérée juste ce qu’il faut / Ceux qui s’attardent dans le bourg maudit / Celui que la grande ville apaise / Celle qui se rend rue de La Roquette pour les salades que tu sais / Ceux qui ne sont plus connectés qu’à fins contraires / Celui qui vivote à tes frais / Celle qui retombe toujours sur tes pieds / Ceux qui sautent leur tour de cochon / Celui qui vit dans une autre beauté / Celle qui campe en bordure de ville / Ceux qui courtisent la dame aux mains moites / Celui qui remonte la Rue Basse / Celle qui gendarme ses locataires moluquois / Ceux qui cohabitent dans une toile de flamand mineur / Celui qui pense que chacun à sa vie et que ce n’en est pas toujours une / Celle qui estime qu’on a la vie qu’on mérite de naissance / Ceux qui se croient toujours chez Patrick Sébastien même quand il n’est pas là / Celui qui devine les arrière-pensées du centre avant / Celle qui te présente le Federer du badminton bordelais / Ceux qui fréquentent les mauvais lieux pour l’ambiance / Celui qui commande un lieu noir à la servante jaune / Celle qui ne voit pas la différence entre Andalous et Catalans au meeting des chercheurs d’embrouilles / Celui qui parfume sa soutane au vétiver / Celle qui demande à Jean d‘Ormesson de lui signer son livre avec son rouge à lèvres ce que l’académicien refuse tout net au motif que ça tache grave / Ceux qui se disent exilés de l’intérieur alors qu’il sont juste demandeurs de notoriété / Celui qui ne manque pas tant d’humour que de phosphate / Celle qui voit loin mais pas plus que ça / Ceux qui ont défilé à l’époque et se sont défilés ensuite mais ça te donne pas le droit de juger vu que ton père paie ta pension / Celui qui s’éclate après le déluge / Celle qui se dépense en low cost / Ceux qui invoquent le ressenti sépulcral d’Antonin Artaud qui les emmerde à titre posthume, etc.
    Image : Philip Seelen.

  • Partage des vivants

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    À propos d'Une séparation de l’Iranien Asghar Farhadi

    On ressort de ce film admirable avec un sentiment de doux accablement, lié en somme à la perception magnifiquement équitable de la condition humaine, qui nous fait conclure que juger les autres est pour ainsi dire impossible  et que chacun se débrouille comme il peut en fonction de ses moyens, de son sexe et de son âge, dans une société qui a certes ses lois et son poids  mais qui pourrait fort bien, moyennant quelques variantes, recouper les réalités de la société  française ou suisse. On pense à Tchékhov en compatissant avec chacune et chacun des personnages, qui ont tous à la fois raison et tort, jusqu’aux supposées innocentes que sont la toute petite fille et l’adolescente intransigeante.

    Question cinéma, ce qui sidère alors est la maitrise de tous les mouvements simultanés : des gestes de la vie et des sentiments éprouvés, de la vie de la ville et des individualités séparées, du social et de l’intime, de la violence et de la douceur, tout cela maîtrisé sans trace de démagogie ou de simplification, dans un tourbillon de plans d’une incroyable précision et d'une nécessité à la fois narrative et plastique, pour aboutir à une image d'ensemble qui pourrait faire dire que c’est « comme dans la vie » mais sans qu’il s’agisse d’une duplication puisque point de vue il y a et travail, grand travail de cinéma…