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Livre - Page 118

  • Fragments d'un homme ordinaire

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    Inédit

    En interné

    Par François Debluë

     

    Au dortoir de l’internat, ils sont plus de quarante.

    Chacun a droit à son box ouvert. Les parois de bois sont à hauteur d’épaules.

    Plus de quarante boxes en bois, cela fait déjà une belle écurie. Mais l’écurie est propre : on la balaie tous les matins et on n’y laisse rien traîner. Il n’y aurait d’ailleurs pas de quoi y laisser traîner quoi que ce soit.

    Chaque box contient un lit équipé d’un oreiller et d’une couverture. Une tablette étroite tient lieu de table de nuit, mais on n’a pas le droit d’y rien déposer, ni verre d’eau, ni livre ni aucun objet personnel. On n’est autorisé à lire qu’à l’étude ou en classe. L’étude commence quand il fait encore nuit, à jeun, une heure avant le petit-déjeuner ; il y en a deux autres, entre les cours, en début et en fin d’après-midi ; il y en a une dernière après le repas du soir. On n’est pas là pour plaisanter.

    À peine séparé des boxes du dortoir, un long bassin de zinc surmonté d’un long tuyau d’eau froide tient lieu de lavabo collectif.

    À l’extinction des feux, le soir, il est strictement interdit de parler.

    Un surveillant surveille. Un prêtre. Un de ceux qui leur donnent des cours pendant la journée, un de ceux qui surveillent l’étude et disent la messe, chaque matin avant le lever du jour.

    Chacun d’eux a sa semaine de garde du dortoir, ses nuits de corvée durant lesquelles, quittant sa chambre habituelle, il est tenu de dormir dans une petite cellule près de l’entrée du dortoir.

    À l’extinction des feux, seule demeure allumée une unique et faible veilleuse bleue.

    Le surveillant parcourt les allées entre les boxes, s’assure que personne ne bouge, ne bavarde ni ne lit en cachette. Il est interdit de murmurer. Il n’est pas interdit de prier ni de pleurer.

    Souvent, l’enfant pleure.

    Sa solitude est immense.

    Un soir, un prêtre plus jeune que les autres et récemment affecté à l’internat, retour d’Algérie où il a été soldat de l’armée française et où il a peut-être tué des hommes, un prêtre l’a entendu qui pleurait. L’enfant avait pourtant enfoui sa tête sous l’oreiller. Il craignait d’être entendu  – de ses camarades d’abord. D’instinct, il se cache. Mais le surveillant l’a remarqué.

    Doucement, il s’est approché. Il s’est assis sur le rebord du lit. Il ne dit rien. Il passe sa main dans les cheveux de l’enfant, penche son visage vers celui de l’enfant qui pleure et qui a bien dû se retourner à son approche.

    Des traits du visage penché sur lui, dans la pénombre, l’enfant ne peut rien distinguer. Mais il sent glisser sur ses joues à lui les larmes d’un jeune prêtre qui garde le silence.

    Debluë.jpg(Ce texte constitue l'ouverture de la nouvelle livraison du Passe-Muraille, No 88, d'avril 2012, dont la parution est imminente. Il est extrait du dernier livre de François Debluë, Fragments d'un homme ordinaire, à paraître à L'Age d'Homme)

     Gravure: Félix Vallotton

  • Le feu noir

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    …D’abord on aurait dit un crépitement sourd derrière les murs, avec de brefs éclats et cette odeur âcre mais indistincte, puis on l'a vu bondir sur le rayon noir, en un instant il a pris en tenaille toute la section polars, furieusement attisé par les Ellroy alignés comme autant de brûlots et culminant avec J’étais Dora Suarez de Robin Cook qui a cramé d’un cri et s’est calciné comme un arbre foudroyé…    

     

    Image: Philip Seelen  

  • L’idiot

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    … On l’a trouvé dans le placard cloué du cellier, il était resté bien conservé, nu dans une espèce de camisole de force, la peau toute brune, lisse et plissée, on aurait dit du cuir de portefeuille, les yeux sans yeux, le cheveu ras, une grimace d’effroi, à croire qu’il mimait le nôtre à l’instant de le découvrir là, lui qu’on disait enlevé à sept ans et probablement noyé par l’idiot de la maison du canal, avec ce rosaire d’ivoire dans sa petite main semblant une patte d’oiseau desséché…

     

    Image: Philip Seelen

     

  • La Porte

     

    760454855.2.JPG… Frappez et l’on vous ouvrira, était-il écrit, et nous avons lu et nous avons cru, et le soir du premier jour nous avions les poings en sang déjà mais nous avons frappé, encore frappé et frappé, notez le mot déjà et le mot encore, et les jours suivants nous ne nous sommes jamais lassés, bientôt nous n’aurons plus de force ni de sang mais nous frapperons toujours, notez les mots jamais et toujours

    Image: Philip Seelen

  • In Paradiso

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    …Elle crèche au treizième, pile en-dessus du parking et de là-haut tu vois la cour intérieure de l’hosto où les infirmières vont fumer leur clope, elle y va aussi alors qu’elle vient de passer cheffe de clinique, c’est dire qu’elle est pas snob, mais tu peux pas savoir ce que son studio devient quand on est rien que les deux là-haut, ça doit faire 20m2 mais quand t’es là-haut avec Wanda t’as le monde à tes pieds…
    Image : Philip Seelen

  • Désordre

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    … Ce qui est incroyable, c’est qu’ILS ont pris la peine de tracer des lignes impeccables qui se voient même la nuit, blanc sur bleu sympa, c’est pourtant clair, et tu vois encore des gens qui se mettraient en travers rien que pour se faire remarquer, sans aucun esprit citoyen, non mais c’est vraiment n’importe quoi…
    Image : Philip Seelen

  • Le sel des jours

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    De l’âge. - Ma bonne amie me dit  sa panique  à l’idée de se trouver plus près de soixante ans que de cinquante, alors que sa mère évoque de plus en plus sa propre fin. Du coup je la rassure en lui faisant valoir que nous sommes encore des jeunes gens et avons des tas de choses à faire, avec plus de compétences qu’à vingt ou trente ans. Nous sommes en effet, tous deux, en bonne possession de nos moyens, sans discontinuer d’apprendre - et cela seul nous maintiendra jeunes: tous les jours apprendre. Dans la foulée, nous avons fait ensemble une grande balade en forêt. 

    En ville, ce 12 août 2003. - En passant à la maison, touché de trouver, sur la table de la cuisine, une lettre à en-tête de l’Armée suisse adressée à Sophie et commençant par ces mots: « Coucou mon flocon ». J’aime bien que ma grande petite fille se fasse donner ainsi du flocon.          

     

    Celui qui n’a jamais eu de soucis vestimentaires vu qu’il vit nu dans la cage d’un mouroir psychiatrique / Celle qui a pris le voile pour échapper aux Tentations du monde / Ceux qui se retrouvent nus devant Dieu qui les prend comme ils sont, etc.

     

    À La Désirade, ce  15 août. - Il y a une année jour pour jour que je recevais, à Montagnola, un téléphone de ma bonne amie qui m’apprenait la nouvelle de l’attaque cérébrale de maman, qui la laissa sans conscience jusqu’à sa mort, dix jours plus tard. Un an qu’elle nous a quittés, et vingt ans notre père; mais l’un et l’autre aussi présents, pour moi, que lorsqu’ils étaient vivants, et parfois plus encore.  

     

    Il faut éviter d’être cynique, autant que d’être niais.

     Bernard Clavel et la postérité . - Parlé cet après-midi avec le romancier populaire Bernard Clavel, qui a fait plus de cent livres dont je crois bien n’avoir pas lu plus de deux ou trois. Comme je lui demande ce qu’il aimerait laisser à la postérité, il me répond honnêtement  qu’il ne se fait aucune illusion: que quelques années après la mort d’Hervé Bazin, on ne lit plus rien de cet auteur à succès des années 5o. Me cite également Marcel Aymé, et j’objecte alors que je le lis toujours. Alors lui: « Oui, vous, mais qui d’autre ? »   Et ce soir je me dis que souvent j’ai fait la même observation: quels auteurs contemporains survivront-ils demain ? La question pourrait d’ailleurs se poser pour beuacoup d’entre eux: quels survivront l’an prochain ? Et pourtant nous écrivons, nous écrivons...

     

    De la solitude. - Sentiment de grande solitude, même si je ne suis pas seul. Mais l’impression d’une atomisation croissante. Chacun sur son île. Très peu d’échanges réels. Je n’existe d’ailleurs,  pour beaucoup, que dans la mesure où je les mets en valeur. Drôle de monde. Il est vrai que je ne fais peut-être pas assez pour me mêler aux gens et à ce qu’on dit la société, mais tout de même: quel monde froid et quel ennui.   

    À Paris, ce  4 septembre. -  Dans le TGV de Paris, une fois de plus, pour quelques rencontres et surtout pour reprendre un peu de champ par rapport à ma vie suroccupée de ces derniers temps, où je me reproche d’avoir trop donné au journal et pas assez à mon livre.

    (Soir) - Retrouvé Pascale Kramer ce soir, avec laquelle j’ai longuement parlé de son dernier livre, Retour d’Uruguay. Décidément j’aime bien cette garçonne décidée et originale, dont les observations sur les sans-langage me font penser à celles d’un Philippe Djian.

     

    Celui qui défie toute curiosité / Celle qui voudrait en savoir plus sur le célibataire maltais / Ceux qui échappent au clabaudage à renfort d’airs mauvais, celui qui que ne se fera jamais au Système en dépit de sa santé de fer et de son énergie de feu / Celle qui vit en autarcie dans la cave provençale qu’elle partage avec une chèvre bottée / Ceux qui se morfondent dans les beaux quartiers, etc.

     

    Amiel.JPGÀ La Désirade, ce 18 septembre. - Je me trouve parfois bien seul, mais il suffit que je reprenne Amiel n’importe où pour me rappeler la plénitude  de ma vie, grâce d’abord à celles qui m’entourent, mais aussi grâce à mon propre élan aimant. C’est cela qui me protège en somme de tout: c’est que j’aime. Si je n’aime pas ou plus (Dimitri, notamment), c’est que mon amour a été blessé ou rejeté.

    Du puritanisme. - Repris le Journal d’Amiel avant de m’endormir, alors qu’il était déjà trois heures du matin, et souri en lisant ce qu’il dit à passé cinquante ans de ses pertes nocturnes, qui lui viennent quand il dort sur le dos, le vannent physiquement et le minent moralement. Combien, à lire ces jérémiades de solitaire, je suis content d’avoir partagé ma vie et de ne pas être resté dans le cercle morose de l’esseulement célibataire.

    À La Désirade, ce 20 septembre. - Très agacé, hier soir, par la lecture des Matins de plume de Germain Clavien, dont les pages qu’il consacre à L’Ambassade du papillon sont d’une rare mesquinerie paternaliste. Ses remarques de pion me voulant surtout journaliste alors qu’il se veut surtout écrivain ( !) ne font qu’illustrer son attention exclusive à sa chère personne de plumitif provincial aigri, dont la chronique de la Lettre à l’imaginaire se défaufile et s’aplatit depuis dix ans faute de la moindre substance nouvelle et de la moindre vivacité de plume. 

    Mes trois Suisses. -  Ma bonne amie m’apprend à l’instant la mort du pasteur Samuel Dubuis, qui était un homme de bonne volonté comme on les aime. Je lui avais dédié l’une des nouvelles du Maître des couleurs, reconnaissant en  lui l’un des mes Trois Suisses, avec Alfred Berchtold et Pierre-Olivier Walzer, et je lui serai toujours reconnaissant d’avoir été attentif à mes  écrits avec une attention délicate et fidèle.  C’était ce qu’on appelle un homme bien. Bon, droit, sérieux et souriant.

    Flannery28.jpgAffects du paon. - Flannery O’Connor avait 27 paons, dont elle observait le choix des postures et des positions dans la poussière, sur un arbre ou sur un tas de fumier. « Un paon n’est accessible qu’à deux types d’émotion », écrit-elle à une correspondante qui s’apitoie à propos du handicap de l’un d’eux. Et de préciser: « Où trouver quelque chose à se mettre sous la dent et comment éviter ce qui pourrait le tuer tout en tuant lui-même ce dont il a besoin ».      

    Traverse1.jpg(Ces notes sont extraites de Chemins de traverse; lectures du monde 2000-2005, à paraître ces jours chez Olivier Morattel)

    Image: découpage de Lucienne K., alias Lady L.

  • Pensée pratique et poésie du réel

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    Qu'une pensée par jour suffit. De la 5e lettre de Lambert Schlechter à chen fou. De la philosophie sur le gazon du campus avec Quentin Mouron. Du dernier roman dostoïevskien de Marc Dugain. Des adjuvants de Quentin Tarentino et de Bryan Adams... 

    À La Désirade, ce jeudi 12 avril. – La seule pensée qui m’intéresse est celle qui découle de l’expérience, disons pour faire court : la « pensée pratique ». Ramuz écrivant sur Cézanne ou Merleau-Ponty y allant de la même gamberge : c’est tout un à mes yeux d’amateur non patenté qui se méfie des spécialistes comme s’en méfiait l’excellent Chesterton rappelant qu’on n’est pas plus un « professionnel » de la philosophie que de la paternité. Bref la « pensée pratique », au sens où l’entendait aussi ce vieux sac de Montherlant, se confond pour moi à ce que j’appelle la « pensée poétique », fondée une fois encore sur l’expérience.

    Cela pour dire que je m’en tiens aux penseurs et aux écrivains-calorifères ou, quand il fait trop chaud, aux penseurs et écrivains à fonction rafraîchissante d’apéros.

    Cette question de l’expérience (l’Afrique ou la vraie lecture incarnée, s’entend, comme Alain Dugrand lit vraiment Conrad, ou comme Cowper Powys lit vraiment tout ce qu’il lit)    est à mes yeux essentielle, qui fait défaut à trop de ceux que j’appelle un peu par dérision des hommes de lettres – on m’afflige en me taxant d’homme des lettres autant que de Monsieur -, desquels se détachent quelques-uns dont un Lambert Schlechter, grand lettré érotomane et pétri d’expérience avérée ainsi que l’illustrent ses livres, telles ses admirables Lettres à chen fou.

    Luciana445.jpg Or Lambert écrit précisément ceci sur son cinquième feuillet  que je recopie tandis que le ciel se découvre sur l’immense lac s’incurvant sous mes fenêtres à l’indifférence impériale des monts de Savoie aux vieilles neiges embrumées ce matin à la traditionnelle manière chinoise :  

    «Il n’est pas toujours facile de suivre les penseurs, parce que souvent on ne comprend pas d’où viennent leurs pensées, je veux dire : pourquoi ils pensent ce qu’ils pensent. La plupart des penseurs m’ennuient & m’énervent. Je mets un soin particulier à choisir les penseurs avec lesquels je veux bien m’acoquiner. Il faut toujours bien examiner dans quelle posture s’installe celui qui s’apprête à vous soumettre ses pensées. Ce que j’apprécie, c’est quand je discerne, chez un penseur, un mélange égal de fermeté & d’humilité, je n’accepte pas que l’on me fasse la leçon mais je suis content quand on diminue mon ignorance. À une pensée je demande qu’elle me comble, m’apaise, qu’elle me console tout en fournissant une chiquenaude d’enthousiasme. J’ai feuilleté le recueil des Pensieri diversi de Francesco Algarotti et je tombe sur ceci : « Il cuore dell’uomo non è capace che di una certa quantità di piaceri ; lo spirito di una certa quantita di cognizioni, e non più : come l’aqua che non puo disciolere che una certa dose di sale ». C’est une pensée qui me plaît : elle me rend pensif. Au milieu de la mélasse universelle et des angoisses diffuses et omniprésentes, c’est une pensée qui apaise. Je suis d’avis depuis un certain temps qu’il ne faut pas amonceler les pensées, Une par jour suffit »,

    Quentin13.jpgCurieusement, j’ai retrouvé cette pensée de vieille peau apaisée chez le jeune Quentin Mouron, avec lequel je parlais l’autre jour, sur le gazon du campus lacustre de l’Université de Lausanne où il bûchait par devoir sur la controverse opposant Lukacs et Adorno, en parlant simplement de sa lecture de Kant dans le désert de Joshua Tree, de ma lecture des Remarques de Wittgenstein à Passau, de sa lecture de L’été des sept-dormants de Jacques Mercanton dans un chalet des Alpes vaudoises, de notre lecture comparées des Deux étendards de Lucien Rebatet, de sa septième lecture de Madame Bovary dont la fin de Monsieur l’étreint toujours d’émotion, de ma lecture de Lumière d’août un après-midi d’été place Paul Verlaine à Paris où il commença de pleuvoir des gouttes chaudes sur mon livre, de sa lecture de Céline à Trona (California) enfin de ma lecture des Feuilles tombées de Vassily Rozanov au Pincio de Rome ou au jardin du Luxembourg ou à Central Park  ou sur un banc de Brooklyn Heights ou dans une librairie  tokyoïte du quartier de Kanda, et voici que je lui récite par cœur :

    « J’aime le thé, j’aime rajouter des petits bouts de papier sur ma cigarette (là où elle est trouée). J’aime ma femme et mon jardin (à la campagne). Le livre où je consigne les dépenses du ménage vaut bien les lettres de Tourgueniev à Viardot. C’est autre chose bien sûr, mais ça aussi c’est l’axe du monde, et dans le fond ça aussi c’est de la poésie ».  

    Quentin est verni. Il a eu le bol de naître entre une mère institutrice et un père artiste. Je ne les connais pas mais je vois le résultat : un garçon qui ne tuera pas sa grand-mère par énervement obscur. La grand-mère en question partage avec lui et son père le goût de San Antonio, que je lisais à dix ans moi aussi. Et maintenant j’écoute en boucle Let’s make a night to remember de Bryan Adams dont la voix rauque me rappelle je ne sais quelle orgie tabagique de mes seize à vingt ans, et me voilà reprendre la lecture d’Avenue des géants de Marc Dugain, autre chose sérieuse et riche de pensée expérimentale.   

    Dugain1.jpgMarc Dugain, né en 1957 au Sénégal (cette année où nous avions dix ans et fauchions des San A à la kiosquière des abords du collège de Béthusy, dite La Nénette, avant de les lui revendre), est un écrivain qui fabrique ses livres avec un grand soin d’artisan fabriquant une chaise, une belle et bonne chaise (parfois électrifiée) où s’asseoir pour livre ses livres. Les littéraires le snoberont peut-être parce qu’il écrit clair et net, direct comme on cogne, et que son histoire frise le polar, sauf qu’elle tire plus vers Dostoïevski (que son protagoniste lit dans sa cellule) que vers le thriller standardisé des temps qui courent. Le roman « travaille » la vie réelle d’Ed Klemper, terrifiante histoire relatée par Stéphane Bourgoin dans un livre sur les serial killers qu’il faut lire aussi. Tout cela bien loin de Lambert Schlechter et de ses Chinois ? Pas du tout, car tout de la pensée pratique et de la poésie réelle se tient, n’est-ce pas ?

                Moi qui me méfie naturellement de la mentalité psy, je me suis senti au chaud avec Leitner, le psychiatre qui, dans Avenue des géants, s’occupe du cas du jeune énergumène supérieurement intelligent et sensible qui a flingué sa grand-mère au motif qu’elle l’empêchait de respirer (une vraie calamité, pas meilleure que la mère sadique du garçon), avant d’exécuter le grand-père pour lui éviter trop de peine à survivre. Bienveillant, accompagnant le tueur de quinze ans dans l’exploration de ses enfers intimes, Leitner défend son patient devant ses collègues impatients afin de lui permettre de poursuivre des études, en affirmant que « son intelligence a besoin de fonctionner sur du réel ». Or le grand mérite de ce livre, comme le fut celui de La Malédiction d’Edgar, formidable roman du même  Marc Dugain consacré au malheureux Hoover, est justement de « fonctionner sur du réel ». Et voilà pour la pensée du jour…

    Lambert Schlechter. Lettres à chen fou. L’Escampette, 2012.

    Quentin Mouron. Au point d’effusion des égouts. Olivier Morattel, 2011.

    Marc Dugain. Avenue des géants, Gallimard 2012.  

    Et pour la route : True Romance de Quentin Tarentino et Bare Bones de Bryan Adams

  • Dans la cour des abattoirs

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    À La Désirade, ce mardi 11 avril, au retour de cette putain de neige. – Quentin Mouron n’est pas qu’un talent : c’est une intelligence, et teigneuse, enfantine et plus que mature à la fois, solitaire et grave. Je l’ai constaté, encore plus vivement qu’à la lecture déjà poivrée de son premier livre, Au point d’effusion des égouts : au fil de ses aphorismes et, tout récemment dans sa réflexion consacrée à la peur de l’autre se muant en haine et au recours compulsif à une justice de plus en plus intrusive et vénale.

    Le titre de sa chronique, À l’abattoir on ne bande pas, m’a rappelé la tristesse de certaines aubes, quand je prenais le premier TGV de Paris, lorsque le train longeait la cour des abattoirs de l’Ouest lausannois encore en activité ces années-là, à la vue des bestiaux alignés dans le jour poignant, prêts à la tuerie. Je ne me sens pas vraiment l’âme hindoue, mais je ne me suis jamais fait à cette vision matinale, et quant à « bander » pour ça…

    Or à l’opposite, il m’a semblé très nettement, l’autre matin, durant la traque du jeune tueur « islamiste » de Toulouse à laquelle j’ai assisté alors que je regarde de plus en plus rarement la télé, que tout y était fait pour faire « bander » le public. Sans aucune espèce de pitié pour ce cinglé qui n’en a pas éprouvé la moindre pour ses victimes, je me suis senti de son côté plus que de celui de tout ce monde de politiciens et de policiers, de justiciers et de journalistes qui me semblaient littéralement « bander » en attendant l’abattage de la Bête. Tout ça pour dire les équivoques de notre attitude devant la mort annoncée, notre impuissance devant la violence acclimatée (les abattoirs « ordinaires ») ou nous fondant dessus comme l’éclair (le Satan quotidien de l’événement) et l’hypocrisie croissante de nos défenses.

    Mais voici le texte copié/collé de Quentin Mouron : 

     

    « À l’abattoir on ne bande pas

    Le point commun entre le père d’élève qui poursuit le prof de son fils pour « mauvais traitement », la journaliste qui estime avoir été brimée par son patron parce qu’elle est gouine, l’unijambiste-chauve-noir-et-Juif qui réclame le droit à ses différences, les montagnards valaisans au tribunal contre « la plaine » après les votations, les bonnes âmes « censeurielles » coupant à grands ciseaux dans ce qui reste de la presse libre, le gauchiste de plus en plus à droite qui trouve que « cette fois Jean Ziegler va trop loin » ? Ils ne bandent pas. Je  veux parler d’une érection de caractère.

    Chaque jour, des faits divers s’étalent dans les journaux qui mériteraient tous mes rires gras s’ils n’étaient pas suivis de conséquences hideuses : les bottes des flics, des juges ou le lynchage du grand public. Pour me faire mieux comprendre, je vais à partir d’aujourd’hui tenir le compte de ces « affaires » – qui souvent ne sont que de petites blessures d’égo, mini-brimades montées en mayonnaise dans les cuisines mcdonaldisées des journaux à scandale ou dans les épiceries fines et biologiques des moralistes bobos. Et ma boîte de corned-beef, et ma bière en canette et mon sale caractère ? Je ne fais pas plaisir...

    C’est du dedans que l’on s’est ramolli. Qu’on ne peut entendre l’Autre sans lui flairer l’insulte, l’humiliation en coin, le racisme implicite – la bise sans l’attouchement, ni la parole sans harcèlement. Au nom – attention ! – du « vivre-ensemble » ou de l’entente entre les peuples. Et que l’insulte ou l’attouchement, quand ils sont établis, ne peuvent éviter le glaive sinistre de la justice. Et la brutalité policière n’est plus mise en question quand il s’agit de donner suite à notre « affaire ». On va s’entendre à la matraque !

    Le recours systématique au Droit (alors que souvent le coup de poing dans la gueule suffit très largement) est l’expression d’une société qui ne tolère la violence que lorsqu’elle ne peut pas la voir directement – la violence hygiénique des tribunaux et des prisons. Thierry Lévy, dans un petit volume autobiographique, raconte qu’à l’école des types l’ont approché pour lui dire qu’il était un « sale Juif ». Le gamin s’est plaint à son père – Paul Lévy, directeur de la revue Aux Ecoutes – qui lui a répondu : « cogne ». Thierry Lévy ne précise pas s’il a cogné ou non. Il n’a jamais pensé être une victime. Il a croisé des cons, c’est tout. 

    En pleine crise économique, il est singulier qu’on ne se plaigne pas plus frontalement de la paupérisation, de la baisse du pouvoir d’achat, de l’Etat Providence qui se disloque. Singulier que les journaux ne soient remplis que d’orgueils effeuillés. De petits drames d’égo. De harcèlements en demi-teinte. La crise est-elle oubliée, surmontée peut-être ? Ou la vacuité des ventres s’est-elle transformée en fringale juridique ? Bon Dieu ! Du caractère ! Du sang ! Le foutre ! S’indigner pour chacune des gifles que l’on reçoit revient à ne pas voir le les longs couteaux de l'abattoir où l'on est emporté ».

    °°°

                Quentin pointe une nouvelle forme de violence, larvée ou explosive, dans la société contemporaine, et notre façon de la traiter, ou plutôt de ne plus la traiter que par procuration – notre démission individuelle et notre recours à des instances plus ou moins officielles et des institutions actionnées pour tout et rien avec l’appui d’avocats qui en tirent un croissant pactole.

                La situation est confuse et l’on se gardera de trop d’amalgames (le lugubre court métrage de Vincent Ravalec établissant un lien douteux entre les techniques froides d’un abattoir et ceux des camps de la mort), mais la réaction à vif de Quentin me paraît bonne.

                Je me revois dans ce bus de Bruxelles, à sourire tout gentiment à un petit tendron blond, puis à lui dire bonjour Miss Minou, au scandale subit de la mère criant au monstre et au viol. Un geste de plus et c’était la plainte, les flics belges, que sais-je, la Cour royale ou tout de suite: le lynchage public ou médiatique – c’était, précisément, au lendemain de la Marche blanche…   

                Quentin a raison de pointer l’invraisemblable défection du sens des proportions, et l’abdication de tout bon sens, qui aboutit à tous les amalgames. Nos cousins d’Amérique, relayés par quelques auteurs sensés (Philip Roth dans La Tache, notamment) nous ont mis sur nos gardes. Les embrouilles scolaires déférées au Tribunal ne sont pas d’hier aux States. Bien quinze ans qu’un gamin de cinq ans s’est vu menotter et traîner en justice pour avoir joué au docteur avec une petite voisine. Des lustres que les avocats régentent écoles et cliniques, Et pas un jour d’aujourd’hui sans qu’un père d’aujourd’hui soit dénoncé parce que se baignant à poil avec ses enfants. Et voici que la punition pénale pour tout mot de travers à traversé l’Atlantique. Voilà-t-il pas qu’on traîne en justice un parfumeur écervelé qui ose dire qu’il a « bossé comme un nègre »…

                L’abattoir est partout mais c’est avec une langue de coton que nous en parlons. L’abattoir ne fait pas bander physiquement mais le fantasme n’y est que plus saillant. Moins on se supporte et plus on affiche le « vivre ensemble ». On édicte des prescriptions tout en grattant sa plaie. Et ma petite plaie de rien du tout vaut la Shoah, détail historique. Détails hystériques qu’on glane dans les polars pour se donner l’impression qu’on exorcise, alors qu’on s’excite et se surexcite.

                J’ai relu bien attentivement, ces derniers jours, le deuxième roman de Quentin Mouron, intitulé Notre Dame-de-la-Merci, tout en regardant non moins attentivement les films de Quentin Tarantino. Chez l’un comme chez l’autre on use de la violence pour l’exorciser, avec le rire panique chez le premier et l’implication affective chez le second. Le livre de Quentin exprime en effet la détresse de quelques paumés, là-bas dans la tempête québecoise, entre forêt sûres et drogues dures, sans une once de sentimentalisme pour autant. Comme le vieil Hitchcock, le jeune Mouron pointe son museau dans le « film » afin de rappeler que la fiction est une façon de penser la réalité.

    Je retrouve cette même intelligence « poétique » du réel, qui n’a rien à voir avec la poésie poétique dont la sirupeuse mélasse n’est qu’un leurre de plus – et qui « positive » à nous asphyxier -, dans le nouveau roman de Marc Dugain, Avenue des géants, dont le protagoniste est un clone romanesque du tueur en série Ed Klemper. Mais attention les vélos : rien à voir avec un polar, dont le protagoniste exècre d’ailleurs les clichés et les situations stéréotypées. Marc Dugain est un type sérieux et c’est de ce sérieux qu’il nous fait aujourd’hui où les simulacres de sérieux valent les simulacres érectiles de Madame et Monsieur Godemichetons…

    Marc Dugain. Avenue des géants. Gallimard, 360p

  • Traduttore, tradittore

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    À propos de la traduction, laborieuse, du dernier roman de William Trevor, et sur une page de Lambert Schlechter consacrée au passage du chinois à notre langue.    

    Je viens d’aborder la lecture du dernier roman traduit d’un de mes auteurs contemporains les plus chers, William Trevor, intitulé Cet été-là, publié chez Phébus et dont la traduction rend immédiatement un autre ton et un autre son que celles de Katia Holmes. Je suis immédiatement saisi par les atmosphères que Trevor rend mieux que personne sans forcer sur l’adjectif, tout de suite aussi les personnages se dessinent, de cette petite ville de province irlandaise des années 50 où la religion corsète les corps et ratatine les esprits, et dont se détachent bientôt les deux personnages dont on pressent qu’ils vont s’aimer et souffrir. Bref, je retrouve le grand écrivain de Lucy, d’En attendant Tourgueniev et de tant de nouvelles qui lui ont valu, de la part du New Yorker, le titre de meilleur auteur anglo-saxon  de short stories, mais la « langue » de Trevor n’est pas là, je ne dis pas que la traduction est fautive mais à tout moment je bute sur des mots ou des expressions qui sont d’un traducteur laborieux et non d’un interprète transposant dans notre langue celle de l’auteur. Encore heureux que la puissance d’évocation de William Trevor, la poésie de son réalisme, et l’émotion passent en dépit de ces accrocs.   J’y  reviendrai…

    En attendant cela me ramène au 42e feuillet des Lettres à chen fou de Lambert Schlechter, où il est question précisément de cette grande question de la traduction – et d’autant plus cruciale qu’il s’agit ici du passage de la langue chinoise à la nôtre, et voici ce qu’en dit notre épistolier :

    « Nietzsche en français n’a plus toutes ses dents, Racine en allemand perd son âme, Keats en italien devient quelqu’un d’autre, et Ungaretti en flamand trépasse, - que dire alors des auteurs chinois quand on les transvase vers un idiome européen, eux qui écrivent une langue, comme disait Armand Robin, « sans substantif, sans adjectif, sans pronom, sans verbe, sans adverbe, sans singulier, sans pluriel, sans masculin, sans féminin, sans neutre, sans conjugaison, sans sujet, sans complément, sans proposition proncipale, sans subordonnée, sans ponctuation »…

    Wen Tingyun, pour évoquer le départ au petit matin d’un voyageur, écrit les vers suivants, mot à mot : Coq-chants, chaume-auberge, lune / Homme- empreinte, planches-pont, givre, deux fois cinq signes – et pour transmettre ces dix idéogrammes (dix syllabes) vers notre langue, Simon leys aura nesoin de 53 mots (71 syllabe) : « Tandis qu’on voit encore un restant de lune au-dessus du toit de chaume de l’auberge, partout déjà on entend le chant du coq. Le voyageur s’est mis en route dès avant l’aube : il a laissé l’empreinte de se spas sur le givre qui couvre les planches du pont », le traducteur interprète, établit des connexions précises  entre ces signes vagues & évocateurs, ce qui en chinois est diffus & ouvert, devient dans notre langue univoque & fermé, le lecteur qui a la prétention de lire des textes chinois en traduction ne devra jamais prétendre qu’il a compris tout ce que le texte chinois comporte, on ne saisit pas l’insaisissable.

    Or c’est ce que je me dis souvent en lisant ces écrivains qui sont plus que d’autres des musiciens de leur langue. C’est ce que je me dis en lisant Cavafis ou Robert Walser en français, et je souris en imaginant, mais peut-être à tort, les traductions de Céline en arabe ou de Proust en chinois…

    Lambert Schlechter. Lettres à chen fou. L’Escampette, 2012, 116p.   

  • Au bonheur des enfoirés

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    De la petite histoire d'un livre à paraître. Comment son auteur et son éditeur ont évité un CLASH mortel. Du dépassement de la "montée aux extrêmes" et de la chance de vivre une belle aventure.

    Pour Olivier Morattel, dit le kangourou.

    À La Désirade, ce mardi 10 avril. – L’extravagante chose m’est arrivée en janvier de cette année, quand cet enfoiré d’Olivier Morattel m’a proposé de travailler avec lui. Je le voyais venir sur Facebook. Je me méfiais de lui mais le voir venir me touchait tant il se montrait enthousiaste. J’étais alors en train de composer des espèces de rhapsodies, qu’il se disait prêt à publier. Deux ans auparavant, il avait regimbé devant mon Enfant prodigue, dont la prose le saoulait, mais il avait raffolé de L’Ambassade du papillon et voilà que c’est lui qui revenait.

    Si je me méfiais d’Olivier Morattel, c’était essentiellement à cause de ses goût musicaux et de sa propension délirante au superlatif. Olivier Morattel est un fan absolu, selon son expression, de Led Zeppelin. Or ce groupe bruyant n’a jamais touché le délicat amateur de Schubert et de Bryan Adams que je suis. Le tapage amphigourique de Led Zeppelin offense ma sensibilité d’amateur de blues (surtout Lightnin’Hopkins) et d’opéra italien (surtout Puccini, et  Simon Boccanegra dans le genre hard), mais le mauvais goût du pauvre garçon se trouvait nuancé par sa référence aux écrits spirituels de Maurice Zundel, et puis il y avait cet enfoiré de Quentin.

    Quentin3.jpgQuelques semaines auparavant, en effet, la lecture du premier livre de Quentin Mouron, Au point d’effusion des égouts, avait été mon plus grand bonheur de fin d’année. Je m’étais réjouis comme très rarement de rendre compte de ce livre dans les colonnes de 24 Heures et sur mes blogs, autant que je m’étais réjouis, en 1973, de publier mon premier livre à L’Age d’Homme. Je me sentais extraordinairement proche de ce youngster qui eût pu être mon petit-fils, déjà nous avions échangé une cinquantaine de courriels complices et souvent bien denses, et maintenant Quentin me disait : vas-y, fonce Alphonse, Morattel est un peu cinglé mais il fait son job. Donc je m’y suis mis : en trois mois j’ai bouclé ce nouveau livre à paraître dans quelques jours. J’ai laissé de côté mes rhapsodies qui n’étaient encore qu’un chantier, j’ai repris un ouvrage déjà pas mal avancé mais dont je ne voyais pas qui il pouvait intéresser, intitulé Le Souffle de la vie et constituant la suite, en plus largement polyphonique, de L’Ambassade du papillon, des Passions partagées et de Riches Heures.

    Or trois mois plus tard, alors que le livre, désormais intitulé Chemins de traverse, était achevé, tout a failli capoter entre les deux enfoirés que nous sommes, Olivier Morattel et moi.

    La faute en a été à notre commun souci de bien faire, à nos inquiétudes respectives, à l’organisation fragile voire acrobatique de l’éditeur et à un surplus d’alcool, de mon côté, ce soir-là où je sortais de chez mon cher voisin Pierre G. assez pousse-au-crime en la matière.

    Donc c’est le soir tard, je sors un peu titubant de chez mon voisin et que lis-je sur l’écran de mon Blackberry ? Que je suis censé balancer fissa les dernières épreuves corrigées et revues de mon livre avant Minuit faute de quoi le Bon à tirer le sera sans moi. Du coup le ton comminatoire du message me fait appeler l’enfoiré que je réveille, je lui dis que les épreuves sont encore loin d’être livrables à l’imprimeur, on me répond d’une voix inaudible (une sinusite virale a fait perdre son organe au malheureux) que seul mon retard est en cause, je me défends en arguant que le tapuscrit a été livré dix jours plus tôt que prévu et que c’est de son côté que ça a traîné, le ton monte, l’alcool me fait dire deux ou trois  choses probablement excessives, et le kangourou (c’est avec Quentin qu’on l’appelle comme ça, mais c’est strictement entre nous)  me boucle au nez. Alors je me retrouve dans l’air frais de la nuit préalpine, je me marre doucement, je rentre a casa où je fais un courriel tout conciliant au jeune homme (ce bougre-là pourrait être mon fils, né l’année de la parution de mon premier livre) et je vais me coucher en pensant qu’on rira de tout ça le lendemain.

    Mais pas du tout ! Car le lendemain me parvient un courriel courroucé genre constat de police morale, on me taxe d’inqualifiable et mon langage d’indigne d’un « homme de lettres », on ne veut plus envisager aucune relation amicale avec moi mais uniquement des tractations professionnelles, on me rappelle mes Obligations (alors qu’aucun contrat n’a été signé) et naturellement on annule notre vernissage convivial, point barre.

    Le cher garçon croit me tenir avec son « contrat oral » rappelé par écrit. Mais c’est l’oral que je choisis par téléphone immédiat où je le traite de franc fou dingo et son courriel de produit siphonné. Que s’il croit pouvoir se limiter avec moi à du « professionnel » il se goure. Que je vais tout annuler s’il ne quitte pas illico ce ton de chef des RH de je ne sais quelle Entreprise formatée. Que je lui interdis de publier mon livre dans ces conditions. Que s’il s’obstine dans sa psycho-rigidité j’en avertirai Radio-Vatican et raconterai cette foirade sur le blog de Nadine de Rothschild.

    Je ne vais pas en rajouter car je sens qu’on panique la moindre à l’autre bout du fil, où tout à coup l’on me demande ce qu’on fait alors ? Comme je sens de mon côté qu’on est au top de ce que l’un de mes directeurs de conscience, le bon René Girard, appelle la « montée aux extrêmes », je propose le calumet. On accepte là-bas de s’excuser pour ce courriel débile si j’accepte de m’excuser pour mes trois mots de trop. Ainsi l’enfoiré s’excuse, je m’excuse, nous nous excusons, ils s’excusent et c’est comme ça qu’est surmontée et dépassée ce que René Girard appelle une « crise mimétique », et pourquoi j’ai décidé à ce moment-là de tutoyer bientôt mon nouvel ami Olivier.

    J’ai choisi de publier cette anecdote pour qu’il en reste une autre trace écrite que le courriel énervé de mon éditeur. Quelques jours plus tard, nous nous sommes retrouvés au Locle chez l’imprimeur Louis–Georges Gasser, le type même du maître-artisan comme je les aime, et c’est en toute tranquillité que nous avons procédé ensemble, avec l’aide d’une jeune vestale de la Typo au prénom d’Ingrid, aux dernières corrections de mes Chemins de traverse.  Or je me réjouis de sa parution comme de celle de mon premier livre. La superbe lettre-postface de Jean Ziegler, excessivement louangeuse à mon goût mais généreuse et sincère, ajoute à notre bonheur partagé d’enfoirés convaincus de vivre ensemble une belle aventure. Et ce n’est pas tout : le deuxième livre de Quentin Mouron, meilleur encore que le premier, paraîtra en août prochain. Son titre est Notre-Dame-de-la-Merci. C’est un bref roman de poète réaliste au verbe merveilleusement ajusté et à l’empathie humaine sans faille, comme d’un fiston de Tchekhov ou de Raymond Carver. Et c’est ainsi que le kangourou rebondit !     

  • Rituel

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    Sur les Lettres à chen fou de Lambert Schlechter. De l'art de la citation. De la copie comme exercice de purification. De l'importance de votre prénom. À l'adresse spéciale de mes 1948 amis de Facebook et des 555 à 666 visiteurs quotidiens de ce blog...  

     

    À La Désirade, ce 9 avril, lundi de Pâques. –

    Si vous n’avez pas encore les Lettres à chen fou de Lambert Schlechter sur votre table de nuit, c’est le moment de vous bouger. Pas aujourd’hui puisque c’est jour férié (en tout cas chez nous) ou alors par Amazon.com, mais dès demain chez votre libraire le plus avisé (il en reste) et ensuite musique.

     

    Quant à moi je n’ai qu’une envie, plus encore que de parler de ce livre dont il me semble que bien des pages n’ont été écrites que pour moi, et c’est de tout en citer. Charles-Albert Cingria disait, à ce propos, que la meilleure critique consistait à coudre ensemble des citations, et c’est aussi l’art de Lambert, d’ailleurs, de citer à n’en plus finir les auteurs qu’il aime, Montaigne en tête de peloton. Hélas la place de plus en plus ténue accordée dans nos journaux à la littérature limite, évidemment, cette pratique. Du moins est-elle encore possible sur Facebook et nos blogs , aussi vais-je tâcher de partager un peu plus ce que j’aime des « proseries » de Lambert Schlechter avec mes 1938 amis, après quoi chacun filera sur Amazon ou chez son libraire.

    Je commence par le sixième feuillet de ces Lettres à chen fou qui parle, en somme, des « soldats inconnus » de la  guerre ordinaire que représente pour beaucoup notre simple vie, et qui me rappelle les enterrements de Molière et de Mozart, de Robert Walser ou de cet autre grand lettré que fut Georges Piroué, mis en terre par sa seule compagne et le préposé aux défunts du cimetière :

    « Une ficelle avec une étiquette autour de l’orteil, trois jours dans une armoire froide, puis au petit matin du quatrième jour le transport dans le camion frigorifique vers le grand champ à l’extérieur de la ville, quatre hommes portent la boîte oblongue en bois, puis s’arrêtent devant le caveau en béton, ouvert, les hommes qui portent des gants blancs posent la boîte par terre, passent en dessous deux grosses cordes, soulèvent la boîte, l’amènent au-dessus du caveau, la font descendre lentement en faisant glisser la corde dans leurs mains, puis ils retirent la corde et le caveau est couvert par une dalle de béton, étanchement. Le séjour dans le caveau dure trois mois, réglementairement, puis c’est la crémation. L’être humain est semblable à un rêve printanier qui se dissipe sans laisser de traces. Plusieurs fois par semaine le camion frigorifique fait le trajet vers le grand champ aux caveaux à l’extérieur de la ville. Ce sont les morts dont personne n’a réclamé la dépouille. Un groupe de volontaires accompagne le convoi, et quand les quatre hommes aux gants blancs ont fait descendre la boîte dans la terre, l’un des volontaires dit quelques mots à la mémoire du défunt, dont il ne sait rien mais dont il prononce le prénom ».

    J’ai beaucoup aimé recopier ce sixième feuillet des Lettres à chen fou, qui en comptent 103. J’aime beaucoup la description de ce rituel à gants blancs, et la mention finale du prénom me semble relever du sacré. Oui, c’est un rite religieux que Lambert décrit ici. Est-il le propre du Grand-Duché du Luxembourg ? Je l’ignore. Je le verrais aussi bien dans l’Albanie antique de Kadaré, chez Kafka, dans un film japonais ou en Chine. Oui c’est cela, cette phrase est chinoise : « L’être humain est semblable à un rêve printanier qui se dissipe sans laisser de traces. ». Et Lambert Schlechter, d’ailleurs, est un peu chinois, physiquement et spirituellement aussi.

    Je recopierai demain le 42e feuillet des Lettres à chen fou consacré à la traduction du chinois. Ce feuillet me donne le vertige et l’envie immédiate d’apprendre le chinois. Puis je recopierai le feuillet consacré à la musique de Bach que Lambert et sa compagne écoutent nus, ensuite celui qui évoque le peu de souvenirs d’enfance de Lambert. Tout cela rien que pour moi, comme exercice, n’ayant pas sous la main de chapelet…

    Lambert Schlechter. Lettres à chen fou. L’Escampette, 116p.

  • Ceux qui restent ZEN

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    Celui qui affirme que le dragon de printemps est inutile / Celle qui plie et coule et s’appuie sur les coups qu’on lui porte / Ceux qui ont pour devise : « épervier de ta faiblesse, domine ! » / Celui qui exploite ses carences plus volontiers que ses dons / Celle qui reçoit un SMS posthume du poète belge Henri Michaux lui disant : « Toujours garder en réserve de l’inadaptation ! » / Ceux qui se défient des mots prétentieux / Celui qui rêvait du martyre pour échapper à sa condition de Suisse alémanique propret / Celle qui se trouve ce matin une tête chafouine alors qu’un sourire genre Nadine de Rothschild arrangerait tout mais elle l’ignore hélas / Ceux qui ont manqué leur vocation de sainteté par goût excessif du tango / Celui qui recopie cette pensée qu’il va méditer tout à l’heure dans le sous-bois, comme quoi : « Les insectes civilisés ne comprennent pas que l’homme ne sécrète pas son pantalon » / Celle qui a étudié la psychologie du futur ex avant de se faire larguer / Ceux qui voyagent pour ne plus se voir qu’ailleurs / Celui qui se dit ermite (et parfois termite) non sans connaître par cœur les horaires du funiculaire / Celle qui est consciente de cela que la vraie poésie consiste à nommer simplement ce qui est, fût-ce ce fugace rayon de soleil sur la poubelle de l’impasse des Philosophes / Ceux qui savent la « terrible simplicité » genre Chesterton à la veille de Pâques au milieu des œufs peints par ses petits-enfants et leurs camarades de diverses races et couleurs / Celui qui apprend ce matin que le fameux Orwell (auteur de La ferme des animaux et de carnets personnels détaillés sur les faits de chaque jour) possédait une vache prénommée Muriel à laquelle l’herbe mouillée donnait la diarrhée / Ceux qui redoutent le virtuel pour ses effets délétères sur les esprits manquant d’imagination ou d’aptitude à l’allégresse naturelle, etc.

    Image : aquarelle JLK    

  • Archipel de la présence

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    De la lumière de Pâques, d'un livre recu d'Yves Leclair, des écrits de Lambert Schlechter, de l'atomisation contemporaine et de la société des êtres.

    À La Désirade, ce dimanche 8 avril, jour de Pâques. – Il fait ce matin tout gris et tout bruineux sur nos monts, tout pluvieux et tout neigeux, mais le seul nom de Pâques me fait saluer ce jour lumineux. Cela noté sans qu’un instant je ne cesse d’éprouver et de plus en plus à ces heures le poids du monde, d’un clic je sais que je pourrais accéder à l’instant à toute la saleté du monde, mais à quoi bon y ajouter ? Je traverse la Toile et je passe comme, au même instant, des millions de mes semblables restent scotchés à la Toile ou la traversent et passent.

    Et voici que dans cette lumière pascale j’ouvre un petit livre qui m’est arrivé hier de Saumur, que m’envoie le poète Yves Leclair, intitulé Le journal d’Ithaque et dont la dédicace fait allusion à nos « chemins de traverse » respectifs. Je présume que c’est sur mon blog perso qu’Yves Leclair a pris connaissance de ce que j’écris, dans mes Chemins de traverse à paraître bientôt, à propos de son Manuel de contemplation en montagne que j’ai aimé.  Autant dire que c’est par la Toile, maudite par d’aucuns, qu’Yves Leclair m’a relancé après un premier échange épistolaire, et par un livre que nos chemins de mots se croisent, comme j’ai croisé ces derniers temps ceux du poète luxembourgeois Lambert Schlechter, ami de Facebook et compagnon de route occulte depuis des années dont je suis en train de lire les épatantes Lettres à Chen Fou.

    Tel est l’archipel du monde contemporain où nous sommes tous plus ou moins isolés et reliés à la fois par les liens subtils des affinités sensibles et de passions partagées. Je retrouve ainsi, ce matin, la lumière des mots d’Yves Leclair dont la lecture du Journal d’Ithaque m’enchante aussitôt et d’autant plus que je viens d’entreprendre, de mon côté, un recueil de Pensées en chemin qui prolongeront mes Pensées de l’aube. Je lis ainsi le premier dizain de ces 99 minuscules étapes d’Odyssée, sous-intitulé Sur la route d’Ithaque, 10 août, avec Tour opérateur pour titre, et tout de suite je marche :

    Tour opérateur

    «  Est-on dans une ville ? Où est-

    on ? Car ce sont des cabinets

    qu’on vous indique – d’expertise

    comptable. Vous tombez au fond,

    Par hasard, d’une avenue qui

    vous conduit de rond-point en rond-

    point entre les tours de béton.

    Sinon, on vous indique aussi

    la direction de l’hôpital

    ou du grand centre commercial.

    Sur la route d’Ithaque

    10 août 2008 .  

     

    Juste avant j’avais noté l’exergue à ces Belles Vues, de Constantin Cavafis auquel je pensais l’an dernier à Salonique et que j’ai retrouvé dans le recueil Amérique de William Cliff récemment paru, et du coup la lumière sourde, intime, tendre, trouble un peu que j’aime chez Cavafis m’est revenue par ces mots : «  Et même si elle est pauvre, Ithaque ne t’a pas trompé. Sage comme tu l’es, avec une expérience pareille, tu as sûrement déjà compris ce que les Ithaques signifient ».

    Et de fait je les retrouve, mes Ithaques de Toscane ou d’Andalousie, d’Algarve ou de Mazurie, dans les stations de ce petit livre d’Heures d'Yves Leclair où je sens que je vais m’attarder et revenir, avec cette Ordonnance pour la route :

    Ordonnance

    Attends un peu sur le vieux banc,

    au milieu du pré déserté.

    Contemple, car rien ne t’attend

    sauf la sorcière au noir balai.

    Admire la lumière bleue

    au soleil d’hiver généreux.

    Viens voir en volutes la laine

    de la fumée qui se défait

    sur les toits des fermes lointaines.

    Aime le calme instant de fée.

    Le Sappey en Chartreuse

    3 novembre 2008

     

    Or il y a des jours et des semaines, des mois et des années que je me promets de parler de Lambert Schlechter, lui aussi évoqué dans mes Chemins de traverse et que j’aime retrouver à tout moment, l’autre jour à Bienne – Ithaque de Robert Walser -, au bord d’un lent canal vert opale, à commencer de lire ses Lettres à Chen Fou, et d’autres fois sur les hauts de Montalcino où se situent précisément des pages à fragments de La Trame des jours, suite de son Murmure du monde.

    L’idée d’écrire à un lettré chinois d’un autre siècle est belle, qui convient tout à fait à la nature à la fois stoïque et contemplative de Lambert. Sa façon de décrire les choses du quotidien actuel (que ce soit l’usage d’un poêle à mazout ou d’une ampoule électrique) à un poète d’un autre temps pourrait s’appliquer aussi à l’usage de Facebook ou à la théorie des cordes, sans parler du monde des hommes qui n’est pas plus beau de nos jours que sous les Royaumes Combattants.

    « Le livre que j’écris, les livres que j’écris, ce n’est que ça. Juxtaposer sur la même page le visage de Chalamov et l’éclosion des fleurs du pourpier  dans la lumière du matin », note Lambert Schlechter dans La Trame des jours.

    Ce matin il y avait de la neige sur le jaune de forsythias. J’ai encore copié ce Rimmel d’Yves Leclair comme un écho à ce que je voyais devant la maison :

    Rimmel

    La route est une agate blanche.

    La course humaine ralentit.

    Le ciel floconne dans la nuit.

    La neige qui tombe en silence

    chuchote une étrange élégie.

    Comme si tout rimait sans peine,

    dessus mon bonnet bleu marine,

    mes cils, les pas de la vosine

    et même sur les chrysanthèmes

    La neige met l’ultime rime.

    Retour du boulot

    5 janvier 2009

     

    Yves Leclair. Journal d'Ithaque. La Part commune, 127p. 2012

    Lambert SChlechter. Lettres à Chen Fou. L'Escampette, 2012.

  • Ceux qui manient l'éteignoir

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    Celui qui dit que tout ça a toujours existé /  Celle qui estime que toutes les idées se valent / Ceux qui ne voient en Mozart qu’un produit de la culture occidentale au XVIIIe finissant / Celui qui ne supporte pas l’enthousiasme spontané Celle qui reproche à son conjoint de s’attarder devant ce Cézanne même pas fini avec tout ce blanc qu’on voit la toile / Ceux pour qui Rembrandt et Bernard Buffet se distinguent juste au niveau prix / Celle qui jalouse les engouements de son fils Nestor et le surprend même en train de se polluer (comme elle dit) sur des femmes nues de Rubens /  Ceux qui peignent d’après peinture / Celui qui vous rappelle que tous les goûts sont dans la nature comme le prouvent ceux de la blatte et du scolopendre / Celle qui lit juste pour faire bien / Ceux qui disent revenir à Shakespeare comme s’ils y étaient jamais allés / Celui qui bondit lorsque Berthe lui dit qu’elle s’est endormie dès le Prélude de Tristan et Isolde l’opéra connu de Wagner / Ceux qui refusent de lire Rabelais autrement qu’en vieux françois et sans les notes / Celui qui ne sait aucun poème par cœur et ne s’en trouve pas plus mal / Celle qui constate que l’employé de mairie Lepoirier est arrogant quoique mélomane / Ceux qui ont la mélomanie des grandeurs / Celui qui a disparu dans le tourbillon de Corryvreckam en dépit des mises en garde du pêcheur aveugle / Celle qui n’ignore pas que les puffins ont des nids en forme de terriers / Ceux qui reconnaissent en Orwell (George) un « anarchiste conservateur » / Celui qui prétend (à tort selon sa cousine Hildegard) que le souci de faire œuvre littéraire n’a jamais effleuré l’auteur de 1984 au cours de sa composition / Celle qui préfère Coming up for Air à tous les livres d’Orwell et surtout le passage où il déplore la pollution industrielle affectant la rivière de son enfance / Ceux qui aiment rappeler que Bernanos était fier de sa condition de vacher au Brésil / Celui qui respecte prioritairement les hommes « qui bâtissent quelque chose » / Celle qui abonde dans le sens de G.K. Chesterton qui affirme quelque part que « Si la simple lumière du jour n’est pas poétique, rien n’est poétique » / Ceux qui se rebellent contre les rebelles de salon / Celui qui considère le terrorisme avec un mélange de mépris et de pitié / Celle qui a toujours considéré le prétendu révolutionnaire comme un fumiste planqué / Ceux qui reviennent à Conrad par Orwell comme d’autres reviennent à Orwell par Simon Leys ou à Simon Leys par Le Studio de l’inutilité / Celui qui voit la Chine en pole position économique mondiale vers 2016 alors que son neveu penche plutôt pour 2015 / Celle qui considère que relativement à la Chine tout devient relatif / Ceux qui relativisent le relativisme ambiant avec une ironie relativement roborative un jour d’avril maussade comme ce matin qui « sent la neige » / Celui qui te scie chaque fois que tu affirmes quoi que ce soit / Celle qui ramène tout à du social ou du médical / Ceux qui traitent les Problèmes au karcher / Celui qui réduit toute quête de l’absolu à une prise de roupettes / Celle qui objecte que cela dépend des jours et des menstrues de la Lune / Ceux qui n’admettent aucune autre conviction que celle qu’ils n’ont pas / Celui qui ne voit dans les macérations de la sainte que compulsion de frustrée / Celle que son psy a définitivement formatée / Ceux qui ne sont sûrs que de leurs programmes y compris la gestion de leurs cendres / Celui qui invoque « nos valeurs » comme une ligne de mobilier Roset ou Ikea / Celle qui sait ce que signifie le mépris de la chair / Ceux que les nouveaux tabous ligotent autant que les anciens / Celui que toute forme de foi déstabilise sauf le foie gras / Celle qui stigmatise le manque de religion du religieux à quoi l’Abbé Reliquat répond mais non mais non / Ceux qui invoquent « les grandes choses » pour noyer le poisson / Celui qui stigmatise le relativisme comme il le fait de toute illusion non féconde / Celle qui reproche leur impudeur et leur mimétisme aux macaques de la cage s’agitant sur son écran plasma / Ceux qui se disent libertins alors qu’ils sont juste conformés au goût du jour / Celui qui pelote platoniquement ses catéchumènes du premier rang / Celle qui accuse Victor le moniteur d’école du dimanche de harcèlement au motif qu’il parle toujours de ce Jésus aux cheveux longs / Ceux qui cherchent l’originalité à tout prix sans considération d’aucune origine /  Celui qui se prostitue pour oublier ce qu’il est / Celle qui a changé de prénom avant de se mettre aux affaires au bar Le Crénom d’Outre-Meuse / Ceux qui ramènent la prostitution à une modulation postmoderne de la gâterie / Celui qui passe du machinisme au mysticisme avec le même esprit performant / Celle qui dit que tous les goûts sont dans la nature même le dégoût mais ça c’est pas sûr répond le toucan / Ceux qui préfèrent la médiocrité à la Qualité du fait que celle-ci se la joue à majuscule / Celui qui se réfugie dans le déterminisme pour donner un sens à sa condition de future victime de tel ou tel éboulement non prévu par le règlement / Celle qui prétendait que l’Homme a dominé la nature à l’apéro du Golden Beach juste avant que le tsunami n’engloutisse celui-ci  / Ceux qui te traitent d’essentialiste pour en finir avec tes chichis surannés / Celui qui sait que la seule vérité vérifiable est la plus basse / Celle qui transmet la vie sans (trop) se soucier de conserver la sienne à tout prix / Ceux  qui ne cherchent plus aucune forme d’assentiment / Celui qui compare l’écriture à une drogue alors qu’elle est exactement le contraire pour autant disons qu’elle ne soit pas coupée / Celle qui se coupe quand elle te dit qu’elle t’a défendu à ton corps défendant / Ceux qui sont relativement convaincus par cette liste d’un samedi matin nuageux à couvert à 1111 mètres au-desus de la mer, etc.

    Image : Philip Seelen  

  • Contre les idiots utiles

    Leys.jpgDe la formation des rêves, de la jobardise des intellectuels et des enseignements de Simon Leys.



    À La Désirade, ce jeudi 5 avril 2012. – Longuement et bien dormi en dépit de sciantes crampes. Fait ce rêve curieux d’un nouveau journal littéraire publié par une poétesse genevoise connue, entièrement consacré à sa propre célébration, avec des portraits sophistiqués de sa chère personne dans le style glamoureux du Studio Harcourt. Or je me demande, une fois de plus, comment cristallisent les rêves et plus précisément, en l’occurrence, comment un contenu polémique si précis a pris forme à partir des sentiments certes peu tendres que m’inspire le bas-bleu en question. J’enquêterais si j’étais moins paresseux.

    Dans l’immédiat je préfère aborder le dernier recueil d’essais de Simon Leys, Le Studio de l'inutilité, dans lequel je trouve (notamment) un éclairant aperçu de la « belgitude » d’Henri Michaux, une approche de Simone Weil dont l’amicale admiration a rapproché Czeslaw Milosz et Albert Camus, et la mise en boîte carabinée de Roland Barthes après son mémorable voyage de 1974 en Chine, avec l’équipe de Tel Quel.

    J’avais déjà bien ri en lisant Les Samouraïs de Julia Kristeva, qui en donne une relation hilarante de jobardise, par exemple quand je ne sais plus lequel de ces éminents intellectuels se demande pourquoi le Pouvoir chinois les a invités, à quoi Philippe Sollers répond que la caution de l’intelligentsia parisienne aux options du Pouvoir en question justifie probablement cette invitation...

    Or Simon Leys rappelle que cette excursion d’idiots utiles correspond à une période de répression féroce accrue dont aucun de ceux-là n’a pipé mot. Mieux : dans un commentaire à ses notes de voyage, d’une insipidité abyssale, Roland Barthe justifie sa servilité en donnant du galon à un « discours ni assertif, ni négateur, ni neutre » et à « l’envie de silence en forme de discours spécial ».

    À ce « discours spécial » de vieille dame gâteuse se tortillant dans son étole de mohair, Simon Leys répond en vrai Belge non moins spécial : « M. Barthes définit avec audace ce que devrait être la vraie place de l’intellectuel dans le monde contemporain, sa vraie fonction, son honneur et sa dignité : il s’agit, paraît-il, de maintenir bravement, envers et contre « la sempiternelle parade du Phallus » de gens engagés et autres vilains tenant du « sens brutal », ce suintement exquis d’un tout petit robinet d’eau tiède ».

    Dans le numéro de janvier 2009 du Magazine littéraire, Philippe Sollers affirmait que les carnets chinois de Barthes reflétaient en somme la « décence ordinaire » célébrée par Orwell. Mais Simon Leys y voit plutôt « une indécence extraordinaire » et cite Orwell pour qualifier le non moins extraordinaire aveuglement d’une certaine intelligentsia occidentale face au communisme, d’Aragon en Union soviétique à Sartre léchant les bottes de Castro: « Vous devez faire partie de l’intelligentsia pour écrire des choses pareilles ; nul homme ordinaire ne saurait être aussi stupide »…

    Mais il va de soi que Simon Leys gardera sa réputation d’« anticommuniste primaire », même sachant ce que nous savons aujourd’hui des crimes de la Révolution culturelle aux centaines de milliers de victimes, et qu’il incombe au très candide et très élastique Sollers de nous expliquer aujourd’hui, dans le Nouvel Ob’s de cette semaine, comment devenir Chinois…

    Simon Leys. Le studio de l’inutilité. Flammarion, 301p.

  • Une visite à Patricia Highsmith


    medium_Highsmith110001.4.JPGAurigeno, 1989. 

    medium_Aurigeno99.JPGCette petite maison de pierre au toit couvert d’ardoises, serré dans ce bled perdu que surplombent de hautes et farouches pentes boisées de châtaigniers roux, sur l’ubac du val Maggia, est vraiment le dernier endroit où l’on imaginerait le gîte d’une romancière américaine mondialement connue dont le dernier livre paru, Catastrophes,  traite des aspects les plus noirs de la vie contemporaine. Pour arriver à sa porte, j’ai traversé toute la Suisse, hier, ralliant Locarno d’où, par le car postal jaune flambant, j’ai débarqué à l’arrêt du bord de la rivière, à vingt minutes de marche d’Aurigeno, après quoi je n’avais plus qu’à suivre les indications téléphonées à voix toute douce : le chemin du haut, la fontaine et, visible tout à côté, la porte verte dont le heurtoir est une délicate main de femme…

    Il y avait longtemps, déjà, que je rêvais de rencontrer Patricia Highsmith. J’avais à témoigner à cette dame une reconnaissance personnelle, parce qu’elle m’avait apporté, comme à tant d’autres sans doute, quelque chose de vital à un moment donné : ce regard vrai sur le monde, à la fois implacable et tendre, conséquent et générateur de compréhension.

    Et puis il y avait, aussi, le sempiternel malentendu à dissiper une fois de plus, de l’auteur policier aux succès amplifiés par le cinéma, et forcément déclassé dans les rangs de la littérature mineure alors que Graham Greene la tenait, à juste titre, pour un authentique médium poétique de l’angoisse humaine.

    Comme si le seul suspense épuisait l’intérêt du Journal d’Édith, ce très émouvant portrait de femme brisée par le manque d’amour de son entourage, sur fond d’Amérique moyenne à l’époque de la guerre du Viêt-nam. Et comme si L’Empreinte du faux, son meilleur livre peut-être, ou Les Deux Visages de Janvier, Ce mal étrange ou Ceux qui prennent le large, son préféré à ce qu’elle me dira, nous intéressaient par leur intrigue criminelle. En réalité, les livres de Patricia Highsmith, comme les récits de Tchekhov ou les romans de Simenon, constituent autant de coups de sonde dans les zones sensibles de la psychologie humaine, où les dérives individuelles recoupent les névroses collectives de notre temps.

    Le meilleur exemple en est d’ailleurs donné par le dernier livre de celle que je suis venu débusquer, intitulé Catastrophes et réunissant des nouvelles d’une même noirceur pessimiste, où l’auteur traite les thèmes des excès de la recherche médicale et de l’élimination des déchets nucléaires, de la pagaille sévissant dans les pays décolonisés, des conflits politico-religieux liés à l’apparition des femmes porteuses ou de l’ouverture cynique, dans l’Amérique des gagnants, des asiles d’aliénés déversant soudain sur le pays des hordes de fous à lier.

    On m’avait dit, bien entendu, que la dame n’était pas toujours commode. À supposer qu’elle fût, dans la vie, aussi féroce que dans ses livres, et précisément dans ce tout dernier, il y avait certes de quoi trembler. De surcroît, j’avais un peu de retard à l’instant de me présenter à notre rendez-vous, n’ayant pas prévu la complication des correspondances. Ainsi m’aura-t-on puni de près de trois quarts d’heure d’attente, au point de m’inquiéter d’avoir fait ce long voyage en vain. Mais non: la porte de la petite maison a bel et bien fini par s’ouvrir sur une frêle vieille dame lippue, aux traits ravagés et à l’air méfiant, qui m’a invité à la précéder dans un sombre escalier donnant sur deux pièces modestes, la première agrémentée d’une immense vieille cheminée et la seconde, minuscule, entièrement occupée par deux tables de travail guignant vers le ciel, par-dessus les toits et les monts enneigés.

    Comme je lui avais amené de petits cadeaux, à commencer par un joli dessin d’escargot de notre fille Julie et un jeu de tarots déniché la veille dans une brocante de Muralto, la redoutable ermite s’est bientôt radoucie.
    Deux heures durant, je me suis efforcé, avec mon pauvre anglais, de la faire parler de son œuvre, quitte à brusquer sa réserve pudique. De fait, Patricia Highsmith n’aime guère parler d’elle-même. En revanche, elle s’anime dès qu’on aborde d’autres sujets. Simenon, par exemple, qu’elle estime un auteur vraiment sérieux, et sur lequel elle m’a longuement interrogé, tout excitée par ce que je lui ai raconté de l’homme et de mes lectures. Ou bien le monde actuel, dont elle suit les événements avec beaucoup d’attention même si, m’explique-t-elle, sa peur du sang (!) l’oblige à proscrire la télévision de chez elle. Engagée dans la mouvance d’Amnesty International, elle se dit écœurée par ce qui se passe dans les territoires occupés par Israël. Stigmatisant l’attitude des dirigeants, elle clame en outre sa honte de ce que les États-Unis participent à l’écrasement des Palestiniens.

    Lorsque je lui ai demandé ce qu’elle aspirait à transmettre à son lecteur, elle m’a répondu modestement qu’elle aimerait lui suggérer une nouvelle façon de voir les choses, tout en espérant lui procurer le simple bonheur de lire. L’interrogeant sur les qualités humaines qu’elle met le plus haut, elle m’a cité la patience et l’honnêteté, et, loin de me snober lorsque je lui ai demandé en quel animal elle aimerait se voir réincarnée, l’auteur du Rat de Venise m’a répondu très sérieusement qu’elle aimerait être un éléphant dans son milieu naturel, à cause de son intelligence et de sa longue vie, ou bien un petit poisson dans un récif de corail.

    Comme nous évoquions le glauque personnage de Ripley, je l’ai interrogée sur ce qu’elle pensait des motivations qui poussent selon elle les gens aux actes criminels. Alors elle d’affirmer que la plupart des crimes s’enracinent dans le besoin profond, chez l’individu, de rétablir la justice foulée au pied.

    Sans redouter l’aspect incongru d’une telle question, je l’ai priée de me dire ce qu’elle dirait à un enfant qui lui demanderait de lui décrire Dieu. D’une voix douce, et avec le plus grand sérieux, elle m’a alors expliqué qu’elle dirait de Dieu, à l’enfant, que c’est un nom qui signifie beaucoup de choses. Que Dieu a été inventé par l’homme primitif qui cherchait à surmonter ses peurs élémentaires. Qu’elle chercherait à faire comprendre à l’enfant que chacun devrait être respectueux de tous les dieux que les peuples divers ont inventés et vénérés. Enfin qu’elle s’attacherait à expliquer à l’enfant que, tout au moins idéalement, un aspect important de l’idée de Dieu, exprimé par la Bible, se résume par l’injonction : « Aime ton prochain »…

    (Cette visite date de 1989. Son évocation figure dans Les passions partagées, recueil de carnets paru chez Bernard Campiche)

  • L'ombre du Mal

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    De la résistance. - Il s’agit de ne pas mépriser, sans cesser d’entretenir colère et révolte. La foutaise ambiante m’incline au décri, mais éviter le mépris. Pourtant il s’agit également de ne pas faiblir et de continuer à se battre. En ce qui concerne mes travaux, le recentrage est urgentissime. Je dois cesser de tout prendre sur moi, toujours au détriment de mon travail; mon activité alimentaire doit retrouver sa place seconde.


    Ulysse fut une façon pour Joyce de recycler tous les débris de nos croyances et de nos savoirs explosés. Pour sa part, Joyce résistera au désenchantement par l’accroissement proportionnel de la jouissance du langage.


    William Trevor est de ceux qui nous prouvent, tout tranquillement, qu’il est encore possible d’écrire après Joyce.

    Celui qui se garde d’avoir le dernier mot par simple dandysme spirituel / Celle que les coqs insupportent sauf au lit ou au vin / Ceux que les débats binaires à la française ont toujours fait hausser les épaules, etc.


    De la grossièreté. - Dès les premiers récits du jeune Tchékhov, on sent, sous forme bouffonne, une protestation contre la grossièreté et la muflerie de la vie russe. Or j’ai autant d’observations à faire autour de moi sur la grossièreté et la muflerie de mes contemporains, à cela près que les modulations en ont changé. La vulgarité actuelle se couvre de termes accommodants, style relax, etc.

    Bush & Co. - Fahrenheit 9/11 de Michael Moore fait ressortir l’imbécillité de George W. Bush de façon saisissante. Terrible de penser que ce type est le maître du monde occidental. Terrible et significatif en cela qu’il incarne, avec une sorte d’arrogance inepte de fils à papa, le règne du Dieu Dollar et rien que cela.


    De l’avenir radieux. – Au lieu de jeter les mots usés tu les réparerais comme d’anciens objets qui te sembleraient pouvoir servir encore, tu te dirais en pensant aux enfants qu’il est encore des lendemains qui chantent, tu te dirais en pensant aux cabossés qu’il est encore des jours meilleurs, tu ramasserais vos jouets brisés et tu te dirais, en te rappelant ce que disaient tes aïeux : que ça peut encore servir, et tu retournerais à ton atelier et le verbe rafistoler te reviendrait, et le mot te rappellerait le chant du rétameur italien qu’il y avait à côté de chez vous, et tout un monde te reviendrait avec ce chant – tout un monde à rafistoler…


    Génie du mal. - En lisant Ripley et les ombres de Patricia Highsmith, je repense au paragraphe d’Ulysse que j’ai souligné l’autre jour, à propos de la quintessence du polar: «Ils regardaient. La propriété de l’assassin. Elle défila, sinistre. Volets fermés, sans locataire, jardin envahi. Lot tout entier voué à la mort. Condamné à tort. Assassinat. L’image de l’assassin sur la rétine de l’assassiné. Les gens se pourlèchent de ce genre de chose. La tête d’un homme retrouvée dans un jardin. Les vêtements de la femme se réduisaient à. Comment elle trouva la mort. A subi les derniers outrages. L’arme employée. L’assassin court toujours. Des indices. Un lacet de soulier. Le corps va être exhumé. Pas de crime parfait».

    Je relève la phrase: « Les gens se pourlèchent de ce genre de chose ». Mais plutôt que de « crime parfait», s’agissant de Tom Ripley, je dirais: meurtre utilitaire et presque indifférent, pour ne pas avoir d’ennui.

    A un moment donné, dans Ripley et ses ombres, il est question de Tom comme de la « source mystique du mal », et tout est dit je crois. Tom Ripley est une sorte d’homme sans qualités à la sauce américaine: sans conscience et sans désir, juste animé par une espèce d’instinct d’adaptation et de conservation, avec une touche esthète qui lui fait apprécier les belles et bonnes choses. Devenu tueur par inadvertance, ou peu s’en faut, il a continué de se défendre en supprimant les obstacles matériels ou humains qui l’empêchent de vivre tranquillement.

    Je n’avais pas du tout saisi, jusque-là, sa nature complexe, simplement faute d’être allé à la source du personnage, dans Mr. Ripley. C’est là, seulement, qu’on découvre l’origine de ses complexes et de son ressentiment, là qu’on voit que sa vision du monde distante et cynique découle de la carence, dans sa vie d’enfant et d’adolescent, de toute espèce d’affection – comme l’a vécu la romancière.

    C’est en somme un nouvel avatar de l’homme du ressentiment que Tom Ripley, qui s’arrange comme il peut avec l’adversité. Il a commencé de tuer à regret. Puis il a continué quand on l’embêtait. Graham Greene parlait, de Patricia Highsmith, comme d’un poète de l’angoisse. J’ajouterai que, comme Graham Greene, mais en agnostique, c’est également une romancière du mal.


    Du mariole. – Il a la gueule du vainqueur avant d’avoir livré le moindre combat : d’avance il piétine, d’avance il s’imagine qu’il dévaste et cela le fait saliver, d’avance il se voit campé au premier rang, le front crâne - il se sent vraiment Quelqu’un ce matin dans la foule de ceux qu'il appelle les zéros...


    Moralisme romand. - A tout ce que dit Alexandre Vinet de l’assèchement cérébral des philosophes de profession, je souscris. Mais Vinet voudrait moraliser la littérature, et là je ne le suis plus. Son côté vieille fille, qui prétend que seuls les esprits vulgaires veulent « toucher, palper », alors que ce sont ceux qui touchent et palpent, les Ramuz et les Cendrars ou les Cingria qui marqueront le renouveau de la littérature en Suisse romande.


    Me sens de plus en plus libre et, en même temps, de plus en plus lié à ma bonne amie - vraiment le coeur du coeur de ma vie.


    Du roman actuel. - Dans une vaticination assez fumeuse de la fin des années 50, Céline affirme que le roman contemporain n’a plus rien à nous apprendre, dans la mesure où toute information est désormais filée par le journalisme, le reste relevant de la « lettre à la petite cousine ». Mais je crois, pour ma part, qu’il a tort, et les romans d’un Philip Roth, d’un J.M. Coetzee ou d’un Amos Oz en sont l’illustration.

    Ces notes sont extraites de Chemins de traverse; lectures du monde 2000-2005, en imminente voie d'impression aux bons soins de l'imprimeur Gasser du Locle, pour Olivier Morattel.

    Images: Patricia Highsmith et sa machine à écrire

  • Zigzags du Coyote

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    La terre est l'oreille de l'ours journal kaléidoscopique de Jil Silberstein, à valeur de « célébration du vivant »

    Jil Silberstein fut gratifié,  par la compagne de sa vie – son «Aimée» comme il l’appelle - du surnom-totem de coyote. «Mico», alias Monique Silberstein, prématurément arrachée à la vie  en 2006, avait vu juste. Il y a en effet du chien sauvageon en Jil, perpétuellement inquiet et curieux, affamé, à la fois hardi et peureux (c’est lui qui le dit), mélange de Rantanplan juvénile et de Croc-Blanc sans âge n’en finissant pas de perdre et de retrouver le Nord - le Grand Nord de préférence.

    Au commencement de cet extraordinaire bouquin (au sens propre de l’extravagance du vivant, rompant avec l’ordinaire mortifère) que représente La Terre est l’oreille de l’ours, Jil fume sa pipe à la lisière d’une forêt de Moudon, non loin de la ferme qu'il habite avec Mico. Nous sommes en mars 2005, départ d’une espèce d’immense journal éclaté, bousculant la chronologie et qui marque le premier rendez-vous du voyageur avec la forêt et sa décision de la retrouver, de l’arpenter et d’en dresser l’inventaire physique et métaphysique. Magique royaume et lieu  de retrouvailles avec les Esprits-maîtres vénérés par les Indiens  du Québec-Labrador qui, entre 1992 et 1996, lui ont appris la forêt, le dépeçage du caribou, la sagesse terrienne et les vertus calmantes du  tabac inspirateur. Les kids des Innus fument leur clope sans trop se soucier désormais du bois sacré: «Au mieux, le bois c’est le fun!». Mais notre coyote urbain n’en démord pas au seuil de ce «royaume conjuguant ombre, fraîcheur, silence, luxuriance, fragrances, pépiements, craquements, radieuses trouées de lumière»...

    De nouvelles racines

    Jil le coyote a pas mal trotté de par le monde au moment où, bientôt sexa, il entreprend  ce «journal» à double valeur de bilan et de nouvelle alliance avec le Vivant. Quand   il débarque de Paris, où il a vu le jour en 1948, à Genève puis à  Lausanne, c’est un jeune dingo fou de grandes lectures (il tutoie Bernanos et Simone Weil, Georg Trakl et Dylan Thomas) dont les premiers poèmes, incandescents et hirsutes - le premier recueil s'intitule Exacerber l’instant - paraissent à L’Age d’Homme. S’il a déjà de grands voyages derrière lui, le coyote jette de nouvelles racines en Suisse romande, publie un tas d'articles un peu partout (jusque dans les colonnes de 24Heures), dirige une revue, reprend la librairie La Proue aux escaliers du Marché, travaille dans l’édition (à L’Age d’Homme puis chez Payot), publie une vingtaine de livres oscillant entre poésie et réflexion. Entretemps il rencontre son alter ego féminin, journaliste de radio qu’il suivra aux Etats-Unis et avec laquelle il partagera ses passions et en développera une nouvelle, pour la Nature. Dans les années 90, les voyages reprendront et plusieurs séjours à valeur initiatique, chez les Innus , en Guyane et dans la taïga, où l’enquête anthropologique recoupe le plaidoyer pour les peuples menacés et la nature saccagée.  Autant d’expériences qui participant d’un grand voyage à consonances spirituelles, que marque soudain la maladie mortelle (lymphome de Burkitt) fatale à l'Aimée en quelques mois. Dans un petit livre bouleversant, Une vie sans toi (L'Age d’Homme, 2009), Jil Silberstein  a filtré  son indicible douleur. Or cette «tache aveugle» d’une vie joyeusement  partagée accentue, par contraste noir, le tableau du «vivant» retrouvé dans la vaste chronique kaléidoscopique de La Terre est l’oreille de l’ours. Le coyote nous fait pleurer quand il pleure son Aimée, et rire aussi de lui, avec son côté Bouvard et Pécuchet découvrant la forêt. L'écrivain-poète touche souvent à l’épiphanie, nous fait sourire avec ses résolutions de vieil ado moralisant, nous émerveille par ses curiosités infinies, de Kerouac à Li Po en passant par le singe capucin de Servion - enfin le coyote  nous fait zigzaguer dans sa foulée ! 

    Jil Silberstein. La terre est l’oreille de l’ours. Noir sur blanc, 480p.

  • Au filtre du Temps

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    De la recréation. – Il est clair que c’est en Italie que vous avez écrit les meilleures choses sur l’Islande et dans ses carnets de Cape Code qu’elle a le mieux parlé de la foule japonaise - seul le Christ écrivait sur le sable hic et nunc : eux c’est toujours ailleurs et d’ailleurs qu’ils auront griffonné leurs poèmes : Walt Whitman claquemuré dans sa chambre et Shakespeare au pub, et chacun de vous est un autre, il y a plein ce matin de Verlaine dans la rue d’Utrillo, mais ce n’est que trois ans plus tard que je le noterai dans une salle d’attente d’aérogare, je ne sais encore où, alors que je note à l’instant ces pensées de l’aube devant une image de crépuscule…

    Tchekhov en vérité. - Il y aura juste cent ans, le 2 juillet prochain, qu'Anton Pavlovitch Tchekhov s'éteignait dans la Villa Friederike de la petite station thermale de Badenweiler, en Forêt-Noire, à l'âge de 44 ans, vingt ans après le premier crachement de sang que la tuberculose lui arracha. Durant la nuit du 1 er juillet, Tchekhov se réveilla et, pour la première fois, pria son épouse Olga d'appeler un médecin. Lorsque le docteur Schwöhrer arriva, à 2 heures du matin, le malade lui dit simplement « Ich sterbe », déclinant ensuite l'offre qui lui fut faite d'une bouteille d'oxygène. En revanche, Tchekhov accepta de boire une flûte du champagne que son confrère médecin avait fait monter, remarqua qu'il y avait longtemps qu'il n'en avait plus bu, s'étendit sur le flanc et expira.

    La suite des événements, le jeune Tchekhov aurait pu la décrire avec la causticité qui caractérisait ses premiers écrits. De fait, c'est dans un convoi destiné au transport d'huîtres que la dépouille de l'écrivain fut rapatriée à Moscou, où les amis et les proches du défunt avisèrent, sur le quai de la gare, une fanfare militaire qui jouait une marche funèbre. Or celle-ci n'était pas destinée à Tchekhov mais à un certain général Keller, mort en Mandchourie, dont la dépouille arrivait le même jour. Une foule immense n'en attendait pas moins, au cimetière, le cercueil de l'écrivain porté par deux étudiants.

    En janvier de la même année, la dernière pièce de Tchekhov, La cerisaie, avait fait l'objet d'un succès phénoménal. L'interprétation de la pièce, à laquelle le metteur en scène Constantin Stanislavski avait donné des accents tragiques, déplut cependant à Tchekhov qui s'exclama: « Mais ce n'est pas un drame que j'ai écrit, c'est une comédie et même, par endroits, une véritable farce !»

    Ce n'était que le dernier d'une longue série de malentendus qui avaient marqué les rapports de Tchekhov avec ses contemporains, avant de se perpétuer à travers les années. L'image d'un Tchekhov poète de l'évanescence et des illusions perdues, se complaisant dans une peinture douce-amère de la province russe de la fin du siècle passé, survit en effet dans le cliché du « doux rêveur », qui vole au contraire en éclats dès qu'on prend la peine de l'approcher vraiment.

     

    En ville, ce 8 juillet. — Ma paranoïa se calme. Evoquant mon travail dans le journal, et plus précisément la présentation des livres, le rédacteur en chef m’a dit que j’étais irremplaçable. Voilà ce qu’il a dit à moi le rédacteur en chef: que j’étais irremplaçable. Irremplaçable il a dit le rédacteur en chef que j’étais. Et moi qui me trouvais proche de me mettre en situation d’être remplacé, que non pas: je suis irremplaçable. Et voilà comment on soigne la paranoïa : suffit d’un biscuit.

    Dispositifs. - Un père de famille, dans son chalet de La Lenk, abat son épouse et ses deux petites filles avant de retourner son arme contre lui. L’événement, inattendu dans ce bled touristique sans histoires, a traumatisé l’entourage du couple, bien connu et apprécié. Un cellule de soutien psychologique a été mise sur pied. En remplacement pour deux heures dans un établissement secondaire, un jeune homme de vingt-cinq ans a semé le trouble dans une classe de jeunes filles en parlant sexe et en regrettant de ne pouvoir montrer le sien à ces demoiselles. Diverses mères en ont été bouleversées. Une cellule de soutien psychologique a été mise sur pied.

     

    En ville, ce 9 juillet. - Notre grande petite Julie en pleurs hier. Son ami la traite en Balkanique. La délaisse de plus en plus au profit de ses copains, et lui reproche de ne pas s’occuper assez de lui. Elle doit pressentir qu’à long terme cette relation sera difficile, tant est énorme la différence entre eux qui va s’accentuer encore à proportion de l’incapacité du lascar à évoluer. Elle devra se conformer au modèle de la femme dominée et soumise au seigneur couillu, mais je la vois mal s’y résigner. Dès cet automne, elle s’émancipera au contraire en fréquentant la faculté de droit. Du moins sera-t-elle déjà mieux préparée à se défendre que n’importe quelle oie blanche.

     

    Fait d’été. - Le Matin de ce matin consacre une page à une vieille dame, à Genève, qui a coupé les ailes à un petit martinet qu’elle a recueilli, pour l’empêcher de la quitter. Touchant. Mais la femme de chambre a cafté. Les institutions animalières s’indignent.

    Lady L. - Un monde sans femme est une horreur, j’entends: sans ma bonne amie, qui incarne à mes yeux le contraire de l’emmerdeuse, genre chienne de garde ou patte à poussière.

     

    À Sempach, ce 20 juillet. —Parti en voiture de service à destination de Brunnen, pour assister ce soir à la répétition du Guillaume Tell de Schiller, sur la prairie historique du Grütli, j’ai fait étape dans cette charmante ville dont le lac est battu au marteau de forgeron par un vent noir. Terrasses à touristes. Prix exorbitants. Huit franc le verre de rouge. Vitello tonnato précédé d’un potage suisse allemand. En fait ne me sens pas tout à fait de ce pays, même si je lui trouve du charme. A côté de la Stadtkeller de Sempach, jouxtant le monumental monument au héros Winkelried, se trouve le restaurant chinois Ching Chang. Un peu plus loin un panneau indicateur annonce: Schlacht. Tellement plus évocateur, ce mot, que « bataille ».

    Soir.  — Après avoir maudit ce pays encaissé sous la pluie, je l’ai béni ce soir en assistant à la représentation du Guillaume Tell de Schiller sur la prairie mythique du Grütli. Des tribunes élevées face au lac et aux montagnes, j’ai appelé Alfred Berchtold qui m’a dit redouter la trahison à la mode. Mais non: contre toute attente, c’est simplement la pièce qu’on donne là en version certes stylisée, mais avec de bons acteurs et quelques moments de réelle densité émotionnelle. Avec les Mythen en toile de fond, tandis que le jour déclinait sur ce paysage romantique à souhait et tout chargé d’histoire, la pièce de Schiller m’est apparue comme un grand hymne à la liberté et non du tout comme une célébration patriotarde.

    Chassé-croisé. - Sous le titre d’Exit, le court métrage de Benjamin Kampf  raconte les derniers instants de deux vieillards décidés à en finir ensemble. Enfin « décidés »: on comprend que c’est la femme, dominant son jules, qui l’a convaincu de la suivre dans la tombe alors qu’elle-même est condamnée. En présence de l’envoyée de l’agence Exit, alors que la vieille a demandé à son conjoint de leur mettre  un disque, sur la musique suave duquel elle l’invite à danser une dernière fois, l’homme se cabre soudain et change d’avis. Du coup, la vieille, vexée et fâchée, avale son verre de substance létale et s’en va s’allonger comme prévu, bientôt suivie par son époux tout culpabilisé ; et les voilà gisant enfin tendrement l’un auprès de l’autre « malgré tout ». Cela traité avec une sorte de réalisme poétique, tendre et cruel, à la William Trevor.

    (Ces notes sont extraites de Chemins de traverse; lectures du monde 2000-2005, à paraître en avril 2012 chez Olivier Morattel).

  • Un chant de survie

     

    Ferrier2.jpgAvec Fukushima, récit d’un désastre, Michael Ferrier élève le témoignage au rang du grand art.

    «Ce qu’on ne peut dire, il faut le taire», écrivait le philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein.  Petite phrase énigmatique, sous son air d’évidence, qui ressurgit à chaque fois que nous sommes confrontés à ce qui est désigné désormais par la formule d’«horreur absolue».

    Comment dire celle-ci ? Comment dire l’atroce réalité d'un accident arrachant soudain vingt enfants à leurs parents. Comment  ne pas rester «sans voix» à  l’annonce de tels drames ?  À plus grande échelle, comment dire la triple catastrophe du tremblement de terre, du tsunami et des  explosions de centrales nucléaires  qui se succédèrent, il y a un an de ça, dans la région japonaise du Tohoku, dont le seul nom de Fukushima (étymologiquement «l’île de la Fortune»...) symbolise désormais la tragédie «civile», comme Hiroshima en reste l’emblème guerrier ?

    Or, voici qu’un livre, rien qu'avec des mots, les mots du coeur et les mots de la poésie, dit sur Fukushima ce que n’ont pas dit des millions d’images et des milliers d’articles. Voici que l’indicible stupéfaction, l’indicible malheur et l’indicible mélange de révolte et de résignation se trouvent exprimés par un lettré surfin pas vraiment «programmé» pour ça.  Prof  d’université à Tokyo depuis une vingtaine d'années, Michaël Ferrier, quadra d’origine franco-indienne,  s’est déjà fait connaître par quelques livres certes remarquables par leur qualité d’écriture et l’originalité des observations portées par l’auteur sur le Japon. Mais la date du 11 mars aura marqué, sans doute, un tournant décisif dans sa vie et son oeuvre. 

    Comme si, tout à coup, le tremblement de terre l’avait investi du génie d’exprimer  ce qui ne peut se dire:  «À tombeau ouvert, tout ça bourdonne et branle, mille crocodiles en cavale et des cataractes de rossignols». Comme si la puissance cosmique de la nature, que d’aucuns prétendent désormais soumise à l’homme, lui inspirait un nouveau souffle épique. En écrivain puissant, il décrit ensuite le déchaînement des eaux sur une côte aux paysages enchanteurs et l’engloutissement de villages et de villes réduits à d’inimaginables tas de débris.

    Comme une conversion

     

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    Et puis  c’est en homme solidaire, avec son amie Jun qui l’a rejoint sous une table dès le premier séisme, que le portera  le sentiment le plus faternel vers ses semblables. Sur le terrain, des côtes dévastées au sanctuaire de Fukushima, il revivra ce qu’en 1964 le grand Kenzaburo Oè vécut, comme une véritable conversion,  à la rencontre des victimes d’Hiroshima. Ainsi Michaël et Jun vont-t-ils écouter des rescapés de tous  âges et conditions. Ces témoignages sont parfois à pleurer, souvent aussi à hurler de rage en constatant l’omertà entretenue autour du nucléaire. Fukushima, récit d’un désastre, devient alors acte d’accusation, accumulant les preuves accablantes, autant pour les pontes japonais que pour un Sarko minaudant sur la «pertinence du nucléaire».

    A fines touches extrêmement incisives et sensibles, où l’horreur approchée fait d’autant mieux ressortir la merveille de vivre (jamais le couple  n’aura si bien fait l’amour qu’en retrouvant Kyoto, quelques jours après l’effroi), Michaël Ferrier achève son récit par une réflexion à valeur universelle  intitulée La demie-vie, mode d’emploi: «La demi-vie nucléaire: une mort à crédit, Une longue existence de somnambule, toute une vie dans les limbes». Inutile d’ajouter que Fukushima plaide pour la vie rendue à sa beauté et à sa fragile plénitude, contre la domestication consentie.

    Michaël Ferrier. Fukushima, récit d’un désastre. Gallimard, coll.L’Infini, 262p.

  • Aux couleurs d'un sage

    medium_Hesse5.2.JPGHermann Hesse à Montagnola, et ces jours au Kunstmuseum de Berne.

    La belle saison se réfracte dans ce livre solaire: «Cet été est une fournaise digne de l’Inde, y lit-on par exemple. Même le lac a perdu depuis longtemps sa fraîcheur, mais tous les jours, en fin d’après-midi, une brise souffle sur notre plage; il est alors rafraîchissant de se baigner dans les vagues puis de rester debout, nu, en plein vent. C’est l’heure où, souvent, je descends ces pentes qui mènent à la plage. Je prends parfois avec moi un bloc de papier à dessins, une boîte d’aquarelle ainsi que des provisions et un cigare pour rester là toute la soireé.»

    Ces lignes sereines, préludant à l’évocation sensuelle et pudique à la fois de jeunes filles au bain, Hermann Hesse les écrivait en été 1921, deux ans après son installation dans un petit palazzo baroque, «mi-comique, mi-majestueux» de Montagnola, au Tessin (Suisse méridionale) où il allait positivement renaître. Après le désastre de la guerre, durant laquelle il s’était épuisé en tâches humanitaires et en écrits pacifistes, l’écrivain avait quitté sa femme (internée dans un hôpital psychiatrique de Zurich pour schizophrénie) et ses trois jeunes fils (confiés à des amis ou placés en internat) afin de donner la «priorité absolue» à son travail littéraire. C’est au Tessin, où il vécut la seconde moitié de sa vie, qu’il écrivit la plupart des livres qui établirent sa renommée mondiale, consacrée en 1946 par le Prix Nobel, et c’est à Montagnola qu’il s’éteignit en 1962.

    Au charme du Tessin, consommant la fusion du nord et du sud (il dira même y retrouver l’Inde, l’Afrique et le Japon...), Hesse avait déjà goûté en 1905, lors d’une randonnée pédestre, et en 1907, où il suivit une cure naturiste au fameux Monte Verità d’Ascona. Lorsqu’il y revient en 1919, après le «grand naufrage», l’ex-père de famille propriétaire n’est plus qu’un «petit écrivain sans le sou» qui se sent «étranger miteux et vaguement suspect», se nourrissant de lait, de riz et de macaronis, «portant ses vieux costumes jusqu’à ce qu’ils s’effrangent et ramenant, à l’automne, son souper de la forêt sous forme de châtaignes.» Loin de se plaindre, au demeurant, le poète célèbre les bienfaits de la vie en «amoureux du monde» porté à la sublimation de ses pulsions.

    «Nous autres vagabonds, écrit-il alors, sommes rompus à l’art de cultiver les désirs amoureux précisément parce qu’ils ne sont pas réalisables, et cet amour qui devrait revenir à la femme, à le dispenser par jeu au village, aux lacs et aux cols de montagne, aux enfants du chemin, au mendiant près du pont, aux troupeaux sur l’alpage, à l’oiseau, au papillon. Nous détachons l’amour de son objet, l’amour lui-même nous suffit, de même que, dans nos errances, nous ne cherchons pas le but mais la joussances, le simple fait d’être par monts et par vaux.»

    Ces accents lyriques préfigurent Le dernier été de Klingsor (1920), où la magie tessinoise sera très présente, et le sentiment de la nature romantico-bouddhiste qu’on retrouvera dans Siddharta (1922). On pense aussi aux émerveillements et aux pointes de rebellion d’un Robert Walser (très apprécié d’ailleurs par Hesse) en suivant l’écrivain au fil de ses promenades et des digressions jamais conventionnelles qu’il en tire dans ces écrits publiés par les quotidiens alémaniques ou allemands de l’époque. Loin de se dissoudre dans la jouissance égotiste, Hermann Hesse reste en efet bien virulent contre les philistins, notamment dans la cinglante Lettre hivernale envoyée du midi à ses amis berlinois où il fustige les «profiteurs de guerre» et autre bourgeois encourageant le poète crève-la-faim d’un sourire hypocritement paternaliste.

    medium_Hesse3.2.JPG«Je ne suis pas un très bon peintre, écrit Hesse dans un texte de 1926, je ne suis qu’un amateur; mais dans toute celle vallée, ajoute-t-il aussitôt, il n’y a pas une seule personne qui connaisse et aime mieux que moi les visages des saisons, des jours et des heures, les plissements du terrain, les dessins de la rive, les caprices des sentiers dans les bois, qui les garde comme moi précieusement en son coeur et vive avec eux autant que je le fais». Dans un des poèmes émaillant ce recueil de proses, intitulé Le Peintre peint une usine dans la vallé, la vision plastique de l’écrivain-aquarelliste se prolonge tout naturellement par les mots d’une feinte naïveté: «Tu est très belle aussi dans la verte vallée,/Usine, abri pourtant de tout ce que j’abhorre:/Course au gain, esclavage, amère réclusion». Ainsi salue-t-il le «tendre bleu, /bleu passé sur les murs des modestes demeures/A l’odeur de savon, de bière et de marmaille!», avant de lancer en finalement que «le plus beau, c’est bien la rouge chemineée/Dressée sur ce monde stupide,/Belle, fière, jouet ridicule,/Cadran solaire de géant».
    Or, se défendant de poser au maître (même si certaines de ses aquarelles ont parfois la grâce lumineuse de celles d’un Louis Moillet ou du Klee des paysages stylisés, en beaucoup plus gauche), Hermann Hesse ne transmet pas moins, par la couleur, une vision du Tessin qui enchante le regard.

    Partiellement inédit dans notre langue, ce livre dense et limpide est à la fois une plongée roborative dans l’univers d’un poète au verbe pur et bienfaisant, et une conversation passionnante avec un homme libre et formidablement vivant. La remarquable postface de Volker Michels, qui a dirigé la présente édition, ajoute encore à l’intérêt de cet ouvrage plus que bienvenu.

    Hermann Hesse, Tessin. Proses et poèmes, avec 16 aquarelles polychromes et 2 photos hors texte. Traduit de l’allemand par Jacques Duvernet. Editions Metropolis, 345pp.

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  • Le cauchemar de l’homme fini

     

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    Retour sur Les Bienveillantes, cinq ans après...


    Pour Bruno, qui a 18 ans, et pour Alban qui en a 20, et pour Quentin qui en a 22.

    Je suis sorti de la lecture des Bienveillantes avec un sentiment d’insondable et froide tristesse qui m’a rappelé le muet effroi que j’ai éprouvé, à vingt ans, en découvrant Auschwitz. Pour la première fois de ma vie, à Auschwitz, m’est apparu quelque chose de réel que je ne pouvais concevoir dans mon irréalité de jeune idéaliste des années 60. Quelque chose d’immense et d’écrasant. Pas du tout les baraquements minables que j’imaginais : d’énormes constructions en dur, de type industriel. L’usine à tuer : voilà ce que j’ai pensé ; et je remarquai que dans la cour de l’usine à tuer désaffectée se débitaient des saucisses chaudes. Surtout : quelque chose d’impalpable, d’invisible et de non moins réel. Quelque chose d’impensable et d’indicible mais de réel.
    J’avais vu, déjà, les images terribles de Nuit et brouillard, je savais par les livres ce qui s’était passé en ces lieux, dont je découvrirais plus tard d’autres témoignages, tels ceux du film Shoah. Mais ce que j’ai ressenti de réel à Auschwitz, comme je l’ai ressenti en lisant Les Bienveillantes, tient non pas aux pires visions mais à ce quelque chose d’impalpable et d’indicible, plus quelques pauvres détails : ces tas de cheveux, ces tas de dentiers ou de prothèses, ces tas d’objets personnels. Ces saucisses aussi. Et dans Les Bienveillantes : ce pull-over que le protagoniste a oublié quand il se rend, en Ukraine, sur les lieux d’un massacre de masse où il risque d’avoir un peu froid, pense-t-il soudain…
    Or songeant à l’instant à la façon la plus juste d’exprimer le sentiment personnel que laisse en moi la lecture des Bienveillantes, je repense à ces mots notés par mon ami Thierry Vernet dans ses carnets : « D’ailleurs c’est bien simple : ou bien les hommes sont ouverts, autrement dit infinis, ou biens ils sont fermés, finis, et dans ce cas on peut les empiler. Ou en faire n’importe quoi ».
    Au moment où il commence son récit, Max Aue, le narrateur et protagoniste des Bienveillantes, est un homme fini qui a contribué à empiler les hommes et à en faire n’importe quoi. Celui qui nous interpelle d’emblée en tant que « frères humains », affirme qu’il a vu « plus de souffrance que la plupart » et qu’il est une « usine à souvenirs », mais ce n’est pas pour témoigner ou pour se disculper qu’il se met à parler à un interlocuteur imaginaire. C’est plutôt pour passer le temps, pour mettre un peu d’ordre dans le chaos de ses pensées que cet ancien SS de haut vol, médaillé à Stalingrad et chargé à Auschwitz d’enquêter sur la rentabilité des détenus aptes au travail, miraculeusement réchappé des bombardements de Berlin en 1945, revenu en France sous l’uniforme d’un déporté du STO (assassiné par son meilleur ami qu’il a dû liquider lui-même pour sauver sa peau) et désormais directeur d’une fabrique de dentelles en Alsace, entreprend de raconter sa monstrueuse saga, qu’il banalise aussitôt en affirmant que ce qu’il a fait, tout homme ordinaire l’aurait fait. Et de se replier, jouant le nihiliste glacial (on verra quels abîmes cela cache), derrière la parole attribuée à Sophocle et reprise par Schopenhauer : « Ce que tu dois préférer à tout, c’est de ne pas être né ».
    Max Aue est-il jamais né à lui-même ? Un seul épisode amoureux avec sa sœur jumelle Una, à l’adolescence, a cristallisé une passion absolue qu’il tentera vainement de revivre. Sodomisé à l’internat où sa mère et son beau-père, qu’il hait également, l’ont casé pour le punir de son inconduite incestueuse, l’homme jouira par le cul, c’est le mot cru et vrai, sans aimer quiconque, jusqu’à la rencontre d’Hélène, à la toute fin de la guerre, à l’amour de laquelle il ne parviendra pas à répondre après être mort à lui-même sans être né. Sa fantasmagorie infantile culminera dans l’Air d’avant la Gigue finale, où Max se retrouve seul dans la maison vide de sa sœur, en Poméranie, en proie à un délire onaniste autodestructeur.
    Il y a de l’impubère ressentimental et du voyeur impatient de vivre toutes les expériences-limites, chez Max Aue, comme chez le Stavroguine des Démons de Dostoïevski. Ce chaos intérieur de l’avorton affectif, fils oedipien d’un grand absent dont on lui révélera les propres crimes de guerre, n’a pas empêché Max Aue d’accomplir de bonnes études de droit (en Allemagne, d’où il est originaire par son père), suivies d’une carrière dans la SS qui le conduit du front de l’Est aux plus hautes sphères de l’Etat, où il finira dans l’entourage immédiat du Reichsführer Himmler et autres Eichmann ou Speer. Vu par ses pairs, Max Aue fait figure d’élément compétent, du genre « intellectuel compliqué », juste un peu froid et rigide, et décidément lent à se marier. Mais rien chez lui du fanatique obtus ou du sadique. Lors des premières « actions » auxquelles il assiste, Max est de ceux qui vivent mal les massacres. S’il y participe, c’est par devoir et soumission à la visée civilisatrice du national-socialisme, au nom du Volk sacro-saint. Pourtant on perçoit à tout moment la fragilité idéologique de cet esthète plus attaché à la philosophie (il lit Tertullien), à la musique (Bach et Couperin) et à la littérature (Stendhal, Blanchot et Flaubert) qu’aux dogmes racistes du régime. Tout au long de la guerre, sa spécialité consiste à rédiger des rapports : sur la loyauté de la France (un premier séjour à Paris le fait rencontrer les collabos Brasillach et Rebatet), la nécessité ou non de liquider les Juifs du Caucase, le moral des troupes dans le « chaudron » de Stalingrad ou l’utilisation des déportés dans la guerre totale. Une scène inoubliable exprime la dualité schizophrénique du personnage : lorsque tel vieux savant juif tchétchène, avec lequel il s’entretient en grec ancien, le conduit sur une colline où un songe lui a révélé l’endroit de sa mort, qu’il tue sans comprendre la parfaite sérénité du saint homme.
    D’aucuns ont reproché à Jonathan Littell le choix de ce narrateur, dont la complexion personnelle risque de « distraire » le lecteur du grand récit des Bienveillantes consacré à l’entreprise de destruction et d’extermination des nazis. Quoi de commun entre le matricide de Max Aue et l’extermination des Juifs d’Europe ? A cette question centrale, Georges Nivat a commencé de répondre dans l’article magistral qu’il a consacré aux Bienveillantes (cf. Le Temps du 11.11.2006), en affirmant que «Littell nous dérange monstrueusement parce qu'il a retourné l'histoire de la violence du XXe siècle comme on retourne un lapin écorché, et qu'il a jumelé sa réponse au viol de l'humain par les totalitarismes à une autre réponse, déjà donnée par Freud quand il évoque la levée des censures du surmoi, et cette réponse est le sadisme psychique, la récession sexuelle, l'inceste, auquel déjà deux grands romans avaient attribué le secret du devenir: L'Homme sans qualités de Musil, et Ada de Nabokov. Mais ici inceste et holocauste se nourrissent l'un l’autre ». Et d’ajouter : «Le lapin retourné et écorché, c'est nous, c'est notre rempart rompu contre l'éboulis de tout ce qui constituait l'humain dans la civilisation européenne, c'est notre classement au rayon du crime imprescriptible (et donc oubliable) de la fabrique d'inhumain, de la monstruosité du camp, le docteur Mengele, les bourreaux de la Kolyma d'Evguénia Guinzbourg ».
    La lecture des Bienveillantes est une épreuve difficile et décisive, pour moi centrale, réductible à aucune autre lecture contemporaine. On a comparé ce roman à Vie est destin de Vassili Grossman, et sans doute y a-t-il maints rapprochements à faire entre ces deux livres, mais Jonathan Littell, d’une monumentale masse documentaire, a tiré tout autre chose qu’un roman historique « de plus », un témoignage de plus sur la Shoah : au vrai, le cauchemar des Bienveillantes se poursuit tous les jours sous nos yeux dans le monde de l’homme fini qu’on empile et dont on fait n’importe quoi.
    Jonathan Littell. Les Bienveillantes. Gallimard, 903p. Réédité en Poche Folio en décembre 2007. No 4685. 1401p.

  • Ceux qui naviguent aux étoiles

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    Celui qui reste fixe comme le pivot de l’éventail / Celle qui veille à l’heure de l’Oiseau / Ceux qui entendent la flèche à sifflet retomber dans la mer après avoir atteint sa cible / Celui qui reste ZEN dans la confusion ambiante / Celle qui progresse à l’intuition et régresse au raisonnement / Ceux qui ne se laissent pas démonter par la mer hors d’elle / Celui qui évite de monter les tours quand la sous-offe s’énerve / Celle qui te rappelle volontiers la scène de Chaplin où l’Adolf et le Benito se défient sur leurs chaises de coiffeur /  Ceux qui en reviennent toujours à l’apparente impassibilité (tu parles !) de la Nature / Celui qui consacre une minute matinale quotidienne devant la fourmilière de la forêt voisine pour se rappeler qu’oncques agitement ou branle  jamais n’arrangea que pouic / Celle qui ne se laisse pas entraîner sur les voies du stress en dépit de sa qualité d’entraîneuse de l’équipe féminine de freeride Les Battantes / Ceux qui détendent l’atmosphère en rotant dans la télécabine bondée / Celui qui pratique le rap mental dans les transports communs où le silence est d’or / Celle qui a perdu sa boussole mais pas le nord pour autant / Ceux qui savent s’orienter d’après la mousse des troncs et se retrouvent donc becs dans l’eau dans la forêt calcinée / Celui qui consacre sa vie à l’étude d’un seul papillon en pleine conscience polyphonique de la multitude des espèces y compris dans les fosses océaniques / Celle qui dit qu’elle jouit chaque fois que l’hostie se dépose sur le bout rose de sa langue par ailleurs bien pendue et tendue dans le French Kiss / Ceux qui ont cru trouve The Guide à l’école coranique d’à côté avant de découvrir les mérites du Routard / Celle qui ne voit point d’insulte dans l’expression « bosser comme un nègre » en tant que nettoyeuse sénégalaise exploitée par la firme Guerlain / Ceux qui ont fait de l’antiracisme un nouveau fonds de commerce pseudo-moral ou littéral / Celui qui traite volontiers ses amis de négros (hein Bona, hein Maxou ?) juste pour faire chier les ennemis de la liberté / Celle qui prétend que les Suédois ne sentent rien et les évite par conséquent mais il y a des exceptions Votre Honneur / Ceux qui évitent de dire que les Français ou les Suisses sont cons vu que c’est pas tous et pas tous les Danois non plus ni les Sénégalais ni même les Belges enfin quoi, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Chez les Jaccottet

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    À La Désirade, ce 1er janvier 2001. - Réveil un peu barbouillé dans les bras tout tendres de ma bonne amie, puis je me rendors après avoir lu quelques pages du Côté de Guermantes. Ensuite levé vers deux heures. Tout redevient intéressant.

     (Soir). - Commencé ce soir de lire Pilgrim, du romancier canadien anglais Timothy Findley dont j’ai déjà lu Le dernier des fous et Chasseur de têtes, qui m’ont également passionné. En l’occurrence, ce roman modulant lui aussi une douce folie qu’on pourrait dire à la gloire de l’imagination romanesque, dans la filiation de Nabokov, avec plein d’anges et de papillons d’ailleurs, nous plonge à travers les siècles pour évoquer une sorte de présent perpétuel vécu par les avatars successifs de Pilgrim, alias le pèlerin, psychopathe selon nos codes qui commence par se pendre, dans les années 20 à Londres, au moyen de la ceinture de son peignoir de soie bleue solidement attachée à la solide branche d’un solide érable de la taille d’un solide immeuble de trois étages, et qui revit ensuite comme après tous ses suicides précédents, dès l’époque de Léonard de Vinci et de sa Joconde qu’il a bien connus. Dans le genre de l’éternel retour, qui m’a toujours paru l’idée d’un fou furieux, on ne fait pas plus entêtée malice car il y a là-dedans beaucoup d’humour tendre et d’intelligence incarnée.

    Du romancier. - Un romancier doit oser être bête autant que minutieux et précis. Certaine idiotie (mais rusée, s’entend) est pour ainsi dire la clef de son rapport avec le monde. Il ne doit pas être plus intelligent que le commun. Sans faire la bête, il doit se laisser aller à la naïveté ou aux élans irraisonnés, à tout ce qui fait l’imprévu de la vie et des êtres.

    De l’obscénité. - Après cet assez obscène défilé de mode à la TV, inspiré par la danse de derviches-tourneurs, on se demande: à quand la messe en dessous affriolants ?

    Celui auquel sa mère reproche d’être né et qui en meurt / Celle qui se sent si seule après la mort de son mari / Ceux qui ont désiré la baise à mort, et qui en sont morts, etc.

    À La Désirade, ce 5 janvier.Je m’attarde ce matin sur la page de Moravagine consacrée au règne de la femme - règne du masochisme selon le narrateur. En fait Cendrars confond (selon moi) guerre des sexes et relation amoureuse, passion maladive et compréhension réciproque. Je sais qu’il y a du vrai dans ce qu’il dit (que disaient déjà Strindberg et Weininger, ou l’ami Gripari) mais cette vision du monde est néanmoins réductrice (à mes yeux). C’est peut-être bien une des lois de l’antagonisme  des  sexes qu’elle désigne, mais ce qui m’intéresse  est tout ce qui, dans le lien vécu, la transgresse et la sublime, l’acclimate ou la pacifie.           Pour ma part  je me contentais de lancer à celle que je croyais alors la femme de ma vie : « Arrête ton cinéma ! », ensuite de quoi j’ai lancé à celle qui l’aura bel et bien été: « Arrêtons ce cirque ! »                                                 

    Celui qui a laissé venir l’immensité des choses / Celle qui a pris les lettres de bois découpé  pour en faire des caravanes / Ceux que le mot CARAVANES a fait rêver, etc.

     Qu’un roman est l’histoire de nos possibles.

    Jaccottet17.jpgMontélimar, ce 14 janvier. - Passé l’après-midi à Grignan chez les Jaccottet, vingt-sept ans après notre première rencontre avec Emile Moeri, l’abbé Vincent et le peintre Pierre Estoppey, les facteurs de clavecins Wayland Dobson et son ami Jeannot l’oiseau. Ces gens sont à la fois avenants (elle surtout) et un peu pincés à la protestante (surtout lui), et la conversation, passée certaine crispation, est à la fois naturelle et intéressante, mais ce n’est plus la gaîté que je me rappelais.

             En entendant Philippe Jaccottet me dire qu’il est de ceux qui ont choisi de viser haut, je me suis senti  comme exclu, comme renvoyé aux basses zones du commun, loin du ciel céleste des poètes, et j’ai pensé à l’image de la rose bleue à laquelle, injustement et justement à la fois, Dürrenmatt réduit la poésie poétique de Suisse romande. Mais bon : je suis quand même venu rendre visite au grand poète, les Jaccottet m’ont très gentiment reçu et je ferai une belle page dans 24 Heures sans rien laisser filtrer de ma réserve de malappris.

    Je note cela sur la table d’un restauroute nul où j’ai décidé de passer la nuit. Médiocre repas bon marché. Bergerac caillouteux. À une table voisine, une retraitée terriblement bavarde (la soixantaine finissante) fait une véritable conférence sur le cinéma (Marlon Brando, Orson Welles, la décadence actuelle) à son conjoint qui n’en place pas une. Tous deux en survêtements. Elle finit son cours ex cathedra par un exposé des moeurs du coucou. Je n’en perds pas un mot.

    Pleine de retraités à 19h.30, la salle est quasiment déserte deux heures plus tard. Que font-ils à l’instant ? Regardent-ils tous le même film ?

    L’écriture romanesque pour sortir de soi. 

    Jacotte (kuffer v1).jpgChez les Jaccottet. - C’est à la lumière, déjà, qu’on se sent approcher du lieu. Là-bas, au sud de Valence, lorsque la vallée du Rhône s’ouvre plus large au ciel et que les lavandes et les oliviers répandent leurs éclats mauve-argent dans les replis intimes d’un paysage encore montueux, à un moment donné l’on sent que la lumière à tourné et qu’on va retrouver un certain «ton» pictural et musical (au sens d’une peinture et d’une musique mentales mais sans rien d’abstrait) qui émane pour ainsi dire physiquement des livres de Philippe Jaccottet.

    La lumière de Grignan, un dimanche après-midi d’hiver, comme assourdie sous le ciel pur, dans les rues vides du bourg puis dans la chambre à musique de la vieille maison tout en hauteur où habitent les Jaccottet depuis plusieurs décennies - cette lumière du dehors se prolongeant à l’intérieur nous renvoie naturellement aux promenades du poète et aux tableaux de Madame. «Nous voulions vivre autrement qu’en Suisse, remarque Anne-Marie Jaccottet. Nous étions attirés par le Sud et, comme nous avions peu de moyens, nous avons imaginé cette solution».

    Comme nous évoquons l’origine de la parole poétique, à propos de la rêverie sur laquelle s’ouvre le Cahier de verdure, où le poète parle de ce qui le pousse à écrire «pour rassembler les fragments plus ou moins lumineux et probants, d’une joie dont on serait tenté de croire qu’elle a explosé un jour, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous», Philippe Jaccottet s’est mis à parler, non sans précautions scrupuleuses, avec son refus coutumier de toute certitude assenée, de ce qui s’est révélé dans la lumière de Grignan, et tout semble s’accorder.

    De la beauté. –  Il n’y  a pas une place pour la beauté : toute la place est pour la beauté, du premier regard de l’enfance aux paupières retombées à jamais,  et la beauté survit, de l’aube et de l’arbre et des autres et des étoiles de mémoire, et c’est un don sans fin qui te fait survivre et te survit.

    De la bonté. – Il n’y a pas une place pour la bonté : toute la place est pour la bonté qui te délivre de ton méchant moi, et ce n’est pas pour te flatter, car tu n’es pas bon : tu n’es un peu bon parfois que par imitation et délimitation, ayant enfin constaté qu’il fait bon être bon.

    De la vérité. – Il n’y a pas une place pour la vérité : toute la place est pour la vérité qui t’apparaît ce matin chiffrée comme un rébus – mon premier étant qu’elle me manque sans que je ne sache rien d’elle, mon second qu’elle est le lieu de cette inconnaissance où tout m’est donné pour m’approcher d’elle, et mon tout qu’elle est cette éternelle question à quoi se résume notre vie mystérieuse est belle.

    Peintures: Giorgio Morandi; Anne-Marie Jaccottet.

    (Ces notes sont extraites de Chemins de Traverse; lectures du monde 2000-2005, à paraître en avril chez Olivier Morattel).

  • Révérence à Antonio Tabucchi

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    L’auteur de Pereira prétend a succombé à la maladie à Lisbonne, à l’âge de 68 ans.

    C’est un des auteurs majeurs de la littérature italienne contemporaine qui vient de s’éteindre au Portugal en la personne d’Antonio Tabucchi, auteur de quelques livres «cultes» dont Pereira prétend , Nocturne indien ou Requiem, initialement rédigé en portugais. La mort du Toscan Tabucchi à Lisbonne n’a rien, à ce propos, de fortuit, puisque l’écrivain italien entretenait, avec le Portugal et sa langue, une relation privilégiée dominée par la grande figure tutélaire de Fernando Pessoa et l’amitié vivante d’Antonio Lobo Antunes. Il disait même avoir été adopté par le Portugal autant qu’il l’avait adopté. Dans ce jeu de filiations et d’affinités électives, on rappellera en outre que la «sonate» onirique de Requiem, qui se déroule à Lisbonne un dimanche caniculaire de juillet, évoque précisément la figure de Pessoa, méconnu de son vivant et considéré aujourd’hui  comme le plus grand poète portugais du XXe siècle. Or le même Requiem a fait l’objet d’une adaptation, au cinéma, de Bernard Comment, traducteur fréquent de Tabucchi, et Alain Tanner.

    Le livre le plus fameux de Tabucchi, Pereira prétend (Bourgois, 1995), s’enracine également dans le sol lusitanien et l’histoire du salazarisme, au fil de la remémoration lancinante d’un vieux journaliste solitaire revisitant son passé.

    Beaucoup plus récents, deux autres romans admirables, Il se fait tard, de plus en plus tard (Gallimard, 2002) et Tristan meurt (Gallimard, 2004) font écho à ce récit mêlant lucidité et mélancolie et marquant peut-être le sommet de l’art du romancier.

    Conteur « postmoderne » raffiné et érudit dans la lignée de Calvino et de Borges, Antonio Tabucchi, qui enseigna longtemps à Sienne et laisse quelque vingt cinq livres souvent traduits, excellait aussi dans la forme courte et les variations singulières, dans un esprit qu’il reliait lui même à la tradition baroque. Ainsi captait-il  des Petits malentendus sans importance (Bourgois, 1987) et jouait volontiers sur des mises en abymes temporelles ou topologiques, se plaisant aussi à inventer des Autobiographies d’autrui (Seuil, 2003) ou des Rêves de rêves (Bourgois, 1994), avec un art singulier et une poésie baroque.

  • Ceux qui "réalisent"

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    Celui que le tremblement de terre a raffermi dans son respect amoureux de la Nature / Celle qui redécouvre la beauté du monde après le séisme / Ceux qui sont devenus tambours à l’unisson du monde en deux minutes et sept secondes cet après-midi du 11 mars 2011 /Celui qui lit couché dans la lumière éclaircie par la neige du Mont Fuji / Celle qui a offert ses lèvres au Professeur avec lequel elle s’est réfugiée sous la table juste avant l’effondrement des bibliothèques / Ceux qui ont découvert qu’on pouvait être à la fois reporter et poète et lisant les Notes de Hiroshima de Kenzaburo Oé et Fukushima de Michaël Ferrier / Celui qui décrit un début de séisme en évoquant « un bruit de mandibules, ténu et formidable, un langage de termites », puis « trente millions de hannetons et de cigales, de coccinelles et de grillons, tout un peuple d’insectes archaïques – criquets, chenilles, pucerons et papillons prenant possession de la table et de sa chaise, des meubles, des murs, avec une fureur de bestioles » / Celle qui vit en grabataire cette charge de « tout un tas de bourrins qui galopent », ce « troupeau de buffles poursuivis par des taons » (…) mille crocodiles en cavale et des cataractes de rossignols » / Ceux  qui constatent interdits que « les choses les plus belles et les plus fragiles tombent les premières » / Celui que les mots aident à réaliser comme on dit en anglais / Celle qui a cru son heure venue et qui en est revenue sans voix /  Ceux qui tremblent encore en racontent le tremblement et redoublent en se rappelant les répliques du tremblement / Celui qui a découvert la beauté du poisson-lanterne au creux de la vague noire / Celle que le flot a déposé sur l’arête rouge de la pagode / Ceux qui ont conservé un savoir de grotte / Celui qui devine la magnitude à l’oreille / Celle qui se remémore la peur de ses ancêtres au matin du 8 juillet 868 quand la terre trembla et fit s’écrouler les tourelles du palais impérial / Ceux qui voient en le séisme un boxeur à poings innombrables / Celui qui a téléchargé l’application capable de lui annoncer quand son plafond va s’effondrer dans à pei près cent secondes / Celle qui lisant Life and Opinions of Tristram Shandy quand son verre de tisane calmante s’est mise à trembler en crescendo maestoso / Ceux qui prennent un pain de béton sur la gueule alors qu’ils venaient de se beurrer /   Celui qui lit la chronique du Grand Séisme du XIIe siècle dont parle le Dit de Heike et plus précisément ce qu’il advint entre l’heure du Sanglier et celle du Rat / Celle qui entend exploser la Centrale dans son bain moussant / Ceux qui refusent de participer à la fuite des Traders, etc.

    (Cette liste a été jeté dans les marges de Fukushima, récit d’un désastre, de Michaël Ferrier, jusqu’à la page 68. À suivre…) 

  • Ceux qui restent distants

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    Celui qui porte une cravate invisible même à la piscine / Celle qui dit « vous »à son gigolo et à son mainate / Ceux qui ménagent leurs avants / Celui qui s’excuse après son coup de boule à la flûtiste haltérophile / Celle qui pousse le respect humain jusqu’à la sévérité vieille France / Ceux qui sont bons comme le scout mais pas poires / Celui qui se montre digne comme le dindon de la duègne / Celle qui repasse les plats sans faire d’histoires / Ceux qui s’enhardissent en vain à provoquer la Maréchale / Celui qui invoque sa dignité de SDF à particule  / Celle qui reste froide même plaquée à chaud / Ceux qui ne cassent rien même en se la pétant / Celui qui suit l’actualité au télescope / Celle qui fait approcher le coupable à portée de voix et le tance virulemment / Ceux qui ne sauraient confondre French Kiss et familiarité déplacée / Celui qui se retient de faire jouir la soprano colorature à cause des voisins sourds à l’art lyrique / Celle qu’insupporte la curiosité du retraité à questions précises dans l’escalier des buanderies / Ceux qui s’aiment dans la vapeur des lessiveuses / Celui qui stresse à l’approche de l’Inspection des ongles incarnés / Ceux qui ont renoncé à s’incarner par indolence surnaturelle / Celui qui s’interroge sur le cybersexe des anges / Celle qui ne fait que passer mais à distance n’est-ce pas… , etc.

    Image : Philip Seelen   

  • Chemins de traverse

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    Lectures du monde 2000-2005

    Du Verbe, du souffle de la vie et de quelques notes jetées en passant

    L’écriture est un art d’oiseleur et les mots sont en cage avec des ouvertures sur l’infini, notait Charles-Albert Cingria, et cette formule m’accompagne depuis des décennies comme une belle approximation.

    De fait j’ai appris, à travers les années, à me méfier de toutes les définitions de l’écriture, avec ou sans majuscule. Il me suffit d’ouvrir la Bible n’importe où, ou de lire n’importe quel texte dit sacré pour que toute définition de l’écriture soit balayée par le même souffle, et qu’on ne me parle pas de « peuple du Livre », car à mes yeux tout l’homme aspire au Livre d’un seul souffle.

    JLK48.JPGLe souffle de la vie est autre chose. Le Verbe est une chose et le souffle de la vie est autre chose. Le vent dans l’herbe ou sur le sable est une chose et les mots pour l’évoquer participent d’autre chose. Notre vie est une chose et les notes que nous prenons pour ne pas oublier ceci ou cela de notre journée est autre chose. Une femme de vingt ans qui se fait agresser à la hache pendant une nuit d’été est un fait divers et c’est une chose, mais ce que cette femme en oubliera pour se protéger et survivre, ou ce qu’elle s’en rappellera et en écrira pour s’en délivrer est une autre chose qui peut nous délivrer aussi dans le même effort de mémoire et d’attention.

     

    Cette question de l’attention est à mes yeux essentielle, et plus encore aujourd’hui qu’hier dans la mesure où la mémoire sous tous ses aspects se disperse aux zéphyrs du virtuel et de l’actuel alors même qu’on la célèbre au titre de travail ou au titre de devoir. Comme souvent aujourd’hui, la chose est d’autant plus invoquée qu’elle tend à se perdre ou à s’émietter – à se stocker entre fichiers et dossiers.

    JLK57.JPGOr la mémoire n’est pas qu’un stock ou un vrac. La mémoire est un être vivant. La mémoire est une personne et plus encore : la chaîne des personnes et la somme des vivants. La mémoire est universelle et nous traverse, mais le lieu de la mémoire est unique et c’est le Verbe, à tous les sens de l’expression humaine car il y a un Verbe de la parole orale ou écrite comme il y a un verbe des formes et un verbe de la musique, par delà les mots.

    Au commencement était le Verbe, dit l’Evangile, et cela s’écrit avec majuscule. Autre chose est le verbe sans majuscule, que ne porte pas le grand souffle sacré mais qui participe lui aussi du souffle de la vie comme je l’entends.

    CarnetsJLK5.JPGLorsque j’ai commencé de prendre ces notes, vers 1965, donc entre seize et dix-huit ans, j’avais déjà conscience d’accomplir une espèce de rite sacré, sans prendre la pose pour autant. D’ailleurs en ces années la Bible m’ennuyait, dont je ne percevais pas le souffle initial. Le côté sacré du verbe sans majuscule m’atteignait en revanche à la lecture de Cendrars ou d’autres poètes ou romanciers ; vers mes treize ans j’avais commencé de mémoriser des centaines et des milliers de vers, les images de Baudelaire ou de Rimbaud alternaient avec les aventures de Bob Morane ou de San Antonio, la lecture de Vipère au poing d’Hervé Bazin m’avait saisi à quatorze ans, puis me saisit celle d’ Alexis Zorba de Nikos Kazantzaki à seize ans - déjà je me sentais à la fois de plusieurs âges et de plusieurs pays et mon attention éveillée, avivée, affûtée par ce début de lecture du monde, hors de toute autre école que buissonnière, cherchait les mots qui traduiraient mes émois et mes effrois, les peines et les joies de tous.

     

    CarnetsJLK9.JPGCes notes, qui voudraient capter le souffle de la vie ont été consignées, dès le  tournant de ma vingtième année et jusqu’aujourd’hui, dans une centaine de carnets constituant un journal de plus en plus « extime », quand bien même le lieu de l’intimité serait à mes yeux une source inextinguible de poésie. Ces notes, bon an mal an, sont devenues la base continue de ma présence au monde et de mon activité d’écrivain, cristallisant, et  de plus en plus consciemment, comme d’un ouvrage concerté dans le temps et « avec le Temps », la substance infiniment variée de la vie vécue au jour le jour. Mon travail s’est déployé dans la narration romanesque et d’autres formes de l’expression littéraire, mais ces « journaliers », pour faire écho à ceux de Marcel Jouhandeau ou aux journaux respectifs de Paul Léautaud, de Jules Renard ou d’Amiel, aux notes de Ludwig Hohl ou plus essentiellement encore aux Feuilles tombées de Vassily Rozanov, correspondent le mieux à l’expression kaléidoscopique de ma perception du monde.

    John Cowper Powys évoque ce « journal de bord que tient la race humaine depuis l’origine des temps et qui s’appelle la Littérature », et l’on s’en voudrait de retirer sa majuscule à celle-ci. Mais la Littérature est une chose, et la vie littéraire autre chose à tout moment tributaire de la foire aux vanités ; et là encore, le souffle de la vie nous aide à faire la part de ce qui compte et de ce qui passe.

     

    CARNETSJLK.JPGLa Vérité avec majuscule est une chose, qui n’appartient pas à l’écrivain, et nos vérités sont autres choses, que  le souffle de la vie porte et transforme au fil du Temps. 

    À cet égard on verra, dans ces pages, combien les tribulations individuelles momentanées, parfois marquées par l’humeur, voire la violence, s’apaisent avec le temps. De tumultueuses relations personnelles avec tel ou tel ami, de méchantes querelles littéraires avec tel autre personnage en vue, retrouvent leur juste proportion avec le recul des années et rien, finalement, ne me semble à regretter, au point que c’est avec la même indulgence acquise, le même haussement d’épaules, le même pardon affectueux que je considère, pour ma part, ceux avec lesquels j’ai parfois été en conflit à travers ces années – je pense surtout à Vladimir Dimitrijevic, qui fut mon plus cher ami et dont je me suis éloigné afin de préserver ma liberté, et à Jacques Chessex, avec lequel j’ai peut-être été trop dur et qui ne l’a pas moins été à mon égard - mais le souffle de la vie balaie toute rancœur et voici que, par delà les eaux sombres, je n’ai plus pour ceux-là que reconnaissance  au nom de nos passions partagées.           

     

    BookJLK15.JPGAprès la publication, en l’an 2000 et aux bons soins de Bernard Campiche, de L’Ambassade du papillon, reprenant mes carnets de 1993 à 1999 sans insertion d’aucune sorte - l’original manuscrit se trouvant juste élagué de quelques centaines de pages -, et celle des Passions partagées, en 2004, remontant trente ans auparavant (de 1973 à 1992) et modulant une forme plus composite nécessitée par le chaos personnel de mes notes de jeunesse et l’apport substantiel de mes lectures, un troisième recueil, intitulé Riches Heures et sous-titré Blog-notes 2005-2008, parut en 2009 à L’Age d’Homme à l’instigation de Jean-Michel Olivier.  À ce propos, je soulignerai la considérable stimulation qu’a été, dès juin 2005, l’ouverture d’un blog littéraire intitulé Carnets de JLK, accueillant à la fois une partie de mes notes et d’innombrables articles, proses de toute sorte, essais narratifs ou autres évocations de rencontres et  de voyages, dans une forme souvent dictée par ce nouvel appareillage et les liens singuliers qu’il tisse avec une nébuleuse de lecteurs.    

    BookJLK17.JPGComme il en va des recueils précédents, respectivement dédiés à Bernard Campiche et à Jean-Michel Olivier, ce nouvel ensemble de mes carnets, reprenant en deux tomes  la matière des  années 2000 à 2011, est le fruit d’une nouvelle collaboration amicale avec Olivier Morattel, dont la sollicitation enthousiaste m’a touché et que je remercie vivement pour son attention.

     

    RicheCouve.jpgCette attention, dont le manque représente une grande carence de notre époque, me disait un jour Maurice Chappaz, est à mes yeux le signe d’une qualité majeure, pour l’écrivain comme pour chacun : c’est une modulation de l’amour et de toute relation vraie. «Observer c’est aimer », écrivait encore Charles-Albert Cingria. En notre temps de fausse parole et d’atomisation généralisée, l’attention est une façon, purifiée de tout sentimentalisme et de toute idéologie, de lire le monde et de l’aimer, de refuser l’inacceptable et de dire ce qu’on estime le vrai.   

     

    La Désirade, en janvier 2012. 

    Chemins13.jpg(Ce texte constitue l'introduction de Chemins de traverse, à paraître fin avril aux éditions Olivier Morattel. Vernissage au Salon international du Livre de Genève, le 27 avril, de 17h. à 18h sur la scène de l'Apostrophe. Vernissage personnel au Sycomore, à Lausanne, le 2 mai, de 18h. à 21h.)

     

  • Orphée bicéphale

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    D'après Cocteau et Maïakovski, un spectacle total à Vidy, à voir, percevoir et écouter plus qu’à « comprendre »...

    « Est-ce qu’il va falloir relire l’histoire d’Orphée ? », se demandait Pascal Couchepin à la sortie de la flamboyante première du Syndrome d’Orphée, mardi soir au théâtre de Vidy. Perplexe, l’ancien président de la Confédération, invité avec moult autres personnalités de marque, dont le Consul honoraire de Russie Frederik Paulsen ? Plus exactement : enthousiasmé par la « forme » et la puissance expressive de ce magnifique spectacle surtout musical et visuel. Un peu décontenancé, en revanche, comme une partie du public, par le « fond » du récit théâtral faisant se rencontrer, sur le chemin des enfers, deux poètes aussi différents (apparemment) que le furent Jean Cocteau et Vladimir Maïakovski.

    Or Le Syndrome d’Orphée, conçu par le musicien et metteur en scène russe Vladimir Pankov, illustre bel et bien une parenté biographique et thématique entre ces deux grands lyriques achoppant à la modernité en usant des multiples moyens d’expressions nouveaux; tous deux  anticonformistes, voire parfois provocateurs, contre l’esprit bourgeois pour Cocteau et contre la massification collectiviste pour Maïakovski. Enfin vivant chacun, en quelque sorte, le drame d’Orphée, chantre de la vie butant sur les miroirs vertigineux de la passion et de la mort. L’ombre de celle-ci a marqué la vie et l’œuvre de Cocteau,  du suicide de son père à son Testament d’Orphée, notamment. Et la figure tragique du poète « phare » de la Révolution soviétique, « suicidé de la société » à son tour, participe d’un même éclat maudit qu’expriment ses fulgurances poétiques, où l’impact sonore et rythmique des mots compte plus que leur sens.

    Rappelant le rêve de fusion des arts de l’avant-garde du XXe siècle, relancé dans les années 60 par l’aspiration à un théâtre « total», la réalisation de ce « soundrama » fait merveille dans sa partie musicale et vocale, intégrant des musiciens et des chanteurs d’opéra de haute volée, issus du studio SounDrama de Pankov et Olga Berger. Or cette coproduction du Théâtre de Vidy  et du Festival Anton Tchekhov de Moscou, marquée par l’usage conjoint des langues française et russe (avec des surtitres pour celle-ci), engage également la participation de l’école Rudra-Béjart de Lausanne, avec une brochette de jeunes danseurs à la coule.

    À relever alors qu’ en dépit du « scénario » quelque peu brouillon, d’une scénographie lourdingue et d’un recyclage de poncifs expressionnistes frisant le kitsch, la jeunesse et la verve, la passion, l’enthousiasme et le talent de l’interprétation, où brille notamment un angélique Heurtebise russe  aux dons multiples, emportent finalement l’adhésion.

    Théâtre de Vidy, jusqu’au 30 mars. A 19h sauf le vendredi, relâche le dimanche et lundi