Le premier roman de Slobodan Despot, Le Miel, paraît chez Gallimard sous le signe du dépassement de toute haine, scellé par l'expérience de la tragédie.
Dans son magistral essai intitulé Mensonge romantique et vérité romanesque, le grand philosophe français René Girard, snobé par une bonne partie de l'intelligentsia de son pays, montre comment le meilleur du roman européen, de Cervantès à Proust, en passant par Stendhal et Dostoïevski, se trouve marqué au sceau d'une commune rédemption liée au dépassement des feux de l'envie et des passions mimétiques.
Or lisant, en cette veille de Noël, le premier roman de Slobodan Despot, intitulé Le miel et rebrassant le magma chaotique de le guerre en ex-Yougoslavie, je me suis senti gagné progressivement par une profonde émotion découlant de la grande beauté du livre, sur fond de pacification intérieure et par le miracle, aussi, d'une mise en forme relevant d'un art lumineux.
Ma lecture aurait pu, à tout moment, se trouver parasitée par de multiples souvenirs personnels, favorables ou défavorables à l'auteur, que je connais depuis une vingtaine d'années, dont j'ai partagé diverses passions à l'enseigne des éditions L'Age d'Homme, avec lesquelles j'ai rompu pendant quinze ans, en partie à cause des positions nationalistes serbes que Slobodan défendait.
Or pas un instant la figure du jeune propagandiste de la cause serbe ne s'est interposée au fil de ma lecture de son premier roman, dont l'enjeu est tout autre que celui d'une interprétation romanesque partisane de la seule tragédie balkanique. Il en va en effet de la ressaisie des destinées humaines marquées par les enchaînements et les enchevêtrements de l'Histoire, autant que par les intrigues à jamais impures de la Politique, à la lumière de la Conscience humaine incarnée ici par deux magnfiques personnages: Vera la naturopathe et Nikola le vieil apiculteur.
Tous deux, par des voies différentes, semblent avoir passé de l'autre côté des apparences, ou s'être hissés sur une crête où les faits et les événements prennent une autre signification que dans les opinions et les médias. Ce ne sont pas deux anges désincarnés pour autant: ce sont deux êtres bons, ou plus exactement bonifiés par la vie. Telle étant en effet la bonne nouvelle: que chacun peut se trouver, comme le miel, bonifié par la vie. Il en va de données naturelles et de culture, de matière travaillée par la douleur et de spiritualité.
Le Miel de Slobodan Despot se lit comme une espèce de film très construit et très fluide à la fois, avec des enchâssements de narration très maîtrisés. Une scène centrale est extraordinaire, qui décrit le saisissement du vieil apiculteur assistant, du haut de la montagne où il a sa cabane et ses ruches, à la fuite en débandade des siens, en pleine Krajna serbe, devant l'armée bien organisée de leurs anciens "frères" croates. Tout à coup, Slobodan l'ex-idéologue pur et dur, devient un poète serbe. Par sa plume, on vit ce que vit le vieux Nikola, qui rappelle le vieil Ikonnikov de Vassili Grossman, témoin muet de la folie des hommes. Et tout son roman, bref, tendu, sensible, admirablement agencé, s'organise avec le même mélange d'autorité virile et de porosité féminine, dont Vera figure l'incarnation.
C'est par le truchement de Vera que se livre le récit central de Veselin K., dit Vesko leTeigneux, fils cadet du vieil apiculteur, du genre Serbe criard et un peu veule, qui a vécu un peu en marge des événements tout en ressentant l'humiliation des siens, et qui tout de même portera secours à son vieux père isolé dans sa montagne dévastée. Qui plus est, le récit recueilli par Vera l'est en tierce main puisque celui qui écrit, pas tout à fait Slobodan Despot lui-même au demeurant, est un Serbe vivant en Suisse et lui aussi témoin plus ou moins honteux. Or, avec la distance du temps passé, ce décentrage des récits rend à merveille le sentiment d'éloignement "épique" de la narration, alors même que le verre grossissant de la poésie en actualise la moindre action... comme chez Homère.
Bien entendu, je ne compare en rien Slobodan Despot, écrivain débutant, à Homère ou Dostoïevski, mais je relève ce fait littéraire essentiel que constitue la transposition par effet de mûrissement et, plus profondément, de pardon.
Il est certain que Slobodan Despot à des choses à se pardonner, comme les chefs de guerre et les journalistes occidentaux (j'en ai été à un très moindre titre), les Européens et les Américains, les donneurs de leçons pro-croates ou pro-serbes, les popes serbes entretenant la vindicte ou les doux franciscains croates mitraillette au flanc, entre tant d'autres.
Avec le temps, cependant, et avec la pensée, avec le coeur et avec l'aveu de chacun, tout peu changer. Bonifier comme le miel. D'aucuns, cela ne fait pas un pli, jetteront encore la pierre à Slobodan Despot pour ce qu'il a été et sera encore pendant des siècles de haine sans répit. Pour ma part, je ne vois que son livre qui est, dans ses limites, un geste de rédemption - un objet cristallisant la bonté.
Slobodan Despot. Le Miel. Gallimard, 128p. En vente début janvier.




Dialogue schizo
Moi l'un: - Pas du tout: j'en suis au contraire très soucieux, mais il y a une façon de faire passer l'argent avant la chose qui me rend cette obsession suspecte. Le rapport qualité-prix: c'est la justesse, d'abord, d'une relation équilibrée. Une boutique, comme il en pullule à Benidorm, qui vend tout à 1 euro, c'est déjà la rupture de cet équilibre. J'ai horreur de ça autant que du prix d'une chambre surestimé ou d'un repas de merde correspondant au goût de chiotte de touristes incultes.
Moi l'un: - Et comment ! D'ailleurs je t'ai vu te régaler l'autre jour au Puig Campana avec nos amis de La Fuente: une paella qui en soit une, à un prix honnête. Tu sais que je ne suis ni fou de table et moins encore connaisseur, mais un bon repas est le premier signe d'une culture de qualité, et je l'apprécierais de la même façon dans n'importe quelle maison d'Afrique, d'Asie ou d'Amérique du Sud. Rien à voir avec le luxe. D'ailleurs celui-ci nous indiffère...
Moi l'autre: - Avec vue, pourtant sur l'Alhambra...
Moi l'un: - Hyper-intéressant d'apprendre, par notre Asturien préféré, qui a lui-même parcouru tous les degrés de l'échelle sociale, et qui a roulé sa bosse de par le monde et acquis une expérience humaine et professionnelle plus conséquente que maints diplômé intellos à grandes prétentions, que l'un des nababs de Benidorm est un ancien cordonnier qui a acquis des terrains et su en faire quelque chose avec des gens du pays avant que le bled de pêcheurs du coin ne devienne une espèce de Miami ou de Rio à l'espagnole
Moi l'autre: - C'est vrai que c'est un monde à elle seule que Lady Munro et ses nouvelles, et que nous avons vécu cette lecture pleine de gens comme un voyage dans le voyage.
Moi l'autre: - En outre j'ai été impressionné par le bel usage du bois dans la maison espagnole, aux Asturies autant qu'en Andalousie. Rien du bois classe moyenne genre Ikea. Du vrai bois massif de vraie grande forêt. Au fil du voyage, les forêts nous ont d'ailleurs impressionné autant que les gens: les forêts domaniales de Touraine, les forêts des hauts de Bayonne, les forêts de Bucaçao ou les oliveraies d'Andalousie. Et puis il faudra parler aussi, plus tard, des parcs naturels d'Espagne, qui montrent un nouveau souci en matière de conservation des patrimoines biosphériques.
Dans cet hostal des quartiers populaires, ma chambre se trouve sur la terrasse du toit, juste sous les étoiles. C'est une cellule de trappiste dont le lit, le volet intérieur de la fenêtre et la porte sont du même fer peint vert céladon.Enfin il y a, sur une tablette branlante, une carafe d'eau claire et un verre modeste. Par la porte ouverte on voit la Giralda et des publicités lyriques.
Ce qui est le plus étonnant, quand on ne sait rien d'eux, c'est le sérieux des Espagnols. Il y a des clubs de notables, des réunions de poètes et des palais du jouet. Il y a, sur le zinc des bars, des serviettes en papier à foison qui sont utilisées gravement dans l'exercice de manger des douceurs.
Par la porte entrouverte de la chapelle on l’entend tonner, dans l’ombre où tremblotent les quinquets des cierges et moutonnent les mantilles de vieilles esseulées, le Savonarole de quartier dont la cellule austère est sûrement ornée du portrait de Franco, qui vitupère la “contestacion”, la “pornografia” et “las relaciones sexuales prematrimoniales” tandis que passent, dans la rue ensoleillée, des garçons et des filles fleurant le printemps et n’ayant visiblement de cesse que de se connaître selon la Bible...
Celle qui a dévasté le coeur sensible du jeune Américain / Ceux qui on vu le jeune Américain hésiter au bord de la falaise avant de s'allumer sagement un cône / Celle qui a préféré le Lusitanien bagarreur à l'étudiant romantique natif de Venice California / Ceux qui vont se royaumer dans l'arrière-pays de l'Alentejo dont les paysans pauvres étaient naguère taxés de communisme à la moindre revendication par les proprios latifundiaires / Celui qui s'est entiché de l'Anglaise aux dents de jument dont les économies lui ont permis de monter son petit négoce d'articles de pêche dans les ruelles du port de Carvoeiro / Celle qui sermonne les jeunes gens portés sur les botellones / Ceux qui préfèrent ramasser des cadavres de bouteilles que des noyées blondes / Celui qui voit toujours le beau côtés des choses même frelatées par le tourisme de masse / Celle qui se taille un joli succès au karaoké des résidents bavarois d'Albufeira et environs / Ceux qui vont pousser tout à l'heure jusqu'à Odeceixe pour voir si l'eau de la mer y est plus verte, etc. 
Mais que sont donc Las catedralas ? Ce sont des roches trouées et sculptées par l'eau, le sable, le vent et le temps. La main humaine n'y est pour rien. D'aucuns y voient le job de Dieu, mais ça se discute. Ce qui importe est d'ailleurs le résultat, espectacular assurément: à savoir les cavités voûtées, les pilastres semblant posés sur le sable doucement consentant, des esquisses de portiques rappelant un peu Gaudì et des arches ornées tout de même inférieures, artistement parlant, à celles d'un facteur Cheval, ce visionnaire à brouette. 
Or cette prévention était celle, aussi, de l'écrivain Jean-Christophe Rufin, avant qu'il ne se mette en route et se fasse rattraper, à l'étape d'Oviedo, par une spiritualité dont il se défiait jusque-là. Du récit limpide et réaliste qu'il a tiré de son périple, dont l'énorme succès l'a étonné, il a tiré une nouvelle version, illustrée par son ami le photographe québécois Marc Vachon, dont nous pouvons mieux apprécier l'apport sur les lieux mêmes. 
Santillana del mar. -
Culture terrienne




Ma bonne amie est l'être le moins snob que je connaisse. Lorsque je sens qu'elle aime un tableau - et rien de semblable ne se passe jamais entre nous, ou presque, en musique -, je sais qu'elle le vit sans aucune espèce de référence ou de conformité esthétique, juste dans sa chair et sa perception sensible, son goût en un mot que le plus souvent je partage sans l'avoir cherché.

Celui qu’on n’attrapera pl


Gérer l'hiver. - Et clair aussi nous a paru sur la route que nous remontions vers le Nord, tandis que le ciel se noircissait, ce livre étincelant d'humour caustique, de l'allègre quinqua Benoît Duteurtre ferraillant joyeusement tous azimuts dans ses réjouissantes Polémiques, contre toutes les jobardises de notre époque, et plus précisément contre les lamentations et autres auto-flagellations d'une France par trop déprimée et se délectant de sa morosité. Remonter vers le froid tout en lisant, à haute voix, le chapitre savoureux dans lequel l'auteur détaille ce Drame national que devient l'Hiver dans les médias français, "comme si les frimas s'apparentaient à des attaques de missiles", parlant de "naufragés de la route" à la première vague de froid et cherchant bientôt les "responsables" de ce scandale météorologique, nous aura requinqués à proportion de l'aggravation même du temps...
Benoît Duteurtre. Polémiques. Fayard, 2013. 
Douce conspiration. - Dans le dernier livre de mon ami Jeanda, compagnon de Johanna la danseuse, il est question de deux types très différents l'un de l'autre en apparence et ressemblants par quelques détails (même semblant de détachement et même capacité d'écoute, même joie de converser et même rage ravalée), qui se rencontrent au coin d'un bar en conspirateurs - qu'on suppose dangers pour la société. Or cette même nuit ils se retrouvèrent dans la galeriedu Griffon du musée Fabre, à Montpellier, profitant de l'anonymat de la dense foule pour se remettre, l'un à l'autre et l'autre à l'un, deux livres assortis de deux sourires masqués. Au jeune grand maigre à tête de corbeau, le vieil hibou à plumes argentées remit ainsi La Nuit, roman déjanté s'il en fut, d'un certain Jaccaud, tandis que l'ombrageux corbac filait, à son compère, un recueil de non moins sombres histoires intitulé L'élève de Joyce, d'un certain Jancar. Telle étant la secrète fraternité de cette nuit-là, et tel le complot particulier...
Le parfum des couleurs. - Quant au chant des couleurs, le poète et cinéaste Pier Paolo Pasolini l'évoque mieux qu'aucun critique spécialisé dans l'extrait du scénario de La ricotta consacré à La Déposition de Pontormo, génie baroque de sa préférence dès ses jeunes années: "Si vos prenez des pavots sauvages, abandonnés dans la lumière solaire d'un après-midi mélancolique, quand rien ne parle ("parce que nulle femme jamais ne chanta - à trois heures de l'après-midi"), dans une touffeur de cimetière, si vous les prenez, donc, et les pilez, il en sort un suc qui sèche aussitôt; alors, mouillez-le un peu, sur une toile blanche très propre, et demandez à un enfant de passer un doigt humide sur ce liquide: au centre de la trace du doigt va émerger un rouge très pâle,presque rose, resplendissant pourtant grâce à la blancheur du linge lavé qui est sous lui; mais sur les bords des traces se concentrera un filet d'un rouge violent et précieux, presque pas décoloré; il séchera immédiatement, deviendra opaque, comme au-dessus d'une couche de chaux... Mais c'est proprement à travers sa décoloration de papier qu'il conservera, bien que mort, son rouge vif. Voilà pour le rouge"
Aux incompétents à vernis idéologique ou préjugés culturels qui le taxeraient d'élitisme décadent, un seul argument à opposer: sa compétence. Un seul conseil à la lectrice ou au lecteur de bonne foi: regarder attentivement, en marge de la projection deDiese Nacht, tiré de Nuit de chien du romancier uruguayen Juan Carlos Onetti, le supplément consacré à la synchronisation de ce film saisissant où, une séquence après l'autre, avec un soin infini et une patience-impatience d'ange-démon, le réalisateur travaille avec les acteurs. Passant de l'allemand à l'anglais ou du français à l'italien, le réalisateur vit le cinéma comme on voit qu'il vit l'opéra en chantant lui-même les scènes qu'il fait répéter à ses divas dans Poussières d'amour. Et ses amours à lui sont aussi de la partie, à tout moment, sa passion et ses désirs - sa crainte et ses tremblements devant la mort qui s'avance, que l'Art sublime... 
Le poète destroy. - Au bord des dunes ensuite, dans le roulis roulant des dernières vagues pailletées de lumière, sous le ciel piqueté de diamants stellaires, je me suis rappelé les récents poèmes limite débiles de candeur de l'amer Michel sur son Dernier rivage, et tout son itinéraire de chroniqueur de la chiennerie ambiante: la branloire banalisée et la morosité dont Légion se délecte, les frustrés aux îles idéales et le retour des glandus de Palavas à la chaîne des jours sans fin; et ces visions du déprimé, comme par retournement d'irritation, m'ont ramené à la splendeur de cette nuit marine ravivant à l'instant l'intime comptine: "Je sens ta peau contre la mienne, / Je m'en souviens, je m'en souviens / Et je voudrais que tout revienne, / Ce serait bien"...
La nuit s'écrit . - Le lendemain je me suis rappelé les horreurs révélatrices du recueil de Catastrophes, signé Patricia Highsmith, en lisant le roman, plombé de mélancolie noire et traversé d'éclairs de lucidité, que Frédéric Jaccaud a publié récemment sous le titre de La nuit.
Frédéric Jaccaud, La Nuit. Gallimard, Série noire, 450p.
C'est l'histoire d'un petit garçon napolitain de dix ans, plutôt solitaire et farouche, dont le père est allé chercher fortune en Amérique et qui se résigne à donner raison à sa mère, laquelle choisit de rester plutôt au pays. J'imaginais, tôt l'aube ce matin, le retour des pêcheurs de Sète ,comme j'y ai assisté en Algarve ou à Sorrente les barques à lampes - comme l'évoque aussi le jeune Erri avec le grand pouvoir d'évocation de l'écrivain qu'il est devenu à la stupéfaction de sa mère.
Les journaux. - En ces lieux la lecture des journaux prend un relief légèrement différent. La lecture du Midi libre, si terriblement provincial à côté de nos journaux romands cantonaux, nous rappelle cependant à l'ordre de la réalité locale - réelle et locale partout mais ici comme un peu plus qu'ailleurs. J'apprends ainsi, dans le Midi libre de ce matin, que les signes d'agressivité des détenus de la prison de Béziers se sont multipliés ces derniers jours. L'un d'eux, qui avait dissimulé un sachet de résine de cannabis entre ses fesses, a même mordu gravement un gardien qui s'affairait à le lui retirer. Le personnage a écopé de huit mois ferme sur jugement immédiat: cela ne nous regarde pas, mais on le prend un peu différemment que s'il s'agissait d'une anecdote lue dans la Tribune de Genève à propos d'un détenu de Champ-Dollon. De la même façon, le fait que Le Canard enchaîné célèbre les qualités de Viramundo, le dernier film de notre compère lausannois Pierre-Yves Borgeaud consacré à Gilberto Gil, me réjouit un peu différemment que si je lisais cet éloge dans Le Temps. Pareil pour la page entière de Libé consacrée à la néonazie Beate Zschäppe, dont le portrait photographique glaçant m'évoque immédiatement un personnage de Fassbinder, et qui revêt un relief dramatique particulier avec le détail, souligné par la correspondante du journal à Berlin, relatif aux deux chattes Lilly et Heidi sauvées par la terroriste avant que celle-ci ne foute le feu à la dernière planque occupée par le "trio fatal"..
L'oeil du peintre. - Le même Jouhandeau note, à propos de La Bruyère, ceci qui m'a rappelé, en 1974, la découverte du peintre polonais Josef Czapski à la Galerie Lambert, et ce choc précisément décrit: "Quand on a visité une exposition de peinture et que le peintre, dont on vient d'admirer les toiles, a une grande personnalité disons une optique à lui, une vision des choses et des gens qui lui est propre, longtemps (c'est plus fort que soi) on en reste imbu, au point que tout ce qu'on voit se déforme, se conforme à la mode, disons, se modèle sur ce qu'il verrait à notre place". Or c'est, très exactement, ce que j'aurais ressenti après avoir vu cette première exposition du peintre polonais aux cadrages tellement inhabituels et aux couleurs si véhémentes nous révélant comme une nouvelle image de la réalité la plus ordinaire, à commencer par celle des rues et des quais de métro de Paris.

Je dois à mon ami le Bantou de Douala, Max Lobe, la découverte de ce film, comme il me doit la découverte des films de Fassbinder ou de l' Aline de Ramuz. C'est par Maxou que j'ai découvert l'adaptation de la Visite de la vieille dame de Dürrenmatt par le réalisateur sénégalais Djibril Diop Mambety, sous le titre d' Hyènes, et c'est sur mon conseil qu'il a découvert Le génie helvétique de Jean-Stéphane Bron, ainsi de suite. Nous avons vécu ensemble, représentants improbables de la Suisse officielle, l'étrange Congrès des écrivains francophones de Lubumbashi en automne dernier, et le hasard a fait que demain, en virée parisienne pour d'autres motifs, je me pointerai à la lecture de son livre, 39, rue de Berne au Centre culturel suisse de Paris. Ce qu'attendant je vais retourner en Afrique dès mon arrivée prochaine au Quartier latin, ayant repéré la projection, ce soir même, de Kinshasha Kids au cinéma de la rue Hautefeuille...
LES ENFANTS DE KIN. - J'ai pensé à mon ami Bona le Kinois, tout à l'heure, en découvrant sur grand écran tout le désordre du monde concentré dans l'inénarrable chaos des rues populaires et des marchés de Kinshasha, où 25.000 kids survivent comme les Olvivados de Bunuel après avoir été chassées de leurs familles, pour beaucoup d'entre eux, sous l'accusation de sorcellerie. Curieusement, et une fois de plus, après le superbe Congo River de Thierry Michel, c'est à un Belge, Marc-Henri Wajnberg, qu'on doit cette plongée dans la pétaudière du Congo, dans le sillage d'un musicien allumé regroupant un groupe d'ados qui vivent le rythme et la musique à fleur de peau et voient là l'occasion de sortir de la dèche - peut-être de devenir célèbres autant que Papa Wemba, passant d'ailleurs par là, ou que Michael Jackson, imité à merveille par l'un d'eux. D'une vitalité et d'une créativité d'autant plus émouvantes que la situation semble plus que jamais désespérée, deux de ces kids résument en somme celle-ci: "Moi je voudrais devenir policier, pour voler sans être poursuivi". Et son compère: "Tu feras mieux de devenir politicien: ça paie nettement plus"...
Sollers déculotté. - C'est le camarade de Roulet qui m'a mis la puce à l'oreille et m'a renvoyé dare-dare, hier soir, à la lecture des Modernes catacombes de Régis Debray, que j'avais acquis l'avant-veille à Sion. Le camarade Daniel m'annonçait la descente en flamme de Philippe Sollers par l'ancien émule de Che Guevara, notamment à cause des palinodies politiques du littérateur. De Roulet m'avouait n'avoir rien lu de Sollers, et ce qu'en disait Régis Debray confirmait son intention de ne pas y aller voir. Alors moi, qui en ai lu pas mal et l'ai pas mal descendu avant de nuancer mon jugement à la lecture de Femmes et plus encore des grands recueils de glose critique, de La Guerre du goût à Fugues, de conseiller tout de même au camarade d'y jeter un oeil pour se faire une plus juste idées de l'écrivain Sollers, brillantissime esprit très XVIIIe, qui éclaire parfois et vaut mieux en somme, dans ses admirations et ses célébrations jubilatoires (de Stendhal à Manet ou de Nietzsche à Rimbaud) que le puant pontife médiatique faisant la roue sur les estrades.
Parrains et poulains au Grütli. - En me pointant au Café du Grütli pour y rejoindre les parrains et poulains réunis par Isabelle Falconnier en vue de susciter une complicité féconde entre cinq auteurs de plus de soixante piges et cinq autres de moins de trente, je me demandais un peu ce qu'allait donner cette première rencontre de gendelettres (que je fuis à l'ordinaire) en dépit de la sympathie que j'avais a priori pour toutes celles et ceux que je connaissais; mais tout de suite, exquisement pimentée par la présence du journaliste tatoué que j'ai quelque peu chatouillé récemment, ma crainte se dissipa, comme souvent, sous l'effet de bonnes rencontres. L'amorce de discussion avec Daniel de Roulet en avait été un premier moment. Et le discours d'introduction de dame Isabelle, la fondue excellente, la radieuse cordialité d'Amélie Plume, ma voisine de gauche, la vieille amitié me liant avec mon voisin de droite, Jean-Michel Olivier, la malice souriante de mon vis-à-vis bantou et les doubles sourires angéliques des deux jeunotes l'encadrant (une Anne-Frédérique et une Isabelle) achevèrent de me faire oublier tant de réunions d'écrivains se surveillant plus ou moins, se flattant ou s'ignorant plus ou moins.
L'Ange et la Bête. - Amélie Plume se demandait, me confia-t-elle d'abord, quelle sorte de créature démoniaque elle allait "parrainer", ne connaissant jusque-là la jeune Anne-Frédérique que par l'une de ses pièces de théâtre, cruelle à souhait. La fine personne visée montrait cependant un visage, sinon diaphane, du moins velouté de douceur, aux yeux bleu candide, à l'expression dénuée de toute férocité. Mais comédienne ! Savoir ce que dissimulent les eaux limpides en apparence ? Et la chère Amélie de rappeler le paradoxe d'Agatha Christie aux airs de vieille dame très digne, et moi de raconter ma visite à la redoutable Patricia Highsmith m'avouant qu'elle n'osait pas avoir chez elle la télé par crainte panique du sang. Ensuite la conversation de rouler, à propos du meurtre raconté par Max Lobe dans 39, rue de Berne, sur la difficulté pour un jeune auteur qui n'a pas encore tué vraiment de figurer littérairement un meurtre. Alors moi de dire mon effort, en tant que parrain avant la lettre confronté au premier état tapuscrit du roman déjà prometteur du Bantou, de pousser celui-ci à sortir ses tripes et à se révéler tel qu'en lui- même: non pas l'angelot chokito souriant à tout le monde, mais le possible assassin qu'il y a en chacun de nous sous l'effet de l'humiliation ou de la jalousie et que l'écrivain, s'il s'en mêle, est supposé rendre à la fois vraisemblable et peut-être compréhensible...

D'Afrique et d'ailleurs .- Les voix d'Olive Senior et de Max Lobe ont, de toute évidence, une parenté qui tient à la fois à l'attention vive portée par ces deux auteurs à leurs sources orales respectives, autant qu'à leur découpe écrite d'un impact également comparable. Or j'ai mieux compris, à l'audition de ces deux voix "d'ailleurs", qu'il n'est pas surprenant de voir apparaître, dans leur modulation écrite - à l'enseigne de la même collection des "écrits d'ailleurs" de Zoé-, ce qui m'a attiré depuis quelques années vers les écritures d'Afrique et d'ailleurs. Cela justement: cette capacité d'incarnation des mots. Non seulement la vieille magie retrouvée du conte à la veillée, mais la libre ressaisie de ce que Cendrars appelait le Profond Aujourd'hui, qu'il soit comique ou tragique mais irrigué de vraie vie et transfiguré par les rythmes et les couleurs, le fruit et la bête d'un style pur encore de tout affadissement académique et de tous les stéréotypes du langage des temps qui courent...
À propos du premier roman de Pierre Crevoisier, Elle portait un manteau rouge. L'auteur romand est ce matin, à 11 heures, au micro de Jean-Marie Félix, sur Espace 2. À écouter sur Internet ensuite.
Autant que dans le Karma Sahub de Ramon Giger, quoique de façon moins lancinante sur le manque de présence ressenti, et plus chaleureuse aussi, à proportion directe de la formidable générosité de sa mère, Stéphanie Argerich fait bien ressentir le désarroi éprouvé par un enfant élevé tout autrement que les gens de son âge. Mais cette éducation "bohème" fonde aussi la liberté non conformiste de son regard, qui recompose une vaste et belle chronique englobant l'exceptionnelle trajectoire de la pianiste et l'évolution des relations familiales (par le truchement d'une caméra amateur aux précieux documents d'époque) ou du lien particulier de Stéphanie et Martha.
Ce que vous voyez vous regarde, semble nous dire Robert Indermaur par le truchement de ses figures nous fixant et paraissant voir comme au-delà des apparences, tel ce type genre prof à lunettes tenant dans ses bras une bombe, frère humain de cette femme porteuse d'un inquiétant animal mutant - d'après Tchernobyl ?
Robert Indermaur va partout pourrait-on dire, avec la même force expressive dérangeante ou révélatrice, parfois cruelle, parfois même obscène, qui caractérise les rêves. Le premier choc passé, il faut y revenir, car il y a là bien plus qu'une imagerie renvoyant à l'étrangeté du monde: une réelle invention picturale dont la découverte nous lave le regard.
Zurich. Galerie Trittli, jusqu'au 23 novembre. Mercredi et jeudi, de14h.30 à 18h.30. Le samedi de 12h à 16h. Tel. 044 252 40 60

