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Livre - Page 122

  • Proust 2011

     

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    …Paris, c’est la poésie, ce sont les allées, c’est le trot léger des Champs au Bois, c’est tout ça le Paris de La Recherche, et quand on fait catleya dans le fiacre, on est couvert -  les amants sortent couverts à Paris, c’est pas d’hier…


    Image: Philip Seelen.

  • Ceux qui se souviennent

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    En mémoire de Vladimir Dimitrijevic, alias Dimitri

    Celui qui pense au gisant seul et nu / Celle qui a de la peine / Ceux que la nouvelle a terrassés / Celui qui pense aux enfants du défunt / Celle qui voit dans cette mort un Signe du destin / Ceux qui se rappellent tant d’heures passées en sa compagnie hors du temps / Celui qui se rappelle les rhumatismes articulaires du quadra vaticinant comme si de rien n’était mais assez chiant à d’autres moments où tout allait bien / Celle qui se rappelle sa belle jeunesse de Vitellone à Belgrade vers 1952 / Ceux qui jouissent de rappeler ses défauts / Celui qui se rappelle les derniers mots de Migrations de Milos Tsernianski : « Les migrations existent. La mort n’existe pas ». / Celle qui lui a été fidèle jusqu’au bout / Ceux qui voient en lui l’éternel jeune homme / Celui qui lui commandera une noisette tout à l’heure au Café de la Mairie de la place Saint-Sulpice / Celle qui a gardé ses cartes postales d’un peu partout / Ceux qui savent qu’il se jugeait lui-même très durement et se taisent par conséquent / Celui qui se sent envahi par la présence de cette absence / Celle qui rapporte tout aux instants qu’on pourrait dire les minutes heureuses de cette vie / Ceux qui se disent indifférents à ce décès parmi d’autres /

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    Celui qui se rappelle la traversée de la Côte d’or à bord d’Algernon au printemps 1974 quand la nature exultait / Celle qui a toujours cancané à son propos / Ceux qu’il a blessés / Celui qui l’observait de loin dans cette rue de Lausanne où il se tenait penché sur un étal de bouquiniste et qui donnait un surcroît d’existence au dit étal / Celle qui se flatte de lui avoir posé des questions dérangeantes à la radio suisse / Ceux qui en savent plus sur l’homme après la rencontre de celui-là / Celui qui aimait le contredire / Celle qui en avait marre de le voir mimer les films japonais ou suédois /  Ceux qui le trouvaient juste odieux et lui en veulent toujours de ne pas leur avoir versé leur dû / Celui qui sait ce que signifient les longs silences enregistrés sur la bande magnétique où il raconte sa découverte à six ans des cadavres couverts de fleurs dans les rues de Belgrade / Celle qui allait avec lui à la porte de la prison où croupissait son père aux côté de Milovan Djilas / Ceux qui se retrouvaient à la Taverne des entrepôts dans la lumière des samedis matins / Celui qui se rappelle Pierre Jean Jouve tiré à quatre épingles et ses pantalons à lui flageolants sur ses savates / Celle qui le voit encore le jour de la mort de Staline à Kalemegdan / Ceux qui étaient avec lui sur le quai de la gare de Lausanne lorsque les Zinoviev  ont débarqué / Celui qui l’a vu houspiller Jean Ziegler sur un stand du Salon du Livre / Dimitri.JPGCelle qui n’aimait pas le braillard de fin de soirée / Ceux qui lui ont tout pardonné sans raison précise / Celui qui l’entendait maugréer « intense activité littéraire, intense activité littéraire, intense activité littéraire» en arpentant le dédale de son antre / Ceux qui l’ont mis en demeure de dégager les lieux en sorte de les gérer à meilleur compte / Celui qui affirme que son père est à présent « dans la paix » / Celle qui pleure son papa / Ceux qu’il continuera longtemps de vivifier par la pensée / Celui qui se rappelle la soirée passée à lire le tapuscrit de La bouche pleine de terre de Branimir Scepanovic et l'extrême émotion partagée de la dernière page / Celle qui le houspillait comme un sale fils de cinquante-trois ans / Ceux qui le redoutaient / Celui qui se rappelle leur première visite à Pierre Gripari dans son hôtel pisseux du XIIIe / Celle qui lui tenait tête en public et même en privé / Ceux qui l'ont fui pour rester libre / Celui qui a fait son procès public pour se faire bien voir de son amie croate / Celle qui ne lui a pas pardonné d'avoir défilé avec l'étoile jaune en assimilant la cause serbe au martyre du peuple juif / Ceux qui invoquent l'épaisseur de l'Histoire / Celui qui s'est violemment fâché contre lui quand il a pris la défense de Martin Heidegger au prétexte qu'un philosophe ne peut se juger à ses opinions / Celle qui ne lui en a jamais voulu d'avoir égaré son manuscrit d'un recueil de poèmes ésotériques / Ceux qui le tapaient devant l'église Saint-Sulpice / Celui qui se rappelle ce que lui avait dit le bedeau de Saint-Sulpice à propos du goût de miel de l'hostie / Celle qui l'a vu un soir plus que seul sur un banc de métro / Ceux qui aimaient bien le voir revenir en Belgique avec son côté belge / Celui qui lui a racinté sa vie dans les jardins de la clinique où ils commençaient tous deux de marcher / Celle qui estime que c'était un vampire point barre / Ceux qui appréciaient sa grande pudeur / Dimitri9.jpegCelui qui se rappelle son récit du premier jour de sa petite entreprise consacrée à balayer les locaux comme la novice débarquant au couvent de Sainte Thérèse enfin tu vois le genre / Celle qui a préféré parler d'autre chose quand il insultait les Musulmans de Bosnie / Ceux qui se sont éloignés de lui pour se protéger sans espérer le protéger de lui-même / Celui qui ne lui passait rien / Celle qui lui passait tout / Ceux qui changeaient de trottoir à son approche / Celui qui a beaucoup réfléchi à ce qu'est vraiment la fidélité en amitié sans conclure à vrai dire / Celle qu'amusait son côté despote dont elle se fichait en le singeant / Ceux qui pensaient "Comédie humaine" en l'observant / Celui que son hybris faisait l'apparenter aux bâtisseurs paranos / Celle qui l'a mise en garde contre l'auto-destruction dostoïevskienne / Ceux qui le croisaient tous les midis au Milk Bar / Celui qu'il a soutenu en dépit (ou à cause) de sa dépendance grave à la dope / Celle qui l'appelait mon petit Oblomov / Ceux qui n'en auront jamais fait le tour et qui n'en demandent d'ailleurs pas tant / Celui qui se méfiait de sa cruauté émotive / Celle qui l'aimait en dépit de sa muflerie / Ceux qui ne toucheront pas au secret de l'ami disparu, etc.

     

    (Liste jetée dans l’isba en réfection, où seront rangés tous les livres de L’Age d’Homme. Le lieu sera connu des générations futures et suivantes sous l’appellation de Nach Dom (Notre Maison), selon le mot d’Alexandre Zinoviev. Vladimir Dimitrijevic est mort le 28 juin 2011, fête nationale serbe, à l'âge de 77 ans. La prochaine livraison du journal littéraire Le Passe-Muraille, à paraître au début d'octobre,  lui sera entièrement consacrée consacrée).    

  • Ceux qui assument leur différence

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    Celui qui a des flammèches sur ses épaules qui font de lui un caporal spirituel apprécié des dames / Celle qui a deux vésicules biliaires qui expliquent qu’elle se fasse tant de mauvais sang pour des bricoles / Ceux qui font des pieds et des mains pour faire admettre  la manchote ingambe au club des boulistes  / Celui qui a de la salive bleue mais point ne s’en vante / Celle qui jappe dès qu’on a le dos tourné / Ceux qui redoutent qu’on les compare à un Tarzan par exemple / Celui que la luisance des pianos stimule charnellement comme il le laisse entendre à Mademoiselle Mottu sa maîtresse vierge qui n’en revient pas et lui effleure alors le membre sur un air vif de Satie / Celle qui a vu son fils bander au piano et qui se dit que c’est la vie / Ceux qui ont vu Julien dit l’écureuil sauter Pauline dite la gazette / Celui qui a la translucidité du jade quand il retire son pyjama le matin sur le balcon du château des De Sépibus branche aînée / Celle qui admet avoir fait tout faux en forçant son fils Victor à porter des robes jusqu’à sept ans et qui expie désormais en subissant les sous-entendus de cette Armande qu’il est devenu en conservant sa voix rauque / Ceux qui affirment que les bossus italiens sont plus bossus qu’Italiens / Celui qui est entré dans les ordres après avoir fait son coming out / Celle qui assume sa virilité de diva wagnérienne / Ceux qui ont tout essayé avant de revenir à la position du missionnaire chrétien de gauche, etc.

    Image : Philip Seelen         

  • Une virée en Utopie

     

    Versins.jpgLa Science Fiction, ou l’homme en éternel projet. En mémoire de Pierre versins (1923-2001).

     

    En automne 1972 parut, à Lausanne, aux éditions L’Age d’Homme, un ouvrage monumental portant le titre d’Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction, signé Pierre Versins. Sans être familier de la SF, il s’est trouvé que je participe aux finitions du « monstre » durant les quelques derniers mois, fébriles, de sa composition. J’en avais témoigné sur une pleine page de La Tribune de Lausanne à laquelle  je collaborais à l’époque, que je recopie ici à l’attention de François Boetschi,  spécialiste de SF en train de préparer, pour les archives de la Maison d'Ailleurs,  un film sur l’auteur de cette somme et, accessoirement, de la nouvelle la plus courte jamais écrite dans le genre : « Il venait de Céphée, il s’appelait Dupont »…

     

    Versins4.jpgExtraordinaire. Tel est le mot qui vous vient à l’esprit lorsque, ignorant ce qui vous attend, vous débarquez devant la maison de Rovray où habite Pierre Versins. Extraordinaire, d’abord, le décor : dominant les toits du village, les prés et les forêts, c’est, sauf le respect dû à l’anarchiste que prétend être le maître de céans, le lieu d’une paix royale, d’un calme quasi monacal. Ici, le jour se lève quand il lui semble bon, les vaches broutent, les innocentes, et l’on admire un paysage apparemment intouché : le décor même des romans de science fiction à venir, genre contre-utopie bucolique…

    Extraordinaire, aussi, ce qui se passe à l’intérieur. Car à l’abri des murs de l’ancienne ferme quelque chose se passe, et ce malgré l’indifférence superbe du matou tricolore qui vous toise à l’entre : Versins est en effet à l’œuvre. Il marmonne, il griffonne, il sautille d’un rayon de bibliothèque à l’autre, il attrape un dictionnaire au passage, puis il revient à son fichier titanesque dans lequel il plonge une longue, frémissante aiguille ; ayant pêché ainsi quelque renseignement, il aligne des kilomètres de fiches, annote, corrige des épreuves arrivée le matin par la poste, lit et écrit tout à la fois. Bref, à l’abri des murailles de livres – environ 60.000, des vieilles éditions qui feraient pâlir plus d‘un bibliophile aux collections de bandes dessinées ou de « pulps », il achève la rédaction de « son » encyclopédie.

    C’est l’agitation quotidienne du bocal aux idées d’où vont sortir tantôt les plus savantes synthèses et tantôt les jeux de mots les plus désastreux. Cela dure depuis  quatre ans, mais le travail initial, els recherches, la lecture, la réflexion et le projet, Versins les poursuit depuis plus de vingt ans. Il vous  dit que c’est une passion d’enfance, et vous le croyez, car il ya dans l’enthousiasme avec lequel il vous parle de « son » sujet quelque chose appartenant à l’enfance. Ce quelque chose, d’ailleurs, est un doux mélange que sa raison lui a permis de traiter à sa façon. Pour le saisir, il faut l’entendre raconter, par le menu, toute sa vie ; qu’il dise son enfance provençale, précisément (son vrai nom est Chamson, petit cousin de l’écrivain André Chamson), sa jeunesse, la guerre et la Résistance, la déportation, enfin les épreuves de toute sorte. Pourquoi cela ? En quoi cela peut-il intéresser le lecteur d’un livre aussi « neutre » qu’une encyclopédie ?

    Précisément pour ce que Versins y a mis de lui-même. Comme Pierre Larousse, premier du nom – l’un de ses maîtres -, et dans un style qu’il dit lui-même influence par le pamphlétaire Paul-Louis Courier, il rédige une encyclopédie sans doute fondée sur un savoir immense, mais il fait également œuvre polémique. Un pamphlet de mille pages. Un pamphlet dont le thème central est l’utopie, à savoir ce pays de l’impossible infiniment désirable, où l’homme n’arrivera jamais tout en y allant d’un pas décidé – un pamphlet contre tout ce qui empêche l’homme d’y arriver justement et pour tout ce qui l’agrandirait plus que nature.

    Mais entrons dans le vif du sujet. Voyez plutôt le beau projet : L’Homme qui peut tout…

    Oui, voilà ce dont il va s’agir en ce voyage fabuleux de l’Antiquité à nos jours et de ceux-ci à l’avenir et jusque dans la quatrième dimension, au fond des intestins grêles de notre globe, sur Venus ou dans les micromondes. Tout un programme, comme on voit, et qui élargit considérablement l’idée qu’on pouvait se faire jusque-là de la science fiction.

    Soucoupes volantes, Monsieur Versins ? Connais pas. Extraterrestres ? Probabilité statistique… mais référez-vous à mon article ! Et commence alors la lecture en zigzags. On part donc d’ « extraterrestres », on tombe sur les noms plus ou moins connus de Lucien de Samosate, de Wells, de Cyrano de Bergerac, de Jean de la Hire, on y va voir avent de tomber sur le thème « fin du monde », les idées se catapultent, on note les titres de romans que l’auteur, les résumant, a donné envie de lire aussi, et voici Barjavel après Bande dessinées, Batman après Jacques Bergier qui a droit au passage à son coup de griffe…

    À propos d’ « utopie », enfin, faites donc le crochet par l’article qui s’y rapporte car c’est alors qu’on peut le mieux, je crois, évaluer le projet de l’auteur ; là aussi qu’on peut en apprécier soudain la valeur intellectuelle entre tant de cabrioles ludiques !

    Tels sont en effet Pierre Versins et son Encyclopédie, qui mêlent à tout coup l’accidentel et le permanent, le rire et le tragique, ou le doute et toutes les croyances.

    Or cette symbiose étrange, il fallait un écrivain du genre de Pierre Versins, « fou littéraire » à sa façon dont la référence impavide  à la «conjecture rationnelle » relève évidemment de l’utopie…

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    La science fiction selon Pierre Versins

    «La science fiction est un univers plus grand que l’univers connu. Elle dépasse, elle déborde, elle n’a pas de limites, elle est sans cesse au-delà d’elle-même, elle se nie en affirmant, elle expose, pose et préfigure, elle extrapole. Elle invente ce qui a peut-être été, ce qui est sans que nul ne le sache, et ce qui sera ou pourrait être. Et, ce faisant, elle découvre. Elle est le plus extraordinaire défoulement que l’on puisse rêver et le meilleur tremplin pour aboutir, sans ouvrir des yeux trop ébaubis, à l’humanité qui viendra. Elle est avertissement et prévision, sombre et éclairante. Elle est le rêve d’une réalité autre et la réalisation des rêves les plus fous, donc les plus probables. Elle est aussi sublime et abjecte que l’homme, elle est l’homme en éternel projet, elle est l’homme inquiet, chercheur, fouineur, insatiable. Qui veut tout et qui l’aura, moins epsilon. Elle est l’homme dans tout ce qu’il a d’instable, de mal défini, de vivant et grommelant sur les chemins tortueux de l’éternité. Et l’épopée de notre espèce indissociable de sa quête. L’absolu… »

    (Extrait de l’introduction à l’Encyclopédie de Pierre Versins)

     

    Pierre Versins (1923-2001) par lui-même

    Je suis né en 1923 et mourrai centenaire. Je suis un polygraphe français spécialisé dans le recherche et l'étude de ce qui constitue cette Encyclopédie.J’ai par ailleurs écrit des romans et des nouvelles (Les étoiles ne s’en foutent pas, 1954 : Le professeur, 1956 ; La ville du ciel, 1955 ; L’enfant né pour l’espace, 1964), ce qui a fait dire à un lecteur de la revue Fiction que je savais tout sur la science fiction sauf en écrire…

     

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  • Ceux que son verbe vivifie

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    Reconnaissance à Charles-Albert Cingria

     

    Celui que la première phrase qu’il en a lue a  physiquement et métaphysiquement galvanisé et c’était par exemple celle-ci sur laquelle il était tombé par hasard à la devanture de la Librairie Marguerat de Lausanne où se trouvaient empilés des centaines d’exemplaires du Canal exutoire à 25 francs pièce  (on en veut 250 ou 2500 aujourd’hui selon les brigands), et voici donc : « On se promène ; on est très attentif ; on va. C’est émouvant jusqu’à défaillir. On passe, on se promène, on va et on avance. Les murs – c’est de l’herbe et de la terre – ont de petites brèches. Là encore, on passe, on découvre. On devient Dante, on devient Pétrarque, on devient Virgile, on devient fantôme. De frêles actives vapeurs, un peu plus haut que la terre, roulent votre avance givrée. Je comprends que pour se retrouver ainsi supérieurement et ainsi apparaître et ainsi passer il faut ce transport, cet amour calme, et ce lointain feutré des  bêtes, ce recroquevillement des insectes et cette nodosité des vipères dans les accès bas des plantes ; ces bois blancs, légers, vermoulus ; cette musique tendre des bêtes à ailes ; ces feux modiques et assassins d’un homme ou deux arrivés de la mer, qui ont vite campé et qui fuient » / Celle qui découvre ces lignes aujourd’hui en lisant Le Persil / Ceux qui se savent douze ou au max douze cents à percer son délire / Celui que le tonique de son écriture et son incantation et sa bandaison a délivré de tout discours gris à caractère idéologique ou philistin / Cingria8.JPGCelle qui le voit toujours vu en petit roi que Dieu (le père, le fils, le frère ou la mère polonaise) avait plaisir à voir régner sur la terre et environs / Ceux qui reviennent à lui comme à la source claire de la forêt métropolitaine / Celui qui le sait à la fois Romain et Chinois par l’alcool / Celle qui sourit doucement à ceux qui se disent ses spécialistes / Ceux que le froid saisit à l’écoute de sa basse continue de laquelle jaillit soudain le chant de l’alouette spirituelle dite Lulu / Celui qui partage son horreur du nordisme genre aujourd’hui Wellness Design Fitness et autres saloperies lisses / Celle qui n’a pas reçu de plus beau cadeau que ses soliloques d’impérial pique-assiette toujours un peu pompette / Ceux qui annotent ses textes et en seront heureusement contaminés en tout cas on l’espère pour ces enfarinés de poussière / Celui qui se rappelle les sept petits moines vietnamiens surpris dans le vallon du Gottéron à pépier comme dans une de ses digressions de Musiques de Fribourg / Celle qui lui vendait à Cully des boîtes de cachous / Ceux enfants qui le poursuivaient dans les ruelles de Saint-Saphorin en lui criant Cachou ! Cachou ! / Celui qui la vu pioncer seul et saoul comme un tas sur les sacs de sucre empilés derrière la gare de Cornavin / Celle qui a conservé son clavier secret dont sa belle-mère bernoise a fait du petit bois /  Ceux qui l’ont blessé ce jour-là en finissant sans lui la bouteille de Gigondas que son ami Wayland avait ouverte pour lui comme il disait / Celui qui pense que l’humiliation a été l’un de ses moteurs puissants / Celle qui a incendié sa cousine femme de notaire qui lui recommandait de ne pas le laisser seul avec les enfants avec ce qu’on sait / Ceux qui évoquaient sa « sexualité » avec le ton bassement «à l’écoute»  des diplômés en psychologie et autre cafards concernés / Celui qui s’est déconsidéré aux yeux de l’Eternel en parlant de l’aspect compulsif de son écriture / CINGRIA3.jpgCelle qui relit Enveloppes avec la satisfaction plus-que-réelle d’être physiquement et métaphysiquement bien baisée / Ceux qui savent qu’avec un tel corps on boit plus facilement qu’on ne baise mais  qu’est-ce qu’on sait au juste de ces choses-là non mais des fois / Celui qui a toujours estimé que les critères de gauche ou de droite lui allaient aussi difficilement qu’à Pétrarque ou Virgile ou Tchouang-tseu sans parler de Little Nemo / Celle qui suçait son pouce à lui pour s’endormir mais il faudrait un collège d’experts pour conclure à la pédophilie n’est-ce pas / Ceux qui retrouvent son évidence mystérieuse en revenant au Canal exutoire où ils lisent par exemple ceci : « Il est odieux que le monde appartienne aux virtuistes – à des dames aux ombrelles fanées par les climats qui indiquent ce qu’il faut faire ou ne pas faire -, car vertu, au premier sens, signifie courage. C’est le contraire du virtuisme. La vertu fume, crache, lance du foutre et assassine », ou ceci qu’ils entendent comme un ordre de marche permanent quoique secret : « L’homme-humain doit vivre seul et dans le froid : n’avoir qu’un lit – petit et de fer obscurci au vernis triste. – une chaise d’à côté, un tout petit pot à eau. Mais déjà ce domicile est attrayant ; il doit le fuir. À peine  rentré, il peut s’asseoir sur son lit. Mais, tout de suite, repartir. L’univers, de grands mâts, des démolitions à perte de vue, des usines et des villes qui n’existent pas puisqu’on s’en va, tout cela est à lui pour qu’il en fasse quelque chose dans l’œuvre qu’il ne doit jamais oublier de sa récupération », ou cela encore et enfin : « L’être ne peut se mouvoir sans illusion, mais il a cette secousse : il est de toute autre nature et il est éternel. Je crois même qu’une fille de basse-cour pense ça : tout d’un coup elle pense ça. Après elle oublie. Tous, du reste, continuellement, nous ne faisons qu’oublier », etc.

     

    CINGRIA5 (kuffer v1).jpg(Cette liste a été jetée ce matin tôt l'aube en prévision de l’établissement d’une livraison spéciale du journal Le Persil consacrée à Charles-Albert Cingria, aux bons soins de Daniel Vuataz et Marius Daniel Popescu.) 

  • Ceux qui se rappelleront

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    Celui qui se donne rendez-vous à point d'heures pour en finir une bonne fois / Celle qui va prendre l’air et l‘emporte ailleurs / Ceux qui n’ont plus personne qu’eux-mêmes / Celui qui a toute sa fin de vie devant lui / Celle qui se retrouve dans tous les personnages d’Une femme fuyant l’annonce de David Grossman / Ceux qui craignent moins la mort que le Wellness / Celui qui fait de l’ordre dans son antre afin qu’y souffle l’Esprit / Celle qui attend un nouveau livre qui l’aide à vivre genre Marc Levy en mieux si ça se trouve / Ceux qui ont encore des choses à dire même si tout le monde s’en fout / Celle qui savait tout Booz endormi par cœur à 13 ans et qui en a tout oublié à cause de ses insomnies / Ceux qui fuient  l’ombre de leur proie / Celui qui refuse de fuir faute de temps / Celle qui sent que tu vas t’en aller et fait comme si ça l’arrangeait / Ceux qui affirment qu’ils se retrouveront au ciel alors qu’ils ont choisi par testament de faire répandre leurs cendres au Jardin du souvenir où c’est le moins cher / Celui qui va de l’avant direction les falaises / Celle qui répond à Paul que la vie ne saurait se limiter à la marche en plaine même entre chrétiens convaincus / Ceux qui renoncent à la viande rouge sans motifs avouables / Celui qui fait un transfert sur la monitrice d’école du dimanche malgache / Celle que son amour des girafes ne cesse de faire regarder plus haut au Lyceum Club de sa bourgade / Ceux dont le corps est traversé par de légers vents / Celui qui ne fait que passer dans son enveloppe terrestre dit-il gravement à Jessica la poétesse à qui ça parle en profondeur lui répond-elle en attardant sa main sur sa noble épaule / Celle qui fait un strip à la fenêtre du 77e étage du Sheraton en espérant être remarquée de quelque commercial encore disponible à 23h.47 / Ceux qui reviennent vivants de Turquie mais se plaindront à l’Agence des cabinets de là-bas qu’on dit « à la française » / Celui qui a des assurances pour à peu près tout sauf imprévus qu’il a budgétisés comme tels / Celle qui aime donner le change en se faisant passer pour sa jumelle bègue / Ceux qui ne mangent pas les chats tigrés par principe écologique et religieux, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui décrochent

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    Celui qui se sent largué / Celle qui constate son inadéquation croissante au niveau de la fonctionnalité marchande de l’Entreprise / Ceux que la médiocrité radieuse insupporte /  Celui qui n’en peut plus d’avoir l’air content / Celle qui stresse pour rien mais quand même / Ceux que l’angoisse circonvient / Celui que l’enthousiasme forcé force à perdre le sien / Celle qui se débat contre Vii le démon aux paupières de plomb / Ceux qui se débattent contre ils ne savent trop quoi / Celui que la pensée de la mort revivifie / Celle qui n’en a qu’à la beauté de l’objet / Ceux que leur solitude protège / Celui qui cherche la vraie couleur des mots / Celle qui remonte le cours des années sans cesser de courir / Ceux qui écrivent à leur mère défunte qui reste aussi silencieuse qu’avant / Celui qui se retrouve devant le fleuve immobile  qui est peut-être un lac va savoir de toute façon c’est un rêve / Celle qui se prépare des souvenirs avec une attention renouvelée / Ceux qui distinguent nettement l’immensité des choses de leur énormité / Celui qui cherche vainement le charme de l’hôtel éponyme / Celle que déprime la vision des larves / Ceux qui se baignent à la source des larmes / Celui qui se contente de recevoir / Celle qui retourne les situations avec la même habile célérité qu’elle le fait de la crêpe Suzette / Ceux qui se retrouvent dans le champ de (mauvaises) mines / Celui qui sifflote dans le cimetière désaffecté où fleurit la rose bon marché / Celle qui sent son crâne sous sa perruque rose / Ceux qui ont pitié des rictus / Celui qui perce ton jeu en vidant son sac / Celle qui fait place nette dans le Tohu-Bohu parental / Ceux qui réparent les objets de première nécessité genre brosse à dents et cure-pipes / Celui qui coupe court au discours du brillant sophiste en lui désignant une miette sur sa moustache à la Clark Gable / Celle que le conformisme écoeurant du Nouvel Âge rend parfois méchante / Ceux qui te parlent de la culture comme d’un hobby et que tu finiras par baffer ça c sûr / Celui qui lit Chamfort pour stimuler son agressivité bonne / Celle qui lit entre les lignes de ta main / Ceux qui persistent et se signent / Celui qui traverse au rouge et se fait renverser par un camion et se retrouve au pavillon de traumatologie où il rencontre l’infirmier de sa vie comme quoi / Celle qui fait contre mauvaise fortune bon beurre / Ceux qui remontent la pente en nageant dans le sens contraire des aiguilles de la montre / Celui qui reprend le vélo à outrance / Celle qui se faufile dans la pénombre propice / Ceux qui s’interrogent sur la discontinuité ontologique consécutive à l’apparition de l’homme puis se rendorment tranquillement sur l’oreiller brodé par Maman Darwin / Celui qui affirme que la Nature a un sens en elle-même qu’il faut creuser au niveau du groupe / Celle qui adhère au Groupe de Conscience avec l’allant d’une ancienne majorette / ceux qui se lavent le cerveau dans la fontaine de jouvence / Celui qui se veut inatteignable tout en restant connecté 24/24 heures / Celle qui estime qu’il faut relire Lacan / Ceux qui estiment que le vêtement est la maison de la personne et autres crétineries / Celui qui se fait fort de relancer l’intensité communicationnelle au niveau de la cafète de l’Entreprise / Ceux qui estiment que l’univers des marques est le nouvel espace du Sacré et autres fadaises, etc.

    Image : Philip Seelen   

  • Des voix dans la nuit

     

    GrossmanD.jpgOn entre dans le dernier roman de David Grossman, Une femme fuyant l'annonce, comme dans un labyrinthe nocturne dans lequel s'entrecroisent les voix de trois jeunes gens menacés par la maladie et la guerre. Ces séquences d'une sorte de théâtre de la mémoire sont datées 1967, où apparaissent les protagonistes du roman: Ora, Avram et Ilan.

    Or, m'engageant dans cette lecture lente et fascinante par son imprégnation intime, je viens de retrouver cette lettre bouleversante adressée par l'écrivain à son fils défunt, tué en août 2006 sur le front de la sale guerre  au Liban.

     

    "Notre famille a perdu la guerre"

    par David Grossman

     

    Grossman5.JPGMon cher Uri,

     

    Voilà trois jours que presque chacune de nos pensées commence par une

    négation. Il ne viendra plus, nous ne parlerons plus, nous ne rirons plus.

    Il ne sera plus là, ce garçon au regard ironique et à l'extraordinaire sens

    de l'humour. Il ne sera plus là, le jeune homme à la sagesse bien plus

    profonde qu'elle ne l'est à cet âge, au sourire chaleureux, à l'appétit

    plein de santé. Elle ne sera plus, cette rare combinaison de détermination

    et de délicatesse. Absents désormais, son bon sens et son bon coeur.

     

    Nous n'aurons plus l'infinie tendresse d'Uri, et la tranquillité avec

    laquelle il apaisait toutes les tempêtes. Nous ne regarderons plus ensemble

    les Simpson ou Seinfeld, nous n'écouterons plus avec toi Johnny Cash et nous

    ne sentirons plus ton étreinte forte. Nous ne te verrons plus marcher et

    parler avec ton frère aîné Yonatan en gesticulant avec fougue, et nous ne te

    verrons plus embrasser ta petite soeur Ruti que tu aimais tant.

     

    Uri, mon amour, pendant toute ta brève existence, nous avons tous appris de

    toi. De ta force et de ta détermination à suivre ta voie, même sans

    possibilité de réussite. Nous avons suivi, stupéfaits, ta lutte pour être

    admis à la formation des chefs de char. Tu n'as pas cédé à l'avis de tes

    supérieurs, car tu savais pouvoir faire un bon chef et tu n'étais pas

    disposé à donner moins que ce dont tu étais capable. Et quand tu y es

    arrivé, j'ai pensé : voilà un garçon qui connaît de manière si simple et si

    lucide ses possibilités. Sans prétention, sans arrogance. Qui ne se laisse

    pas influencer par ce que les autres disent de lui. Qui trouve la force en

    lui-même.

     

    Depuis ton enfance, tu étais déjà comme ça. Tu vivais en harmonie avec

    toi-même et avec ceux qui t'entouraient. Tu savais quelle était ta place, tu

    étais conscient d'être aimé, tu connaissais tes limites et tes vertus. Et en

    vérité, après avoir fait plier toute l'armée et avoir été nommé chef de

    char, il est apparu clairement quel type de chef et d'homme tu étais. Et

    aujourd'hui, nous écoutons tes amis et tes soldats parler du chef et de

    l'ami, celui qui se levait le premier pour tout organiser et qui n'allait se

    coucher que quand les autres dormaient déjà.

     

    Et hier, à minuit, j'ai contemplé la maison, qui était plutôt en désordre

    après que des centaines de personnes étaient venues nous rendre visite pour

    nous consoler, et j'ai dit : il faudrait qu'Uri soit là pour nous aider à

    ranger.

     

    Tu étais le gauchiste de ton bataillon, mais tu étais respecté, parce que tu

    restais sur tes positions sans renoncer à aucun de tes devoirs militaires.

    Je me souviens que tu m'avais expliqué ta "politique des barrages

    militaires", parce que toi aussi, tu y avais passé pas mal de temps, sur ces

    barrages. Tu disais que s'il y avait un enfant dans la voiture que tu venais

    d'arrêter, tu cherchais avant tout à le tranquilliser et à le faire rire. Et

    tu te rappelais ce garçonnet plus ou moins de l'âge de Ruti, et la peur que

    tu lui faisais, et combien il te détestait, avec raison. Pourtant tu faisais

    ton possible pour lui rendre plus facile ce moment terrible, tout en

    accomplissant ton devoir, sans compromis.

     

    Quand tu es parti pour le Liban, ta mère a dit que la chose qu'elle

    redoutait le plus c'était ton "syndrome d'Elifelet". Nous avions très peur

    que, comme l'Elifelet de la chanson, tu te précipites au milieu de la

    mitraille pour sauver un blessé, que tu sois le premier à te porter

    volontaire pour le

    réapprovisionnement-des-munitions-épuisées-depuis-longtemps. Et que là-haut,

    au Liban, dans cette guerre si dure, tu ne te comportes comme tu l'avais

    fait toute ta vie, à la maison, à l'école et au service militaire, proposant

    de renoncer à une permission parce qu'un autre soldat en avait plus besoin

    que toi, ou parce que tel autre avait chez lui une situation plus difficile.

     

    Tu étais pour moi un fils et un ami. Et c'était la même chose pour ta maman.

    Notre âme est liée à la tienne. Tu vivais en paix avec toi-même, tu étais de

    ces personnes auprès de qui il fait bon être. Je ne suis même pas capable de

    dire à haute voix à quel point tu étais pour moi "quelqu'un avec qui courir"

    (titre d'un des derniers romans de ).

     

    Chaque fois que tu rentrais en permission, tu disais : viens, papa, qu'on

    parle. Habituellement, nous allions nous asseoir et discuter dans un

    restaurant. Tu me racontais tellement de choses, Uri, et j'étais fier

    d'avoir l'honneur d'être ton confident, que quelqu'un comme toi m'ait

    choisi.

     

    Je me souviens de ton incertitude, une fois, à l'idée de punir un soldat qui

    avait enfreint la discipline. Combien tu as souffert parce que cette

    décision allait mettre en rage ceux qui étaient sous tes ordres et les

    autres chefs, bien plus indulgents que toi devant certaines infractions.

    Punir ce soldat t'a effectivement coûté beaucoup du point de vue des

    rapports humains, mais cet épisode précis s'est ensuite transformé en l'une

    des histoires cardinales de l'ensemble du bataillon, établissant certaines

    normes de comportement et de respect des règles. Et lors de ta dernière

    permission, tu m'as raconté, avec une fierté timide, que le commandant du

    bataillon, pendant une conversation avec quelques officiers nouvellement

    arrivés, avait cité ta décision en exemple de comportement juste de la part

    d'un chef.

     

    Tu as illuminé notre vie, Uri. Ta mère et moi, nous t'avons élevé avec

    amour. C'était si facile de t'aimer de tout notre coeur, et je sais que toi

    aussi tu étais bien. Que ta courte vie a été belle. J'espère avoir été un

    père digne d'un fils tel que toi. Mais je sais qu'être le fils de Michal

    l'épouse de veut dire grandir avec une générosité, une grâce et un amour

    infini, et tu as reçu tout cela. Tu l'as reçu en abondance et tu as su

    l'apprécier, tu as su remercier, et rien de ce que tu as reçu n'était un dû

    à tes yeux.

     

    En ces moments, je ne dirai rien de la guerre dans laquelle tu as été tué.

    Nous, notre famille, nous l'avons déjà perdue. Israël, à présent, va faire

    son examen de conscience, et nous nous renfermerons dans notre douleur,

    entourés de nos bons amis, abrités par l'amour immense de tant de gens que

    pour la plupart nous ne connaissons pas, et que je remercie pour leur

    soutien illimité.

     

    Je voudrais tant que nous sachions nous donner les uns aux autres cet amour

    et cette solidarité à d'autres moments aussi. Telle est peut-être notre

    ressource nationale la plus particulière. C'est là notre grande richesse

    naturelle. Je voudrais tant que nous puissions nous montrer plus sensibles

    les uns envers les autres. Que nous puissions nous délivrer de la violence

    et de l'inimitié qui se sont infiltrées si profondément dans tous les

    aspects de nos vies. Que nous sachions nous raviser et nous sauver

    maintenant, juste au dernier moment, car des temps très durs nous attendent.

     

    Je voudrais dire encore quelques mots. Uri était un garçon très israélien.

    Son nom même est très israélien et hébreu. Uri était un condensé de

    l'israélianité telle que j'aimerais la voir. Celle qui est désormais presque

    oubliée. Qui est souvent considérée comme une sorte de curiosité.

     

    Parfois, en le regardant, je pensais que c'était un jeune homme un peu

    anachronique. Lui, Yonatan et Ruti. Des enfants des années 1950. Uri, avec

    son honnêteté totale et sa façon d'assumer la responsabilité de tout ce qui

    se passait autour de lui. Uri, toujours "en première ligne", sur qui on

    pouvait compter. Uri avec sa profonde sensibilité envers toutes les

    souffrances, tous les torts. Et capable de compassion. Ce mot me faisait

    penser à lui chaque fois qu'il me venait à l'esprit.

     

    C'était un garçon qui avait des valeurs, terme tant galvaudé et tourné en

    dérision ces dernières années. Car dans notre monde dément, cruel et

    cynique, il n'est pas "cool" d'avoir des valeurs. Ou d'être humaniste. Ou

    sensible à la détresse d'autrui, même si autrui est ton ennemi sur le champ

    de bataille.

     

    Mais j'ai appris d'Uri que l'on peut et l'on doit être tout cela à la fois.

    Que nous devons certes nous défendre. Mais ceci dans les deux sens :

    défendre nos vies, mais aussi s'obstiner à protéger notre âme, s'obstiner à

    la préserver de la tentation de la force et des pensées simplistes, de la

    défiguration du cynisme, de la contamination du coeur et du mépris de

    l'individu qui sont la vraie, grande malédiction de ceux qui vivent dans une

    zone de tragédie comme la nôtre.

     

    Uri avait simplement le courage d'être lui-même, toujours, quelle que soit

    la situation, de trouver sa voix précise en tout ce qu'il disait et faisait,

    et c'est ce qui le protégeait de la contamination, de la défiguration et de

    la dégradation de l'âme.

     

    Uri était aussi un garçon amusant, d'une drôlerie et d'une sagacité

    incroyables, et il est impossible de parler de lui sans raconter certaines

    de ses "trouvailles". Par exemple, quand il avait 13 ans, je lui dis :

    imagine que toi et tes enfants puissiez un jour aller dans l'espace comme

    aujourd'hui nous allons en Europe. Il me répondit en souriant : "L'espace ne

    m'attire pas tellement, on trouve tout sur la Terre."

     

    Une autre fois, en voiture, Michal et moi parlions d'un nouveau livre qui

    avait suscité un grand intérêt et nous citions des écrivains et des

    critiques. Uri, qui devait avoir neuf ans, nous interpella de la banquette

    arrière : "Eh les élitistes, je vous prie de noter que vous avez derrière

    vous un simplet qui ne comprend rien à ce que vous dites !"

     

    Ou par exemple, Uri qui aimait beaucoup les figues, tenant une figue sèche à

    la main : "Dis papa, les figues sèches c'est celles qui ont commis un péché

    dans leur vie antérieure ?"

     

    Ou encore, une fois que j'hésitais à accepter une invitation au Japon :

    "Comment pourrais-tu refuser ? Tu sais ce que ça veut dire d'habiter le seul

    pays où il n'y a pas de touristes japonais ?"

     

    Chers amis, dans la nuit de samedi à dimanche à trois heures moins vingt, on

    a sonné à notre porte et dans l'interphone et un officier s'est annoncé. Je

    suis allé ouvrir et j'ai pensé ça y est : la vie est finie.

     

    Mais cinq heures après, quand Michal et moi sommes rentrés dans la chambre

    de Ruti et l'avons réveillée pour lui donner la terrible nouvelle, Ruti,

    après les premières larmes, a dit : "Mais nous vivrons n'est-ce pas ? Nous

    vivrons et nous nous promènerons comme avant. Je veux continuer à chanter

    dans la chorale, à rire comme toujours, à apprendre à jouer de la guitare."

    Nous l'avons étreinte et nous lui avons dit que nous allions vivre et Ruti a

    dit aussi : "Quel trio extraordinaire nous étions Yonatan, Uri et moi."

     

    Et c'est vrai que vous êtes extraordinaires. Yonatan, toi et Uri vous

    n'étiez pas seulement frères, mais amis de coeur et d'âme. Vous aviez un

    monde à vous, un langage à vous et un humour à vous. Ruti, Uri t'aimait de

    toute son âme. Avec quelle tendresse il s'adressait à toi. Je me rappelle

    son dernier coup de téléphone, après avoir exprimé son bonheur qu'un

    cessez-le-feu ait été proclamé par l'ONU, il a insisté pour te parler. Et tu

    as pleuré, après. Comme si tu savais déjà.

     

    Notre vie n'est pas finie. Nous avons seulement subi un coup très dur. Nous

    trouverons la force pour le supporter, en nous-mêmes, dans le fait d'être

    ensemble, moi, Michal et nos enfants et aussi le grand-père et les

    grands-mères qui aimaient Uri de tout leur coeur - ils l'appelaient Neshumeh

    (ma petite âme) - et les oncles, tantes et cousins, et ses nombreux amis de

    l'école et de l'armée qui nous suivent avec appréhension et affection.

     

    Et nous trouverons la force aussi dans Uri. Il possédait des forces qui nous

    suffiront pour de nombreuses années. La lumière qu'il projetait - de vie, de

    vigueur, d'innocence et d'amour - était si intense qu'elle continuera à nous

    éclairer même après que l'astre qui la produisait s'est éteint. Notre amour,

    nous avons eu le grand privilège d'être avec toi, merci pour chaque moment

    où tu as été avec nous.

     

    Papa, maman, Yonatan et Ruti.

     

     

    Auteur d'une douzaine de romans traduits dans le monde entier, David

    Grossman est l'une des figures les plus marquantes de la littérature

    israélienne.

     

    Né à Jérusalem en 1954, David Grossman s'est rendu célèbre avec sa première oeuvre, Le Vent jaune, dans laquelle il décrivait les souffrances imposées par l'occupation militaire israélienne aux Palestiniens.

    Quelques jours avant la mort de son fils, il avait lancé, avec les écrivains Amos Oz et A. B. Yehoshua, d'abord dans une tribune publiée par Haaretz,puis lors d'une conférence de presse, un appel au gouvernement israélien pour qu'il mette fin aux opérations militaires au Liban. Les trois hommes de lettres, considérés comme proches du "camp de la paix", avaient soutenu la riposte à l'attaque du Hezbollah, mais estimaient inutile l'extension de l'offensive décidée le 9 août.

     

    Principaux ouvrages de David Grossman en français (tous publiés au Seuil) : J'écoute mon corps (2005) ; L'Enfant zigzag (2004) ; Quelqu'un avec qui courir (2003) ; Chroniques d'une paix différée (avec Jean-Luc Allouche, 2003) ; Tu seras mon couteau (2000) ; Voir ci-dessous amour (1991) ; Le Vent jaune (1988).

  • L'Afrique au coeur

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    Trois auteurs africains à découvrir Sur les quais, à Morges, dès aujourd'hui:  la Sénégalaise Khadi Hane, qui vient de publier un roman percutant; le Tchadien Nétonon Noël Ndjékéry, avec un nouveau livre également captivant; et Max Lobe, le benjamin camerounais, dans un récit  plein de verve gouailleuse ! Avec Corinne Desarzens la blanche colombe à langue acérée, ils seront "mes" hôtes cet après-midi au Château de Morges, de 13h.30 à 14h.45.

    Trois jours durant (du 2 au 4 septembre), sur les quais du bourg lémanique de Morges, se tient la deuxième édition d’un salon du livre qui se veut principalement au service des écrivains et de leur public. Jean d’Ormesson parraine la manifestation, dont Zoé Valdès est l’«ambassadrice ». À découvrir notamment, cet après-midi : quatre auteurs invités, parmi plus de 250 autres confrères et soeurs  de toutes provenances et de nombreuses tables rondes :  quatre écrivains qui ont « L’Afrique au cœur », non sans rage parfois, dont trois auteurs d’origine africaine: la Sénégalaise Khadi Hane, pour un roman percutant à tous égards, tant par la matière humaine qu’elle brasse que par son écriture finement débridée : Des fourmis dans la bouche, paru chez Denoël ; le Camerounais Max Lobe, jeune auteur de 26 ans qui promet beaucoup avec L’enfant du miracle, publié aux éditions des Sauvages, évocation pleine de verve d’une enfance africaine et d’une jeunesse estudiantine à Lausanne ; et le Tchadien Nétonon Noël Ndjékéry, dont vient de paraître, aux éditions In Folio, un très substantiel et détonant nouveau roman, intitulé Mosso et racontant les tribulations gratinées de  la jeune Dendo qui, après avoir un peu violé son innocent prof de gym Seydou, est forcée de l’épouser par les siens et en devient veuve à la suite d’un mystérieux assassinat, début pour elle d’une saga qui se poursuit sur les hauts de Montreux, à un coup d’aile du chalet dun certain JLK…

    Desarzens.jpgEnfin, l’excellente Corinne Desarzens, avec Un roi, paru ce printemps chez Grasset, complètera le joli carré de cette table ronde.

    Rendez-vous donc, amis, tout à l’heure au Château de Morges !

  • Un exorcisme poétique

     

    Desarzens0001.JPG

    Corinne Desarzens donne, avec Un roi, un récit de résilience d’une irradiante beauté.

    Il arrive que des «expériences négatives» soient des «bénédictions déguisées», et Corinne Desarzens en sait quelque chose. En quelques années, en effet, celle que nous tenons pour l’un des meilleurs écrivains romands a perdu mère et père, ce qui arrive à tout le monde, mais également ses deux frères jumeaux, suicidés le même jour à six ans d’intervalle, chose plus rare évidemment. Or, bien plus exceptionnels encore: la force intérieure, l’énergie et l’extraordinaire déploiement d’amour et de poésie qui lui a permis de surmonter sa peine par le truchement de son dernier livre - le meilleur sans doute à ce jour-, qui emprunte la voie du «roman» alors même que tout y est personnellement vécu. Question de pudeur, sans doute, puisqu’il y est aussi question de proches encore vivants, mais aussi de légère distance, qui lui fait observer sa propre vie de l’extérieur. «La vie est tellement riche», m’expliquait-t-elle à ce propos, «que la raconter suppose des choix. Vous pouvez être dix personnes à avoir vécu la même chose, sans retenir du tout les mêmes détails. C’est peut-être ce qui distingue le roman du récit autobiographique. Et puis ma vie elle-même est très romanesque...»

    Au-delà du «reportage»

    Ce passage du témoignage vécu, limité à un «cas», à une expression plus universelle, amplifiée par la musique et la magie des mots, se vérifie d’ailleurs dans la comparaison entre Un roi et un livre précédent, intitulé Le gris du Gabon (L’Aire, 2009), où Corinne Desarzens abordait, de manière plus prosaïque, l’expérience humaine importante qu’elle a vécue à Nyon auprès des requérants d’asile depuis 2009.

    En quelques traits, précisons alors qu'Un roi détaille le parcours d’une femme mariée, la cinquantaine déclinante, qui a trois enfants d’un Léo avec laquelle elle vit «la paix des braves», et qu’un mélange de curiosité et de sollicitude rapproche d’un nouveau centre de requérants d’asile sis dans un abri souterrain à Nyon, en cette même bourgade de la Côte vaudoise où se tient chaque année le festival Visions du réel. Or ledit «réel», le plus souvent lointain, semble intéresser les journaux plus que celui de l’abri baptisé Five Stars (comme un hôtel *****) par ses hôtes de passage auxquels, il faut le préciser illico, les professionnels ou les bénévoles qui s’en occupent sont priés « de ne pas s’attacher ». Hélas la narratrice «a tout faux». Non seulement elle s’attache, s’intéresse à l’histoire de ces damnés de la terre auxquels elle donne des cours de français, et en aide quelques-uns à trouver un job: mais elle se lie à l’un d’eux, jusqu’à faire intervenir le mari, avant que la police ne vienne le cueillir (par erreur) et l’emmener en fourgon, entravé comme un malfaiteur ou un cheval... petit détail «technique», entre beaucoup d’autres, qui fait mal au coeur. Or la relation avec Nega, ce bel Erythréen fier et lucide («trouve quelque chose qui te sauve», lui conseille-t-il) mais jaloux qu’elle s’occupe aussi d’autres que lui, tournera court sur une sorte de malentendu, tout en rappelant à la narratrice la réponse du renard de Saint-Ex au Petit Prince: «On ne connaît que les choses qu’on apprivoise». De là sa décision, alors qu’un «manteau de honte» lui pèse aux épaules, de se rendre en Ethiopie, «seule issue pour comprendre»... Corinne Desarzens a tant aimé l’Ethiopie, ses terres diverses et ses gens, qu’elle y est retournée plusieurs fois après un premier voyage organisé qui nous vaut un récit gratiné, où son observation de ses compagons de route européens n’est pas moins incisive que lorsqu’elle décrit un député nyonnais soignant son image ou la ministre rigide en laquelle on reconnaît la conseillère fédérale Widmer-Schlumpf en train de « gérer » l’affaire mémorable du jeune Irakien Fahrad.. «Je ne fais pas d’angélisme», précise-t-elle cependant et je n’ai pas de message à faire passer: je m’occupe essentiellement de sentiments, mais qui ne vont pas évidemment sans indignation tant il y a d’écart entre les paroles officielle lénifiantes et la froide réalité des faits. Par ailleurs, je n’ai pas non plus de leçon à donner, ne parvenant pas à m’impliquer plus longtemps dans des situations sans issue...»

    En contraste marqué avec la froide réalité helvétique, nullement caricaturée pour autant, la partie d’ Un roi consacrée à l’Ethiopie, où s’opère une véritable résilience existentielle dans la vie de la narratrice, notamment auprès du jeune Alex, au fil d’un vrai voyage aux multiple échos humains ou livresques (Michel Leiris, Joseph Kessel et Evelyn Waugh y sont évoqués avec une rare pertinence), saisit le lecteur par la beauté d’une écriture qui n’a rien d’esthétisant pour autant, jouant du contrepoint avec une originalité renouvelée. Sans se cacher la difficulté de vivre de ses hôtes, et les conditions sociales et politiques lamentables de l’Ethiopie, et plus encore de l’Erythrée, Corinne Desarzens n’en compose pas moins une façon de psaume d’amour non sentimental, disons : poétique, dont la lumière et la musique irradient Corinne Desarzens. Un Roi. Grasset, 298p.

  • Ceux qui remettent ça

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    Celui qui cherche ailleurs ce qu’il a sous la main / Celle qui en veut encore et même plus / Ceux qui ont peur de revenir et reviennent pourtant / Celui qui soupire en disant à personne « laissons le passé devenir le passé » / Celle qui n’est jamais rassasiée de beauté / Ceux qui en redemandent sans savoir pourquoi / Celui qui s’égare dans le raccourci / Celle qui se dit en réparation / Ceux qui rapiècent leur hardes de mendiants chics / Celui qui repart de zéro et y reste / Celle qui revit par le travail / Ceux qu’on objet bien fait rend joyeux / Celui qui regarde la nature comme une icône profane / Celle qui réprouve l’aérobic en forêt / Ceux qui marchent ensemble avec l’air d’être seuls / Celui qui ne se sent lui-même que dans la foule / Celle qui se dit que le ciel la comblera plus tard sans en être sûre sûre / Ceux qui estiment qu’eux aussi ont le droit de sentir bon le dimanche / Celui qui s’est entiché d’une Malienne avec cinq enfants et en plus elle écrit / Celle qui s’arrache à son milieu comme on le fait d’une dent sans anesthésie / Ceux qui se retrouvent sur les quais pour le retour des caravelles / Celui dont la cervelle a la consistance d’un caramel / Celle qui demande à son papa pourquoi les éléphants ne sont pas noirs comme les autres Africains / Ceux qui ont conclu de son silence qu’ils ne parlent pas la même langue qu’Allah / Celui qui sait en lui un nègre qu’il aime bien / Celle qui a de l’Afrique dans son sang bleu / Ceux qui affirment que les races existent et que ça se voit / Celui qui dit que certains chirurgiens noirs opèrent aussi bien que des Genevois de souche / Celle qui ne peut évoquer l’œuvre de Senghor sans préciser qu’il avait un si joli français qu’il est entré à l’Académie / Ceux qui ne parlent de leur piano à queue qu’en le désignant comme un instrument de couleur, etc.

    Image : Philip Seelen 

  • Au bonheur des Nègres

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    Une lettre retrouvée. Ce que mon ami Philip écrivait, ce première jour de l'ère Obama, à mon ami Bona.

     

    Paris, mercredi 21 janvier 2009.

    Cher Nègre de l’aube,

    Hier matin Paris avait revêtu sa doudoune. Les néons noués en croix vertes, enseignes clignotantes qui annoncent, sur la rue, les officines à suppositoires, affichaient à peine deux degrés celsius au dessus du néant. Courbé sur ma bécane, congelé sur ma selle qui l’était tout autant, j’écrasais le pédalier en haut de la rue Monge, dans ce style qui fit la fortune de Joop Zoetemelk, surnommé le Hollandais du Tour, lorsqu’ un citoyen black, profitant de mon allure de candidat à la voiture ballet, se planta, sans risque, sur ma trajectoire, son sourire tout en ivoire me barrant la route.

    Le voir c’était le reconnaître, et ceci dans la même seconde, tant ce visage rayonnant m’est si cher et si familier, même camouflé dans une espèce de passe-montagne bricolé, sorte de choucroute inspirée des étoffes habilement nouées sur le sommet de leur chef par les chasseurs malinkés sillonnant les plateaux toujours giboyeux de la Haute Guinée. C’est Doumbia, dit Doumdoum pour les intimes. Mon vendeur de Monde à la sauvette, mon ami depuis deux ans.

    Sa peau, son visage et ses lèvres, sa tête nue, un ensemble fin et élégant, plutôt habitué aux longues heures de pasteur passées au soleil de la savane, à surveiller les troupeaux, à l’ombre tiède d’un manguier, n’apprécie pas du tout ces journées sombres et ingrates de l’hiver parisien, battues par ce petit noroît aigrelet qui vous traverse les meilleures des jaquettes.

    Devant ma surprise de le trouver ici , à cette heure avancée de la matinée, dans le Vème, alors qu’il aurait déjà dû prendre livraison de sa pile de Monde, pour l’écouler aux lecteurs du XVIème, tout engoncés dans leur respectabilité, et aussi de sa poussette pleine d’exemplaires plastifiés qu’il doit glisser dans des boîtes aussi accueillantes que les rombières restées planquées dans leurs étages, il me confirme son arrêt de travail volontaire qu’il a décrété, unilatéralement, chômage technique. Ce froid n’est pas pour lui, il a appelé son chef, Le Monde peut l’oublier ce jour.

    Tout heureux de tomber sur moi, il me propose de passer au kiosque, chez Fathi avec qui il traficote quelques améliorations de revenus, très cachottier. Nous partons pour faire le chemin ensemble et en cour de route nous débusquons un PMU où Doumbia pourra faire son tiercé. Nous stoppons à la Corniche d’Oran, bar tabac où les joueurs maghrébins et de toute l’Afrique se pressent au comptoir et à la caisse débordée par vagues, au rythme des annonces des courses, tout en pataugeant dans plusieurs couches de quittances, de billets de loterie, de formules de tiercés déjà jouées, déjà perdues, larguées par dépit spontané à même le sol.

    Tout fébrile, Doumbia le Malinké, originaire de Kankan, ville des rives vertes du fleuve Milo, cour d’eau paresseux, qui coule sans se soucier vraiment de rien, selon la formule de mon ami, échange quelques pronostics tout en feignant de s’intéresser aux propos d’un tuyauteur algérien. Ali, originaire de Boumerdès, a tout perdu dans le tremblement de Terre de 2003, qui frappa sa ville natale et détruisit la maison pour laquelle il avait travaillé toute sa vie et dans laquelle il venait d’emménager. Et le voilà de retour en France, dépouillé de toutes ses richesses. Ali que tous ici surnomment affectueusement « Ali Les Bons Tuyaux », en hommage à un personnage des «Nouveaux Chevaliers au grand cœur, qui n’ont peur de rien…mais qui gagnent toujours à la fin ». Ali, toujours en costard, élégant, et en chaussures blanches pur cuir, le visage complètement vérolé et envahi de cicatrices, suite à un accident de chantier qui lui fit frôler la fin, Ali au dentier neuf et si éclatant, dernier signe de sa richesse perdue, mais qui rappelle à tous, sans qu’il s’en doute lui-même, le sosie d’un Frankenstein échappé d’une série b.

    Doumbia, grand seigneur des Hauts Plateaux de l’Est, lui file une pièce de deux euros, toujours préparée à cet effet, pour ce tuyau déjà percé de part en part. Mais Ali - et c’est pour cela qu’ils continuent tous à le payer, chacun avec une moue de léger dédain, un peu feinte - fait partie des jeux, il fait l’ambiance, comme les écrans qui tapissent le bar et comme les serveurs moroses, mal payés eux aussi, mais qui excellent dans l’art de se glisser entre les joueurs, attentifs à ne pas faire chavirer les demis agrippés à leurs plateaux volant au-dessus des têtes. Doumdoum sort en saluant à la cantonade et en gratifiant tout cet entourage qui lui est familier de grands rires sonores et chantants. Quand il ressort, le silence des joueurs retombe sur le bar.

    C’est qu’il ne joue pas pour gagner, ce fils de petit éleveur de bétail de la savane ouest soudanienne. Il joue simplement quelques euros pour vivre autre chose que la vente du Monde, pour vivre autre chose que traîner pendant son temps libre sur un lit au milieu des quatre gosses de la famille guinéenne, mélinké comme lui, qui l’héberge de bon cœur dans son trois-pièces. C’est qu’il a perdu sa toute petite, mais si confortable, chambre de bonne...

    Il l’a perdue dans le grand incendie du Boulevard Vincent Auriol, dans le XIIIème, qui faucha vingt-cinq vies, dont onze enfants en bas âge. Sa petite chambre était sous les toits. Il découvrit l’horreur en rentrant du travail, comme un père, de ses amis, découvrit les corps carbonisés de ses cinq petits et de son épouse. C’est au cours du rassemblement à la mémoire de toutes ces victimes africaines que je fis la connaissance de Doumbia. Ces larmes sur ce visage, si gris ce jour là, et pourtant si doux, m’avaient arraché les miennes. Nous étions restés bien longtemps les yeux brûlants, après la fin de la cérémonie, à nous raconter des bouts de nos vies, assis à même la rue, au milieu du rond point de la Place d’Italie, devant des ribambelles de canettes de bières pour apaiser les chagrins, pendant que les agents, partageant cette fois-ci l’émotion des manifestants qu’ils avaient la charge de surveiller, détournaient la circulation pour nous laisser le temps de reprendre nos esprits.
    .
    Sa paie de vendeur de baveux et ses gains d’activités éparses, il les envoie fissa fissa chaque mois, par la Western Union du coin de la rue de la Goutte d’Or, à sa famille, à sa fille de 17 ans qui commence des études à l’université Anta Diop de Kankan. De sa famille , de son ou de ses épouses, Doumbia ne m’en parle qu’en silence, une tristesse grise et tendre envahit alors à nouveau ce visage si expressif, il s’éteint et se tait.

    Panopticon1131.jpgMais quand nous nous voyons c’est la fête, on rit beaucoup pour rien, on se regarde et on rit. Cela ne m’était plus arrivé depuis belle lurette, de regarder un ami au fond des yeux et de rire d’un fou rire à s’étouffer. Or, avec Doumia, c’est toujours ainsi. On rit et on pleure, la frontière entre les deux émotions n’est pas palpable et c’est bien ainsi.

    Hier en fin d’après-midi, à la fin de ma garde du kiosque, Fathi, de retour de la mosquée, me souffle à l’oreille qu’il a prié pour les enfants morts à Gaza, son geste délicat est empreint de discrétion pour ne pas se faire entendre des clients, on ne sait jamais, il pourrait il y avoir un pro-Israélien parmi eux. Mon ami djerbien reste toujours discret même dans ses joies et ses chagrins, est-ce dû à la légendaire pudeur de l’insulaire ou au jeu supposé imposé par les lois coutumières du pays d’accueil auxquelles se soumettent en apparence, sans rechigner, mes amis immigrés. Je ne saurais le dire.

    Me voyant libéré de mes obligations auprès de Fathi, mon tribut à l’amitié et aux échanges, Doumbia me propose de faire un tour avec lui au Foyer Africain de la rue du Château des Rentiers qui se trouve tout près de chez moi, pour y retrouver un de ses cousins. Ce Foyer, je le connais déjà pour y avoir fricoté avec des militants de la cause des Sans-Papiers. Mais mes amis d’alors se sont fait chartérisés depuis par le Ministère de l’Identité Nationale. Lorsque nous y pénétrons en échappant avec succès au contrôle du vigilant concierge blanc de l’entrée, chargé de veiller à protéger ses pensionnaires des influences néfastes des idées républicaines, nous parcourons, à la recherche du cousin Diallo, les coursives de ce bâtiment étroit de cinq étages, authentique navire négrier moderne, restant à quai, mais aux cabines surpeuplées de travailleurs en attente de régulation.

    Nous visitons les chambres une à une, la chaleur y est étouffante, les odeurs des mâles travailleurs exhalent acidités et senteurs de gels douche extra doux. Indifférence polie et cris d’amitiés se succèdent à nos passages dans chaque chambre. Les hommes mangent, boivent, discutent avec passion dans leurs diverses langues chatoyantes que je suis totalement incapables de décrypter. Dans toutes les chambres une ou deux ou trois télévisions sont allumées, et toutes diffusent l’investiture et le visage d’Obama.

    Ramallah167.jpgCes immigrés africains en France, entassés ici dans cet immeuble ingrat, par des contractants se prétendant abusivement thuriféraires des droits de l’homme, ces immigrés, souvent humiliés, sont ce soir emplis de la fierté d’assister à cet événement mondial, abasourdis qu’ils sont par l’audace de ce premier président américain noir qui ose rappeler à la face du monde, qu’il n’y a pas cinquante ans, les noirs ne pouvaient pas boire une bière dans le même bar que les blancs et étudier dans les mêmes universités.

    Les bières circulent et s’entrechoquent, les plaisanteries circulent vite. Celle qui nous fait tous rire est reprise par un grand Sénégalais élégant dans son boubou bleu roi. « Vous avez vu ces tordus de blancs, ils ont encore trouvé un nègre pour faire leur sale boulot : prendre la présidence d’une Amérique en crise et au bord de la faillite. » La soirée avance, nous restons coincés chez des guinéens amis de Doumbia. Le cousin est introuvable. Doumdoum a déjà oublié que nous étions venus lui parler. Il a trouvé pleins d’autres cousins pour l’occasion.

    Je suis au milieu d’eux, seul blanc, comme si j’étais des leurs. Les plats et les bières n’en finissent plus de circuler. Les discours d’Obama ont fait place aux musiques et aux déclamations. La fête sera longue. Ce soir le Maître du monde est noir. L’Afrique se sent un peu Maître du monde, elle aussi. On ne va pas bouder notre plaisir.

    Il est deux heures du mat. Je n’ai pas sommeil. Je suis de retour chez moi. Jean-Louis je commence cette lettre ci-dessus, pour te l’envoyer avant tes prochaines pensées de l’aube.

    Salut frère Négro des neiges,

    Philip

    Images: Fleur de volcan. Encres et techniques mixtes de Bona Mangangu.
    Photos de Philip Seelen et Pascal Janovjak.

  • Ceux qui baudelairisent

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    En mémoire du poète des poètes, délivré des pesanteurs de ce bas monde un 31 août, en l'an 1867, par ciel changeant.

    Celui qui revient à cette source noire et or / Celle qui revêt son armure de chair / Ceux qui se ressourcent au désert de la rue / Celui qui écrit un sonnet au sommet de la Tour de Babel-Oued genre minaret à sonnailles / Celle qui relit Le Spleen de Paris dans son loft du Marais / Ceux qui savent par cœur ces vers du poète des poètes : « Ô douleur ! ô douleur ! Le temps mange la vie / Et l’obscur Ennemi qui nous ronge le cœur / Du sang que nous perdons croît et se fortifie » / Celui qui inscrit le nom de Baudelaire au couteau sur la cuisse de son amante maure, juste après celui de Torugo, juste avant celui de Rimbaud / Celle qui voit tourner les phares au fond des musées endormis / Ceux qui hantent le « triste hôpital » en quête du moindre « rayon d’hiver » / Celui qui a stocké les poèmes appris par cœur dans sa mémoire vive sous le nom de dossier de Crénom ! / Celle qui aime bien ces deux vers d’une pièce condamnée : «Le rire joue en ton visage / Comme un vent frais dans un ciel clair » / Ceux qui savent en lui tous les musiciens et tous les peintres et tout le Verbe pour les dire / Celui qui se sent tout humour en lisant le premier quatrain du Mort joyeux : « Dans une terre grasse et pleine d’escargots / Je veux creuser moi-même une fosse profonde / Où je puis àloisir étaler mes vieux os / Et dormir dans l’oubli comme un requin dans l’onde » / Celle qui apprend ceci de la sagesse immobile des hiboux : « L’homme ivre d’une ombre qui passe / Porte toujours le châtiment / D’avoir voulu changer de place » / Ceux qui voient aujourd’hui et partout des Belges qui sont très français suissauds hollandais teutons touristes anglais à jacuzzis et barbecues nippons tous philistins et demi bouffeurs de macaronis virtuels berlusconiens / Celui qui estime que le cinéma belge est aujourd’hui baudelairien au possible / Celle qui trouve les prétendus rebelles actuels tout ce qu’il y a de belges / Ceux qui s’enorgueillissent de tenir un bordel au fronton duquel est écrit : « J’ai pétri de l’or et j’en ai fait de la boue » / Celui qui a vu Baudelaire et Caravage dans un bar du Purgatoire bien tard le soir mais leurs traits se reconnaissaient sous la lame d’un rayon clair / Celle que Baudelaire a connue non selon la Bible mais selon Platon / Ceux qui chinent jour et nuit dans sa brocante à ciel ouvert / Celui qui sait en lui aussi « l’appareil sanglant de la Destruction » / Celle qui se rappelle les moments de grâce à lire Baudelaire en classe de français avec ce Don Juan délicieux qu’était Georges Anex / Ceux qui aiment ses ciels changeants comme des humeurs de jeune fille et tout pareils à ceux des Antilles, etc.

    Image : Baudelaire par Nadar.

  • Baleine au bord du ciel

    dd30ce2d63f464ff2146f2fbef9e1d39.jpgLecture en chemin. A Chamonix, ce jour-là, en lisant Baleine de Paul Gadenne

    L’air avait une acuité de cristal, ce matin sur les crêtes dominant la vallée de Chamonix, mille mètres plus bas, face au Mont-Blanc dont la calotte étincelait sous le premiers rayons, et je me suis dit que non : que la première métaphore de Baleine ne collait pas, quand l’un parle d’une carrière de marbre à propos de l’animal échoué sur le rivage, et qu’un autre ensuite le compare à une montagne de neige ; mais non, le Mont-Blanc n’a rien d’une baleine échouée au bord du ciel, me disais-je en visant le cairn du col du Brévent, et d’ailleurs j’avais pris le petit livre dans mon sac avec l’intention d’en achever la lecture quelque part sur ces hauts gazons exhalant les parfums d’orchis et de gentiane, et c’était cela même me disais-je : l’odeur de la baleine change tout lorsque Pierre et Odile s’en approchent.

    °°°

    littératureC’est le miracle de la lecture que de se faire de nouveaux amis en moins de deux, ou de se rappeler, soudain, ceux qu’on avait oubliés. Car je connaissais Pierre et Odile depuis de longues années, pour avoir déjà lu Baleine, cette nouvelle de Paul Gadenne comptant à peine trente pages, rééditée il y a quelque temps par Hubert Nyssen et que j’ai relue avec l’impression de la redécouvrir plus physiquement que la première fois, par le seul fait qu’on ne lit pas, à la soixantaine, un texte évoquant la mort comme on le lit à vingt ans. De fait Baleine, décrivant le cadavre d’une baleine en train de se décomposer sur une grève, est plus qu’un texte symbolique : une espèce de poème métaphysique que vivent deux jeunes gens élégants, juste un peu moins frivoles que les autres, Pierre et Odile qui étaient donc avec moi cet après-midi dans les rhododendrons des abords du refuge Bel-Lachat quand j’ai ressorti l’opuscule.

    °°°

    La prose de Gadenne est d’une beauté de parfaite économie. Sa façon de décrire la féerique bidoche du cétacé aux soieries pourrissantes nous trouble et nous enchante à la fois, comme fascinés par cette grosse fleur puante, mais non pas fleur: animale créature à laquelle nous nous identifions Dieu sait pourquoi, à croire que la baleine nous rappelle notre mère ou des voyages antérieurs, peu importe – cette façon légère et fulgurante me semble la littérature même, qui ramasse en quelque pages toutes nos questions et tous nos vertiges, l’horreur et la splendeur.
    Mais bougre que cette descente du Brévent est claquante ! Et comme il fait bon alors se tremper dans le torrent glacial qui serpente, de l’autre côté de la vallée, au pied des Drus. C’est là que, dans le sable blanc, j’ai fini Baleine, tandis que les hélicos tournaient à n’en plus finir dans les parages des Drus, du Requin ou du Caïman, peut-être du Fou ? Dans la foulée, j’ai pensé qu’il était significatif qu’un requin échoué sur un rivage ne puisse dégager la moindre pensée lyrique ou philosophique, pas plus qu’un Caïman d’ailleurs, pour ne pas quitter la formidable nomenclature des Aiguilles de Chamonix…

    °°°

    cba79b5ea17b5c0c56e9ae8a05aa08a0.jpgTandis qu’une baleine contient le monde et en décline tous les aspects. Moby Dick, évidemment présent en filigrane de la nouvelle de Gadenne, fut une montagne blanche et un monstre biblique, mais je me rappelle soudain qu’aucun de nos écrivain alpins n’a produit trente pages de cette densité qui puissent suggérer des montagnes ce que certains peintres en revanche ont saisi, le mystère, l’odeur de la vie et de la mort, ce contraste de notre légèreté et du poids des choses, la chair d’un chamois qui se décompose dans un pierrier et la grâce d’un enfant sautant de pierre en pierre, le ciel d’été roulant ses myriades de saphirs au-dessus des parois lugubres, tout ce chaos, et là-haut ces papillons multicolores des parapentes, et sur le sable blanc du torrent aux eaux laiteuses: ce lecteur divaguant…

    Paul Gadenne, Baleine. 150e numéro de la collection Un endroit où aller. Actes Sud, 38 p.

    Images: Aquarelle de Turner, Paul Gadenne, aquarelle de Samivel.



     

  • Ceux qui s'occupent

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    Celui qui sourit à celle qui le félicite d’écrire parce que ça au moins ça occupe / Celle qui estime que l’art est un super hobby / Ceux qui ont vraiment tout dans leur villa Regina y compris un coin bar-bibliothèque avec tous les livres de Bocuse et autres Reader’s Digest / Celui qui a toujours pensé que les artistes étaient des improductifs / Celle qui dit qu’elle lira quand elle saura plus quoi faire / Ceux qui pensent d’abord jardinage et bricolage / Celui qui ayant vu l’Afrique estime avoir tout vu / Celle dont le prochain Défi Budget sera un jacuzzi / Ceux qui ont un home-trainer à stéréo intégrée pour leur doberman Dolfi / Celui qui pense en marche sans avancer / Celle qui est sûre que son neveu Fernand est entré en fac de lettres à cause de ses penchants / Ceux pour lesquels un immeuble habité par une famille de couleur est à surveiller / Celle qui remercie par écrit l’auteur d’En avant la vie pour ce livre positif en lequel se reconnaissent les retraités belges / Ceux qui ont des enfants néonazis alors qu’ils ont lu tout Marx et même Engels en allemand / Celui qui rappelle aux étudiants théâtreux qu’on ne fait pas d’Hamlet sans casser des œufs / Celle qui a renoncé au péché sans peine vu que ça l’a toujours barbé / Ceux qui se retrouvent chez les couple échangiste avec leurs collections de coquillages respectives / Celui qui préfère les gens à leurs idées / Celle qui lisait jadis Husserl en v.o. mais ça fait déjà des années / Ceux qui ont toujours brillé au jeu de Lego / Celui qui lit toujours un peu de Duras après un coït satisfaisant son Ego / Celle qui fume le cigare en se rappelant ses années Bashung / Ceux qui parquent ostensiblement sur la case réservée du médecin nigérian qui se prend pour qui avec sa BMW / Celui qui est Congolais et s’est permis d’écrire un bouquin sur Le Caravage non mais que fait le Front Multinational ? / Celle qui affirme que de toute façon les critiques sont payés et même assez cher s’ils disent ce qu’ils pensent / Ceux qui estiment que trois semaines au camping Les Flots Bleus du Lavandou suffisent à comprendre que la mentalité française c’est la mentalité française / Celui qui prétend que Bob Dylan avait des ressources de tapisser décorateur avant de se laisser détourner dans la chanson par une équipe de drogués / Celle qui est tellement barjo qu’elle se passe des chants grégoriens pour se déstresser sous son masque de laitues / Ceux qui s’occupent à ne rien faire que des listes de commissions, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Pasticcio familial

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    Le premier roman de Sylvie Tanette, Amalia Albanesi, est un vrai régal.

    Nous nous prenons parfois de bec, à la Radio romande, avec Sylvie Tanette, pour cause de «chacun ses goûts». Or, passant de l’explication critique à l’implication romanesque, notre consœur réussit sa mue dans un récit fluide et sensible, subtilement construit. La narratrice est une quadra comme l’auteur, mais peintre, épouse d’un Viking prénommé Jon et mère d’un jeune Téo de 8 ans, que sa prof a sommé d’établir sa généalogie familiale. La chose se fait au téléphone: avec la mère qui évoque sa propre mère, Luna la femme de l’ouvrier anarchiste Elias, et sa grand-mère, l’indomptable Amalia, magnifique femme courage des Pouilles qui n’en fait qu’à sa tête de bourrique. Amalia quitte ainsi la terre rouge et ingrate des siens pour suivre un beau grand diable, lequel l’abandonnera à Alexandrie pour rallier la Révolution bolchevique… avant que leur fille Luna, nouveau crève-cœur, tâte elle-même de la guerre d’Espagne avec son anar juif rejeté par Amalia!

     Ressusciter, avec une belle fraîcheur apparente, des personnages plus ou moins oubliés du roman familial, les faire revivre dans leur milieu social et naturel, que Sylvie Tanette connaît comme sa poche, et les réinscrire dans l’Histoire avec une grande hache, laquelle provoqua notamment la déportation d’Elias, et son retour bouleversant: tel est le défi et telle est la réussite de ce livre modulé comme un conversation vive, libre et néanmoins tenue à fines brides.

     

    Sylvie Tanette. Amalia Albanesi. Mercure de France, 136p.

  • Ceux qui ont plein d'amis

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    Celui qui aime bien l’amitié et la châtie bien pour cela même / Celle qui détecte ses futurs vrais amis en un quart de seconde / Ceux qui font l’amitié comme d’autres font la gueule / Celui que stimule le pessimisme de son ami commissaire de la criminelle / Celle qu’a adoptée la cuisinière extra de son amie / Ceux qui s’impatientent de se retrouver dans cette maison dont le climat leur ressemble / Celui qui découvre que son prétendu ami calculait ce qu'il lui rapportait / Celle qui observe ceux qui manipulent celui qu’elle aime / Ceux qui s’éloignent ensemble des faux culs / Celui qui peint des citrons dans le jardin de ses amis du Frioul / Celle qui se prélasse dans le lit nuptial de ses amis Barker / Ceux qui se retrouvent vingt-cinq ans après aux îles Lofoten où ils avaient pratiqué l’échangisme sans s’en rendre compte / Celui qui a été touché par l’amicale intransigeance avec laquelle son ami Jack parle de son couple dans son roman à clefs / Celle qui a redécouvert son conjoint dans le film de son ami Kaurismäki / Ceux qui ont fait le vide autour d’eux pour ne garder qu’une paire d’amis infréquentables mais sincères / Celui qui n’a plus que des amis homos et noirs / Celle qui préfère les otaries / Ceux qui prétendent avoir 376 amis dans le comté d’Altamont ce qui fait moins que mon compte sur Facebook / Celui qui fait lire à tout le monde le journal intime de celui qu’il disait son ami et qu’il a photocopié pendant son séjour de l’été dernier à la Résidence / Celle qui ne supporte plus les allusions mesquines de ses prétendues amies du Groupe Poterie de la paroisse de Champel / Ceux qui aiment leur amitié sans se demander pourquoi, etc.

    Image: les amis amants de  Mario del Sarto, à Carrare.

  • La patte d'un Maître

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    Dans Le Turquetto, Metin Arditi revisite la Venise du Titien dans la foulée d'un autre peintre de génie...

    Le dernier roman de Metin Arditi s’ouvre sur un scoop, comme on dit en jargon médiatique. À savoir que L’Homme au gant, tableau fameux du Titien devant lequel on se prosterne au Louvre, serait d’une autre main que celle du grand peintre vénitien du XVIe siècle. Une analyse scientifique de la signature de  l’oeuvre, prêtée au Musée d’art et d’Histoire de Genève, en 2001, permettrait en effet d’émettre l’hypothèse que le tableau «n’est pas de la main du Titien».

    Or qui oserait douter du sérieux de Genève, alors que la cité du peu badin Calvin est (notamment) le siège mondial  des affaires du  richissime  Metin Arditi, par ailleurs professeur de science dure, ferré en génie atomique ? Qui oserait prétendre qu’un ingénieur titré, doublé d’un notable respecté,  Président de l’Orchestre de la Suisse romande et mécène courtisé, nous balance comme ça de l’info qui soit de l’intox ?

    À vrai dire le doute vient d’ailleurs: et d’abord du fait qu’il y a plus de vérités vraies, dans le nouveau roman de l’écrivain Metin Arditi, homme-orchestre s’il en est, que dans tous ses livres précédents, à commencer par le dernier paru en 2009, Loin des bras, tout autobiographique qu’il fût, mais manquant peut-être de mentir-vrai.

     

    Se non è vero...

    Fondé sur une conjecture infime - l’initiale d’une signature douteuse -, Le Turquetto déploie en fait, au fil d’une marqueterie narrative chatoyante, le roman de celui qui aurait pu être aussi grand que Titien, voire plus grand dans la fusion du dessin et de la couleur, mais que les vicissitudes de son époque  auraient condamné à l’oubli après la destruction de son oeuvre par le feu de l’Inquisition.

    Metin Arditi, originaire lui-même de Constantinople, y fait naître un garçon  follement doué pour le dessin,  Juif de naissance qui inquiète son pauvre père en suivant les leçons de calligraphie d’un sage musulman, lequel lui reproche à son tour de préférer le portrait profane  à la seule lettre sacrée.

    Débarqué à Venise sous un nom grec après la mort de son père, surnommé «il Turquetto», Elie Soriano deviendra le meilleur élève du Maître (alias le Titien) qu’il surpassera même peut-être, notamment dans une Cène géniale détruite, comme tous ses tableaux, après que ses ennemis ont percé ses origines infâmes. Etre Juif  et se faire passer pour chrétien est en effet passible de mort en ce temps-là. Au demeurant, le Turquetto assume son origine après s’être peint sous les traits de Judas, et   s’il échappe finalement à l’Inquisiteur corrompu , c’est grâce à un nonce également dégoûté par une Eglise trahissant l’Evangile...

    «Se non è vero è ben trovato», dit-on dans la langue de Dante pour reconnaître qu’un mensonge, ou disons plus gentiment une affabulation, peut être plus vrai que ce qu’on appelle la vérité. Et d’ailleurs quelle vérité ?

    C’est une des questions essentielles que pose Il Turquetto, passionnante variation romanesque sur les acceptions de la vérité: vérité de nos origines peut-être incertaines, vérité des valeurs que nous croyons absolues, vérité de l’art qui dépend si souvent de conditions sociales ou économiques données - les aperçus du roman sur les Confrèries vénitiennes sont captivants - , vérité de la religion  qui prétend exclure  toutes les autres.

    Metin Arditi a sûrement mis énormément de son savoir et de sa grande expérience existentielle  dans ce roman par ailleurs foisonnant, sensible et sensuel, plein d’indulgence pour les êtres et d’humour aussi,  qui est autant celui d’un connaisseur de l’art  que d’un amoureux de la vie et, pour tout ce qui touche, aujourd’hui, au retour des obscurantismes, d’un humaniste  ouvert  aux sources d’une vérité aux multiples visages.  

    Metin Arditi. Le Turquetto, Actes Sud, 236p.

     

  • Les vols de l'humiliation

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    Melgar57.jpgTrois ans après La Forteresse, Léopard d’or en 2008, le Lausannois Fernand Melgar revient à Locarno avec Vol spécial. Un documentaire très attendu sur les sans-papiers « jetés » de notre pays. Entretien.

    Ils sont environ 150.000 en Suisse - environ 5000 à Lausanne -, à vivre sans papiers. Depuis 1995, une loi autorise leur expulsion, même s’ils n’ont rien à se reprocher et sont bien intégrés. Sur simple décision administrative, certains d’entre eux sont « raflés » sans préavis et conduits, menottés, jusqu’à un vol spécial dans lequel ils seront entravés, sous la surveillance de trois gardiens par individu, parfois jusqu’à 40 heures d’affilée, contraints de faire leurs besoins sur leur siège. Or ces pratiques ne sont pas le fait de tortionnaires aux ordres d’un Etat Policier: elles correspondent aux normes suisses. La Suisse est le seul pays au monde à pratiquer un entravement si musclé. L’agence européenne Frontex qui gère les renvois pour l’espace Schengen n’utilise qu’un menottage léger. Un état de fait qui ne pouvait laisser indifférent l’ancien sans-papier qu’est Fernand Melgar, fils d’immigrés espagnols devenu l’un des ténors du nouveau cinéma suisse…
    - Quel parcours avez-vous suivi de La Forteresse à Vol spécial ?
    - Après La Forteresse, l’expulsion de l’un de nos « acteurs », l’Irakien Fahad, m’a fait découvrir le centre de détention administrative de Frambois, près de Genève, tel qu’il en existe une trentaine en Suisse. J’y ai rencontré des sans-papiers qui n’avaient pas commis le moindre délit mais dont certains allaient passer là jusqu’à deux ans de leur vie. J’ai voulu en savoir plus...
    - L’autorisation de filmer a-t-elle fait problème ?
    - Le capital de confiance acquis avec La Forteresse, loué par la conseillère fédérale Widmer-Schlumpf et régulièrement montré à ses collaborateurs, m’a facilité les choses. La prison de Frambois, qui découle de la mauvaise conscience des cantons latins accusés de ne pas appliquer les mesures de renvoi, reste un lieu relativement ouvert. Les détenus ne sont pas coupés du monde 23 heures sur 24 comme à Zurich ou à Berne et la préparation des vols spéciaux se fait avec des égards. Tant le directeur que les conseillers d’Etat des cantons concernés de Genève, Vaud et Neuchâtel, m’ont soutenu dans ma démarche, sachant que je resterais objectif.
    - Le film dégage, pourtant, une très forte charge émotionnelle…
    - Evidemment, toute sa dramaturgie, liée à l’attente angoissée du vol spécial, suit le développement de situations humaines souvent poignantes, voire bouleversantes.
    - Comment avez-vous choisi les six « cas » suivis de plus près ?
    - En fonction, précisément, du caractère particulier, à chaque fois différent, mais aussi intense ou complexe, du drame vécu. Par exemple Pitchou le Congolais, en Suisse depuis dix ans, coiffeur à Aigle et qui vient d’être père, auquel un policier vaudois annonce qu’il va être renvoyé… et qui sera finalement libéré, le seul ! sans qu’on sache pourquoi…
    - Allez-vous « suivre » les destinées de vos personnages après leur vol spécial ?
    - Certainement, et ce sera particulièrement important pour ce que vit l’un d’eux, réfugié politique pour ainsi dire livré à ses bourreaux, torturé à son retour dans son pays sous prétexte qu’il avait osé demander asile en Suisse, et qui se trouve actuellement sous notre « protection ». En outre, le film sera prolongé par un webdocumentaire coproduit par la RTS et ARTE où l’on pourra suivre le développement de chaque situation particulière.
    - Quel « message » entendez-vous faire passer avec Vol spécial ?
    - Le film pose une question simple : comment mettre un terme à des pratiques humiliantes, indignes d’un pays qui se réclame des droits de l’homme ? Ce qu’il montre clairement, faits à l’appui, c’est que l’arbitraire règne dans les décisions prises. Dans le seul canton de Vaud, c’est le pouvoir discrétionnaire d’une poignée de fonctionnaires qui ont ainsi la haute main sur le sort des sans-papiers. Au niveau fédéral, à l’Office des migrations (ODM) qui n’a pas vu notre projet d’un bon oeil, nous savons que quatre collaborateurs sur cinq jugent que les décisions prises par l'ODM "ne sont pas prises sur la base de faits établis et d'arguments objectifs".
    « La Suisse a un problème », estime Pitchou. Comment lui donner tort ?
     

    Vol spécial sera projeté en première mondiale au Festival de Locarno, le 6 août prochain, à la FEVI, à 14h. Le film sortira en salle le 21 septembre. Il sera également projeté sur la TSR et la chaîne Arte.
    http://www.facebook.com/volspecial; : http://www.volspecial.ch.

  • Ceux qui font le point

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    Celui qui fait le point dans sa poche / Celle qui se trouve point moche / Ceux qui se foutent de perdre le point / Celui qui suit sa ligne sans savoir où elle va / Celle qui aime les tâches domestiques et l’a d’ailleurs dit à l’émission Femmes chez elles il y a de ça bien cinquante balais / Ceux que l’esprit du temps ne trouble pas autrement / Celui qui campe sur les hauteurs du village apache / Celle qui aime s’attarder sous la pluie fine des îles Lofoten / Ceux qui font de plus en plus de détours / Celui qui peint des icônes sans s’en douter / Celle qui évite les beaux parleurs / Ceux qui plastronnent et pérorent / Celui qui brandit son micro sous le nez de la diva nègre / Celle qui a toujours son sourire Binaca de l’année 53 / Ceux qui traitent les autres de fachos pour montrer qu’ils n’en sont pas eux / Celui qui te reprochera toujours de n’être d’aucun bord à aucun égard politique ou sexuel / Celle qui estime que les enfants sont globalement indifférents à la politique et au sexe / Ceux qui se replient ou se déplient alternativement ou en même temps ce qui est tout un art mon cher Bonnard / Celui que la lecture de Céline revigore que voulez-vous c komsa / Ceux qui passent volontiers leurs dimanches dans les grands magasins du centre de Tokyo / Celui qui est conscient de cela qu’il eût pu naître à Luanda et qu’alors sa vie en eût été modifiée à divers égards / Celle qui croit aux coïncidences pour autant qu’elles adviennent / Ceux qui disent à la radio qu’ils ne croient pas au hasard comme on le dit volontiers à la radio et parfois même à la télé / Celui qui se satisfait de si peu qu’on en dit qu’il est trop / Celle qui en a toujours trop fait dans la modestie n’est-ce pas / Ceux qui prêchent le faux pour masquer le vrai / Celui qui porte le chapeau en souriant saintement de son air chrétien / Celle qui cherche un sens positif à ces listes qu’elle soupçonne de nihilisme à la fin / Ceux qui ont mal tourné avant de se tourner enfin vers les capucins / Celui qui parle de Dieu à la radio mais ça ne sera compris que des Estoniens / Celle qui s’identifie à Marie sans être vierge mais ça Dieu seul le sait à part un certain voyou qui passait par là / Ceux qui considèrent le Credo catholique comme la base possible d’une nouvelle de science fiction ou même d’un roman / Celui qui dit s’intéresser au Phénomène Croyance mais au fond en gros ça l’énerve / Celle qui renonce au foulard pour prendre le voile / Ceux qui évoquent l’époque de la femme-canon avec une nostalgie un peu forcée je trouve / Celui que son enfance a plutôt fait chier sauf vers la fin / Celle qui aurait préféré que ses origines berbères ne fussent point révélées par les médias même si c’est un plus quelque part va savoir / Ceux qui se disent des bêtes de scène alors que sans sono ils n’existeraient pas / Celui qui s’est senti plus libre d’être traité de facho par des idiots / Celle qui ne lira plus rien de ce Shakespeare décidément trop hétéro / Ceux qui ont remplacé l’Index catholique par le pouce baissé de la Political correctness que Diderot appelait le politiquement correct dans la langue de Voltaire / Celui qui reprend la route en sifflotant l’air narquois de La biroute à papa fait plaisir à maman / Celle qui se fait lutiner ce matin par le flûtiste à l’air mutin / Ceux qui ont toute la vie devant eux et tout autant derrière à en juger par ce qu’ils voient dans le rétroviseur de leur Studebaker sans âge, etc.

    Image : Philip Seelen       

  • Ceux qui viennent ensuite

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    Celui qui se retrouve enfin seul / Celle qui s’écoute se taire / Ceux qui sont restés entre eux / Celui qui pense à celle qui s’en va tout doucement là-bas dans la chambre muette / Celle qui reprend ses distances / Ceux qui n’ont jamais vraiment composé avec le nombre / Celui qui reprend le fil de son encre verte / Celle qui danse sur un volcan éteint / Ceux qui se sentent encore à venir / Celui qui se sent un chef de meute en puissance mais n’en a rien à battre de la puissance /  Celle qui se mouche dans les dentelles de sa patronne hautaine / Ceux qui s’effacent pour être plus libres / Celui qui se pousse sur la photo mais n’apparaîtra jamais vu que le photographe s’est fait délester de son Leica onéreux / Celle qui se fait une vertu de n’apparaître point au TJ alors que personne ne le lui demande / Ceux qui restent sur la touche et s’en trouvent hyperbien / Celui qui crève l’écran dans son second rôle de Nobody perfect /  Celle qui reprise les chaussettes du Top Dog / Ceux qui ont du bien mais n’en font pas état vu qu’il y a tant de jaloux vous savez / Celui qui se fait traiter de fasciste au motif qu’il est démocrate et ça c’est mal vu camarade / Celle qui traite tous ses ex de fascistes on se doute pourquoi / Ceux qu’on traite alternativement de gauchistes et de fascistes et c’est alternativement par des fascistes et des gauchistes / Celui qui crache dans la soupe et s’étonne de ce que les autres la trouvent amère / Celle qui vomit la Suisse pays de nantis qui n’a même pas de Glennfiddich dans les mini-bars de ses cinq étoiles / Ceux qui ont fait carrière dans la contestation de salon / Celui qui va de palace en palace au titre de juré de festival resté à fond du côté des déshérités des favellas / Celle qui dégueule les festivals sans en manquer aucun / Ceux  qui se retrouvent dans les ruelles secondaires de la ville que la rumeur festivalière n’atteint pas alors que le risotto au Merlot y est moins chéro / Celui que les effondrements boursiers réjouissent quelque part / Celle que l’injuste répartition des richesses révolte toujours tout en sachant que son Parti des Consommateurs Chrétiens n’y changera rien de son vivant et peut-être même pas du vivant de sa fille Monique-Andrée / Ceux qui doutent même (un peu) de la crédibilité du Parti des Sans-Partis / Celui qui drague en eaux basses sans assumer pour autant son mètre soixante / Celle qui s’est gardée pour plus tard et constate ce matin que c’est trop tard / Ceux qui osent dire tout haut qu’ils n’aiment pas les étrangers mais comme il n’y a plus d’étrangers dans le pays à cause du prix du franc ça ne se remarque pas et bientôt vous serez tout seuls à consommer et ça c’est que du bonheur les Ducon / Celui que la bonne humeur de ces listes réjouit / Celle dont on dit qu’elle vit ses derniers jours en souriant comme toujours / Ceux qui aiment les films X et celles qui préfèrent les calissons d’Aix, etc,              

    Image : Philppe Seelen

  • Les bonheurs de Locarno

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    La 64e  édition fera date. Avec une foison de moments forts et de découvertes. Et malgré son palmarès controversé.

    « Le Festival de Locarno vit actuellement en état de grâce », déclarait Marco Solari avant même l’ouverture de l’édition 2011, et le bilan final de celle-ci donne raison, dans les grandes largeurs,  au Président de la manifestation. De fait, et malgré la pluie, ce grand rendez-vous des amoureux de cinéma a été marqué cette année par de très beaux moments et par maintes découvertes tous azimuts.

    Locarnokit99.jpeg3000 personnes qui ovationnent debout le Vol spécial de Fernand Melgar, 8000 spectateurs touchés au cœur par la projection de Monsieur Lazhar de Philippe Falardeau sur la Piazza Grande - Prix du public combien prévisible -, ou la même place mythique saisie d’émotion à la découverte du dernier chef-d’oeuvre d’Aki Kaurismäki, Le Havre : trois exemples entre beaucoup d’autres.

    Locarno1105.jpgEt ces étoiles du cinéma auxquelles on a déroulé un nouveau tapis rouge, sans trop de flafla mondain pour autant : Leslie Caron saluant en français le génie créateur de Vincente Minelli (sujet de la passionnante rétrospective, à redécouvrir bientôt à Lausanne), Harrison Ford recevant son léopard d’or avant de jouer du colt sur l’écran géant, lsabelle Huppert multipliant les tendres salamalecs à Claude Goretta et Maurice Pialat, Gérard Depardieu faisant son numéro de grand cabot sympa devant un public venu en masse, ou enfin Claudia Cardinale se pointant à la FEVI pour la projection de 8 1/2, chef- d’œuvre de Fellini qu’elle irradie  de ses vingt ans - autant d’apparitions « glamoureuses » qu’Olivier Père a su combiner avec son entregent malin sans « singer » le festival de Cannes…

    Locarno1104.jpgUn vent de renouveau a été salué par la presse, de nos confrères tessinois aux grands journaux parisiens, lesquels ont coqueriqué en constatant la forte représentation française de cette édition, souvent décevante au demeurant. Mais Olivier Père dépasse le chauvinisme français en accueillant aussi généreusement le cinéma suisse (l’étonnant Hell du tout jeune Tim Fehlbaum, sur la Piazza  Grande, et trois films en compétition internationale, sans parler des Appellations suisses) que les cinématographies du monde entier et les genres les plus variés.

    Locarnokit54.pngLe public roi

    Surtout, dans la ligne accentuée par Frédéric Maire avec l’appui de Marco Solari, le directeur artistique et son équipe ouvrent le festival à un public de plus en plus large. Le Festival de Locarno a cela de particulier que le public, sympathique et éduqué, y est roi. L’ambiance de Locarno est conviviale, les nombreuses salles font le plein, les débats publics sont souvent intéressants, l’atmosphère de la Piazza Grande est unique au monde.      

    Reflet de la réalité mondiale avec les thèmes des films présentés (l’immigration, le choc des cultures et des générations, l’environnement menacé ou les peurs apocalyptiques), le Festival de Locarno est aussi représentatif de goûts difficiles à concilier. Le palmarès de cette année, comme celui des deux éditions précédentes, signale ainsi un hiatus certain entre les critères des jurés professionnels, cinéphiles pointus, et ceux du public.

    Locarnokit45.jpegPremier film sensible et vif d’une jeune réalisatrice suisse originaire  d’Argentine, le Léopard d’or de cette année, Abrir puertas y ventana, de Milagros Mumenthaler, s’inscrit pourtant mieux dans « l’esprit de Locarno » que les blockbusters hollywoodiens tonitruant cette année sur la Piazza. Or Maire et Père ont voulu cet enfant un peu schizo qu’est devenu le Festival de Locarno. Et le Président Solari boit du petit lait…

     

    Le palmarès (partiel) de l'édition 2011

    ° Le Léopard d'or de la compétition internationale a été attribué au premier film de Milagros Mumenthaler, Abrir puertas y ventanas (Back to stay), production helvético-argentine.

    ° Un léopard d'or  spécial du jury revient à Tokyo Koen, du Japonais Shinji Aoyama.

    ° Un autre prix spécial du jury est décerné à Hashoter, de l'Israélien Nadav Lapid.

    ° Le léopard d'or de la section Cinéastes du présent a été décerné à L'Estate di Giacomo, de l'Italien Alessandro Comodin.

    ° Un prix spécial du jury, dans la même section, revient à L'Estudiante, de l'Argentin Santiago Mitre.

    ° Fernand Melgar  a reçu, pour Vol spécial, le Prix du jury oeucuménique et le Prix du jeune public. Il a annoncé que le total des sommes reçues serait reversé aux requérants déboutés qui ont participé au film.

     

    Melgar56.jpgUne polémique indigne

    Interrogé à propos de l'absence, au palmarès, de Vol spécial, le documentaire percutant de Fernand Melgar consacré aux vols spéciaux par lesquels, dans des conditions révoltantes, les sans-papiers sont renvoyés de Suisse, Paulo Branco, le président du jury, a parlé d'un « film fasciste » au prétexte que les victimes et les bourreaux bénéficient de la même attention de la part du réalisateur. Ce jugement, absolument injuste à nos yeux, fait fi de la qualité majeure du travail de Melgar, fondé sur l'honnêteté intellectuelle et l'approche non partisane d'une situation complexe dont pâtissent évidemment les requérants d'asile déboutés, mais aussi les fonctionnaires et autres gardiens, souvent choisis parmi des étrangers sensibles au drame de l'immigration.

    Questionné à propos de cette accusation violente, Fernand Melgar a très justement  invoqué la différence d'approche de deux générations : celle de Paulo Branco, dont l'engagement manichéen  est typique des années 60-80, où la posture de  dénonciation passait avant l'exposition des faits, et celle des cinéastes du réel qui, comme Melgar lui-même ou comme un Jean-Stéphane Bron, estiment que les faits sont assez forts pour convaincre le spectateur sans lui imposer la leçon  de manière péremptoire et univoque.

     

  • Ceux qui pointent à l'usine à rêves

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    Celui qui ne s'appelle pas Abel par hasard / Celle qui crève l'écran et que la vie achève / Ceux qui brûlent de foi à faire froid dans le dos / Celui qui a le sens du Mal genre Flannrey O'Connor ou Abel Ferrara / Celle qui connaît une tapée de vies de saintes assez souvent violées il faut bien le dire / Ceux qui ont pognon sur rue / Celui qui pointe à l'usine à rêves / Celle qui rêve en Cinémascope style Brigadoon / Ceux qui ont des pellicules de film gore sur leur col de loutre / Celui qui ne voit pas le bout du dessert / Celle qui porte la croix (dit-elle) de son surpoids / Ceux qui souffrent d’être nantis et ne se lassent pas d’évoquer la faim en Afrique et dans d'autres contrées mal barrées / Celui qui accueille un SDF pour se mettre à l’écoute des gens d’en bas / Celle qui embrasse la cause des Ouïgours sans bien situer l’Ouïgourie / Ceux qui estiment que le solutionnement du problème de la faim dans le monde est une question purement technique et qu’il suffit de le vouloir pour le pouvoir et d’ailleurs c’est ce qu’ils soutiennent grosso modo dans leur rapport au prochain colloque mondial des consultants en ces matières économiquement sensibles / Celui qui s’estime psychologiquement mieux blindé que son cousin Carlo dont le parachute doré lacère la conscience / Celle qui a sept enfants à charge et se réjouit de la venue du huitième / Ceux qui plaignent les couples homos sans enfants / Celui qui combat son avarice en claquant le fric des autres / Celle qui ne survivrait pas sans les subventions de ses quatre fils yakuzas / Ceux qui sont voile et vapeur mais prennent l’eau comme tout le monde / Celui qui ne régale que les mendiants capables de lui chanter l’hymne national / Celle qui se dit à l’abri dans la famille hyper-solidaire de Leandro le travesti brésilien / Ceux qui se sortent de la dèche en faisant bosser celles qui y resteront de toute façon vu que c’est leurs destinée comme c’est écrit dans la Bible / Celui qui en chie tellement qu’il en tire des maximes / Celle qui n’a jamais été à l’aise dans les hôtels à plus de deux étoiles / Ceux qui parlent sondages dès qu’on parle statistiques / Celui dont on prétend que sa femme convoitait son argent alors qu’elle n’en avait qu’à son cœur d’or / Celle qui rattrape avec Paulo le temps perdu avec son frère Fausto ce beau salaud / Ceux qui ne liront pas le nouveau Houellebecq dont ils disent déjà le mal qu’il faut en penser et pourquoi / Celui qui souscrit à l’opinion du plus fort à condition que ce soit le dernier qui a parlé / Celle qui attend maintenant des retombées matérielles de la nomination de son fils Sepp au titre de Champion de lutte à la culotte du canton d’Appenzell Rhodes-intérieures / Ceux qui se rendent à Locarno alors que d’autres vont plutôt à Lugano du même bon pas, etc.

  • Un soir de grâce

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    7777 cœurs ont vibré d'émotion à la projection, sur la Piazza Grande, du dernier film d'Aki Kaurismäki : Le Havre.

    Si la qualité de cette 64e édition du Festival de Locarno pouvait se réduire à la pure magie d'une soirée, celle de ce mercredi sous la lune et les étoiles conviendrait. A la clef : la découverte du dernier film du grand réalisateur finlandais Aki Kaurismäki, intitulé Le Havre et déjà remarqué ce printemps à Cannes.

    Pour cristalliser la bonté humaine, les beaux gestes de la solidarité, le chant du monde opposé au poids du monde: un film épuré à l'extrême, simple comme un conte d'enfance, avec le monde dur d'un côté et les bonnes gens de l'autre. Tel est aussi bien Le Havre dont l'incomparable empathie humaine, sur fond de révolte sociale et politique, rappelle l'inoubliable Umberto D. de Vittorio de Sica.

    Dans un décor portuaire qu'on dirait complètement repeint par le Maître à ses couleurs fétiches (bleu tendre, rouge sang, vert acide, notamment) les thèmes de la liberté individuelle, de la maladie et de l'immigration clandestine sont modulés par trois personnages principaux : le vieux bohème Marcel Marx (André Wilms) survivant en cirant des chaussures, son épouse (l'admirable Kati Outinen)  frappée d'une maladie peut-être mortelle, et un jeune Noir sans papiers en fuite (Blondin Miguel).

    Stylisée à l'extrême, cette fable de la violence ordinaire « retourne » littéralement tous les clichés lénifiants. La force conjuguée d'images très composées, qui rendent la réalité plus-que-réelle, et de personnages extraordinairement présents et attachants, nous valent ici ce qu'Olivier Père dit justement « un chef-d'oeuvre ».

    «Un cadeau !», a surenchéri le réalisateur et producteur tessinois Villi Hermann qui a reçu, en début de soirée, le Premio Cinema Ticino pour l'ensemble de son œuvre, notamment marqué par le documentaire San Gottardo. Le Festival a repris en outre, ces jours, son long métrage de fiction  Innocenza (1986), où il est question des relations ambiguës entre une enseignante et un élève ado, et présente enfin un documentaire tout récent intitulé Gotthard Schuh, une vision sensuelle du monde, consacré au célèbre photographe.

    En ce qui concerne la course au léopard d'or, les pronostics sont encore incertains, aucun film de la compétition internationale ne semblant jusque-là s'imposer. Des trois films suisses en piste dans cette section, seul le Vol spécial de Fernand Melgar paraît avoir des chances, alors que le long métrage documentaire d'animation Crulic, de la Roumaine Anca Demian, a suscité, lui aussi, un vif intérêt, et  que plusieurs autres films restent encore à découvrir...

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  • Depardieu en toute amitié

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    Le comédien a trouvé, sur la Piazza Grande, un écran à sa mesure de géant pour participer à l'hommage à Maurice Pialat avec Sylvie Pialat et Isabelle Huppert. Avant la projection de Romance, le dernier film d'animation de Georges Schwizgebel, et celle de Bachir Lazhar de Philippe Falardeau, film d'émotion

    Depardieu2.jpegUne montagne : telle est l’impression qu’aura fait l’apparition, lundi soir, de Gérard Depardieu sur l’immense écran du Festival de Locarno. Une montagne au sourire d’enfant et aux paluches faites pour étreindre le monde, avec cette irrésistile chaleur humaine que dégage celui qu’Olivier Père qualifie de «plus grand acteur français vivant», ovationné par les milliers de spectateurs présents.
    Après les soirées tonitruantes de cris et de coups de feu des « blockbusters » américains, celle de lundi, avec le beau temps revenu, a parfaitement illustré ce que Gérard Depardieu venait célébrer: l’amitié et l’amour.
    Depardieu4.jpegC’est en effet sous l’égide de l’amour du cinéma, et par amitié pour Maurice Pialat, que le comédien a accepté l’invitation du festival. Lequel consacre un hommage au cinéaste français disparu avec quatre films marquants, à commencer par Loulou (1980). Rappelons alors que cette première collaboration fut explosive et que Depardieu ne revit jamais le film… jusqu’en 1984, à la TV, après quoi Daniel Toscan du Plantier ménagea une réconciliation débouchant sur une grande amitié. De celle-ci découla Police (1985), repris à Locarno, comme Le Garçu (1995) et Sous le soleil de Satan, dont une séquence projetée a réuni sur l’écran les deux amis en soutanes…
    Présente elle aussi sur scène, la veuve du cinéaste, Sylvie Pialat a comparé la complicité liant Pialat et Depardieu à celle de «deux gamins de quatre ans» ne pensant qu’à jouer ! Dans la foulée et pour couronner ces retrouvailles, Isabelle Huppert, non annoncée, a bondi à son tour sur scène et témoigné de son affection admirative à l’endroit du cinéaste disparu en 2003. En outre, c’est avec les festivaliers que Gérard Depardieu, hier en fin de matinée, a redéployé ses souvenirs alternant avec des envolées sur l’amour, moins compliqué au cinéma que dans la vie...
    Locarno1126.jpgOr l’amitié et l’amour étaient aussi au rendez-vous lundi soir avec la première mondiale de Bachir Lazhar, film de grande émotion du Québeois Philipe Falardeau, très applaudi pour ses qualités humaines. Double thème délicat : le suicide et l’intégration. Ou comment une classe d’enfants, traumatisés par la pendaison de leur instite, partage sa détresse avec celle de l’enseignant remplaçant, réfugié politique algérien en quête d’intégration.
    Enfin, pour compléter ce menu déjà copieux, le magicien de l’animation suisse, Georges Schwizgebel, a présenté le même soir son dernier « court » virtuose sur un thème de Rachmaninov, joué par sa propre fille. Sous le titre de Romance, encore une histoire d’amour…

  • Le road-movie de Lionel Baier

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    Locarno1197.jpegLionel Baier emmène les gens d’Aubonne à Toulouse via la lune, où il retrouve Basil Da Cunha…

    Sous le label d’Appellations Suisse, deux  poèmes de cinéma, signés Basil da Cunha et Lionel Baier, ont été applaudis hier matin par un public venu en nombre à la grande salle de la FEVI, tandis que le soleil repiquait sur Locarno.Locarno1165.jpeg

    Locarno1164.jpegDéjà remarqué l’an dernier pour un remarquable court métrage intitulé À côté, évoquant la solitude exacerbée par le désir d’un travailleur étranger à Genève, Basil da Cunha, jeune réalisateur genevois (né en 1985) d’origine portugaise, revient cette année avec un film d’une qualité expressive éclatante. Tourné avec des moyens de fortune dans un bidonville de Lisbonne, Nuvem, le poisson-lune module les espérances naïves d’un exclu qui rêve de conquérir le cœur d’une belle dédaigneuse en pêchant un poisson-lune. Magie d’un climat doux et sauvage, forte empathie humaine modulée en cadrages serrés, maîtrise de la construction et du rythme constituent un vrai bijou.  

    Dans la même foulée généreuse, avec la même lucidité vive et tendre, Lionel Baier poursuit son œuvre dans un road-movie combinant son expérience largement confirmée et la passion collective de la troupe d’amateurs vaudois de La Dentcreuze.

    Après le passionnant «journal » filmé au téléphone portable de Low Cost, vu l’an dernier à Locarno, Toulouse combine avec bonheur la fugue de Cécile (Julie Perazzini, seule comédienne de l’équipe, d’une présence intense et lumineuse) et de Marion, sa petite fille de 10 ans (Alexandra Angiolini, également épatante de vivacité blessée), loin d’un père (Julien Baumgartner) à la passion narcissique dangereuse.

    L’échappée belle, à bord de la vieille Ford Solange rebaptisée Ariane, comme la fusée, traverse nos campagnes bonnement magnifiées par le cinéaste et son cameraman (Bastien Bösiger, formé à l’ECAL) du matin à la nuit d’un 1er août pas comme les autres. Revisitant ses thèmes personnels liés aux  multiples aspects de la relation amoureuse ou familiale, Lionel Baier se réapproprie une fois de plus nos paysages en les dégageant de tous les clichés. Un humour à la Michel Soutter alterne avec des « citations » littéraires (le Gracq d’Un balcon en forêt) et autres  greffes de pubs à la Godard, mais dans une « musique » qui n’est que de Baier, chroniqueur fluide et savant recousant les paperoles du temps à sa façon.

    La dernière séquence du film vaut son pesant de malice, quand la petite Marion, à l’arrivée à Toulouse, fait remarquer à Cécile que l’idée est rigolote, de donner à une ville le nom d’une chanson.            

    À relever, enfin, que ce «film d’été», selon l'expression modeste de Lionel Baier, associe les amateurs de la Dentcreuze avec la même générosité que montre le cinéaste vaudois dans son hommage récent au vieux maître  Claude Goretta, à découvrir aussi à Locarno…

    Nuvem et Toulouse sont repris au Rialto 1, le 9 août à 21h.30 ; Bon vent Claude Goretta, le 12 août au Palavideo, à 16h.

  • Harrison Ford au naturel

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    La foule des grandes nuits de la Piazza Grande était présente samedi soir à la projection de Cow-Boys & Aliens, avec Daniel Craig et Harrison Ford. Rencontre.

    Olivier Père a fait très fort en programmant samedi soir, sur la Piazza Grande, le blockbuster de Jon Favreau en première européenne. Preuve en a été la véritable ruée du public sur la Piazza et dans la mégasalle de la FEVI. Autour du réalisateur, deux superstars du cinéma américain, Daniel Craig (devenu célèbre avec James Bond, et campant Rackham le rouge dans Le Secret de la licorne de Spielberg) et Harrison Ford (Indiana Jones portant ici un chapeau relooké Far-West) ont fait le déplacement de Locarno avec la belle Olivia Wilde, figure féminine irradiante de Cow-Boys & Aliens.

    Combinant les motifs du western classique, aujourd’hui boudé par le jeune public américain, et les stéréotypes de la science fiction, le film se déploie dans un décor magnifique où les bons et les méchants de la tradition se liguent contre l’ennemi extérieur qui vient pomper « leur » or et semer la terreur par le truchement d’énormes crapauds griffus et dentus…    

    Un homme réservé et attentif

    Cornaqués comme dans un safari jusqu’au palace dominant Lugano où les stars ont été accueillies, les journalistes ont eu droit à quatre entretiens d’une vingtaine de minutes, moyennant un code vestimentaire strict : pantalons longs souhaités…

    Harrison Ford, charpentier avant d’être acteur, aime le travail. Le mot « work », « good work » revient souvent dans son discours mesuré, presque « taiseux », sans trace de frime. Autant l’acteur crève l’écran, autant l’homme est réservé et patient dans ses réponses : non, il ne connaît pas bien la Suisse à part ses montres ; oui, il est flatté de recevoir un Léopard d’or pour son travail ; non, il ne joue pas au golf et n’est pas venu à Locarno en avion ; oui, il se rendait en hélico à Santa Fé sur le lieu de tournage de Cow-Boys & Aliens ; non, il n’a pas essayé de se la jouer John Wayne ; oui, il a aimé travailler dans les grands espaces du Nouveau-Mexique et vivre avec des chevaux ; non, il ne pense pas que le parrainage de Steven Spielberg suffise à assurer le succès d’un film ; oui, il apprécie Cow-Boys & Aliens parce que Jon Favreau y a beaucoup et bien travaillé. Or le travail d’acteur, comme le travail manuel auquel il consacre une partie de ses loisirs, ou le travail de défenseur impénitent de l’environnement, lui plaisent également. Le travail, l’expérience : deux mots clefs dans la conversation de Harrison Ford...

    -        Qu’est-ce qui vous a séduit dans le projet de ce film ?

    -        Le script était si différent des films que j’ai tournés jusque-là que ça m’a intéressé, et d’autant plus que je n’ai jamais joué dans un western. J’ai tourné dans certains films touchant à la science fiction, mais le mélange des deux genres me semblait apte à réunir des publics divers. En outre, le personnage que je devais incarner m’a intéressé par sa complexité et son évolution au fil de l’histoire.

    -        En quoi, plus précisément ?   

    -        Parce que c’est un type auquel il est difficile a priori de s’attacher. Mais il va faire un certain nombre d’expériences qui vont le changer. Cela l’amène ainsi à devenir un meilleur père quand il retrouve son fils finalement arraché aux Aliens.

    -        Pouvez-vous en dire plus sur sa relation avec son fils et ses deux jeunes émules, l’Indien et le gosse ?

    -        Pour le Colonel Woodrow Dolarhyde,  l’homme le plus riche de la ville, son fils est un boulet. Son commerce de bovins emploie beaucoup de monde. On apprend au fil de l’histoire qu’il a eu une carrière militaire et qu’il a été engagé dans les batailles les plus meurtrières de la guerre civile, où il a perdu beaucoup d’hommes. Il est amer et cruel. Visiblement, il n’y a pas de Madame Dolarhyde, sinon elle aurait fui depuis longtemps. Son fils, veule et violent, est l’illustration de cette absence et de son propre manquement. Pourtant il est aussi le mentor du jeune Indien, auquel il a sauvé la vie, et ce qu’il vit enfin avec le petit garçon montre son désir de se racheter. Dont  témoigne son sourire final...

  • Dans la foulée du léopard d'or

     

    Melgar56.jpgAprès le succès de La Forteresse, Prix du cinéma suisse en 2009, le nouveau film de Fernand Melgar, consacré à la réclusion administrative des sans-papiers en Suisse et aux conditions révoltantes dans lesquelles se passent leurs renvois, a été ovationné samedi à la FEVI. Pour ce que nous avons pu en juger jusque-là, le film semble en bonne position dans la compétition internationale.

    En dépit de leurs qualités respectives, les films en concours que nous avons déjà vus ne semblent pas promis à un léopard d’or. Ainsi Beirout Hotel de Danielle Arbid, évoquant la relation amoureuse d’une chanteuse (Darine Hamzé) attendant le prince charmant (Charles Bering) « sur un volcan», séduit par son climat opposant érotisme et menace latente, mais accuse des faiblesses dans sa dramaturgie et son dialogue. Plus abouti et émouvant, en tout cas dans son premier tiers, Un amour de jeunesse de Mia Hansen Love, excelle à peindre un bonheur juvénile plombé par la séparation, mais se défaufile un peu dans le développement du film, qui garde du moins une belle fraîcheur.

    D’un grand intérêt par son thème -  un groupe de jeunes révoltés  israéliens militant contre la pauvreté, qui basculent dans le terrorisme et sont liquidés par une unité de police ordinairement spécialisée dans la lutte contre les Arabes - Hashoter (Le policier) de l’Israélien Nadav Lapid, laisse aussi perplexe du fait de ses faiblesse de scénario et du manque de crédibilité de ses dialogues. 

  • Inferno sfumato

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    Avec Hell sur la Piazza Grande, le jeune Suisse Tim Fehlbaum a fait figure de révélation.

    C’est une première belle surprise à valeur de découverte, qui a marqué les premiers jours de cette 64e édition du Festival du film de Locarno avec la projection, sur la Piazza Grande, du premier long métrage du jeune réalisateur suisse Tim Fehlbaum, déjà gratifié du Prix du meilleur réalisateur au dernier Festival de Munich.

    Dans le genre largement représenté aujourd’hui des films d’après le déluge nucléaire, les clichés redondants font souvent florès. Fuite dans les décombres de quelques âmes pures, lutte pour la survie, menace latente de bandes sauvages ou même cannibales : c’était aussi le canevas du magnifique roman de Cormac McCarthy intitulé La Route, dont un film a été tiré par Johm Hillcoat.

    Or le premier « long » de Tim Fehlbaum réinvestit le thème post-apocalyptique avec la même force poétique et la même quête de rédemption, jusqu’à la scène finale du salut matérialisé par l’eau de source, qui pourrait illustrer la fable de McCarthy.

    Locarno1114.jpegInterrogé à ce sujet, le jeune réalisateur nous a expliqué qu’il préparait son film avec son co-scénariste Thomas  Wöbke lorsqu’ils ont découvert le roman, dont la substance et la trame narrative leur apparurent heureusement différente de leur projet.

    Avec la fuite éperdue de trois jeunes gens (Marie, sa sœur Leonie et Philip) à travers un univers calciné – le film a été tournée dans les forêts de Corse incendiées en 2009 -, l’affrontement terrifiant des fugitifs et d’une espèce de secte tribale dominée par une vieille femme (la grande comédienne allemande Angela Winkler, magistrale), et l’échappée finale ramenant un peu d’espoir dans cet univers, Hell pose autant la question de la régression humaine que celle du dépassement de notre condition.   

    « Nous avons travaillé le sujet avec beaucoup de soin », remarque Tim Fehlbaum en évoquant ses nombreuses lectures, dont Sa Majesté des mouches de William Golding. « C’est certes un film de genre », renchérit le scénariste Thomas Wöbke, mais nous nous sommes efforcés d’éviter les stéréotypes autant que les effets spéciaux trop spectaculaires

    Si le soleil, source de vie, devient ici puissance dévastatrice, l’élément lumineux est fondamental dans Hell, véritable poème visuel (on pense parfois au sfumato des images filtrées d’un Sokourov) qui doit beaucoup, aussi, au chef opérateur Markus Förderer, dont c’est également le premier long métrage.

    Enfin l’on relèvera la qualité de présence des interprètes, à commencer par Hannah Herzsprung et Lisa Vicari, les jeunes sœurs en fuite, qui donnent son frémissement humain à cette évocation saisissante de notre avenir… tout proche puisque « cela » se passe en 2016 !

    Locarno1123.jpgHell devrait être programmé en salles dès septembre prochain.

  • Bruno Ganz le médium

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    Le Festival du film de Locarno s’ouvre ce mercredi 3 août. 64e édition que marquera, entre autres hommages, un léopard « à la carrière » du plus grand comédien suisse vivant.

    Locarno pas assez glamour ? Locarno manquant de lustre et de paillettes ? Locarno trop chiche en stars ? C’est ce qu’on a souvent reproché à un festival qui n’a cessé pourtant, ces dernières années, de chercher à se faire plus attrayant sans trahir son «âme » voué à la découverte.

    Or l’édition qui s’ouvre, ce soir, avec « le »  blockbuster de l’été (lire notre page cinéma), Super huit de J.J. Abrams, verra également défiler quelques « monstres sacrés » du cinéma contemporain, de Leslie Caron à Claudia Cardinale, ou d’Isabelle Huppert à Gérard Depardieu, notamment. Et parmi ceux-là : Bruno Ganz, figure mythique du théâtre allemand et du cinéma mondial.

    Ganz13.jpgSeptuagénaire cette année, Bruno Ganz fête aussi un demi-siècle de présence continue sur la scène internationale. On peut rappeler alors qu’avant ses débuts au théâtre,  Bruno Ganz fut un petit Suisse comme les autres, ou presque. Né en 1941 à Zurich dans un milieu d’Helvètes moyens, il eut d’abord à affronter un père qui ne voyait pas d’un bon œil cette lubie de comédien, à moins de l’être «à côté » d’un métier digne de ce nom. Son paternel lui trouva donc une place d’apprentissage de peintre en bâtiment… à laquelle il ne se présenta jamais, préférant rejoindre les comédiens allemands souvent fameux que la capitale alémanique avait accueillis pendant la guerre.

    Dès ses vingt ans, ensuite, le jeune acteur se retrouva à Berlin où il allait participer, avec Peter Stein, à l’aventure de la Berliner Schaubühne. Dix ans plus tard, il était sacré acteur de l’année pour son rôle dans une pièce de Thomas Bernhard. Quant au cinéma, ce fut en 1967 qu’il y vint dans Haut les mains de Jerzy Skolimovksi, prélude à une carrière marquée par le non conformisme et la recherche de qualité.  

    Avant-gardiste alors ? Pas exactement. En tout cas pas intello sectaire ! Disons plutôt que rien de ce qui est humain n’est étranger à Bruno Ganz, qui  fut l’ange Damiel dans Les ailes du désir de Wim Wenders, et le démoniaque Adolf Hitler dans La chute d’Olivier Hirschbiegel.

    Avec autant de puissance que de maîtrise intelligente, ce comédien venu du théâtre est de ceux qui n’ont pas besoin de «surjouer» pour imposer leur présence tout en se coulant dans les personnages les plus divers.

    Vitus4.JPGAu Festival de Locarno, en 2006, on  le découvrit ainsi en grand-père anarchisant dans Vitus, de Fredi M. Murer, puis on le retrouva l’an dernier en vieil amant émouvant dans La Disparition de Giulia de Christoph Schaub.

    L’ensemble de sa filmographie associe en outre son nom à ceux des plus authentiques créateurs du 7e art, d’Eric Rohmer (La Marquise d’O) à Théo Angelopoulos (L’éternité Et un jour) en passant par Alain Tanner (Dans la ville blanche), Francis Ford Coppola (L’Homme sans âge) ou Volker Schlöndorff (Le faussaire). Son honnêteté intellectuelle  l’a amené à refuser, en 1993,  d’incarner Oskar Schindler dans la fameuse Liste de Schindler de Spielberg, alors qu’il a accepté de se mettre dans la peau d’Hitler pour une interprétation dénuée de toute complaisance.

    Si le comédien a été gratifié des plus hautes distinctions, l’homme Bruno Ganz est resté aussi simple qu’ironiquement débonnaire, tel qu’il apparaissait d’ailleurs dans Vitus. Autant dire qu’on se réjouit particulièrement de voir ce très grand Monsieur du cinéma d’auteur  monter sur la scène de la Piazza Grande, le 11 août prochain, pour recevoir un léopard « à la carrière » avant la projection en première mondiale de Sport de filles de Patricia Mazuy, film français dans lequel on le retrouve en entraîneur équestre de légende.

    Enfin, nous retrouverons Bruno Ganz dans d’autres films projetés cette année à Locarno, à commencer par La provinciale de Claude Goretta,  gratifié pour sa part d’un léopard d’honneur, mais également La Marquise d’O de Rohmer, La Chute déjà citée et Le couteau dans le tête de Reinhard Hauf, illustrant autant d’aspects de l’immense talent d’un véritable médium-interprète.