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Livre - Page 114

  • Amiet

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    Qui aime la couleur ne peut qu'être touché par la peinture de Cuno Amiet. Ce fut en effet un irradiant coloriste que ce maître incontesté de l'art suisse de  la première moitié du XXe siècle, même si sa notoriété posthume n'égale certes pas celle de Ferdinand Hodler, dont il fut le continuateur direct.

    C'est peut-être que l'œuvre d'Amiet est plus composite, moins puissante et moins radicale en ses aboutissants que celle de Hodler, mais la couleur le sauve de cet apparent éparpillement, autant que son art de l'aquarelle et du dessin, non moins marqué par la grâce.

    Il y a chez lui du fauve français autant que  del'expressionniste allemand, ses couleurs évoquent successivement  Gauguin et  Van Gogh, Kirchner et Nolde, avec des bonheurs à la Bonnard.

    Caméléon ? Je dirai plutôt : poreux à l'extrême, et tout de même partagé entre service public et vertu privée. Il y a en effet presque deux œuvres chez celui qui fut à la fois l'Artiste suisse officiel de l'entre-deux-guerres, solidement implanté dans son arche mythique d'Oschwand où se retrouvaient artistes et écrivains, et le créateur plus intimiste et plus libre dont son jeune ami et émule Eduard Gerber grappillera le meilleur pour en constituer une inappréciable collection, témoignant aussi de la bonification de l'œuvre en ses dernières années.

    Amiet14.jpgSans le génie ardent d'un Hodler, Cuno Amiet n'a jamais pour autant donné dans l'art officiel lénifiant, même si le symbolisme appuyé de ses fameuses Cueilleuse de pommes - gracieux sgraffito de la façade du Musée des Beaux-Arts de Berne rappelant le programme de défense spirituelle du pays, en 1936 - fleure évidemment son époque bien datée. On a aussi reproché au notable Amiet de s'être opposé à l'acquisition par le même musée bernois, en 1946, d'une toile de Picasso. « S'il y avait du jaune là où c'est blanc on pourrait l'acheter », aurait déclaré en dialecte bernois celui-là même qui participa aux mouvements novateurs du Blaue Reiter allemand  ou de la Sécession autrichienne. On n'en fera pas un renégat réactionnaire pour autant puisque ce n'était, en somme, qu'une question de couleurs !

    Amiet3.jpgÀ la bascule des générations, mais surtout d'une époque que marquera la fin d'une certaine peinture (Hodler ira jusqu'à la fusion de l'abstraction lyrique, mais après ?), Cuno Amiet fut aussi le dernier peintre « national » d'une certaine Suisse qui l'a d'abord vilipendé avant de le célébrer, puis de l'oublier...

    Amiet19.jpgNota Bene : né en 1868 à Soleure, Cuno Amiet fit très jeune ses premières études artistiques à Munich, où il se lia avec Giovanni Giacometti, dont il devint plus tard le parrain du fils, Alberto. Après un séjour à l'Académie Julian de Paris, il séjourna à Pont-Aven et s'établit, dès après son mariage avec Anna Studer, en 1898, dans le village d'Oschwander, canton de Berne, qu'il ne quitta que pour des voyages autour du monde liés à son rayonnement international. En 1931, à l'occasion d'une grande exposition au Glaspalast de Munich, détruit par un incendie, 51 toiles de Cuno Amiet furent anéanties. Un jeune jardinier, Eduard Gerber, s'approcha peu après de l'artiste auquel il acheta une première aquarelle, avant de se lier au couple et de constituer, avec peu de moyens, une collection faisant aujourd'hui référence. Celle-ci fit l'objet d'une grande exposition au Kunstmuseum de Berne, en 2011, dont le catalogue, publié chez Kerber, représente une bonne introduction à l'œuvre et à la vie de l'artiste. Celui-ci est mort en 1961 à Soleure, huit ans après la disparition d'Anna Amiet qui partagea sa vie, ses peines (la mort prématurée d'un premier enfant, compensée ensuite par plusieurs adoptions et tutelles, dont celle du fils de Hermann Hesse) et ses joies. Une grande rétrospective au Kunsthaus de Zurich avait célébré le nonagénaire en 1958.  Amiet12.jpg

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  • L'Arche de JLK

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    Ce qu'écrit Eléonore Sulser, critique littéraire au journal Le Temps, de Chemins de traverse.

    « Il en va de la critique littéraire comme du gardiennage de ménagerie, avec les obscures servitudes et les satisfactions jubilatoires qui en découlent assez semblablement. L’on pourrait dire qu’il y a du Noé chez le passeur de livres appelé à faire cohabiter, dans son arche, les espèces les plus dissemblables, voire les plus adverses »…

    Une arche de Noé, la littérature ? L’image est très belle qui surgit au détour de ces notes sur le monde, sur sa lecture et sur la lecture, rédigées, nous dit Jean-Louis Kuffer, depuis l’adolescence.

    Chemins de traverse est la suite d’un long journal, publié pour parties sous divers titres et chez divers éditeurs, accueilli cette fois par Olivier Morattel.

    On y lit des éblouissements et des peines privés – tendres visions de son épouse, « Lady L » en « bonne amie »,décès d’une mère - ; bonheurs et servitudes de la vie au sein d’un journal (semaine d’édition, interviews loufoques ou passionnantes, reportages), puis la vie des lettres romandes vue comme critique et comme auteur : fâcherie violente avec « Maître Jacques » (feu jacques Chessex) et, bien plus tard, réconciliation épistolaire ; errances passionnées, inspirantes et destructrices avec « Marius Daniel » (Popescu). Et bien d’autres histoires encore.

    Mais avant tout Kuffer-Noé est un lecteur et les livres sont la première chose qu’il partage ici. Il relit des classiques (beaucoup de Russes mais aussi Sagan ou Simenon), s’aventure avec éclectisme chez les contemporaines (Pascale Kramer, Charles Dantzig, Alexandre Jollien) comme en témoignant ces notes et la bibliographie buissonnière qui clôt ces Chemins de traverse.

    C’est aussi une mine de citations, à commencer par celle-ci de Charles-Albert Cingria : « L’écriture est un art d’oiseleur et les mots sont en cage avec des ouvertures sur l’infini ».

    Eléonore Sulser

    Traverse1.jpgJean-Louis Kuffer. Chemins de traverse ; lecture du monde 2000-2005. Olivier Morattel, 420p.

     

    Cet article a paru dans le supplément culturel du Temps en date du samedi 26 mai 2012.

  • Cantique suisse

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    Pour entonner le Cantique suisse

    J'ouvre ce nouveau blog, sur le site web de 24 Heures dont je suis le plus jeune retraité,  afin de donner, à un projet de longue date qui devrait aboutir l'an prochain à la publication d'un livre, aux éditions d'Autre part, une base interactive vivante. Cantique suisse, le livre, sera constitué sous la forme d'un Abécédaire, d'Absinthe à Zouc, dont la plupart des articles n'excéderont pas une page. Son double souci premier sera d'originalité subjective et de style. Les ouvrages consacrés à la Suisse sont innombrables, mais notre pays reste souvent méconnu dans sa part la plus singulière. C'est celle-ci qui m'intéresse de manière à la fois subjective et documentée, qui n'exclut ni la poésie ni la polémique, hors de toute prétention académique.

    Cantique suisse, le blog, se veut ouvert à la discussion ou aux rebonds vifs, et les souhaite même dans la limite du respect mutuel. L'énoncé de l'Abécédaire passionnel ci-dessous est provisoire et sujet à de multiples ajouts. Il sera enrichi chaque jour sans suivre forcément l'ordre alphabétique.  

            

    Abécédaire passionnel

    Absinthe.jpgAbsinthe / Accent / Aline / Alinghi / Aloyse / Altdorf / Amiel / Amiet/ Aurigeno / Bahnhofstrasse / Bakounine / Ballenberg / Berchtold / Bergier / Bieler / Betty Bossi / Birchermüesli / Blocher/ Böcklin / Bögli / Botta / Bouvier / Budry / Carnaval / Cendrars / Cenovis / Ceresole / CERN/ Cervin / CFF / Chillon / Cingria / Chappaz / Chessex / Cuisses-Dames / Dada / Davos / Dimitri / Dindo / Doyen Bridel / Dürrenmatt / Duttweiler / Eigerwand / Erasme / Erni / Ernst S. / Federer / FipFop / Franches Montagnes / Frisch /Geiger (Hermann) / Gilliard / Général Guisan / Génie helvétique (Le) / Giacometti / Gianadda / Gilles / Godard / Goetheanum / Gothard & Gothard / Gotthelf / Grounding / Grütli / Guillaume Tell /  Grock / Güllen / Haldas / Heidi / Hesse / Hingis / Hirschhorn (Thomas) /   Hodler / Honegger / Hornuss / Humbert-Droz / Keller / Journaux / Joyce / Jung / Klee / Koblet / Küng (Hans) / Kudelski / Lavater / Lénine / Palais fédéral / Le Parfait / Pipilotti / Landsgemeinde / Longines / Lötschental / Pestalozzi /  Maggi / Maison d'Ailleurs / Monte Verita / Morgenstraich / Morisod / Murer (Fredi) / Muzot / Nains de jardin / Nessi (Alberto) / Nabokov / Nestlé / Niederdorf / NPCK / NZZ / Odéon / Opel & Ospel / Orelli & Orelli / Parachutes dorés / Piazza Grande / Pilet-Golaz / Pont du Diable / Ramuz / Rilke / Ritz /  Römerholz / Rote Fabrik / Saurer / Schmid (Daniel) / Stress / Schwarzenbach / Segantini / Sils-Maria / Soglio / Soutter / Sugus / Suter (Martin) / Tinguely / Tissot / Töpffer / Tuor (Leo) / Walser / Winkelried / Wölffli / Ziegler /  Zoccoli / Zorn / Zouc.Zouc2.jpg

    Cantique suisse, le blog:

    http://cantiquesuisse.blog.24heures.ch

     

  • Ceux qui passent la ligne

    Pano14.jpgCelui qui plaque tout à l’instant de prendre connaissance du courriel glacial du responsable des Ressources Humaines lui demandant s’il s’identifie vraiment à l’Entreprise / Celle qui va chercher des clopes à l’heure de la pose et se retrouve le soir même sur le quai d’embarquement pour les îles Lofoten / Ceux qui ont passé de l’état de cadres moyens à celui de clochards à plein temps sans en avertir leur belle-famille recomposée / Celui qui consacre son atelier d’écriture en prison au thème du passage à l’acte / Celle qui s’est donné trois ans pour mater son macho qui a succombé sept ans plus tard à une cirrhose bien méritée /  Ceux qui en veulent à celui qui s’en va / Celui qui lit Spinoza avait raison moelleusement allongé dans son divan de cuir de Russie / Celle qui est consciente du fait que ses émotions relèvent d’un théâtre public alors que ses sentiments restent du domaine privé soumis au Secret / Ceux qui n’ont pas le sens du Secret / Celui qui ne sait se dépasser qu’en dépensant l’argent du ménage /  Celle que tout dépasse sauf son imagination aux ailes de licorne enchantée / Ceux qui se dépassent dans le tunnel et alimentent de ce fait les statistiques de la mortalité routière par collisions et incendies spontanés / Celui qui étudie le motif du passage de la ligne dans les romans « durs » de Georges Simenon tels que La Fuite de Monsieur Monde ou L’Homme qui regardait passer les trains / Celle qui réduit le génie de Simenon à un taux élevé de testostérone qui fait évidemment défaut à son conjoint Palotin / Ceux qui passent la ligne tous les matins au titre de Roms chapardeurs des zones frontalières / Celui qui s’intéresse à la source reptilienne de ses émotions les plus violentes / Celle qui étudie le modèle neurobiologique plausible des sentiments dans l’Unité de Recherche de l’Université de Malmö dont elle découvre les espaces verts au bras d’un prof de zumba brésilien que lui envient les bimbos suédoises / Ceux qui donnent raison à l’écrivain irlandais James Joyce quand il observe que l’écrivain anglais Bill Shakespeare « est le fonds dans lequel doivent chercher tous les esprits qui ont perdu l’équilibre » / Celui qui observe attentivement le processus de sa mise en colère tout en exprimant celle-ci avec la plus sauvage véhémence / Celle qui bride ses émotions et couve ses sentiments / Ceux qui sont de plus en plus conscients de la complexité de leur machinerie homéodynamique et en tirent un surcroît de flegme à l’anglaise dans les situations même agaçantes genre ce con me pique ma place dans ce parking de merde / Celui qui ne se doute pas de ce qu’il dit quand il évoque le Grand Arbre de la Vie / Celle qui est descendue des hautes branches du grand arbre de l’évolution  pour s’établir esthéticienne en Argovie / Ceux qui lisaient Conoscimento del dolore de Gadda lorsque les eaux du Pô ont débordé cette année-là de leur vingt ans et des poussières, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui ne disent pas tout

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    Celui qui n’a pas de réserve naturelle mais a appris à distinguer ce qui est à publier de ce qui ne l’est pas / Celle qui est discrète par respect de soi et d’autrui /Ceux qui sont indiscrets par esprit de revanche / Celui qui répand de faux bruits juste pour voir / Celle qui pratique la médisance comme un art martial / Ceux qui ont perdu un œil dans le trou de la serrure de sécurité / Celui qui mate la matrone de Matmata / Celle qui dit écrire pour ses tiroirs / Ceux qui parlent entre les lignes à haute tension / Celui que la parlote vide remplit d’un croissant effroi / Celle qui ne peut plus se connecter par crainte de la connerie connexe / Ceux qu’accablent les atteintes à la vie privée des prétendus amis du réseau des réseaux / Celui qui pratique la discrétion bien tempérée et le clavecin en plein air / Celle qui ne dit rien de ce qui lui importe vraiment / Ceux qu’on ne publiera qu’après leur mort genre Kafka ou Pessoa mais on s’en balance n’est-ce pas / Celui qui veut tout voir et tout entendre et tout sentir mais qui n’a pas le cœur de tout dire / Celle qui se tait avec éloquence / Ceux qui ne comptent pas leurs mots mais les choisissent avec soin / Celui fait des phrases / Celle qui cisèle de la poésie actuelle où il est question de Traces de fractures et de Bribes de failles / Ceux dont les recueils atones et aphones se vendent cher / Celui qui lit dans la foule du festival comme Gargantua en traversant la Seine à la nage d’une main et tenant son livre de l’autre sans le mouiller / Celle qui mouille sur le talus en lisant Despentes / Ceux qui parlent le soir en picolant de ce qu’ils ont lu le matin chacun dans son coin / Celui qu’on appelle bouche d’or / Celle qui en bouche un coin aux beaux parleurs en se taisant avec véhémence / Ceux qui disent Ave César Ducon ceux qui vont parler te saluent, etc.

    Image : Philip Seelen

  • L'échappée libre

     

     

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    Carnets de JLK: bilan de sept ans de blog. 3400 textes. 20.000 visites par mois. Avant d'autres échappées...

    Il y a sept  ans, dès juin 2005,  que j’ai entrepris la publication quotidienne de ces Carnets de JLK, comptant aujourd’hui  3400 textes et visités chaque jour par 500-800 lecteurs  fidèles ou renouvelés, dont la plupart me sont inconnus alors que de vraies relations personnelles se sont établies avec quelques-uns, parfois fructueuses. Sans les avoir jamais rencontrés, je me suis fait d'éventuels complices de Raymond Alcovère et de Bona Mangangu, dont j'ai rendu compte des livres dans le journal 24Heures, comme aussi de Philippe Rahmy, poète au verbe inouï, et de François Bon, dont on connaît le travail considérable sur Remue.net et Tierslivre, à côté de son oeuvre d'écrivain; en mars 2008 de Pascal Janovjak, à Ramallah, avec lequel j'ai échangé une centaine de lettres, en ligne sur ce blog - expérience reprise récemment avec fruit dans un échange d'épistoles avec Daniel Vuataz, jeune auteur  vaudois que je crois de bel avenir. De même ai-je apprécié les  échanges avec  Frédéric Rauss, Françoise Ascal, Bertrand Redonnet en Pologne, Jalel El Gharbi à Tunis, Miroslav Fismeister à Brno, Philippe Di Maria à  Paris - ces cinq derniers blogueurs-écrivains ayant apporté leur contribution au journal littéraire Le Passe-Muraille, et je ne dois pas oublier quelques fidèles lecteurs, dont Michèle Pambrun ou les pseudonommés Feuilly et Soulef, entre beaucoup d'autres... et je pourrais citer désormais les nombreux liens personnels nouveaux établis via Fabebook, notamment avec Angèle Paoli, dont le blog Terres de femmes est référentiel, les écrivains Helene Sturm et Lambert Schlechter, Jacques Perrin ou Pierre-Yves Lador, Antonin Moeri, Alain Bagnoud ou Jean-Michel Olivier, les libraires Claude Amstutz et Jean-Pierre Oberli, les lectrices Anne-Marie Gaudefroy-Baudy et Anne-Marie Brisson, Fabienne Kiefer-Robert ou Gilda Nataf, Claudine Redon ou Jacqueline Wyser,  et tant d'autres...

    Journal intime/extime
    Jamais, à vrai dire, je n’aurais imaginé que je prendrais tant de goût à cette activité si contraire apparemment à la silencieuse et solitaire concentration que requiert l’écriture. Or restant à l’écart du clabaudage souvent insane, vide ou vulgaire qui s’étale sur le réseau des réseaux, il m’est vite apparu que tenir un blog pouvait se faire aussi tranquillement et sérieusement, ou joyeusement selon les jours, en toute liberté ludique ou panique, que tenir un journal intime/extime tel que je m’y emploie depuis 1966 d’abord de façon sporadique puis avec une régularité et une densité croissantes, rédigé depuis 1973 dans une quarantaine de carnets noirs à tranche rouge de marque Biella, dont la dactylographie et les enluminures remplissent une vingtaine de grands cahiers reliés de fabrication chinoise – l’ensemble redécoupé ayant fourni la matière de quatre livres représentant aujourd'hui quelque 1500 pages publiées, dans L’Ambassade du papillon et Les passions partagées, Riches Heures et, tout récemment, Chemins de traverse.littérature,journal intimelittérature,journal intimelittérature,journal intimelittérature,journal intime

    Blog-miroir et blog-fenêtre
    A la différence de carnets tenus dans son coin, le blog est une pratique qui a ses risques, essentiellement liés au fait qu’on écrit quasiment sous le regard du lecteur et en temps presque réel. L’écriture en public, parfois mise en scène dans tel ou tel salon du livre, m’a toujours paru artificielle, voire grotesque, et je ne me sens pas du tout porté, à l’ordinaire, à soumettre au regard anonyme un texte en cours d’élaboration, dont je réserve l’éventuelle lecture à ma seule moitié ou à quelque autre proche. Si je me suis risqué à dévoiler, dans ces Carnets de JLK, une partie des notes préparatoires d’un roman en chantier, et l’extrait d’un ou deux chapitres, je me garderai bien d’en faire plus, crainte d’être déstabilisé d’une manière ou de l’autre.
    littérature,journal intimeMais on peut se promener à poil sur une plage et rester pudique, et d’ailleurs ce qu’on appelle le narcissisme, l’exhibitionnisme ou le déballage privé ne sont pas forcément le fait de ceux qui ont choisi de « tout » dire. Ainsi certains lecteurs de L’Ambassade du papillon, où je suis allé très loin dans l’aveu personnel, en me bornant juste à protéger mon entourage immédiat, l’ont-ils trouvé indécent alors que d’autres au contraire ont estimé ce livre pudique en dépit de sa totale franchise. Tout récemment,un effet de réel assez vertigineux m'a valu, après sa lecture de Chemins de traverse, la lettre d'un tueur en série incarcéré à vie me reprochant d'avoir parlé de lui comme d'un mort-vivant, ainsi qu'on le qualifie dans la prison où il se trouve toujours. Or le personnage lisait visiblement ce blog avec attention. Cet épisode n'a manqué de me rappeler certaines précautions à prendre dans l'exposition de nos vies sur la Toile, mes proches en ont frémi et je tâcherai d'être un peu plus prudent dans ma façon d'aller jusqu'au bout de ce que je crois la vérité, en les ménageant un peu mieux... 

    Une nouvelle créativité

    Si la tenue d’un blog peut sembler vaine (au double sens de l’inutilité et de la prétention vaniteuse) à un littérateur ou un lecteur qui-se-respecte, l’expérience personnelle de la chose m’a prouvé qu’elle pouvait prolonger, de manière stimulante et enrichissante, voire libératrice du point de vue du jaillissement des idées et des formes, une activité littéraire telle que je la pratique, partagée entre l’écriture continue et la lecture, l’ensemble relevant du même atelier virtuel, avec cette ouverture « inter-active » de plus.
    Ayant toujours été rebuté par la posture de l’homme de lettres confiné dans sa tour d’ivoire, autant que par l’auteur en représentation non-stop, et sans être dupe de la « magie » de telle ou telle nouvelle technologie, je n’en ai pas moins volontiers pris à celle du weblog sa commodité et sa fluidité, sa facilité de réalisation et son coût modique, sans éprouver plus de gêne qu’en passant de la « bonne vieille » Underwood à frappe tonitruante à l’ordinateur feutré. Bref, le blog n’est pas du tout pour moi la négation de l’écrit : il en est l’extension dont il s’agit de maîtriser la prolifération; et Facebook est aujourd'hui un nouveau vecteur qui étend, exponentiellement, les relations virtuelles d'un blog, jusqu'aux limites de l'insignifiance océanique. J'ai actuellement 2300 amis sur Facebook. La bonne blague ! 

    littérature,journal intimeDe l’atelier à l’agora
    Michel Butor, dans l’évocation de sa maison A l’écart, parle de son atelier à écrire comme le ferait un artisan, et c’est ainsi aussi que je vois l’outil-blog, entre le miroir et la fenêtre, le capteur nocturne (ah le poste à galène de mon grand frère !) et l’émetteur privé (ici Radio Désirade…), dans le tourbillon diffus et profus de l’Hypertexte.
    Un blog est enfin une nouvelle forme de l’Agora, où certains trouvent un lieu d’expression personnel ou collectif à caractère éminemment démocratique (d’où la surveillance bientôt organisée que lui apliqueront les régimes autoritaires), une variante du Salon français à l’ancienne qui voit réapparaître le couple éternel des Verdurin, ou le dernier avatar du Café du commerce.
    N’ayant plus trop le goût des chamaill
    eries littéraires ou idéologiques, et moins encore celui de la tchatche pour ne rien dire, je me suis gardé d’ouvrir ce blog à trop de « débats brûlants », et c’est ainsi qu’en un an les commentaires (4610 à ce jour) n’ont guère proliféré ni jamais tourné à la prise de bec ou de tête. Tant pis ou tant mieux ?
    Quoi qu’il en soit la nave va... 

    RicheCouve.jpgDu blog au livre. Réponse à Jacques Perrin et Raphaël Sorin.

    Elle va même si bien qu'au début de mai 2009, une partie du contenu de ce blog a fait l'objet de la publication d'un livre, sous le titre de Riches Heures, constitué comme un patchwork et qui essaie de rendre le son et le ton de ces notes quotidiennes dans la foulée des deux gros volumes de Carnets que j'ai publiés chez Bernard Campiche et qui ont fait l'objet de deux prix littéraires appréciables en Suisse romande. Sans la proposition de Jean-Michel Olivier, directeur de la collection Poche Suisse aux éditions L'Âge d'Homme, d'accueillir un florilège tiré d'un corpus d'environ 5000 pages, il est probable que j'en serais resté au blog, étant entendu que mes carnets existent par eux-mêmes sur papier. Autant dire que l'exercice relève de l'essai, dont seul le lecteur jugera de la réussite. En ce qui me concerne, toute modestie mise à part, j'aime bien ce petit livre. C'est une manière d'autoportrait en mouvement à travers mes lectures du monde, il est plus facile à emporter le long des chemins qu'un laptop et j'y ai borné mes notes très personnelles, voire privées, à des fragments le plus souvent brefs et datés, reproduits en italiques.

    Ces Riches Heures ont paru avec le sous-titre Blog-Notes 2005-2008, mais ce n'est pas de mon fait, et je me demande si c'est une bonne idée... Dans une très généreuse présentation de ce livre sur son blog, Jacques Perrin  (http://blog.cavesa.ch/) relève justement que la forme de ce livre reste tout à fait dans les normes conventionnelles du texte, sans l'iconographie et les multiples jeux qu'elle permet sur un blog, dont je ne me prive pas. Cela étant, je tiens à souligner le fait que les possibilités nouvelles de l'outil-blog ont été, dans le processus arborescent de mon écriture, une stimulation tenant à la fois à l'interactivité et aux virtulaités plastiques de ce support. C'est grâce au blog que j'ai amorcé, avec mon ami photographe Philip Seelen, le contrepoint image-texte du Panopticon, et c'est également grâce au blog que j'ai développé mes listes de Ceux qui, accueillies ensuite par l'édition numérique Publie.net de François Bon et son gang. Grâce aux réseaux de l'Internet, les 150 lettres que j'ai échangées avec Pascal Janovjak, jusqu'à la période dramatique de Gaza, ont pu exister quasiment en temps réel, et la question de leur publication éventuelle s'est posée à nous, mais leur non-publication ne les ferait pas moins exister. Dans la foulée, j'ai d'autres  d'autres séries comme celle des proses brèves de La Fée Valse et de mes Pensées de l'aube et autres Pensées en chemin, qui devraient aboutir à un triptyque.

    Benjamin7.jpgAngelusNovus.net

    Et  c'est alors que j'aimerais faire une remarque, liée à une grande lecture, remontant àl'automen dernier, des écrits de Walter Benjamin resitués chronologiquement par Bruno Tackels dans son essai biographique paru sous le titre de Walter Benjamin, une vie dans les textes. On sait que, comme il en est allé de Pessoa, les textes de WB ont été publiés pour majorité après sa mort. Or il est possible que, comme le relève d'ailleurs Bruno Tackels, la publication sur le domaine public d'un bloc eût particulièrement convenu à WB. Je me le suis dit et répété en constatant que je m'étais éloigné, ces dernières années, du Système éditorial ordinaire, avec lequel WB a toujours eu un rapport délicat. Dieu sait que je ne me compare pas à ce génie profus, mais l'expérience est significative, que recoupe la récente auto-pubication du dernier livre de Marc-Edouard Nabe sur son site. Est-ce une alternative intéressante à l'édition mainstream ?  Je n'en suis pas sûr du tout. Notre liberté  devrait respecter la liberté de tout un chacun et j'aime assez qu'un jeune écrivain continue de rêver de gloire via Galligrasseuil !      

    J'ai été content, pour ma part, de publier mes Riches Heures sous forme de livre, mais le travail amorcé par François Bon & Co à l'enseigne de Remue.net et de Publie.net me semble ouvrir de nouvelles perspectives qui vont changer,je crois, le rapport de l'auteur avec le Système éditorial ou médiatique. Raphaël Sorin voit bien qu'un lecteur-critique-écrivain ne dénature pas forcément son travail en pratiquant l'art du blog - je dis bien l'art du blog, car c'est ainsi que je le vis, bien plus librement aujourd'hui que sur papier journal où le nivellement du Système se fait de plus en plus sentir au détriment de l'art de la lecture. Mais il n'y pas que ça: quelque chose est en train de se passer dont nous pouvons, chacun à sa façon, devenir les acteurs. Walter Benjamin eût-il dit, comme Alain Finkielkratut, que l'Internet est une poubelle ? C'est fort possible. Mais j'aime à penser qu'il l'eût écrit sur son Blog, à l'enseigne évidemment d'Angelus Novus.net.

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    littérature,journal intimeAux dernières nouvelles, un nouvel éditeur qui a l'âge d'un mec qui eût pu être  mon fils, du nom d'  Olivier Morattel, ayant publié un livre surpremamt, Au point d'effusion des égouts, d'un youngster qui aurait l'âge de mon petit-fils, nommé Quentin Mouron, m'a proposé de publier un livre avec lui sur papier bio. J'ai marché à l'enthousiasme.

    littérature,journal intime J'ai horreur de ceux qui, en Suisse romande, freinent à la montée, comme disait mon ami Thierry Vernet. Les éditeurs jaloux de leurs auteurs et qui se bouffent le museau entre eux, dans nos provinces chiffonnées par la morgue de Paris,   m'ont un peu fatigué. Je le chante donc sur mon blog, Facebook, Twitter & Co: à bas les bonnets de nuit et les rabat-joie, et vive la littérature vivante qui se joue de toutes les formes et de tous les genres ! Après mes Chemins de traverse; lectures du monde 2000-20005, je publierai tantôt La Fée Valse, recueil de proses onirico-satirico-poético-érotiques et un Cantique suisse, aux éditions d'autre part, constituant mon Abécédaire passionnel d'un étrange pays, d'Absinthe à Zouc, avant une nouvelle tranche de carnets 2006-2012 qu'Olivier Morattel m'a promis d'éditer en 2013, si je ne l'ai pas ruiné entretemps. Son titre m'est déjà tout un programme vécu: L'échappée libre...

     

  • Ceux qui rebondissent

     

     

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    Celui qui repart comme en quarante / Celle qui remonte le courant dans sa Dauphine/ Ceux qui se délestent de leur surpoids / Celui qui n’a jamais renoncé à ses bretelles / Celle qui s’accorde des prolongations sans tirs au but / Ceux qui donnent le change avec une touche de colorant / Celui qui reprend son saxo à 87 ans / Celle qui pleure en entendant son vieux compagnon improviser sur Sunny Side / Ceux qui remettent le turbo genre torpédo / Celui qui va tâter de l’hébreu ou se mettre au ping-pong / Celle qui prend la vie comme elle vient et le temps comme il va et le funiculaire en fin de semaine pour voir les choses d’un peu plus haut / Ceux qui tombent deux ou trois masques / Celui qui replace sa dynamo dans le torrent de fonte des névés / Celle qui exulte à la rumeur du printemps russe / Ceux qui se déploient dans l’air tonique / Celui qui se berce d’illusions fécondes / Celle qui frissonne de voir le ciel s’ouvrir / Ceux qui rachètent le Temps en s’y plongeant ce matin neuf / Celui qui fait la nique au Gros Animal / Celle qui pressent un nouveau départ par exemple au Brésil / Ceux qui n’auront plus de souvenirs que rafraîchis / Celui qui se débat plus tranquillement qu’hier / Celle qui reprend ses marches en forêt / Ceux qui réveillent l’Ours affalé sous son bureau de fondé de pouvoir bernois / Celui qui a toujours été du matin sauf durant ces longs mois de composition de son putain de nouveau livre pourtant assez lumineux sur les bords / Celle qui interprète L’Eveil du printemps sur son pianola / Ceux qui saluent la monté de la sève en hennissant dans la cafète de l’Entreprise / Celui qui dépouille le Vieil Homme selon le rite païen / Celle qui change l’eau des fleurs et va marcher pieds nus dans la prairie encore spongieuse / Ceux qui revivent après avoir tourné la page / Celui qui fait de ce 1er mars le jour béni d’un dieu de paix / Celle qui estime ce matin qu’à l’impossible chacun sera tenu / Ceux qui savent qu’être heureux n’est pas de rester engourdi / Celui qui sent l’avenir et parle donc du présent avec justesse / Celle qui accuse le révolté de rester plus ou moins esclave / Ceux qui considèrent que la science devient alors que la poésie se contente d’être / Celui qui se délecte de son repentir au point d’aggraver son cas / Celle qui a compris que la corruption était insatiable et reste donc à l’écart des malins et des moqueurs / Ceux qui ont le sens et plus encore le goût du renouveau / Celui qui se sent aussi mal tout seul qu’en groupe / Celle qui reproche à son fils Alcide de rester là groupé comme un fœtus et cousu comme une volaille alors que le jour l’attend au jardin  / Ceux qui s’ouvrent à l’offrande de cette matinée comme des fleurs en papier dans l’eau claire, etc.      

     

    Image : Philip Seelen

     

  • Mes adieux aux larmes

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    À La Désirade, ce samedi 30 juin. – Je me suis réveillé tôt l’aube ce matin sur un éclat de rire partagé avec ma bonne amie. J’étais encore tout habillé et nous avons évoqué mon retour épique de la rédaction, hier soir, moi cuité comme jamais et elle me poussant plus ou moins et me guidant après m’avoir apporté deux bâtons de ski, vraiment la drôle de paire grimpant le chemin conduisant à La Désirade à travers le pâturage, elle  me désignant les barbelés ou les orties et moi tricotant des deux cannes et finissant par me jeter tout habillé sur le lit que nous partageons depuis plus de trente ans puisque nous avons conçu Sophie en mars 1982 et nous sommes civilement mariés le 30 juin de la même année, il y a donc tout juste trente ans aujourd’hui.

     

    En dépit de mes craintes de parano, mon Adieu aux larmes s’est donc très joyeusement passé au desk de la rédaction, avec à peu près trente-trois confrères et sœurs ou peut-être même plus, autour d'une solide dotation de Pinot noir et d’eau sobre, sans compter les six gâteaux au fromage et aux pommes que j’avais préparés. Notre rédacteur en chef Thierry Meyer  m’a gratifié de paroles très amicales frottées de douce ironie, avant de m’annoncer trois mauvaises nouvelles. J’avais demandé de m’épargner tout discours et toute forme de cadeau. Or non seulement j’ai dû subir ce premier hommage verbal, mais la compagnie m’a offert un prodigieux stylo Caran d’Ache que je réserverai à mes notes matinales ; Raymond Burki m’a fait LE cadeau dont rêvent les célébrités cantonales et mondiales en me croquant sous des traits qui me ressemblent non sans évoquer mes sosies reconnus aux noms de Michel Boujenah et Enrico Macias. Enfin, pour me faire subir ce qu’on peut dire la totale, la toujours craquante Joëlle Fabre et son adorable complice blonde  m’ont réservé la dernière surprise consistant en une lecture à deux voix de l’entretien avec Jean Lacouture dont je traîne la casserole depuis vingt ans, « exécuté » un soir de décembre après une verrée de rubrique et dans lequel je finissais par engueuler positivement mon prestigieux interlocuteur.

    Les vaches ! Me faire ça alors que, déjà, ce jour-là, juste avant que ne tournent les rotatives, je m’étais demandé comment arrêter ce massacre…

    Or ce papier d’anthologie fait partie de la suite des Je me souviens que j’avais composée hier pour évoquer mes 23 ans à 24Heures, et les 43 ans durant lesquels j’aurais sévi dans une quinzaine de titres (de La Tribune de Lausanne dès 1969 à La Liberté de Fribourg, La Gazette de Lausanne et le Journal de Genève, l’hebdo Construire, le Magazine littéraire et même Le Monde et Libé à quelques reprises…), dont j’ai fait la lecture dans la foulée en présence de ma bonne amie et de Monsieur le directeur du Théâtre du Jorat, alias Michel Caspary, frère et confrère, admirable ex-chef de rubrique dont je dis l’amitié dans mes Chemins de traverse. Or voici cette liste, évidemment lacunaire…    

     

    Je me souviens…

    Je me souviens de l’odeur du plomb...

    Je me souviens de l’ombre massive sur le trottoir du localier Pijac…

    Je me souviens de la pipe de MacDonald le reporter cantonal...

    Je me souviens des matelas qu’il y avait dans certains recoins secrets des sous-sols aux rotatives…

    Je me souviens de mon premier reportage en Tunisie consacré aux débuts du tourisme de masse et qui m’a fait renoncer pour toujours à la lecture marxiste d’une situation concrète…

    Je me souviens de mon arrivée nocturne à Kairouan où des milliers de petits téléviseurs reproduisaient le discours du père de la nation sorti de l’hôpital...

    Je me souviens du premier bar de la Tour ne fermant qu’à point d’heures…

    Je me souviens de la série SOS Survie lancée à La Tribune-Dimanche en 1972 à l’initiative de René Langel notre mentor de l’époque, avec Richard Garzarolli, bien avant qu’on ne parle d’écologie et que le ressassement hebdomadaire du sujet ne fatigue Monsieur Lamunière…

     

    Je me souviens de Claude Langel évoquant les défilés de mode parisiens…

     

    Je me souviens du col de loutre du manteau de soirée d’Antoine Livio…

     

    Je me souviens des subjonctifs imparfaits du critique musical Henri Jaton, à la culturelle de La Tribune de Lausanne, vers 1970…

     

    Je me souviens des silences de Marc Lamunière dans l’ascenseur où nous étions coincés ensemble sur 8 étages alors que je n’étais qu’un obscur pigiste de vingt-deux ans plein de réserve envers la presse bourgeoise et ses requins présumés…  

     

    Je me souviens des briefings des chefs de rubrique de Marcel Pasche se demandant si la culturelle de La Tribune de Lausanne ne péchait pas par élitisme après avoir manqué un méga-concert de rock de plus…

     

    Je me souviens de Marie-Laure Borel restée mon amie et que je reverrai demain chez les Langel fêtant leurs 60 ans de mariage…

     

    Je me souviens des critiques de théâtre qu’on dictait le soir même aux linotypistes et qu’on appelait des tardifs...

     

    Je me souviens du dîner que m’a offert le directeur des Galas Karsenty pour essayer de me faire mettre du miel dans mon fiel…

     

    Je me souviens d’avoir embarrassé Paul Loup Sulitzer en lui demandant des détails trop précis sur l’excellent roman Popov dont je ne savais pas encor que c’était un autre qui l’avait écrit et qu’il n’avait visiblement pas lu…

     

    Je me souviens de ce que me dit un jour Ménie Grégoire à propos des retraités dont l’un d’eux lui avait déclaré que ce qu’il y a de terrible dans la retraite est qu’on n’a plus de vacances...

    Je me souviens des cinéastes romands réunis aux Journées de Sorrente en 1976 et discutant gravement le soir de la meilleure façon de toucher les masses en sirotant leur limoncello…

     

    Je me souviens d’avoir payé le souper auquel Günter Wallraff m’avait invité lorsque je suis venu l’interviewer à Cologne à propos de Tête de Turc et qui m’a ulcéré en traitant la Suisse de vampire de l’Europe...

     

    Je me souviens de mon entretien avec la diva Teresa Berganza qui m’a fredonné l’air de Musetta sur son canapé violet…

     

    Je me souviens de l’énorme ananas avec lequel je suis sorti de l’Hôtel Georges V après une conversation très arrosée avec Gore Vidal qui voulait me faire oublier qu’il m’avait fait lanterner une heure dans le hall du palace…

     

    Je me souviens de l’interview la plus pénible que j’aie jamais faite avec un Michel Houellebecq aussi déprimé que déprimant…

     

    Je me souviens d’avoir perdu notre fille Julie de sept ans dans la méga-foule du concert des Stones à Frauenfeld que je devais couvrir pour la culturelle de 24 Heures

     

    Je me souviens d’avoir fait du canoë avec Roger de Diesbach sur la Loue au titre du rapprochement convivial des collaborateurs du titre…

     

    Je me souviens de Georges Baumgartner au 69e étage du Centre de presse de Ginza, au cœur de Tokyo, qui m’expliquait les pressions qu’il subissait de la part des grandes firmes japonaises dont on voyait tous les buildings alentour comme autant de tours de seigneurs du Moyen Age…

     

    Je me souviens du séjour à Tokyo offert à notre rédacteur en chef par une grande firme japonaise qui espérait le faire se séparer de l’honorable Georges Baumgartner…

     

    Je me souviens d’un jeune coursier qui a l’air presque toujours aussi jeune et dont je ne sais toujours pas le prénom…

    Je me souviens des plaintes des téléphonistes houspillées par Jacques Chessex…

     

    Je me souviens de ma première rencontre avec Jean Ziegler après la sortie du Bonheur suisse qui a scellé notre amitié, et de sa question portant sur ma « fonctionnalité marchande dans le groupe Edipresse »…

     

    Je me souviens des fins de soirées du service de correction de 24 Heures au night-club Brummel qui servait encore des spags jusqu’à deux heures du matin…

     

    Je me souviens du prote, alias le chef correcteur, alias Monsieur Liardon…

     

     Je me souviens de la maman de Jo Lavanchy avec laquelle nous corrigions les textes jetés au téléphone par les reporters sportifs…

     

    Je me souviens de la patience que Jo Lavanchy a (presque) toujours montrée  lors de mes correspondances téléphonique parisiennes plus ou moins titubantes…

     

    Je me souviens de ce matin du 16 août 1985 où je suis arrivé en tremblant à mon bureau de la Tour où l’adjudant-guide Michel a confirmé au téléphone mon pressentiment que mon compagnon de cordée Reynald s’était crashé dans la face glaciaire du Dolent où il était parti l’avant- veille sans moi…

     

    Je me souviens de la critique musicale Myriam Teytaz lustrant ses chaussures de montagne à Tokyo dans l’intention de gravir le Fuji Yama...

     

     Je me souviens de la dégaine de boxeur court sur pattes de Milan Kundera…

     

    Je me souviens de la culotte de dame qu’un rédacteur en chef libidineux a sortie de sa poche lors d’un pot de départ…

    Je me souviens de la recommandation de Jacqueline de Romilly de ne pas interdire la télé aux petits enfants - et c’était la veille de son entrée à l’Académie française…

     

    Je me souviens d’une verrée de rubrique de fin d’année après laquelle j’avais encore à finir la transcription d’une interview de Jean Lacouture dont les questions devinrentlus longues que les réponses et sur un ton d’agressivité que je me reproche encore…

     

    Je me souvien d’avoir recouru à mon amie germaniste Cornelia Niebler afin de traduire mon enregistrement d’un entretien avec Günter Grass trompé par ma première question en allemand soigné et lancé ensuite dans un terrifiant monologue d’une heure auquel je ne compris presque rien…

     

    Je me souviens d’avoir annoncé le suicide d’un écrivain lausannois à la suite d’un malentendu avec son éditeur, et de la honte que j’en éprouve encore faute d’avoir vérifié mes sources…

     

    Je me souviens que pendant une interview dans son repaire de Chevreuse Michel Tournier me quitta un quart d’heure pour jouer avec trois petits garçons sur la même pelouse qui accueillait l’hélico perso de Mitterrand…

     

    Je me souviens que c’est grâce à Michel Caspary que je me suis aperçu que le supplément de salaire auquel j’avais droit comme chef de rubrique ne m’avait pas été payé depuis deux ans…

     

    Je me souviens que Marcel Pasche a accepté d’indexer mon salaire à venir mais a refusé de me rembourser ce qu’on me devait rétrospectivement - ce qui me fait dire qu’Edipresse me doit l’équivalent d’un scooter neuf…

     

    Je me souviens des parties de badminton  en compagnie de Jean et de Michel…

     

    Je me souviens d’un entretien de février 1980 avec Georges Haldas qui devait bien faire 8000 signes…

     

    Je me souviens du choc éprouvé lorsque mon ordinateur m’a dit pour la première fois LONGUES PHRASES…

     

    Je me souviens du concert de jazz improvisé par Heinz Holliger dans une boîte de San Francisco, le dernier jour de la tournée de l’OSR au Japon et aux States à laquelle j’avais été convié en tant que chroniqueur…

     

    Je me souviens de ma visite à Marina Vlady aux yeux très bleus, ce matin du 11 septembre 2001 ; de la perte affreuse, dans le métro, de mon carnet contenant une année de notes et d’aquarelles ; du film-catastrophe diffusé ensuite  par la télé du  studio de la Rue du Bac, enfin du premier commentaire des attentats au bar d’à côté, comme quoi c’était un coup du Mossad…

     

    Je me souviens du petit éléphant que le clown Dimitri a dessiné pour notre fille Julie…

     

    Je me souviens du petit renard que j’ai ramené à notre fille Sophie de Sapporo…

     

    Je me souviens du cher Picson qui se réjouissait qu’un article entre dans sa page « comme le papa dans la maman »…

     

    Je me souviens d’avoir été interdit d’écriture sur la question de l’ex-Yougoslavie après un reportage à Dubrovnik qui m’avait valu une vingtaine de lettres d’injures de Croates me taxant de désinformation pro-serbe…

     

    Je me souviens que dix jours après cette interdiction les mêmes chefs m’envoyaient en du côté du Mont Athos assister à un congrès de l’orthodoxie mondiale qui ne pouvait que se révéler  un foyer ardent de propagande pro-serbe…

     

    Je me souviens de la solidarité que m’ont manifestée Xavier Alonso et Philippe Dumartheray à un moment difficile…

     

    Je me souviens de ce moment difficile où je fus prié de mettre en page la démolition de mes Passions partagées par un pigiste commis à cette corvée – pénible épisode que j’évoque dans mes Chemins de traverse

     

    Je me souviens d’avoir agressé Gilbert Salem au moment où il s’apprêtait à me doubler pour 24 Heures sur un reportage exclusif du Matin que j’avais réalisé à la rédaction du Canard enchaîné

     

    Je me souviens du bonheur que c’est parfois de faire du bon travail en équipe...

     

    Je me souviens de la mise en page la plus hideuse de l’histoire de 24Heures où ma présentation des œuvres magnifiques de Fabienne Verdier s’étalait sur deux pages foutues en l’air par de hideuses publicités charcutières…  

     

    Je me souviens de la patience avec laquelle on a toujours accueilli ma faiblesse en matière de journalisme rigoureux…

     

    Je me souviens des fins de soirée avec Henri-Charles Tauxe et son amie du moment…

     

    Je me souviens que c’est le même Henri-Charles qui a accueilli, à La Feuilles d’avis de Lausanne (« mère » de 24Heures) l’entretien poltitiqueent très incorrect que j’ai eu en 1972 avec le grand romancier fasciste Lucien Rebatet, quelques mois avant sa mort…

     

    Je me souviens des premières au théâtre de Vidy, chez Gonzalo du lac et mon compère René Zahnd…

     

    Je me souviens de l’heure magique passée avec le Chinois François Cheng à la veille de son entrée à l’Académie française…

     

    Je me souviens du ravissement de Patricia Highsmith à découvrir les dessins de nos filles et le jeu de tarots que je lui avais acheté à Locarno…

     

    Je me souviens que Patricia Highmsith ma dit qu’elle aimerait renaitre sous la forme d’un petit poisson ou d’un vieil éléphant…

     

     Je me souviens de la pondération de Robert Netz…

     

    Je me souviens du cynisme affiché de Gérard de Villiers et de la kalachnikov soudée à un corps de femme nue trônant au milieu de son bureau…

     

    Je me souviens de ce chef d’orchestre vaudois qui disait qu’on ne savait pas ce qui était le pire : d’épouser Gorjat, critique au Matin, ou d’égorger Pousaz, critique à 24 Heures

     

    Je me souviens de toutes les rencontres inoubliables que permet le sésame d’une carte de presse…

     

    Je me souviens de l’oiseau entré dans la salle de concert de Santa Barbara (Californie) et de sa vaine tentative de distraire le chef Armin Jordam et la soliste Martha Argerich…

     

     Je me souviens des chroniques quotidiennes que je dictais la nuit du Japon ou de Californie à Arlette Choffat qui les dactylographiait le jour…

     

    Je me souviens d’avoir séché un rendezvous avec Jacques Prévert par timidité…

     

    Je me souviendrai que Jean Elgass fut le premier chef de la rubrique culturelle à être parvenu à me faire lire un roman de Marc Levy…

     

    Je me souviendrai de la gentillesse et de la patience de mes camarades de la culturelle…

     

    Je me souviendrai de l’exclamation de Jean Ellgass selon lequel nous nous serons bien amusés naguère…

     

    Je me souviendrai de nos cafés-croissants du lundi matin avec Boris Senff et François Barras mes voyous préférés…

     

    Je me souviendrai de la page magnifique que m’a consacrée Philippe Dubath avec la complicité de Jean Ellgass et de la chefferie…

     

    Je me souviendrai de la main de velours dans le gant de fer - ou le contraire - de Thierry Meyer - …

     

    Et si vous ne vous souvenez pas de moi, chiche que je me rappellerai à votre bon souvenir au prochain écrivain mort qu’on me priera d’enterrer au titre d’increvable dinosaure de mémoire…

  • Ceux qui prennent la tangente

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    Celui qui éventre le divan de sa cousine défunte à la recherche du magot de l’oncle arménien / Celle qui porte le deuil à ravir / Ceux qui estiment que le lait nuit à leur libido / Celui qui bécote les photomatons de ses catéchumènes / Celle qui se demande si son ami Valentin n’est pas un Bachelor potentiel / Ceux qui feront tout pour que l’anniversaire de Cindy soit un flop / Celui qui prend tous les soirs sa tisane antipalu sur la véranda de son bungalow d’Awala en Guyane / Ceux qui lancent des appels au secours que personne n’entend / Celui qui dit trouver l’inspiration de ses raps dans la contemplation des tanches / Celle qui dit pas touche à mes tchoutches en tchatchant / Ceux qui ont (disent-ils) les narines en stéréo à force d’y sniffer grave / Celui qui s’adonne aux périples périphériques / Celle qui s’inflige l’itinéraire drastique à genoux sur le macadam de la chapelle au cimetière / Ceux qui comme Alphonse de Châteaubriant en 1939 crurent déceler l’ «immense bonté du visage d’Hitler» / Celui qui menace ses amis d’écrire un roman sur son impossibilité d’écrire / Celle qui a conservé tous les disques de Gloria Lasso / Ceux qui insinuent que c’est Bob Littell qui a écrit le livre de son fils / Celui qui s’est promis d’écrire un poème sur les vaincus à la fin de la semaine / Celle qui aime sortir nue sous sa pelisse de ragondin et parcourir ainsi la rue des Abattoirs / Ceux qui vont passer une semaine aux Moluques pour se ressourcer au niveau du senti / Celui qui pense que son collègue Dulaurier a mérité quelque part sa tumeur au menton / Celle qui laisse un message à la secrétaire de Frédéric Beigbeder à qui elle se propose de raconter la fugue de sa tortue Samantha / Ceux qui prétendent qu’y se la pètent dur à Marrakech / Celui qui lit des romans de Jane Austen à sa marraine aveugle de Brisbane / Celle qui mire les abricots le long de l’autoroute / Ceux qui aiment s’aimer en écoutant du Johnny Cash dans leur Mobilhome garé le long du canal des Maures / Celui qui fera ce dimanche sa cure de chocolat noir / Celle qui dit qu’elle prend son pied en lisant Thomas d’Aquin dans le métro de Montréal / Ceux qui se sont connus dans un billard de Bilbao, etc.

    Aquarelle JLK: Partie de billard à Bilbao, 2004.

  • De JMO sur JLK

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    Pour saluer JLK

    Par Jean-Michel Olivier

    Certains racontent leur vie comme un roman, en falsifiant les dates, en maquillant l’histoire, en imposant des masques aux personnages qu’on pourrait reconnaître. On appelle ça l’autofiction. Le plus souvent, c’est ennuyeux. Ca sonne faux. Pourtant, ça se vend bien. Les librairies en sont pleines. C’est un signe des temps.

    D’autres ne trichent pas. Ils racontent leur vie au fil du rasoir. Ils la passent au scanner de la langue. Sans complaisance, ni narcissisme. Ils tentent de déchiffrer l’énigme d’être en vie, encore, ici-bas, au milieu des fantômes, près de la femme aimée (on ne dira jamais assez l’importance de ces fées protectrices), en voyageant à travers les pays et les livres.

    Je parle ici de Jean-Louis  Kuffer, journaliste et écrivain. Mais surtout immense lecteur, découvreur de talents, infatigable chroniqueur  de la vie littéraire de Suisse romande. Son dernier livre, Chemins de traverse, s’inscrit dans la lignée de L’Ambassade du papillon (2000), des Passions partagées (2004) et de Riches Heures (2009). Il s’agit à la fois d’un journal de lecture et d’un carnet de bord qui couvre les années 2000 à 2005. C’est un livre extraordinaire et passionnant.

    JLK est un vampire assoiffé de lectures : Kourouma, Nancy Huston, Chappaz, Chessex, Amos Oz.Il a besoin des livres pour nourrir sa vie, et lui donner un sens. Chez lui, le verbe et la chair sont indissociables. Il faudrait ajouter le verbe aimer. Car la lecture du mode, comme l’écriture, procède d’un même sentiment amoureux. Impossible dans ces pages imprégnées de passion, tantôt mélancoliques et tantôt élégiaques, de distinguer l’amour du monde de l’amour des livres ou de la « bonne amie ».

    Lire, écrire, vivre et aimer : ça ne peut être qu’un.

    Le livre commence au bord du gouffre : dépression sournoise, vieux démons qui reviennent (l’un d’eux a le visage, ici, de Marius Daniel Popescu, autre vampire, compagnon des dérives alcooliques), tentations suicidaires. Grâce à sa «bonne amie », aux lectures et aux rencontres (car lire, c’est toujours aller à la rencontre de quelqu’un), JLK remonte la pente. Il voyage. Il se lance dans un nouveau livre. Il ouvre un blog devenu culte pour tous les amateurs de littérature (http://carnetsdejlk.hautetfort.com). La vie, toujours, reprend ses droits.

    Son journal de bord, entre Amiel et Léautaud, rassemble ces éclats de lumière qui éclairent nos chemins de traverse. Ce sont les fragments d’une vie éparse – images fulgurantes, aphorismes, rêves, méditation sur la douleur, l’amitié ou le partage – qui trouvent leur unité dans l’écriture. Ecrire, n’est-ce pas résister à ce qui nous divise ?

    Le 15 mai prochain, Jean-Louis Kuffer quittera son poste de chroniqueur littéraire au journal 24Heures après quarante années de bons et loyaux services. Pour lui, sans doute, rien ne changera. Il continuera à lire et à écrire, à vivre et à aimer. Mais ses lecteurs redoutent ce moment.  Le vide qu’il va laisser dans la presse romande.

    Traverse1.jpg(Cet article a paru ce samedi 12 mai dans Le Nouvelliste, quotidien principal du Valais)

      

  • Ceux qui se purifient

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    In memoriam Henri Ronse

    Celui qui ramasse ses miettes de mémoire et en fait du pain-perdu / Celle qui s’imprègne du silence de l’aube avant le premier chant du merle / Ceux qui se retrouvent à Königsberg pour leur promenade quotidienne / Celui qui associe ironiquement le caniche et la boniche de Schopenhauer / Celle qui revit son premier saisissement devant la crypte des morts de Palerme / Ceux qu’enchante la seule évocation des îles Borromées / Celui qui joue la sonate Hammerklavier au clair de terre / Celle qui a lu L’Abbé C. de Georges Bataille en ses années intranquilles / Ceux qui se récitent par cœur les derniers poèmes d’Umberto Saba / Celui qui s’accoise en songeant au Chiostro verde de Paolo Uccello / Celle qu’a toujours ému la drôle de tristesse d’Erik Satie / Ceux qui contemplent les quinze pierres grises posées sur la nappe de sable blanc qui forment, sans arbres, ni eau ni fleurs, la parfaite géométrie d’éternité du jardin sec de Ryôan-ji où seules les mousses au pied des pierres…  / Celui qui ne saurait oublier la rencontre de l’ermite et de la reine de Saba / Celle qui voit les statues de l’île de Pâques en fermant les yeux dans le métro / Ceux qui se sentent visés par les autoportraits d’Egon Schiele / Celui qui regarde les cerises bien rouges sur la nappe bien bleue reflétant le ciel bien pur /  Celle qui scrute le visage de Stendhal scruté par Valery Larbaud dans ce texte où il est question de cette espèce d’amour « désincarné, spirituel, sans espoir et cependant durable, pour un souvenir, pour une ombre, pour une âme entrevue » / Ceux qui resongent à l’exil de Dante et à sa mort à Ravenne / Celui qui a souvent croisé un certain jeune homme élégant au chapeau à large bord à la Cinémathèque où souvent ils furent seuls sans s’adresser ni regard ni parole / Celle qui regarde la pluie tomber sur Athènes / Ceux qui se rappellent toujours le goût des petits fruits cueillis en famille dans les bois de Rovéréaz / Celle qui pense certains matins gris aux yeux bleus de son père défunt / Ceux qui ont de tels nœuds papillon qu’on dirait qu’ils vont s’envoler / Celui qui a d’abord hanté les petites maisons côtières de Jersey et ensuite les demeures forestières de Guernesey  / Celle qui voit s’épanouir le camélia de Billie Holiday quand elle entend le saxo de Lester Young / Ceux qui aiment la caresse des tissus de Fortuny / Celui qui vit à sa façon l’exil d’Ovide en mer Noire / Celle qui sait ce que disent les saintes catins mutiques de Louis Soutter /  Ceux qui prisent les noirs très noirs des lavis de Victor Hugo / Celui qu’émeut le regard éperdument absent des portraits du Fayoum / Celle qui balance entre la préférence des bibliographies et celle des généalogies / Ceux qui se rappellent leur séjour à Ostende où dehors le vent de mer faisait trembler les chaises / Celle qui se délecte à la visite nocturne du Magasin de curiosités de Jean-Daniel Dupuy / Ceux qui écrivent des lettres aux hirondelles en réponse à leurs célestes paraphes / Celui qui se sent protégé sous le nuage rouge de Mondrian / Celle qui entend encore frissonner les ailes aquarellées des oiseaux d’Audubon dans le petit musée de La Nouvelle Orléans au jeune gardien disert / Ceux que berce la voix d’Elvis Presley dans Blue Moon, etc.

    Image: le jardin zen de Ryôan-ji.

  • Ceux qui font le job

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    Celui qui s’impatiente par trop impatiemment / Celle qui s’en remet aux préceptes du jardinage et de la sagesse stoïcienne selon la collection de poche Marabout / Ceux qui prennent acte du pire en savourant leur carpaccio aux orties  / Celui qui oppose à l’imbécillité machiste la grâce du Chérubin des Noces de Figaro / Celle qui fut un Chérubin craquant à Salzbourg en 1922 et chantonne à présent toute seule dans le couloir vert céladon de la maison de retraite L’étoile du matin / Ceux qui en appellent  à une Afrique responsable et travailleuse genre démocratie libérale à la danoise / Celui qui compte ses amis Facebook avant de s’endormir dans sa peau de mouton / Celle qui préfère le fromage de chabichou émietté style Twitter / Ceux qui se sont juré fidélité sur Meetic et se sont séparés d’un clic / Celui qui se documente sur la modélisation des sentiments ambivalents dans la future robotique amoureuse / Celle qui compare son âme à une chauve-souris pacifiste / Ceux qui croient que ce en quoi ils croient a plus de réalité que ce qu’ils ne croient pas / Celui dont l’âme existe parce qu’il le croit en tant qu’intermittent du spectacle / Celle qu’on dit l’âme vaillante des majorettes sceptiques / Ceux qui ont perdu leur âme (disent-ils) en se rinçant les cheveux à l’ammoniac /  Celui qui aime le remuement et le changement dans sa journée qui lui rappelle la sentence de Pétrone selon lequel « le jour lui-même ne nous plaît que parce que l’heure change de chevaux dans sa course » / Celle qui change de cheval moins souvent que l’eau de ses carpes chinoises / Ceux qui découvrent les neurosciences à l’insu de leur directeur de conscience / Celui qui déconseille à Rémi de se fiancer à Suzanne au motif que celle-ci ne se donne pas vraiment à sa charge de monitrice d’école du dimanche / Ceux qui ne connaissent pas un membre féminin de la famille Du Pontet de Sous-Garde qui se soit fiancé sans arrière-pensée d’ordre économico-romantique / Celui qui se dit chrétien mécréant pratiquant / Celle qui te demande « où tu en es avec Dieu » avant de t’interroger sur ton salaire mensuel de ténor extra / Ceux qui conseillent à leur cerveau de ne pas se prendre la tête / Celui qui ne fait rien (affirme-t-il) qui ne serve à rien et fonctionne donc comme l’abeille industrieuse (interprétation poétique) ou la blatte (version polémique) sans en avoir plus conscience que le scolopendre ou la punaise / Celle qui avance sur les échasse de son orgueil familial dont l’une se brise hélas sous l’effet de son surpoids de gourmande notoire / Ceux qui se reposent le 7e jour et en profitent pour se replonger dans L’Origine des espèces, etc.     

    Image: Daniel Vuataz

  • Ceux qu'on floute

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    Celui qu’on efface par Photoshop / Celle dont on gomme le bec-de-lièvre / Ceux qui ont l’air de disparus / Celui qui n’est plus persona grata en tant que pipole / Celle qui se dénigre par (fausse) modestie / Ceux qui incarnent un reproche vivant socialement indésirable / Celui qui sent bourdonner en lui une musique continue genre machine à coudre à la Jean-Sébastien Bach / Celle qui découvre la science des sentiments en autopsiant le cerveau de son ex / Ceux qui ont mal à leur membre amputé / Celui qui n’a plus peur du loup depuis son AVC / Celle dont la mémoire s’est surdéveloppée au volante de son taxi londonien / Ceux qui cartographient le Tendre neuronal / Celui qui hésite de plus en plus à parler de « mystère » à propos de son amour des tortues et des clavecinistes jeunes / Celle qui achoppe au problème de l’unicité de l’âme et du corps depuis qu’elle est a perdu la moitié de son hypermnésie / Ceux qui se donnent rendez-vous à la Casa Spinoza de la Haye / Celui qui a flouté le suaire / Celle que les idées de Baruch emporte « comme un balai de sorcière » / Ceux qui font de leur joie une nécessité vitale / Celui qui constate tranquillement ce matin clair que ce qu’on appelle Dieu et ce qu’on appelle la Nature se trouvent contenus dans son cerveau voletant ça et là dans la cage d’os de son crâne d’académicien dit immortel / Celle à qui on ne la fait pas en matière de transmigration de l’immatériel immature / Ceux qui reçoivent leurs ordre directs des Invisibles à l’œil nu / Celui qui efface ses traces dans la boîte aux lettres / Celle qui signe de son seul ADN avec un joli paraphe / Ceux qui s’éclipsent à la lune rousse / Celui qui s’exerce à l’effacement virtuel / Celle qui se rappelle que le nom de Little Boy n’est pas que d’un enfant sage / Ceux qui voient plus loin que le BUZZ / Celui qui se prête au jeu sans en penser moins / Celle qui tombe sous le coup de la formule dite de l’emploi switché / Ceux qu’accable l’optimisme simulé / Celui qui rêve de fjords et autres lieux du Nord ardent / Celle qui tient compagnie au hamster Turelure / Ceux qui saignent du coeur sur la main / Celui qui ne demande rien mais prend tout / Celle qui tricote des liens sociaux / Ceux qui en appellent à un retour aux sources à dividendes mieux répartis entre propriétaires responsables, etc.   

  • Au présent absolu

     

     

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    Il n’y a pas une poésie du passé qui s’opposerait à celle du présent: il n’y a qu’un saisissement, d’angoisse ou d’émerveillement, de l’être qui se reconnaît au monde et l’exprime par le cri ou le chant, qui me fait le contemporain instantané du poète T’ang lorsque je lis: “Où donc s’enfuit la lumière du jour ? Et d’où viennent les ténèbres ?”

    Je vois ces idéogrammes sans les comprendre, mais c’est alors qu’il m’apparaît que les mots parlent en deça et au-delà des mots, comme le corps se fait âme lorsqu’il danse, et quand je dis le corps “en chinois” je pressens qu’il est corps du pain et du vin et que son âme le déborde et le prolonge tant dans les sept sens que dans les songes de la mélancolie.

    Tout à l’heure, et c’était en l’an 700, là-bas à la corne du bois je fermais les yeux dans le parfum du soir et je traduisais en murmure ces traits ailés de pinceau depuis des siècles redevenu poussière: “Des jeunes filles se sont approchées de la rivière; elles s’enfoncent dans les touffes de nénuphars; on ne les voit pas, mais on les entend rire; et le vent se charge de senteurs en passant dans leurs vêtements”.

    Et mille deux cents ans plus tard, rentré dans ma trappe, j’avais les yeux ouverts sur le journal et je me rappelais les mots de Tou Fou: “A la frontière, le sang humain se répand, formant des lacs. Mais l’ambition de l’Empereur n’est pas satisfaite!”

     

    264c0cd5e7cd88ee9d20398e40657ef8.jpgCalligraphie de Fabienne Verdier

    Peinture ci-dessus: Fabienne Verdier, détail de Maturare No1, L'Esprit de la montagne, 2005.

  • Révélations du noir

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    Sur une nouvelle noire achevée face à la mer. D’un roman terrifiant de Donald Ray Pollock et de ses résonances profondes. De l’imprimatur accordé par Lady L. à Black is Blacky.

    Au Cap d’Agde, ce samedi 26 mai. – Une déferlante de débris de méduses nous rappelle, ce matin, la présence de la nature naturelle jusqu’en zone naturiste, et j’en suis naturellement reconnaissant au Seigneur des marées qui brasse et rebrasse les océans tout en foutant un peu la paix à notre mère Méditerranée en son pourtour varié dont cette région s’alanguit en dunes infiniment douces et berceuses. De fait les méduses mortes sont encore du vivant, alors qu’un doigt de goudron suffit à gâcher tout le tonneau marin…

    °°°

    En achevant ce matin la composition de ma nouvelle noire intitulée Black is Blacky, dans laquelle j’essaie de moduler une réflexion « en acte » sur la représentation littéraire d’un passage à l’acte criminel, je constate une fois de plus combien la fiction est riche de surprises et d’enseignements, déjouant les plans et les intentions trop ordonnées. La chose m’intéresse particulièrement, en l’occurrence, par son effet de réel, par rapport au roman qu’est en train d’écrire mon ami Max Lobe, et plus encore dans la relation involontaire, mais non moins évidente, de mon récit avec la théorie mimétique de René Girard. La nouvelle raconte, grosso modo, comment un vieux lecteur pro, intéressé par le premier livre du nommé Blacky, jeune Africain établi dans les rues chaudes de la froide Geneva International, réagit à la lecture du nouveau roman en chantier du youngster, dont le crime de sang par jalousie lui semble peu crédible. Or ce qui m’a intéressé, en pointant le thème du passage à l’acte, a été de concevoir une mise en scène en milieu naturel, à la fois intimiste, trouble et troublante, où ce que les deux protagonistes ont en commun, malgré les quarante ans qui les séparent, se rejoue dans la mise en abyme du roman qu’ils imaginent l’un et l’autre. Dans la foulée, plusieurs belles idées narratives me sont venues, je crois, dont celle d’une espèce de transfert magique entre le vieux lettré et le jeune auteur, qui ont complètement inversé le dénouement que j’avais initialement imaginé. Je ne sais encore si tout ça tient la route, comme on dit, je ne vais pas tarder à soumettre la chose à Lady L. qui en a apprécié la première moitié, mais ce que je retiens de l’expérience, dans l’immédiat, est un plaisir aussi vif que j’éprouve en lisant les nouvellistes que je tiens pour mes possibles mentors, à savoir Flannery O’Connor, Paul Bowles ou Patricia Highsmith, dans l’inspiration commune des révélations du noir.

    °°°

    Pollock1.jpgPlus noir que Le Diable, tout le temps, tu meurs. Et mes craintes premières de voir l’auteur, Donald Ray Pollock, se complaire dans l’atroce et l’abject, après cent premières pages insoutenables, cèdent peu à peu, comme dans Catastrophes de Patricia Highsmith, ou comme dans La Route de Cormac McCarthy, devant le dessein manifeste d’un écrivain qu’on a justement rapproché de Flannery o’Connor. Cette suite d’histoires, plus affreuses les unes que les autres, mettent également, comme dans La sagesse dans le sang ou Ce sont les violents qui l’emportent, des prophètes-prédicateurs déjantés ou dégénérés, un ancien combattant de la guerre du Pacifique revenu foudroyé par ce qu’il a vécu, un prêtre pédophile, un couple monstrueux s’attaquant à de jeunes auto-stoppeurs pour les photographier « comme des stars » et les massacrer, un flic justicier basculant dans l’exécution sauvage de la Loi revue selon son goût – bref un pandémonium infernal où seuls quelques êtres, comme dans The Road, portent des relents de lumière ou de conscience. L’obsession du péché, l’ombre portée d’un Dieu méchant et pervers, le viol engendrant le viol: tels sont quelques-un des motifs de cette fresque hallucinante sur fond d’Amérique profonde (cela se passe en Ohio, dans le Midwest de la fameuse Bible Belt) brossée avec une sorte de vigueur visionnaire, dans une langue certes moins cristalline ou pénétrante que celle de Flannery ou de McCarthy – mais il faudrait regarder la traduction française, signée Christophe Mercier, de plus près et avec une meilleure connaissance de l’anglais que la mienne. Bref c’est « du lourd » que ce roman, creusant bien plus profond que les innombrables polars américains que l’on pourrait dire de la face sombre des States, mais j’y reviendrai …

    °°°

    Dunes5.jpgAprès lecture à Lady L., qui m’a fait corriger deux ou trois mots et une conclusion frisant la provoc, ma nouvelle noire Black is Blacky a obtenu sa première imprimatur, en attendant la réaction du Gitan, alias Marius Daniel Popescu, son commanditaire,  et de Max Lobe son dédicataire. Sur quoi nous allons nous régaler de fruits de mer et de vin des Corbières avant de regagner, demain dimanche, nos pénates préalpines..


     

  • Là-bas en enfance

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    Au commencement

    Une cigarette tue un lapin, disait Grossvater. On ne doit pas fumer : c’est mal. C’est un péché. Dieu ne sera pas content s’Il vous voit fumer. Dix cigarettes tuent un cheval.

    Lorsque Dieu créa le monde, Il le fit comme il faut. Alors, personne ne fumait, ni ne buvait, ni ne gaspillait son argent. Dieu n’a pas créé la cigarette ni les tavernes. Il n’a pas pu vouloir ça.

    Dieu a tout de suite tout arrangé tiptop dans le jardin, disait Grossvater.

    Au commencement, Il a fait les cieux et la terre. Pour qu’on s’y retrouve, dans le noir, Il a mis la lumière. Et la lumière fut. Et puis l’eau : l’eau douce qu’il y a au robinet, et l’eau salée à la mer. Vous n’avez pas encore vu la mer. Regardez là, sur l’atlas : la Suisse, c’est ça, et la mer c’est ça. Quand nous sommes allés travailler à l’Hôtel Royal du Caire, avec Grossmutter, nous avons pris le grand bateau pour la traverser.

    Dieu a créée la mer pour les poissons, disait Grossvater. Et de même Il a créé le ciel pour les oiseaux. Et c’est comme ça aussi qu’Il a fait les cinq continents pour tous les animaux. Et pour finir, Il a créée l’homme qu’Il a appelé Adam, comme c’est écrit dans la Bible. Et d’une côte d’Adam Il a sorti une femme, et ce fut Eve.

    Tout cela, Dieu l’a fait en six jours. Et le septième jour, qui était un dimanche, Dieu s’est reposé.

    La faute

    Avec l’argent de ce taxi, dit une fois Grossvater d’un ton de reproche à Tante Greta, comme nous venions de débarquer pour les grandes vacances, on aurait acheté une quantité de pain !

    Alors tante Greta lui répondit du tac au tac, tout en dialecte, tandis qu’elle rangeait nos vêtements dans la penderie et que Tante Lena montait le reste de nos affaires à la mansarde.

    Mais Grossvater poursuivait déjà : Dieu n’a pas pu vouloir le gaspillage.

    Au commencement, il a  mis Adam et Eve dans le Jardin, et tout était en ordre : les fleurs poussaient, chacune selon son espèce, les arbres donnaient et il y avait aussi des denrées coloniales et des comestibles, selon leur espèce.

    Dieu avait tout prévu de manière à ce qu’on fût paré, mais voilà que l’homme a fauté.

    L’homme veut toujours plus, disait Grossvater, alors il finit par faire des dettes.

    Nous n’y comprenions rien, les enfants. Cependant, nous imaginions le lapin et le cheval fumant leurs cigarettes, sans oser nous échapper de là.

    Quant à nos tantes, elles s’évertuaient à le faire taire, mais Grossvater continuait, imperturbable : et parce qu’il a fauté, l’homme a été chassé du Jardin, et la femme avec, et Dieu les a punis en les envoyant travailler à la sueur de leur front. Jawohl ! 

    Chameau (kuffer v1).jpgLes Mahométans

    Chez les Mahométans disait Grossvater, à celui qui a volé, on coupe la main. Ce qui est juste est juste. Et il faisait le geste, avec une main, de trancher l’autre, supposée avoir fauté.

    Au-dessus du poêle de la Stube (la chambre commune) se trouvait une grande photographie montrant Grossvater et Grossmutter au temps du Royal, juchés sur deux chameaux que conduisaient deux personnages vêtus de longues robes noires.

    Celui qui va devant, nous avait dit Grossvater, c’est Mustapha, ce qui nous avait fait rire, à cause du maraudeur tigré de nos voisins, à la Rouvraie. Et celui de Grossmutter, c’est Brahim. Le Dieu de Mustapha et de Brahim est Allah. Quand ils vont prier, ils se prosternent ainsi en direction de La Mecque – et Grossvater s’était prosterné devant nous –, et jamais ils n’osent boire une goutte d’alcool, car Allah l’a défendu. Et nous pouvions distinguer, sur la photo sépia, les mains intactes des deux Mahométans.

    Ensuite nous passions à table. Durant la prière, je fermais les yeux pour mieux voir Dieu, ainsi que me l’avait recommandé Tante Greta. Et le soir, après qu’il avait rangé sa bécane de colporteur à côté de l’atelier du facteur d’orgues, son plus vieux locataire, Grossvater y allait d’une autre litanie.

    On reconnaît l’homme à son travail, disait-il. Lorsque Dieu a chassé Adam et Eve du Jardin, Il savait ce qu’Il faisait. On doit faire son travail comme il faut. Parce que si l’homme ne travaille pas, il va à la taverne et s’enivre pour oublier. Et comme l’argent vient bientôt à lui manquer, car tout se paie, voilà que l’homme est dans les dettes jusqu’au cou.

    En outre, convoiter des douceurs, lit-on dans les Proverbes, est un péché, disait Grossvater.

    Ainsi, au moment où, rituellement, avant le coucher, Grossmutter faisait passer, autour de la table de la Stube, la grande boîte ornée de vues polychromes des Alpes toujours pleine de choses délectables, les yeux de Grossvater se vrillaient-ils soudain à sa Bible ou à ses glossaires.

    De fait, l’Ecriture Sainte et les langues étrangères qu’il avait pratiquées jadis, et dont il se gardait tant bien que mal de perdre l’usage, constituaient l’essentiel de ses lectures vespérales.

    Telle année, il nous apprenait ainsi à souper que le fromage, en arabe, se dit gibne ; et telle autre, que l’expression appropriée à l’infortune du voyageur victime de quelque Italien aux doigts longs se traduit par gli è stato rubato il portafoglio.

    Guisan1.jpgOr, dès que Grossvater se mettait à parler d’autres langues que celles de Guillaume Tell ou du Général, son regard s’allumait.

    Il disait good night, sleep well en se penchant vers nous, ou bien il disait buenas noches, hasta manana, ou encore, en français pointu de Paris, qu’il connaissait d’un séjour au Ritz, au temps de son apprentissage, il disait bonsoir Froufrou en clignant de l’œil à celle de mes sœurs qui était là, et Tante Greta secouait la tête, l’air de trouver que c’étaient là de drôles de manières, cependant que, de son côté, Grossmutter demeurait silencieuse comme à l’accoutumée, les yeux baissés sur son ouvrage.

    Puis l’une ou l’autre de nos tantes nous conduisait à la mansarde et, si c’était Tante Greta, nous faisait répéter les versets du jour :

    « Dans les cités de la savante Asie

    Chez les enfants sauvages du désert

    Et jusqu’au sein de la Polynésie

    La Vérité marche à front découvert ».

    La mansarde exhalait des odeurs d’herbes séchées, de naphtaline et de vieux chapeaux.

    Pour échapper aux yeux scrutateurs de l’ours aux parapluies, je n’avais qu’à me tasser sous le duvet, contre la paroi orientée au levant, vers le Mont Righi et La Mecque, pendant qu’on nous faisait la lecture de Pinocchio

    Pinocchio était en bois  et il parlait, tandis que l’ours aux parapluies, qu’on avait retiré du hall d’entrée parce qu’il faisait nid à poussière, au dire de tante Greta, ne parlait pas bien qu’il fût lui aussi en bois.

    Quant à mon Mâni (ours en peluche), il n’était en bois ni ne parlait, mais c’était mon Mâni que je n’aurais pas lâché, en de tels instants, pour tout l’or du monde.

     

    Suisse12.jpgBerg am See

    Le prince Fiodor vilipendait tout son avoir, disait Grossvater, que c’en était une vergogne.

    Au début de son exil, on racontait qu’il avait plus de fortune que tous les hôtes de Berg am See réunis. Mais il n’a pas su résister à la tentation, de sorte que le démon du jeu l’aurait ruiné, s’il n’était mort avant.

    On ne doit pas jouer, disait Grossvater : c’est mal. Cela non plus, Dieu n’a pas pu le vouloir. Et s’Il a puni le prince Fiodor de s’être tellement enivré et d’avoir tant fumé et tant joué avec Lord Hamilton et les autres Messieurs, Il n’a fait qu’appliquer Sa Loi. Que ceux qui ont des yeux voient ! Que ceux qui ont des oreilles entendent !

    Pensez que le prince Fiodor ne se levait jamais avant des onze heures du matin, alors de quoi s’étonner ?

    On commence à jouer, disait Grossvater. On met d’abord une petite somme : mettons cinq francs. Et puis on met plus – c’est le démon du jeu. On met donc dix francs. Pensez à tout ce qu’on achèterait de nécessaire avec ça ! Et puis on met encore plus. On met cent francs. Et alors c’est fini terminé. Schluss : on est perdu !

    Et savez-vous ce que faisait ce fou de Russe certains dimanches, quand il avait bu jusqu’au matin ? C’est presque  à ne pas croire, et pourtant Grossmutter aussi l’a vu.

    Donc le jour du Seigneur, le prince Fiodor descendait à l’église du village avec Lord Hamilton. Ils prenaient par le sentier muletier, et c’était le vieux diplomate qui soutenait le prince Fiodor, lui qui avait à peine trente ans. Ensuite, le prince allait se mettre juste au-dessus du parvis, derrière un mélèze accroché à la pente, et quand les gens sortaient de la messe, il plongeait ses deux mains dans ses poches et en sortait des poignées de monnaie qu’il faisait pleuvoir de là-haut. Alors les enfants du village se jetaient les uns sur les autres comme les diables de la Géhenne. Et cela faisait rire les deux insensés ! C’étaient pourtant des Messieurs, mais lorsqu’ils sont pris de boisson, le maître et le valet sont pareils.

    Maintenant, vous pouvez regarder  à la longue-vue.

    De la galerie du Grand Hôtel désaffecté de Berg am See où il nous avait entraînés cette fois-là, pendant que Grossmutter et nos tantes préparaient le goûter au milieu des gentianes, Grossvater désignait un chemin longeant un promontoire d’herbe ensoleillée d’où il semblait qu’on eût pu se lancer dans les eaux de cristal émeraude du lac, en contrebas.

    Regardez, disait Grossvater, mais chacun son tour : voilà par où arrivaient les hôtes, dans le temps, tous à dos de mulet, sauf le prince Fiodor qui se faisait transporter par l’ancienne chaise à porteurs.

    Et là-haut, poursuivait Grossvater, c’est le Teufelhorn.

    A la longue-vue, on voyait deux espèces de cornes et l’arête d’un long museau de pierre à l’aplomb du clocher de la chapelle anglicane flanquant le Grand Hôtel.

    C’est là-haut que le Sepp emmenait les Messieurs pour quelque argent, disait Grossvater. Des trois fils du carillonneur de Berg am See, ce Sepp était le seul qui ne buvait pas, et puis on disait que sa bravoure en faisait un autre Winkelried.   

    Alors le prince Fiodor, quand il s’est mis à tousser, a voulu que le Sepp monte au Teufelhorn pour y allumer un feu à l’occasion de son anniversaire. Et les Messieurs buvaient avec lui, ce soir-là, en attendant la tombée de la nuit. Et le prince Fiodor, à l’instant où l’on a vue la lueur du feu sur la montagne, s’est levé et a dit qu’il allait bientôt mourir mais qu’il laisserait un pécule au Sepp à la condition qu’il commémore ainsi son souvenir d’année en année. Et il en fut selon sa volonté, après le décès du pauvre type, jusqu'à ce triste printemps où l’avalanche a emporté le Sepp.

    Dans le temps, dit encore Grossvater, comme nos tantes, probablement à notre recherche, donnaient de la voix de tous côtés, on ne vivait pas comme au jour d’aujourd’hui, et pourtant il y avait déjà le Bien et le Mal, et en cela rien n’a changé.

    Au commencement, Dieu n’a pas créé le riche et le miséreux, mais Il a établi Adam et Eve dans le jardin, et c’était bien comme ça.

    Ensuite, tout remonte à la faute, sans quoi vous n’auriez pas tant de pauvres bougres. Car voilà ce qui se passe depuis l’affaire du Serpent : l’homme fait tout ce qui est défendu, et c’est alors qu’il s’égare dans les ténèbres, tout comme Caïn que Dieu a maudit.

    A supposer que vous donniez la même somme le matin à deux particuliers, ajoutait-il, vous pouvez être sûrs que le soir, l’un des deux aura tout dépensé alors que l’autre se sera dépêché d’aller faire un versement à sa Caisse d’épargne. Et Grossvater nous enjoignait, une fois de plus, de mettre de côté sou par sou afin d’avoir de quoi plus tard.

    D’un côté, il y a donc le Bien, disait-il encore, et de l’autre il y a le Mal. Ce que l’homme a semé, il le moissonnera.

    Grossmutter qu’on voyait coudre ensemble des carrés de laine destinés aux missions des pays chauds, c’était le Bien. Tandis que le Mal était d’enfreindre les Dix Commandements, de céder à l’attrait de l’un ou l’autre des Sept Péchés Capitaux, de ne pas honorer la mémoire du Général, de fouler les plates-bandes de Tante Greta, de se présenter à table  les ongles en deuil ou de ne pas se tenir tranquille à la messe au risque d’être privé non seulement du Salut, mais encore de la traditionnelle friandise de l’étape dominicale au tea-room La Couronne.

     

    (Ces pages constituent le début du récit kaléidoscopique intitulé Le Pain de coucou, paru en 1983 à L’Age d’Homme, Prix Schiller 1983, et réédité dans la collection Poche suisse (No 144) avec une préface de Pierre-Olivier Walzer.)

  • Ceux qui se lâchent dans le jacuzzi

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    Celui qui affirme que la lecture de Michel Onfray équivaut à une cure de wellness / Celle qui affirme que seule la cure de phosphate pourrait aider Michel Houellebecq à positiver / Ceux qui voient en l’eau plate un substitut économique aux romans de Marc Levy / Celui qui s’est fait tatouer la Joconde sur le gland / Celle qui estime qu’un peu de surréalisme aide à vivre / Ceux qui essaient de revendre la litho de Jeff Koons le représentant en train de lécher Cicciolina qui leur a quand même coûté 85.ooo dollars / Celui qui recycle sa collection de la Transavantgarde italienne devenu obsolète avec la Crise / Celle qui a modélisé les étrons d’Inès de la Fressange en résine bleue sans être sûre sûre de l’authenticité de leur origine mais elle se la coince /Ceux qui n’osent plus dire qu’ils aiment le cinéma de Bergman / Celui qui a tout Joyce chez lui et t’a juré qu’il passait ses nuits sur Finnigon’s Wait / Celle qui se fait faire un creaming à la Kristeva / Ceux qui te proposent d’aller travailler nos relations dans l’Espace Freud / Ceux qui apprécient la human touch de la nouvelle émission Nous on lit pas / Celui qui retire toutes ses photos des archives médiatiques pour vivre l’expérience de Michaux / Celle qui se retrouve seule dans un ascenseur avec Beigdeber qu’elle confond avec Benchetrit / Ceux qui regrettent que Sartre ne soit plus là pour nous dire QUE FAIRE / Celui qui estime qu’à l’époque de Céline et Bernanos un Dantec ou un Houellebecq eussent juste fait les chiens écrasés de la NRF / Celle qui a posé pour Balthus alors qu’elle allait sur ses vingt-sept ans / Ceux qui ont affiné leur art de parler des livres qu’ils n’ont pas lu, etc.

  • Le chevrier voyageur humaniste

    Un chroniqueur qui préfigure Rousseau, Cendrars et Bouvier: Thomas Platter.

    Les mémoires de Thomas Platter (1499-1582) racontent l’histoire d’un petit pâtre pauvre des hauts gazons valaisans, qui traversa toute l’Europe du XVIe siècle, fuyant la peste et les bandits pour grappiller un peu de savoir, et qui finit par s’établir à Bâle où il devint un humaniste érudit, imprimeur et professeur.
    Racontée sur le tard (Platter dit le Vieux avait passé la septantaine), cette saga d’un présumé descendant de géants (son grand-père aurait procréé jusqu’à l’âge de cent ans…) n’en a pas moins une épatante fraîcheur de ton, mélange d’ingénuité et de cocasserie, tout en constituant un merveilleux « reportage » sur l’Europe de l’époque. L’historien Emmanuel LeRoy Ladurie a rendu hommage à Platter et à ses fils, grands personnages eux aussi de la Renaissance protestante, après les portraits incisifs qu’en a tracés Alfred Berchtold dans Bâle et l’Europe. Mais par-delà l’histoire, c’est également une source vive de la littérature suisse, entité parfois discutée, qu’on trouve dans Ma vie, pétrie de bon naturel et d’indépendance d’esprit, terrienne dans l’âme mais avide de savoirs et d’autres horizons, à l’opposé de la Suisse mortifère et satisfaite dont on dit complaisamment qu’elle « n’existe pas ». Platter est un conteur-voyageur savoureux comme le seront un Cendrars ou un Cingria, ou un Nicolas Bouvier qui en a fait le père fondateur de la Suisse nomade. La partie de ses mémoires évoquant ses épiques errances d’écolier maraudeur, ici poursuivi par un précepteur-maquereau exploitant ses gamins, là convoqué par une vieille Allemande refusant de « mourir tranquille » avant d’avoir vu un Suisse, est un pur régal. Plein de détails inoubliables (la découverte des premières tuiles ou des premières oies…) et d’échos de l’époque (Marignan), ce récit annonce les observations de la « nouvelle histoire » autant que le ton moderne des étonnants voyageurs.

    Thomas Platter. Ma vie. L'Age d'Home, collection Poche suisse, 1982.

  • Chemins de JLK

     

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    À propos du dernier livre de JLK, vu par Claude Amstutz, grand lecteur et rêveur à plein temps.

     

    Il m'arrive de ne pas lire la préface des livres qui, souvent, se perd en bavardages insipides et sans intérêt, sinon pour l'auteur lui-même! Rien de tout cela avec celle de ces Chemins de traverse - Lectures du monde 2000-2005 qu'on pourrait résumer par ces mots empruntés à Charles-Albert Cingria: Observer c'est aimer, cités par Jean-Louis Kuffer dans son introduction. Et c'est bien de cela qu'il s'agit dans cette cristallisation de la mémoire faite de rencontres, de notes de voyages, de regards portés au-delà de la surface des êtres et des choses, comme il l'a déjà fait dans les trois volumes précédents: Les passions partagées - Lectures du monde 1973-1992, L'ambassade du papillon - Carnets 1993-1999 et Les riches heures - Blog-Notes 2005-2008.

     

    Cette célébration de la vie, de l'amour et des arts emprunte cette fois-ci une forme plus structurée que dans les volumes précédents, mais on y retrouve toujours ces éclairages qui doivent autant à la peinture qu'à la littérature, avec ce souci de coller au plus près de la vérité - la sienne - et ce soin apporté aux détails comme chez Charles-Albert Cingria, qui tissent un ensemble cohérent de joies et de peines mêlés ne laissant jamais le lecteur indifférent: Délivre-toi de ce besoin d'illimité qui te défait, rejette ce délire vain qui te fait courir hors de toi. Le dessin de ce visage et de chaque visage est une forme douce au toucher de l'âme et le corps, et la fleur, et les formes douces du jour affleurant au regard des fenêtres, et les choses, toutes les choses qui ont une âme de couleur et un coeur de rose, tout cela forme ton âme et ta prose...

     

    Comme le balancier subtil du temps, la mémoire de Jean-Louis Kuffer se débarrasse peu à peu, au fil des années, des déceptions qui ont entaché certaines de ses amitiés - avec Jacques Chessex, Vladimir Dimitrijevic ou Bernard Campiche - pour n'en vouloir retenir que les moments qui l'ont fait grandir à leurs côtés. On retrouve alors dans ces pages douloureuses toute sa singularité et sa générosité. A vif. De même quand il évoque sa Bonne Amie - ni chienne de garde, ni patte à poussière - ou rend un hommage particulièrement émouvant à sa mère.

     

    Mais Jean-Louis Kuffer reste viscéralement un homme de littérature, insistant sur les aspects originaux de ses auteurs favoris, parmi lesquels on peut citer Georges Simenon, Robert Walser, Charles-Ferdinand Ramuz, Louis-Ferdinand CélinePaul Léautaud. L'ensemble de ces admirations, superposées les unes sur les autres, définissent assez bien l'auteur de ces Chemins de traverse: Un homme attachant, sage en apparence, timide et discret, mais qui doit ressentir un besoin constant de se prouver à lui-même qu'il ne l'est pas tant que ça... Un aspect particulièrement mis en évidence sur son blog Les Carnets de JLK, aux humeurs volontiers irrévérencieuses, parfois rabelaisiennes à souhait, où perce un humour souvent déjanté qui peut surprendre ceux qui ne se frottent pas à ses chroniques quotidiennes sur la planète Internet!

     

    Dans ces Chemins de traverse, chacun peut y retrouver ses propres résonances intimes: la rébellion contre le langage creux, les convenances, la médiocrité ou l'inacceptable. De même que dans ce mal au monde qu'on ne peut s'empêcher de lire et d'aimer, malgré ses noirceurs ou ses signes de désolation: On repart chaque matin de ce lieu d'avant le lieu et de ce temps d'avant le temps, au pied de ce mur qu'on ne voit pas, avec au coeur tout l'accablement et tout le courage d'accueillir le jour qui vient et de l'aider, comme un aveugle, à traverser les heures...

     Et si c'était cela, le secret de l'éternelle jeunesse du coeur?

    Traverse1.jpgJean-Louis Kuffer, Chemins de traverse - Lectures du monde / 2000-2005 (Olivier Morattel, 2012)

    Ce texte a été publié onitialement sur le blog littéraire de Claude Amstutz, La Scie rêveuse http://lasciereveuse.hautetfort.com/

     

  • Fraternel Jean Vuilleumier

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    Auteur d’une œuvre romanesque aussi importante qu’inaperçue, le critique et romancier genevois s’est éteint dans sa 79e année.

    « L’écrivain écrit par besoin, voilà qui semble généralement admis. Mais quelle est la nature de ce besoin ? Face à la souffrance du monde, quelle peut être sa légitimité ». Ainsi Jean Vuilleumier commençait-il de répondre, il y a quarante ans de ça, à la question « Pourquoi j’écris ? » que lui avait posée Franck Jotterand au fil d’une série publiée par la Gazette littéraire, publiée en recueil en 1971. Au terme de sa réponse, le Vuilleumier trentenaire concluait en ces termes applicables à toute son œuvre ultérieure : « Le besoin d’écrire répond à quelques questions essentielles. Mais le meurtre et l’injustice ne renvoient pas à l’ailleurs de la guerre ou de la révolution.Ils sont perpétrés ici, chaque jour, dans le texte des vies les plus banales. (…) C’est aux confins du silence, au bord d’un vertige toujours suspendu, que l’écriture peut se permettre de surgir, sans illusion ni emphase, rachetée, si elle doit l’être, par la conscience de sa dérisoire insuffisance ».

    À l’époque où il écrivait ces mots, Jean Vuilleumier dirigeait les pages littéraires de la Tribune de Genève. Avec Georges Anex et quelques autres, c’était alors l’un des chroniqueurs les plus attentifs de la littérature française et romande. Il n’avait que deux romans à son actif : Le Mal été (L’Age d’Homme, 1968) et Le Rideau noir (L’Aire/Rencontre, 1970), mais sa réflexion oriente toute son œuvre ultérieure. Il était en outre déjà proche de Georges Haldas, dont il partageait l’attention aux « vies perdues », la révolte contre un monde de plus en plus déshumanisé et superficiel, et le goût de la bonne cuisine. Or, une année après la mort tragique de Vladimir Dimitrijevic, qui publia tous ses livres avec la complicité de Claude Frochaux, sa disparition est l’occasion de rendre hommage à un homme discret et à son œuvre comptant plus de trente romans et récits dont l’ensemble constitue la fresque minutieuse et pointilliste d’un univers soumis à ce que Peter Handke (auquel il ressemble parfois) appelait « le poids du monde »

     

    Le meurtre derrière les géraniums

    Lorsque Jean Vuilleumier se demande, à 35 ans, ce que l’écrivain peut « face à la souffrance humaine», il ne se paie pas de mots. Nous l’avons vu bouleversé par la tragédie des moines trappistes de Tibéhirine, massacrés par un groupe islamiste en 1996, qu’il évoque dans un livre, mais la  plupart de ses romans modulent une souffrance plus intime et quotidienne, et de pauvres drames que Georges Haldas disait relever du « meurtre sous les géraniums ». De L’écorchement (Prix Rambert 1974) au Combat souterrain (Prix des écrivains de Genève 1975) ou au Simulacre (Prix Schiller 1978), et dans les vingt-cinq livres suivants, l’écrivain genevois  poursuit l’observation clinique de tous nos asservissements quotidiens, nos faillites, nos engluements, notre torpeur ou nos velléités d’action généreuse - notre aspiration à « être plus » malgré tout. Analyste lucide d’un certain syndrome d’impuissance paralysant beaucoup d’auteurs romands, sous l’effet de ce qu’il appelle Le complexe d’Amiel (L’Âge d’Homme, 1985), Jean Vuilleumier incarnait lui aussi, à sa façon, une « conscience malheureuse », dont le délivrait pourtant un intense désir de lumière et de pureté qui l’a fait se passionner pour les « silencieux » et les mystiques.

    L’homme était débonnaire et gentiment marié, Pécuchet souriant aux côtés du fulminant Bouvard qu’incarnait son ami Haldas, auquel il consacra un ouvrage référentiel : George Haldas ou l’Etat de poésie (L’Age d’Homme 1985). Le critique littéraire de La Tribune de Genève n’a pas connu de successeur de sa qualité. L’écrivain reste à découvrir, pour beaucoup, dans ses livres sans pareils.      

  • Poète de la mémoire

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    L’Argentin de Paris a tiré sa révérence. Hector Bianciotti, passeur de littérature et auteur de magnifiques autofictions, est mort à l'âge de 82 ans. 

    C’est un écrivain majeur et un critique littéraire de haut vol qui vient de disparaître en la personne d’Hector Bianciotti, mort à Paris à l’âge de 82 ans. Comme le Roumain Cioran, le Tchèque Kundera ou l’Espagnol Semprun, Bianciotti l’Argentin faisait partie de l’espèce singulière des écrivains « étrangers » qui ont vécu comme une seconde naissance en adoptant la langue française. Plus même : Hector Bianciotti fut accueilli à l’Académie française en 1996, où le rejoignit son compagnon Angelo Rinaldi. Mais l’écrivain se disait particulièrement touché d’avoir été fait citoyen d’honeur de la bourgade piémontaise de Cumiana où sonpère avait vu le jour à la fin du XIXe siècle…  

    Né dans la pampa d’Argentine où avaient émigré ses parents, qui interdirent à leurs enfants de parler leur dialecte italien d’origine, le jeune Bianciotti, né en 1930. passa par le séminaire catholique et connut « le climat de peur, de délation et d’infamie » de la dictature de Peron. Ses premier romans, autofictions d’une lancinante poésie, traitent avec mélancolie et tendresse un passé souvent âpre, entre la fuite de la plaine argentine et un premier exil (dès 1955) en Italie, où il creva de faim. À ce propos, il écrivait que « si tous les hommes en avaient fait l’expérience, la face du monde, les rapports entre les gens, les nations, seraient autres »…

      Après un séjour de quatre ans en Espagne, Hector Bianciotti débarqua à Paris en 1961, où il ne tarda pas à s’intégrer dans le milieu littéraire (au titre de lecteur chez Gallimard), bientôt publié et reconnu à la fois comme prosateur et critique. Le grand découvreur Maurice Nadeau publia son premier roman (Les déserts dorés, en 1967), et La Quinzaine littéraire, Le Nouvel Observateur et Le Monde accueillirent ses chroniques de grand connaisseur des littératures européenne et mondiale. Passeur de littérature, Hector Bianciotti avait l’art de partager ses enthousiasmes à l‘écart des modes et des jargons. Quant à l’auteur du Traité des saisons (1977, Prix Médicis étranger) ou des magnifiques nouvelles de L’Amour n’est pas aimé (Prix du meilleur livre étranger en 1983), il laisse une œuvre marquée au sceau des  douleurs du monde, à la fois collectives et intimes, filtrées par la musique d’une langue – la découverte de la musique fut par ailleurs l’une des expériences marquantes de son enfance – et portées par un mélange d’inquiétude et d’émerveillement devant le monde.

  • Au Jardin

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    Des ressources lyriques de la culture potagère. De la lecture de la Vie de Rancé au jardin de curé de La Désirade. Où la mort se trouve priée à goûter.

    Ce que je préfère, c’est le fumet de plant de tomate en relisant La vie de Rancé, là vraiment je lévite. Ou reprendre n’importe où La Recherche avec le regard imbibé du jaune tendron de la fleur de courge, ça aussi c’est le nectar, ça et tant d’autres choses que jamais jusque-là je ne pensais trouver au jardin.

    C’est que l’image de Candide se retirant derrière sa haie de buis m’avait toujours paru le bas bout de la régression, style troisième âge à flanelle et nains de terre cuite. Tout ce que j’avais envoyé valdinguer à l’âge de refaire le monde se trouvait en somme symbolisé par ce carré confiné: tout le grégaire et le trantran suissaud, tout le côté chasseur de limaces et vieux sage en pot: tout cela me remplissait de fureur à peine adoucie par le fait que mon père aimable, et le père de mon père, participaient eux aussi à la conspiration.

    Hélas, combien d’années aurai-je ignoré le goût de la feuille de chou-fleur crue, que j’associe désormais à la lecture d’  Ecuador et à ce moment bleu-vert, frais et croquant, des fins de matinées, après une longue pluie de juillet, quand le Haut Lac fume et que ça sonnaille à tout drelin dans le val suspendu.

    Tant de saveurs ignorées par blasement d’époque ! Mais n’est-ce pas le propre de cette fin de siècle au jouir sommaire et au savoir vague, qui prétend avoir fait le tour de tout et s’en ankylose de mélancolie alors que tout reste à goûter, bonnement offert sur un plat ?

    medium_Widof12.2.JPGAu moins me suis-je assez rattrapé, ces derniers mois, depuis que j’ai commencé d’arracher un carreau à la jachère du jardin de curé de La Désirade, puis un autre et un autre encore, sans me presser ni cesser de lire ou de psalmodier à portée de voix de celle que j’aime.

    On sait le hasard des rencontres, ou plus exactement ce mélange d’imprévisible et de nécessaire qui fait se croiser deux destinées ou soudain apparaître l’évidence de la parenté liant la tomate verte à Chateaubriand.

    De relire une fois de plus La Vie de Rancé m’avait rappelé nos premières lettres d’amour, et celles ensuite d’année en année qui racontaient notre histoire en filigrane, et me revint le parfum à la tomate fraîche de ma jeune fille en fleur.

    A un moment donné, plus rien ne compte qu’un certain bonheur de phrase. Ce matin dans le jardin les tomates sentaient la jeunesse des corps et c’est cela même qui me touche tellement dans les pages que je lisais sur la vie qui file d’une lettre à l’autre, le premier mot qu’on écrit dans la transe et ceux qui suivent tous les jours, puis l’érosion, ou l’émiettement, l’effondrement parfois, la chute à pic d’une seule lettre de rupture, ou l’étirement des déchirures et des imaginations vengeresses, ou pour nous deux la fidélité plus lente et les détails bonifiés dont nos gestes seuls et nos regards, nos moindres inflexions formaient toute l’écriture à l’instant quintessenciée en parfum juvénil sur les petites terrasses balinaises de mes plants de tomate.

    Puis une autre sensation ancienne me revint en remuant les cailloux brenneux, une sensation de terreur douce.

    Je m’étais retrouvé à marcher à travers champs avec le père de mon père, je revois nettement la petite gare au milieu des prés et le seul chemin montant vers nulle part où se déploie soudain un parterre de jonquilles comme je n’en ai jamais vu, puis c’est la ferme dans un repli et, dans la cuisine enfumée de la ferme, la vieille tante à mains sèches que j’entends encore parler, baissant la voix, d’un certain individu qui rôde de par le pays et fiche le feu aux fenils, et le soir que je suis conduit à la grande chambre froide juste en dessus d’où je continue d’entendre l’inquiétant murmure, et j’ai de la peine à me faire à la matière fluide et dure à la fois du petit oreiller rempli de noyaux de cerises, je n’arrive pas à m’ôter de l’imagination que l’individu se dissimule derrière telle horloge jurassienne ou dans l’ombre de telle armoire, et comme une douceur m’apaise cependant, mon grand-père a dû me rejoindre et c’est maintenant lui qui joue le spectre en chemise de nuit, et je perçois bientôt une sorte de bruissement dans l’oreiller, et je vois peu après se déployer l’arbre immense dans la brise de la nuit, oui tout cela me revient pêle-mêle tandis que la terre que je sarcle se remet à respirer.

    L’idée d’ Ecuador qu’on puisse courir sur l’océan soudain solidifié, la formidable partie de rollerskate qu’évoque ce journal de voyage m’a fait imaginer à mon tour, je ne sais pourquoi, la coupe de la terre en transparence: du jardin aux fourneaux enfouis des volcans mexicains tout communiquait soudain, et mes siècles de lecture.

    Aux îles Bienheureuses, trente ans plus tôt, dérivant entre d’incertaines amours, mais accroché au bois flotté des livres, je voyais déjà tout comme ça: comme un ensemble relié dessous par un même socle et dessus par de fulgurantes flèches. Dans les Cyclades un squelette de chien dans le sable me faisait communier avec un vice-consul ivre à Cuernavaca, ou le goût de la figue de Barbarie dans la fraîcheur du matin s’alliait au nom de Nietzsche sur un livre trempé d’eau de mer que j’annotais au crayon violet au milieu des hippies.

    medium_Widoff21.JPGLa terre en coupe est comme un rêve d’enfant: un merveilleux terrier à étages où l’on descend et remonte à n’en plus finir par tout un réseau de galeries fleurant la vieille farine et les fleurs séchées. Il y a des greniers et des cachettes: c’est là qu’on range les réserves de fruits et les chaînes de saucisses, les jarres et les barriques, les souvenirs de toute sorte. Il y a des balcons de bois d’où l’on surplombe tout le pays et les montagnes d’en face, selon la lumière, forment tantôt un dernier diadème himalayen et tantôt une cordilière pelée.

    Les mains dans la terre je divague. Je creuserais bien jusque de l’autre côté, comme lorsque je me suis fait azorer pour grave atteinte à la pelouse familiale, ce jour de l’été de mes sept ans où j’avais décidé de partir à la rencontre des Têtes Bêches à corps peints.

    Résumé de la situation: nous sommes au jardin pour toujours et convions la mort à goûter nos tomates. Les anges envient notre miam miam.

    littérature,poésie(Ce texte est extrait du recueil intitulé Le Sablier des étoiles, paru chez Barnard Campiche en 1999).

     

  • Ceux qui assomment les pauvres

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    Celui qui estime que les insectes nuisibles ma foi ça se traite / Celle qui pense qu’un mendiant est un exploiteur à sa façon / Ceux qui ne raisonnent plus qu’en termes policiers / Celui qui relance la théorie du Mur de Protection / Celle qui ne donne qu’aux infirmes diplômés et aux vieilles non basanées / Ceux qui ramassent le dinar où ils peuvent / Celui qui se sent atteint dans sa chair quand on critique la course au profit / Celle qui dit haut et fort qu’elle donne pour alléger à la fois sa conscience et sa bourse / Ceux qui ont une technique appropriée à la détection des faux mendiants (disent-ils) / Celui qui va breveter la machine à trier vrais et faux mendiants / Celle qui se ferait plumer plus volontiers que d’en arriver à méfiance / Ceux qui prétendent qu’« ils sont partout » / Celui qui refuse (dit-il) de céder à certaine affectivité démago qui écarte le vrai problème global dont Russes et Chinois n’ont que foutre tant qu’ils avancent / Celle qui déclare que la Roumanie doit prendre ses responsabilités point barre / Ceux qui ont fait l’Europe à l’image de l’Internationale financière / Celui qui affirme qu’après l’interdiction de la mendicité en Suisse romande s’imposera la taxe sur la pauvreté / Celle qui affirme que la générosité est une forme d’hypocrisie / Ceux qui en concluent que les émirats arabes n’ont qu’à subventionner la misère africaine / Celui qui rappelle à sa famille réunie pour le barbecue qu’on est quand même bien entre gens qui ont « quelque argent » / Celle qui fait office de rabat-joie sempiternel en constatant entre la poire et le fromage qu’un enfant meurt de faim dans le monde toutes les deux minutes / Ceux qui trouvent qu’une rue sans mendiant est comme un jour de prison sans pain sec / Celui qui participe à toutes les manifs solidaires sans y aller vu qu’il est grabataire et notoirement sans ressources / Celle qui déjoue toute forme d’agression vertueuse / Ceux qui ont le cœur sur la main et celle-ci sur la matraque / Celui qui affirme que les plus pauvres des pauvres sont humainement plus riches que les riches ce qui fait une belle jambe aux pas vraiment pauvres et aux pas tellement riches / Celle qui préfère danser la zumba / Ceux qui demandent au mendiant de se déplacer le temps de sortir leur Porsche Carrera du garage, etc. 

  • À la croisée des chemins

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    Francis Richard, blogueur ami, consacre la très généreuse présentation qui suit à mes Chemins de traverse. On peut retrouver ce fin amateur de littérature sur ce coin de Toile: http://www.francisrichard.net

    Ce livre se rapporte aux années 2000 à 2005. Le sous-titre, Lectures du monde, indique quel est le propos de l'auteur, qui préfère les chemins de traverse, pleins d'inattendus, aux routes toutes droites, monotones. Il faut en effet entendre les mots "lectures" et "monde" dans différentes acceptions. Jean-Louis Kuffer, JLK, ne se contente pas de lire des écrivains du monde entier, mais il lit, tel qu'il le perçoit et l'absorbe, le monde qui l'entoure, aussi bien au cours de ses voyages que depuis son nid d'aigle lémanique, La Désirade

    Désirade77l.JPGCe vagabondage buissonnier nous vaut, de la part de cet "écrivain de l'intime et de la vie privée", de véritables transmutations de ces lectures du monde, auxquelles le lecteur, à son tour, a toutes opportunités de se nourrir l'esprit. Car JLK, a au moins deux vocations: celle d'annoter des livres dont il s'attache "à dégager et transmettre la substance" et celle d'écrire ses propres textes, sur sa table matinale, à cinq heures du matin le plus souvent. Je ne parle pas de cette troisième vocation qu'est sa lecture du monde par le truchement de l'aquarelle...qui n'apparaît pas dans le livre, a contrario de son blog.    

    JLK connaît de nombreux écrivains pour avoir beaucoup fréquenté leurs oeuvres, et rencontré nombre d'entre eux. Il parle avec justesse, par exemple, du "mélange d'objectivité et de sympathie douce-amère" avec lequel Marcel Aymé "observe ses semblables"; du "manque total de génie romanesque" de Philippe Sollers; de Dostoïevski "tout à genoux, se traînant dans la ruelle comme le dernier des derniers alors qu'il est le premier des premiers"; "des ténèbres tendrement pluvieuses, suavement abjectes, absurdement tragiques et infiniment humaines" de Simenon; de la lecture de Gustave Thibon qui lui "fait du bien, comme le pain ou l'eau claire"; de "l'incomparable humanité" de Céline, "abjection comprise" etc. 

    Thibon4.jpgCet aperçu d'écrivains que je pratique - il en est bien d'autres dans ce livre que je connais peu ou prou - montre "qu'il y a du Noé" chez ce "passeur de livres appelé à faire cohabiter, dans son arche, les espèces les plus dissemblables, voire les plus adverses". Comme il le souligne "cela suppose une empathie à peu près sans limites, et qui requiert un effort souvent inaperçu". 

    Ses propres textes sont des tableaux poétiques tirés des paysages qu'il contemple depuis son nid d'aigle ou les récits de ses relations affectueuses avec sa "bonne amie" - "cet être lumineux" - et ses deux filles, Sophie et Julie; ses relations tumultueuses avec ses amis Marius Daniel Popescu et Bernard Campiche; ses relations belliqueuses avec Dimitri - Vladimir Dimitrijevic - et Maître Jacques - Jacques Chessex -, amis que vent d'orgueil ont fini par emporter. 

    JLK, ce "franc-tireur, qui fait bande à part au milieu de la soldatesque", a horreur des idées arrêtées. Il tient plus à la liberté, à la paix intérieure et à l'accomplissement de soi qu'à l'amitié. C'est pourquoi il a quitté très tôt ce qu'il appelle la secte de gauche et qu'il n'a jamais rallié la secte de droite...Il n'est à l'aise qu'en étant lui-même et qu'en sachant ce qu'il est. Il est naturel en somme.

    Ses propres textes sont des invitations à la réflexion sur la vie et la mort, dont il n'a pris vraiment conscience que 20 minutes après la naissance de sa fille aînée. S'il ne veut pas parler de Dieu et du sexe avec autrui, ces deux questions l'"obsèdent entre toutes". Il s'interroge "sur la nature de la réalité" et s'intéresse donc surtout à "la pensée aux confins de la religion". Pour lui - sinon il est sans intérêt -, un philosophe doit être en même temps un écrivain, c'est-à-dire "un poète travaillant au corps et à l'âme". S'il ne veut plus entendre parler de Fraternité avec un grand F, il veut "voir des gestes fraternels", il a "envie qu'on soit gentil". Il se sent "augmenté par le don". Il veut comprendre les autres avant de les juger ou de les condamner: "Chaque fois que je suis tenté de juger quelqu'un dont le comportement m'agace ou me déçoit, je ferai bien de songer à ce qu'il est et à ce qu'il vit."

     JLK a de l'humour : "Je n'ai été pour ma part, pédophile qu'à onze ans, et cela m'a passé ensuite."

     

    Vialatte3.jpgParmi ses litanies, qui commencent par "celui qui", "celle qui" ou "ceux qui", qui sont bien vues, et qu'il  égrène tout le long du livre, j'aime particulièrement celle-ci : "Celle qui fait le ménage en se rappelant la sentence d'Alexandre Vialatte: "L'homme est poussière. D'où l'importance du plumeau".

     Son humour peut même être noir, ce qui est une façon efficace de faire fi de la souffrance. Sa mère est dans le coma depuis plusieurs jours, à la suite d'une attaque cérébrale. Elle agonise: "Se dire qu'elle dort pour toujours, mais plus pour longtemps." 

     A un moment JLK écrit: 

    "Je pense qu'il ne faut pas songer à l'écriture sans une plume à la main."

    Après avoir lu son livre, qui se lit avec beaucoup de bonheur et que le lecteur referme à regret (mais rien ne l'empêche de le reprendre), ce dernier n'aura aucune peine à imaginer qu'une plume, tenue en main, plongée dans l'encre verte, fait corps et âme avec cet écrivain.

     Francis Richard

     

    Chemins de traverse, Lectures du monde (2000-2005), Jean-Louis Kuffer, 420 pages, Olivier Morattel Editeur.

  • Mario le visionnaire

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    Une visite à Mario del Sarto, sculpteur sauvage à Carrare.

    IMG_1777.JPGUn fascinant Musée de l’art brut, à Lausanne, dont la première collection fut celle de Jean Dubuffet, qui la légua à notre bonne ville, réunit les productions les plus étonnantes de ce qu’on appelle l’art brut, à proximité de l’art naïf et de l’art populaire, mais qui devrait être le fait de créateurs non initiés à la « culture », au sens conventionnel et institutionnel. Michel Thévoz, premier conservateur du lieu, a fixé les limites du champs de l'art brut, qui se discute pourtant.

    IMG_1748.JPGOr il me semble que Mario del Sarto participe de cette catégorie, avec cela de particulier qu’il a le savoir-faire d’un artisan-artiste de métier et une intelligence parfaitement équilibrée, selon les normes.

    IMG_1775.JPGCela étant, les œuvres de ce sculpteur descendant des spartani de Carrare ne sauraient être intégrées dans un musée. Solidement implantées au lieu même où elles ont été taillées, elles constituent, dans un val des hauts de la cité toscane, un ensemble monumental fascinant où s’active encore le sculpteur, aujourd’hui âgé de 85 ans.  

    IMG_1756.JPGLorsque nous nous sommes pointés dans le vallon, à l’aplomb des grandes carrières de Carrare et du foyer d'anarchie de Colonnata, où se déploient ses centaines de sculptures, bas-reliefs, bustes, têtes et autres frises et fontaines, Mario, en tablier bleu, était en train de sculpter un énorme bloc de marbre quadrangulaire qu’il ornait de scènes en bas-relief évoquant l’histoire des carrières et la destinée particulière des spartani.

    IMG_1722.JPGAprès les présentations, où mon ami le Gentiluomo, avocat à Carrare et conjoint de notre amie la Professorella, alias Anne-Marie Jaton,  lui a révélé ma véritable passion pour son art (je suis resté près d’une heure à photographier ses pièces, en son absence, lors de notre premier passage), et que je lui ai dit ma surprise de voir tant de nouvelles sculptures de tous côtés, Mario m’a répondu qu’un artiste ne pouvait faire que créer sans discontinuer puisque telle est sa vocation, et d’ailleurs « lavorare riposa », travailler repose, est sa devise, qu’il a inscrite au fronton de son atelier. Sur quoi, voyant mon intérêt, il est allé chercher un morceau de marbre qu’il a commencé de façonner, au moyen d’une petite meule et d’un ciseau, pour lui donner la forme d’une figure au profil évoquant celles des îles de Pâques…

    IMG_1766.JPGOr tout de suite j’ai senti, chez ce grand vieillard de 85 ans au très beau visage et aux mains très fines, une qualité de rayonnement, de présence et d’attention, de précision dans le langage et de poésie dans l’expression, qui m’ont donné envie de le revoir et de le faire connaître, non du tout pour la gloire qu’il pourrait en tirer (il ne se fait aucune illusion sur les vanités humaines) mais pour le simple bonheur de faire partager éventuellement une belle rencontre.

    IMG_1760.JPGS’il ne rêve pas de gloriole personnelle, Mario del Sarto a fait maintes démarches, vaines jusque-là, en sorte de hisser son immense Spartano au sommet d’un pic voisin d’où il dominerait toute la région, jusqu’à la ville de Carrare.

    IMG_1753.JPGMais qui sont plus précisément ces fameux spartani ? Ce sont ces ouvriers indépendants, souvent proches de l’anarchie (dont le mouvement italien est né tout près de là, dans le bourg surplombant de Colonnata, qui passaient, au début du siècle passé, leurs journée à tailler des « chutes » de marbre, qu’ils revendaient ensuite pour survivre. Lui-même, né sur les lieux, en connaît parfaitement l’histoire. Mais il y a aussi du philosophe et même de l’apôtre en Mario, et c’est là qu’il rejoint les artistes bruts, avec des œuvres symboliques ou allégoriques aux visées édifiantes.

    IMG_1749.JPGL’une de ses fresques raconte ainsi les méfaits du sport de masse, à propos d’un match de foot meurtrier, et voilà que, nous faisant visiter son atelier, il me présente je ne sais plus quel grand personnage de L’Enfer de Dante en me citant par cœur une dizaine de vers…

    Bref, tout voyageur passant à Carrare devrait faire un détour par ce val le long duquel il découvrira, médusé, les figures humaines ou animales, réalistes ou  fantasmagoriques sculptées par Mario del Sarto… 

  • Ceux qui veillent sur l'eau

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    Pour le danseur de Midi

    Celui qui sait que la couleur est dans le nom / Celle qui porte l’eau douce au front / Ceux qui recensent les vagues / Celui qui pratique l’apnée lunaire / Celle qui savoure l’immanence à mi-pente / Ceux qui descendent dans le rêve par paliers / Celui dont l’épaule tiède accueille les chastes songeuses / Celle qui le fait avec les plongeurs glabres / Ceux qui parfument les rivages / Celui qui a la garde des flacons subtils / Celle qui se croit en odeur de sainteté nonobstant le décret du Vatican / Ceux qui fréquentent l’Hôtel Moderne avec des gestes anciens / Celui qui observe le serveur gracile à la cafète de la Maison de Repos / Celle qui le fait avec des Brésiliens illettrés mais moralement élégants / Ceux qui militent contre la réticence / Celui qui est non seulement contre mais tout contre / Celle qui dort un long temps au pied du morbier / Celui qui revisite la métairie de l’Oiseau / Celle que contrarient les appariteurs zoomorphes / Ceux qui stressent entre les dédaigneux / Celui qui sait pourquoi le poisson ne pense point mais réfléchit mieux la lumière que la moule maussade / Celle qui hume l’odeur de sodium des berges irradiées / Ceux qui ne pensent pas mais sentent fort / Celui que dirige la luminescence de la centenaire engloutie / Celle qui canne les chaises percées / Ceux qui en reviennent au siège curule genre Poséidon / Celui qui hante le bar sous la mer tenu par ce cher Stefano / Celle qui se conforme aux préceptes de la vie au fond des mares / Ceux qui se la jouent vingt mille lieues sous les moires / Celui qui n’a jamais confondu la généalogie du rabbi Iéshoua et celle de Gargantua / Celle qui récuse son ascendance darwinienne côté sangsues / Ceux qui ont survécu en s’entre-dévorant / Celui qui marque une pause dans le déroulé temporel de la Sélection / Celle qui se nourrit de regrets au point que son teint s’en ressent / Ceux qui assument leur profil siluriforme / Celui qui vit sa destinée d’enfant sirénomèle même pas sûr d’être sauvé par le Dieu méchant / Celle dont personne ne sait ce qu’elle pense de son enfant à branchies de requin / Ceux qui dissertent sur l’identité sexuelle de l’androgyne velu à trois fentes / Celui que sa vocation de pianiste de concert a conduit des favellas aux suites royales qu’il supporte à renfort de Prozac / Celle qui s’exhibe dans les débats philosophiques où l’on conclut toujours sur une note d’espoir / Ceux qui lèvent leur pouce sur Facebook quand on leur balance une photo de jonquille ou un cookie sympa, etc.

    (Cette liste a été jetée ce Midi sur une table du Café Saint-Pierre à Lausanne en reprenant la lecture du Magasin de curiosités de Jean-Daniel Dupuy, paru récemment aux éditions AEncrages).

  • L'Arche de JLK

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    Ce qu’écrit Michel Audétat sur Chemins de traverse dans Le Matin-Dimanche.

    Pour moi qui sors peu, le journal de Jean-Louis Kuffer est comme un trou de serrure où j’aime coller l’œil pour voir ce qui se passe dans le milieu littéraire romand. Je m’informe : cancans d’écrivains, brouilles et embrouilles, trahisons et réconciliations… Qui n’a pas ses petits plaisirs de conciergerie ? J’observe tout cela avec curiosité, mais aussi avec pas mal de retard puisque ces Chemins de traverse couvrent les années 2000 à 2005.

    Bien sûr l’essentiel n’est pas là : la  part de l’anecdote croustillante est d’ailleurs plutôt réduite dans ce journal. Enchaînant là où s’arrêtait L’ambassade du papillon (Campiche, 2000), Chemins de traverse se révèle ondoyant et divers comme l’auteur lui-même. On y trouve des rencontres d’écrivains, des réflexions littéraires, des choses vues, des parenthèses méditatives, des radiographies intimes, des événements tristes ou joyeux… L’unité du livre tient à sa visée. JLK accompagne par l’écriture la marche des jours pour ‘être au plus près de ce qu’il a sur le cœur. Ainsi va la vie : ainsi va le journal.

    Dans ce volume, j’aime en particulier le JLK grand lecteur (et Chroniqueur à 24Heures) qui ne passe pas une journée sans se frotter aux livres des autres. Son journal montre le goût littéraire qui se forge, qui n’a jamais fini de se forger. On tique parfois, ce qui fait partie du plaisir. Non, le premier roman de Noëlle Revaz vaut mieux que son appréciation réservée… Et le féroce Philippe Muray, il n’aurait donc pas d’humour ? Mais on adhère aux belles pages que JLK consacre à Simenon, Balzac, Philip Roth ou Naipaul. Il note qu’il y a « du Noé chez le passeur de livres appelé à faire cohabiter, dans son arches, les espèces les plus dissemblables, Voire les plus adverses. »

    Traverse1.jpgJean-Louis Kuffer, Chemins de traverse ; lectures du monde 2000-2005. Olivier Morattel éditeur, 418p.

    Cet article a paru dans Le Matin Dimanche du 24 juin 2012.

  • La princesse Cheval

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    Des notes préparatoires de Monsieur Ouine et du cheval de cirque de Monsieur Bonnard. De la recherche du mot juste et de l'analyse spectrographique d'une goutte de sang tombée de la palette de Soutine...

    C’est un exercice saisissant que la lecture à voix haute des pages préparatoires d’un des romans français les plus énigmatiques du XXe siècle, telles qu’elles sont rassemblées et présentées, par Daniel Pezeril, dans les Cahiers de Monsieur Ouine de Georges Bernanos. J’y repensais en regardant le Cheval de cirque de Pierre Bonnard, qui me semble une autre cristallisation de l’insondable mystère que constitue notre présence au monde, et l’expression de la même joie confuse, sourde et radieuse, sur fond de ténèbres et d’affreux gestes humains, qui se dégage des pages de Monsieur Ouine.
    Il y a quelque chose de la transe chamanique dans la façon de Bernanos de chercher les mots en grattant le papier. J’y pense sans y penser en regardant la Princesse Cheval et non sans me rappeler, ça peut servir, ce que me serinait l’autre jour ce terrible crampon de Winnipeg, à savoir que « dans la rétine se trouvent trois mosaïque différentes mais entremêlées de cellules coniques, dont les photopigments possèdent des courbes d’absorption spectrale qui se chevauchent, mais qui atteignent respectivement leur sommet à 560, 530 et 440 nanomètres. Ces trois mosaïques de cônes constituent ce qu’il est convenu d’appeler les récepteurs d’ondes longues (L), d’ondes moyennes (M) et d’ondes courtes ».

    Mais qu’en a donc à foutre ma Princesse ? demandé-je à Winnipeg, qui poursuit imperturbable : « La différence entre les signaux provenant des récepteurs L et M engendre le canal rouge-vert ; et la différence entre la somme des signaux provenant des récepteurs L et M et des signaux des récepteur C engendre le canal jaune-bleu. Ces deux canaux chromatiques sont opposants ou antagonistes : une augmentation du rouge est toujours acquise au détriment du vert, et vice versa ; une augmentation du jaune est toujours obtenue au détriment du bleu, et inversement ».
    C’est en prêtant trop d’attention à de semblables observations qu'un mien ami cher, hélas, a lâché la peinture pour en revenir à l’image virtuelle, mais chacun son job : et à moi, trivial et bancal, la Princesse Cheval parle à l'instant du martyre de Kholstmier, son cousin persécuté de la nouvelle de Tolstoï, frère lui-même du serviteur battu du Cheval du sautier de Ramuz. En marge du cahier de Bernanos que j’ai sous les yeux, il y a un rappel de paiement de putain de facture d’électricité, et Monsieur Bonnard, sur les pages d’agenda de 1934 où il a jeté quelques esquisses de son cheval de cirque, ajoute : couvert, nuageux, ce genre de précisions rapport au temps… Mais oui, note pour sa part Daniel Pezzeril dans son intro aux Cahiers de Monsieur Ouine, « l’expérience humaine du temps domine la pensée moderne ».

    Et d’ajouter plus précisément : «Elle mobilise des artistes de toute origine, des linguistes, des ethnologues, des psychologues de toute sobédiences, des critiques en chambre et en plein air, des historiens de la nouvelle et de l’ancienne école, des philosophes surtout et jusqu’à des théologiens – sans omettre les scientifiques dont les colloques, inaccessibles à la plupart d’entre nous, donnent l’impression de se tenir dans la chambre du Grand Roi ».
    Dans le temps de la recherche du mot juste que constituent les Cahiers de Monsieur Ouine, on voit littéralement jaillir la parole de la nuit comme l’adolescent mâle de l’enfant, à la vitesse du premier sperme. Or je ne cesse d’y songer en regardant penser Monsieur Bonnard du bout de son pinceau de dormeur éveillé…

    Pierre Bonnard. Cheval de cirque, 1936-1946.Huile sur toile, 94x118.
    Georges Bernanos. Cahiers de Monsieur Ouine. Seuil, 1991.

  • Ceux qui sont Top Glamour

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    Celui qui tient un garage à Glasgow et se rend au Club Paradise avec un futal de simili-cuir noir à derrière ajouré en rond-de-lune / Celle qui est juchée sur des talons aiguilles bonnes à tricoter les moquettes / Ceux qui accèdent enfin à la mousse-party dont ils rêvaient dans le Borinage / Celui qui se sape en Marine U.S. selon le Dress Code Military et sa femme Hildegarde en majorette / Celle qui a pas mal économisé pour se payer sa tunique à paillettes genre Salomé le Retour  / Ceux qu’on refoule à l’entrée au motif qu’ils ont l’air de salafistes / Celui qui remonte la contre-allée du Jardin d’Eden en tenue de prêcheur nu / Celle qui dit qu’elle se sent plus vivante avec trois mecs qu’avec deux / Ceux qui se disent libertins tendance Onfray / Celui qui observe son prochain et ses prochaines avec la même affectueuse attention que le rabbi Iéshoua voue aux brebis bien garées ou parfois égarées / Celle qui voit dans les méduses échouées le long du rivages des restes d’âmes perdues / Celui qui pose pour un Poséidon en marshmallow / Celle qui en pince pour le marchande de glaces comme sa bisaïeule en 1923 à La Baule / Ceux qui ont cru reconnaître DSK au Club Paradise mais ce devaient être des libertins sarkozystes / Celui que n’a jamais attiré l’orgie petite-bourgeoise franco-batave ni le karaoké à la bavaroise / Celle qui serait prête à sortir des euros pour se faire un Grec / Ceux qui se marrent en dénombrant les interdits frappant l’entrée au Club Paradise genre pantalon pas accepté pour Madame et Dress Code élégant pour lui / Celui qui rougit de plaisir dans la Zone marquée Red / Celle qui recourt à la géolocalisation pour trouver les libertins les plus proches dans la garrigue où rôde aussi l’émigré à ne pas confondre / Ceux qui ont le diable au corps et le cul bordé de nouilles / Celui qui trouve ses plus grandes jouissances dans l’aquarelle et la marche en forêt avec une âme sœur / Celle qui prend volontiers son pied mais en quoi ça vous regarde ? / Ceux qui sont trop sensibles au chant du monde pour en gâcher la mélodie en cette fin de journée belle, etc.

    Image : Terry Rodgers                

     

  • Raccourcis de la fiction

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    Sur une nouvelle noire en chantier. De la difficulté de dire le crime en littérature. D’un roman américain terrifiant de Donald Ray Pollock. Des effets de réel via le nuage numérique et Facebook.

    Au Cap d’Agde, Studio Glamour, ce mercredi 23 mai. – Mon ami le Gitan  m’ayant réclamé hier la nouvelle que je lui ai promise il y a quelque temps pour un recueil collectif intitulé Léman noir, je me suis attelé ce matin à cette histoire que je mijote depuis des mois et où il sera question de jalousie, d’âge et de criminalité littéraire. En bref, c’est la story d’un critique littéraire vieillissant ferré en matière de roman noir, qui fait par hasard la connaissance d’un jeune Black écrivain impatient de se faire un nom dans le genre et qui, après diverses rencontres, lui soumet son premier manuscrit, captivant à maints égards mais manquant de crédibilité dans l’évocation d’un meurtre par jalousie et dans le récit des années de taule du protagoniste. J’avais amorcé la réflexion sur le sujet du meurtre en littérature lors d’un voyage en train, entre Salzbourg et  Vienne où, lisant La force de tuer de Lars Noren dans le wagon-bar, la conversation s’était engagée avec un jeune type qui, assis en face de moi et intrigué par le titre du livre, s’était risqué à interrompre ma lecture en dépit de mon air revêche… Ensuite le dialogue avait été assez carabiné car j’avais poussé mon interlocuteur sur un terrain qui ne lui était pas familier en lui suggérant, sans cesser de lui poser des questions de plus en plus personnelles, de se représenter toutes les situations qui pourraient le faire sortir de sa vie ordinaire de fonctionnaire et le pousser à l’acte criminel.

    Ce qui m’intéresse plus particulièrement, en l’occurrence, c’est la grande différence d’âge entre le vieux briscard lecteur et l’auteur dans la vingtaine, le fait que le premier soit très cultivé à l’ancienne et de race blanche, tandis que l’autre est un jeune Africain  ambitieux, à la fois intelligent et très instinctif, incarnant la vie même aux yeux du vieux hibou. Ce sont donc deux sphères mimétiques  qui se superposent dans la même brève histoire noire, qui finit par le meurtre (fictif) du jeune Noir étranglé par le narrateur de manière littérairement crédible.  

    Cela s’intitulera Black is Blacky et tel est l’incipit : « Prendre la vie de quelqu’un est une chose énorme, avais-je dit à Blacky, mais il semblait ne pas entendre »…

    °°°

    Prendre la vie : c’est un leitmotiv omniprésent dans la fiction noire actuelle, où la figure du serial killer s’est développée de manière exponentielle et significative, que Jean-Patrick Manchette expliquait par la tendance à diluer toute responsabilité personnelle dans la sauce des explications psycho-socio-historiques – de crimes en série en crimes de masse. Or on se retrouve dans une sorte d’atmosphère primitive, à coloration biblique, dans la suite de morts atroces relatées dans Le Diable, tout le temps, roman américain récent (2011 en v.o.) précédé d’une rumeur médiatique et publicitaire assimilant l’auteur, Donald Ray Pollock,  à Flannery O’Connor ou Cormac Mc Carthy. 

    Je n’ai lu jusque-là que les 100 premières pages de ce roman effectivement terrifiant, qui mériterait parfaitement la formule de « fantastique social » inventée pour le Voyage de Céline par Guido Ceronetti, mais j’attends d’avoir lu les 369 pages de ce roman pour confirmer son apparentement avec Flannery O’Connor, qui ne me semble justifié qu’en surface.

    De fait, la folie « mystique » de Willard Rusell, qui revient en 1945 dans son Ohio natal après avoir dû achever un marine crucifié par les Japonais, et qui va entraîner son fils Arvin dans un délire d’incantations et de sacrifices afin de sauver sa femme Charlotte du cancer, s’apparente bel et bien aux conduites des personnages de Flannery O’Connor, sans le fonds théologique et poétique de celle-ci. Pollock, en revanche, est plus explicitement violent, notamment dans la description hallucinante des deux pseudo-prophètes massacrant la femme d’un des deux en vue de la ressusciter. Cela m’a l’air du sérieux et du lourd, mais je réserve ma conclusion...  

    Maxou1.jpgCap d’Agde, au Studio Glamour, ce jeudi 24 mai. – J’ai bouclé ce matin le premier tiers de ma nouvelle noire Black is Blacky. J’en ai averti le dédicataire, Max Lobe, que j’ai en somme pris en otage dans ma fiction. Il me répond par SMS qu’il est un peu déprimé ces jours tant il peine à retrouver un nouveau job, en dépit de ses diplômes universitaires. Cela ne laisse de me révolter. Notre système générateur de chômage est une calamité. Mais je réponds à Maxou de faire la pige au chômecam (toutes les réalités vécus par des Camerounais finissent en cam) et de se consacrer sérieusement à son prochain livre, pour lequel il a la chance d’avoir un contrat ouvert chez Zoé. Je lui répète en outre qu’il pourrait nous composer un délectable Journal d’un Bantou au vu de ce qu’il m’a raconté jusque-là de son pays et du nôtre, sur son ton teinté d’humour acide. Mais comme la plupart des écervelés de son âge, Max pense surtout à courater et  à danser la zumba au lieu de prendre au sérieux la Littérature qui le fera entrer, tout vivant, dans la gloire des baobabs…

    °°°

    Le soleil étant revenu sur le front de mer du  Village naturiste, en régime normalisé par un président tellement  normal qu’il nous semble le croiser un peu partout, nous allons nous balader à poil le long des dunes normalement dévolues à cet exercice en revanche poursuivi, en d’autres lieux (en Syrie les femmes se baignaient naguère en longs manteaux lugubres, et ces jours elles ont d’autres soucis…), mais la vraie liberté est ailleurs et c’est à elle que nous pensons plus que jamais, avec toute la reconnaissance de nos peaux au vent et à la mer …     

     

    Image: Philip Seelen