Celui qui te voit venir sur le quai Ouest avec tes mots-valises / Celle qui châtie son langage pour que je l'aime bien / Ceux qui se recoiffent entre deux périodes oratoires et là je recommande le gel Ken Murphy qui vous fait un look d'enfer / Celui qui s'écoute parler entre deux silences de Médor / Celle que le comique de son propre délire interlope interloque / Ceux qui remettent quatre sous dans la machine parlante / Celui qui ne vendra pas la peau du zèbre avant d'avoir scié les barreaux / Celle qui a le mot Musique sur le bout de sa langue de bois / Ceux qui pètent plus haut que leur Q.I. / Celui qui devient plus économe de grands mots à proportion de sa croissante perception physique et métaphysique des grands maux et voilà Nanou un grand mot de trop / Celle qui a trois ans (l'âge idéal de la petite fille sans modèle) et à laquelle tu expliques que les mots sont comme de beaux scarabées ou d'allègres papillons ou de furtifs furets ou de lents escargots qui se bibornent avant de laisser derrière eux une trace de lumière / Ceux qui savent (ah, l'expérience...) que le seul mot train suffit à évoquer de cahotants arrière-trains dans la micheline de Sienne / Ceux qui autopsient les chiens sans apprendre rien sur leur âme / Celui qui complète sa théorie sur les oncles en observant celui que les siens qualifient de tante / Celle qui dit in petto à la femme pasteur en chaire mais ma chère sais-tu de quoi tu parles en stigmatisant ainsi la chair ? / Ceux qui froncent le museau comme des lapereaux / Celui dont le contrat porte le numéro de figurant 666 et qui y voit une signe / Celle qui pressent que son arrogance naturelle va lui servir dans le milieu du marketing gourmand / Ceux qui ont vu partir leur fils unique à la ville où l’on trouve (dit-on) d’innombrables ruelles bordées d’innombrables maisons de hauteur considérable / Celui qui vote communiste pour activer l’élargissement des trottoirs de la banlieue Est / Celle qui fait partie des figurants du péplum dont toutes les séquences ont été supprimées au final / Ceux que leur gibbosité a fait engager pour la fameuse orgie des bossus du Satyricon 2012 et qui se plaignent d’être sous-payés / Celui qui se paluche devant sa webcam connectée par erreur au réseau international de la Bonne Semence pentecôtiste / Celle qui troque son siège de bureau contre un botte-cul de traite traditionnelle pour manifester sa solidarité avec les fermiers de l’Oberland et obtenir des subsides de l'Office fédéral de la culture / Ceux qui défendent la nouvelle loi visant les randonneurs nus des forêts appenzelloises en rappelant aux Anglais que leur justice interdit de décéder dans les locaux du Parlement, aux citoyens du Minnesota qu’une des leurs lois interdit de faire l’amour quand on sent l’ail ou les sardines, et aux Canadiens qu’ils interdisent de tuer des malades en les effrayant / Celui qui estime que la forme mortelle prise par le virus H1N1 au Mexique est un avertissement solennel du Seigneur aux catholiques romains de ce pays tentés par l’hérésie mormone / Celle que les deux moteurs du nouveau sommier électrique que lui a offert son mari Gustav empêchent de se relaxer / Ceux qui ont découvert les agréments de la fellation en étable à l’occasion de l’opération de téléréalité Bienvenue à la ferme / Celui qui entend commercialiser les soutifs transparents pour relancer son élevage de vers à soie / Celle qui invoque son apparentement à l’ordre des mammifère pour défendre sa pratique de la bascule du bassin dans ses pratiques sexuelles naturelles et pour ainsi dire bio / Ceux dont les prothèses déclenchent des alarmes terroristes aux nouveaux portiques électroniques mal réglés de l’aéroport de Gainesville (Florida), etc.
Peinture: Pierre Lamalattie
Livre - Page 108
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Ceux qui lisent entre les maux
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Ceux qui se sentent visés
Celui qui croit se reconnaitre en lisant cette liste consacrée à ceux qui croient se reconnaitre / Celle qui se figure que l'auteur de ces listes formule des jugements sans appel si ça se trouve au final et ça la porte à se demander si ça engage quelque part sa dignité citoyenne de mère célibataire de centre gauche / Ceux qui estiment qu'on devrait psychanalyser le rédacteur de ces listes au motif que son inféodation manifeste à un Surmoi pervers fait problème au niveau du groupe Facebook / Celui qui aime les ritournelles et les filles bottées / Celle qui ne se savait pas visée par le sniper Drago quand celui-ci a été touché au front par son ancien camarade de classe Bogdan passé dans l'autre camp / Ceux qui rappelent volontiers la devise de Georges Simenon, "Comprendre, ne pas juger" tout en ne pouvant s'empêcher de juger sans les comprendre leurs voisins retraités ne causant à personne et faisant chier tout le monde avec leurs airs folkloriques bavarois diffusés plein pot après le lever du drapeau sur leur jardin privatif / Celui qui fantasme sur le jeune Lapon chauve au col roulé mauve qu'il rencontre à la réu des skieurs adventistes ayant fait voeu de retenue charnelle / Celle qui collectionne les revues osées des années 50 qui lui rappellent ses trois grands fils partis à l'Aventure capitaliste / Ceux qui soupirent en constatant qu'ils n'ont pas été retenus sur la liste des élus du Seigneur des agneaux / Celui qui a remarqué la méchanceté particulière des vertueux / Celle qui ne s'est jamais demandé pourquoi sa mère était si méchante en dépit de sa qualité de conseillère de paroisse au quartier des Muguets / Ceux qui ont constaté un type de méchanceté spécifique aux chrétiens dont ils se protègent en restant polis vu que le souvenir du Colisée reste proche / Ceux qui se rappellent les belles heures du cinéma de quartier Le Colisée où ils ont découvert Les coeurs verts et Cendres et diamants / Celui qui n'a jamais manqué un western au cinéma lausannois Bio de la rue de l'Ale où la bagarre finissait dans la salle / Celle qui se vexait de n'être pas visée par les Ritals au sortir de l'atelier de couture où il n'y avait de sifflets que pour sa collègue Rita / Ceux qui ont visé haut et fait marquer sur leur tombe que le Seigneur préfère ceux qui visent haut et particulièrement les membres du Rotary / Celui qui devient franc-maçon après l'insuccès de son dernier livre / Celle qui dans le Greyhound t'a pris pour un Juif new yorkais alors que t'es juste un produit de l'inconduite d'un abbé toscan qui a sauté ta bisaïeule dans la vallée de Conches d'où elle fut chassée sur décision de justce divine ou Dieu sait pas quoi / Ceux qui pallient la confusion babélienne de la réalité réelle non signifiante en établissant des listes dont l'Ordre fondamental ressortit à la poésie punk de troisième génération autant qu'à une nouvelle phénoménologie de la perception panoptique et toc, etc.
Image: Philip Seelen
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Jean Ziegler sans légende
Dans une première bio riche de faits exacts et de témoignages révélateurs, Jürg Wegelin brosse le portrait sans complaisance d'un homme plein de contradictions.
Jean Ziegler est, avec Guillaume Tell et Roger Federer, le Suisse le plus connu au monde. Mais sait-on qui est en vérité cet émule de l'Abbé Pierre, de Sartre et de Che Guevara, devenu célèbre par ses livres fustigeant l'hypocrisie d'une Suisse "au-dessus de tout soupçon" ? Sait-on que ce fils d'un colonel bernois conservateur fut lui-même capitaine des cadets de Thoune à dix-sept ans et qu'il dispose d'un brevet d'avocat ? Sait-on qu'il excelle au tennis et que c'est un skieur aussi ferré que son ami Adolf Ogi ? Sait-on que ce fils révolté est lui-même un père et un grand-père attentif .
Qu'on le vomisse ou qu'on le respecte, Jean Ziegler suscite des passions proportionnées à la sienne, intacte à l'approche de ses 8o ans. Or le premier mérite de Jürg Wegelin, journaliste économique de solide expérience qui fut l'étudiant du prof gauchiste à l'université de Berne, est de dépassionner le débat sans l'aplatir.
Tenant à certains égards du prophète, Ziegler tend parfois à l'affabulation. Pièces en mains, Wegelin corrige alors. Oui, Ziegler brode (dans Le bonheur d'être Suisse) quand il prétend avoir assisté, en son enfance, à un déraillement de train de marchandises aux wagons chargés d'armes par les nazis. Mais la Suisse était bel et bien sillonnée, alors, de trains aux wagons plombés. Ziegler s'inspire donc de faits réels pour inventer une scène qui frappe les imaginations.
Bien entendu, ses détracteurs stigmatiseront cette "poésie", comme ils pointeront le manque de rigueur de ses livres et en feront un "idiot utile" du colonel Khadafi. Or, à propos de celui-ci, Wegelin précise avec honnêteté quelle fut la conduite de Ziegler, peut-être imprudent mais jamais vendu.
À son travail sur les archives, que le sociologue lui a ouvertes, Jürg Wegelin ajoute une quantité de témoignages de la famille (la soeur de Jean, ses épouses successives et son fils Dominique) autant que ceux des acteurs du monde académique ou politique. Dans la foulée, on en apprend pas mal sur la grande tolérance du prof en matière d'opinions, ses amitiés de tous bords (de Marc Bonnant à Elie Wiesel, ou de Lula à Kofi Annan), son activité de parlementaire, ses dettes de justice et sa détestation d'Internet...
Traître à la patrie ?
Au nombre des attaques les plus dures qu'il ait encaissées figure l'accusation de haute trahison lancée contre Jean Ziegler à la suite de la publication, en 1998, de L'or, la Suisse et les morts, incriminant l'attitude de notre pays durant la Deuxième Guerre mondiale. Or ses constats, d'abord vilipendés, auront ouvert un débat crucial. C'est ainsi d'ailleurs, à travers les décennies, que ses coups de boutoir contre le secret bancaire, l'accueil des fortunes de dictateurs, le blanchiment d'argent sale ou la complaisance envers certains barons de la drogue et autres seigneurs du crime organisé, ont bel et bien porté après avoir été taxés d'exagération.
Dès la parution d' Une Suisse au-dessus de tout soupçon, son auteur fut considéré par beaucoup de Suisses comme une "Netzbeschmutzer", salisseur de nid, qui avait le premier tort de critiquer notre pays dans les médias étrangers. Or le paradoxe est que ce "traître" présumé a souvent trouvé de forts appuis chez des politiciens de droite également écoeurés par les menées qu'il dénonçait.
Régis Debray voit en Jean Ziegler un "prédicateur calviniste". Il y a du vrai. Ses exagérations sont apparemment d'un utopiste, mais sûrement plus "réaliste" et conséquent que tant de ses détracteurs se flattant d'avoir "les pieds sur terre". Dans les grandes largeurs, conclut Jürg Wegelin, Jean Ziegler connaît aujourd'hui une sorte de "tardive réhabilitation". Mais l'intéressé n'en a cure, qui voit toujours le monde comme il va, et surtout ne va pas, en rebelle !
Jürg Wegelin. Jean Ziegler, la vie d'un rebelle. Editions Favre, 172p.
"Je me fiche d'avoir raison !"
Mais au fait, qu'a pensé celui-ci de la première biographie qui lui est consacrée ?
"D'abord j'ai été soulagé de ne pas être, une fois de plus, descendu en flammes. Jürg Wegelin a fait une biographie à l'américaine, au bon sens du terme: s'en tenant aux faits. Evidemment, un homme est toujours double, et le biographe n'entre pas ici dans les profondeurs de son sujet. Mais j'aurais mauvaise grâce de le lui reprocher puisque j'ai refusé de participer à son travail, comme j'ai refusé au Seuil et à Bertelsman d'écrire mes mémoires.
Cela étant, Wegelin rend très bien le jeu d'oscillation dialectique entre destinée personnelle et personnage social. Son regard reste extérieur, mais tout ce qu'il dit est fondé. La seule aide que je lui ai apportée est une signature pour l'accès aux archives fédérales, mais il y a ajouté beaucoup de travail d'investigation.
Où je ne suis pas d'accord avec lui, en revanche, c'est quand il parle de "réhabilitation" à mon propos. Comme si le problème était là ! Je me fiche d'avoir raison: le problème est que le mal que j'ai dénoncé continue de se faire. S'il y a un certain progrès, dans nos relations avec l'Allemagne, la France ou l'Amérique, notamment avec les accords de double imposition, les banquiers n'en finissent pas d'imposer leurs lois et le reste du monde continue de subir les effets du capitalisme: les trois quarts de l'humanité restent ainsi laissés pour compte, exploités et voués à la sous-alimentation ou à la famine. Où est le progrès ?"
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Ceux qui ont un coup de blues
Celui qui apprend qu'Albertine est partie / Celle qui en a marre d'être prise pour une madeleine / Ceux qui ne savent pas par quel bout prendre Sodome et Gomorrhe / Celui qui a un puits de tristesse au fond de sa cour / Celle qui transcende sa peine par le gospel / Ceux qui excellent dans la manière noire / Celui qui se demande si le retour d'Albertine vaut la dépense d'un yacht et d'une Rolls ou s'il ne serait pas mieux de se casser avec Agostini en pullman / Celle qui se dit en recherche au jeune écrivain louche / Ceux qui ont un passage à vide genre souterrain / Celui qui déverse sa bile sous pseudo vu qu'on l'ignore sous son vrai crénom / Celle qui n'aime pas ne pas aimer / Ceux qui externalisent l'inessentiel / Celui que déprime le choeur des blattes / Celle que le corbeau rejoint par l'interphone / Ceux que la malveillance désarme / Celui qui enfile sa blouse bleue en sifflotant Blue Suede Shoes d'Elvis le bouseux / Celle qui détend l'atmosphère en se la jouant Yvette Horner / Ceux qui sont d'humeur morose bombon / Celui qui fait ricaner la murène / Celle qui a toutes les qualités et CNN en option / Ceux qui sourient à l'infortune du pot / Celui qui est fada de fado / Celle qui se fait le Rambo de la rumba / Ceux qui s’impatientent de la retraite pour faire la gueule à plein temps, etc.
Image: Philip Seelen
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Ceux qui sont cyberbranchés
Celui qui s'est pacsé avec sa webcam / Celle qui se fait un nouveau client à Manille / Ceux qui descendent six packs de Budweiser et se font ainsi connaître par les accros à Youtube et consorts / Celle qui montre sa nouvelle peluche à 16754 mateurs dont quelques chasseurs de koalas / Celui qui prétend sur Facebook qu'il se casse à Ibiza alors qu'il est juste employé chez MacDo / Celle qui dialogue volontiers avec les lesbiennes russes / Ceux qui attendent en salivant que le show tourne au snuff / Celui dont le sourire soft assure la Top Pub recyclable sur tous les dérivés du café soluble / Celle qui vit encore sur les retombées de l’image de tenniswoman accro de lessive qu’elle a commercialisée dans les années 80 après s’être rangée des raquettes / Ceux qui ont 30 millions d’amis sur Facebook / Celui qui gère un site de cybersexe non protégé qui lui rapporte des bricoles à six zéros / Celle qui estime que son Showtime est Anytime / Ceux qui ne sont plus jamais seuls grâce à Skype / Celui qui a failli se faire piéger par la fille d’un richissime magnat de Côte d’Ivoire qui lui demandait de partager sa fortune quand Alvaro Juarez le cyberflic lui a révélé que la beauté pulpeuse était un filou connu d’Abidjan pratiquant la cyberarnaque / Celle qui n’arrive pas à entrer dans le costume de Nefertiti qu’elle s’est loué pour son nouveau show sur Camstory.net / Ceux qui prient en réseau par vidéoconférence / Celui qui a mis en ligne le clip vidéo qu’a tourné son ami Renaud à la party des sosies de Carla Bruni / Celle qui se montre nue sur Skype avec un masque de Minnie Mouse / Ceux qui ont renoncé aux réus de famille depuis que Twitter leur permet de garder le contact / Celui qui trouve plus juste de dire la Sphère que la Toile mais qui dit le plus souvent le ouèbe / Celle qui a rompu avec son cybermate avant de le rencontrer en 3D / Ceux qui exhibent leurs champignons géants sur Mushroom.com / Celui qui a plus d’intimes sur la Toile que dans la Creuse / Celle qui surveille les fréquentations de sa compagne par le truchement des groupes meufs de Facebook / Ceux qui estiment qu’on devrait interdire les cybershows libertins aux plus de 50 ans / Celui qui affirme que la connection lui revient moins cher que le viagra sans compter que l'usage de celui-ci suppose une ou un partenaire politiquement ingérable si ça se trouve / Celle qui se fait appeler Larry Lagneau quand elle se fait baiser sur Webcam.world le visage dissimulé par sa cagoule de corbeau / Ceux qui montrent leur parachute doré sur Moneycam.net / Celui qui se rend compte qu'il drague son propre conjoint sur Gayromeo / Celle qui affrme que c'est essentiellement par intérêt sociologique qu'elle est accro de Facebook / Ceux qui suivent François Bon à la trace sur Twitter mais ignorent encore la marque du nouveau vibromasseur de sa soeur / Celui qui pense que Montaigne ferait aujourd'hui le meilleur usage de la Toile / Celle qui a transmis la recette de la poularde demi-deuil à son ami Lester de Brisbane qui lui a montré son kangourou sur Facebook / Ceux qui ne s'écrivent plus depuis qu'ils s'exhibent / Celui qui entretient sur Facebook un gang bang platonique avec une vingtaine de femmes seules lectrices de la Bible / Celle qui se demande si le nom de Claude Amstutz n'est pas le pseudo d'un exhibo notoire des quartiers huppés de la Geneva International / Ceux qui n'ont pas versé les 3000 euros que le filou ivoirien leur réclamait de ta part après avoir piraté ton gmail ce qui prouve que tes amis sont soit réalistes soit un peu rapiats / Celui qui te taxe de mysophobie au motif que tu prônes l'homophilie / Celle qui présente ses condoléances à la famille de son cyberfriend au nom de toute la communauté frappée de plein fouet par la disparition de ce garçon tellement optimiste / Ceux qui se cybersurveillent avec la circonspection des retraités désoeuvrés, etc. Image: Philip Seelen
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Ceux qui ne sont pas concernés
Celui qui te dit que l'Afrique c'est l'Afrique / Celle qui répond à la mendiante qu'elle a déjà donné / Ceux qui paient leurs impôts et sont donc en ordre avec leur conscience / Celui qui décide qu'avec tous ces étrangers il va s'installer au Qatar pour être plus tranquille / Celle qui se défend de penser au malheur des autres afin de garder le moral et celui de Lula la levrette / Ceux qui défendent le Tibet au dam de leurs voisins qui ne savent même pas où c'eselui qui est solidaire à distance et rapiat en coloc / Celui qui estime que l'amour du prochain est un truc de propagande des chrétiens de gauche / Celle qui n'a jamais prétendu qu'elle aimait les gens tout en se comporgant comme si / Celui qui n'a rien à dire de Gérard Depardieu sinon ça se saurait / Celle qui remarque qu'on peut dire ça comme ça comme si l'on pouvait ne pas le dire ce qui reviendrait au même ou pas ça se discute au niveau du contexte / Ceux qui n'ont jamais été jeunes au motif qu'ils sont nés trop tard / Celui qui est attendu àla gare mais qui a changé d'option en route / Celle qui y est pour personne sauf pour du cash / Ceux qui ont tout fait pour ne rien vous cacher sans que ça se sache / Celui qu'on traite de vendu pour mieux l'acheter / Celle qui relaie la rumeur pour que ça se sache / Ceux qui ne votent plus du moment qu'on a l'alternance et même parfois la cohabitation si ça se trouve / Celui qui se considère cmme un produit de développement durable / Celle que les cons cernent / Ceux que la mort des forêts ne concernent pas directement donc ils continent de lire et d efumer dans les bois, etc.
Peinture: Pierre Lamalattie. -
Ceux qui tournent en rond
Celui qui t'a dit l'autre jour que la seule chose qui comptait dans ta vie était ton salut et que tu salues ce matin et qui ne te répond même pas ce rat / Celle qui répète que depuis que la France ne se comporte plus en Fille aînée de l'Eglise sa fille cadette ne va plus à confesse / Ceux qui ne font plus trois p'tits tours et puis s'en vont vu qu'ils s'en sont allés pour de bon / Celui qui promet de brûler son cher journal quand il y aura écrit tout ce qu'il a à dire de gênant pour les pompiers du bourg / Celle qui refuse de penser et laisse son palefrenier panser son cheval et la baiser s'il y pense / Ceux qui préfèrent ne pas lire afin de ne point être influencés / Celui qui répète à son fils Hervé-Marie que Dieu punira la famille s'il s'obstine à courir la fille Prunier / Celle qui n'a point d'obsession de sexe mais craque pour le calisson d'Aix / Ceux qui tournent en rond dans le sens opposé / Celui qui affirme que Proust n'a trouvé le temps d'écrire qu'un livre que personne n'a le temps de lire / Celle qu'on dit l'Ophélie Winter des émissions déco / Celui qui se suce lui-même au figuré vu qu'on est en pleine autofiction / Celle qui écrit que Dieu la baise mais ça c'est du sérieux vu qu'on est cette fois dans le journal intime de Catherine de Sienne / Ceux que le spectacle de la stupidité met en joie ou déprime selon les moments et les cas / Celui qui dit je vois je vois dans le brouillard qui n'en peut mais / Celle qui recommande la jouvence de l'Abbé Souris à sa cousine chauve / Ceux qui ne choisissent ni le Bien ni le Mal mais le Mieux en Mieux avec un doigt de porto / Celui qui donne un remède de cheval à son chien Picotin / Celle qui file à gauche en toute tradition politiquement correcte / Ceux qui se disent ni de droite ni de gauche bien au contraire / Celui qui répète tout le temps qu'il n'est ni antisémite ni raciste ni homophobe mais quand même normal / Celle qui se veut tellement raffinée qu'on en oublie sa grossièreté si sympa / Ceux qui tournent autour du pot-au-feu avant de s'en régaler, etc.
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Ceux qui grappillent
Celui qui picore dans la cour des glands / Celle qui voit même le noir et blanc en couleurs / Ceux qui sont curieux de tout plus que de rien / Celui qui envisage volontiers les explications du monde en fonction de leur ligne mélodique et de leur nuancier / Celle qui s'achète une boîte de douceur / Ceux qui craignent les comparaisons / Celui qui croit te démasquer et ne trouve sous ton masque qu'un visage / Celle qui a compris qu'on est partout et nulle part quand on parle d'ici et maintenant / Ceux qui ont besoin du fil d'Ariane d'une histoire / Celui qui a un nez en pied de marmite avec le manche assorti / Celle qui reste attachée à l'enseignement catholique classique de l'Abbé Cachou qu'elle reçut entre sa septième et sa neuvième année / Ceux qui ne voient rien qui les oblige à choisir entre Montaigne et Pascal dont il font également leur miel tout en préférant les romans africains de Simenon / Celui qui trouve au déterminisme philosophique un côté meccano de la généralité qui le laisse sur le quai / Celle qui te fait valoir que si tu n'étais pas né tu ne l'aurais pas rencontrée et n'aurais pas su choisir le Rembrandt du salon donc au divorce c'est à elle qu'il reviendra / Ceux qui annoncent sur Facebook que leur oncle arrive tout à l'heure en gare de Lyon avec le magot ce qui leur permetra de faire quelques poches dans la cohue / Celui qui invoque volontiers "l'épreuve du Réel" quand il parle à la télé de ses romans juste chiants / Celle qui n'a trouvé que des fleurs articifielles dans le jardin d'Alexandre du même nom / Ceux qui aiment bien Jean d'Ormesson et plus précisément sa cravate bleue assortie à ses yeux sans raies / Celui qui sourit en lisant ceci dans le Journal de Jules Renard: "Avec une femme, l'amitié ne peut être que le clair de lune de l'amour", en se disant que c'est une belle formule reversible comme une veste: "Avec une femme l'amour ne peut-être que le clair de lune de l'amitié" / Celle qui se dit la Muse de son mari sans que celui-ci n'ose moufter / Ceux qui lisent ces listes en pensant à autre chose à la fois avant et après alors qu'il est déconseillé de fumer pendant, etc.
Peinture: Vassily Kandinsky
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L'humour d'Alfred Hitchcock
Une oeuvre à redécouvrir
Un cliché réduit le génie d’Alfred Hitchcock à l’art du suspense, alors qu’il y a beaucoup plus que cela dans les observations, les préoccupations et les obsessions de ce conteur moraliste qu’on pourrait dire « par procuration » puisque, le plus souvent, il part d’histoires ficelées par d’autres, se révélant du même coup un formidable lecteur. Pourtant on retrouve, jusque dans ses films les plus « fatigués » de la toute fin, comme Le rideau déchiré, une touche absolument personnelle qui les distingue de films contemporains peut-être meilleurs mais moins originaux.
L’ami Pierre Gripari me disait qu’il ne suffisait pas, pour un romancier, d’avoir quelque chose à dire, mais qu’il lui fallait quelque chose à raconter – et cela, qu’on dira le plot, l’intrigue, se retrouve à tout coup dans les films d’Hitchcock. Les meilleurs fondent les deux éléments en une forme immédiatement singulière, dès A l’Est de Shangaï (1932) et jusqu’à Pas de printemps pour Marnie (1964), deux échecs publics retentissants soit dit en passant. Or ce qui me frappe à (re)voir tous ces films en enfilade, de Sueurs froides (19589 aux Oiseaux (1963) ou du sublime Rebecca (1940) à Frenzy (1972), c’est l’inépuisable richesse d’observation en matière de signes mimiques ou gestuels (tout ce que Hitch fait ajouter par ses comédiens au script), le sens qui en découle, et plus encore l’humour fou qui survole le combat éternel de l’homme et de la femme, du noble et du vil, du bourreau (ou de la bourrelle) et de la victime.
On se souvient des impayables apparitions du cher Hitch à la télévision, feignant de s’excuser d’avoir à présenter tel ou tel crime affreux. Dans Frenzie, la brusque érection d’un pied de femme morte hors d’un sac de patates pourrait résumer son humour, dont le burlesque touche à des abîmes. Oui, le crime est incongru, à la fois atroce et cocasse. L’acte de griffer ou de tuer, de se battre ou de forniquer est moins lisse que ne le dit le cinéma ou la littérature de convention. Un romancier ne peut pas ne pas imaginer qu’un amant (même Cary Grant en pleine forme) s’empêtre dans sa culotte au moment stratégique ou que le suicide d’une désespérée dans le Tibre (c’est dans Le Sheikh blanc de Fellini) rate faute d’eau, et que la vie reprenne ses droits.
L’incongruité du crime, autant que les accrocs de la passion romantique ou les ratés de l’exercice érotique, ressortissent à l’humour. Non pas à la rioule facile mais à l’humour profond, qui mêle indissolublement tragique et comique. Or de cet humour, qu’il serait réducteur de ne dire que noir, les films d’Alfred Hitchcock sont pleins… -
Les cocolets
Nous nous retrouvons, toute la bande, dans le ruissellement d’eau chaude des bains de Chianciano Terme. Nous passons toutes les après-midi à nous prélasser sur la pente ruisselante et là tout est permis. Je veux dire que nous sommes officiellement autorisés à nous cocoler en plein air, au su et vu de tout le monde. C’est ainsi que nous, toute la bande, qui nous cachons à l’ordinaire pour nous cocoler, nous nous sentons réhabilités dans notre goût innocent.
Chacun et chacune fait ce qu’il veut dans le ruissellement d’eau chaude. Les vieilles catholiques de l’Acquasanta sourient aussi gentiment aux jeunes gens baraqués du Boston qu’aux filles en fleur du Savoia Palazzo, enlacés dans la vapeur sulfureuse comme aux murs du Dôme d’Orvieto les corps nacrés de la Résurrection de la Chair de Luca Signorelli.
Quant à nous qui nous cocolons, nous nous réjouissons de nous retrouver toute la bande. Le soir nous évoquons, sur les transats du Grand Hôtel, nos années d’enfance à lire à longueur de nuits blanches des livres poudroyant de bactéries de sanatorium ou de poudre d’or du Far West. Nous sommes les petits blessés de l’âme aux infirmières zêlées, nous sommes les cocolets aux infirmières ailées. -
Ceux qui se font rares
Celui qui se sent un peu seul dans la multitude et voici que son ordi fait débouler la foule qu'il fuit dans la foulée / Celle qui se déconnecte et le regrette et se reconnecte et se rétracte / Ceux qui sont plutôt branchés sous-bois / Celui qui affirme que tout est dans Proust qu'il n'a lu que par ouï-dire / Celle qui n'est pas ce matin d'humeur à partager / Ceux qui partagent chacun dans leur coin comme les voisins le dévaloir / Celui qui prétend qu'il n'y a plus que douze Justes dans les cantons de l'Est dont il est lui-même évidemment ce qui fait qu'il ne reste plus que les Onze d'après le départ du Seigneur dont les évangiles en revanche ont eu un certain succès jusque dans les cantons de l'Ouest / Celle qui se dit élitaire accessible à tous / Ceux qui disent qu'ils relisent Proust afin d'être reçus de ceux qui l'ont déjà lu mais pas forcément jusqu'au bout / Celui qui prétend que les braves gens se font rares en se basant sur son expérience au guichet des réclamations du Contentieux / Celle qui se console d'être mal vue en se disant que voir ce qu'elle voit et savoir ce qu'elle sait et le constater dans ses tweets ne peut que la désigner à l'opprobre de ceux qui ne voient ni ne savent ce qu'elle sait voir et ne saurait taire / Ceux qui préfèrent être peu que beaucoup à se marcher sur les pieds / Celui qui aime bien les groupes sauf lorsqu'ils sont ensemble / Celle qui a tâté du triolisme en tandem avant de revenir à la figure classique du missionnaire en scooter / Ceux qui se défilent dès qu'ils voient une foule faire la file / Celui qui n'est pas toujours sincère quand il dit j'm sur Facebook mais comme il est seul à le savoir tout le monde l'm / Celle qui ne sait pas que ses voisins la suivent à la trace de Facebook à Meetic et de Twitter à la déchetterie du quartier où l'on dit qu'elle ne trie pas ce qu'elle jette et ça j'te jure que si c'est vrai ça va se répéter / Ceux qui ont repéré un Jésus de Nazareth sur Facebook mais ce doit être un homonyme ou un profil de faux Messie genre Mahomet / Celui qui fait de plus en plus d'allusions aux neurosciences pour draguer des oies sans cervelles / Celle qui lit Schopenhauer dont la mauvaise humeur la contamine alors qu'une mère au foyer est censée positiver / Ceux qui annoncent à la cantonade qu'ils vont se retirer de Facebook pour méditer et peut-être même léviter si les vents sont favorables, etc. Peinture: Robert Indermaur.
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Une année de lecture
Zap back sur 2012
Pour faire le bilan de la production littéraire de l'année écoulée, d'aucuns établissent des tableaux d'honneur à valeur plus ou moins publicitaire, genre classement sportif. En matière de lecture, le procédé me semble douteux en cela qu'il n'obéit qu'à des critères quantitatifs liés au tirage des livres. À croire que le Top Ten est devenu un genre critique en soi ! Aussi discutable à mes yeux que l'invasion de certaines librairies par de pléthoriques "coups de coeur" où, à grand renfort de formules relevant plus de la pub que du jugement même concis, l'euphorie générale finit par tout diluer.
L'aperçu rétrospectif de mes lectures de 2012 sera tout autre, nullement lié au succès des livres passés en revue - même si le succès d'un bon ouvrage me réjouit naturellement -, ni par quelque influence éditoriale, médiatique ou personnelle que ce soit.
Le premier livre que je présente ici est pourtant bel et bien celui d'un ami, qui m'en a confié le manuscrit au début de l'année et que j'ai accueilli fraîchement, sans la moindre complaisance, tant l'amitié suppose à mes yeux le respect des virtualités de l'autre, avant de le voir retravaillé en beauté.
Max Lobe, 39, rue de Berne. Zoé, 2013, 180p.
Dès la lecture de L'Enfant du miracle (aux éditions des Sauvages, 2010), premier récit de ce jeune écrivain camerounais établi à Genève, l'évidence d'un conteur de talent m'a saisi. Vivacité du regard et de l'expression, fusion d'une double source d'observation où contrastent l'Afrique truculente et la Suisse policée, thème immédiatement filé de la double différence raciale et sexuelle, qualité théâtrale des dialogues: tout cela révélait un auteur singulier, plein de vie et de malice, hélas desservi par une édition calamiteuse.
Grâces soient alors rendues à Caroline Coutau et Nadine Tremblay, chez Zoé, qui ont immédiatement repéré les qualités d'un nouveau manuscrit encore chancelant et ont aidé l'auteur a parachever ce premier roman drôle et poignant à la fois, pétri de vie vraie et ressaisi par une langue originale, aux africanismes parfaitement intégrés. Il y a du drame de moeurs dans 39,rue de Berne puisque Dipita, le jeune protagoniste homo dont la mère tapine avec les filles des Pâquis (réunies en association sous le sigle AFP), raconte ses tribulations de sa cellule de Champ-Dollon, après avoir tué par accident le bel et infidèle William rencontré sur la Toile. Substantiellement nourri par le vécu africain de Dipita (avec un aperçu corsé de la politique camerounaise), autant que par son observation du quartier chaud (avec ses dealers, ses courtisanes et autres marginaux), le roman évite le "folklore" de ces deux milieux autant que le "message" social ou moral, sans rien de cynique pour autant. Mélange de force vitale et de fragilité psychologique et affective, de gaieté et de tristesse sous-jacente, le roman, truffé de scènes piquantes, vaut aussi par la frise de ses personnages, de laquelle se détachent notamment l'oncle Demoney, très monté contre le Président Bya, et la mère de Dipita "vendue" par son frère. Les virtualités théâtrales de l'ouvrage lui vaudront une adaptation prochaine. Déjà disponible sur Amazon, il se trouvera en librairie dès ces prochains jours.
Gérard Joulié, La Forêt du mal. Essai sur Racine, Baudelaire et Proust. L'Age d'Homme, 2012.
C'est un livre bonnement extraordinaire, au sens littéral, que ce triple essai critique divagant, ne visant probablement que douze lecteurs, au plus: douze cents. L'auteur lui-même est un personnage hors norme, résolument anachronique. Français établi à Lausanne au mitan des années soixante, Gérard Joulié, avec sa dégaine de dandy dilettante se réclamant de l'Ancien Régime et de la contre-Réforme en religion, professant les idées les plus réactionnaires avec une candeur désarmante, n'est jamais vraiment sorti du monde enchanté de son enfance marquée par la lecture des contes de Perrault. Sa vision du monde en procède immédiatement, avec une passion pour tout ce qui relève de l'imagination créatrice, contre tout ce qui ressortit à ce qu'on tient pour la réalité réelle. Pour lui, le vrai monde est celui de la littérature. L'actualité? Foutaise et diablerie !
Grand lecteur devant l'Eternel, c'est également un traducteur de l'anglais prolifique, dont L'Age d'Homme a publié une quantité d'ouvrages de Chesterton ou de la romancière Ivy Compton-Burnett (formidable narratrice en dialogues annonçant les romans de Sarraute), de l'extravagant humoriste Saki ou des oeuvres de l'exquis Ronald Firbank, en passant par Gore Vidal et John Cowper Powys, entre beaucoup d'autres. Sous le pseudonyme de Sylvoisal (qui associe les termes emblématiques de Lys et Valois...), Gérard Joulié a publié des récits et des poèmes, mais ce triptyque ne se borne pas à commenter trois grandes oeuvres françaises: il fait en effet figure de testament critique et spirituel, voire d'autoportrait.
"La littérature ne sauve pas le monde", écrit Gérard Joulié, "elle nous sauve du monde tel qu'il est: un cloaque d'infamie". Nul angélisme pour autant dans sa vision. Ceux qui prônent l'établissement du Bien (philosophes, intellectuels, journalistes, politiciens) ne l'intéressent absolument pas, mais ce n'est pas par esthétisme désincarné. "Littérairement, seuls les tyrans domestiques, les monstres comme Vautrin, ou des hommes très bons victimes de leurs passions, comme le baron Hulot, présentent de l'intérêt".
Pour Gérard Joulié, il y a deux camps: celui du présumé Bien, de la démocratie établie en valeur absolue et du politiquement correct, et le camp du Mal où les pécheurs pèchent entre Barbe Bleue et les personnages de Dostoïevski, les héroïnes déchirées de Racine et les débauchés snobs de Proust, ce "possédé" qu'était l'apôtre Paul lui-même et tous les "fous" terriblement attachants de la littérature de partout et de toujours.
Pour réductrice qu'elle paraisse, cette vision manichéenne de western spirituel (les mauvais Bons d'un côté, les aimables Méchants de l'autre) offre du moins un cadre dramaturgique à la lecture de Joulié, qui a probablement beaucoup joué aux soldats de plomb en son enfance aussi protégée que celle du petit Marcel.
Racine identifié à la pensée de Port-Royal, Baudelaire à la fascination pour la débauche retournée par la poésie, Proust l'athée faisant du temps retrouvé une métaphore de la résurrection: tels sont les motifs majeurs autour desquels le critique développe une réflexion répondant une fois de plus à la question de Charles Du Bos: qu'est-ce que la littérature ?
Si Gérard Joulié n'était qu'un pion assenant ses arguments si contraires à l'air du temps qu'ils ont de quoi séduire ceux qu'on appelle les "nouveaux réactionnaires", je le laisserais pour ma part à son discours tellement français, par ailleurs, en son outrance binaire. Mais il y a bien plus chez lui, qui découle de sa vraie passion pour la littérature, par delà son idéologie de mousquetaire énervé. Il y a un lecteur merveilleusement cultivé, poreux et profond en ses intuitions, que sert une langue évoquant la plus belle conversation, sans faux brillant. On s'en agacera plus souvent qu'à son tour, tant le fieffé réac en remet, mais son livre n'en est pas moins un trésor de sensibilité et d'intelligence dont la compagnie est mille fois plus tonique que celle de fades humanistes des temps qui courent.
Sergio Belluz. CH, La Suisse en kit. Xénia.
Les livres consacrés à la Suisse se reproduisent avec plus d'alacrité que les nains de jardins, et certains se vendent même comme des petits pains. Il faut dire que rien ne passionne autant les Suisses que leur drôle de pays, mais gare à qui oserait le critiquer hors de ses frontières, de Yann Moix (très piètre détracteur il vrai) à Jean Ziegler, au point que le gris docte domine trop souvent le genre, comme on l'a vu l'an dernier dans La Suisse de l'historien François Walter, joliment illustrée par les iconographes de la collection Découvertes de Gallimard, mais d'une platitude proportionnée à sa prétention convenue de "briser les clichés", et réservant à la culture et aux littératures de notre pays une place minable.
Or La Suisse en kit de Sergio Belluz rompt avec cette grisaille professorale par sa manière à la fois hirsute et substantiellement profuse, son insolence roborative et sa mise en forme originale. Je ne pense pas tant à la couverture de l'ouvrage et à sa typographie, d'un assez mauvais goût aggravé par l'absurde bandeau imprimé sur fond rouge Suissidez-vous !, qu'à la façon modulée par l'auteur dans l'alternance des chapitres descriptifs et des pastiches d'auteurs, avec de belles réussites du côté de ceux-ci, souvent plus faibles il est vrai.
Après un Avant-propos immédiatement caustique dans sa façon de désigner ce "pays orgueilleux qui n'aime pas parler de lui et qui déteste qu'on le fasse à sa place", l'auteur, secundo d'ascendance italienne (de quoi je me mêle !?) brosse un premier aperçu synthétique et pertinent de l'histoire de notre Confédération "pacifique" marquée par d'incessantes guerres picrocholines à motifs essentiellement religieux, avant l'établissement d'un consensus plus pragmatique qu'évangélique.
Suit un Who's who en travelling sur une suite de pipole surtout littéraires, de Rousseau à Milena Moser (star momentanée du roman zurichois qui ne méritait sûrement pas tant d'attention), en passant par une vingtaine d'écrivains et vaines plus ou moins signficatifs (Cendrars, Bouvier, Chessex, Bichsel,Loetscher, Ella Maillart) et par quelques "figures" helvétiques notables, telle l'inoubliable Zouc ou notre benêt cantonal Oin-Oin, la marque ménagère Betty Bossi et le non moins incontournable Godard.
Souvent surprenant dans ses approches (celle de l'immense Gottfried Keller est épatante, autant que son pastiche), Sergio Belluz est inégalement inspiré sur la distance, parfois expéditif dans sa façon d'égratigner un monument ou de singer un style (la présentation de Ramuz est carrément défaillante, autant que le pastiche de Cingria), souvent à la limite de la posture potache.
N'empêche que l'ensemble, complété par un glossaire gloussant autant que bienvenu pour le visiteur nippon ou texan, constitue le kaléidoscope documentaire le plus attrayant, renvoyant en outre, au fil de ses évocations littéraires, à de kyrielles d'autres lectures dans les quatre langues de notre culture. À celles-ci j'ajouterai - oubliée de l'auteur -, celle de la délectable chronique intitulée Ma vie et relatant les tribulations européenne de Thomas Platte, chevrier de montagne en son enfance et devenu, avec des bandes d'enfants cheminant à travers l'Allemagne et la Pologne, un grand humaniste bâlois de la Renaissance, père d'une père de deux autres savants médecins...
Cela pour rappeler avec Sergio Belluz, et sans chauvinisme patriotard d'aucune sorte, la richesse d'une multiculture multilingue souvent ignorée de nos voisins européens, à commencer par les Français. Ainsi La Suisse en kit a-t-elle ce mérite rare, non sans faire souvent sourire et rire, d'illustrer la réalité complexe et contradictoire, d'une espèce de laboratoire européen avant l'heure, dont le dernier paradoxe est qu'on y semble attendre que l'Europe devienne suisse...
Charles Dantzig, À propos des chefs-d'oeuvre. Grasset, 274p.
L'art de la conversation à la française n'en finit pas de faire florès ici et là en dépit de la disparition des salons parisiens ou provinciaux. On le retrouve en tout cas bien allant chez quelques auteurs qui donnent le meilleur de leur talent à causer sur le papier comme s'ils étaient en compagnie, et tant mieux pour le lecteur s'il résume celle-ci.
Avec Philippe Sollers, en moins pontifiant et moins puissant, moins profond aussi, Charles Dantzig perpétue ainsi ce grand art de l'entretien avec quelques-uns ou avec soi-même en personne, tel qu'on a pu l'apprécier dans ses deux recueils monumentaux du Dictionnaire égoïste de la littérature française et de l'Encyclopédie capricieuse du tout et du rien.
Le nouvel objet des digressions de Charles Dantizg est le chef-d'oeuvre, sa nature pérenne ou passagère, avérée ou supposée, son évidence ethnocentrique ou sa prévalence universelle présumée (genre chef-d'oeuvre ab-so-lu dans le langage un peu sot des temps qui courent après le "cultissime", de la Recherche du temps perdu à Cent ans de solitude), entre autres critères variables.
"Les digressions, écrit Charles Dantzig, c'est merveilleux quand elles sont bonnes, et quand elles sont bonnes elles ne sont plus digressions. Un chef-d'oeuvre est une digression devenue discours central. IL nous a écartés de l'uniformité".
Cette conclusion relève évidement de l'approximation, comme toute digression relève le plus souvent de l'improvisation. Je revois à l'instant Dominique de Roux, dans son salon de la rue de Bourgogne, avec mon insigne jeune personne pour seul interlocuteur, improvisant magistralement à propos de Céline et de Gombrowicz, de Jouve et d'Alban Berg, de Pound et de la littérature parisienne de l'époque qu'il conchiait dans les grandes largeurs, multipliant formules ciselées et portraits au vitriol, définitions et digressions qu'on retrouve dans L'Ouverture de la chasse et plus encore dans Immédiatement, mais aussi chez Dantzig.
La forme des chefs-d'oeuvre est multiple. Le XIXe siècle en a cristallisé le projet de façon plus consciente et explicite, produisant le chef-d'oeuvre voulu, dont Madame Bovary est le plus bel exemple, rêve accompli du Monumentum.
Mais il y a bien plus de chefs-d'oeuvre "involontaires" et quantité de "petits" chefs-d'oeuvre qui nous sont souvent plus chers, parce que plus intimes, que les "grands". Adolphe de Benjamin Constant en est un exemple, ou le Dominique de Fromentin, ou encore Le chef-d'oeuvre inconnu de Balzac et La mort d'Ivan Illitch de Tolstoï. Et puis il y a les chefs-d'oeuvre constitués par des oeuvres entières, comme le Journal d'Amiel, le Journal littéraire de Paul Léautaud ou les chroniques de Saint-Simon, parangon sommital.
D'aucuns citeront tel ou tel chef d'oeuvre les yeux aux ciel, pour se faire bien voir dans les coquetèles où la seule "référence" vous tient lieu de certificat comme aux bonniches la recommandation d'un patron chic. Mais les références de Dantzig ne sont pas d'un cuistre ni d'un snob, tant ce monstre de lecture est omnivore, libre et anarchisant, amateur éclairé au sens de celui qui aime et sait faire aimer.
Le grappillage de cette espèce d'essai-omnibus relève aussi du cabinet de curiosités à l'ancienne, version pré ou postmoderne, avec des raccourcis un peu voyous fleurant la punkitude ou l'aristocratique plaisir de déplaire. Je trouve, pour ma part, assez débile la façon de Dantzig de réduire Voyage au bout de la nuit à un faux chef-'doeuvre "inventé" par les "lecteurs incultes", sur un ton méprisant qu'on retrouve chez un Sollers ou un Nabe. Le tout mariole se la joue liquidateur de l'oeuvre ainsi rabaissée, mais le chef résiste. Il nous arrive à tous d'être un peu cons. À tel l'âge, j'ai mal jugé tel livre, que je redécouvre dix ou vingt ans plus tard. À l'oposé, tel présumé chef-d'oeuvre (je pense à Belle du seigneur d'Albert Cohen) m'a emballé à vingt ans, qui me fait aujourd'hui l'effet (en partie tout au moins) d'une logorrhée flatteuse.
Dire de Céline qu'il "permet de lire de l'antisémitisme légal", comme s'y emploie Charles Dantzig, est malhonnête en cela que ni Voyage au bout de la nuit, ni Mort à crédit, ni ces autres merveilles noires que dont Nord, D'un château l'autre ou Féerie pour une autre fois, sans parler de Guignols'Band (que je n'aime pas trop personnellement tant il se dilue dans le jazz verbal) ne sont entachés de l'antisémitisme qui ruisselle en revanche dans les pamphlets et la correspondance de l'énergumène. Passons encor.
Il y a donc à laisser à la lecture d' À propos de chefs-d'oeuvre, mais bien plus à prendre. La conclusion selon laquelle une vie peut être un chef-d'oeuvre m'a d'abord séduit, avant de m'apparaître dans toute sa niaiserie - celle-là que reproche, d'ailleurs, Dantzig à Mario Vargas Llosa quand il dégomme le discours de Stockholm de l'écrivain péruvien en son éloge de la lecture donné avec une belle simplicité augmentée d'un clin d'oeil à sa chère moitié, et qu'il conclut - comme Michel Tournier le fera graver sur sa tombe -, avec ces mots reconnaissants de: merci la vie...
Peter Sloterdijk. La Folie de Dieu. Pluriel, 187p.
"La guerre pour l'appropriation de Jérusalem est aujourd'hui la guerre mondiale", déclarait Jacques Derrida dans une conférence tenue en Californie en 1993. "Elle a lieu partout,poursuivait-il,c'est lemonde... c'estaujourd'hui la figure singulière de son être out of joint".
L'expression "out of joint" fait référence au vers de Hamlet "The time is out of joint", et Peter Sloterdijk resitue cette affirmation du philosophe dans son contexte (réponse notamment à Francis Fukuyama sur la fin de l'Histoire) non sans la qualifier d'"une des exagérations les plus pathétiques que l'on ait entendues dans la bouche d'un philosophe du passé présent".
Exagération sûrement, qui réduirait "le monde" à l'affrontement des trois monothéismes "autour" de Jérusalem, et pourtant la citation de Derrida tient lieu, pour Sloterdijk, de "panneau d'avertissement" visant à pointer "une zone à haut risque sémantique et politique particulièrement explosive dans le monde actuel: ce Proche et Moyen-Orient dans lequel trois eschatologie messianiques s'affrontent directement ou le plus souvent indirectement".
Comment naît la transcendance ? Quelle est l'histoire du culte de l'Unique et de ses trois formes principales, visant plus ou moins à l'expansion ? Quelle est la matrice de ce sentiment-pensée cristallisé en vision du monde puis en vérité à prétention absolutistes ? Que nous dit et continue de nous dire le besoin religieux et comment mieux le comprendre dans toutes ses formes, du plus personnel à ses manifestations sociales ou guerrières ?
D'aucuns se contentent du confort de leur foi pour ne pas entrer en matière, mais cette foi peut-être aussi celle de l'athéisme, qui a ses légions de bigots. Or ce petit livre extrêmement dense, parfois assez touffu (c'est le propre de la pensée de Sloterdijk de multiplier références et mises en rapport et des les filtrer par un langage à la fois conceptuel et très imagé, souvent très proche de notre expérience contemporaine), dépassant évidemment l'alternative entre croyance et mécréance pour interroger les ressources civilisatrices d'une nouvelle attitude devant la religion et, plus précisément aujourd'hui, devant la nouvelle montée aux extrêmes des fanatiques mais aussi devant la fuite en avant d'une société faisant idole de tout et n'importe quoi. À la fois philosophe et "poète", philologue et observateur très poreux de la réalité à tous les étages (des médias aux neurosciences et de l'anthropologie religieuse à la géopolitique la plus récente), Sloterdijk est un écrivain plus qu'un faiseur de système et c'est à ce titre qu'il me passionne, moi qui n'ai pas la "tête philosophique", ni le bagage non plus.
Dans son approche spécifique des trois religions monothéistes, d'une finesse d'analyse et d'une équanimité qui n'exclut pas les saillies critiques, j'ai été très frappé par ce qu'il dit de la violence interne dégagée par le discours d'Augustin (rappelant dans la foulée que Thomas d'Aquin prônait la peine de mort contre les non croyants), et non moins intéressé par sa mention d'un essai antichrétien du psychanalyste juif Bélan Gringerger (Narcissisme, christianisme et antisémitisme, traduit chez Actes Sud) établissant un lien direct entre Jésus et Hitler...
Etudiant les aspects expansionnistes des trois religions monothéistes, leurs combats respectifs contre la "concurrence" ou les modalités selon lesquelles leur hubris s'affirme, Peter Sloterdijk conclut son chapitre passionnant sur les "campagnes" respectives des monothéismes par ces propos prospectifs liés à la "maison de la guerre" des islamistes, dont nos descendants jugeront de la validité: "Pour ce qui concerne l'autorité spirituelle de l'islam, dans ses deux branches principales, l'implosion des hiérarchies et la dissolution de l'ordre traditionnel du savoir l'anéantiront peu à peu. L'association d'idées entre l'islamisme et la terreur, devenue presque automatique dans la conscience mondiale, lui a en outre fait subir de tels dommages qu'on ne voit pas comment l'islam dans sa globalité pourrait s'en remettre en tant que religion et matrice de cultures. E tout cas, la "maison de l'islam" va devoir faire face à des crises de modernisation d'un violence effroyable"...
Jean Soler, Qui est Dieu ? Editions Bernard de Fallois.
À tant entendre parler de Dieu comme d'une personne, d'aucuns (qu'ils y croient ou pas) sont curieux de faire plus ample connaissance avec celle- sans se contenter des on-dit de leur paroisse ou du café du commerce, et d'autant plus que cette personne taxée du grade d'Unique est en outre supposée l'auteur d'un best-seller mondial et jouit toujours d'un prestige certain auprès de quelques milliards d'autres personnes moins "uniques" mais qui s'agenouillent avec la (plus ou moins )même dévotion à ses pieds et s'étripent en son Nom à trois déclinaisons au moins.
De cette personne fameuse qu'on appelle Dieu, Jean Soler, dont les ouvrages précédents ont largement illustré sa culture encyclopédique de l'histoire et des développement variés du monothéisme, qu'il situe volontiers par contraste avec les pensées grecque ou chinoise, trace un portrait qui ressemble terriblement à celui des hommes qui furent et continuent d'être. Sa position est d'un honnête homme curieux de savoir, de connaître et de comprendre. Autant que Peter Sloterdijk, son mérite est de confronter les sources anciennes et les connaissances nouvelles, mais son propos est à la fois plus direct et personnellement polémique, sans qu'on retrouve chez lui de la rage rationaliste des athées militants à la française ou à l'anglaise - je pense aux interprétations "littéraires" d'un Pierre Gripari incrimiant le "fascisme" de l'Ancien Testament, ou aux positions platement scientistes du biologiste à succès Richard Dawkins.
Jean Soler pourrait être dit, à sa façon, un auteur de la "ligne claire". Il ne rend pas assez compte, à mes yeux, de tout ce qui ressortit aux sentiments et à la complexité humaine - ce qu'on appelle commodément le "mystère" de notre condition -, entre autres obscures et fécondes profondeurs mieux éclairées par la lecture anthropologique d'un René Girard, mais la lecture de Qui est Dieu ? est à la fois instructive et roborative, clairante et tonique !
(À suivre...)
Peter Sloterdijk. La Folie de Dieu. Pluriel.
Jörg Wegelin. Jean Ziegler. Favre.
Jacqueline Risset, Puissances du sommeil.Seuil
François Bon. Autobiographie des objets. Seuil.
Daniel Fazan. Millésime. Olivier Morattel.
Pierre Crevoisier. La dame en rouge. Sur manuscrit.
Jean Bofane, Mathématiques congolaises. Actes Sud.
Joël Dicker. La Vérité sur l'Affaire Harry Quebert. L'Age d'Homme, Bernard de Fallois.
Metin Arditi. Prince d'orchestre. Actes Sud.
Marc Dugain. Avenue des géants. Gallimard.
Jean-Michel Olivier, Après l'orgie. L'Age d'Homme /Bernard de Fallois.
Arno Bertina. Je suis une aventure. Verticales.
Patrick Deville, Peste et choléra. Seuil.
Jean Echenoz, 14.Minuit.
Daniel de Roulet. Fusions. Buchet Chastel.
François Debluë. Portrait d'un homme ordinaire. L'Age d'Homme.
Bona Mangangu. Caravaggio le dernier jour. Sur manuscrit.
Jean Ziegler. Destruction massive. Fayard, 2011.
Jeandaniel Dupuy, Le cabinet de curiosités. AEncrages.
Quentin Mouron, Notre-Dame-de-la merci. Olivier Morattel.
Yasmine Char. Le Palais des autres jours. Gallimard
Henri Roorda, Le roseau pensotant. Mille et une Nuits.
Anne Wiazemsky. Une année studieuse. Gallimard.
Mais encore:
Gargantua de Rabelais; Voyage au bout de la nuit, de Louis-Ferdinand Céline; Les Frères Karamazov, de Fédor Dostoïevski; Notizen de Ludwig Hohl, Typhon, de Joseph Conrad; Paludes, d'André Gide. Au présent d'Annie Dillard. Etc.
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Et Dieu là-dedans ?
L'année 2012 a été marquée par la parution, aux éditons Bernard De Fallois, d'un essai de haute volée de Jean Soler, très substantiel mais accessible à tous, intitulé Qui est Dieu ? et constituant une manière de synthèse limpide de la trilogie consacrée par cet humaniste érudit au monothéisme. Le texte qui suit m'en semble une belle et bonne introduction.
POURQUOI LE MONOTHEISME ?
par Jean Soler
Heureux les chercheurs qui étudient les dieux grecs ou les dieux égyptiens ! Ils ne risquent pas trop que leurs croyances religieuses infléchissent leur jugement ou que leurs analyses critiques heurtent la foi de leurs lecteurs, car personne, depuis bien longtemps, ne croit plus en Zeus ou en Osiris. Mais il en va autrement pour le dieu que nous appelons « Dieu », qui, lui, a encore trois milliards de fidèles dans le monde. Il semble néanmoins indispensable, dans l’approche scientifique des religions, de ne faire aucune différence entre ces divinités. Les dieux sont des personnages historiques qui apparaissent un jour, qui vivent plus ou moins longtemps – aussi longtemps qu’il existe des hommes qui en sont persuadés – et qui finissent par disparaître ou par se fondre dans d’autres dieux.
La question qui m’a retenu[1] est celle de comprendre depuis quand et pourquoi les Juifs de l’Antiquité ont admis comme un dogme qu’il n’existe et ne peut exister qu’un dieu, alors que jusque là, dans toutes les sociétés connues de nous, le monde divin se caractérisait par la pluralité et la diversité des êtres surnaturels.
Poser la question en ces termes suscite des résistances – même dans le milieu universitaire, j’en ai fait l’expérience – parce qu’il est évident aux yeux des croyants que Dieu, ce dieu-là, l’Unique, le seul « vrai Dieu », existe de toute éternité, et que les hommes l’ont toujours su, plus ou moins obscurément. Les adeptes des trois religions monothéistes jugent donc tout à fait normal que Dieu, pour des raisons qui lui appartiennent, se soit révélé à l’un des peuples, celui des Hébreux, et plus précisément à tel ou tel de ses membres, à Abraham d’abord, à Moïse ensuite, comme la Bible en témoigne, pour aider l’humanité à acquérir une connaissance plus claire de son existence et de ses volontés.
Cette position, qui paraît inattaquable si l’on se place dans l’optique des croyants, n’est plus tenable aujourd’hui, en raison des acquis de la recherche scientifique. Non seulement, en effet, l’existence d’Abraham et de Moïse est remise en cause (les archéologues n’ont trouvé, par exemple, aucune trace du séjour de tout un peuple dans le désert du Sinaï[2]) mais la divinité qui s’est adressée à Abraham et à Moïse n’est pas, d’après le texte hébreu de la Bible lu sans idée préconçue, le Dieu Unique. Il s’agit d’un dieu parmi d’autres nommé « Iahvé » (peu importe comment se prononçait son nom et comment il est transcrit dans nos langues). Ce fait, car c’est un fait, est masqué par l’illusion rétrospective qui projette sur ce passé lointain et largement mythique les convictions qui sont les nôtres sur le Dieu Un, illusion entretenue par le tour de passe-passe qui consiste à escamoter, dans les traductions de la Bible, le mot « Iahvé », pour mettre à sa place les mots « Dieu », « le Seigneur » ou « l’Eternel », termes qui désignent aujourd’hui, sans équivoque, le Dieu de la croyance monothéiste[3].
Comment s’exprime le récit biblique où ce dieu s’adresse à Abraham, qui s’appelle encore Abram, pour la première fois ? « Iahvé dit à Abram : Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père pour le pays que je t’indiquerai. Je ferai de toi un grand peuple et je te bénirai », Genèse 12, 1-2. D’emblée Abraham est présenté comme l’ancêtre d’un peuple promis à un grand destin : nous l’appelons le « peuple élu ». Et la bénédiction du dieu – qui ne dit à aucun moment qu’il est le seul Dieu véritable – se traduira par l’octroi à des tribus nomades d’un « pays » où ils pourront se sédentariser : la « Terre promise ». C’est la première mention dans la Bible d’un contrat passé entre l’un des dieux et l’un des peuples, d’une « alliance » aux termes de laquelle, si le peuple reste fidèle à ce dieu, le dieu le favorisera par-dessus tous les autres peuples. Ce contrat a été renouvelé, affirme la Bible, quelques siècles plus tard, avec Moïse. Que dit le dieu au prophète quand il s’adresse à lui pour la première fois, du fond d’un buisson qui brûle sans se consumer : « Je suis le dieu de tes ancêtres, le dieu d’Abraham, le dieu d’Isaac, le dieu de Jacob », Exode 3, 6. Il est toujours question d’un dieu ethnique, qui révèle à Moïse, comme une marque insigne de faveur, son vrai nom : « Iahvé », et qui se soucie avant tout de sauver son peuple de l’esclavage où il est réduit en Egypte. Ni dans cet épisode ni plus tard, au cours des entretiens que Moïse aura avec Iahvé sur le mont Sinaï, le dieu ne se présente comme l’unique dieu qui existe, un dieu universel qui serait celui de tous les peuples et se préoccuperait du sort de l’humanité. J’ai montré dans La Loi de Moïse que les prescriptions que donne le dieu au prophète, à commencer par les Dix Commandements, ne sont pas les impératifs d’une morale universelle mais des règles de conduite destinées à assurer l’unité et la cohésion du peuple hébreu en vue de sa survie.
Ce type de religion n’est pas spécifique des Israélites (les descendants de Jacob, surnommé Israël). On le rencontre dans tout le Proche-Orient ancien, bien avant que les Hébreux entrent dans l’Histoire, comme l’attestent les nombreuses inscriptions mises au jour en Mésopotamie. Vers l’an 2025, par exemple – près de huit siècles avant Moïse, si celui-ci a existé et s’il a vécu, comme on l’assure, au milieu du XIIIe siècle - des textes font état d’un peuple jusque là inconnu qui dit vénérer un dieu tout aussi inconnu que lui, « Assur ». Le dieu et le peuple ont conclu une alliance à ce point étroite que le peuple se définit par l’appellation d’« Assyriens » : les fidèles du dieu Assur, et qu’il a donné le nom de son dieu à sa capitale : « Assur ». Un peu plus tard, dans la même région, les Babyloniens adoptent pour dieu protecteur « Marduk ». Or, aussi bien les inscriptions que les vestiges de sanctuaires prouvent que ces deux peuples vénéraient en même temps d’autres divinités. Nous avons affaire à une forme de polythéisme que nous nommons aujourd’hui, d’un terme qui n’est pas encore dans les dictionnaires, la « monolâtrie ». La monolâtrie est le culte rendu à un dieu de préférence aux autres, sans nier pour autant l’existence des autres dieux, dont certains ont un rapport privilégié, eux aussi, avec d’autres peuples. Les Juifs de l’Antiquité n’ont fait qu’imiter ce qu’ils voyaient pratiquer autour d’eux en liant leur sort à un dieu aussi obscur que Marduk ou Assur mais dont ils attendaient la même protection : on espère qu’un dieu inconnu ou marginal pourra se consacrer entièrement à vous, alors qu’un dieu célèbre, sollicité par beaucoup de peuples, risquerait de vous négliger ou de donner sa préférence à d’autres. Un prophète biblique, Michée, qui a vécu à Jérusalem au VIIIe siècle avant notre ère, est très conscient de cette situation : « Tous les peuples marchent chacun au nom de son dieu, et nous, nous marchons au nom de Iahvé, notre dieu, pour toujours et à jamais », Michée, 4, 5. Il n’empêche que les Israélites, à l’exemple des Assyriens et des Babyloniens, avaient d’autres dieux, notamment Baal, et même une déesse, compagne de Iahvé, Ashéra, comme en témoigne la Bible, si on la lit sans verres déformants, et comme le confirment des inscriptions découvertes récemment en Israël, qui parlent de « Iahvé et son Ashéra »[4].
Quel que soit le rôle joué par les autres dieux, chaque peuple attribue ses succès, surtout ses succès militaires, au dieu avec lequel il a fait alliance, et il a tendance à penser que son dieu est le plus grand des dieux. On le voit dans les inscriptions mésopotamiennes. On le constate également dans la Bible. Après le passage de la mer Rouge, qui est présenté comme une victoire remportée par les Hébreux sur les Egyptiens grâce à l’intervention miraculeuse de leur dieu, Moïse et le peuple entonnent un cantique de remerciements où ils disent : « Qui est comme toi parmi les dieux [elim, pluriel d’el, « dieu »], Iahvé ? », Exode 15, 11. Cette formulation appartient, sans nul doute, à l’univers polythéiste – pour peu qu’on ne trahisse pas le texte en traduisant : « Qui est comme toi parmi les forts, Eternel ? » (Bible du rabbinat français). Ce passage et bien d’autres prouvent que « Moïse ne croyait pas en Dieu », comme je l’ai écrit, avec un brin de provocation, dans L’Invention du Monothéisme, pour faire comprendre que les textes attribués par la tradition à Moïse – les cinq premiers livres de la Bible que les Juifs appellent la Tora et les chrétiens le Pentateuque – ne sont pas, dans leur presque totalité, monothéistes.
Dans ces conditions, comment se fait-il que le peuple juif soit à l’origine de la croyance en un Dieu unique ? Si cette dernière ne remonte pas à Moïse, quand est-elle apparue et dans quel environnement ? Pour tâcher de répondre à cette question, nous ne pouvons nous appuyer que sur la Bible, car aucun autre peuple n’a adopté cette religion avant le peuple juif. Le cas du pharaon Akhenaton, qui a régné un siècle avant l’époque où Moïse est supposé avoir vécu, ne constitue pas une exception. D’après les égyptologues d’aujourd’hui, Akhenaton était un roi caractériel qui a voulu imposer un dieu personnel, Aton, dont il serait le seul représentant et le seul interprète, ce qui revenait à écarter le clergé jusqu’alors tout-puissant, surtout celui du dieu Amon à Thèbes. Mais Aton n’est autre qu’Amon, Rê etc., le même dieu suprême du panthéon égyptien, représenté par le Soleil et adoré sous des noms différents selon les lieux, les époques et la course de l’astre pendant le jour et la nuit. Qui plus est, les hymnes à Aton attribués à Akhenaton décalquent de très près des hymnes à Amon ou à Rê nettement antérieurs, y compris dans l’emploi de l’adjectif « unique » servant à qualifier le dieu, pour mettre l’accent sur son caractère exceptionnel, hors du commun, et non pas pour dire qu’il était le seul dieu à exister[5]. Quoi qu’il en soit, le culte institué par Akhenaton n’a pas survécu à la mort du roi. Un siècle après, son souvenir était aboli et ses temples détruits. Moïse n’aurait pas pu entendre parler de lui ni surtout s’inspirer de sa réforme, puisque le prophète hébreu n’était pas monothéiste ! Le monothéisme véritable a été sécrété bien plus tard, au sein du peuple juif, sans aucune influence directe venue d’un autre peuple, et c’est la Bible seule qui peut nous mettre sur la voie de ses raisons d’être.
Ici, je ferai état d’un autre apport de la recherche contemporaine. La Bible que nous lisons est un écrit presque aussi tardif que le monothéisme, nettement postérieur à ce que laissait croire la tradition et même à ce que pensaient la plupart des spécialistes il y a encore trente ans. L’archéologie israélienne est arrivée à la conclusion que les Hébreux n’ont pas écrit leur langue avant le IXe ou même le VIIIe siècle. Si Iahvé avait écrit de sa main, en hébreu, les Dix Commandements sur deux tables de pierre, les Israélites n’auraient pas pu déchiffrer ce texte avant plusieurs siècles. Quant à Moïse, le scribe de la Tora, non seulement il ne croyait pas en Dieu mais il ne savait pas écrire ! Il est largement admis aujourd’hui que le premier noyau de la Bible, la version initiale du Deutéronome, le cinquième livre du Pentateuque actuel, date du roi Josias qui a régné à Jérusalem dans la deuxième moitié du VIIe siècle, peu avant la prise de la ville par Nabuchodonosor et la déportation des notables en Babylonie. Le travail d’écriture a repris pendant le demi-siècle qu’a duré l’Exil et il s’est poursuivi sur plusieurs générations après le Retour à Jérusalem. Tous les textes rédigés jusqu’alors – jusqu’au Ve siècle y compris, le siècle de Périclès chez les Grecs – parlent de Iahvé comme du dieu national des Israélites et font toujours mention d’une alliance exclusive conclue entre ce dieu et ce peuple. Il faut en déduire qu’au début du IVe siècle encore les Juifs n’étaient pas devenus monothéistes. Alors, que s’est-il passé ?
La thèse que je soutiens est que la croyance monothéiste est apparue quand l’échec de l’alliance s’est révélé patent et qu’il a fallu trouver une explication crédible à cet échec.
Les Israélites ont été assurés, en effet, de la supériorité de leur dieu aussi longtemps que Iahvé leur a apporté d’éclatants succès : la sortie d’Egypte malgré l’armée du pharaon lancée à leurs trousses, la conquête de Canaan, la constitution d’un puissant royaume régi par deux grands rois, David puis son fils Salomon. Tels étaient du moins les récits qui avaient été transmis, disait-on, par les ancêtres. En réalité, je l’ai dit plus haut, il n’y a aucune preuve archéologique de la sortie d’Egypte et de l’errance du peuple hébreu pendant quarante ans dans le désert du Sinaï (il n’y a pas non plus de preuve certaine de la guerre de Troie qui aurait eu lieu à la même époque : les Grecs aussi bien que les Juifs ont reconstruit leur passé lointain sur des mythes). Bien plus, les archéologues n’ont pas découvert de traces de la guerre éclair racontée par la Bible pour la conquête de Canaan : l’occupation a été progressive et plutôt pacifique, d’autant plus qu’une partie au moins des Israélites étaient des autochtones. Plus surprenant encore, car nous entrons désormais dans l’Histoire, aucun vestige archéologique, aucun document épigraphique datant à coup sûr du royaume de David et de Salomon n’a été découvert[6]. Certains spécialistes en viennent à douter de l’existence de Salomon et non plus seulement d’Abraham ou de Moïse. En tout état de cause, si Salomon a existé, il faut l’imaginer en chef de village plutôt qu’en souverain d’un important royaume – d’autant plus que les annales des pays voisins ignorent cet Etat et jusqu’au nom de Salomon. Il n’en reste pas moins que ce personnage a pris une stature emblématique dans la mémoire collective des Hébreux. Or, à lire la Bible – et ce qu’elle dit peut être recoupé, à partir du IXe siècle, par d’autres sources – après le règne de Salomon les Israélites ont connu malheurs sur malheurs. Dès la mort du roi, la plupart des tribus qui s’étaient fédérées – dix sur douze selon la Bible – ne reconnaissent pas son successeur et font sécession en créant un nouvel Etat, dans le nord du pays, et en se dotant d’une nouvelle capitale, Samarie, pour concurrencer Jérusalem. Sont ainsi face à face deux royaumes rivaux, qui à certains moments se feront la guerre. Pour les auteurs de la Bible, c’est là la première « catastrophe » (shoah en hébreu) subie par le peuple élu. Le plus nombreux, le plus puissant et le plus riche des deux royaumes tombe bientôt sous la coupe des Assyriens qui, vers la fin du VIIIe siècle, s’emparent de Samarie, déportent une partie de la population et annexent le pays à leur Empire. Ce fut la deuxième catastrophe dans l’histoire des Juifs. Il y en aura une troisième quand les Babyloniens, au début du VIe siècle, mettent fin au royaume du Sud en détruisant Jérusalem et en déportant toute l’élite du pays. Les Israélites ont alors perdu la totalité de la Terre que leur dieu, pensaient-ils, avaient offerte à leurs ancêtres. Ils ont pu espérer, vers la fin du VIe siècle, avec la victoire des Perses sur les Babyloniens, la libération des exilés et le retour d’une partie d’entre eux à Jérusalem, qu’ils allaient pouvoir reconstituer le vaste royaume de Salomon. Les œuvres bibliques datant de l’Exil – en particulier les prophéties de Jérémie, qui est resté à Jérusalem avant de fuir en Egypte, et celles d’Ezéchiel, déporté à Babylone – témoignent de ce rêve. Mais le rêve ne s’est pas réalisé. Pendant les deux siècles qu’a duré l’Empire perse, les habitants de la Judée n’ont fait que végéter, sans roi, sans armée, sans indépendance, dans un minuscule canton de l’Empire achéménide qui allait de l’Indus au Nil et du golfe Persique à la mer Noire, en englobant une partie du monde grec, avec les cités de Milet ou d’Ephèse. Les inscriptions perses qui énumèrent les différents peuples entrés dans l’Empire mentionnent les Assyriens, les Babyloniens, les Egyptiens et même les Arabes, mais jamais les Juifs. L’historien-ethnologue grec Hérodote qui a séjourné, au Ve siècle, en Perse, en Egypte et jusqu’en Phénicie, dans l’actuel Liban, aux portes d’Israël, n’a jamais entendu parler des Juifs, de leur religion ni du temple qu’ils avaient reconstruit à Jérusalem après leur retour de Babylone. C’est pourtant dans cette période, sous la domination des Perses, que les Juifs ont conçu une religion tout à fait nouvelle, le monothéisme.
Comment le comprendre ? En renonçant d’abord aux notions de Révélation et de Livres sacrés, même si l’on croit en « Dieu ». Les fidèles du Dieu unique ont bien dû admettre, au XVIe siècle, que la terre tourne autour du soleil, et, trois siècles plus tard, que l’homme n’est pas né d’un coup, tel qu’il est aujourd’hui, mais qu’il est issu d’une très longue évolution des espèces, malgré ce qu’assure la Bible. Ils devront s’accommoder aussi, désormais, du fait qu’aucun texte biblique n’affirme que Dieu – l’Unique – s’est fait connaître d’un Israélite, à quelque moment que ce soit, en lui disant : Il n’existe qu’un Dieu, voilà la Vérité en matière de religion. Je te confie la mission de mettre par écrit cette Vérité, d’en convaincre ton peuple et de la diffuser dans le reste de l’humanité. Les quelques versets qui sont habituellement cités pour accréditer cette lecture sont isolés de leur contexte et interprétés à contresens. Il n’y est question, encore et toujours, que d’un dieu particulier qui se préoccupe exclusivement de son peuple, l’ethnie des Israélites. Et c’est – j’en suis convaincu – l’échec répété de cette ethnie, malgré son alliance avec un dieu présenté comme le plus grand des dieux, qui est à l’origine de la révolution monothéiste. Mais revenons en arrière.
La première « catastrophe » dans l’histoire nationale – la scission du royaume de Salomon en deux Etats rivaux – a été expliquée après-coup par les rédacteurs de la Bible comme la conséquence de l’infidélité du souverain qui aurait toléré, à Jérusalem même, à la fin de sa vie, le culte d’autres divinités (Premier livre des Rois, 11). La deuxième « catastrophe » – la disparition du royaume de Samarie, le plus important des deux Etats – a été justifiée également par l’infidélité de ses rois qui auraient introduit le culte de dieux étrangers, notamment de Baal, pour concurrencer le dieu des ancêtres. Ainsi, plutôt que de mettre en doute la puissance de Iahvé, on a incriminé son peuple. Cette réaction n’est pas propre aux Hébreux. Nous connaissons, en Mésopotamie, des textes plus anciens où des cités rendent compte des revers qu’elles ont subis par une punition de leur dieu. Personne n’est prompt, peuple ou individu, à mettre son dieu en cause et à l’abandonner. Pour continuer à croire en lui, on préfère lui attribuer les défaites aussi bien que les victoires. Si le « peuple de Iahvé » connaît des malheurs, pensent les auteurs de la Bible, ces malheurs sont l’œuvre de Iahvé. On cherche alors à comprendre quelle faute les anciens ont commise, pour éviter de la commettre à nouveau. C’est sous le règne de Josias, semble-t-il, autour de 620, que l’idée a prévalu, dans l’espoir d’empêcher Jérusalem de subir le sort de Samarie, que Iahvé était un dieu « jaloux » : qui ne tolérait pas de rivaux dans la vénération qu’il exigeait des Israélites – ce qui prouve d’ailleurs que le culte de Iahvé avait cohabité jusqu’alors avec celui d’autres dieux, comme c’était courant, je l’ai signalé, dans la monolâtrie des dieux nationaux au Proche-Orient. La monolâtrie n’est que l’une des modalités de la croyance polythéiste et la réforme de Josias, qui exigeait que le peuple adore le seul Iahvé, en un seul lieu de surcroît, le temple de Jérusalem, n’est qu’une variante apportée à la forme antérieure de monolâtrie. Dater de cette époque la naissance du monothéisme, comme le font certains[7], est une erreur. Ils confondent la monolâtrie et le monothéisme, lequel seul énonce qu’il ne peut exister qu’un dieu.
A la lumière des vues nouvelles apparues au temps de Josias, on a soutenu que Iahvé avait utilisé d’autres peuples – les plus cruels d’entre eux – pour punir les Israélites de leur infidélité. Cette idée présentait le double avantage de maintenir la toute-puissance présumée de Iahvé et de ne pas attribuer les succès des peuples ennemis au pouvoir de leurs dieux. Pour que personne, ni chez les ennemis ni chez les Israélites, ne puisse se tromper en imputant les échecs de ces derniers à d’autres dieux que Iahvé, on a affirmé – Jérémie, par exemple, chapitre 51 – qu’après avoir servi d’instruments entre les mains de Iahvé, ces ennemis seraient châtiés à leur tour pour avoir fait couler le sang de son peuple. Et l’Histoire a paru corroborer cette conviction. En effet, après avoir détruit le royaume de Samarie, les Assyriens ont été écrasés par les Babyloniens. Quant aux Babyloniens, après avoir détruit le royaume de Jérusalem (la Judée), ils ont été défaits et anéantis par le roi des Perses, Cyrus. Mais avec les Perses, tout va changer. Les Perses, sans le vouloir et sans le savoir, vont mettre en défaut l’idéologie biblique.
Loin de punir les Israélites pour obéir au dessein de Iahvé, les Perses les ont en effet libérés de leur exil à Babylone, en 539. Ils leur ont permis de retourner à Jérusalem et d’y rebâtir leur temple. Mieux même, ils ont financé ces travaux et ils ont exempté d’impôts le clergé. Mieux encore, quelques décennies plus tard, des rois perses ont confié des missions à des Judéens demeurés en exil et proches de la cour pour qu’ils aillent à Jérusalem prêter assistance à la communauté du Retour qui en avait bien besoin, tellement elle était désorganisée et dans la misère. Le propre échanson du roi, Néhémie, a fait deux missions au milieu du Ve siècle. Esdras, un prêtre-scribe, est arrivé probablement au début du IVe siècle. Ce dernier a joué un grand rôle pour fixer par écrit les lois attribuées à Moïse et reconnues par le pouvoir perse pour les affaires concernant les Juifs (ainsi appelle-t-on désormais les Judéens et, plus généralement, les membres de l’ethnie israélite). En un mot, les Perses se sont montrés irréprochables à l’égard des Juifs, au point que Cyrus est appelé dans la Bible le Messie, c’est-à-dire « l’oint de Iahvé »[8], et que les Juifs ont pu croire pendant un certain temps que les Perses se rendraient compte qu’ils devaient leur réussite au dieu des Juifs et qu’ils se rallieraient à lui. Mais rien de tel ne s’est produit. Les Perses se comportaient avec les Juifs comme avec les autres peuples de l’Empire, ni plus ni moins. Ils respectaient la religion ainsi que les coutumes des peuples assujettis. Dans une inscription découverte en 1879 à Babylone sur un cylindre d’argile, il est dit que Marduk lui-même, le dieu national du pays, a chargé Cyrus, un étranger, de punir le roi des Babyloniens de son infidélité en s’emparant de sa capitale. Dans la suite du texte, Cyrus assure vénérer Marduk, qu’il appelle son « Seigneur », et dit qu’il a libéré les populations étrangères qui avaient été déportées – sans faire mention des Juifs[9]. Cette attitude des Perses correspond de près à celle qu’ils ont eue envers les Judéens, au témoignage de la Bible, et à la politique qu’ils ont appliquée à l’égard de l’Egypte, après avoir conquis le pays. Une statue de Darius découverte dans sa capitale iranienne, à Suse, en 1972, porte une inscription en hiéroglyphes où le roi des Perses se présente, à l’image des pharaons, comme le fils de Rê, le dieu suprême des Egyptiens. Mais d’autres inscriptions gravées sur la statue en perse, en élamite et en akkadien, rendent hommage à Ahura-Mazda, « le grand dieu qui a créé cette terre ici, qui a créé ce ciel là-bas, qui a créé l’homme, qui a créé le bonheur pour l’homme, qui a fait Darius roi ». Et Darius déclare plus loin : « Qu’Ahura-Mazda me protège, ainsi que ce que j’ai fait »[10]. Il est clair que les Perses rendaient hommage au dieu principal de chacun des peuples entrés dans l’Empire, pour obtenir son concours ou du moins sa neutralité, mais c’est à leur dieu national, Ahura-Mazda, qu’ils attribuaient leurs succès. A ce dieu, ils prêtaient les mêmes pouvoirs – en particulier celui de Créateur – que les Juifs à Iahvé. Mais entre les deux divinités, il y avait une différence considérable. La puissance d’Ahura-Mazda était crédible : on pouvait penser qu’elle avait permis à son peuple de conquérir un immense territoire ; celle de Iahvé était sérieusement sujette à caution : son peuple ne faisait que se morfondre, en obscur vassal, dans un étroit recoin de l’Empire perse.
Pouvait-on espérer que la domination des Perses ne serait que passagère, comme l’avait été celle des Assyriens et des Babyloniens, et qu’ensuite Iahvé réduirait les Perses à néant pour redonner aux Juifs un grand royaume ? Même cette espérance était fragile. Iahvé avait puni les Assyriens et les Babyloniens, après s’être servi d’eux, parce qu’ils avaient opprimé les Juifs. Mais de quoi Iahvé devrait-il punir les Perses ? Il n’y avait rien à leur reprocher ! Fallait-il alors en conclure que le plus grand des dieux n’était pas Iahvé mais Ahura-Mazda ? L’admettre a pu être une tentation éprouvée par certains. La Bible fait état, dans d’autres circonstances, du ralliement d’Israélites aux dieux des vainqueurs. Un roi de Jérusalem, vers la fin du VIIIe siècle, après avoir été battu par les Araméens, s’est dit : « Puisque les dieux des rois d’Aram les secourent, je leur sacrifierai et ils me secourront », 2 Chroniques 28, 23. Beaucoup de peuples dans le monde – et d’abord dans cette région – ont disparu avec leur religion pour s’être soumis à d’autres peuples et avoir adopté leurs croyances et leurs coutumes. Mais chez les Juifs, alors, religion et identité nationale étaient devenues tellement imbriquées qu’abandonner Iahvé aurait été l’équivalent d’un suicide collectif. Toute leur histoire mythique mise désormais par écrit et toutes les paroles de leurs prophètes ne cessaient de leur répéter qu’ils n’étaient pas comme les autres, qu’ils devaient se tenir à l’écart des nations étrangères (les goyim), parce qu’ils étaient promis par leur dieu à un grand destin. « C’est un peuple qui demeure à part et qui n’est pas compté parmi les nations » : ainsi se décrivent-ils dans la Bible (Nombres, 23, 9). Leurs lois contribuaient elles aussi, et tout particulièrement les interdits alimentaires, à maintenir cette séparation : « C’est moi, Iahvé, votre dieu, qui vous ai séparés des peuples, et ainsi, vous séparerez la bête pure de l’impure, l’oiseau impur du pur, et vous ne vous rendrez pas abominables par la bête, par l’oiseau, par tout ce dont fourmille le sol, bref, par ce que j’ai séparé de vous comme impur », Lévitique 20, 24-25[11]. Renoncer à cette idéologie qui leur avait permis de supporter beaucoup de revers et plusieurs catastrophes aurait été renoncer à être eux-mêmes. Reconnaître qu’ils s’étaient trompés les aurait condamnés à disparaître.
Pour ne pas en venir là, les guides du peuple avaient cherché depuis longtemps à amender la religion initiale. Ils avaient décrété, sous Josias, que le dieu national ne supportait aucun rival, et on avait chassé les dieux étrangers. Après le retour de Babylone, Esdras avait pensé qu’il fallait épurer l’ethnie pour la rendre digne d’être à nouveau le « peuple de Iahvé » et on avait chassé les femmes étrangères avec leurs enfants, en interdisant strictement désormais les mariages mixtes (Esdras 10 et Néhémie 13). Dans le temple reconstruit, on multipliait les sacrifices expiatoires et les rites de purification pour respecter les innombrables commandements que Iahvé avait prescrits, disait-on, à Moïse et que le prophète avait notés : on disposait maintenant de rouleaux pour enseigner ces lois à tous les Juifs. Que pouvait-on faire d’autre en vue d’obtenir le pardon des fautes commises par les ancêtres, de retrouver grâce auprès de Iahvé et de redevenir le grand peuple à qui Moïse avait dit : « Tu annexeras des nations nombreuses et toi, tu ne seras pas annexé. Iahvé te mettra à la tête et non à la queue ; tu seras uniquement en haut, tu ne seras jamais en bas », Deutéronome 28, 12-13 ? Il fallait bien constater que toutes ces réformes et tous ces efforts étaient restés sans résultats. Rien n’était venu modifier la condition subalterne et insignifiante dans laquelle le peuple vivotait. Les Juifs s’étaient-ils trompés en misant tout sur le seul Iahvé ? Le doute, étalé sur plusieurs générations, a dû être véritable et profond. Un psaume remanié à l’époque perse peut donner une idée de cet état d’esprit : « Tu nous a rejetés et couverts de honte (…) Tu fais de nous la fable des nations (…) Tout cela est arrivé sans que nous t’ayons oublié, sans que nous ayons trahi ton alliance (…) Réveille-toi ! Pourquoi dors-tu, Seigneur ? », Psaume 44, 10-24. L’explication par la culpabilité du peuple a épuisé ses effets, des voix osent s’élever maintenant pour mettre en cause Iahvé lui-même. Les interrogations sur le pouvoir réel du dieu étaient d’autant plus inévitables qu’on voyait, au même moment, les Perses triompher sans commettre aucun méfait qui aurait pu attirer sur eux le courroux de Iahvé. Bien plus, le peuple a dû finir par savoir, comme ne l’ignorait pas Néhémie, qui vivait à la cour de Suse, que les Perses attribuaient leurs succès à leur dieu, Ahura-Mazda, avec de bonnes raisons de le faire. Cette situation qui a perduré pendant les deux siècles de l’Empire achéménide a mis en porte-à-faux l’idéologie qui avait permis aux Juifs de l’Antiquité d’expliquer leurs malheurs sans remettre en cause la puissance de leur dieu ni l’alliance qui avait fondé leur identité. Il faut supposer que durant cette période sur laquelle nous n’avons pratiquement aucun document – elle rappelle les « siècles obscurs » qui ont précédé la renaissance, au VIIIe siècle, de la civilisation grecque – une crise intellectuelle a dû se développer et s’accentuer. Pour la surmonter, il n’y avait que deux voies : abandonner la doctrine traditionnelle et sacrifier le passé, ou trouver une idée radicalement neuve capable de sauver, à la fois, le peuple et son dieu. Cette idée a été le monothéisme.
Il est impossible de savoir quand et par qui cette idée a été formulée pour la première fois. Il en va de même, souvent, dans l’histoire des sciences, quand il s’agit d’identifier le ou les auteurs d’une théorie venue dénouer la crise dans laquelle la recherche s’était enlisée : j’ai avancé ce parallèle en m’aidant des analyses de Thomas S. Kuhn sur les révolutions scientifiques[12]. Il a fallu du temps pour que la théorie monothéiste se fraie un chemin, du temps pour qu’elle gagne des adeptes, du temps pour qu’elle s’impose finalement à tout un peuple, dans la deuxième moitié du IVe siècle, semble-t-il, sinon au début du IIIe, quand les Grecs sont venus supplanter les Perses sans que la situation des Juifs change en quoi que ce soit.
L’adoption du monothéisme par les Juifs a modifié du tout au tout leur vision du monde. Il n’y avait plus lieu d’interpréter l’Histoire en termes de rivalités entre dieux protégeant et aidant chacun son peuple. Comparer, en particulier, le dieu des Juifs et le dieu des Perses n’avait plus de sens : c’était le même dieu[13], le Dieu Unique, qui favorisait, selon des desseins connus de lui seul, tantôt un peuple et tantôt un autre. Cette évidence nouvelle, véritablement révolutionnaire, perçue par les Juifs et eux seuls, donnait à ces derniers une clef pour expliquer leurs malheurs passés et présents tout en gardant l’espoir de retrouver un jour la faveur de la divinité qui les avait fait sortir d’Egypte et les avait dotés d’un grand pays où ils avaient édifié un puissant royaume. Ce dieu, on cessera peu à peu de l’appeler « Iahvé », comme on faisait du temps où il fallait, grâce à un nom propre, le distinguer des autres dieux. On l’appellera désormais « Dieu » (elohim) ou « Seigneur » (adonaï). Quand la Tora est traduite en grec par des Juifs d’Alexandrie, au IIIe siècle avant notre ère, à l’intention des Juifs d’Egypte qui ne connaissaient plus l’hébreu, la mutation monothéiste est achevée : dans la Septante, « Iahvé » a complètement disparu au profit de théos (« Dieu ») et de kurios (« Seigneur »)[14].
C’est ainsi que les Juifs ont changé de religion, sans attribuer nulle part cette innovation à une inspiration divine. Ils ont cru (ou laissé croire), pour raccorder le présent au passé, que cette vue nouvelle tenue pour la Vérité remontait au Sinaï. Et ils ont apporté dans ce sens quelques corrections à la Bible : ils ont réécrit, par exemple, le premier chapitre de la Genèse[15]. Néanmoins, ils ont respecté pour l’essentiel un texte déjà fixé et considéré comme sacré parce que dicté par Dieu à Moïse. De ce fait, la Bible hébraïque que nous lisons aujourd’hui est presque entièrement antérieure à l’époque où la croyance en un Dieu unique est devenue un dogme dans la religion des Juifs – un millénaire environ après Moïse, si ce prophète a une réalité historique – dogme qu’ils ont inventé dans le but de tirer Iahvé, et de se tirer eux-mêmes avec lui, du gouffre où ils étaient descendus ensemble.
Mon hypothèse permet de comprendre que, par la suite, le Dieu unique n’a jamais cessé d’être considéré par les Juifs comme le Dieu des Juifs avant tout et non pas comme celui de tous les peuples. La preuve en est qu’au début de notre ère encore, le temple de Jérusalem, seul lieu où pouvait se célébrer, affirmait-on, le culte du Dieu Un, était réservé aux seuls Juifs. Les archéologues ont mis au jour deux panneaux où il est écrit, en grec et en latin : « Qu’aucun étranger ne pénètre à l’intérieur de la balustrade et de l’enceinte qui entourent le sanctuaire. Celui qui serait pris ne devrait accuser que lui-même de la mort qui serait son châtiment[16].
Ce sont les premiers chrétiens qui ont coupé les racines ethniques de Dieu. Paul surtout, né Juif, a dit et redit dans ses lettres pastorales : puisqu’il n’existe qu’un Dieu, il est nécessairement le Dieu de tous les peuples et de tous les individus ; et il n’y a dès lors aucune raison de faire des distinctions entre les Juifs et les non-Juifs[17].
Cependant, à partir du moment, au début du IVe siècle de notre ère, où un empereur romain, Constantin, s’est converti au christianisme, le dieu « Dieu » est devenu progressivement le dieu des Romains, puis des Européens et des peuples qu’ils ont soumis. Il a de nouveau été la marque identitaire, non plus d’une ethnie particulière, comme c’est toujours le cas dans le judaïsme, mais d’un ensemble de nations unies dans le culte du Fils de Dieu. Et l’islam, au VIIe siècle, tout en affirmant très fort son attachement au Dieu unique emprunté aux Juifs et aux chrétiens, a triomphé en fédérant, autour de l’enseignement de Mahomet, des tribus arabes jusqu’alors rivales, et en les entraînant à la conquête d’un vaste empire.
Le fait que le monothéisme ne puisse se passer, quoi qu’en disent les théologiens, d’un enracinement national explique qu’aujourd’hui encore, des peuples qui affirment vénérer le même Dieu se livrent à des luttes impitoyables pour faire prévaloir leur propre conception du Dieu Un.
Jean Soler*
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[1] Cf. ma trilogie « Aux origines du Dieu unique » : L’Invention du monothéisme (éd. de Fallois, 2002) ; La Loi de Moïse (2003) ; Vie et Mort dans la Bible (2004) ; collection de poche « Pluriel », Hachette Littératures, 2004 et 2005 pour les deux premiers volumes.
[2] Cf. Israel Finkelstein and Neil Asher Silberman, The Bible Unhearted, New York, 2001 ; trad. fr. La Bible dévoilée, Bayard, 2002.
[3] Un autre subterfuge consiste à désigner ce dieu par les quatre lettres – le « tétragramme divin » : IHVH – qui servent à l’écrire dans la Bible. Mais l’hébreu ne note que les consonnes et les semi-consonnes pour ce dieu comme pour les autres, comme pour tous les mots de la langue ! C’est à cause d’une prétendue interdiction de prononcer ce nom, « le Nom », que certains le transcrivent dans les autres langues en IHVH, et le prononcent « Adonaï » (« Seigneur ») au lieu de « Iahvé ». En réalité, cette interdiction n’est pas dans la Bible. Voir L’Invention du monothéisme, p. 108-110 et 123-124, ainsi que La Loi de Moïse, p. 45-47.
[4] Cf. notamment Amihai Mazar, Archaelogy of the land of the Bible, 10,000 – 586 B.C.E., New York, 1990.
[5] L’Invention du monothéisme, p. 87-89.
[6] Les arguments de Finkelstein et Silberman, op. cit., sont très convaincants.
[7] Notamment les auteurs de The Bible Unhearted, chapitre 11.
[8] Cette référence à Cyrus se trouve dans le recueil de prophéties attribuées à Isaïe (45, 1), lequel a vécu deux siècles avant le roi des Perses !
[9] Cf. Pierre Lecoq, Les inscriptions de la Perse achéménide, Gallimard, 1997, p.181-185.
[10] Cf. Pierre Briant, Histoire de l’Empire perse, Fayard, 1996, p.492, et Les inscriptions de la Perse achéménide, op. cit., p.246-247.
[11] Cf. mon article « Sémiotique de la nourriture dans la Bible », Annales, E.S.C., Paris, juillet-août 1973. J’ai repris cette étude, avec des compléments, dans Vie et mort dans la Bible, 2004, p.13-29.
[12] Cf. Thomas S. Kuhn, The structure of scientific revolutions, Chicago, 1962 et 1970 ; trad. fr. La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1983. Et Jean Soler, L’Invention du monothéisme, p.91-93.
[13] L’assimilation des deux divinités a pu être facilitée par le fait qu’Ahura-Mazda n’était pas représenté, lui non plus, sous des formes figuratives.
[14] Cf. dans L’Invention du monothéisme le chapitre « L’effacement de Iahvé », p.107-110.
[15] Cf. le chapitre « Des retouches monothéistes » dans L’Invention du monothéisme, p.99-102.
[16] Vie et Mort dans la Bible, p.89.
[17] Cf. notamment la Troisième Epître aux Romains, 29-30.
JEAN SOLER. Agrégé des lettres. A été le conseiller culturel de l’ambassade de France en Israël de 1969 à 1973 et de 1989 à 1993. A collaboré à l’Histoire universelle des Juifs, sous la direction d’Elie Barnavi, Hachette Littératures, 1992. Auteur d’une trilogie Aux origines du Dieu unique, éd. de Fallois, 2002, 2003, 2004.
Jean Soler, Qui est Dieu ?. Editions Bernard de Fallois, 2012. Dans un style clair et accessible à tous, Jean Soler met d'abord en lumière «six contresens sur le dieu de la Bible», une divinité qui n'est pas le Dieu unique des trois religions monothéistes mais un dieu parmi d'autres, du nom de «Iahvé», conçu comme le dieu national des seuls Juifs.
Il relate ensuite, sans référence aucune au surnaturel, la généalogie du dieu «Dieu», telle qu'il l'a reconstituée à partir des acquis de la recherche scientifique.
Il explique enfin pourquoi cette croyance peut porter plus que d'autres à l'extrémisme et à la violence, comme on l'a vu avec les Croisades, l'Inquisition ou les Guerres de religion, et comme on le voit de nos jours avec les conflits du Moyen-Orient, sans compter l'influence, indirecte mais bien réelle, de l'idéologie monothéiste sur le nazisme et le communisme, ces deux fléaux du siècle passé.
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Ceux qui font l'inventaire avant liquidation
Celui qui a horreur des bilans même au lit et au Liban / Celle qui a conservé ses plus beaux orgasmes de 2012 dans des bocaux alignés comme les foetus de Madame Rimbaud / Ceux qui comptent leurs amis qui font de bons contes / Celui qui n'a pas aimé La Vérité sur l'Affaire Harry Quebert qu'il n'a d'ailleurs pas eu le temps de lire / Celle qui se ferait bien Joël Dicker mais paraît qu'il est végétarien / Ceux qui n'ont pas vu passer 2012 au motif qu'ils ne viendront au monde que dans neuf mois à dater de ce soir bien tard / Celui qui se promet de s'éclater en 2013 vu qu'il n'a pas vu passer 2012 tellement il était overbooké/ Celle qui se donne rendez-vous dans une année pour un debriefing de son avancée sociale qu'elle compte maximiser dès après-demain sur tous les fronts / Ceux qui se promettent une fête de fin d'année à zéro mort / Celui qui passera la nuit à manger de l'ail avec ses amis / Celle qui pense que l'année qui s'annonce lui amènera un mari si possible croyant et pratiquant / Ceux qui sont cons à l'année et ce sera donc reparti à Minuit / Celui qui préfère fêter le Nouvel An selon le calendrier maya dont la fin du monde est dépassée / Celle qui se dit in petto: une année de perdue une de retrouvée et le répète aussitôt sur Facebook où ses amis-pour-la-vie lui disent: j'm ! / Ceux qu'inquiète un peu l'avenir du peuple iranien coincé entre deux voire trois hordes de fous de Dieu / Celui qui a mangé 77 pizzas en 2012 mais pas en même temps / Celle qui n'a pas baisé une seule fois durant l'année écoulée et la prochaine sera tout à l'avenant en vertu de sa position de soeur crossée du couvent des Clarisses / Ceux qui n'ont pas lu le Nothomb de cette année et en concluent qu'on peut donc faire avec sans, etc. Nota bene: à mes 2874 amis-pour-la-vie de Facebook, autant qu'aux 20.000 visiteurs mensuels de mon blog perso (htp://carnetsdejlk.hautetfort.com), je souhaite une belle et bonne année 2013, en attendant les barbares et le Saint Esprit
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Humiliées et offensées
Den muso - La fille, de Souleymane Cissé. Mon film de Nouvel An. Comparé au premier roman de C. F. Ramuz, Aline. Une minute de silence a marqué, l'été dernier au Festival de Locarno, le passage du grand cinéaste malien Souleymane Cissé, qui demandait au public d'accorder une pensée solidaire à son peuple en butte à d'insensées violences. Or c'est à d'autres violences, faites aujourd'hui aux femmes, non seulement en Tunisie et en Inde, mais un peu partout dans le monde, qu'on pense en (re)voyant le film à la fois sobre, émouvant et percutant que Souleymane Cissé a consacré au sort tragique d'une jeune muette dans son film intitulé Den muso - La fille, tourné en 1975, douze ans avant Yeleen qui lui valut le Prix du Jury au festival de Cannes 1987. Entièrement dialogué en langue bambara, sans un acteur blanc au casting, ce premier long métrage de Cissé m'apparaît aujourd'hui comme le pendant africain d'Aline, premier roman de C.F. Ramuz paru en 1905. Les deux histoires évoquent en effet l'amour d'une jeune fille pour un garçon qui en abuse et l'engrosse avant de la laisser tomber, la poussant au suicide. Si Aline est plus jeunette et seulette que Ténin, celle-ci est muette à la suite d'une méningite qui l'a frappée en son enfance. Fille d'une paysanne veuve et nécessiteuse, Aline se fera rejeter par son Julien fils de notable. Tandis que Ténin, fille de directeur d'usine parvenu, macho et psychorigide, se fait draguer par un jeune Sékou voyou désoeuvré (il s'est fait virer par le père de Ténin), qui la force sur une plage avant de courir ailleurs. Se retrouver fille-mère en terre protestante à nuance puritaine, au début du XXe siècle, ou au Mali musulman des années 70, signifie un désarroi comparable à certains égards pour celle qui a "fauté", mais Ramuz accentue la solitude surtout morale d'Aline, lourdement culpabilisée par sa mère Henriette qui n'est pas la vraie responsable du suicide de sa fille, désespérée par la trahison de Julien. Or le même sentiment d'être trahie par Sékou pousse Ténin à se venger, mais ce ne sera qu'après avoir été chassée de la maison par son père fou de rage de se voir déshonoré. Par comparaison, l'on remarquera l'isolement social d'Aline et de la vieille Henriette, dans le roman de Ramuz, contrastant avec l'entourage de Ténin bien plus présent, chaleureux et divisé. Lorsque son père communique, à ses frères, sa décision de chasser Ténin de chez lui en les enjoignant de ne pas l'accueillir sous peine de se brouiller avec lui, lesdits frères, comme son père d'ailleurs, lui reprochent son orgueil et sa dureté sans parvenir à le fléchir. Quant au rôle de la mère de Ténin, belle femme fière que son mari rudoie en lui reprochant ses fugues probablement adultères, le moins qu'on puisse dire est qu'elle ne défend guère sa fille à laquelle jamais elle n'a manifesté la moindre tendresse. On sent pourtant que Ténin pourrait survivre dans le quartier convivial de son grand-père, mais son amour trahi la pousse finalement à mettre le feu à la case dans laquelle elle surprend le père de son futur enfant en train d'en baiser une autre - et la mort qu'elle se donne la rapproche ainsi d'Aline. Merveille de concision narrative et de poésie, le premier roman de Ramuz reste un joyau de la littérature suisse romande marqué au sceau du tragique. Quant au premier long métrage de Souleymane Cissé, qui n'atteint pas encore le niveau de Yeleen, il en impose autant par la haute qualité de sa réalisation et de son interprétation que par une approche fine et très nuancée d'un microcosme de la société malienne ou nouveaux riches et gens ordinaires se côtoient en dépit de toute comédie sociale. Pas plus que Ramuz, Souleymane Cissé ne simplifie le drame vécu par sa jeune protagoniste, mais dans les deux cas on est frappé par la détresse des protagonistes, aussi sincèrement amoureuse l'une que l'autre, et la lâcheté, le cynisme abject de leurs sales mecs. C.F. Ramuz. Aline. L'Âge d'Homme, Poche Suisse. Souleymane Cissé. Den muso -La fille. DVD Trigon Film, 2009. Le film est également disponible dans un coffret réunissant quatre films du réalisateur malien.
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Ceux qui font avec
Celui qui écrit sur une nouvelle page blanche du livre noir / Celle qui fait regonfler les pneus de sa chaise roulante au seuil de l'an neuf dont l'horizon a l'air dégagé mais elle demande à voir / Ceux qui ont un coeur de rechange pour au cas où / Celui qui ne fera plus jamais le Cervin qu'à l'huile d'oeillette ou à l'eau sans mettre de celle-ci dans son vin ça c'est garanti / Celle qui ne peint plus que d'une main vu que l'autre est tendue au service d'Emmaüs à la satisfaction posthume de l'Abbé Pierre qui aimait bien comme on sait la peinture figurative genre Van Gogh première manière / Ceux qui peignent le Diable sur la muraille avant de la dynamiter / Celui qui est resté assez religieux mais à l'écart de toute église / Celle qui est restée lumineuse au dam de sa famille obscurantiste soumise à un Dieu méchant / Ceux qui n'ont pas souscrit au militantisme universaliste meurtrier qui a marqué la Nouvelle Eglise de l'Homme, des Jacobins aux Gardes rouges / Celui qui veille au fil de l'épée de sa mémoire / Celle qui ne laissera pas Miss 2013 se faire humilier qu'elle soit Indienne ou Tunisienne / Ceux qui vomissent toute forme de fanatisme y compris celle de l'Eglise universelle de l'indifférence / Celui qui a léché le cul des bourreaux maoïstes et continue de flatter leurs fils crypto-capitalistes évidemment meilleurs en affaires / Celle qui a chez elle la collection complète de la Fackel de Karl Kraus / Ceux qui ne se flingueront pas en 2013 vu qu'il y a 2000 ans qu'ils militent contre le port d'arme personnelle même en Arizona / Celui qui spécule sur une relance du marché religieux en Chine post-communiste / Celle qui constate qu'avec le succès se développe l'entropie et conseille donc à son neveu le jeune écrivain-dont-on-parle de se méfier de sa baraka sans trop se la jouer rabat-joie / Ceux qui restent lucides en dépit de leur optimisme naturel / Celui qui observe la naissance d'un néo-christianisme américain fondé sur l'individualisme narcissique et la gestion machiavélique des biens de la Nation déclarés marchandises divines / Celle qui taxe d'hystérie la folie prosélyte de son cousin évangéliste au nom prédestiné de Dieudonné Failebien / Ceux qui lisent Dostoïevski pour en savoir plus sur l'hystérie latente de l'Amour soumis à la guerre des sexes ou du Pouvoir soumis à l'hybris des nations / Celui qui récuse tout militantisme sacré / Celle qui supporte de moins en moins le drill physico-psychique de la prière obligatoire / Ceux qui feront avec ceux qui font sans moi, etc. (Liste jetée sur la pénultième page de l'éphéméride de l'an 2012 suivant la naissance présumée du Palestinien Iéshouah dont l'âme est toujours SDF disent certains (et j'en suis) tandis que l'établissement de nouvelles colonies sur terre d'Israël va bon train)
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Ceux qui se la jouent win-win
Celui qui est né pour gagner / Celle qui ne t'a pas programmé dans son plan de carrière / Ceux qui réussissent même quand ils ratent leur train comme ils le disent à Venise où les voici plantés / Celui qui maximise le potentiel violent de son pitbull Adolf dit aussi Dolfi par son amie blonde / Celle qui ne pense qu'à terrasser le chef de rayon sur le balcon / Ceux qui ont conquis la moitié du trottoir en 2012 et finiront le job en 2013 / Celui qui sommeille droit dans ses bottes / Celle qui savoure la victoire de Samothrace /Ceux qui traitent la mite de Sisyphe au Fly Tox / Celui qui apprend à son Rottweiler à pisser à droite sur les fourmis gauchistes / Celle qui grimpe sur l'échelle des espèces / Ceux qui sont parvenus sans être jamais satisfaits ni rembourrés / Celui qui monte sur la pute sans voir Monmartre / Celle qui descend à Tulle pour se remonter le moral / Ceux qui ont un mental à crémaillère / Celui qui marche sur les têtes pour mieux botter les culs / Celle qui pète plus haut que son string à faux diamants incrustés genre Paris Hilton sur le déclin /Ceux qui voulaient se faire Vegas-Paris en une nuit mais ont fini par boire la tasse / Celui qui a une bombe H dans le boxer mais a perdu le code / Celle qui l'a tellement voulu qu'elle s'est retrouvée au pouvoir avec un cigare quelque part / Ceux qui l'ont dans l'os sans avoir mangé leur pain perdu ce qui prouve que le Boss l'est pas rosse / Celui qui a tout misé sur son fils qui finit hélas gravement assassiné dans une remise / Celle qui se met à son compte pour ruiner ses maris / Ceux qui reprendront le bus en 2013 vu qu'ils apprécient la philosophie dans le couloir, etc.
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Les gamins russes
Notes de l'isba (29) Ivan le rebelle. - La première grande conversation rapprochant Ivan Karamazov, le plus ou moins athée, et son frère Aliocha, de cinq ans son cadet, évoque la passion des "gamins russes" pour les grandes questions philosophiques et politiques de l'époque, liées au sens de la vie et aux changements nécessités par l'état social russe. Ivan se voudrait au-dessus du commun, où il sait qu'Aliocha peut le rejoindre "droit dans ses bottes". Et de fait, son benjamin, plus chrétien que lui mais nullement borné, est à même de l'écouter et de comprendre sa diatribe de révolté contre un Dieu permettant la souffrance des enfants, et contre ces Russes prétendus croyants qui martyrisent leurs gosses. Même s'il est un peu effrayé par la rébellion de son frère, Aliocha partage son indignation tout en invoquant la figure compatissante et consolatrice du Christ. Or, cette évocation de l'innocence enfantine ne contredit en rien mon propre sentiment que, très tôt, ses premières blessures, ou ses premiers désirs, peuvent arracher l'enfant à cet état de candeur présumée et le rendre à son tour méchant ou cruel, "limite pervers", par mimétisme ou réflexe de défense, comme on le voit très bien dans le film Jagten de Thomas Vinterberg, entre autres nombreux exemples. Scandales et belles paroles - La révolte d'Ivan Karamazov contre un Créateur incessamment loué par les Psaumes et les Hymnes et les Félicitations reconnaissantes, alors que sa Création accuse des défauts indignes de l'artisan le plus foutraque, se retrouve chez l'essayiste américaine Annie Dillard, catholique hautement paradoxale qui détaille, dans la formidable suite d'observations d'Au présent, les raisons de cracher à la gueule d'un Dieu autorisant les malformations de naissance des enfants dits nains à têtes d'oiseau, entre autres monstres atteints du syndrome de Hurler que le Talmud salue par la bénédiction: "Béni sois-tu ô Seigneur qui crée des êtres dissemblables!" L'adoration d'un petit Jésus à deux têtes est-elle envisageable ? On demande à voir. Comme on demande à voir un religieux qui dise réellement ce qu'il ressent à la mère de cet enfant-là... Par tous les bouts. - Mais les religieux ont bon dos. Il est vrai qu'ils se posent en spécialistes, mais pas tous. Un Drewerman a péché par facilité en les classant tous "fonctionnaires de Dieu". Il faut absolument lire, ces jours, un essai de l'étrange philosophe Peter Sloterdijk, intitulé La Folie de Dieu et scrutant l'aval de tout ça, où religion et civilisation pourraient recommencer à rimer. On en est évidemment loin mais Sloterdijk montre bien que l'alternative n'est pas où l'on croit qu'elle est, entre croyance et incroyance, mais entre impatience et connaissance: volonté de tout fracasser pour complaire au Surpuissant, fantasme errant de la divinité mastoc qui écrase, et patiente écoute d'une autre voix indiquant une autre voie...
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Ceux qui détonent
Celui qui libère deux places en se levant dans l'autobus / Celle qui se peint les ongles à la laque de carosse noire / Ceux qui portent des luettes de bois au goûter des voyeurs / Celui qui ne croit qu'à ce qu'il boit / Cellequi réclame des preuves de ton amour qu'elle puisse déposer à sa banque / Ceux qui jouent au bugle sur la terrasse ventée / Celui qui enfreint le dressing code en se présentant nu à son enterrement /Celle dont le caraco vert Véronèse jure avec sa tenue de veuve éplorée / Ceux qui donnent le ton au club de karaoké que réprouve le public bantou pour son tour olé olé / Celui qui a toujours eu l'air d'un colonbelge quoiqu'il en eût /Celle qui chope un coup de froid dansla chapelle ardente/ Ceux qui n'ont de cesse d'imiter le grand nombre en se proclamant uniques au monde /Celui qui entonne un cantique protestant au dam de ses confrères Hell'sAngels / Celle qui pose un emplâtre sur ta jambe de bois et t'offre un yukulele pour la bercer / Ceux qui ont une opinon de rechange au cas où leurs pneus crèveraient / Celui qui remonte le moral de sa soeur par sa face ensoleillée / Celle qui agace un peu ses collègues du McDo avec ses façons de revisiter l'ontologie conceptuelle niveau chicken nuggets / Ceux qui froncent le sourcil en levant le petit doigt qui sait tout / Celui qui se passe des rires enregistrés quand il se rase /Celle qui a tâté du gang bang avant de revenir au point de croix / Ceux qui déconnent sans détoner / Celui qui pense et donc suit l'exemple du sergent Descartes qu'on dit un as de la boussole / Celle qui a passé Noël dans un placard au motif qu'elle avait agacé ses neveux rockers tolérants mais sans plus / Ceux qui n'admettent que les contradicteurs qui pensent comme eux / Celui qui éventre son piano en quête de l'esprit de Beethoven / Celle qui rompt le pacte de non-agression avec sa voisine corbeau à langue de vipère et bave de crapaud / Ceux qui se promettent d'être meilleurs en 2013 qu'en 2012 en rappelant à leurs amis de Facebook que l'homme est perfectible et d'autant plus que la femme suit avec la trousse de secours, etc.
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Pensées d'hiver
Notes de l'isba (16)
De l'infinie Personne. - J'use du nom de Dieu par commodité, au risque de ne pas être compris. Cela m'est égal. C'est parfois dans l'esprit de Goethe ou de Voltaire que je pense Dieu, et d'aucuns me taxent alors de déiste ou de théosophe, mais déjà je leur ai échappé en pensant au Dieu de ma mère ou de mes aïeules Agathe et Louise, ou de Pascal ou de Montaigne. Du coup certains me reprocheront de tout mélanger en fourrant Montaigne et Pascal dans le même sac, mais déjà je me retrouve dans l'esprit philosophique du juif russe Chestov ou de la juive française Simone Weil campant tous deux sur le parvis de l'église, auxquels j'associe naturellement les cathos américaines Flannery O'Connor et Annie Dillard, le catholique royaliste Gustave Thibon et le catholique mimétiste René Girard. Telle étant ma façon de toupiller dans l'esprit de cette Personne infinie que je reconnais sous le nom de Dieu.
Du travail. - Héraclite écrivait à peu près que la parole (l'intelligence du monde) qui s'augmente elle-même est le propre de l'homme, et tel aussi le propre d'une forme de travail qu'on ne peut plus interromprr quand on en a goûté le plaisir et l'inérêt. Or ce qui me passionne réellement découle de la métamorphose, après l'avoir produite. Ainsi tout faire pour que le connaître aboutisse au faire, et vice versa. Car faire donne un Sens à l'exercice des sens, le travail devenant orchestration sensible qui transforme ce qui disparaît en ce qui continue.
De l'inattention. - Le manque d'attention fait qu'on se détache des gens, tout simplement comme ça, faute d'amour ou faute de simples égards, faute d'intérêt ou faute de présence. Comme il n'y a plus personne on s'en va...
Amor sui. - On s'exaspère à la longue de subir sans cesse cet obsédant regard de chien répétant à l'envi son "et moi ?". Et bien pire: que cet "et moi ?" de chien devienne le fait de chacun, qui refuse au monde tout autre intérêt que son pauvre soi, alors que seul le monde est intéressant au contraire de cet "et moi ?" qu'on a tous en soi...
Images: l'isba d'été en hiver...
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Ceux qui relativisent
Celui qui se rappelle que la notion d'absolu est fort variable selon les siècles, les localités et les vacations singulières de chacun (du postier diligent, de la lingère accorte, du métaphysicien besicleux ou de la diva sourcilleuse) et plus encore selon les langues dans lesquelles le concept n'est parfois que suggéré par idéogramme ou parfois au contraire affirmé à la massue argumentative, ou psalmodié dans les fumeroles cultuelles - ou carrément absent si ça se trouve et ça se trouve / Celle qui affirme en tirant sur sa Vogue menthol que tout a toujours été comme ça et qu'il n'y a donc pas à s'étonner poil au nez / Ceux que le seul esprit de relativisme insupporte même s'ils le ressentent relativement à une idéologie absolutiste relativement obsolète au jour d'aujourd'hui où la Chine nombreuse et l'Inde en mouvement induisent une nouvelle acception de la relativité anthropologique / Celui qui vitupère tout ce qui aplatit et affadit / Celle qui se vexe de cela que ses cousines puritaines de Carinthie ramènent ses évocations d'extases sexuelles (le beau Mario) à de petites secousses / Ceux qui ne supportent aucun enthousiasme relatif à des expériences qui leur échappent genre saut à l'élastique avec Bashung ou tonnerre d'applaudissmeents à la Scala quand ta maîtresse italienne soprano colorature réussit son contre-ut / Celui qui proclame qu'il s'est comporté en trou du cul absolu au dam du pointilleux Marcello qui le ramène doucement au rang de moniteur d'auto-école juste un peu chiant / Celle qui s'entend à minimiser les exploits sexuels de Rocco Siffredi qui se vantait hier encore sur le téléski de Cortina d'Ampezzo / Ceux qui relativisent leurs prouesses au Trivial Pursuit en attendant qu'on les démente /Celui qui serait un Nobel de physique en puissance s'il achevait enfin sa révision de la théorie des cordes au lieu de céder à son penchant pour l'Akvavit / Celle qu'on dit relativement imbuvable en hésitant cependant / Ceux qui affirment au total une conviction relativement absolue quelque part - on peut dire ça comme ça, etc. -
Mémoire de Noël
A La Désirade, ce 24 décembre 2012. – Je suis retombé ce matin sur ces notes d’il y a plus de trente ans, de mes carnets de l’époque : La maison de mon enfance avait une bouche, des yeux, un chapeau. En hiver, quand elle se les gelait, elle en fumait une. °°° Noël en famille, ce sera toujours pour moi le retour à la maison chrétienne de mes parents. Au coeur de la nuit, c'est le foyer dont la douce chaleur rayonne dès qu'on a passé la porte. Puis c'est l'odeur du sapin qui nous évoque tant d'autres veillées, et nous nous retrouvons là comme hors du temps. Chacun se sent tout bienveillant. Nous chantons les hymnes de la promesse immémoriale. Nous nous disons sous cape: c'est entendu, nous serons meilleurs, enfin nous ferons notre possible. Nos pensées s'élèvent plus sereines et comme parfumées; et nous aimerions nous dire quelque chose, mais nous nous taisons. (25 décembre 1974) °°° C'étaient de vieilles cartes postales dans un grenier. Des mains inconnues les avaient écrites. L'une d'entre elles disait: “Je ne vous oublie pas”. °°° Or voici qu’hier, dans la maison de notre enfance, tant d’années après la mort de nos parents, les enfants, les petits-enfants et les arrière-petits enfants de ceux-là ont perpétué à leur façon le rite ancien, quitte à esquinter la moindre les sempiternels chants de Noël. Si la ferveur candide et la stricte observance des formes n’y est plus, l’esprit demeure et j’ai été touché par la joie commune retrouvée autour du dernier tout petit, les yeux bien brillants comme les nôtres à son âge et comme ceux hier de notre vénérable arrière-grand-tante, bonnement aux anges. Il y a de plus en plus de gens, dans nos sociétés d’abondance inégalitaire, que la période des fêtes pousse à la déprime. Tel n’a pas été notre cas, si j’excepte pour ma part quelques années noires. Mais Noël reste le moment privilégié de ces retrouvailles et de ces signes – de ce reste de chaleur dans le froid du monde. Or je tiens à la faire rayonner, cette calorie bonne, en ce Noël selon nos dates. °°° Donc : Joyeux Noël à toutes et à tous qui passez et laissez ici, de loin en loin, un prénom, un sourire ou un pied de nez. Joyeuses fêtes et très belle et bonne année 2013, avec tous les Bonus possibles
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Ceux qui fêtent Noël
Celui qui aime l'odeur du sapin et des bougies et adresse ses bons voeux à toutes ses amies et tous ses amis-pour-la-vie de Facebook / Celle qui a conservé précieusement les santons de Colette Massard / Ceux qui ont fait la crèche dans un coin du squat / Celui qui apprécie le côté rituel des rites / Celle qui récuse toute sanctification du dominant et préfère donc le couple âne et boeuf honorés par les rois du monde / Ceux qui trouvent du charme au bricolage mythique de la Nativité tout de même plus avenant que le culte de Mithra / Celui qui reçoit chaque année un pyjama de pilou de sa mère-grand et s'en réjouit / Celle qui se défie de la méchanceté des Gentils et s'en remet ce soir à Dolly Parton déguisée en Santa Claus / Ceux qui visionnent Le Père Noël est une ordure pour manifester clairement qu'ils ne sont pas dupes ah ça c'est sûr / Celui qui a toujours aimé fêter Noël en famille à la maison ou au squat ou au front ou hors-saison / Celle qui a fait un berger à la Noël de la paroisse des Bleuets où son Ken Barbie a fait Jésus / Ceux qu'insupporte cette mise en scène paupériste de la naissance biologique d'un dieu semi-humain clairement voué à l'insolvabilité voire à la cloche / Celui qui nie l'historicité du massacre des innocents survenu cette même nuit mais que les croyants occultent volontiers eux aussi pour des raisons de confort moral / Celle qui collectionne les repros de Nativités picturales dont certaines appartiennent à des musées reconnus / Ceux qui affectionnent les Noëls latinos / Celui qui prétend que le récit des rois mages est empruntée à la tradition perse sinon aux Mille et une nuit / Celle qui trouve son bambin de sept mois aussi flippant que l'enfant-là sinon plus / Ceux qui vomissent le père Noël au motif que sa fonctionnalité marchande contrevient au pur idéal chrétien tout à fait désintéressé n'est-il pas ? / Celui qui ne souscrit même plus au persiflage de Scutenaire affirmant que l'existence des croyants prouve l'inexistence de Dieu vu que plus rien n'est à prouver dans ces eaux-là / Celle qui se dit de moins en moins croyante et se comporte de plus en plus en chrétienne au risque de déplaire à son directeur de conscience à cela près qu'elle n'en a pas / Ceux qui font l'amour à Noël en se basant sur l'Evangile dont rien de la Lettre ne l'interdit ni de l'Esprit encore moins alors bon Noël les enfants, etc.
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Le mensonge des enfants
Mon film de Noël: Jagten - La Chasse, de Thomas Vinterberg. C'est un film sérieux et bienfaisant, violent mais nécessaire, que Jagten de Thomas Vinterberg, dont les séquences les plus fortes se passent au soir de Noël, quelque part dans un bled de la province danoise. C'est là qu'un mois plus tôt Lucas, beau type dans la quarantaine, séparé de sa femme et que son fils Marcus aimerait rejoindre, se fait accuser par une petite fille de lui avoir fait "des choses" dans le jardin d'enfants où il fonctionne momentanément après avoir perdu son poste d'enseignant. Type même du bon lascar (trop bon lui reprochera un de ses amis) prêt à se jeter à l'eau pour sauver un pote en train de se noyer (première séquence), adoré de ses mouflets garçons qu'il torche et douche, Lucas raccompagne volontiers la petite Katia, fille de son meilleur ami Theo, en compagnie de son chien Fanny qu'elle adore. Or voici que, déstabilisée par les querelles assez carabinées qui opposent ses parents, non moins qu'intriguée par les drôles de photos que son frère ado et ses copains se passent en gloussant (on en voit juste une verge érigée en passant), la petite, en outre blessée par la fin de non-recevoir que lui donne Lucas à un billet doux qu'elle lui a adressé, qu'elle accompagne d'un baiser volé sur la bouche, se prostre, se bute et se met à le conspuer auprès de Grethe, la directrice de la maternelle, femme seule dans la cinquantaine, qui prend immédiatement les choses en mains, convoque un psy, alerte les parents, leur distribue une brochure sur les effets secondaires des sévices sexuels (vomissements, cauchemars et tout le tremblement) de sorte que trois jours après les témoignages affluent, qui chargent abominablement le supposé "pervers". Dans cet entourage provincial plutôt convivial où tous ses connaissent (Lucas est partie intégrante du groupe très soudé des chasseurs de la région), la rumeur enflée par les témoignages des enfants, réputés ne pas mentir, cristallise la crainte et le rejet du prétendu pédophile. Son ami Theo est le premier à chasser Lucas de chez lui, alors même que sa fille commence à se rétracter, puis c'est la curée, à deux exception près: son fils Marcus, qui refuse de croire à la culpabilité de son père, et le parrain de celui-là, convaincu que ces accusations sont sans fondements. Après l'arrestation de Lucas, le juge parvient vite aux mêmes conclusions, ayant constaté que tous les enfants évoquent une même cave de la maison de Lucas, dans laquelle il les aurait entraînés pour faire "des choses", alors que ladite cave n'est que le produit de l'imagination d'un d'eux, relayé par les parents scandalisés et répété par les petits camarades de Katia. Relâché et blanchi par la justice, Lucas n'est pas tout à fait au bout de ses peines. Autant la rumeur infâme a eu de facilité à convaincre la majorité des gens, tous braves évidemment, autant la vérité de Lucas, révélant le mensonge des enfants, dérange certains qui vont s'en prendre, anonymement, à la créature innocente par excellence qu'est la chienne Fanny. Brisé par la douleur, Lucas décide enfin de réagir et de faire valoir ses droits, d'abord au magasin où il casse la figure d'un boucher qui refuse de le servir, puis en se pointant, le visage encore tuméfié mais en costume de "dimanche", à l'office de Noël où les enfants de la garderie viennent chanter la Nativité. Et c'est là que tout bascule enfin alors que Lucas, encore bouleversé par tant d'hypocrisie diluée ici dans les chants lénifiants, agresse son ami Theo devant toute la communauté en le défiant de voir aucune saleté dans son regard. Marqué par le leitmotiv de la chasse, Jagten rappelle évidement la chasse à l'homo dans Scènes de chasse en Bavière de Fleischmann, dans un contexte psychologique et social évidement tout différent. La tonalité du film, en outre, est plus douce et plus sereine que celle du remarquable Festen, du même Vinterberg, qui impliquait également le secret de famille d'un abus sexuel, effectivement commis cette fois-là. En l'occurrence, le thème majeur de La Chasse n'est pas la pédophilie mais le mensonge des enfants, dont le constat n'appelle à aucune généralisation pour autant. Le tact remarquable de Vinterberg se module par les variations de comportement de la petite Klara, dont l'aspect angélique ne masque pas un démon mais n'exclut pas les angoisses et les désirs secrets auxquels les adultes refusent de prêter attention, leur préférant l'image illusoire de l'enfant idéalisé par les temps qui courent. Sans effet stylistiques, plus limpide que le filmage de Festen influencé par les principes de Dogma (cette tendance à casser le statisme des grosses caméras au profit des nouvelles techniques "à l'épaule"), ce film aborde un thème délicat avec une sensibilité et un naturel servis par des acteurs admirablement présents et convaincants, à commencer par l'acteur "star" Mads Mikkelsen, gratifé d'un prix d'interprétation à Cannes 2012.) Le thème de la chasse et les élisions de la narration (qui laissent à supposer des cicatrices à vifs et des ressentiments persistants) contredisent finalement le happy end apparent, puisque la vie contenue avec la transmission, à son fils, du fusil de Lucas...
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Ceux qui régressent
Celui qui couche avec son arme / Celle qui fait canon blanc dans le salon aux peluches / Ceux qui exigent des milices armées dans les jardins d'enfants / Celui qui salue le drapeau avant de monter dans sa limo dont le Seigneur est le copilote de son chauffeur Alfie / Celle qui a toujours rêvé d'un père impossible / Ceux qui estiment qu'il n'est que de bonne guerre face aux basanés / Celui qui flaire l'odeur de barbarie dans le loft de la collectionneuse d'armes de style / Celle qui est prête à tuer pour l'honneur des Seniors du condominium / Ceux qui reprendront la chasse aux vieux à la sortie de la disco / Celui qui estime qu'un Parabellum n'est pas de trop pour affirmer sa liberté citoyenne / Celle qui accuse son cousin pacifiste de porter entre ses jambes l'arme virtuelle du viol / Ceux qui affirment qu'une petite fille de 7 ans qui prétend avoir vu l'éminence du Cardinal en érection ne peut qu'être une hérétique tentée par l'Islam comme son père l'écrivain / Celui qui propose un lâcher de détenus assorti d'une bonne chasse à courre / Celle qui reproche à son ex de n'avoir pas tiré quand il fallait et où il fallait / Ceux qui affirment qu'un Américain rétif au port d'armes est forcément un déviant ou un impuissant à neutraliser / Celui qui s'explose (selon son expression) au coup de feu en cuisine / Celle qui préfère tirer sur les ambulances que sur les corbillards au motif que les morts ne peuvent se défendre / Ceux qui ont un passeport rouge à croix blanche qui leur vaut le droit constitutionnel de détenir un flingue dans leur cellier ou leur grenier c'est au choix mais la liberté de tuer son voisin étranger ne leur sera donnée que par un tiers gradé en cas de conflit certifié par les médias informés / Celui qui reste désarmé devant toute forme d'agression inappropriée aux termes du Traité de Versailles et d'autres papiers signés à l'époque et encore valables au jour d'aujourd'hui puisque c'est écrit, etc. Image: Pierre Omcikous
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Ceux qui se retrouvent
Celui qui retrouve par Internet l'ami allemand de son adolescence perdu de vue depuis quarante ans /Celle qui retrouve les lunettes que son père portait la veille de son AVC / Ceux qui s'étaient perdus de vue et se retrouvent sur la même page des avis mortuaires / Celui qui fêtera Noël seul avec des photos aux couleurs délavées / Celle qui ne s'y retrouve pas en se remettant avec Philidor cousu d'enfant / Ceux qui se sont revus dans la rue mais n'ont pas donné suite / Celui qui sait que le Temps retrouvé à été écrit avant la suite de la Recherche / Celle qui retrouve son neveu Paulo dans un container mais en vie heureusement comme quoi y a un Dieu pour les camés / Ceux qui se retrouvent à la case placard / Celui qui dit à la Dame en noir qu'il la retrouvera plus tard ou peut-être même un peu après si cela lui sied / Celle qui se retrouve nue sans l'avoir cherché mais pas tout à fait par hasard /Ceux qui ne se retrouvent pas dans le brouillard faute de se chercher / Celui qui se retrouve sur le brèche où il fait une touche / Celle qui se perd en conjectures et se retrouve en espérance / Ceux qui se promettent de se retrouver au ciel en espérant qu'il y soit encore / Celui qui se retrouve gros-jean comme devant sur le siège de derrière / Celle qui va retrouver sa mère qu'on lui a dit aux abois sans soif / Ceux qui se les roulent dans le carré des officiers ronds / Celui qui considère son fils Rodgère comme un retour sur investissement / Celle qui recouvre ses esprits en faisant tourner la table du jardin appareillée à cet effet / Ceux qui sont sortis de leurs gonds sans prendre la porte / Celui qui revient à L'Île au Trésor sans se rappeler comment ça finit / Celle qui vit intensément cette fin du monde du 2 décembre 2012 en se réjouissant de retrouver demain sa mère grabataire pour lui souhaiter bonne continuation / Ceux qui savent qu'il y a une vie après la fin du monde mais pas forcément celle qu'on croit, etc.
Peinture: Edvard Munch.
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Que du bonheur !
L'accueil des tuiles de l'existence a suscité à travers les siècles, de Job à Pollyanna, des réactions compulsives diverses dont cette expression globalement positive a coïncidé avec l'avènement des lendemains qui déchantent. Ainsi ce qu'on a dit la grande déprime des militants fut-elle symboliquement ou pharmaceutiquement palliée par le recours à toutes les formes de consolations physiques (genre footing, trampoline sur la colline, zumba ou guziguzi dans le jacuzzi), métapsychiques (genre New Age) ou biochimiques (Prozac ou Valium) pour aboutir à l'expression même du fantasme de bien-être généralisé assortie d'un soupir de satisfaction moite.
Image: Philip Seelen
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Ceux qui gèrent le stress
Celui qui file du Prozac à sa tortue hyperactive / Celle qui se répète "que du bonheur !" après avoir été virée de chez Ernst & Young où elle ne faisait que se stresser à faire du blé / Ceux qui font avec et même sans / Celui qui trouve consolation à lire Rousseau dans son fauteuil Voltaire / Celle qui donne la pièce à la mendiante roumaine en lui rappelant que là-haut les derniers seront les premiers ça c'est garanti sans facture / Ceux qui savent de source sûre que la grande réaction de stress (genre colère d'Achille) ne se manifeste pas seulement sur le mode explosif (style guerre classique à plein de morts) mais aussi sur le mode implosif (genre seppuku) ou encore explosif-implosif comme on l'a vu ces derniers temps dans les pays à névrose évoluée et surcroît d'armement domestique / Celui qui surinterprète la méconnaissance dont il est victime en incriminant l'attention excessive portée par les médias pourris aux jeunes auteurs pédés ou même noirs / Celle qui est stressée rien qu'à l'idée que son directeur de conscience puisse en pincer pour ses tresses / Ceux qui préfèrent s'en remettre à Dieu vu que c'est pile le genre d'interlocuteur qui gère son silence en restant à l'écoute / Celui qui a toujours été prêt à réfréner sa propension à l'excès humanitaire typique d'un fils de pasteur dont l'épouse déprime au moyen de procédures conseillées par son établissement bancaire de prédilection / Celle qui a calmé son hystérie naturelle par la pratique hebdomadaire de la zumba / Ceux qui sous Prozac accusent les addicts au Valium de grave hérésie dont il pourrait résulter des affrontements justifiant le recours à une arme de destruction massive sinon au total c'est que du bonheur / Celui qui au niveau de la DG affirme que la reconnaissance de LA vérité seule et unique est la condition du maintien de l'emploi des collaborateurs dont le stress croissant va de pair avec l'accroissement du rendement tant agréable au Seigneur / Celle qui attribue l'excès de religiosité de son neveu Paul à la trouble attirance éprouvée par celui-ci pour les anges dits asexés mais ça mon cul c'est pas prouvé / Ceux qui sont affectés par le syndrome postmoderne de la surabondance de conscience victimaire qui fait aujourd'hui de tout un chacun une souris qui accouche d'une montagne trois générations après l'époque où traditionnellement depuis l'Antiquité raisonnable les montagnes accouchaient de souris bien élevées, etc.
(Cette liste a été légèrement exacerbée par la lecture connexe de La Folie de Dieu de Peter Sloterdijk consacrée à l'affrontement véhément des monothéismes dans les déserts communicants et autres vases urbains)
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Ceux qui calculent
Celui qui fait le compte de tout ce qu'il a donné à Monique durant leur liaison dont le solde est globalement négatif au niveau de l'investissment tant émotionnel que financier / Celle qui épluche les notes de frais de l'assistant de la cheffe de projet qu'elle soupçonne de voter à gauche / Ceux qui évaluent le prix du silence de leur gérant de fortune et lui proposent un bonus sous forme de safari sur leurs terres décolonisées et remises en valeur depuis peu / Celui qui comptabilise tout ce qu'il pense et dépense / Celle qui fait le compte de vos mécomptes / Ceux qui ne font que des gestes qui ne coûtent rien / Celui qui te propose sa femme en gage de participation aux frais / Celle qui sait (ou croit savoir) ce que tu pèses en dinars/ Ceux qui anoncent sur Facebook qu'ils ont soupé chez Lasserre avec des gens qui comptent / Celui qui a toujours économisé ses sentiments pour plus tard / Celle qui soupèse les bourses de son gigolo / Ceux qui trouveraient rigolo de se trouver cotés en bourse / Celui qui ose questionner la ramoneuse sur son salaire / Celle qui affiche ses tarifs de masseuse à la masse / Ceux qui en demandent trop au Bancomat qui les envoie péter / Celui qui s'est levé plus tôt que Pluto pour piquer ses sous à Picsou / Celle qui fait les poches de son oncle escroc auquel elle doit d'avoir été à bonne école / Ceux qui doutent que les bons comtes fassent de bons marquis / Celui qui comptait ses coups à l'époque et maintenant ça dépend / Celle qui se fait tirer à bout portant / Ceux qui se disent qu'au bout du compte la vie est la vie et que ça finit par rapporter surtout si t'es banquier, etc.
Image:Philip Seelen
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De la filiation
Notes de l'isba (25)
Tel père, autre fils. - Georges Simenon, qui avait certaine expérience en la matière, estimait que l'expérience du père ne sert en rien celle du fils. Plus précisément, l'écrivain pensait que le fils devait commettre les mêmes erreurs que le père afin de s'affirmer. En fait, ajoutait Simenon, on ne transmet rien de par sa propre volonté, mais en somme malgré soi, sans qu'on sache trop comment...
Or s'il est vrai que l'exemple du père (ou de la mère, bien évidemment) compte, la chose vaut dans les deux sens, de manière impondérable selon les individus. Lorsqu'on incriminait ainsi l'inconduite notoire de Madame Hugo devant son fils Victor, celui-ci, peu modèle de vertu par ailleurs, répondait noblement: "Ma mère, c'était ma mère". Et de même Dostoïevski aura-t-il "fait avec" un père qui fut le contraire d'un patriarche édifiant, d'ailleurs assassiné par ses serfs pour mauvais traitements. Au reste, de très bons pères ont souvent donné de très mauvais fils à leur corps défendant. Mais cela exclut-il la valeur formatrice de la filiation ? Nullement. Tout dépendant de ce qu'on entend par modèle, et comment celui-ci se trouve modulé d'une génération à l'autre...
Par delà leçons et censures. - L'excellente Jacqueline de Romilly, qui n'avait point d'enfant mais plus de sens commun que moult parents moralisants, me répondit un jour que je l'interrogeais, à propos de l'attitude qu'elle adopterait par rapport à des enfants devant la télé: surtout ne pas interdire ! Rien pour autant de platement "libéral" chez la grande helléniste, mais une incitation à "faire avec" la réalité contemporaine en exerçant l'esprit critique des enfants tout en élargissant leur champ de vision au-delà du petit écran. Ainsi l'idée, trop souvent lénifiante, que nous devons protéger les têtes blondes si pures, n'est-ce pas, de toutes les saletés cathodiques ou multimédiatiques, reste-t-elle lettre morte si nous ne les incitons pas à exercer leur jugement sans forcément les chaperonner - et qu'ils se fassent donc les dents seuls ou en bandes !
De fait en vertu de quoi, censeurs, censurez-vous ? Croyez-vous donc qu'il suffit de de proscrire ou d'interdire pour forger une personnalité ou un caractère ? Et si je vous disais, moi que j'ai bien plus appris de l'abjection vue de près, autant que de l'admiration vécue, que de tous les prônes des bien-pensants ne se frottant à rien ?
De nos doux parents . - Nos bons parents, dans les grandes largeurs, nous ont plutôt foutu la paix. C'est entendu: ils faisaient leur boulot, lui au bureau et elle a casa, nous autres au jardin ou dans la forêt, dans les rues ou sur les plages entre les heures d'école, avec pas mal de livres à la maison mais point trop, la télé plus tard mais jamais invasive non plus; enfin quoi des gens normaux, nos parents, et qui ne nous auraient pas empêchés pour autant de tourner très mal, mais leur foncière honnêteté, et l'ambiance, le climat d'affection sans démonstration, leur présence et leur soutien à tous les mauvais moments: tout ça faisait un environnement plutôt favorable sans prévenir absolument aucun assassinat - ne jurons de rien ! Notre quartier tout paisible en apparence, ainsi, a vu se dérouler maints drames feutrés comme il s'en passe un peu partout. Simenon d'ailleurs n'habitait pas loin, qui n'en a rien vu ni jamais n'en écrivit, mais la vie distille partout son roman noir et ce n'est pas moi qui m'en plaindrai !