
De Matthieu Ruf, dit Matteo, à JLK, dit le Papillon.
Quelque part dans la Pampa, le 27 avril 2013
Cher JLs,
Il reste 130 kilomètres jusqu'à la destination finale de mon bus Taqsa-Patagonia, dont la devise est : « ange passe » (en franchute). J'ai déjà vingt-sept heures de route dans le dos, tout autour de moi s'étend la terre des lièvres et des buissons dorés à n'en plus finir jusqu'aux cimes enneigées des Andes, le soleil embrasse sans l'ombre d'une ombre la Patagonie, et enfin puisque l'ange a passé, enfin je me décide à t'écrire.
En vérité je n'ai cessé de t'écrire dans ma tête, et de penser à tes mots écrire comme on respire, en ne cessant depuis six mois de respirer et d'écrire à pleins poumons. J'ai pensé ces jours à une lettre que je t'ai envoyée il y a dix ans, à l'époque où je pourchassais mon reflet dans les saumâtres eaux de la Liffey : figure-toi que j'en ai complètement oublié le contenu. Ouais, dix ans, déjà. Figure-toi que j'aurai trente ans, l'an prochain, je vais vraiment commencer à pouvoir dire : il y a dix ans ceci, il y a dix ans cela... Mais qu'importe ? puisque comme tu l'as écrit un jour dans l'édito d'un quotidien vaudois, à propos d'un de mes films préférés : nos meilleures années, c'est la vingtaine, mais la trentaine, au fond, c'est pas mal non plus, et quant à la quarantaine, elle n'a rien décidément rien à leur envier, et puis la cinquantaine...
Six mois donc que je me suis lancé dans le fleuve avec notre cher Kid, six mois que ma maison, c'est un grand sac prêté par un grand frère et un petit sac prêté par un autre grand frère, six mois le long d'un tracé sur l'océan et une étroite bande d'un autre continent. Six mois que tu m'as dit « forza! » sur le parking à vélos devant le Buffet de la Gare. Peu avant, tu m'avais téléphoné pour qu'on se voie avant mon départ, je descendais la rue du Bugnon, je sortais de la polyclinique avec dans le sang un vaccin contre la rage bubonique de Palombie (ou quelque mal similaire). Tu m'as appelé et comme je te demandais s'il fallait prendre Proust ou Dostoïevski pour mes dix jours de cargo, tu m'as conseillé de prendre Dosto ou mieux encore, Conrad ou Naipaul, en ajoutant : « tu liras Proust en prison ! »
Cher vieux, figure-toi que j'ai acheté Crime et châtiment bien après avoir débarqué du cargo, et n'en ai pas lu une ligne. Un tuyau bouché dans la rue Carmen Alto de Cusco, conjugué au déluge péruvien, a fait remonter mille litres d'eaux usées au rez-de-chaussée de l'hôtel où j'avais laissé mon sac pour aller crapahuter plus léger dans la jungle. Le pauvre Dosto, pour le dire comme ici, se fue a la mierda. Comme deux de mes carnets, dont tout ce qui avait été rempli à la plume a été complètement effacé, m'invitant au palimpseste de mon propre voyage. Je me demande comment tu aurais réagi à ça, toi et ton épaisse encre verte. Moi, je les ouvre périodiquement, mes carnets gondolés, je regarde les pages blanches, et je reste encore incrédule. J'ai pu quand même sauver Les veines ouvertes d'Amérique latine, une bible gauchiste de 1970 écrite par un grand Uruguayen. J'essaie de ne pas suivre ton exemple de lecteur de bibles gauchistes et de le lire autrement que par l'aisselle...
Ce jour-là, dans mon oreille errant sur le trottoir en sortant de l'hôpital, ton enthousiasme m'a fait du bien, comme les encouragements de tous ceux qui m'ont aidé, dans ma vie de jeune vieux, à partir en voyage. Tu m'as dit : c'est bien, après la Fräulein, tu vas trouver une belle latine et la sensualité... Je t'ai dit : c'est bien ce qui me fait peur, et tu m'as traité de pauvre protestant. J'ai rigolé, car je savais que tu avais raison, toi le jeune vieux calviniste défroqué...
Jean-Louis, j'ai trouvé deux belles latines à cheveux noirs, l'une derrière un bar à Bogotá, l'autre en crapahutant dans la jungle péruvienne pendant que Dosto et mon Panama superfin d'Equateur se noyaient dans la merde ; ce furent des heures et des jours inoubliables, ce n'est peut-être pas fini mais le voyage m'a trop habité, le voyage te reprend comme une chaussure de cuir déjà bien marquée sur les bords mais solide et prête à marquer la poussière jusqu'au bout, et le voyage, c'est ainsi, m'a repris, sans que je ne dépose vraiment mon baluchon où que ce soit.
Je t'imagine parfois, les fesses sur les sièges bleus de ces bus saturés de mauvais films à mitraillettes, ou debout devant ces lacs immaculés entre les cordillères, ou dans les gaz d'échappement pénétrant dans ces échoppes où l'on te sert du poulet gras, du riz et des frites, ou plissant les yeux ébahis devant un désert que l'on met vingt heures à traverser, ou lisant Cingria posé sur un vieux caillou du Machu Picchu, imperturbable aux colonnes de ces touristes à ciré que tu exècres glissant entre les pierres. Je t'imagine continuer la liste et ne jamais pouvoir la tenir à jour. De « celle qui espère que prendre de l'ayahuasca lui révélera son vrai Moi. » De « celui qui doit payer 280 dollars pour traverser le même lac que son idole Ernesto Guevara. » Alors, avant qu'il ne soit trop tard, parce que dans un mois le voyage sera terminé et que de tous ces êtres il ne restera que des mots, effacés ou non, et pour que tu connaisses au moins une infime partie des raisons qui font que je ne cesse, depuis six mois, d'écrire et de respirer à pleins poumons, laisse-moi donc, cher Jean-Louis, te donner une petite, toute petite partie de ma liste, tu en feras – ou pas – des celui et des celle avec des gueules de latinos et de gringos...
- J'ai rencontré un jeune poète de la vie, bicolore, à barbiche, Chilien à boucle d'oreille zyeutant mon « take five » à la guitare et l'empoignant pour faire bien mieux, célébrant avec moi le culte des Saveurs de l'Avocat Sacré, échangeant son Avishai Cohen contre mon Ali Farka Touré ;
- J'ai rencontré une très vieille dame de sang Mapuche, vivant dans une maison de bois au fond d'une forêt, serrant les poings de colère devant le pommier de sa naissance, cadavre sortant la tête d'un lac de barrage ayant inondé ses terres ;
- J'ai rencontré un Californien en marcel, à moustache et mèche blonde et tout droit sorti de Starsky & Hutch qui m'a demandé : « est-ce que tes amis te manquent ? » en sifflant un jus de fruits de la passion dans une ville péruvienne qu'il qualifiait de shithole ;
- J'ai rencontré un Français qui avait traversé l'Atlantique en voilier et me racontait, buvant sa bière dans le centre moderne de Quito, sa rencontre avec Matt, écrivain voyageur en pleine rédaction d'un bouquin de philo, intitulé « Le monde, ce qui va mal, ce qui pourrait aller mieux, ou quelque chose comme ça » ;
- J'ai rencontré un petit mec colombien mitraillant son bled avec mon Reflex de gringo, souriant jusqu'aux oreilles lorsque je lui ai filé une pièce de 10 centimes d'euros ; un petit mec équatorien réclamant Mickey Mouse au lieu du Cocrodile dans un gigantesque mall de la capitale ; un petit mec chilien en polo rose prenant en même temps que moi un cours de percussions sur cajón en attendant son entraînement de basket ;
- J'ai rencontré, sous un volcan, un Québécois à catogan obsédé par la figure d'homme total de Tolstoï, qui connaissait Voisard mais pas Chessex, et qui a résumé l'écrivain suisse à ses yeux, de Rousseau à Bouvier en passant par Walser : « sorte de promeneur qui regarde le monde de son regard extérieur » ;
- J'ai rencontré un homme en marcel (encore) qui dans le silence pluvieux de sa maison dressée sur un village boueux d'Equateur, et de ses ongles longs et bougeant comme des aiguilles, tressait le même chapeau durant cinq mois, pour qu'il finisse sur la tête de Silvester Stallone, ou l'un de ses potes ;
- J'ai rencontré une jolie chimiste à casque blanc, qui m'a fait visiter une usine de lingots d'or, qui vivait deux semaines sur trois dans cette montagne de roche nue et de ciel, sans oiseau, sans cours d'eau, sans l'ombre de quoi que ce soit qui pousse ;
- J'ai joué au billard avec un ornithologue finlandais, porté un kilo de céleri en suivant une octogénaire trottant dans un marché aux légumes, dansé la salsa avec des yeux verts, bleus ou bruns, montré longuement des photos du Léman à un Colombien jamais sorti de son pays, écouté des Equatoriens aisés parler de leurs chiens pendant une heure, transporté des caisses de bières pour des Kichwas du fleuve Napo, vu des thons dans l'océan, des colibris dans l'Amazonie, des flamands roses de loin, des pic-verts à tête rouge de près, des condors, des truites longues comme le bras dansant dans une rivière comme McCarthy l'a écrit, et j'ai écrit, dans les lits, les cafés, sur des bancs et des bouts de roche, parfois sans pouvoir lire mes propres mots, à la lueur bleue suicidaire des bus de nuit, j'ai pas mal rêvé aussi et voilà pourquoi je t'écris, vieux grigou...
Or voici que les cimes enneigées sont presque à portée de mains, les glaciers promettent, la petite bourgade de El Calafate s'approche enfin. Je te laisse là, cher Jean-Louis, à quelques jours du but de mon voyage sans but : les quais d'Ushuaia. Je me demande comment tu vas, comment vont les tiens, quelle vision tu as, en ce moment, depuis l'alpage, quel est ton dernier coup de cœur à papatte. Ce que tu écris. Ce que tu aimerais que nous écrivions, nous les jeunes loups que tu secoues avec raison. Et te dis à très bientôt, en Suisse. Je remonterai enfin à la Désirade, tu me montreras enfin l'Isba, et on se fera une infusion d'herbe de mate que j'aurai ramenée d'Argentine.
Forza, Matteo.


Dans The soul of a Man de Wim Wenders, à un moment donné, c'est la rousse Bonnie Raitts qui prend le relais de Skip James en très douces nuances et je lis dans Configuration du dernier rivage ce mots dont la lumière m'est connue:
La tension est immédiatement exacerbée entre le père, ancien serveur de grand restaurant vieillissant mal, son fils qui le reçoit plus ou moins contre son gré dans son modeste logis sous les toits, et l'amie du jeune homme qui débarque ce soir-là pour un dîner improvisé par le vieux avec un soin et une compétence bien faits pour humilier-énerver son fils devant son amie.
La mise en scène de Philippe Lüscher, dans un décor sobrement gris froid de Roland Deville, s'interdit tout effet pour se concentrer sur la direction d'acteurs et le rythme du dialogue, quasi sans faille. Le metteur en scène a trouvé un père extraordinairement présent et crédible en la personne de ce grand comédien qu'est décidément Jean-Pierre Malo, mélange de puissance écrasante et de fragilité plus ou moins feinte, de cynisme égoïste et de sentimentalité larvée - foutrement humain et finalement attachant, comme le ressent d'ailleurs la jeune fille, incarnée avec élégance et finesse, et quel érotisme naturel dans sa robe rouge sexy, par Elodie Bordas. Dans le rôle du fils, Vincent Jaccard "assure" admirablement en double douloureux du père dont il partage le même physique sensuel et un peu veule et la même psychologie criseuse. Bref, tout cela donne une représentation de premier ordre, a la fois passionnante et passablement éprouvante...



(Cette liste a été rédigée en marge de la relecture de Proust contre la déchéance de Joseph Czapski, réédité aux éditions Noir sur Blanc. ) 


Le pénitencier suisse de Thorberg, dans le canton de Berne, dont les bâtiments combinent une espèce de forteresse séculaire juchée sur un piton rocheux et des annexes à l'architecture ultramoderne, est une unité pénitentiaire sécurisée destinée aux longues peines. On a parlé d'Alcatraz à son propos, mais le rapprochement me semble outré, même si les enfilades glacées du site intérieur rappellent les alignées de cages de l'île-prison. Moins effrayant, au regard extérieur, que le monde des prisons américaines documenté par la télé ou le cinéma, l'univers de Thorberg oppresse crescendo par une sorte d'écrasement feutré où tout, du béton lisse aux grilles de multiples dimensions, signifie la clôture sécurisée à l'extrême. Rien de brutal à première vue, dès l'arrivée du nouveau en ces lieux, de la part des "collaborateurs" de l'institution. Les gardiens ouvrant et fermant les cellules sont tous des colosses, mais polis. Au reste ce sont essentiellement les détenus, et plus précisément 7 d'entre eux, sur les 180 prisonniers de 40 nationalités différentes, qui apparaîtront et s'exprimeront dans le film.
D'entrée de jeu, le point de vue sélectif de Dieter Fahrer est orienté par l'énoncé de l'article 75, al. 1 du Code pénal suisse, relatif à l'exécution des peines privatives de liberté, selon lequel " l'exécution de la peine privative de liberté doit améliorer le comportement social du détenu, en particulier son aptitude à vivre sans commettre d'infractions. Elle doit correspondre autant que possible à des conditions de vie ordinaires, assurer au détenu l'assistance nécessaire, combattre les effets nocifs de la privation de liberté er tenir compte de manière adéquate du besoin de protection de la collectivité, du personnel et des codétenus".
Il y a du poème polémique dans ce film-manifeste qui a les défauts de son parti pris: à savoir qu'il impose un point de vue au spectateur, qui manque d'éléments concrets pour se faire sa propre opinion. Dieter Fahrer déplore que les criminels soient "présentés comme des monstres par les médias", et sans doute avec raison. Ceux qu'il approche ici n'ont rien de "monstrueux", mais on aimerait bien en savoir plus, à leur propos, que ce qu'en disent leurs bribes de récits ou les énoncés elliptiques de leurs condamnations. À une ou deux exceptions près, leurs victimes sont à peine évoquées. Bref, ce film nous laisse tout de même sur notre faim.
En 2005, Dieter Fahrer signait un documentaire de premier ordre, intitulé Que sera où il documentait, après une longue immersion dans ce milieu, la vie quotidienne des pensionnaires d'un asile de vieux. Or on est frappé, à les comparer, par le contraste entre la vision très détaillée, et pleine de tendresse, que modulait Fahrer dans ce film mémorable, et l'aspect lacunaire de Thorberg, dont la réalisation a sans doute été beaucoup plus problématique. Sept ans après, nous serions encore en mesure de raconter les histoires de plusieurs des vieilles personnes approchées par Fahhrer dans Que sera, alors que les destinées personnelles des protagonistes de Thorberg restent à peine esquissées. Par ailleurs, on se rappelle la qualité majeure du film de Fernand Melgar, La Forteresse, qui se livra lui aussi à une enquête en immersion dans le centre de requérants d'asile de Vallorbe, multipliant témoignages et versions contradictoires, nuances et détails.
Reste une question, posée par Dieter Fahrer dans Thorberg, relative à la vocation de la prison, à la formation relancée des détenus et à leur possibilité de réinsertion. "Il faut combattre explicitement les effets nocifs de la privation de liberté", affirme le cinéaste. Dommage que son beau film se borne à focaliser un point de vue sur les seuls "effets nocifs", sans vision d'ensemble.


Asli Erdogan, Le Bâtiment de pierre. Traduit du turc par Jean Descat. Actes Sud, 109p 
Ou c’était une nuit dans le jardin de cette villa. A un moment donné, après les réjouissances de l’amitié, vous vous étiez retrouvé seul parmi quelques chaises dispersées sur la pelouse, et là-bas, au bord de la terre, le ciel d’avant l’aube déversait son immensité vertigineuse. Ou encore c’était, émergés d’une brume de limbes, ces murs de Belleville marquant, de leurs bornes friables, le passage d’un monde ou d’un temps à l’autre. Ou c’était dans un bistrot le matin, ce couple au double visage confondu de fresque égyptienne. Ou bien en rase campagne, dans le silence immatériel de midi pile. Ou dans le métro. En forêt. Sur la grève d’Ostende. Ou dans cette chambre de l’Hôtel Universel dont le miroir a tout vu de l’homme. Enfin partout où le mystère affleure dans ces lumières concentrant à tout coup la même présence tissée de mélancolie et de tendresse, d’attente et de reconnaissance.






Puis apparaît une comtesse Sidonie qui défend le mariage acclimaté par lâcher réciproque de lest, au dam de Petra qui veut de la passion pure. Laquelle lui arrive, par Sidonie, avec l'arrivée de Karin, belle et bonne fille bien en chair tout auréolée de blondeur, du surcroît silhouettée pour des modèles, dont illico Petra s'entiche. Débarquant d'Australie, séparée momentanément de son mari, Karin, dans la vingtaine et de souche popu, se chercher un job sans trop de moyens pour y prétendre. Ce qui arrange l'affaire immédiate de Petra, tout de suite avide de privautés exclusives moyennant mécénat et promesses de gloire en Top Model, au point que Karin, tendre au naturelle et pas trop compliquée, consent pour un temps au pelotage.
Ce qui intéresse Fassbinder est évidemment la fragilité de Petra, qui se retrouve seule à la toute fin, délaissée même par Marlene à laquelle elle a proposé une sorte d'affranchissement d'égale à égale, dont la soumise ne veut point. Fais-moi mal ou je me tire... 




Revisiter Cendrars aujourd’hui, c’est en somme refaire le parcours du terrible XXe siècle, du Big Bazar de l’Exposition Universelle à la Grande Guerre où il perdra sa main droite (son extraordinaire récit de J’ai tué devrait être lu par tout écolier de ce temps), ou des espoirs fous de la Révolution russe (que Freddie voit éclore à seize ans à Saint-Pétersbourg), ou des avant-garde artistiques auxquelles il participe à la fois comme poète, éditeur, acteur et metteur en scène de cinéma, reporter et romancier, à toutes les curiosités et tous les voyages brassés par le maelstom de son œuvre.
Cendrars au boulevard des allongés ? Foutaise : ouvrez n’importe lequel de ses livres et laissez vous emmener au bout du monde !


Or je me l'étais déjà demandé, hier, après avoir assisté à la projection, à l'ancien cinéma Bonaparte devenu Saint-Germain, de ce film splendide et très émouvant de Malik Bendjelloul consacré à la destinée bien singulière du chanteur de rock latino Sixto Rodriguez, puis aux destins de mes amis Josef Czapski et Vladimir Dimitrijevic.
Ainsi était, d'une tout autre façon, Josef Czapski: artiste, écrivain, lecteur de poésie sous le plafond bas de sa mansarde de Maisons-Lafitte, vélocipédiste en grand manteau noir et béret, passant profond témoin de la Terre inhumaine, ainsi que s'intitule son livre le plus connu. Or j'imagine ce que ces murs, en l'Hôtel-Dieu, auraient à raconter de notre terre inhumaine, et me rappelle soudain ce que me disait un jour Czapski: que Simenon n'est pas du tout un Balzac belge mais un romancier russe !
Le Secret de Veronika Voss est le troisième élément de la Trilogie allemande de Fassbinder, dont la protagoniste est une ancienne diva du cinéma berlinois. Au mitan des années 1950, son mythe s'est terni, son scénariste de mari l'a quittée pour échapper à sa paranoïa de morphinomane, elle languit après un nouveau contrat mais reste assez séduisante pour taper dans l'oeil d'un solide chroniqueur sportif, aussi sain que sa petite amie et tombant pourtant sous le charme de la typique femme fatale. Lorsqu'il constate à quelle situation d'esclavage Veronika Voss est soumise par la neurologue Katz, qui trafique la morphine avec autant de machiavélisme qu'elle capte les fortunes, le brave Robert entreprend de l'arracher à la psy diabolique avec l'aide de son amie, saine jeune fille de la nouvelle Allemagne elle aussi, qui y laissera sa peau.
Or ce qui est le plus étonnant, dans ce semblant de mélo noir, c'est qu'il ne cesse de déroger à toute forme de réalisme linéaire, comme dans un cauchemar éveillé dans un dédale de verres de cages miroitants et de reflets. La mise en abyme du film dans l'histoire des films allemands est immédiate, dès le premier plan où Fassbinder lui-même apparaît dans le champ à côté de Veronika, mais le Labyrinthe aux illusions file la métaphore allemande bien au-delà des citations érudites, comme si la réalité elle-même était devenue produit de l'usine à rêves du nouvel Hospice occidental où non-dit, mensonge, amnésie et drogue contribuent à l'éblouissement nécessaire à la suite des Affaires.
Le miracle du cinéma de RWF, comme celui d'un Fellini dans une tout autre tonalité (mais le montage diachronique de ce film fait souvent penser à la narration apparemment chaotique d' Otto e mezzo) tient à l'équilibre subtilement dosé des éléments liés à la réalité historique (le nom de TREBLINKA tatoué sur le bras du vieux Juif, le ragot collant aux basques de Veronika seon lequel elle aurait couché avec Goebbels, etc.) et l'irréalité plus-que-réelle des personnages aux sentiments saisis dans toute leur complexité. Le job du spécialiste (Jean Douchet en l'occurrence, magistral en bonus) est de déconstruire la forme à la fois sophistiquée mais jamais précieuse de tout ça, tandis que pour ma part, je m'en tiens au déchiffrement du secret de tous ces personnages de roman , formidablement perçus et tenus ensemble par le Meister de Munich... 

Humaniste gauchisant, Franck Jotterand détonait avec le conservatisme libéral de la Gazette de Lausanne , dans laquelle il publia un premier article intitulé Littérature et révolution. Un mois après la mort de l'immense Ramuz, en juin 1947, il lançait une polémique sous le titre de Lausanne, ville fermée, relayée par le grand helléniste communiste André Bonnard. Dans un climat idéologique marqué par le guerre froide, le jeune Jotterand incarnait, avec un Charles-Henri Favrod, futur grand reporter et fondateur du Musée de la photo, ou un Freddy Buache, qu'on retrouverait plus tard à la tête de la Cinémathèque suisse, une nouvelle génération romande en rupture de conformité. La fondation de la revue Rencontre, en 1950, cristallisa le virage à gauche de cette nouvelle intelligentsia, l'attrait de Paris, l'aura d'un Sartre, le besoin de se frotter au monde loin de la poussiéreuse culture romande plombée par la guerre et toujours tenue sous la double coupe calviniste du Pasteur et du Professeur, fondèrent ce mouvement d'émancipation.
Ses livres sur le Nouveau théâtre américain et New York, autant que sa merveilleuse comédie musicale de La Fête des vignerons de la Côte, gorillant la fameuse manifestation veveysane, sont d'un homme de culture frotté d'humour et pétri de générosité. Après sa lutte contre ceux qui "freinent à la montée" en notre cher pays, la destinée lui fut cruellement ingrate, avec le terrible accident de voiture du 23 juin 1981, qui le cassa littéralement, jusqu'à sa mort en l'an 2000. L'hommage que lui rend Daniel Vuataz en est d'autant plus méritoire, et non moins précieux pour notre mémoire commune.


Conseils à un jeune écrivain de Danilo Kis


Dans la souple foulée des petits-neveux de Roger Nimier ou de Jacques Laurent, avec quelque chose de la Truffaut's touch, Jean-Marc Roberts amorçait une carrière de romancier-chroniqueur rappelant aussi, dans le ton d'une tout autre génération, la ligne claire, frottée de mélancolie et d'acidité, d'un Stendhal ou d'un Léautaud, en plus volontairement négligé ou en plus canaille, selon les titres, d'Affaires étrangères (Prix Renaudot 1979) à Méchant (1985), ou de Mon père américain (1988) à Une petite femme (Prix Genevoix 1998), dont le mélange de vivacité et de charme se retrouve dans Toilette de chat (2003)et dans Cinquante ans passés (2006), avant cette dernière perle que représente Deux vies valent mieux qu'une, n'en déplaise au gâte-sauce de service de la Tribune de Genève, le très tatoué Dumont Etienne qui ne voit dans ce récit qu'une exercice d'auto-flagellation alors que c'est juste du contraire qu'il s'agit - on a l'inélégance qu'on peut...
Comme le Léautaud du Petit ami ou d'In Memoriam, Jean-Marc Roberts zigzague entre présent (où il passe d'un hôpital à l'autre en pestant juste de perdre ses cheveux) et passé, lequel lui revient par exemple avec son "secret" consistant à "garder toujours un peu de sable" entre ses doigts de pied. Ecrivain évidemment inaperçu par les philistins, même tatoués, Roberts note qu'il "préfère les bouts, les instants les petites ruses des magiciens, les tours des illusionnistes". Il y a du vieux gamin chez ce père de cinq enfants de trois mères différentes, qui sont tous "enfants de l'amour", et de la douleur partagée sottovoce quand il évoque le regret de son oncle de n'avoir pas eu de fils et le sien de n'avoir pas assez eu de père. Rien de sucré cependant chez ce (faux) cynique qui évoque les SMS des (faux) compatissants: "Tu as maigri ? Tu as démarré la chimio ? Ils ont préparé le protocole ? Tu assumes". Et lui de leur filer son adresse prochaine par texto:" Père-Lachaise, allée 23, tombe 608. Visites autorisées tous les jours de 9 heures à 19 heures".