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Livre - Page 118

  • Paris gagné


     Diplomatie.jpgÀ propos de Diplomatie de Cyril Gély, avec André Dussolier et Niels Arestrup.


    À La Désirade, ce dimanche 19 février. – En écoutant pour la énième fois les sublimes scènes finales de Simon Boccanegra, à mes yeux le plus bel opéra de Verdi, où le bon gouvernement du Doge est restauré par un pirate incarnant en somme la future pacification des Etats italiens, la nuit gênoise me rappelle la nuit parisienne d’août 1944, hier soir à L’Octogone où se donnait une représentation de Diplomatie, de Cyril Gély, avec Niels Arestrup et André Dussolier dans les deux rôles de cet affrontement, aux conséquences historiques, du gouverneur allemand de Paris, le général Dieter con Choltitz, et du consul suédois Raoul Nordling.
    On ne dira pas que Diplomatie est du très grand théâtre quant au texte, mais le dialogue de Cyril Gély est bien filé et « dessine » les personnages avec une densité croissante. Je n’aime pas beaucoup les envolée voulues «poétiques» par l’auteur, notamment lorsque le Suédois chante les charmes éternels de la Ville Lumière aux aubes bercées par la rumeur «océane» des balais sur les trottoirs ( !), mais la situation symbolique (et plus que réelle) est si formidable, et les deux personnages en présence si intéressants qu’on passe là-dessus; enfin l’interprétation des deux protagonistes est exceptionnelle, avec un André Dussolier un peu plus Français que Suédois, mais d’une maîtrise impressionnante dans l’alternance de la légèreté dansante et de la véhémence tragique, auquel Niels Arestrup ne le cède en rien dans sa formidable composition du général allemand de plus en plus poignant d’humanité à mesure qu’il s’effondre.
    Deux traits historiques bien marqués par l’auteur m’ont particulièrement intéressé: d’une part, en réponse à l’évocation vibrante  de l’injuste massacre des civils parisiens faite par Nordling, la référence de Von Choltitz aux bombardements massifs des villes allemandes par les Alliés, et notamment la destruction d’Hambourg par des bombes au phosphore, telle que l’a décrite W.G. Sebald après des années de silence imposé outre-Rhin; d’autre part, le dilemme personnel tragique vécu par le général allemand qui sait, après un décret récent du Führer, que sa famille sera massacrée s’il refuse d’obéir aux ordres.

    Or la pièce, avec l’évolution du personnage de Von Choltitz, admirablement modulée par Niels Arestrup, en fort contraste avec le très digne et très habile Nordling de Dussolier, rend bien l’atmosphère d’effondrement de la fin du Reich, rappelant alors le climat du film mémorable d’Olivier Hirschbiegel, La Chute, dont on se rappelle la prodigieuse prestation de Bruno Ganz, plus encore que celui du Paris brûle-t-il ? de René Clément.
    On n’a pas coupé, à la fin du spectacle, à la désormais (presque) inévitable, et non moins dérisoire coutume de la standing ovation, mais j’ai surtout regretté, pour ma part, le peu de spectateurs de moins de 30 ans dans la salle…

  • Ceux qui se croient purs

     

     

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    Celui que la jalousie taraude / Celle qui a des envies sur les mains / Ceux qui ont été jetés du salon de thé / Celui qui se croit ta conscience / Celle que blessent les injures même injustes / Ceux qui prennentt out sur eux sans en faire état / Celui qui se disant poëte (avec tréma) se pose au-dessus de nous tous / Celle qui lave les boxers du philosophe médiatique à chemises de soie noire / Ceux qui vous rappellent qu’ils ont visé haut, eux / Celui que touche l’humour de la vie dont il sourit sans en rire / Celle que sa qualité de fille de joie ne réjouit pas tant que ça / Ceux qui n’ont jamais pensé que tout est égal vu que ça l’est pas / Celui qui évite les méchants / Celle qui sait d’où vient la méchanceté des gens / Ceux que la médisance réunit tous les jours au Café des amis sûrs / Celui qui s’impatiente de ne pas être appelé Herr Doktor alors qu’il en a le diplôme / Celle qui repasse les chemises immaculées du gourou pédophile / Ceux qui invoquent les Puissances afin d’être à la hauteur / Celui qui parle de lui-même en se désignant par le titre  « le Poëte », genre « le Poëte voit à travers le Mur » / Celle qui affirme que « le Poëte » voit aussi à travers les cœurs et les âmes / Ceux qui se rappellent que Le Poète est surtout le titre d’un bon thriller / Celui qui cite volontiers Rainer Maria Rilke (le poëte) pour en imposer après l’entremets / Celle qui s’exclame « ah Rilke ! » quand le Conseiller rappelle ses début dans le pentamètre ïambique / Ceux qui ont pris la poësie en horreur à la fréquentation de ses sectateurs / Celui qui fait aveu d’impureté en tant qu’amateur de hard rock et de soft soap opera / Celle qui fréquente plus volontiers les hell’s angels de la ville fantôme / Ceux qui vous balancent volontiers la citation selon laquelle « tout est pur à ceux qui sont purs » / Celui qui affirme que le pur jus de carotte l’aide à positiver / Celle qui a le museau musard de la muse amusante / Ceux qui lisent La légende dorée en savourant les passages SM / Celui qui compare le défilé des cardinaux romains au bal des vampires / Celle qui précise sa pensée en l’aggravant carrément / Ceux qui trouvent plus de pureté chez certains employés des abattoirs qu’à divers « élus » de diverses coteries vertueuses / Celui qui fait assaut de vertu dans la maison de passe-passe / Celle qui sirote son mojito LightVirtue / Ceux qui sont restée purs en dépit des péchés mortels que leur comptabilisent leurs directeurs de conscience restés impurs / Celui qui te guette au tréfonds de ta conscience avec son couteau de boucher et son sourire torve / Celle qui a tant aimé le monde qu’elle s’est donnée au premier venu / Ceux qui se recueillent sur la tombe de l’Innocent inconnu, etc.

    Image : Philip Seelen

     

  • Désamour et déchirures

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    Le Palais des autres jours, deuxième roman de la Lausannoise d’adoption, aborde les thèmes du désamour filial et des difficultés de la migration. Dur et tendre, en crescendo puissant. Entretien.

    Yasmine Char a les dehors d’une battante au regard vif, le geste délié et le rire éclatant. Sous le brillant de la directrice du Théâtre de L’Octogone, figure lausannoise connue, cohabitent aussi une femme marquée par la guerre au Liban, une mère attentive à l’éducation de ses deux garçons et un écrivain de talent. Déjà remarqué à la parution de son premier roman, Dans la main de Dieu (Gallimard, 2008), plébiscité par le jeune jury du premier Prix du roman des Romands, l’art de la romancière se déploie plus largement dans un deuxième livre grave et prenant, aux personnages fortement présents et nuancés. La désertion d’une mère sur fond de guerre, l’exil à Paris de ses jumeaux de dix-huit ans, l’insertion difficile et la trouble tentation de la violence constituent les lignes de force du Palais des autres jours, en librairie cette semaine.

    -         Comment ce nouveau livre est-il né ? Fait-il suite à Dans la main de Dieu?

    -         Pas directement, si ce n’est que la jeune Lila ressemble à l’adolescente de mon premier roman, en cela qu’elle croit en la vie et ne peut se résigner au triomphe du mal. Mon intention n’était pas, cependant, de donner une « suite » mais d’aborder, par le truchement de personnages vivants, deux thèmes qui me préoccupent. D’une part, le fait que de plus en plus d’êtres proches, et qui s’aiment, en arrivent à ne plus se parler. D’autre part, la question de la migration qui m’interpelle, puisque j’ai aussi connu l’exil même si j’ai eu la chance, parlant français et étant femme, de m’intégrer en douceur. Ce problème de l’assimilation, souvent difficile, fera partie de notre avenir. Et comme je le vois abordé par les politiques, en Occident je me dis que nous allons droit dans le mur !

    -         Vos protagonistes sont des jumeaux. Pourquoi ?

    -         Parce que cela me semble la meilleure incarnation de l’amour fusionnel que j’avais envie de décrire, avec tout le fantasme lié à la gémellité. Lila et Fadi me sont apparus assez rapidement, après quoi se sont développées ce que j’appelle « les constellations », avec les personnages secondaires, dont celui de Nour, la Libanaise épouse de diplomate français enlevé, avec leur fille, par des terroristes. Ainsi les  thèmes du rapt, de l’attente, de la peur se sont-ils greffés au motif du désamour.

    -         Quelle part de votre vécu intervient-elle dans le roman?

    -         J’ai eu de la chance de ne pas perdre de proche durant la guerre, mais nous avons vécu la peur et la violence. Ce que j’ai constaté, par ailleurs, c’est que la guerre développe une forte acuité des priorités de la vie. Dans un état de paix, on risque de perdre de vue ces vraies questions, au profit de choses qui n’ont pas d’importance. C’est ainsi que mes jumeaux ont vécu très intensément avant de quitter le Liban, et que leur désarroi s’amplifie dans la grande ville.

    -         Pensez-vous que les femmes soient plus «solides » que les hommes, comme vos romans le suggèrent ?

    -         Je crois que les femmes ne mentent pas. Elles sont plus près des réalités tangibles et plus tendres aussi. La mère de Lila manque pourtant totalement de tendresse, qui ne trouve qu’une remarque, horrible, à faire à sa fille qu’elle retrouve : « Je t’apprendrai à te maquiller ». Mais Lila va trouver, auprès de Nour, une mère de substitution et une alliée. Ce sont donc deux femmes de générations différentes, qui vont s’aider et s’adopter. Cela étant, tous mes personnages sont doubles, comme nous le sommes tous…

    -         Qu’aimeriez-vous transmettre à vos enfants ?

    -         Plutôt que de transmettre, j’ai envie de « remettre ». De leur confier ce qui m’est cher, des valeurs, le goût de la pensée et de la lecture, en les laissant en faire ce qu’ils veulent. Je ne délivre pas de message. Mon livre pose des tas de questions, mais je n’ai pas la prétention d’y répondre…

     

    Dédale du cœur et des ombres

    « Qu’est-ce que ce pays où il fait froid au mois de mai ? », se demande Lila, dix-huit ans, lorsqu’elle débarque à Paris avec son frère jumeau Fadi, au lendemain de leurs dix-huit ans, fuyant le Liban en guerre et un oncle tuteur considéré comme leur « plus fidèle ennemi ». Avant de se plonger avec euphorie dans la grande ville où ils ont « tout de suite été personne », les jeunes gens ont passé par Nancy où ils ont retrouvé la mère, froide et conventionnelle, qui les a abandonnés sans explication et refuse de se justifier avec hauteur.

    Fusionnels jusque-là, les jumeaux vont s’éloigner peu à peu l’un de l’autre. C’est que Lila, positive et entreprenant, cherche à réintégrer les études et s’engage dans la boutique de la Libanaise Nour, tandis que Fadi erre la nuit et va se réfugier dans la « famille » de remplacement de l’armée, où il rencontre un « ami » aux activités louches qui prendre l’ascendant sur lui.

    Au fil de relations captant bien les phénomènes, positifs ou destructeurs, du mimétisme, Yasmine Char campe, avec une force croissante, sensible et sensuelle à la fois, des personnages modulant de multiples aspects de l’amour, sans juger. Même le conjoint de l’affreuse mère, genre chien de compagnie (le chien de John Fante en a d’ailleurs été le modèle, nous a confié la romancière… ) a quelque chose d’émouvant, et la même touche humaine  imprègne tous les acteurs  de ce drame romanesque, cerné d’abîmes psychologiques et sociaux, aux résonance actuelles profondes.  

    Yasmine Char, Le palais des autres jours. Gallimard, 208p.     

  • Roman épistolaire d'une amitié

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    Fraternité secrète illustre, à travers leur correspondance de 1975 à 2009, la fidèle amitié de Jacques Chessex et Jérôme Garcin.

    Jacques Chessex a brossé, dans le plus délirant de ses livres, merveille de style intitulée Les Têtes, un portrait vif mais assez sage de son non moins sage ami, Jérôme Garcin.

    «Jérôme Garcin, tête abrupte, regard prédateur, voix chaude et nette, physionomie construite en hauteur, aérée et volontaire. Tête qui n’a pas changé depuis le quart de siècle que je le connais. S’est simplement solidifiée. Rare vertu». Et ceci encore ceci de primordial dans la relation des deux hommes que douze ans séparent, mais que des traits profonds ont rapprochés aussitôt: «Jérôme Garcin, tête droite. Et tête ouverte, dure, tête qui tranche, tête qui sait de quel deuil elle vient, et de quelle blessure, et de quelle chute ».

    Jérôme Garcin avait 17 ans et des poussières en avril 1973 lorsque son père, l’éminent critique Philippe Garcin, se tua en tombant de cheval «dans un dernier galop furieux». En novembre de la même année, Jacques Chessex obtenait le Prix Goncourt pour L’Ogre, apparaissant dans les journaux avec «un buste de paysan normand qu’on eût dit sorti d’une nouvelle de Maupassant», écrit Jérôme Garcin, «un air de tenancier ou de maréchal-ferrant affecté jadis à un relais de poste». Or, c’est un poète délicat, sans rien d’un «maréchal-ferrant», que le jeune lycéen découvre dans la bibliothèque de son père après la mort de celui-ci, avec Le Jour proche, premier recueil de poèmes de Chessex publié en 1954, deux ans avant que son père à lui ne se tire une balle dans la tête, l’année de la naissance de Jérôme Garcin. Alors celui-ci de noter: «C’est donc dans le bureau de mon père disparu que je lus les poèmes d’un fils qui allait perdre le sien. J’en aimai aussitôt la profusion de couleurs et de parfums, la célébration panthéiste des saisons, l’harmonieuse musique éluardienne, le bestiaire, les nuées d’oiseaux, les insomnies, et les sombres pressentiments qui donnaient raison à ma propre mélancolie

    Jérôme Garcin n’avait pas vingt ans lorsqu’il écrivit sa première lettre à Jacques Chessex, en 1975, non pas à propos de L’Ogre mais pour célébrer Le jour proche, qu’il évoque déjà sur un ton de fin lettré: «J’aime à écouter les voix poétiques, à m’y reposer et ne les quitter qu’à l’aube froide – quand la musique des mots a fait place au silence de la mémoire.

    Immédiatement touché par la qualité de son jeune correspondant, qui le relance bientôt en lui envoyant quelques poèmes, l’écrivain célèbre reconnaît «une parenté décisive» entre les écrits du lycéen et les siens. Et c’est lui qui la même année «adoube» le futur critique et auteur en donnant des inédits à la revue Voix qu’il vient de fonder avec quelques compères.

    Plus «filial» que la relation établie avec un Marcel Arland ou un François Nourissier, «pontes» de la vie littéraire parisienne, le lien noué avec Jérôme Garcin par Chessex jouera certes dans la «stratégie» de celui-ci quand Jérôme Garcin deviendra critique influent, dirigera Le Masque et la plume ou les pages littéraires du Nouvel observateur. Mais là n’est pas l’essentiel. De fait, une base humaine, sensible, tissée de respect mutuel, d’affection plus intime aussi, constitue le noyau doux de cette Fraternité secrète évoquée par Jérôme Garcin dans sa préface. Lui-même rappelle qu’il a pleuré dans la cathédrale de Lausanne, le 14 octobre 2009, après avoir prononcé l’éloge funèbre de son ami. Quant aux réalités plus «dures» de la vie littéraire, elles constituent la substance plus contrastée de cette correspondance, sans rien cependant, ou presque - quelques coups de griffes aux amis et autres «rats» du milieu littéraire -, des rognes et des grognes associées au personnage de Jacques Chessex en pays romand. Document littéraire précieux, l’ouvrage tient du « roman » à deux voix.

    Jacques Chessex et Jérôme Garcin. Fraternité secrète. Correspondance 1975-2009. Préface et notes de Jéome Garcin. Grasset, 663p    

     

  • De la musique des êtres

    Lecteur7.jpgLectures d'avant l'aube

     L’accord entre deux êtres et la musique de leur relation est à la fois une question de peau et de rythme, liée à la possibilité d’associer les sentiments et les mots, les bribes de rêves et de murmures matinaux (dans l’intimité d’avant l’aube) dans un langage inouï au sens propre. Je le note en poursuivant plusieurs lectures à la fois, de la première apparition, dans Sodome et Gomorrhe, de Charlus à la Raspelière où les Verdurin le « testent », tandis qu’il drague Morel et diffuse ses « signes » d’un autre monde que la pauvre Verdurin s’efforce de capter ; de la lente descente aux enfers de feu glacial de Monsieur Ouine, d’un petit livre singulier de Jean-Jacques Nuel jouant sur la fascination d’un auteur pour un nom (cela s’intitule d’ailleurs Le nom) devenu mot et possible réceptacle d’un nouvel inventaire du monde ; enfin de cet essai dont la phrase même est rythme et musique, de Max Dorra (ce nom fait aussi pour errer la nuit dans quelle ville mitteleuropéenne…), intitulé Quelle petite phrase bouleversante au cœur d’un être ? et dont chaque page me fait songer et réfléchir, surtout : m’apprend.
    Gilles Deleuze, dont j’ai acheté hier (sur le conseil occulte de Max Dorra) Proust et les signes, que j’ai commencé d’annoter le soir au Buffet de la gare de Lausanne en attendant mon ami le Loup, voit en La Recherche un livre d'apprentissage tourné vers l’à-venir et non sur le passé, et c’est exactement ce que je ressens à chaque page : je voudrais savoir, j’apprends, raconte, tu m’étonnes, et voici Madame Cottard qui se réveille d’un petit somme clandestin au milieu de la compagnie et s’écrie sous le regard furibond du Docteur. « Mon bain est bien comme chaleur, mais les plumes du dictionnaire »… De ce mots à fleur de rêve ou à fleur d’enfance, on ne sait trop, dans cet incroyable bruissement de gestes et de mots du théâtre bourgeois des Verdurin  où Marcel poursuit son exploration.
    Et me le rappelant je lis sous la plume (Macintosh ou plutôt PC ?) de Max Dorra, évoquant lui-même la présence d’un interlocuteur virtuel, ces mots qui me parlent immédiatement et par leur sens et par leur modulation vocale-musicale : « La chorégraphie d’un être à une signification :le sédiment des manières, la trace des groupes qu’il a traversés »... Et je me rappelle aussi que, pendant que je lisais Deleuze dans le grand buffet de gare au Cervin peint à fresque, kitsch mandarine, l’arrivée de mon compère le Loup, formidable ami retour de Roumanie où il est allé installer de force l’électricité et le téléphone dans la caverne post-communiste de sa mère (sa mère qui a montré son cul à son frère et ses cousines pour leur signifier qu’elle voulait croupir seule avec Dieu dans sa trappe), et voici que je tombe sur le récit, par Max Dorra, des « congrès » liant Freud à son ami Fliess et cette phrase parfaite à ce moment : « La vertu de certaines amitiés réside dans la musique d’une voix, les rythmes d’un être »…
    Ensuite cela sur le style : « Un style, c’est la succession, le rythme de ces arrachements où du sens se bat pour ne pas être étranglé par des codes. L’incessant combat d’un enfant pour se reconstruire face à un monde ». Ou ceci encore : « Sur une musique qu’il est seul à entendre, chacun danse ». Enfin : « Les individus qui s’attirent ont un rythme similaire »…
    A l'instant, le jour s'étant levé, je lis la brume d’automne aux fenêtres et  me rappelle la marche à tâtons du géant Richter dans la sonate posthume de Schubert: ces gouttes d’être dans la nuit, cette « petite phrase bouleversante » qui nous relie à Quoi ?

    (Une note de 2005)

  • Le secret

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    …T’as quelque chose à me dire : je t’entends bien - je m’entends bien avec toi et je m’entends mieux avec moi quand t’es là, partout où je te retrouve sur mon chemin je me retrouve en même temps, je sais pas pourquoi mais c’est comme ça, même quand y a pas de lumière y en a quand t’es là…

    Image : Philip Seelen

  • Nostalgie

    Langhe.jpgDe seize à vingt ans ils ont tous rêvé d’Amérique mais seuls quelques-uns sont partis, et, maintenant que le temps a passé, ceux qui sont restés et ceux qui sont revenus voient le pays autrement du fait que ceux qui sont revenus parlent de ce qu’ils ont vu là-bas et du pays dont ils se sont langui avant de le retrouver, et le pays est embelli d’avoir été quitté parce que le pays est vu d’Amérique, un garçon tendre encore voit l’homme dur qu’il admire en secret lui dire que les femmes de là-bas ne valent pas celles de la montagne ici quand le printemps fait bander les gars, et celui qui est revenu pose sa main sur l’épaule du plus jeune et lui murmure que nul pays n’est plus beau que les Langhe les soirs d’été, mais ce qu’il raconte est aussi fait pour chasser le plus jeune de l’ennui de ces collines, fous le camp mon garçon, ne reste pas, réponds à l’appel de la rue, ne reste pas seul avec les vieux, va tenter ta chance, va vivre ta vie…

    (En relisant Travailler fatigue de Pavese)

     

    Image: Jacques Perrin

  • Un verbe de feu

     

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    La géniale Marina Tsveraeva revit au Théâtre de Vidy

    Du printemps 1903 à l’été 1904, une paire de petites filles russes séjournèrent dans un pensionnat lausannois du boulevard de Grancy, aux bons soins des très catholiques sœurs Lacaze. L’aînée, Marina, âgée de onze, sema la zizanie dans la sage pension en répandant les théories athées qui lui venaient d’une éducation très libre, frottée d’anarchisme. Un abbé « pêcheur d’âmes » s’occupa d’elle et de sa sœur cadette Assia, qui devinrent de vraies bigotes une année durant. Cette « crise religieuse » m’a guère laissé de traces dans l’œuvre de Marina Tsvetaeva, la plus grande poétesse russe du XXe siècle avec Anna Akhmatova, qui a en revanche signé un récit fascinant intitulé Le Diable, paru aux éditions L’Age d’Homme, à lausanne, en 1993.

    « Eblouissante Tsvetaeva ! », s’exclamait Soljenitsyne, « païenne pleine de lumière et de joie », ajoutait Ilya Ehrenbourg. Pourtant la trajectoire de cette femme farouchement libre, sauvagement indépendante, qui se pendit le dimanche 31 1941 en Tatarie après de terribles tribulations, fut marquée au sceau du tragique, entre amours impossibles et péripéties dramatiques, dont l’accusation fait à son ami d’avoir assassiné un agent soviétique. Déchirée par des exils successifs, tiraillée entre l’amour de son pays et le rejet de la dictateur, celle qui fut l’amie de Rilke et de Pasternak, comme en témoigne une correspondance mythique, a laissé une œuvre éclatante, au verbe de feu, qui exprime à la fois la révolte contre la bassesse matérialiste et l’aspiration à l’absolu.        

    Pour moduler ce verbe incandescent, la comédienne Anne Conti a réalisé un montage de textes qui fait intervenir aussi le chant et le geste.

    « Personne n’a besoin de moi ; personne n’a besoin de mon feu qui n’est pas fait pour faire cuire la bouillie », écrivait Marina Tscvetaeva, dont nous avons besoin plus que jamais au contraire.

    Lausanne. Théâtre de Vidy. Salle de répétition,du 9 au 19 février.

  • Le XXe siècle en fusion

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    Avec Fusions, Daniel de Roulet signe un magistral roman de l’atome perdu

    Daniel de Roulet n’en finira pas de nous étonner. Après le coup de l’incendiaire, voici qu’il nous fait celui du «roman du XXe siècle». Sur la véracité du premier, je continue d’avoir quelque doute. En revanche, Fusions est, de toute évidence, un formidable roman de notre époque, magnifiquement architecturé.

    Très intelligente mais d’une totale intelligibilité, très documentée mais jamais sèche, très pénétrante dans sa modulation des rapports entre hommes et femmes, cette chronique «chorale» d’un demi-siècle (de 1945 à 1988) brasse les grandes espérances et les désillusions d’une quinzaine de femmes et d’hommes, sans compter les savants Robert Oppenheimer et Andrei Sakharov, ou l’acteur-président Ronald Reagan dans son avion Air Force One ou «sur le trône» plus trivial des cabinets…

    Autant de personnages dont les aventures croisées font véritablement «exploser» le talent de l’écrivain, plus ambitieux et plus libre, plus fin et plus sensible, plus grave sans peser, plus tendre aussi, et souvent plein d'humour bienveillant, que dans aucun de ses romans précédents

    Architecte de formation et informaticien de haut vol, soixante-huitard et militant écolo, écrivain et coureur de marathon, Daniel de Roulet, né en 1944, signe avec Fusions un roman qui prend un sens particulier alors que la Suisse va sortir du nucléaire. Pourtant, ce n’est pas du tout un roman à thèse antinucléaire: le grand mérite de ce livre est de sonder la complexité du réel et les contradictions parfois criantes que nous devons vivre quand nos idéaux sont battus en brèche par la réalité.

    Fusions, qui donne son titre à un roman-tour de 54 chapitres, est aussi le nom d’une tour de 54  étages, conçue par l’architecte franco-suisse Max vom Plokk, petit-fils d’industriel et neveu du brillantissime ingénieur dit JP (pour Jean-Paul), qui ralliera les labos soviétiques au début des années 60, par conviction stalinienne. Dans ladite tour bien nommée, érigée à Londres, aura lieu, en juin 1988, la fusion des deux plus grandes entreprises de traitement des déchets atomiques, cumulant 130 .000  emplois et promises à un avenir radieux après que Reagan et Gorbatchev ont commencé de démanteler leur arsenal nucléaire. Dans Fusions vont se retrouver quelques-uns des protagonistes du roman, à commencer par le financier Tita Zins et deux femmes d'exception: Marthe, femme abandonnée par JP et qui reprendra la société fusionnée, et Shizuko la Japonaise, née à Nagasaki le jour J…

    «Téléphoné» tout ça, et le fait que le père de Shizuko soit justement le kamikaze qui s’est précipité sur le porte-avions Enterprise en 1945, ou que la mère de Shizuko ait été la maîtresse d’un des pères de la bombe américaine rencontré à Los Alamos? Cousu de fil blanc, le fait que ce Wolfie Steinamhirsch, Suisse d’origine et défenseur féroce du nucléaire, affronte à Tchernobyl la fille de son ancienne amante chargée du rapport sur la catastrophe? Invraisemblable le fait que Shizuko soit à la fois directrice de recherche en matière nucléaire et opposée aux nouvelles centrales, ou qu’elle se fasse faire un enfant par Max l'architecte, rencontré à Munich en 1968 et partageant son activisme sous la bannière de Greenwar?

    Réduit à un schéma sans chair, ce scénario très cinématographique pourrait, de fait, sembler trop voulu, voire artificiel. Mais ce canevas à «ligne claire», comme d'une bande dessinée, est admirablement nourri par les sentiments en évolution des personnages, qui réapparaissent à divers moments de leur vie, au fil d’une saisissante traversée du temps.

    Roman aux multiples points de vue, Fusions dégage finalement une grande empathie humaine et une véritable poésie dont la tour, symbole du génie humain et de sa fragilité, fait figure de totem.

    Daniel de Roulet. Fusions. Buchet Chastel, 374p.

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  • Contemplation

     

    C’est le soir, ce matin je lisais ce qu’écrit Max Dorra sur l’heureuse rencontre que constitue le Dieu de Spinoza, j’y ai pensé toute la journée, j’y ai pensé en nageant à midi 500 mètres en brasse coulée, j’y ai pensé en faisant pour celle que j'aime l’acquisition, avec le fric du prix littéraire que je viens de recevoir, d’un Bouddha de l’époque Song entièrement rongé par les termites à l’exception de l’impassible visage au sourire doux qui a traversé sept siècles avant de rayonner ce soir dans notre maison au bord du ciel, et j’y pense encore à l’instant en lisant le Manuel de contemplation en montagne d’Yves Leclair où je copie : « Tout le monde dort dans la paume d’un Dieu qui rêve », et je lis en moi : « Tout le monde rêve dans la paume d’un Dieu qui dort », et Dhôtel cité par Leclair : « L’univers vagabonde comme un enfant à travers ses abîmes. Mais il n’y a rien, absolument rien que le temps de Dieu, que chacun mesure à sa façon. »

    Bouddha de l'époque Song (960-1127). Provient d'un temple, détruit, de la ville de Xiaken. Bois aux traces de polychromie.

    (Note de juillet 2003)

  • Ceux qui s'aiment comme ils sont

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    Celui qui en a sa claque des parfaits / Celle que la notion d’excellence selon Bologne fait gerber / Ceux qui ont dans les poches des adresses de maisons / Celui qui s’accuse grave pour mettre un peu d’ambiance dans le confessionnal de l’Abbé Crabe / Celle qui s’adresse à elle-même de messages osés sur son blog ludique intitulé On s’éclate / Ceux qui se retrouvent au 13 de la rue des Campanules pour une partie carrée du tonnerre avec les collègues de la Coopé /  Celui qui allume un cigare à la verrée du fitness Hyperforme / Celle qui crache  sur les lauriers roses du jardin des Du Pontet de Sous-Garde / Ceux qui admettent qu’ils ne sont absolument pas libérés au niveau sexe et qu’ils s’en tapent si ça vous gêne / Celui qui explose soudain dans le Compartiment Méditation du train soumis à la règle du silence non mais des fois / Celle qui préfère son nez genre trompette au pif parfait genre Dombasle  de la bêcheuse structuraliste / Ceux que leurs qualités éminentes constipent éminemment / Celui qui n’aime pas les vertueux point barre / Celle qui soutient à Adèle que son péché peut lui coûter son ticket pour Là-Haut aussi Adèle réfléchit-elle / Ceux qui se repentent dans l’impatience de recommencer / Celui qui pratique la confessée / Celle qui supplie son confesseur noir de la punir à fond / Ceux dont l’âme noire a de beaux reflets / Celui qu’il faudrait payer pour qu’il pèche enfin sans compter / Celle qui se roule et roucoule dans sa chasteté autoproclamée / Ceux qui ont noirci leurs ailes aux bordel cramé / Celui qui est juste amoral quoique caporal / Celle qui sera très jalouse aujourd’hui entre dix heures dix et douze heures douze / Ceux qui sont frustrés de ne pas être claqués par leur père quand ils l’envoient chier même à mots couverts / Celui qui deviendra mauvais à force de s’y essayer / Celle qui avoue ce qu’elle croit le Péché des Péchés à l’Abbé Zundel qui lui dit : petite, continuez… / Ceux qui pensent que tout déviant se soigne par la chimie si l’électricité n’y suffit pas / Celui qui aimerait s’en sortir sans savoir trop de quoi / Celle qui pèse les péchés de ses sept garçons baptisés qu’elle fait châtier par cet Abbé Férule de Montjoie dont les damnés médias diront plus tard des choses qu’elle ne voudra point savoir / Ceux qui sont de moins en moins tolérants au fond / Celui qui s’en remet les yeux fermés au Nouveau Pouvoir Citoyen qui les lui crèverait s’il les ouvrait / Celle qui se réfugie dans les bois tout pleins d’oiseaux et de génies rigolos / Ceux qui ont fait le tour de la Question et vous font dire que vous seul détenez la Réponse, etc.

    Image : Philp Seelen    

  • Le rire jaune de Ziegler Jr

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    Dominique Ziegler tire une farce des tribulations d’Ingrid Betancourt…

    Lorsque le dramaturge algérien Kateb Yacine demanda, à Bertolt Brecht, comment il pourrait figurer la tragédie de son pays au théâtre, la réponse fut immédiate : « écrivez une comédie ! »

    Or c’est le même choix, burlesque et grinçant, entre bande dessinée « gore » et satire  carabinée, qui préside au montage accompli par Dominique Ziegler dans Patria grande, dont le sous-titre ne pourrait pas, d’ailleurs, être plus brechtien : Sainte Ungrud des abattoirs…

    La « sainte » en question relève de la caricature, qui ne manquera pas d’indigner les lecteurs des 700 pages de mémoires d’Ingrid Betancourt, parus l’an dernier sous le titre de Même le silence a une fin. Puante autant que sa mère bigote, bourgeoise narcissique aux velléités politiques dérisoires, Ungrud ne vaut pas mieux que les guérilleros vénaux qui la retiennent en otage avec sa directrice de campagne, et sa niaiserie rejaillit sur celle des bateleurs médiatiques ou politiques qui l’ont sanctifiée en France et dans le monde.

    Si la charge est énorme, c’est qu’elle est proportionnée aux horreurs de la réalité, dont l’histoire de la « Calambie » est un exemple. Affreux-jojo sardonique, Ziegler fils ne fait en somme qu’exprimer autrement sa révolte devant les faits que Ziegler père n’a cessé de dénoncer. La pièce s’ouvre ainsi sur un massacre de paysans, par les hommes de mains de grands propriétaires, qui pourrait être tiré des pages de Destruction massive.

    « Tout est vrai !», surenchérit Dominique Ziegler, en précisant qu’il a fondé sa version, polémique, sur deux livres de l’écrivain colombien Hernando Calvo Ospina, Colombie – derrière le rideau de fumée, et Pablo et ses amis. Ainsi voit-on, comme au fil d’un livre d’images (très maîtrisé du point de vue visuel et scénique, un peu plus lâche dans ses dialogues), se dessiner le jeu complexe des relations entre les multiples pouvoirs, notamment des narcos-trafiquants et des politiciens, de l’armée et des « agences » américaines ou israéliennes.  Les meilleurs moments de la pièce touchent pourtant à l’instrumentalisation médiatique du «martyre » de sainte Ungrud, avec les portraits au vitriol de tel chanteur français engagé ou de tel nouveau philosophe, entre autres récupérateurs de plus haute volée.   

    Sans tomber dans la lourdeur didactique souvent reprochée au théâtre « brechtien », la pièce touche au schéma historico-politique (avec une parenthèse sur la saga de Bolivar), mais la mise en scène et l’interprétation de Patria grande visent, plutôt que la « leçon », la démystification zizanique, et l’on rit jaune !

    ZieglerJunior.jpg Patria Grande à la Grange de Dorigny, Lausanne, du 26 au 29 janvier et à l'Usine à Gaz, Nyon, le 2 février www.dominiqueziegler.com

  • Ecrire sur du sable

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    Notes sur la blogosphère (2007)

    « La blogosphère, c’est l’infini à la portée des rats », note aimablement Alina Reyes dans Forêt profonde, son dernier roman, détournant la non moins charmante formule de Céline selon lequel « L’amour est l’infini à la portée des caniches ».
    Forêt profonde est un livre émouvant et passionnant à divers égards, dont le mélange de désarroi et de désespoir, et la force d’expression, la vitalité, l’intelligence, la poésie de sa ressaisie littéraire, composent un mélange détonant, pure émanation d’époque.
    Ce qu’Alina Reyes dit de la blogosphère, des fantasmes qu’elle suscite et des rapports (ou pseudo-rapports) qui s’y tissent, de ce que beaucoup en attendent et qui en frustre tout autant, est à la fois pénétrant et vrai à 99%, ce qui nous donne un bon espace d’1% pour continuer d’y converser tranquillement, n’est-ce pas ?
    Alina avait un amant de chair et d’osses, ils se sont perdus de vue longtemps puis se sont retrouvées sur le web et une nouvelle liaison en a découlé, qui constitue l’un de motifs de la fiction de Forêt profonde, autour de la figure plus ou moins démoniaque de Sad Tod.
    « J’ai un amour virtuel. J’ai des amis virtuels, qui peuvent être aussi des ennemis virtuels. Je vais converser chez les uns, chez les autres. Je guette les manifestations de mon amour virtuel. Je joue à vivre en ligne, je me donne l’illusion de jouir du jeu, j’en jouis. Mais une angoisse sans nom me vide chaque jour, nuit après nuit, lentement, sûrement. Je sais, au fond, que je suis en train de me transformer en simple élément du jeu, en objet virtuel que le jeu manipule lui-même.
    La blogosphère, c’est l’infini à la portée des rats. L’internaute est un visiteur potentiel de millions de blogs, dont beaucoup apparaissent ou disparaissent à chaque instant. De site en site, de lien en lien, il peut surfer sans limites, courir et gratter de ses petites pattes l’infinité des trous, passages et couloirs souterrains de la vie. Sans limites dans l’espace virtuel, sans limites dans la variété de l’offre : toutes les voix du monde semblent s’y faire entendre, alors qu’évidemment rien n’est plus faux, seuls résonnent dans ces catacombes des échos assourdis, des rires enregistrés et des bruitages de cinéma. Ni la voix de l’enfant en train de jongler avec les démons de ses rêves ou de sa boîte à jouets, ni celle de la femme en train d’accoucher, ni celle du vieil homme en train d’agoniser ne s’y entendent. Encore moins celle de l’enfant qui travaille en usine ou mendie, celle de la femme cloîtrée, celle du SDF, celle du soldat qui chie de peur dans son treillis. Ni celle des milliards d’hommes sur cette terre qui sont trop occupés à survivre ou à vivre pour s’offrir le luxe décadent d’une pseudo-vie. Et les entendrait-on sur son ordinateur ou à la télévision, on ne les entendrait toujours pas. La voix n’est pas seulement une série de sons, pas plus que la chair n’est qu’une image.
    Régulièrement j’ai la gueule de bois. L’écoulement verbal dans la blogosphère me révulse, je voudrais ne plus jamais boire ce jus d’impuissant, pauvre épanchement d’être physiquement morts, psychiquement anorexiques-obèses, semence stérile et frelatée qui ne saurait enfanter que toujours plus de monstres pour grossir les rangs des armées de la Mort, que nous appelons contre nous-mêmes."

    2d18aad82cdd6bef35c1ee43a5cae6c9.jpgAux dernières nouvelles, j’ai constaté qu’Alina Reyes avait fermé son site, après avoir fermé son blog depuis un certain temps déjà. A-t-elle eu raison ? Sans doute, en ce qui la concerne, et son livre l’illustre évidemment. Mais a-t-elle raison de réduire ceux qui pratiquent la blogosphère à des rats morts ? Je ne le crois pas. D’ailleurs les accents qui se veulent prophétiques, dans le genre catastrophiste, de Forêt profonde, sont à mes yeux la partie la plus faible du livre, et qui vieillira vite n’était-ce que par ses lourdeurs d’écriture, alors que le souffle de l’Eros, le souffle de la vie et le souffle de l’amour en traversent mainte pages superbes et qu’on relira demain.
    Alina Reyes prétend qu’il n’y a aucune place pour la vraie vie dans la blogosphère, ce qui me semble aussi discutable que de prétendre qu’il n’y a de vraie vie ni dans les mails ou les SMS. En ce qui me concerne, je vois de la stupidité partout, et des simulacres de relations, de la perversité et de la malice, autant que des surprises de bonté et de désintéressement, de curiosité bonne ou de sincère désir de frayer, dans l’espace d’1% que représente internet dans ma vie occupée à 99% par de l’encre réelle, des arbres à racines, une femme à humeurs et un chien chiant vraiment partout à sa seule guise, sans compter les enfants-soldats et les prolétaires du Kerala central. 
    Les Français eux aussi, hélas, sont souvent chiants avec leur vision binaire de la réalité, qui les fait ignorer les échappées tierces. François Cheng me le disait le jour précédant son intronisation à l’Académie, qui n’en a pas fait un cartésien crispé pour autant. Imagine-t-on un Descartes, un Sade anglais ou italien ? Nullement. Or il faut écouter les Italiens. Nul cinéma n’a si bien brocardé le cinéma que le cinéma italien, ni si bien dégommé l’imbécile télévision que Fellini, comme en s’en jouant. Et les Anglais mes aïeux : encore un peu de Chesterton sur la blogosphère et nous serons moins rats. Enfin les Suisses qui sont des composés d'Etrusques, de Celtes et de Wisigoths...
    Résumé de cette divagation du soir d’un optimiste se réjouissant de voir que l’espoir nous est encore permis à un taux d’1% : ne prenons pas la blogosphère pour une terre promise ou un paradis artificiel, ne nous camons pas à l’internet, n’écrivons pas ici comme sur du marbre ni même comme sur du papier, mais comme sur du sable…

    Alina Reyes. Forêt profonde. Editions du Rocher, 376p.

  • Sollers à Smolensk

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    De la physique des nuages, de l'homonymie, de l'amitié et de L’éclaircie, le nouveau livre de Ph.S.

    Chaque fois ou presque que je me rends à Smolensk en classe busy, ça ne manque pas : je tombe sur Sollers. La semaine dernière encore, alors que j’allais négocier l’achat d’une icône du XVIIe tardif auprès du sous-secrétaire du Métropolite Cyrille, pour le collectionneur qui me fait voyager à l’œil depuis quelques décennies, destination Smolensk ou ailleurs, voilà mon Sollers sur le tarmac avec son énorme porte-documents et son sourire matois si semblable en somme à celui de son homonyme.Charles Sollers est un type épatant dont j’aime la conversation, véritable délassement pour l’esprit et la sensibilité fine sur le long parcours de Roissy à Smolensk via Varsovie. Charles n’est pas vraiment un littéraire, jamais je ne suis arrivé à lui faire lire les quelques livres lisibles de son homonyme, mais cet ingénieur atomiste est un bon connaisseur de l’ornithologie et des opéras de Puccini, de la peinture flamande et de la physique des nuages. Nous nous étions entretenus, lors de notre première rencontre, des montagnes de cumulo-nimbus de la plaine tourangelle, qu’il me dit rêver d’escalader un jour, et c’est dès ce premier entretien qu’une connivence poétique nous porta à nous confier mutuellement nos noms : il me livra donc son Sollers, et moi mon Joyaux, ce qui nous rendit tous deux joyeux car il trouvait Joyaux un nom joyeux et moi ce nom de Sollers me faisait rire, le sachant le pseudonyme de Joyaux, mon homonyme.

    Si nous nous entendons si bien, Charles et moi, qui nous arrangeons toujours avec les hôtesses russes pour nous retrouver côte à côte (je prononce mon spassiba avec un accent parfait, et lui coule son kharacho avec la même aisance), c’est à cause de notre goût commun pour les nuages, qui nous surexcite au moment des lentes montées vers l’azur et se poursuit dans nos longues évocations verbales entrecoupées de lampées de Bloody Mary. Il y a là quelque chose de rare, qui fonde une véritable amitié, que je crois indestructible. Ce n’est pas pour autant que j’irais plus souvent à Smolensk, et jamais nous ne nous voyons ailleurs que sur ce vol, Charles et moi. C’est simplement un fait : nous sommes d’incomparables amis, qui nous entendons en matière de nuages et de déserts, d’oiseaux et de mélodies à fendre l’âme.

    Charles est plutôt Tosca, moi plutôt Bohème, mais attention : ça peut changer. En 1999, lors de notre treizième vol commun, je me suis soudain trouvé en mesure de murmurer le Vissi d’arte, vissi d’amor de Tosca avec un pathétique (je croyais alors que j’avais un mal incurable) qui poigna Charles au point qu’il entonna un Mi chiamano Mimi positivement…Les mots me manquent pour dire cette amitié, qu’on n’imaginerait pas avec l’autre Sollers, je ne sais pourquoi mais c’est comme ça: les écrivains sont les écrivains surtout ceux qui se prennent pour les meilleurs ce qui s'avère - parfois. Bref, Charles Sollers m’a d’ores et déjà prié de prendre connaissance de L’éclaircie, le dernier « roman » récemment paru de l’autre Sollers, et de le lui résumer lors d’un prochain vol. Je n’y manquerai pas. Charles a cessé de le prendre au sérieux lorsque je lui ai cité les pages de son homonyme concernant les oiseaux,  dans un « roman » antérieur, et cette fois j’essaie de l’intéresser à la jolie page  consacrée au cyprès de son jardin en enfance sur laquelle l'autre Sollers amorce le nouvel épisode de ses « journaliers » d’esthète à la coule, avant de parler de sa sœur Anne et, après la mort de celle-ci, de sa nièce impatiente de le lancer en Chine comme un produit de marketing. Or ça ne prend pas. D’abord parce que je ne suis pas convaincu du tout par la nécessité de ce « roman », ensuite du fait que les citations que j’en fais, toutes fluides et belles qu’elles soient parfois, n’ « accrochent » pas vraiment. En fait on ne « la fait » pas à Charles, il n’y a pas chez lui trace de snobisme, c’est un amateur au sens vrai de « celui qui aime », comme l’est l’autre Sollers à certains égards. Mais le côté tout de même puant de l’écrivain se flattant lui-même n’échappe pas à Charles, quand je lui lis telle ou telle page où l’Objet (Manet, les femmes de Picasso, Stendhal ou Nietzsche) s’efface devant le poseur se mirant et s’admirant lui-même avec cette morgue méprisante de celui qui s’estime au-dessus de tout…

    Le pauvre homme n’a rien compris aux Russes, me dit cette fois Charles Sollers de son homonyme, en ajoutant que  cette manière de se situer au centre du centre de tout, quitte à annexer la Chine pour se poser au milieu du Milieu, ne fera plus longtemps illusion même en France. Et tout à coup Charles Sollers me parle de la clairière selon Hölderlin, et c’est une autre éclaircie que je vois s’ouvrir dans notre simple conversation en plein ciel - deux amis qui se parlent d’un poète qu’ils reconnaissent tellement présent d’être ailleurs et partout, dans cette lumière qui n’est jamais qu’allusion à autre chose qui ne se dit pas…         

    Image: Constable

  • L’emmerdeur vital

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    Les récits autobiographiques (1971-1982) de Thomas Bernhard réunis en Quarto

    Quel plus grand bonheur, me dis-je ces jours, quelle plus allègre perspective que celle de se replonger dans la prose effrénée de Thomas Bernhard, quel plus beau rendez-vous chaque matin, pour faire pièce aux relents de désespoir de l’éveil, de se faire secouer de bonne rage tonifiante par l’énergumène ?! Voici donc 942 pages réunies en un volume de cette collection formidable qu’est décidément Quarto de Gallimard, avec onze des récits que TB disait lui-même « autobiographiques », où l’on se doute que le pacte du genre est plus ou moins tenu, à savoir L’Origine, La Cave, Le Souffle, Le Froid, Un enfant, Oui, L’imitateur, Les Mange-pas-cher et Le neveu de Wittgenstein, plus deux inédits (Trois jours et Marcher), plus un entretien avec André Müller, plus une première préface excellente de Jean-Marie Winkler, plus la non moins éclairante introduction de Bernard Lortholary au recueil repris de la collection Biblos, plus un dossier bio-historique complémentaire assorti de nombreuses illustrations, bref de quoi rugir de mécontentement radieux.
    Or avant toute chose il faut se jeter sur le texte initial intitulé Trois jours, lié à la préparation d’un film consacré à TB, où celui-ci lance son moulin à paroles au fil de pages immédiatement électrisantes par lesquelles il définit une première fois ce qu’on pourrait dire sa manière noire avant d’expliquer d’où tout ça lui vient, comment la putain d’écriture lui est venue, cet affreux bonheur, comment cette funeste allégresse l’a pris au corps alors qu’il gisait en haute montagne, malade et solitaire, malade à tel point qu’on lui avait déjà fait le coup de l’extrême-onction, seul en face d’une putain de montagne à devenir fou, « et alors j’ai simplement attrapé du papier et un crayon, j’ai pris des notes et j’ai surmonté en écrivant ma haine des livres et de l’écriture et du crayon et de la plume, et c’est là à coup sûr l’origine de tout le mal dont il faut que je me débrouille maintenant ». Ceci après avoir précisé cela de basique qu’ « en ce qui me concerne, je ne suis pas un écrivain, je suis quelqu’un qui écrit ».
    Quelqu’un qui écrit. On entend : quelqu’un, mais on n’ entend pas qu’il écrit, parce qu’on est dedans, à la cave, dans le souffle, dans le corps de l'esprit mortel, au rythme de son pied vif qui bat la mesure, dans son âme exécrant d’amour, et c’est parti pour la musique...
    Depuis Céline et Faulkner et Thomas Wolfe et Walser il n’y a pas au monde une musique pareille, un pareil souffle, une pareille voix. J’ai mis un certain temps à voir toute la mélancolie et la pureté, toute la douleur et le sérieux de Thomas Bernhard, agacé par la secte de ses adulateurs aussi pâmés que les adulateurs de Robert Walser et Céline et Faulkner, et je ne crois pas être un inconditionnel pour autant de TB, son théâtre et sa poésie ne me touchent pas du tout autant que sa prose et dans sa prose bien de ses romans me semblent forcés par moments, à tout le moins inégaux, alors que les récits « autobiographique » me prennent par la gueule et ne me lâchent pas avant de me ramener à ma propre solitude et à ma rage et à ma haine du crayon et de la plume, au poids du monde et au chant du monde…
    Thomas Bernhard. Récits 1971-1982. Gallimard Quarto, 942p.

     

  • Une belle personne

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    Entretien avec Marthe Keller, invitée d'honneur des 47es Journées de Soleure. Une grande dame, toute de classe et de simplicité, enfin reconnue par les siens...

    Pour le grand public du petit écran, le nom de Marthe Keller évoque aussitôt la série « culte » de La Demoiselle d’Avignon. Pour beaucoup d’amateurs de cinéma, celle qui fut l’épouse de Philippe de Broca (dont elle a un fils, le peintre Alexandre de Broca) et la partenaire de son ami Al Pacino dans l’émouvant Bobby Deerfield de Sydney Pollack, irradia aussi de sa présence Fedora de Billy Wilder et Marathon Man de John Schlesinger.

    Cependant, la carrière cosmopolite de cette comédienne de théâtre et de cinéma, aussi à l’aise en allemand et en anglais qu’en français, est parfois sous-estimée dans notre pays, notamment en Suisse allemande. Plus de nonante films de télévision (où figurent deux de ses préférés, Le lien et La ruelle au clair de lune) et de cinéma, une carrière théâtrale de haut niveau et une mise en scène du Don Giovanni de Mozart qui a fait date, émaillent la trajectoire de cette artiste exemplaire. Rencontre à Soleure, où sont présentés onze de ses films.

    - Qu’est-ce pour vous que la Suisse ?

    - Tout. La Suisse est tout pour moi. Tout à l’heure, je suis arrivée à la gare de Soleure que je connais à peine, il pleuvait, et je me suis dit : voilà, je suis à la maison. Je suis partie toute jeune de la Suisse parce que je m’y sentais à l’étroit. Tout était trop petit pour moi. Ce n’est pas que j’avais la grosse tête, mais j’avais besoin d’indépendance et de m’affranchir. Or plus je vieillis et plus, avec la distance et l’absence, je me sens accrochée à ces racines. Si j’ai réussi un petit peu dans ma vie professionnelle, c’est grâce à la Suisse. À cause de l’amour de mes parents et de leur honnêteté. À cause de l’équilibre qu’ils m’ont aidée à préserver. Si je ne suis pas hystérique et que j’ai gardé le respect du travail bien fait sans me prendre trop au sérieux, c’est à cause d’eux et de la Suisse.

    - Qu’est-ce qui vous « tient ensemble » dans vos multiples activités et forme l’unité de votre personne ?

    - Ce qui est essentiel pour moi, c’est l’indépendance et la question. La question m’intéresse plus que la réponse. Les résultats ne m’intéressent pas : c’est la mort. Le trajet m'intéresse. On a besoin du public, mais je n'aime pas ce qui entoure ce métier, le côté superficiel et débile du « people ». Lorsqu’on me pose des questions « people », je me dis que la vie d’un dentiste ou d’une femme de ménage mériteraient autant d’attention que celle d’un acteur, mais bon : nous faisons un métier public et c’est le jeu. Et si le bavardage médiatique ne m’intéresse pas, ce qui m’intéresse c’est le travail. J’adore le travail, et de plus en plus souvent avec les jeunes. J’ai beaucoup aimé, ainsi, travailler avec les apprentis réalisateurs de l’ECAL, à Lausanne. J’ai tourné avec des gens extraordinaires comme Billy Wilder, Sydney Pollack ou plus récemment Clint Eastwood, avec des acteurs comme Marlon Brando, Dustin Hofman, Al Pacino, entre tant d’autres, je les admire et ils m’ont fait rêver, mais la peur de l’inconnu vient d’ailleurs et je suis plutôt groupie de tout ce que je ne connais pas : les gens qui font quelque chose de bien pour le monde, des savants, des médecins, me fascinent plus que les grands du cinéma, qui font en somme leur boulot.

    - Quand avez-vous commencé de rêver au théâtre ou au cinéma ?

    - Je n’ai jamais rêvé à cette carrière. J’ai rêvé d’être danseuse, mon rêve s’est brisé vers seize dix-sept ans après un accident de ski, mais je ne m’en plains pas aujourd’hui : ça fait une danseuse au chômage de moins ! J’étais trop timide pour imaginer que je ferais jamais du théâtre et du cinéma ! D’ailleurs, comédienne boursière à Munich pour trois ans, puis à Heidelberg, j’ai essuyé pas mal de refus avant de me risquer à Berlin en 1966 où j’ai enfin démarré et joué tous les classiques au théâtre avant de rallier Paris en 1968, où j’ai rencontré Philippe de Broca.

    Keller4.jpg- Quels films, des onze qui sont présentés à Soleure vous sont les plus chers, et pourquoi ?

    - Certains films que j’aime particulièrement, comme La ruelle au clair de lune de Molinaro, avec Michel Piccoli, ou Le lien, ne sont pas là, mais je comprends le choix du festival qui mise aussi sur les succès américains. Le Lien, téléfilm de Denis Malleval, est mon film préféré, mais j’aime bien aussi Elle court elle court la banlieue, de Gérard Pirès, qui reste très actuel et que le public de Soleure reverra. Je suis aussi contente qu’il y ait Les yeux noirs, de Mikhalkov, qui n’est pas parfait mais contient de jolies choses, ou encore Per le antiche scale de Bolognini avec Marcello Mastroianni.

    - Y a-t-il des rôles, dans votre carrière de comédienne, qui vous aient particulièrement marquée ?

    - Je me nourris de tout, même si c’est un petit rôle . Les grands chocs, pour moi, ont été plutôt théâtraux. C’est par exemple Jeanne d’Arc que j’ai interprétée dans quinze productions durant trente ans et que j’ai mûri. Sinon, j’ai toujours appris quelque chose.

    - Cela vous gêne-t-il d’être identifiée, par beaucoup, comme la demoiselle d’Avignon ?

    - Au début j’étais très heureuse. Après, comme j’ai fait tellement de choses plus dures et consistantes, ça commençait de ronronner et de m'agacer. Plus tard, j’ai revu ça à cause de mes petites-filles et je me suis dit que ça faisait en somme rêver sans vulgarité. Et puis c’était bien ficelé avec la magie du feuilleton qui vous donne envie de rester scotché. Enfin vous n’allez pas le croire mais ce matin encore, à Paris, le chauffeur de taxi m’a reconnue quarante ans après…

    - Qu’avez-vous eu à cœur de transmettre à votre fils ?

    - Mon fils Alexandre est ma fierté ! Ce que je constate, dans ses choix, c’est que je lui ai transis mon goût de l’indépendance et de l’honnêteté dans son travail. L’artiste Alexandre de Broca mène sa barque avec beaucoup d’intelligence et de talent. Il pratique la gentillesse et l’intégrité et se trouve toujours prêt à partir. Ses deux filles Charlotte et Joséphine, une petite violoniste et sa sœur, semblent elles aussi sur la bonne voie. Ma petite Charlotte, qui a neuf ans et à qui j’interdis de prononcer un gros mot comme « grand-mère », m’a écrit « Nina, est-ce que tu peux venir m’écouter à l’auditorium du Conservatoire du IXe avec toute ma troupe ? », devant 600 personnes. Elle a joué Bach

    - et la grand-mère en a pleuré...

    Avez-vous le sentiment d’avoir été reconnue en Suisse ?

    - Cela a été le sujet de toute une polémique ! Pour Bâle, j’ai commencé à exister, dans les médias, avec ma Légion d’Honneur en janvier dernier. Cela m’a valu de faire la Une après des années d'inexistence, mais il ne faut pas le dire : ne l’écrivez pas ! Les Romands m’ont toujours acceptée, mais les Bâlois ont vu d’un mauvais œil que je parte à l’étranger ou en Suisse romande. Par ailleurs, la première proposition qui m’a été faite de tourner en Suisse l’a été passée la soixantaine, dans le film Fragile de Laurent Nègre, en 2005. Merveilleuse expérience d’ailleurs ! Alors que l’équipe était sans moyens, elle m’a loué une suite royale à l’Hôtel du Rhône grâce à une amitié entre hockeyeurs, et une Rolls offerte par un garagiste admirateur qui voulait juste une photo dédicacée. Nous avons beaucoup ri et restons complices : c’est ce que j’aime en Suisse, même si cette débrouillardise n’est pas « typiquement suisse ». Et puis j’ai aimé le film, sa qualité humaine, sa tendresse et les questions qu’il pose sur les relations entre deux frères et sœur confrontés à la mère atteinte d’Alzheimer. Ce mélange de bonne nature et de travail sérieux. Ensuite j’ai resserré mes liens avec le Festival de Zurich qui m’a offert la présidence du jury. Et là je me suis dit qu’il y avait en Suisse de formidables talents qu’on ignore alors même qu’on découvre des films philippins à Paris… Depuis lors, je travaille sur des scénarios, j’ai donné mes « secrets » à l’ECAL de Lausanne, où j’ai aussi rencontré Lionel Baier dont j’adore le travail personnel. Par ailleurs. Ce que fait la Fondation Rolex est extraordinaire, et c’est pour aider : pas du tout bling-bling ! Et le festival musical de Verbier, auquel j’assiste depuis le début, est aussi formidable !

    - Vous avez passé à la mise en scène d’opéra avec Don Giovanni. Quelle place la musique tient-elle dans votre vie ? Et Pensez-vous remettre ça ?

    - Vous êtes Italien d’origine, à prononcer Don Giovanni comme ça ?

    - Non, mais j’aime l’Italie et me réclame volontiers de mon arrière-grand-père maternel, un curé piémontais qui a connu bibliquement la mère de ma grand-mère, chassée de son village du Haut-Valais alors que lui restait crânement sur sa chaire…

    - Ah je vous envie, ça c’est swing ! Quant à la musique, elle m’habite depuis ma jeunesse de danseuse. Mon oreille a été éduquée quand je faisais partie du corps de ballet, jusqu’à mon accident, car nous n’entendions pas que Tchaïkovski mais aussi Britten, Prokofiev et bien d’autres. Un jour, Seizi Ozawa m’a choisie pour remplacer Meryl Streep dans Jeanne d’Arc au bûcher, de Claudel et Honegger, et c’est ainsi que je suis revenue à la musique. Plus tard, j’ai participé à des concerts-lectures au Carnegie Hall. Cependant je n'ai pas actuellement de rêve d’opéra. En revanche, je reprendrais demain le Dialogue des Carmélites si on me le demandait. Il n’y a rien qui ne soit plus loin de moi que la religion catholique au sens strict, ou la Révolution française. Mais en travaillant sur le Dialogue, j’ai découvert une correspondance de Gertrud Von Lefort avec Edith Stein, juive devenue carmélite et morte en camp de concentration. Or Gertrud von Lefort a écrit La dernière sur l’échafaud avant Poulenc et Bernanos, et rajouté en 1933 le rôle de Blanche. Je n’ai pas ajouté l’étoile jaune à ma mise en scène, mais celle-ci a été une grande expérience partagée. À mes choristes carmélites que je considérais comme autant de rôles-titres, j’ai dit que j’espérais que nous sortions de cette aventure plus riche et meilleurs. Pendant les répétitions, il y avait une vraie grâce, alors que les répétitions de Don Giovanni au Metropoliotan Opera étaient terribles, chacun craignant pour son job, etc. Bref, avec Cassandre, Jeanne d’Arc et les Dialogues, on ne quitte pas le spirituel même si je ne vais pas à l’église tous les dimanches.

    - Y a-t-il un film que vous mettiez au-dessus de tous ?

    - Quand passent les cigognes, de Mikhaïl Kalatozov. Sans être religieux, ce film contient tout…

    - Le cap de la soixantaine est parfois redoutable dans le monde actuel, et notamment au cinéma. Comment l’avez-vous vécu ?

    - Bien mieux que le cap de la quarantaine ou de la cinquantaine ! En fait, je vois les propositions affluer ces derniers temps. Comme je ne suis pas trop botoxée, les réalisateurs apprécient peut-être mon naturel…Je viens de finir le tournage d’Au galop de Louis-Do de Lencqeusaing. Je viens aussi de signer avec un grand réalisateur anglais pour le rôle principal de son prochain film – c’est génial mais encore top secret. Et un film français avec Gérard Depardieu va suivre, entre autres.

    - Lira-ton un jour les mémoires de Marthe Keller, et tenez vous un journal intime comme toute jeune fille bien ?

    - Ah non, quelle horreur ! On me le demande toutes les semaines, mais non ! Hier, cependant à l’ambassade suisse de Paris, j’ai lu L’Analphabète d’Agota Kristof dont vient d’être tiré un CD pour les éditions Zoé. L’une de mes dernières lectures a été Aucun d'entre nous ne reviendra de Charlotte Delbo, la douleur absolue. Et je travaille beaucoup, depuis trois ans, autour d’Anna Akhmatova, Marina Tsvetaeva et Rilke…

    - Comment va votre Amérique ?

    - C’est assez terrible, comme partout. Mais c’est pire en France où on fait la gueule. Les Américains, c’est évidemment l’argent et l’argent, mais ils s'accrochent avec toute leur naïveté et leur courage aussi, et puis ils font quand même la fête. Les Français font la gueule et ils aiment un peu trop les scandales. Quant à moi, je ne pourrais pas vivre à Zurich ou à Bâle, mais là je vais passer un mois à Verbier et j’y suis déjà comme chez moi…

    Journées de Soleure, jusqu’au 26 janvier. Programme des films avec Marthe Keller : www.journeesdesoleure.ch

  • Abysses du "mal amour"

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    Une version incandescente des « Démons » de Lars Norén, au Théâtre Kléber-Méleau.  Mise en scène magistrale de Thomas Ostermeier, avec quatre acteurs d’exception.

    L’horreur : c’est le mot qui convient à ce combat de scorpions sur une plaque chauffée à vif. L’horreur des relations pourries par la guerre des sexes, sous le clinquant des apparences. Une horreur du bord des gouffres de la folie ordinaire, pour Katarina et Frank, le couple à la coule, matériellement à l’aise, qui survit dans un rapport sado-maso corsé par des jeux sexuels tordus. Or  la violence de leurs éclats contamine vite le couple du dessous, Jenna et Tomas, dont l’équilibre apparent, scellé par la présence de deux enfants, volera bientôt en éclats. Avec ses  dialogues qu’on dirait tressés au fil de fer barbelé, formidablement détaillés par le metteur en scène et ses quatre interprètes, Démons hante les zones extrêmes de la relation pathologique entre conjoints, démultipliée ici par la mise en miroir des deux couples. Le spectre de la mère de Framk, récemment décédée et néanmoins présente sur scène, en cendres, dans une urne, marque la touche freudienne, mais les implications psychologiques et sociales de ce grand déballage à quatre dépassent la lecture psychanalytique, et chacun retrouve en soi des échos à la folie ordinaire des protagonistes, malgré leur hystérie respective. Oui, nous reconnaissons en nous ces délires de la passion mimétique. Oui, nous savons que la paix des familles et l’adulation des mouflets peuvent cacher des abîmes de frustration et de rancoeur.  

     De cet aperçu forcené du « mal amour », culminant avec les cendres de la mère versées sur la tête de Katarina, Thomas Ostermeier a tiré une mise en scène éblouissante d’intelligence sensible et plastique. Son usage, notamment, de projections vidéo captant l’intimité des visages, voire l’envers du décor, marque un contrepoint très efficace avec des pondérations de tendresse ou de douleur solitaire. Quant au dispositif scénique, très, voire trop tournant, de Nina Wetzel, il ne saurait certes mieux suggérer la ronde, voire la « tournante », précisément, symbolisant le drame. Sans que cela soit explicite dans la pièce, on sait en effet que Frank, en son jeune âge, a orchestré le viol collectif d’une adolescente par ses potes – scène « primitive » qu’il fait répéter à Katarina draguant pour lui des partenaires sexuels…

    Quant aux quatre comédiens de la Schaubühne, ils atteignent tous la « pointe » vive de chacun de leurs personnages, sans cesser d’être à la fois seuls et en interaction, physiquement très engagés et psychologiquement en fusion. À relever, enfin, que la représentation en langue allemande, doublée par des sous-titres bien filés, ne constitue pas le moindre handicap.

    Lausanne-Renens, Théâtre Kléber-Méleau, jusqu'a dimanche- Relâche vendredi 

  • Ceux qui font avec

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    Celui qui a la bosse des maths mais ne peut en profiter à l’instant vu sa situation transitoire délicate d’otage des talibans / Celle qui menace Theodor de jeter le bébé avec l’eau du bain s’il ne le reconnaît pas comme héritier des Von Salis / Ceux qui disent toujours plus jamais ça en attendant la prochaine / Celui qui a toujours coupé court au cinéma de la guerre des sexes genre je t’aime je te tue et autres fantaisies / Celle qui a hérité d’une bonne discipline morale de sa mère stricte en vertu de laquelle elle fout la paix à ses partenaires à la canasta / Ceux qui ont un taux de testostérone si excessif qu’on leur pardonne leurs débordements dans les ascenseurs de l’Entreprise et même sur les téléskis / Celui qui a fait sienne la maxime de sa tante appenzelloise : Jedem Tierchen sein Plaisirchen, autrement dit à chaque bestiole sa babiole / Celle qui se demande « comment fait » le très beau poète qui est tellement seul qu’elle y pense souvent avec la compassion typique de l’infirmière des âmes sans culotte sous sa blouse  / Ceux qui ne pensent qu’à biaiser / Celui qui n’a qu’une couille et pas ça de bons sens / Celle qui range les accessoires freudiens dans le même tiroir que ses joytoys / Ceux qui vont voir le psychiatre sosie de Georges Clooney qu’ils retrouvent le lendemain soir avec sa compagne à la Maison des échanges / Celui qui échange sur Facebook pendant que Mariette drague sur Meetic / Celle qui passe environs 24 heures sur Facebook et ne mérite pas moins son surnom de fée du foyer dont le ménage se fait tout seul /    Ceux qui font avec la gueule que tu leur fais et inversement / Celui qui se sait très beau et très con sans y pouvoir rien changer même en se  laissant pousser la barbe / Celle qui est devenue femme-canon dans un cirque catalan à force de se faire chambrer sur sa ressemblance avec Claudia Schiffer / Ceux qui se sont pacsés pour se faire un peu de pub en tant que post-minimalistes un peu névrosés quand même / Celui qui dissimule ses origines modestes à la disciple de Bourdieu qui ne l’aimerait plus pour son seul charme / Celle qui a lu La domination masculine avant de te rencontrer et lui a fait des retouches après / Ceux qui ont niqué la réd en chef à l’époque où elle faisait des piges dans l’arrière-pays / Celui qui parvient enfin à coter sa queue en Bourse / Celle qu’on remonte sans crémaillère avant de bénéficier de sa vue prenante sur les Alpes enneigées ces jours / Ceux qui ont été très précoces tard le soir / Celui qui vous supporte avec courage / Celle qui dit à Paul (l’apôtre, donc) qu’elle l’aime bien quand même / Ceux qui en font toujours trop de sorte qu’on ne peut avec eux que faire avec, etc.    

    Image : Pierre Lamalattie

  • Ceux qui refont le monde

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    Celui qui réécrit l’Ancien Testament en plus cool / Celle qui entend prouver par la biologie léniniste qu’Eve n’a pas été tirée d’une côte d’Adam mais d’un bol de soupe populaire originelle / Ceux qui préfèrent changer de bretelles que de monde / Celui qui menace son neveu Jean-Paul de lui couper les vivres s’il persiste à dire partout que l’existence précède l’essence / Celle qui a découvert le créationnisme en même temps que l’âge du capitaine / Ceux qui en sont venus aux mains sur le débat portant sur celles de la Vénus de Milo / Celui qui hurle quand je prétends que notre ami Aragon a prétendu que la femme était l’avenir de l’homme pour que cette peste d’Elsa lui lâche les baskettes  / Celle qui s’est traverstie  pour draguer Louis /  Ceux qui changent de monde selon le dressing code /  Celui qui attend que Michel Onfray lise Anouilh pour claironner qu’il est plus top que Camus / Celle qui dit à son fiancé c’est Anouilh ou moi et qui se retrouve seule sur le quai de la gare de Jemmapes / Ceux qui évoquent leurs grands débats philosophiques préludant à leur carrière de futurs retraités / Celui qui a toujours aimé le monde comme il est de sorte qu’il n’a point voué sa fille unique à le sauver / Celle qui eût épousé le Seigneur pour lui éviter le pire mais c’était trop tard / Ceux qui estiment que même dans le Coran y a des trucs à changer / Celui qui nettoie sa gamelle avant de changer les draps / Celle qui donne le change pour tromper Yahweh le sévère /Ceux qui sont refaits dans un monde qui se ne se refait pas / Celui qui affirme qu’on ne change pas une mère qui gagne / Celle qui a changé de sexe mais pas de hamster / Ceux qui optent pour le changement dans la continuité du n’importe quoi, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Quartet d'enfer

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    Avec Démons de Lars Norén, Thomas Ostermeier donne dans les relations conjugales exacerbées. À voir dès mardi au Théâtre Kléber-Méleau.

    Deux grandes figures de la scène théâtrale contemporaine qui se rencontrent dans une pièce carabinée : début d’année explosif dans l’ancienne usine à gaz ! Quelques mois après la mise en scène du génial John Gabriel Borkman d’Ibsen, par Thomas Ostermeier, directeur de la Schaubühne de Berlin, l’accueil à Kléber-Méleau de sa version de Démons, du sulfureux dramaturge norvégien Lars Norén, promet la même tension, en plus radicalement contemporain.

    Au menu de Démons : la mise à nu et à cru des relations de deux couples de voisins au cours d’une soirée démente. On se rappelle les terribles prises de bec de Liz Taylor et de Richard Burton dans Qui a peur de Virginia Woolf ? d’Albee ; et Polanski vient de remettre ça, en un peu  moins corrosif, avec Carnage, d’après Yasmina Reza.

    Or avec Démons, la folie furieuse guette. L’auteur sait de quoi il parle puisque, taxé de schizophrénie en son jeune âge, il fut lui-même traité aux électrochocs. Après ses débuts dans le roman, il n’a cessé ensuite, par le théâtre, d’exorciser ses démons, qui sont aussi ceux d’une société déboussolée, oscillant entre vide affectif et fuites diverses dans la violence, le sexe, la drogue ou la consommation.

    Les amateurs de théâtre de nos régions se rappellent sans doute la première représentation de Sang, à Vidy, dans la mise en scène d’Henri Ronse: une saisissante plongée dans les relations d’un journaliste engagé, de sa femme actrice  et de leur fils perdu et retrouvé, sur fond de dictature latino-américaine et de sida. Avec Démons, les désirs mimétiques se déchaînent entre deux couples. La première paire (Frank et Katarina) accuse déjà une visible fragilité psychique. Quant aux invités (Tomas et Jenna) formant le deuxième couple, ils vont agir (comme chez Albee) en témoins révélateurs tout en se trouvant emportés à leur tour dans la tourmente.

    «J'essaye de tourner autour des êtres et des objets, comme autour d'une sculpture, au lieu de n'en regarder qu'une seule face», explique Lars Norén dont la violence du langage et des situations a souvent choqué, notamment dans la version très « explicite » qu’en avait proposée Gérard Desarthe, accueilli à Vidy en 1996.

    À  relever cependant que les facettes violentes du théâtre de Norén, auteur aussi de Guerre (« autour » du conflit en ex-Yougoslavie), ou de La Force de tuer, ne font que refléter les aspects les plus sombres de la réalité psychologique ou sociale de l’homme d’aujourd’hui. 

    Lausanne-Renens. Théâtre Kléber-Méleau, du 17 au 21 janvier, à 19h sauf samedi (20h.30) et dimanche (17h.30), relâche le vendredi. Location : Kléber-Méleau (021 625 84 29), Vidy (021 619 45 45), et billeterie en ligne.

  • Ceux qui défilent

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    Celui qui te somme te t’affirmer en tant qu’indigné de l’Entreprise / Celle qui reprise les calicots de 67-68 / Ceux qui maugréent « à bas le capital » dans la file de l’UBS où ils vont faire un retrait modeste / Celui qui envoie une nouvelle noire à la revue des blancs-becs / Celle qui envoie un SMS fleuve à sa marraine mal entendante / Ceux qui boostent leur cadette pour le concours d’imitation de Lady Gaga / Celui qui rêve de se faire une majorette en dépit (ou à cause) de son dentier flottant / Celle qui se poile en lisant Les Poissons rouges de Jean Anouilh et se demande du coup si elle ne vire pas réac / Ceux qui ont aperçu Michel Onfray au Bon Marché où il signait ses livres trop chers pour eux / Celui qui se demande pour quel motif ce Michel Onfray prétend que la Boétie était plus top que son pote Montaigne / Celle qui a retenu du cours que Montaigne était pacsé avec La Boétie avec l’accord de la femme du premier qui voyait juste là un essai / Celui qui cite volontiers la poésie soufi comme exemple de mélange du sensuel et du spirituel genre massage tantrique / Celle dont les regards appuyés à la bosse du slip léopard du maître nageur lui valent un blâme de la surveillante à verrue alors qu’une enquête indépendante eût montré que Cédric bandait réellement pendant l’aquagym / Ceux qui bandent à part sans que ça se sache de leur mère pourtant à l'écoute  / Celui qui te traite d’autiste au motif que tu trouves toujours une excuse pour ne pas faire de squash avec les cadres de l’Entreprise / Celle qui aimerait éclaircir ses relations avec toi ou plutôt tes relations avec elle puisque tu l’ignores en dépit de sa qualité de cheffe de projet un peu seule en fin de semaine / Ceux qui ont le sang bleu et des pertes blanches qui les font rougir / Celui qui a lu Sartre et Camus à l’époque et ne saurait dire lequel aujourd’hui voterait  Hollande ou Martine Aubry / Celle qui est plus douée pour la quiche lorraine que pour la levrette coulée / Ceux qui sont tellement classes et pudiques qu’ils disent n’importe quoi dans les médias question sexe et gastro pourvu qu'on les laisse frire le missionnaire à l'italienne, etc.

    Image : Philip Seelen  

  • Le dandy rebelle

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    Flash-back sur l’écrivain égyptien francophone Albert Cossery, mort à 94 ans à Paris, en 2008.

    Albert Cossery était l’un des derniers mythes vivants de la littérature française du XXe siècle, ou, plus précisément, de la bohème parisienne de Saint Germain-des-Prés, en l’hôtel Louisiane, rue de Seine,  où il résidait depuis 1945 après Henry Miller. Le personnage, aphone depuis quelques années, mais visité comme un monument par les télévisions du monde entier, éclipsait hélas l’écrivain, aussi rare qu'original et percutant. Né le 3 novembre 1913 au Caire, Albert Cossery s'est voulu écrivain dès l'âge de dix ans. Son premier livre «reconnu» porte un beau titre (comme tous les autres d'ailleurs), Les hommes oubliés de Dieu, et rassemble cinq nouvelles aux accents parfois bouleversants, où le jeune auteur (il avait entre dix-huit et vingt-cinq ans quand il les a composées) nous plonge dans la vie à la fois misérable et formidablement vivante des quartiers déshérités du Caire. Or ce qui saisit, immédiatement, est la maturité et la profondeur fraternelle du regard de Cossery, trop souvent taxé de dilettantisme. Il y avait  en effet du romancier balzacien et du moraliste, du poète et du philosophe désenchanté (Nietzsche est son copilote) chez Albert Cossery, qui nous nous captive en conteur. Des Hommes oubliés de Dieu (1941) aux Fainéants de la vallée fertile (1948), où il évoque sa famille, ou de La maison de la mort certaine (1944) à Mendiants et orgueilleux (1955), son roman le plus accompli, Cossery prétend qu'il n'a jamais fait que réécrire le même livre. C'est à la fois admissible et incomplet, car chaque nouvel ouvrage atteste à la fois son désir de pousser plus loin. Avec La violence et la dérision (1964), Un complot de saltimbanques (1975) et l'étonnant roman politique intitulé Une ambition dans le désert (1984), précédant Les couleurs de l'infamie (1999), Albert Cossery s'est ainsi renouvelé bien plus que maints autres auteurs. A relever: le très remarquable travail de l'éditrice Joëlle Losfeld, qui voit en Cossery un auteur propre à séduire les jeunes lecteurs sans préjugés idéologiques de demain, et le défend avec autant de constance que de pugnacité. Une très précieuse Conversation avec Albert Cossery, signée Michel Mitrani, a paru à son enseigne, où tous les titres de l'œuvre sont désormais disponibles.

     

  • Oiseaux de jeunesse

    wiazemsky7.jpgQuand Anne Wiazemsky raconte « son » Godard…

    Anne Wiazemsky était, à dix-neuf ans, une crâne jeune fille déjà bien en selle et plus très rangée quand elle mit le grappin sur Jean-Luc Godard, qui n’attendait à vrai dire que ça.

    À la veille d'une séance de rattrapage au bac, la petite-fille de François Mauriac avait certes déjà défié la morale de grand-papa une première fois avec un Monsieur plus âgé qu’elle, mais le véritable amour restait à découvrir. Or son apparition dans Au hasard Balthazar du grand Robert Bresson, très admiré de Godard et de Truffaut, n’était pas passée inaperçue de ces deux-là. Aussi, lorsqu’après avoir entrevu Godard sur le tournage du film, la lycéenne folle de Sartre et Beauvoir, qui avait beaucoup aimé Masculin Féminin, écrivit au cinéaste qu’elle l’aimait, celui-ci embraya-t-il de tous les cylindres de sa rutilante Alfa et s’en vint-il aussitôt soupirer sous ses fenêtres en Roméo de photo-roman…

    Cela se passait en 1966, en ces années où les jeunes filles n’atteignaient la majorité qu’à vingt et un an. Or c’est le premier intérêt d’Une année studieuse que de rendre à la fois le charme et les rigueurs plus ou moins hypocrites de la morale sociale d’une époque. Une époque qui avait poussé François Mauriac à voir, en l’amorale Françoise Sagan, une déléguée spéciale de Satan sur terre.

    Cela étant Anne Wiazemsky, qui se coula vite dans les draps de Jean-Luc Godard, et avec un (premier) plaisir largement partagé, n’en était pas moins très respectueuse de l’avis de pépé François et de la fille de celui-ci, sa mère sourcilleuse.

    Oscillant entre son prince charmeur mal fringué, mais plein d’attentions délicates, et les préventions de son clan familial, la jeune fille défendit sa liberté avec l’aide de son frère Pierre et du philosophe Francis Jeanson, auquel elle eut le culot de réclamer des leçons particulières lors d’un cocktail de Gallimard. Il faut préciser alors que la demoiselle était une amie d’enfance d’Antoine, le futur patron de la célèbre maison d’édition.

    Très snob et très parisien tout ça? Pas du tout: gentil et intéressant. Parce que Jean-Luc Godard y apparaît au naturel. Il est tout doux avec Anne et très autoritaire en tournage, véritable toutou quand il s’agit de demander la main de la «mineure» à Bon-papa Mauriac, et soudain violent, puant, lorsque des flics l’interceptent dans la rue et le prient de ramener ladite «mineure» à la maison…

    Etudiante à Nanterre, Anne s’y fait draguer par un rouquin prénommé Dany, futur député européen comme chacun l’a deviné. À la veille de Mai 68, Godard apparaît aussi en jobard «maoïste», dont La Chinoise sera taxée de crétinerie par… les Chinois. Anne Wiazemsky le raconte en souriant, comme elle sourit au souvenir de son mariage vaudois, sans lendemain même si le pasteur lance narquoisement au marié : « À le prochaine, M’sieur Godard ». Cela s'intitule roman mais ce récit, bien filé, sensible, lumineux, relève plutôt des mémoires d'une jeune fille jamais vraiment rangée, aussi bonne finalement à l'écrit qu'à son oral de géo décroché au charme...

    Anne Wiazemsky, Une année studieuse. Gallimard, 272p.

  • Prince des mendiants

     littérature

    Rencontre avec Albert Cossery

    Albert Cossery est un mythe vivant, auquel je préfère à vrai dire la légende que lui tissent ses livres. Le premier tient du cliché: celui du dandy de Saint-Germain-des-Prés, familier du Flore et locataire de l'hôtel Louisiane depuis plus d'un demi-siècle. La seconde, riche d'humanité, de révolte et de sagesse, est d'une autre épaisseur, que perpétue l'oeuvre d'un écrivain aussi rare qu'original et percutant.
    Entre mythe et légende, Albert Cossery, 87 ans, pour ainsi dire aphone (un cancer du larynx l'a privé de ses cordes vocales), sagement assis dans le hall d'entrée du Louisiane en élégante tenue printanière (soyeuse pochette et belles pompes), attendant de se transporter à l'Emporio Armani (l'horrible boutique à coin-restau qui a remplacé l'affreux drugstore de naguère, double symbole de la déchéance germanopratine narguant les Deux-Magots et le saint clocher) où il prendra son plat de pâtes après la cohue de midi - Albert Cossery, donc, déjà sourit et fulmine.
    A l'image de ses livres, l'écrivain déborde aussi bien de malice et d'invectives. Très expressif en dépit de son demi-souffle de voix, il a le geste non moins vigoureux. Et de maudire aussitôt l'américanisation de Saint-Germain-des-Prés dont il a connu l'âge d'or, jusqu'au milieu des années soixante. «Si je ne suis pas resté en Egypte, c'est que j'avais celle-ci en moi. J'ai toujours vécu, ici, comme j'aurais vécu au Caire. Mais aussi, pour un jeune écrivain, le Paris de l'immédiat après-guerre était une fête de tous les soirs. J'y ai connu tout le monde...» Et de mimer Boris Vian à sa trompinette après avoir haussé les épaules à l'énoncé du nom de Sartre (toujours entouré, selon lui, de femmes laides) et manifesté la plus vive admiration pour un Jean Genet, voyou non moins qu'immense écrivain.
    Ecrivain à dix ans
    Pour sa part, Albert Cossery s'est voulu écrivain dès l'âge de dix ans. «Je n'ai pas vraiment choisi d'écrire en français. Cela s'est fait parce que j'ai été envoyé dans une école française et que tout ce que je lisais à dix ans, toute la littérature française qui m'a enchanté, de Stendhal à Baudelaire, mais aussi Dostoïevski et Thomas Mann, passait par la langue française.» Ce qu'on pourrait ajouter, à ce propos, c'est que le verbe et l'imaginaire arabes n'ont cessé d'irriguer la langue fluide et drue, charnelle et très imagée de Cossery, organiquement liée au monde de la rue cairote qu'il a fait revivre de son premier à son dernier livre.

    Son premier livre «reconnu», après un recueil de poèmes (Les morsures, 1931) qu'il relègue dans les limbes des péchés de jeunesse, porte un beau titre (comme tous ses titres d'ailleurs), Les hommes oubliés de Dieu, et rassemble cinq nouvelles aux accents parfois bouleversants, où le jeune auteur (il avait entre dix-huit et vingt-cinq ans quand il les a composées) nous plonge dans la vie à la fois misérable et formidablement vivante des quartiers déshérités du Caire. Or ce qui saisit, immédiatement, est la maturité et la profondeur fraternelle du regard de Cossery, trop souvent taxé de dilettantisme.
    A l'écart de l'«engagement» démonstratif, l'écrivain incarne le scandale de l'inégalité et montre diverses tentatives de révolte, qui tournent le plus souvent au désavantage des humiliés et des offensé. A propos de ce premier livre, Henry Miller écrivait que parmi les écrivains vivants, «aucun ne décrit de manière plus poignante ni plus implacable l'existence des masses humaines englouties». Et de fait, des nouvelles comme Le coiffeur a tué sa femme, Danger de la fantaisie ou Les affamés ne rêvent que de pain, ont aujourd'hui encore valeur de témoignage sur une réalité inchangée et de manifeste subversif, sans parler de leur rayonnement poétique.
    Dans une tonalité moins noire et moins lyrique, le dernier roman d'Albert Cossery, Les couleurs de l'infamie, revisite par ailleurs les quartiers populeux du Caire où le protagoniste, jeune voleur fringant et sans complexes, entreprend bonnement une «minime récupération» sur le pillage organisé des notables rompus à la «haute délinquance». A soixante ans de distance, on voit que le jeune octogénaire en colère n'a pas abdiqué!
    Humour à l'égyptienne
    A d'autres égards aussi, le grand âge n'a pas éteint le regard acéré d'un observateur dont l'apparent enjouement et l'humour ont toujours été de pair avec un refus radical des conventions, de l'injustice et de l'indignité, de la bêtise et de la cruauté, du travail aliénant et de toute vaine agitation.

    «Mon père, l'heureux homme qui vivait de ses rentes, m'a appris à ne rien faire. Mon père et mes frères dormaient jusqu'à midi. Il y avait pourtant dans cette façon de vivre plus qu'une paresse idiote: une philosophie de gens qui ont le temps et réfléchissent à la vie.»
    Cette vision du monde, opposée au dynamisme industrieux à l'occidentale, et qui se retrempe dans le sommeil et le rêve, se double en outre d'une défiance tenace envers toute hiérarchie et tout pouvoir constitué, du gendarme de quartier aux grands de ce monde.
    Soudain impatient à l'instant de me l'expliquer, Albert Cossery réclame une feuille de papier pour y écrire d'un mouvement impérieux: «Pouvez-vous écouter un ministre sans rire?»

    medium_Cossery3.jpgUn paresseux fécond
    Il y a du romancier balzacien et du moraliste, du poète et du philosophe désenchanté (Nietzsche est son copilote) chez Albert Cossery, qui nous charme et nous passionne d'abord et avant tout par ses qualités de conteur. Des Hommes oubliés de Dieu (1941) aux Fainéants de la vallée fertile (1948), où il évoque sa famille, ou de La maison de la mort certaine (1944) à Mendiants et orgueilleux (1955), son roman le plus accompli, Cossery prétend qu'il n'a jamais fait que réécrire le même livre. C'est à la fois admissible et incomplet, car chaque nouvel ouvrage atteste à la fois son désir de pousser plus loin, sans que le «progrès» ne soit forcément linéaire. Avec La violence et la dérision (1964), Un complot de saltimbanques (1975) et l'étonnant roman politique intitulé Une ambition dans le désert (1984), précédant Les couleurs de l'infamie (1999), Albert Cossery s'est renouvelé bien plus que maints autres auteurs tout en restant fidèle à ses perceptions de base. A relever: le très remarquable travail de l'éditrice Joëlle Losfeld, qui voit en Cossery un auteur propre à séduire les jeunes lecteurs sans préjugés idéologiques de demain, et le défend avec autant de constance que de pugnacité. Une très précieuse Conversation avec Albert Cossery, signée Michel Mitrani, a paru à son enseigne, où tous les titres de l'oeuvre sont désormais disponibles.

    (Paris, en 2001)

  • Ceux qui se fuient

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    Celui qui évite de se rencontrer dans la glace / Celle qui ne parle jamais d’elle / Ceux qui se trouvent mal / Celui qui est parti pour oublier sans se rappeler pourquoi / Celle qui avait juste besoin de prendre l’air et s’est retrouvée de l’autre côté du miroir aux alouettes / Ceux qui prennent le tramway nommé CIMETIERE / Celui qui a le nez qui voque au dam du régent / Celle qui file à l’anglaise et en italiques / Ceux qui remettent la banquière sarde à sa place / Celui qui finit les phrases des autres / Celle qui injurie les téléphonistes / Ceux qui dérobent les ornements floraux / Celui qui se dit la réincarnation du Grand Cordelier / Celle qui mâche des crayons / Ceux qui sentent le vieux / Celui qui ne sort jamais sans son couteau suisse / Celle qui arbore des souliers verts / Ceux qui ne supportent pas les patois préalpins / Celui qui combat ses pellicules / Celle qui reprend son nom de jeune fille / Ceux qui approuvent la circoncision sans savoir pourquoi / Celui qui bouscule les parallèles (dit-il) / Celle qui pense que les SMS sont cancérigènes / Ceux qui se douchent quand ils ont voyagé avec un Arabe (disent-ils) / Celui qui boit les paroles de François Hollande / Celle qui pense que Jean Ferrat aurait dû se raser la moustache / Ceux qui savaient Santiano d’Hughes Aufray par cœur avant de fuir dans l’Administration / Celui qui ouvre les yeux sous l’eau / Celle qui bat la mesure en argumentant / Ceux qui espèrent que le prochain Saint Père sera latino / Celui qui se dit un sosie de Bourvil / Celle qui est jalouse des seins de sa fille coiffeuse / Ceux qui brûlent les lettres adressées à leur conjoint / Celui qui se vante de tuer des corneilles / Celle qui vise bas / Ceux qui n’iront jamais en Garabagne de crainte de s’y rencontrer, etc.     

    Image: Philip Seelen

  • Walser ou la danse d'un style

     

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    Dans son approche du grand écrivain, Peter Utz prouve que celui-ci vivait avec son temps plus qu'on ne l'a cru... 

    Une légende non dénuée de charme fait apparaître Robert Walser en marginal romantique errant sur les routes comme un poète «bon à rien» (un poète peut-il être autre chose pour les gens sérieux?) et composant, dans sa mansarde solitaire, une oeuvre célébrée pour son originalité mais en somme coupée du monde. Le fait que Walser ait passé le dernier quart de son existence en institution psychiatrique (d'abord à la Waldau, où séjourna le non moins fameux Wölfli, puis à Herisau), et qu'il ait alors cessé toute activité littéraire, accentue le type «suicidé de la société» de cette figure hors norme des lettres germaniques contemporaines, l'appariant à un Hölderlin ou à un Artaud.

    Or il suffit de lire les Promenades avec Robert Walser de Carl Seelig, qui se balada avec l'écrivain durant sa période asilaire, et prit soin de consigner ses propos, pour constater la parfaite lucidité de l'interné volontaire et la pertinence de ses jugements dans les domaines les plus variés, de la politique à l'histoire ou de la littérature aux choses de la vie.

    Dans la même optique, mais brassant beaucoup plus large, de l'intérieur de l'oeuvre étudiée au fil de sa progression, et même de l'intérieur de la langue faut-il préciser, mise en constant rapport avec les discours de l'époque, un essai critique magistral, signé Peter Utz, vient de paraître en français, qui jette une lumière toute nouvelle sur l'ensemble de l'oeuvre. A l'image simpliste de l'«ahuri sublime» se substitue ici celle d'un écrivain dont le style unique (et tôt reconnu pour tel par les plus grands) représentait bien plus qu'une manière: une attitude et une démarche opposées à la cal- cification du discours et donc de la pensée, un effort constant d'échapper à la pesanteur des idéologies mortifères par un élan et un mouvement sans cesse rebondissant que Peter Utz compare à ceux de la danse. Or cette analogie ne relève pas de la jolie trouvaille critique: elle s'inscrit dans une thématique littéraire fondatrice au début du siècle, quand la danse (voyez Mallarmé ou Valéry) cristallisait l'idée de la forme pure qui a fasciné toutes les avant-gardes.

    medium_Walser.4.jpgRobert Walser avant-gardiste? Pas du tout au sens d'un chef d'école ou d'un concepteur de manifestes. Et pourtant, qui aura mieux que lui subverti tous les clichés et nettoyé, à sa façon, la langue en la «travaillant» au creux de ses arcanes auriculaires - Peter Utz dégageant mieux que personne son talent d'«écouteur» du bruit du temps.

    Le lecteur francophone ne peut certes encore, à l'heure qu'il est, évaluer la richesse du matériau verbal transmuté par Robert Walser dans la constellation de ses «feuilletons» journalistiques, dont une partie seulement est traduite. Or c'est le mérite de Peter Utz de nous révéler cette partie immergée de l'iceberg walsérien, à quoi s'agrègent aussi les microgrammes, et surtout de mettre en évidence, dans la continuité mimétique (et souvent parodique) d'un «style-du-temps-présent» revendiqué par l'écrivain, certains motifs traités à la fois par les écrivains de son époque et par Walser.

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    Ainsi du thème de Cendrillon, «dramolet» considéré par le coéditeur de la revue Die Insel où il parut comme «de loin ce que nous avons publié de plus important», et traité par Walser d'une manière si originale par rapport à ses pairs. Ainsi de sa façon de traiter et de «retourner» le «caractère nerveux de l'époque», qui l'impliquait lui-même dans son hérédité. Ainsi de son rapport avec les thèmes, à haute connotation idéologique, de la célébration des Alpes ou du concept de fin du monde. Ainsi de ses relations avec Nietzsche et Kleist, dans un jeu significatif de réserve et d'adhésion. Ainsi enfin, dans le genre particulier de la chronique journalistique, de sa manière d'habiter ce «rez-de-chaussée» comme personne...

    Ce qu'il y a de plus étonnant dans la grande traversée de Peter Utz, outre la somme de connaissances et de références dont il nous enrichit, c'est que le critique y danse positivement avec le poète, non pas en lui imposant son rythme et ses figures, comme tant de commentateurs académiques, mais en écoutant la musique de l'écrivain à sa source vive. Il en résulte une relecture sans parasite, en ce sens que ce qu'il y a d'apparemment primesautier chez Walser ne s'en trouve pas défraîchi. Quant à la part à la fois plus consciente et plus profonde, plus ouverte et plus libératrice de cette oeuvre, elle apparaît comme un apport critique réellement créateur, qui donne au livre sa propre beauté.

    Peter Utz, Robert Walser, Danser dans les marges. Traduit de l'allemand par Colette Kowalski. Editions Zoé, 565 pp.

     

  • Dindo ou l'insoumission

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    Avoir ce soir à 23h45,: Genet à Chatila, sur TSR 2.Dindo10.jpgDindo7.gif

    Richard Dindo, considéré comme le plus grand documentariste du cinéma suisse, n’a pas encore droit à la reconnaissance qu’il mérite. Obstiné et malcommode, il travaille à son œuvre en suivant son goût plus que l’attente du public ou du milieu. Naguère en phase avec le cinéma soixante-huitard, il fut classé contestataire avec L’Exécution du traître à la patrie Ernst S. réalisé d’après un reportage du journaliste gauchiste Niklaus Meienberg, et aujourd’hui encore ce sont ses films « engagés » sur Che Guevara, les combattants suisses dans la Guerre d’Espagne ou les étudiants massacrés au Mexique qui font référence. Ce qu’il récuse : « En fait, ce n’est pas tant Ernst S., cet imbécile, qui m’intéressait, mais sa famille. Et tous mes films débordent la sphère politique. Cela étant, je suis un rebelle de 68 et le resterai toujours. Max Frisch a été mon père de substitution, la Cinémathèque de Paris fut mon école et  je dois mon premier choc de cinéphile à Godard, mais les femmes comptent pour l’essentiel dans mon éducation et dans mon histoire personnelle».

    Celle-ci remplit les plus de 9000 pages de son journal, qu’il appelle Le Livre des coïncidences, entièrement rédigé en français. C’est là qu’il se raconte tous les jours. Sa franchise absolue, notamment en matière de vie érotique, lui valut un divorce après que sa deuxième femme se fut indiscrètement risquée à sa lecture. « J’écris mon journal pour que le temps puisse continuer à couler », conclut le redoutable diariste…

    Au demeurant, ce regard sur lui-même n’a rien de sentimental ni de romantique. Sa première expérience du monde et des relations humaines, peu marquée par les effusions, l’a blindé et fortifié en matière de liberté. «Dès mon adolescence, j’ai fait ce que j’ai voulu. Ouvrier dans la construction, mon père était le plus souvent absent de la maison. Au total, je ne dois pas avoir échangé plus de trente réparties avec lui. Jamais il ne m’a dit ce que je devais faire. Jamais je n’ai eu le sentiment d’aucun respect entre mes parents et envers  nous autres, leurs cinq enfants.  Ensuite, quand j’ai eu douze ans, c’est ma mère qui s’en est allée. Mais je ne m’en plains pas : cela m’a forcé à me débrouiller. En fait, je n’ai pas vraiment été éduqué à ce moment-là: je suis resté une espèce de sauvage».

    Le sauvage en question n’aime pas la vie de groupe. Si la vie de famille lui a paru supportable entre six et douze ans, les réunions de plus de deux ou trois personnes lui sont toujours pénibles, alors qu’il ne s’ennuie jamais quand il est seul. À l’école, en outre, il s’est toujours senti l’étranger du groupe. Originaire de Vérone par son père, qui refusait cependant de parler italien en famille, il n’en avait pas moins un passeport italien et certain problème d’identité. Pas un hasard si ses premiers amis, et sa première amoureuse, étaient des juifs. Pas un hasard non plus si les destinées qui l’attirent sont souvent marquées par une blessure surmontée par la révolte ou la création artistique. C’est ce qui l’a attiré vers Paul Grüninger, le fameux sauveteur de Juifs, ou vers Charlotte, qui a documenté l’Occupation dan une saisissante « chronique » à l’aquarelle avant d’être déportée par les nazis. Pas un hasard, chez ce lecteur très impliqué dans le langage des autres, qu’il  dégage Rimbaud de sa légende enjolivée, et Kafka de la sienne, pour aller vers  le vrai. Pas un hasard enfin si dans ses deux derniers films, Marsdreamers et Gauguin, Dindo l’utopiste nous ramène, sous la lumière froide et lointaine de la planète rouge, à la beauté menacée de la Terre ou à celle que  Gauguin cherchait en transfigurant les paysages et les visages de Tahiti et des îles Marquises.

    La beauté, Richard Dindo l’a découverte au musée national de Bagdad, à vingt ans. « Là j’ai compris ce qu’était la culture en regardant les magnifique figurines d’albâtre de l’époque sumérienne. J’ai compris que la culture consiste à fabriquer de beaux objets qui sont en même temps objets de mémoire. C’est ça pour moi la culture : la beauté et la mémoire.

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    Richard Dindo en dates

    1944 Naissance à Zurich. Origine italienne. 1964 Débarque à Paris. « Etudie » le cinéma à la Cinémathèque.1970 Premier film : La répétition.1977 L’exécution du traître à la patrie Ernst S, avec Niklaus Meienberg. 1981 Max Frisch Journal (I-III), avec l’écrivain.1986 El Suizo, un Suisse en Espagne. Seule fiction, « ratée » selon Dindo…1991 Arthur Rimbaud, une biographie. Film « maudit » en France.1997 L’Affaire Grüninger. Portrait d’un résistant.1999 Genet à Chatila.2003 Ni olvido ni perdo. Dernier film « politique ». 2005 Kafka. 2009.  MarsDreamers ; 2010. Gauguin.

     

  • Ceux qui n'en reviennent pas

    Panopticon7654.jpgCelui qui murmure « de Dieu de Dieu » en relisant ce qu’il écrivait il y a quelques  années / Celle qui s’étonne de s’étonner encore mais ça ne t’étonne pas toi qui t’étonnes de rien / Ceux qui sont revenus mais sont repartis aussitôt en pensant que jamais ils ne reviendraient alors qu’on sait qu’à tout coup le pommier revient à ses pommes ainsi que le dit la sentence bernoise / Celui qui avait un goût de Gitanes sans filtres dans la bouche qui parfumaient ses baisers hélas plus fades aujourd’hui à en croire ses amies restées au cigare / Celle qui a pas mal péché dans sa vie mais c’était assez super tout ça / Ceux qui ne regrettent pas les orgies de leur jeunesse vu qu’ils n’en ont jamais été / Celui qui est trop intelligent pour être romancier / Celle qui est trop romancière pour être dupe / Ceux qui ne seraient pas romanciers si leurs admirables compagnes se contentaient de tricoter ou de jouer au bowling du quartier / Celui qui dans les scènes de ménage a toujours tenu pour la vaisselle / Celle qui n’avale pas par principe marxiste / Ceux qui ne se gênent pas d’être « fit » en parlant de Notre Seigneur comme s’ils venaient de faire un parcours santé avec Lui – avec une majuscule ce Lui comme s’il portait des NIKE à semelles triples / Celui qui justifie sa paresse physique en se réclamant d’Oskar Wild l’auteur fameux de Pour vivre heureux vivons couchés / Celle qui se demande toujours qui « fait la femme » dans les couples de garçons et jamais qui « fait l’homme » dans les paires de gifles / Ceux qui ont constaté sur le terrain que le partenaires Top et les Bottom ne sont pas toujours ceux qu’on croit surtout dans les entreprises modernes où la lecture consensuelle va de pair avec le stretching / Celui qui a donné pour les sinistrés d’Agadir mais entretemps tout a été reconstruit / Celle qui trouve du bon sens au candidat républicain catholique qui affirme que les homosexuels seront traités par son gouvernement comme des animaux de compagnie donc en pleine considération de leur dignité s’ils croient en Dieu / Celui qui estime que des cours d’orientation sexuelle avec boussole doivent être donnés aux classes défavorisées où l’on est vite tenté de dévier à cause du manque de repères / Celle qui a perdu ses repères quand ses bas ont filé / Ceux qui affirment que trop de liberté nuit et par exemple en Afrique où les gens se déshabillent si facilement / Celui qui n’a lu ni Sartre ni Camus en v.o. mais cite volontiers l’étranger qu’a la nausée et tout ça /  Celle qui prétend que Camus (Albert) aurait voté Hollande et sûrement pas DSK son rival dans les boîtes échangistes / Celui qui échangerait beau-père acariâtre contre tracteur à réviser / Celle qui prétend à haute voix que son neveu Paul actuellement actuaire chez Nestlé aurait subi des attouchements en 1963 de la part du séminariste Lupin devenu le prêtre ouvrier ultragauche que vous savez / Ceux qui auraient inventé le cinéma belge rien que pour voir Les convoyeurs attendent ou pour revoir C’est arrivé près de chez vous, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Ceux que la mort laisse interdits

     

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    Celui qui se sait mortel depuis la naissance de son premier enfant / Celle qui chine dans l’appart du défunt / Ceux qui trouvent à la morte une sérénité qui lui ressemble / Celui qui te recommande de gérer ton deuil sans états d’âme / Celle qui sanglote sans savoir pourquoi / Ceux qui ont choisi le cercueil First Class eu égard au standing du Vieux / Celui qui rédige son 1233e laïus funéraire / Celle qui retrouve le parfum de son oncle aimé sur son lit de mort / Ceux qui se demandent si les cendres de leur cousin Venceslas Nobel de chimie en 1977 conservent une valeur marchande / Celui qui entre pieds nus dans la chapelle de l’Au Revoir / Celle qui retire subrepticement la bagues à Solitaire 24 carats de sa cousine sans héritiers directs vu que de toute façon on la crame / Ceux qui photographient le cadavre pour pouvoir le montrer à la veuve dont le divorce fut un premier deuil à l’époque de Pompidou / Celui qui a envie de pincer le macchab / Celle qui estime de son devoir de glisser un chapelet entre les doigts de Mara l’agnostique si bonne pourtant / Ceux qui estiment que Monsieur Lepoil ira droit au paradis rejoindre son chien Cachou / Celui qui peut enfin s’expliquer avec sa tante cannée / Celle qui trouve que sa maman chérie a l’air d’une poupée style fin XIXe / Ceux qui estiment que leur cousin pédé Frédéric n’a pas droit à une messe à la basilique tout académicien belge qu’il soit / Celui qui raffole de l’odeur des chrysanthèmes / Celle qui ne paiera pas un sou pour la transformation de la tombe de ses parents fomentée par ses sœurs et frères / Ceux qui ne manquent pas une verrée d’adieu / Celui qui se demande si le décès de ta mère remet en question le versement de la petite somme que tu lui dois avant la fin de la semaine / Celle qui retrouve son frère dit l’Américain à l’ensevelissement de leur mère aux sept enfants illégitimes / Ceux qui n’assisteront pas à la cérémonie vu que leur mère n’avait plus personne / Celui qui découvre que sa sœur Pétronille est bien plus présente morte que vivante / Celle qui parle au fuchsia dans lequel sa tante lui a dit qu’elle laisserait la meilleure part de son être / Ceux qui se sont jurés de passer un bout de la Misa Criola à l’office du souvenir / Celui qui estime que son chef de bureau n’a pas mérité tant de couronnes / Celle qui sait quelle vraie salope était le mort dont tous font l’éloge dans la fumée des cigares / Ceux qui ne disent rien à la sortie de la chapelle, etc.

    Ben Shahn, de la série The Passion of Sacco and Vanzetti.

  • Rodgère héros déjanté

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    Dans Je suis une aventure, Arno Bertina approche le Mozart de la raquette avec une fantaisie éclairante. Régal fumant et (parfois) un peu fumeux !

    Quelle différence y a-t-il entre Roger Federer, légende vivante du tennis mondial, et le Rodgère Fédérère que nous rencontrons dans Je suis une aventure, première lecture décoiffante de la nouvelle année ? Sous le nom « maquillé » et la liberté totale de l’invention romanesque, ce qu’il faut dire est que le Rodgère d’Arno Bertina est sûrement aussi « vrai », et plus intéressant, que le personnage adulé, figé en icône en attendant que les foules versatiles, après avoir fait HOUUUUU en le voyant casser sa raquette, s’exclament « santo subito »…

    Bertina1.jpgAprès avoir signé La déconfite gigantale du sérieux, entre dix autres titres, Arno Bertina, 37 ans, consacre un peu moins de 500 pages « gigantalement » ludiques, voire délirantes, à celui qu’on a qualifié tantôt de « génie » et d’« extraterrestre », conjuguant « grâce absolue et « magie ». Or ce délire n’est en rien une « déconfite » du vrai sérieux. Pas seulement parce que l’auteur, qui semble tout connaître des moindres « coups » du Maître, parle merveilleusement du tennis, mais parce que son roman va bien au-delà de la célébration sportive ou de la curiosité pipole : du côté de l’humain, du dépassement de soi et des retombées de la réussite, ou de l’échec que le seul terme de « mononucléose » suffirait à évoquer, etre autres envolées philosophiques, artistico-physiologiques ou éthylo-poétiques. 

    Défaites et rebonds

    Le roman démarre sur les chapeaux de roues d’une moto Bandit 650, en 2008, quand le narrateur, journaliste parisien pigiste qui s’est déjà fait connaître par une interview « scoop » de Mike Tyson, revient de Bâle d’humeur sombre. Malgré le rendez-vous fixé par le secrétaire de Rodgère, celui-ci a finalement refusé de le recevoir, probablement déprimé par ses défaites récentes. Le pigiste se rappelle les commentaires de ses confrères : « L’odeur du sang rameute les charognards ; ils briquent les titres alarmistes, parlant de fin, de mort ». Tandis que lui voudrait comprendre, avec respect, la faiblesse de celui qu’il admire en toute lucidité. Or celle-ci n’exclut pas la fantaisie la plus débridée !

    De fait, sur la route du retour de Suisse, à la faveur de pannes de son engin, deux fantômes apparaissent au narrateur : le premier est celui d’un écrivain américain « culte », en la personne de Henry David Thoreau (1817-1862), auteur de Walden ou la vie dans les bois ; et le second celui de Robert Maynard Pirsig, autre auteur américain non moins adulé du Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes. Deux sages qui vont escorter le narrateur à travers le livre jusqu’à la première vraie rencontre de celui-là avec Rodgère dans sa fameuse « salle des trophées » de Bottmingen. Et là, deuxième surprise : que Fédérère se montre un si fin connaisseur de ces deux auteurs qu’il ne parlera que d’eux et ce sera, une fois de plus, tintin pour l’interview !

    Et le tennis là-dedans ? Il est partout. Avec des matches détaillés dont l’un deux (contre Söderling) est décrit en quatorze doubles pages à schémas graphiques commentés ! Par l’aperçu du harcèlement que subit Rodgère partout où il se pointe. Par une kyrielle de propos repris des journaux ou que l’auteur lui prête : «Tu es impérial, tu n’as pas le droit de dire que tu as mal. Dans une pièce d’Aristophane Zeus en a plein le cul et il le dit comme ça »...

    Or la réalité et la fiction s'entremêlent jusque dans les rêves du pigiste, auquel Rodgère envoie des courriels oniriques, et jusqu’en Afrique, où un adorable Malien du nom de Benigno Ramos, ancien esclave des chantiers chinois, a imaginé de créer le premier Rodgère Fédérère International Tennis Club à Bamako, où il déclare à son idole débarquant incognito avec son pote pigiste : « Moi j’ai toujours admiré votre façon de créer de la beauté »…

    Arno Bertina. Je suis une aventure. Verticales, 492p.



    Le roman « bio » en vogue

    Les romanciers actuels manquent-ils d’imagination ?

    C’est ce qu’on pourrait se demander, depuis quelques années, en constatant que pas mal d’entre eux s’inspirent de personnages plus ou moins connus pour en faire les protagonistes de « romans » oscillant entre faits avérés et fiction. En automne dernier, ainsi, plusieurs prix littéraires français ont consacré des ouvrage sde ce genre, à commencer par le (remarquable) récit consacré par Emmanuel Carrère aux faits et gestes de l’écrivain et tribun nationaliste russe Limonov, qui lui a valu le Prix Renaudot. De la même façon, Simon Liberati décrochait le Femina avec l’évocation romanesque de la pulpeuse Jayne Mansfield, tandis que Mathieu Lindon obtenait le Médicis avec un ouvrage hanté par la figure du philosophe Michel Foucault. Plus récemment, Marc-Edouard Nabe s’est identifié à DSK dans une pseudo-confession intitulée L’enculé, où la part de l’imagination et du style cèdent le pas à la provocation glaireuse.

    Bien avant ceux-là, d’autres romanciers auront « brodé » sur des canevas biographiques explicites, comme Jacques Chessex avec Benjamin Constant ou Roger Vaillant.

    Or ce qu’on peut relever, dans le cas d’Arno Bertina, c’est que l’imagination qu’il déploie dans Je suis une aventure va bien au-delà de l’évocation de type journalistique ou de la variation biographique, participant bel et bien de l’imagination romanesque et modulant une écriture fruitée, étincelante.