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Livre - Page 102

  • A chiens et à chats

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    Aperçu de zoophilie littéraire
    L’excellent Paul Léautaud, qui eut dans sa vie plus de deux cents chiens et trois cents chats (pas tous en même temps), raconte l’histoire du chien que son mauvais maître avait décidé de noyer dans la Seine, et qui l’y jeta donc une première fois, puis une deuxième après que l’animal en eut réchappé, enfin une troisième et si violemment que l’imbécile tomba à l’eau, d’où son chien le ramena. Certifiée véridique, l’anecdote ne manquera pas de conforter les tenants du chien en rappelant cette évidence: que s’il n’y a pas de chats policiers (ce qui gratifie le félidé d’une supériorité aux yeux d’un Jean Cocteau), il n’y a point non plus de chats d’aveugles ou de chats d’avalanche...

    Par delà les chamailleries plus ou moins sectaires, et souvent sigificatives d’ailleurs, opposant les amateurs de chats (Baudelaire et Patricia Highsmith en tête) à ceux des chiens  (de Thomas Mann à Cendrars), c’est un aperçu beaucoup plus vaste et divers de la permanence et de l’intérêt du thème que nous propose cet ouvrage richement illustré.
    L’intérêt de celui-ci tient d’abord aux essais plus ou moins savants qu’il rassemble, telle l’approche de la fonction des chats dans les romans policiers, par Renate Böschenstein, ou l’analyse très fine de «l’univers de l’artiste entre culture et nature» de Felix Philip Ingold, les approches ethnologiques de Juttna  Buchner-Fuhs ou le retour sur image de Jean Starobinski interrogeant le contenu polysémique de la figure du chat selon  Baudelaire, à la fois poète-amoureux sédentaire et savant concentré comme une pile atomique...

    Par ailleurs, l’ouvrage est enrichi de nombreux inédits, où une vingtaine d’auteurs suisse vivants se livrent avec plus ou moins d’originalité. Urs Widmer y révèle aussitôt un net préjugé antichien,tandis que Grytzko Mascioni sauve l’honneur canin en se disant plutôt «meilleur ami du chien», pour nous rappeler aussi que la supposée familiarité de l’animal recèle autant de mystère et de vertige dans sa présence que celle du chat.
     «Le chat et le chien, dans la littérature européenne et américaine, ont des arbres généalogiques très imposants», note Thomas Feitknecht dans son introduction à Chats et chiens littéraires, rappelant la mémoire fidèle du vieux chien d’Argos, dans L’Odyssée d’Homère, «le seul à reconnaître son maître de retour de ses errances», la fondation par Cervantès de la lignée des chiens qui parlent, l’apparition du Chat botté à la fin du XVIIe siècle ou le personnage inoubliable créé par E.T.A. Hoffmann avec son chat Murr.
    Qu’il soit considéré comme un faire-valoir plus ou moins flatteur de l’artiste  ou comme le symbole d’une énigme métaphysique (le chat d’Etienne Barilier, dans Enfin, est une métaphore de l’inconnaissable, de l’inatteignable, de l’absolu ou de la mort), le compagnon animal est aussi intéressant par sa fonction de reflet existentiel ou esthétique, que par les échappées qu’il ménage vers la fiction et l’imaginaire.
    De la plus triviale aspiration à créer la race supérieure du chien allemand sélectionnée dès la fin du XIXe siècle (nul hasard si le préféré d’Adolf Hitler n’est pas le bichon maltais) à l’imagination d’une nouvelle civilisation où les hommes s’en remettraient à la sagesse de leur meilleur ami, comme dans le fameux roman de science fiction de Clifford Simak intitulé Demain les chiens, en passant par les relations à la fois affectives et riches d’enseignements éthologiques qu’un Konrad Lorenz entretenait avec sa petite chienne Stasi (!), le thème peut se décliner dans tous les domaines et sur tous les tons, et nul doute que chatte ni chienne ne sauront reconnaître tous leurs petits «clonés» dans l’immémorial encrier humain...
    Chiens et chats littéraires. Editions Zoé et Office fédéral de la culture, 345p. Nombreuses illustrations.

    Colette et ses chats; Cendrars et Wagon-Lit; Léautaud et Mademoiselle Barbette; JLK et son scottish Fellow
     

  • Par delà les feux de l'envie

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    À propos de Proust contre Cocteau, de Claude Arnaud.

     

    La surabondante jactance critique encombre les rivages de l'océanique Recherche du temps perdu de Marcel Proust, mais il vaut la peine, et c'est un vif plaisir, de lire le récent Proust contre Cocteau de Claude Arnaud, très éclairante approche d'une rivalité littéraire d'abord ancrée dans la vie affective et mondaine des deux écrivains, illustrant mieux qu'aucune autre la question du mimétisme tantôt destructeur et tantôt bénéfique qu'un René Girard a démêlée dans son magistral Mensonge romantique et vérité romanesque, notamment.  

    Arnaud01.jpgPeu d'écrivains directement contemporains, juste décalés par vingt ans d'âge, se sont autant fascinés l'un l'autre, aimés et jalousés que Marcel Proust et Jean Cocteau. "Très peu établirent une relation aussi riche en enjeux affectifs, intellectuels et sensibles", précise Claude Arnaud. "Tel un frère élevé une génération plus tôt, Proust montra d'emblée une grande admiration pour ce cadet si précoce. Il aima d'un amour impossible Cocteau, lequel manifestait, à vingt ans déjà, le brio, l'aisance et la facilité qui lui manquaient encore, adulte".

    À un siècle de distance, et même si Jean Cocteau a rejoint Proust dans La Pléiade, l'on pourrait croire que le rapprochement de l'immense romancier et de l'Arlequin poète relève de la curiosité littéraire ou de la mondanité. Or il n'en est rien. Ainsi, lorsque Claude Arnaud souhaite à son lecteur la "bienvenue dans les abysses", n'exagère-t-il aucunement.

    Proust.jpgAux abysses humains de Proust, pour commencer, c'est en effet un monstre à la fois effrayant et touchant qu'on va retrouver: un "insecte atroce", comme le disait de lui son jeune ami Lucien Daudet, pour mettre en garde Cocteau.

    Balayant tranquillement diverses interprétations anciennes ou récentes, Claude Arnaud présente le petit Marcel en "éternel nourrisson" qui, au sens plein du terme, n'aima que sa mère et ne fut aimé que d'elle. Malgré le sain souci de son père hygiéniste, Marcel revient indéfiniment dans le giron maternel, "fils abusif qui empêcha sa mère de cesser de le couver". Adolescent, Proust s'arrachera certes à sa famille, mais pour mieux retrouver ce modèle affectif indépassable dont il accablera ses amis avec tous les chantages de sa "sensibilité asphyxiante" et de sa "gentillesse collante" de tyran se jugeant lui-même impossible...

    Face à cette sangsue à "regard de gazelle" et "sourire las", le jeune Cocteau fait figure d'elfe, né dans une famille bien plus ouverte au monde moderne que les Proust-Weil et formant avec sa mère - après le suicide du père dans le lit conjugal alors que son fils n'avait que huit ans - un drôle de couple oedipien, charmant en ville et plus étouffant à la maison. Les dons exceptionnel de Jean lui permettront d'en sortir à sa façon, avant de souffrir autant sinon plus que Marcel "en réalité".

    La rencontre des deux singuliers personnage date du tournant des année 1909-1910, donc au moment où Proust esquisse son grand oeuvre. Au milieu de francs fous rires, la tortue Marcel observe et envie le lièvre Cocteau: c'est que Jean va déjà partout alors que lui-même se replie dans sa boîte de liège. Cocteau fait ami-ami avec Anna de Noailles qui le traite en égal, et pire: il est reçu par la terrible comtesse Laure de Chevigné, née Sade, que Proust rêve de rencontrer et qui le snobe et le vilipendera en se retrouvant dans la Recherche sous les traits d'une certaine Oriane de Guermantes.

    Cocteau03.jpgTandis que Cocteau brille et folâtre, Proust sait déjà que pour lui ce qui lui reste de vie reviendra à "sacrifier son être réel, s'il veut se reconstruire par écrit". Dans la foulée, sa fascination pour Cocteau se transformera peu à peu en observation plus froide (dont il tirera le personnage assez secondaire qu'on sait dans la Recherche, surnommé "dans-les-choux"), voire en réprobation. Sans se brouiller jamais tout à fait, les deux écrivains vivront cette relation tissée de non-dits (sans compter les lettres volées à Cocteau) mais le cadet sera le premier vrai lecteur de Proust, plus lucide que le cher Gide et bien mal récompensé par la smala Gallimard. D'une certaine manière, Proust "tuera" symboliquement Cocteau, en le cannibalisant littérairement, avant de lui damer le pion socialement parlant dès son triomphe parisien et bientôt international.

    L'histoire de cette rivalité, magnifiquement documentée et racontée par Claude Arnaud, illustre aussi bien la relation sublimée, dépassant les feux de l'envie, que René Girard appelle la médiation externe, à laquelle Proust lui-même donne le meilleur commentaire: "Par l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre, et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune. Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous voyons le monde se démultiplier, et, autant qu'il y a d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent à l'infini, et, bien des siècles après que s'est éteint le foyer dont il émanait, qu'il s'appelât Rembrandt ou Vermeer, nous envoient encore leur rayon spécial".

    Comme le montre aussi Claude Arnaud, l'auteur de La difficulté d'être, qui a probablement plus aimé "en réalité" que Proust en ses fantasmagoriques projections de souffreteux, est devenu plus grand de ne pas être aimé tout à fait en retour (à commencer par Radiguet) et de se voir snobé ou décrié littérairement en dépit de sa mue profonde. À juste titre, le biographe de Cocteau se dit lui-même plus libre, en tant qu'écrivain, dans la fréquentation littéraire de celui-ci que dans le flux à la fois envoûtant et paralysant, sinon vampirique, de la prose proustienne.

    Mais là encore, excluant par ailleurs la comparaison de deux oeuvres de dimensions inégales, la mise à distance de la médiation externe permet de rendre à toutes deux  l'admiration bien proportionnée qu'elles méritent, faisant leurs abysses respectifs plus habitables...

    Claude Arnaud. Proust contre Cocteau. Grasset, 202p.   

    Pour mémoire: René Girard. Mensonge romantique et vérité romanesque. in De la violence à la divinité. Grasset, 1487p.

     

  • Double révélation

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    En lisant Le nègre factice de Flannery O'Connor

    Quand il se réveillece matin bien avant l'aube, dans la lumière lunaire qui lui montre son propre reflet, dans le miroir, comme celui d'un jeune homme, alors qu'il se figure incarner la sagesse d'un Virgile prêt à conduire Dante aux enfers, Mister Head pense aussitôt à la mission morale qu'il s'est assignée ce jour, consistant à donner une bonne leçon à son petit-fils Nelson, dix ans et fort insolent, en  lui montrant quel enfer est la ville et en lui faisant voir, par la même occasion, ses premiers nègres.  De leur trou de province qui en a été épuré, ils gagneront donc la ville par le train qui, tout à l'heure, ne s'arrêtera que pour eux. Quant à Nelson, il est à vrai dire impatient de retrouver Atlanta où il se flatte d'être né, alors qu'il n'a connu la ville qu'en très bas âge, avant la mort de sa mère. Ce qui est sûr, c'est que son grand-père l'énerve, qui prétend le chaperonner et lui rappelle à tout moment qu'il ne sait rien. Et pourtant : "Grand-père et petit-fils se ressemblaient assez pour être frères, et même frère d'âge assez voisin: à la lumière du jour, Mr Head avait un air de jeunesse, tandis que le visage de l'enfant semblait vieux, comme s'il avait déjà tout appris et ne fût pas fâché de tout oublier". Cette balance incertaine des âges va d'ailleurs se trouver modulée d'une façon saisissante au cours de cette nouvelle de vingt pages marquée par une double révélation, pour l'enfant autant que pour le vieil homme.

    Les thèmes de l'égarement et de la perdition, de l'édification morale volontariste conventionnelle et de son retournement, sont au coeur du Nègre factice, qui aborde aussi frontalement la question de l'exclusion raciale.

    Dès le voyage en train du sexagénaire et de son protégé, celle-ci s'exprime dans un bref dialogue suivant le passage, dans le couloir, d'un Noir imposant, suivi de deux femmes également bien mises.

    "Qu'est-ce que c'était ?", demande alors son grand-père à Nelson. Et celui-ci: "Un homme", avec le regard indigné de qui en a assez d'être pris pour un imbécile. Et le vieux: "Quelle espèce d'homme ?". Et le gosse: "Un gros homme". Alors le vieux: "Tu ne sais pas de quelle espèce ?" Et Nelson: "Un vieil homme". Ce qui fait le grand-père lancer à leur voisin "C'est son premier nègre"...

    La relation des deux personnages va cependant se transformer jusqu'à s'inverser complètement, durant la journée qu'ils passent à Atlanta, après que le vieil homme aura perdu ses repères et se sera égaré avec l'enfant dans un quartier nègre. En chemin, alors que le gosse reste fasciné par le spectacle de la grande ville, il tente bien de lui en suggérer la monstruosité infernale en lui faisant humer la puanteur montée d'une bouche d'égout, mais le garçon finit par lui répondre. "Oui, mais on n'est pas forcé de s'approcher des trous" et de conclure: "C'est d'ici que je viens". Une scène, ensuite, scandalise le vieux, quand le gosse demande leur chemin à une grosse négresse en robe rose, dont le corps l'attire soudain maternellement et qui lui indique le chemin avant de lui donner du "p'tit lapin".

    Ensuite, il suffira que le gosse fourbu s'endorme sur le trottoir, que le vieux s'éloigne pour le mettre à l'épreuve à son éveil, que l'enfant affolé parte comme un fou et renverse une vieille femme sur la rue, que tout un attroupement crie au "délinquant juvénile" et que le grand-père, lâchement, se débine en affirmant qu'il ne connaît pas ce garçon, pour faire de cette errance un récit évangélique du reniement, perçu par Nelson dans toute sa gravité jusqu'à lui offrir sa première occasion d'accorder son pardon à quelqu'un. Quant à Mr Head, il découvre, avec la réprobation absolue chargeant le regard de son petit-fils, ce que c'est que "l'homme sans rédemption", jusqu'au moment où, devant un nègre en plâtre penché au-dessus d'une clôture, dans le quartier blanc qu'ils traversent, les fait se retrouver après l'exclamation du vieux: "Ils n'en ont pas assez de vrais ici. Il leur en faut un factice".

    La scène a quelque chose de Bernanos ou de Dostoïevski: "Mr Head avait l'air d'un très vieil enfant et Nelson d'un vieillard miniature". Alors le retour à la maison des deux voyageurs leur sera possible. Leur arrivée sous la même lune que le matin est d'une égale magie: "Mr Head s'arrêta, garda le silence et sentit à nouveau l'effet de la Miséricorde, mais il comprit cette fois qu'aucun mot au monde n'était capable de le traduire. Il comprit qu'elle surgissait de l'angoisse qui n'est refusée à aucun homme et qui est donnée, sous d'étranges formes, aux enfants.  

    Explicitement chrétienne par son inspiration et son langage, surtout dans sa conclusion, cette extraordinaire nouvelle, l'une des plus belles du recueil intitulé Les braves gens ne courent pas les rues, déborde infiniment de ce qu'on pourrait dire une littérature édifiante. La filiation catholique est évidemment essentielle chez Flannery O'Connor, et les allusions à la grâce et à la miséricorde relient la nouvelle à cette filiation théologique, mais l'histoire de Mr Head et de Nelson, comme toutes les histoires de cette grande poétesse du mal et de la douleur, ressortit à la Littérature de toujours et de partout dont aucune secte philosophique ou religieuse n'aura jamais l'apanage.

    Flannery O'Connor. Le nègre factice. In Oeuvres complètes (pp.258-279). Gallimard, collection Quarto, 1229p.    

     

               

     

  • Ceux qui se relookent

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    Celui qui se fait un masque de plongée sociale /  Celle qui lance le lipstick fuchsia à stylo assorti /  Ceux qui boostent le revitalisant facial aux hormones biodégradables / Celui qui épile les naseaux écumants de la cheffe de projet / Celle qui se grime genre Meurtre-et-Moselle / Ceux qui se paient la tête du monte-en-l'air écervelé / Celui qui se prétend absolument agnostique en admettant qu'on ne sait pas tout /Celle qui trouve le nouveau papier peint de Jean-Patrick limite déprimant / Ceux qui apprennent la mort du Chef pendant leur Think tank qui ne sera donc pas suivi par l'ordinaire partie de squash / Celui qui s'est fait corriger le profil style Apollon du Belvédère hélas sans la patine des ans chantée par Elie Faure / Celle qui ne sourit jamais aux Japonais qu'à demi  comme la Joconde en somme / Ceux qui avaient les dents du bonheur avant ce dentier de malheur / Celui qu'on a nommé aux RH pour sa ressemblance avec Rock Hudson dont il partage d'ailleurs les moeurs mais ça reste entre nous / Celle qui a choisi les enceintes à 50 watts pour son nouveau soutif stéréo / Ceux qu'on dit faits à la ressemblance de Dieu mais leur lifting reste conseillé par certains croyants de leur connaissance /Celui qui vous dit en face tout ce qu'il pense de votre profil Facebook / Celle qui n'a pas besoin de vous rappeler qu'elle est un nez de chez Guerlain vu que sa seule vue vous met au parfum / Ceux qui voient encore rouge malgré leurs bleus / Celui dont le bec-de-lièvre émeut les tortues de la haute / Celle qui estime que le visage reflète la spiritualité de l'âme du sujet comme l'illustre celui d'un DSK / Ceux qui disent tout en souriant dans leurs rides / Celui qui se croit beau alors qu'il est juste joli / Celle qu'on dit un joli parti sans vouloir la vexer / Ceux qui prônent la burqa pour toute beauté risquant de distraire le croyant mâle de la contemplation du Barbu barbon à bajoues et babines, etc.   

  • Du petit et du grand Goût

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    Variations cingriesques (6)

    La définition du goût est délicate, et particulièrement dans une société très mélangée et culturellement très métissée. Dire là ce qu'on estime simplement le "bon goût", ou le goût esthétique qui doit primer, est d'autant moins aisé qu'à tout moment le moindre jugement qualitatif, par exemple en matière de beauté, se trouve en butte au soupçon d'élitisme ou d'ethnocentrisme.

    "Pas mal de gens sont nés petit goût et meurent petit goût", remarque Charles-Albert sur un feuillet retrouvé dans ses cartons posthumes, intitulé Larvaire. Et de préciser: "Est-ce le contraire du grand goût (celui-là assez mesquin de Voltaire, par exemple) ? Pas nécessairement. Il y a entre-deux le goût, qui est complètement oublié. Or cette note approximative commençait en ces termes: "Il existe actuellement dans les classes moyennes -peuple aisé, bourgeois à de minimes frais raffinés, aristocrates proustiens dégénérés et pour cause - une sorte d'excitation bibelotière (petites chaises à pourtour d'argent etc. équivalant à Douanier Rousseau - style Epinal,décalcomanies minuscules, boîtes d'insectes (mot illisible) etc. Films anciens, premiers Charlot etc. En littérature, c'est le caractère faisandé dans le style etc. à quoi rien ne peut se décerner mieux que l'étiquette de PETIT GOÛT".

     

    Je ne sais plus qui disait que ce qui caractérise, en somme, le goût bourgeois ou petit-bourgeois, tient à dire joli ce qui est beau et beau ce qui est joli. Un bon exercice consistera alors, dans le goût actuel, à distinguer le peut-être beau du seulement joli dans ce qu'il reste des arts plastiques et en littérature.

    Cingria, pour sa part, consacre un texte plus abouti et substantiel au Grand Goût, paru en 1951 dans la 17e livraison de la revue parisienne 84. Plus récemment, Philippe Sollers a inauguré, avec La Guerre du goût, une monumentale série d'essais qu'on pourrait dire marqués par l'esprit du XVIIIe siècle français alors que le mesure du Grand Goût, selon Charles-Albert, serait plutôt le style roman inscrit, au Moyen Âge, dans la continuité du classicisme gréco-latin.

     

    Comme bien l'on pense, nul n'est obligé de partager tous les goûts de Sollers, ni ceux de Cingria non plus. Mais les 642 pages de la Guerre du goût de Sollers, à quoi s'ajoutent les 1096 pages d'Eloge de l'infini, les 912 pages de Discours parfait et les 1114 pages de Fugues, proposentbel et bien un exceptionnel repérage esthétique en matière de littérature et de pensée, d'art et de musique, à partir desquels chaque lecteur est mieux à même d'affiner son propre goût, comme à la lecture des Propos de Cingria dans un registre plus essentiellement poétique.

     

    Cingria19.jpgCharles-Albert explique: "Ce qui me passionne dans la vie - qui est poème, rien que poème, mais n'allez pas me demander une définition de la poésie que vous ne comprendriez pas - est d'un ordre tellement précis et impérieux que je m'étonne que l'on puisse accorder un seule minutes à cette insupportable station dans le piétinement et le gloussement que le bavardage esthétique commande".

    Ailleurs il invoquera "ce sens d'illumination continuelle qui est ma façon de procéder dans la mise au point de n'importe quel problème".

     Il y a souvent une belle lumière dans les jardins à la française de Philippe Sollers, mais les illuminations de Charles-Albert sont d'une tout autre nature, d'une autre fulgurance et d'un autre ressort mental et moral - d'une autre amplitude sensorielle et spirituelle.

    D'aucuns, binaires d'esprit comme souvent en France cartésienne, ne peuvent parler de Voltaire sans lui opposer Rousseau, ni citer Montaigne contre Pascal ou inversement. Or la bedaine byzantino-rabelaisienne de Charles-Albert accueille les uns et les autres sans en niveler pour autant les féroces différences. Dans Le Grand Goût, il raille un peu Voltaire qui s'extasie devant le Louvre jugé comme le symbole du Grand Goût français étiré à l'universel, avec la même morgue d'un Philippe Sollers quand il soumet toute langue et toute littérature à la supériorité prime et mondiale du français évidemment épuré de ses métèques francophones.  

    Charles-Albert, lui, rend justice au génie de Voltaire autant qu'à celui de Rousseau, quitte à fulminer contre l'un ou l'autre sur tel ou tel objet de désaccord.  Cette équanimité de jugement ne revient pas à tout concilier (contrairement au "calamiteux éclectisme d'aujourd'hui qui fait pousser des cris d'extase devant tout"),mais rend à chacun sa juste place en fonction d'un goût poreux. Et c'est avec une égale plasticité que Philippe Sollers, de son côté, peut faire l'éloge de Saint-Simon et de Nabokov, de Genet et de Stendhal, de Simone Weil et de Sade.

     

    Il n'y a pas d'Autorité incontestable et reconnaissable par tous en matière de goût. Le goût, qu'on se ridiculiserait aussi de dire petit ou grand, est traversant.

    "Ce qu'il y a des résolument inattaquable", écrit Cingria, c'est le style roman". Mais le style de Charles-Albert ne va pas sans baroquisme sur sa base latine et ses critères classiques l'apparient autant à l'impériale fixité chinoise qu'aux relances modernes du lyrisme de Whitman ou de Cendrars, au byzantinisme éclatant de son frère Alexandre, aux propositions poétiques contrastées  de Ramuz et de Max Jacob, de Modigliani en peinture ou de Stravinsky en musique.

    Le vin est-il enfin, nom de Dieu, petit ou grand goût ?     

    La réponse est d'un poète: "Le vin, c'est quelque chose d'arabe et d'immatériel d'abord"...

    Cingria07.jpgCharles-Albert Cingria. Oeuvres complètes, tome V (Propos 1). L'Âge d'Homme, 1095p. 2013.

     

    Dessins de Géa Augsbourg.

  • À Propos des Propos

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     Variations cingriesques (5)

     

    À ceux qu'impatienterait le ton parfois péremptoire des chroniques de Charles-Albert réunies sous le titre éditorial de Propos, l'on rappellera qu'en effet il s'agit là de propos et par conséquent d'écrits transitoires, sans être jamais pour autant des propos en l'air...

    À l'ère du plus insignifiant papotage, mondialement répercuté par les médias en surnombre, et sans sacrifier pour autant au jargon savantasse des spécialistes, les Propos de Cingria sont fondés sur autant de positions qu'ils lancent de propositions.

     

    Dans le première section intitulée Esthétique, le propos général est de préciser une position relative au Temps et au Goût, à ce qu'on dit actuel - à raison ou à tort - en distinguant nettement le moderne indéniable et le "voulu moderne" par rapport à une idéologie de la nouveauté dont nous voyons mieux, aujourd'hui, les impasses, les simulacres ou les contrefaçons.

    Charles-Albert n'a pas connu les multiples sursauts, des années 60 à nos jours, d'une avant-garde incessamment répétitive, qui nous aura valu la réitération saisonnière des gadgets modernes et postmodernes - des emblématiques boîtes de caca conceptuelles aux installations de tout acabit -,  via les Galeries Pilotes lausannois, la Documenta de Kassel, la Biennale de Venise et autres lieux de culte du marché de l'Art branché.

     

    L'on n'exclut pas, cela va sans dire, que quelques artistes survivants soient à découvrir dans ce magma du "voulu moderne", mais celui-ci n'en a pas moins explosé dans un monde où tout un chacun d'ailleurs est supposé s'exploser.

     

    Est-ce dire qu'on doive suivre aujourd'hui, par exemple en matière d'arts plastique, les jugements formulés par Cingria ? Nullement. D'ailleurs un Paul Budry, à son époque, se montra bien plus attentif et curieux, et pertinent aussi, que le fut Charles-Albert. Cela étant, ses positions et propositions restent des pierres d'achoppement et des incitations à réagir librement à ce qu'on dirait, aujourd'hui, le "grand n'importe quoi".

    Ces Propos peuvent être considérés, aussi, comme la suite d'une conversation à n'en plus finir, aux multiples corrections et précisions ajoutées et surajoutées. La présente édition, rassemblant textes publiés et morceaux inédits sur le même thème, produit à cet égard un nouvel éclairage. On pourrait trouver à celui-ci quelque chose d'artificiel du fait d'un rapprochement diachronique, et puis non: le lecteur n'a qu'à s'y faire... On voit ainsi que les questions sur le Temps et le Goût, qui préoccupent le Charles-Albert de trente ans, lui inspirent des réflexions analogues trente ans plus tard, avec des variantes. Maurrassien à vingt-cinq ans, il ne l'est plus du tout par la suite. Mais pour l'essentiel, qui ressortit à son ontologie poétique, il conservera toujours le même Moyeu dont les rayons touchent tous à la même Circonférence, et retour.

    On sait quel éblouissant causeur était Charles-Albert, dont un nouvel écho nous parvient ici dans les notes préparatoires d'une conférence qu'il donna à Sion en août 1953 à la requête du peintre Albert Chavaz.

    Or plus on avance dans la lecture de cette édition des Oeuvres complètes, et plus on en vient à apprécier les compléments  de ses notes relatives à toute sorte de circonstances, de gens ou de détails factuels. C'est notamment le cas pour l'appareil de notes complémentaires ajouté au texte intitulé Retour et volte-face, constituant le canevas de la conférence prononcée par Charles-Albert, un an avant sa mort, à la Maison de la Diète de Sion. Ainsi est-on renseigné, à côté du texte lui-même, à la fois polémique (contre les "ismes" de toute espèce) et un brin féerique (avec l'évocation d'une tour d'horloge égrenant les heures dans un décor de "chênes immenses" desquels tombaient des glands sonores, sur la réception publique de la causerie du "plus bohème de nos écrivains romands, le plus vivant", - au dire de la Feuille d'Avis locale -, à laquelle assista "un bouquet de jolies femmes"  et de notables écrivains tels Maurice Zermatten et Maurice Chappaz...  

     

    Cingria16.jpgÀ la fin de cette causerie pour certains mythiques (mais ils sont tous morts à vue de nez), Charles-Albert répond à une question qu'il se pose à lui-même (comme on l'a lui a posée à la Radio), relative à ses travaux "sur le chantier". Alors le cher homme, quoique tarabusté par son foie d'impénitent buveur septuagénaire, d'annoncer force projets avec la plus solennelle réserve:" J'avoue que j'ai un tel respect des chantiers que je n'aime pas que l'on en parle de façon amphigourique. Si j'avais un vrai chantier (d'orgues ou de navires) je m'y cantonnerais et ne voudrais rien savoir d'autre"... 

     

    Charles-Albert Cingria. Oeuvres complètes, tome V (Propos 1). L'Age d'Homme, 1195p. 2013.

     

    Dessins de Géa Augsbourg.

  • Lumière de La petite moureuse

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    Il n'est pas vrai, ce que prétendent certains chagrins, que la Qualité n'est plus ce qu'elle était, pas vrai du tout que les gens de qualité soient en voie d'extinction. La preuve est là sous mes yeux bien imprimée sur papier Daunendruck, bien réalisée par le maître-artisanNicolas Chabloz à la Tour-de-Peilz - donc juste à l'aplomb de nos fenêtre, au bord du lac, un funiculaire plus bas -, bien éditée par la maison Samizdat dont le nom rappelle que l'interdiction de publier ou d'écrire ou de penser ou de respirer peut être - doit être enfreinte afin que se manifeste, précisément, la Qualité.

     

    Je parle de La petite moureuse, dont j'ai repris hier tard la lecture au retour d'une soirée de qualité avec mon filleul Léo, fils de mon ami de jeunesse Reynald qui s'est tué au Mont Dolent le 15 août 1985, quand le garçon avait huit ans, Vanessa sa jeune épouse et leur premier enfant Nata d'un mois, Hélène la veuve de Reynald et marraine de notre Sophie aînée, ces jours à Osaka, tandis que Julie affronte les émotions d'un camp de réfugiés à la frontière birmane, plus ma bonne amie qui a tout partagé, plus tous nos souvenirs communs reflués, de Mai 68 au récit par Léo de son ascension du Piz Badile ou de l'accouchement de Vanessa qu'elle compare à un marathon...  

    Or La petite moureuse est tissée de ces mêmes fils tout simples et bons, même quand ça fait mal, vu que la vie fait mal de naissance, comme c'est écrit là: "Je suis près d'adopter, j'adopte - de jour en jour - de plus en plus - la profondeur des champs et des chemins". C'est une vieille histoire que celle des champs et des chemins. Et la petite moureuse se demande alors, comme dans un haïku: ""Qu'ont de différent les champs et ceux de mon enfance - sinon que là-bas peut-être ils n'existent plus".

     

    Le titre complet de ce livre est La petite moureuse qui nous meurt lentement. Et c'est vrai que lentement et sûrement elle nous meurt non sans distiller de vives graines de vie essentielle dont nous faisons aussi notre bien. Par exemple elle écrit: "Le silence du matin n'est pas le silence du soir tiède", ou "Le silence en pleins champs n'est pas le silence dans le village", inscrivant ensuite ce sentiment du silence dans son temps propre: " Minutes de silence / Heures de minutes de silence".

    Pour Yves Berger et Alexandre Loye, qui signent l'introduction, ayant connu la prof de dessins aux Beaux-Arts de Genève, elle était Madame Grosclaude, Thérèse Houyoux de son nom d'artiste, né en Belgique en 1940. Or la petite moureuse a fini son job de vivre en juillet 2011, ses cahiers se trouvant déjà, fort heureusement, dans les mains accueillantes de Denise Mützenberg à laquelle elle avait écrit après leur rencontre et en début d'amitié: "Oserais-je le dire ? ma pudeur trouverait sa satisfaction dans une édition posthume !"

     

    Therese01.jpgComme on se l'imagine, la vie d'une petite moureuse  n'est pas tous les jours dimanche ou Byzance, mais elle fait crânement avec, et ses mots, s'ils laissent parfois filtrer le cri ou l'y en a marre ("Et je vois que je n'ai pas su jusqu'à ce jour ce que c'est que la fatigue du corps"), n'en subliment pas moins le côté dégueu de la maladie, tout en notant son côté fade et crade et l'effroi de l'hôpital quand tout soudain le silence se déchire sous les pales de l'hélico: "Sa charge de malheur, son fardeau de chair meurtrie et d'os broyés" puis, l'hosto après le départ: "Quelques chose de surdimensionné, de glacial. Automatisme - drame humain, sans aucun signe de présence humaine. Digne de Hopper".

    La petite moureuse écrit vers la fin: "Couchée, j'étais étreinte d'un tel poids de fatigue que j'ai cru la mort étendue sur moi, de tout son corps". Mais on est là très loin des gémissements de ressentiment d'un Fritz Zorn, tant la vie reste ici présente à tout instant, champs et chemins, gens et bouquins distillant non tant le gai mourir que le savoir vivre jusqu'à pouvoir dire: "Je n'ai plus de vie à perdre"...

     

    Ainsi est-ce finalement un récit des derniers jours, faisant pendant pointilliste à celui de Christiane Singer  (Derniers fragments d'un long voyage), que La petite moureuse qui nous meurt lentement rassemblant les notes de Thérèse Houyoux d'octobre 2007 à octobre 2009, suivie de Sommeil de la petite moureuse, d'octobre 2009 à 2011.

    En fin de volume, Denise Mützenberg raconte comment elle a reçu une première enveloppe, comment l'immédiat projet d'édition a été repoussé pour cause de programme en cours, comment Thérèse s'est impatientée avant de comprendre que le livre se ferait vraiment mais après sa mort, comme elle le souhaitait.  

     

    Therese03.jpgLa Qualité est partout dans ce livre, orné de quelques-uns - trop peu à mon goût -, des milliers de dessins de l'artiste: mains, fleurs, têtes évoquant les êtres limbaires de Zoran Music. "Tu ne mourras pas !" lui écrit son amie Geneviève, "tu ne mourras jamais, tu es déjà éternelle à l'intérieur de moi". Et c'est aussi, sans avoir connu dame Grosclaude, ce qu'on se dit en lisant ce livre dans les blancs duquel on peut écrire ce qu'on ressent au même moment.

    La petite moureuse écrit donc: "Et maintenant que faire de tout ce temps... si court !"  Alors je note: "Aujourd'hui faucher l'herbe de la prairie d'en bas et reporter les corrections de Patrick sur le fichier de Mémoire des anges". Ou la petite moureuse encore: "Je suis dès aujourd'hui attachée, comme une chèvre à son pieu, à un goutte-à-goutte". Et je note encore: trouver enfin une place à la chèvre gravée de Pietro Sarto. La petite moureuse encore: "Je désirais mourir et m'émerveillais de la douceur de ce désir". Et son amie Denise Mützenberg dans son final Récit d'une offrande: " Le journal d'une femme qui marche à travers la campagne, dessine et "berce la mort sur ses genoux". Une voix retenue, contenue. J'ai envie de dire: "lumineuse". Et d'emblée en moi le désir de dire oui"...  

     (À La Désirade, ce 27 juillet 2013)

     Thérèse Houyoux. La petite moureuse. Samizdat, 159p.

  • Du point de vue de l'ange

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    Pour Declan, Nata, Lucie et les autres...

     

    Je ne sais pas qui tu es, toi qui viens là, ni toi non plus n'es pas censé le savoir.

    Ce que je sais que tu ne sais pas, c'est que tu es porteur de joie. Tu ne sais pas ce que tu donnes, que nous recevons. Après quoi nous te donnerons ce que nous savons, que tu recevras ou non.

     

    Du point de vue de l'ange on pourrait dire que tu sais déjà tout, sans avoir rien appris. C'est une vision très simple que celle de l'ange, toute claire comme le jour où tu es venu, et qui se trouble au fil des jours, mais qu'un premier sourire, puis un rire suffisent à éclaircir.

     

    On ne s'y attendait pas: on avait oublié, ou bien on ne se doutait même pas de ce que c'est qu'un enfant qui éclate de rire pour la première fois; plus banal tu meurs mais ils en pleurent sur le moment, à vrai dire l'enfant qui rit pour la première fois recrée le monde à lui seul: c'est l'initial étonnement et tout revit alors - tout est béni de l'ici-présent.

    Tu vas nous apprendre beaucoup, l'enfant, sans t'en douter. Ta joie a été notre joie dès ton premier sourire, et mourir sera plus facile de te savoir en vie.

     

    Du point de vue de l'ange, on pourrait dire que nous ne savons rien, sauf un peu de chemin. C'est l'ange en nous qui a tracé, un peu partout, ces chemins.   

    Ensuite il t'incombera de choisir entre savoir et ne pas savoir, rester dans le vague ou donner à chaque chose ton souffle et son nom, leur demander ce qu'elles ont à te dire et les colorier, les baguer comme des oiseaux, puis les renvoyer aux nuées.

     

    Les mots te savent un peu plus qu'hier, ce premier matin du monde où tu viens, et c'est cela que nous appelons le temps, je crois, ce n'est que cela: ce qu'ils feront de toi aux heures qui viennent, ce que fera de toi  le temps qui t'est imparti sous ton nom - les mots sont derrière la porte de ce premier jour et ils attendent de toi que tu les accueilles et leur apprennes à s'écrire, les mots ont confiance en toi, qui leur apprendras ta douceur.

     

                                                                                                   (À La Désirade, ce 30 juin 2013)

     

     

    (Ce texte constitue la dernière page de Mémoire des anges, à paraître aux Editions L'Age d'Homme. La couverture n'est qu'un projet de l'auteur, sur une image de Jephan de Villiers...)

     

  • Ceux qui font miel de tout

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    Celui qui grappille sur le coteau doré des Grands Monts / Celle qui coiffe la fougère de son peigne à dix doigts de mains / Ceux qui feront fête ce midi aux alouettes tant qu'à la galantine / Celui qui de père en fils refuse de traiter avec les Goths / Celle qui effleure la babouche du vizir de son pied dénudé d'enjôleuse capétienne / Ceux qui redoublent de rodomontades en revenant du Raout des Reguibats / Celui qui en est encore à déplorer que le fantassin celte se soit fait berner par le uhlan dans les houblonnières d'Alsace / Celle qui constate que la bouteille de Côtes de Nuits ne laisse briller sous la cendre du Temps que l'incarnat de son cachet / Ceux qui recommandent à leur fils Prosper (5 ans) de s'atteler à ses Mémoires / Celui qui voit la France jusqu'au Val des Merveilles / Celle qui se garde de prendre au sérieux les écrivains d'idées ou de thèses / Ceux qui disent comme ça que Proust sur Twitter eût fait long feu /Celui qui a juste besoin de nuages comme en Charente ou en Beauce ou dans l'arrière-pays vaudois quand le cumulus cumule / Celle qui fait tort à Dieu en parlant trop de Lui à son dentiste antisémite /Ceux qui disent d'un livre qu'il est épuisé alors qu'il n'est qu'un peu las / Celui qu'on sait vraiment très sot mais dont le style a du chien / Celle qui reste perplexe à l'ouïe du philosophe matinal (elle écoute la radio en repassant) selon lequel le pessimisme de la négativité n'est sans doute qu'une déception du dogmatisme réificateur / Ceux qui pensent (d'accord avec les sages préceptes d'antan) que le mystère (le mystère de la totalité en général, s'entend) ne peut être "rongé par le progrès scalaire de nos connaissances" selon l'expression d'un Vladimir Jankélévitch  /Celui qui estime que l'aura de Mister Pickwick ressortit à la même diffusion de corps glorieux que les figures d'Achille ou de Polichinelle / Celle qui estime qu'il n'est pas absolument nécessaire de vivre mais très recommandé de chercher des trésors / Ceux qui perpétuent la tradition du goûter au pied de l'arc-en-ciel, etc.   

  • Ceux qui débarquent

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    Celui qui s'exclame "attention j'arrive !" au premier rang des monte-en-selle de la relève littéraire locale ou mondiale / Celle qui se rappelle que le nouveau Rastignac de la poésie en prose des cantons du sud-ouest faisait déjà des cacas bien moulés au tournant de sa première année / Ceux qui sont arrivés avant d'être partis mais ça se soigne avec le temps et quelqes baffes en bonus / Celui que raidit une sorte de priapisme intellectel juvénile à consonance religieuse voire religiaque / Celle qui a couvé un petit Nietzsche aux dons de composition à la Wagner révélés sur son pianola / Ceux qui mouchent le picoche / Celui qui dès son premier traité de métaphysique poétique compulsive traite les autres plumitifs de cancrelats scrofuleux et de scolopendres cacographes au nom de la Seule Vérité Vraie dont il est l'oriflamme incontestée loin à sa ronde /Celle qui flatte la croupe (jolie) du jeune poète (malpoli) en récitant (par coeur) son dernier haïku genre Héraclite traduit par Hölderlin en plus nuitescent / Ceux qui ont soigné le syndrome du jeune poète oscillant entre vérole et vanité des vanités à grand refort de lecture des Pieds Nickelés ou de phosphate / Celui qui se positionne en rebelle radical dans les milieux supposés subventionner la légitime révolte des jeunes plumassiers dénonçant justement la bourgeoisie pourrie / Celle qui obtient des bourses contre bons en nature / Ceux qui proposent au nouveau Picasso d'illustrer les poèmes du nouvel Eluard qu'on pourrait mettre en platines avec l'apport du groupe néo-punk Fuck the Buck complètement opposé au Système / Celui qui a posé en string dans la revue branchée fun qui exalte le culte du non-dit de ses nouvelles minimalistes /  Celle qui invoque son autorité tutorale pour conseiller à l'apprenant en littérature socialement concernée le port de la moustache genre Gorki /  Ceux qui vous menacent entre les lignes de rejet définitif si vous n'adhérez pas colle à colle à leur esthétique de l'Immense / Celui qui écrit comme il vente dans sa chambre close au plafond bas / Celle qui garantit l'authenticité vécue des invectives du nouveau Savonarole semi-lettré des cantons du sud-ouest effectivement rossé par un groupe de sionistes chauves et non moins sacqué du bar gay l'Interlope où il s'avisait de prêcher le retour à la normale /Ceux qui estiment qu'il faut laisser les petits gonflés prendre le temps d'apprendre à respirer autrement qu'avec leurs glaires / Celui qui aime bien les jeunes gens parce que ce sont des gens dont il n'a que foutre qu'ils soient jeunes / Celle à qui l'on lance qu'elle débarque  au motif qu'elle n'a aucun gang bang sur son CV pourtant riche d'une thèse de doctorat sur l'aporie érotique chez le Feuerbach des années chaudes / Ceux qui ont débarqué dans le salon rose pour y faire des choses avant de se resaper comme si de rien n'était et de chercher l'issue de secours de cette foutue liste, etc.    

     

    Image: Maurizio Cattelan 

  • Cingria en traversée

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    Le génie de Cingria illustré avec une épatante et compétente allégresse par Anne-Marie Jaton.
    « Personne ne sait que c’est notre plus grand écrivain », déclarait Jean Paulhan au lendemain du fiasco du premier volume des Oeuvres complètes de Charles-Albert Cingria qu’il publia en 1948 sous le titre Bois sec bois vert. Or même si le superlatif exclusif se discute, le fait est que, plus de cinquante ans après la mort de Cingria à Genève (le 1er août 1954), son œuvre continue de susciter de ferventes passions dont témoigne notamment le considérable Dossier H paru à L’Age d’Homme en 2004 et réunissant hommages et témoignages de hautes volée, entre autres études et inédits. Jusque-là, cependant, à part la première monographie consistante de Jacques Chessex parue en 1967 dans les Poètes d’aujourd’hui de Seghers (réédité à L’Age d’Home l'an dernier), aucune approche globale ne permettait au lecteur non initié de se faire une idée claire et complète de cette œuvre absolument originale (et parfois déroutante pour qui y entre au hasard) qui se déploie (index compris) en 18 forts volumes dans la première édition de L’Age d’Homme que devrait suivre une nouvelle version critique.
    Or c’est le mérite éclatant d’Anne-Marie Jaton, professeur de littérature française à l’Université de Pise, de produire cette introduction qui échappe absolument à toute forme de pédantisme académique ou de réduction pseudo-scientifique, dans son ouvrage de 137 pages intitulé Charles-Albert Cingria ; verbe de cristal dans les étoiles où l’essentiel des tenants et des aboutissants de l’œuvre, de sa substance et de ses modulations dans les genres et les formes, de ses sources spirituelles et intellectuelles, de son déploiement symphonique et des tournures inouïes de son style est à la fois détaillé et très pertinemment illustré. « Citer Cingria est toujours dangereux parce qu’il a l’art (décidément pervers pour le commentateur )de se contredire à tout moment », écrit Anne-Marie Jaton à propos de l’érudit, mais c’est pour mieux illustrer la propension polyphonique et polysémique d’une écriture qui ne vise pas à dire tout et son contraire mais à éclairer les multiples facettes d’un monde incessamment divers et mouvant.
    « Je sais bien que je dirai le contraire tout à l’heure, mais tout à l’heure est tout à l’heure et ce n’est pas maintenant », écrivait aussi bien Cingria, qui parlerait de maintenant avec autant de sagacité fusillante que de tout à l’heure. Et c’est en suivant le mouvement, en se coulant dans la vague des phrases et de leurs moires, en mimant la démarche de l’écrivain et en l’éclairant avec autant de bienveillante malice que de pertinence, en éclairant tous les aspects d’une œuvre kaléidoscopique et, surtout, en montrant la cohérence organique et l’unité d’inspiration du poète, qu’Anne-Marie Jaton réussit à dire qui fut plus exactement le légendaire vélocipédiste aux mille anecdotes plus ou moins cocasses, tenu pour un infréquentable par les uns (Gide l’avait en grippe et Drieu rêvait d’en débarrasser la NRF) et pour un fumiste ou un raté pique-assiette par les autres, avant que l’entier de son œuvre apparaisse dans son formidable persistant éclat.
    Anne-Marie Jaton, s’appuyant sur la précieuse chronologie biographique établie par Jean-Christophe Curtet (qu’on trouve dans le dossier H (pp. 467-490), ne s’attarde point trop sur le parcours de Cingria né en 1883 à Genève dans un milieu cosmopolite artiste (sa mère et son frère Alexandre sont peintres) qui l’encouragera dans son mode de vie bohème, tout entier consacré à l’écriture ou à l’étude de la musicologie et de l’histoire médiévale. Dès son jeune âge, Charles-Albert sera nomade, avec quelques points de chute à Constantinople (dans sa prime jeunesse) puis en Italie, à Paris (rue Bonaparte), à Fribourg, à Lausanne, selon les périodes. Le meilleur de son œuvre se débite d’abord dans ses lettres mythiques, puis dans les centaines de petits textes qu’il donne à quantité de revues françaises (de Bifur à La Parisienne, avant la NRF de Paulhan) ou suisses, entre autres journaux de toute sorte, et parallèlement dans les plaquettes poétiques éblouissantes (Le canal exutoire, Enveloppes, Musiques de Fribourg) et autres ouvrages savants (La civilisation de Saint-Gall, Pétrarque) qui ponctuent son itinéraire de présumé parasite social.
    « Charles-Albert Cingria a l’âme d’un poète et l’écriture d’un poète », écrit Anne-Marie Jaton en précisant que nul vers n’est jamais venu à ce grand lyrique de la prose, dont le psaume qu’il élève à la réalité est à égale distance du réalisme et du surréalisme, écrivant au jardin public voisin : "c’est violet violent un pigeon, c’estr rose tendre cendré, c’est arsenical et adipeux ». La poétique de Cingria est « de l’écart », précise l’auteur, autant que « de la joie ». S’il est né dans la ville de Calvin et d’Amiel, rien chez lui de l’introspective rumination ni de la culpabilité morose, mais une constante louange au monde révélé qui, comme chacun ne s’en doute pas forcément, «est une grande hostie de neige craquante »…
    Un singulier génie de la formule et de l’épithète, de l’image et de la définition, caractérise l’écriture de Charles-Albert (on le désigne par son prénom comme Jean-Jacques, ce Rousseau qu’il continue comme il continue Rimbaud…), dont Philippe Jaccottet écrit qu’ »il ne pouvait rien dire qui ne fût comme repeint de frais, drôlele , tonique, exquis. » Et les exemples suivent. Voici le narrateur qui tousse « comme une girafe à l’agonie », que l’herbe est « aussi douce et aussi fraîche qu’un ventre frissonnant de perroquet », qu’un escalier « sonne sec comme des noix », que telle lune est « fine comme un cil de vieillard » ou que le ruban de sa machine à écrire est devenu « comme une violette exténuée qu’étreint une fourmi albinos ».
    Anne-Marie Jaton montre bien l’attention extrême portée aux premiers plans de la réalité (un chaton, un cruchon, un gamin aux joues de gamine, une couleuvre fuyant entre deux eaux) et aux moindres objets, ce qui ne signifie en rien sacrifier à la platitude du « quotidien ». Sans s’attarder beaucoup à la pensée de ce thomiste « évhémériste » (pratiquant donc l’absorption de l’Antiquité païenne) proche de Chesterton et de Claudel (qui l’estime fort), dont l’ontologie poétique cristallise dans certains textes d’une prodigieuse densité (tel Le canal exutoire), l’auteure (l’auteuse, l’autrice ?) n’illustre pas moins ce qui fonde en unité cette œuvre byzantine et chatoyante à laquelle on ne cesse de revenir pour s’y tonifier.
    On pourrait craindre certains rapprochements inattendus entre Cingria et Barthes, Blanchot ou Céline, proposés ici par Madame la professeure (professoresse ?), mais pas du tout : la façon de resituer le prosateur dans la modernité littéraire n’a rien ici de factice, et les observations portées sur l’usage très particulier du soliloque, du dialogue, de l’auto-interview ou de l’oralité sont aussi intéressantes que les investigations nouvelles sur le Moyen Age chrétien selon Cingria ou ce qu’il cherche dans la filiation musicale ou verbale du plus haut lyrisme excluant toute psychologie…
    A propos de psychologie, ce livre ne s’attarde pas non plus à la « blessure profonde » que constitua sans doute le penchant pédérastique de Cingria, qui lui valut un procès en son jeune âge (pour avoir peloté des chenapans sur une plage romaine) et une réputation tenace dont l’essentiel est sans doute surfait. Cingria « homosexuel » ou « pédophile » refoulé ? Les termes vont mal à ce solitaire farouche dont les écrits ne trahissent pas la moindre « histoire » affective ou sexuelle, alors que perle souvent, en revanche, un goût vif autant que sublimé pour de fugaces adolescents lui rappelant peut-être les amitiés particulières du collège de Saint-Maurice. Bref, l’amour de Charles-Albert ne sera jamais individualisé ni sentimental mais étendu à la création entière et diffusé parfois jusqu’à une parodie d’extase, non sans outrance érotico-mystique frottée d’humour.
    S’il n’y a pas trace de « roman » chez Cingria, son œuvre n’en déborde pas moins de sensualité polymorphe constante, dont Anne-Marie Jaton détaille également les modulations olfactives ou auditives particulières, en illustrant par ailleurs le tour physique de cette prose tour à tour rythmée et musclée, traversée d’airs et prompte à déambulation élastique et à la nage autant que l’était le triton génial de Saint-Saphorin, ami des chats et aimé de certaines femmes, telles Méraude Guevara, épouse d’un consul chilien que ses propos étourdissaient, Gisèle Peyron, épouse d’un maréchal de l’Armée du salut qui recueillit pieusement ses écrits pour en nourrir les Œuvres complètes, ou Anne-Marie Jaton elle-même, dont l’époux vient de se briser accidentellement une épaule et mérite donc notre occulte compassion.
    Tout cela pour recommander plus chaleureusement la lecture de Charles-Albert Cingria ; verbe de cristal dans les étoiles, qui ne manquera de gagner de nouveaux lecteur au bienfaisant poète qui écrivait à propos de Pétrarque : « quand Rossignol tombe, un ver le perce et mange son cœur. Mais tout ce qu’il a chanté s’est duréfié en verbe de cristal dans les étoiles ; et c’est cela qui, quand un cri de la terre est trop déchirant, choit, en fine poussière, sur le visage épanoui de ceux qui aiment ».
    Anne-Marie Jaton. Charles-Albert Cingria ; Verbe de cristal dans les étoiles. Presses polytechniques et universitaires romandes. Collection Le savoir suisse, 137p.

  • La révérence de Cocteau

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    Variations cingriesques (4)

     

     En date du 4 août 1954, à Saint-Jean Cap Ferrat, Jean Cocteau écrivait ceci dans son Journal: "Ce matin j'avais un terrible malaise inexplicable. Une lettre de Jean Denoël m'annonce la mort de Charles-Albert Cingria". Et le même jour Cocteau écrivait à Jean Paulhan, ami et premier défenseur de Cingria à la N.R.F.: "J'étais en train d'écrire et je reçois sur la tête la mort de Colette et de Charles-Albert. Je ne peux continuer et je vous embrasse".

     

    L'émotion perceptible de Cocteau pourrait étonner qui se rappelle la férocité de Cingria à son égard, une trentaine d'années plus tôt, mais le temps avait passé, les deux écrivains avaient également évolué, s'étaient rencontrés et appréciés, notamment par le truchement de Max Jacob et Florence Gould, et Charles-Albert avait acquis chez Gallimard, en tout cas dans la baronnie de Jean Paulhan, un statut de grand écrivain dont témoigne l'éclatante Couronne de Charles-Albert Cingria publiée par la Nouvelle Revue Française en mars 1955, rassemblant les signatures prestigieuses de Claudel, Jouhandeau, Mandiargues, Stravinsky, etc.

    Cocteau04.jpgEt voici ce qu'y écrivait Jean Cocteau sous le titre d'  Un feu Saint-Elme: "Charles-Albert Cingria était un feu Saint-Elme, une phosphorescence qui court. Son admirable langue ne me représentait pas un style, mais une démarche. Je n'imagine rien de plus libre dans les promenades mystérieuses de l'esprit. Et le coeur ! Il l'avait grave et ne le prodiguait pas. S'il le donnait, il le donnait et ce don ne protégeait pas de sa malice qui était extrême et dont il visait sa victime en fermant un oeil.

    Max Jacob m'écrivait un jour: Charles-Albert joue de l'harmonium dans la chapelle et il pédale aux pentes. Je le voyais pédaler, se promener "en harmonium" à travers la musique, touriste infatigable des routes inconnues".

     

    À propos de Jean Cocteau, on peut découvrir ces jours un livre merveilleusement pertinent et pénétrant dans son approche de la littérature, des écrivains et des êtres, intitulé Proust contre Cocteau, signé Claude Arnaud et paru chez Grasset.

    À Claude Arnaud on devait déjà la bio référentielle de Jean Cocteau (Gallimard, 2003), et c'est donc en connaisseur parfait qu'il détaille, après deux portraits admirables, les relations entretenues à travers les années par les deux chers amis-rivaux: deux génies littéraires d'inégale ampleur certes, mais comparables à de multiples égards (les mères, le mimétisme social, le révélateur de la souffrance, notamment) et rejouant à leur façon la fable du lièvre et de la tortue, avec un Proust qui cannibalise littérairement son cadet après avoir piétiné dans son ombre étincelante, et un Cocteau longtemps victime de son brillant et de sa générosité, dont l'oeuvre a fini par rejoindre celle de Proust à la Pléiade...

     

     

  • Contre le voulu moderne

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    Variations cingriesques (3)

    La posture consistant à "vouloir être moderne" a suscité, de la part de Charles-Albert Cingria, au moins cinq textes explicites dont le premier seul a été édité (en 1931 dans la revue Aujourd'hui de Ramuz et Gustave Roud) et qui développent avec moult exemples la distinction entre "moderne" et "voulu moderne", impliquant une approche des notions de présent et d'actualité ou de mode et de continuité, nourrissant une réflexion sur notre rapport, et le rapport de l'art ou de la littérature,  avec le temps.

    En ces années du premier tiers du XX siècle, Cingria se situe par rapport au modernisme de son époque, auquel il participe d'ailleurs même s'il n'a jamais appartenu à aucun groupe d'avant-garde, du futurisme au surréalisme, entre autres.

     

    Pour Charles-Albert qui a, depuis sa prime jeunesse la "fibre antique", lui qu'on verra hanter Rome et les textes anciens en toute familiarité, la conception hégélienne d'un temps linéaire, pas plus que la notion d'un progrès lié à cette téléologie, n'ont le moindre sens. Il respire ailleurs, dans une autre dimension temporelle.

    "Forcément on est moderne", remarque-t-il d'emblée, "c'est à savoir actuel, mais il n'y a point là de mérite, ni de possibilités de valeurs nouvelles: l'actualité est un état physique, un état neutre, auquel le désir ou un élan de volonté ne peut rien ajouter. Le moment présent - l'instant même - est d'ailleurs pratiquement indéterminable".

    Cingria, dont une grande partie de l'oeuvre se donne au présent de l'énonciation pour ainsi dire immédiate (mais cet immédiat est déjà du passé dès lors qu'on a pris le temps d'écrire, fût-ce illico sur un coin de table de café) n'en représente pas moins un antiquaire en activité sachant mieux que les autres la valeur de l'Ancien.

    Par vénération fétichiste convenue ? Aucunement. Parce que les mots venus de loin sont plus précieux et disent plus vrai de s'être décantés. Parce que c'est "l'ampleur du trajet jusqu'à nous qui touche les fibres de l'être civilisé".

    Ce qu'il veut dire, et ce qu'il illustre poétiquement lui-même à tout moment, c'est que le temps de la perception sensible et de l'expression ne dépend pas de la même horloge que le temps des généalogies et de l'histoire. Nous pouvons, sans le moindre effort intellectuel, nous sentir contemporains de l'homme de Lascaux ou de la femme de la grotte de Chauvet, ou lire Lucrèce, Hésiode, Virgile comme s'ils avaient écrit ce matin.

    "Celui qui n'éprouve aucune émotion de l'ancien", écrit encore Cingria, "n'éprouve aucune émotion d'aucune sorte. Même, dirais-je, sexuelle. On veut que le vin soit âgé, que le bois d'un violon soit âgé. Quel est le futuriste qui voudrait le vin pressé à l'instant même ou un violon de bois vert ?"

     

    Le "moderne voulu moderne" découle d'une convention d'époque. Dans cette optique, une toile abstraite sera jugée forcément plus "moderne" qu'une toile figurative, de même que l'architecture "voulue moderne" doit forcément avoir des angles aigus.  

    Or Cingria, comme le vieux Renoir qui cassait au marteau les angles vifs des nouveaux logis qu'il investissait, réclame le simple droit d'apprécier les arrondis autant que les angles et les "petits balcons ridicules". Cela en fait-il un réactionnaire ? Nullement. D'ailleurs il s'en prendra, au fil de ces textes, à la réaction de pure opposition d'un préjugé à un autre.

    "Cet argument de réduire le moderne à une seule qualité qu'on vous impose n'a de valeur que sur les pusillanimes", écrit encore Cingria. "En effet, on semble vous dire: si vous n'aimez pas le cubisme (ou ce qui en résulte), ou ces architectures, c'est comme si l'on vous disait devant un ragoût infect, c'est que vous n'aimez pas la cuisine. Il y a cette même intensité de chantage, devant quoi tous obtempèrent À l'envi ils décernent des diplômes de sublimité à une jeunesse qui n'est pas jeune". Ces propos restent éminemment actuels alors même qu'on a passé du moderne au post-moderne ou à l'antimoderne...

    Or, dans un autre écrit inédit intitulé L'émotion du moderne, Charles-Albert écrit encore ceci qui me semble très éclairant dans la visée de son réalisme poétique: "Ce ne sont pas les théoriciens qui peuvent définir le moderne; il faut je ne dirai pas une sensibilité mais une véritable sensualité attachée à l'usure de la vie - l'usure pauvre, surtout - dans ce qui est de la pénétration et du renvoi des pierres et des murs et des êtres et du souffle dans les voluptueuses voussures de la terre qui font les villes. Il faut aimer  les maisons non seulement passionnément mais passionnellement, jusqu'à éprouver dans cela même une sorte d'usure. C'est assez dire que le visuel n'est pas tout dans ce domaine. Il faut le grand palpable humain  qui a trop de sens, parce qu'y est dépensé trop d'amour. Les intellectuels ou les visuels de l'équerre y sont totalement incompétents. Et aussi ceux qui clament "vitesse", "projecteurs", "radiateurs" ou Dieu sait quoi de cet ordre. La vie humaine moderne et ce formidable lyrisme qu'elle entraîne est anonyme et sans moyens de répercussions assurés. Il y a donc ce luxe sourd pour quoi toute une jeunesse se tient droit, très forte, à l'aube de temps qui vont changer.

    Rousseau - que vous détestez tant - fut à proprement parler le premier poète de l'émotion moderne. Si vous voulez comprendre, lisez et délectez-vous. Jamais on n'a mieux défini le moderne".

     

    La pensée de Charles-Albert Cingria - car on ne dit pas assez que ce poète est un penseur, au sens où tout récemment Alain Badiou (dans Pornographie du temps présent) en appelait à une pensée dite par le poète -, procède ainsi par tâtons et détours, parfois paradoxaux ou même obscurs, pour s'élancer soudain vers de telles clarifications...

    Cingria07.jpg(En lisant Vouloir être moderne, et autres textes de la section Esthétique, dans Propos 1, 5e tome des Oeuvres complètes en cours de parution. L'Age d'Homme 2013, 1095p.)

  • Par les hautes terres


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    Retour au Devero. En virée par les hauts plateaux d'Ossola. À découvrir absolument !

    Pietro Citati déplore le saccage progressif des plus beaux sites d’Italie, à propos des petits villages du Tyrol méridional chers à Mahler et Hofmannstahl, et plus précisément de Versciago di Sopra (Obervierschach) qu’on est en train de dénaturer par une construction intempestive.
    Or c’est le mouvement inverse qu'on observe dans les hauts du val d’Ossola, au parc naturel du Devero dont les grands espaces d’une somptueuse sauvagerie évoquent l’Amérique plus que l’Europe, à cela près que, dans les villages en train de (re)prendre conscience de leur patrimoine, l’effort de résister au nivellement et à l’uniformisation se ressent comme un nouveau sursaut de ces populations alpines à longue mémoire.
    398bcf8cb345ab7c8c23fd55a532d9cb.jpgA tous les étages habités du Devero, qu’on atteint par une route très escarpée en bifurquant, sur la route du Simplon, à quelques kilomètres en aval de Domodossola, l’on est ainsi frappé par le goût des reconstructions à toits de pierre et boiseries dans le style des Walser, autant que, passé le barrage à toute circulation automobile, par la qualité des chemins piétonniers. Le céleste bleu pur de ces jours fait affluer, de Milan et de partout, une inconcevable procession d’automobiles, toutes garées le long de la route de montagne, sur des kilomètres et des kilomètres. Vision buzzatienne des enfers du XXIe siècle que cet interminable scolopendre multicolore, mais au-delà d’un hallucinant tunnel non éclairé traversant la montagne de part en part : halte-là, tout le monde continue
    pedibus.
    a67b0716661e9206eebdb11c54a836a4.jpgLa foule est encore dense sur la moquette de gazon du vaste amphithéâtre du premier val Devero, mais au fur et à mesure qu’on s’élève, par les paliers successifs d’une espèce d’escalier montant vers le ciel à travers les forêts de châtaigniers dominant des lacs vert émeraude, et par d’immenses hauts plateaux de tourbières traversées de ruisseaux d’une traînante limpidité, jusqu’aux citadelles rocheuses découpant là-haut leurs créneaux dentelés, les marcheurs se font plus rares et, en fin de journée, c’est dans une solitude absolue que nous serons redescendus à travers ces jardins suspendus coupés de falaises à pic, de cascades aux eaux fumantes et de vertigineuses vires.
    Ce que nous aurons apprécié le plus, cependant, au terme de cette balade, c’est de retrouver de vrais hôtes à l’italienne, le soir, à l’Albergo della Baita (ce nom signifiant maison), sur l’alpage de Crampiolo, entre la sainte petite chapelle et le torrent ; cet accueil jovial et sans chichis, et cette cuisine généreuse et variée, servie sans compter et sans cesser de sourire par les gens de la Signora Rosa : cette Qualité, cette civilisation naturelle, cette vraie culture transmise, cela même que l’esprit de lucre ou le seul souci de rentabilité altèrent un peu partout, mais dont certains retrouvent aujourd’hui la valeur.
    Je trouve juste et bon que Pietro Citati, grand lecteur de Proust et de Kafka, l’exemple à mes yeux de l’honnête homme, prenne à cœur de s’indigner contre l’atteinte, justement, à ce qui a fait la Qualité de ce pays qui est le sien, dans la mesure où la civilisation et la culture englobent l’aspect des maisons et des jardins, la cuisine autant que la conversation, le souci une fois encore de perpétuer à tous égards ladite Qualité. J’espère seulement ne pas idéaliser celle que j’ai ressentie, n’était-ce qu’en passant, chez les Piémontais de ce haut-lieu du Devero où nature et culture semblent encore en consonance. Ce qui est sûr est que chacun ne devrait avoir de cesse d’y aller voir, et que, pour notre part, nous y reviendrons avant longtemps. Mais pour le moment nous y sommes et bien: ciao tutti !

    d29553ea627ece7477a5c2395b088a10.jpgJLK: Au Devero. Huile sur toile, 2006. Photos juillet 2007.

    On atteint le parc national du Devero en un peu plus de deux heures depuis la Suisse romande, par le col du Simplon. Bifurquer à gauche juste avant Domodossola. On peut aussi l'atteindre à pied par le Binntal, dont il constitue le versant méridional.

  • Dire le silence

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    J’aurais voulu dire ce silence, je ne sais pourquoi, peut-être pour le faire durer ? Que ce silence fût me disait quelque chose d’avant qui appelait peut-être un après ? Mais ces mots sont déjà de trop.  J’ai donc tenté de dire ce silence d’un pur reflet dans cette eau de source, comme au cœur du temps.

     

    JLK : Lago delle Streghe, huile sur toile, 2007.

  • Génie d’un lieu

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    La magie du Lago delle streghe
    Il est un terme dont je voudrais me garder d’abuser, tant il est galvaudé, et c’est celui de magique. Or je n’en trouve point d’autre pour qualifier l’intensité de présence et de mystère de cet infime plan d’eau serti entre une forêt de mélèzes et quelques rochers, où défilent de l’aube au couchant des milliers de promeneurs sans qu’il semble en rien altéré. Une vieille légende du Devero est liée au Lago delle streghe (Lac des sorcières), qui mériterait plutôt le nom de Lac des fées, mais sa magie semble d’avant les histoires, absolument intemporelle. C’est cela même : on est ici hors du temps, ou au cœur du temps, d’où émane ce qu’on pourrait dire une musique silencieuse.
    Photo JLK : Il lago delle streghe, à cinq minutes à pied du lieudit Crampiolo.

  • Contre le Nordisme

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    Variations cingriesques (2)

     

     "Au salon une Allemande prétentieuse  joue  du violon avec beaucoup de chichi / avec beaucoup de chichi une Française l'accompagne au piano", écrit Blaise Cendrars dans son poème À bord du Formose, où Cingria salue "un comprimé d'antinordisme"...

     

    L'image épingle en effet le trait constitutif de ce que Charles-Albert taxe de "nordisme", qu'on pourrait dire simplement l'affectation, ou le faux semblant, le simulacre ou plus précisément en matière de goût: le kitsch.

     

    La lecture de Cingria est un exercice aussi exigeant qu'éclairant, qui requiert la constante accommodation de son oeil critique en vue d'affiner toute définition par les distinctions requises.

    Définir le nordisme est évidemment aléatoire, s'agissant d'un concept lié au goût et donc mouvant; mais distinguer ce qu'il désigne est intéressant et possiblement rigolo.

    L'immédiate distinction est ici faite "entre le Nord salubre et tonique par lui-même et la beauté de ses races, et une sorte d'hérésie esthétique, d'introduction récente, que l'on ne peut faire autrement, puisque le mot exist, que d'appeler "nordisme".

    Or que dirait-on "nordique" autant que les deux concertistes à chichi ? Jean Cocteau est-il nordique, et Proust est-il nordique ?   Non: c'est le genre Rotonde qui est nordique et pas Cocteau. C'est le goût du petit clan des Verdurin qui est nordique, et pas Marcel Proust.

    "Cocteau, précise Charles-Albert en post-scriptum de cet article de 1926 (paru dans Les chroniques du jour), n'est pas nordique, ce qui ne diminue en rien sa connerie". Et d'ajouter que  Max Jacob n'est absolument pas nordique, ni Joyce ni Aragon, ni Jarry.

    Mais alors qui est suspect de nordisme ? Charles-Albert pointe Pirandello, mais on comprend que c'est d'un certain engouement pirandellien qu'il s'agit, par une bourgeoisie qui s'en délecte "comme d'un fiasco de Chianti pesant".

    "Le Nordique est protestant c'est-à-dire pudibond et sérieux au sens d'une contrainte qui lui fait faire une grimace, ou bien il est déluré (le refoulement freudien - encore une supérieure merde que ce Freud - mais il n'a pas la moindre notion de ce que c'est que la pudeur, de ce que c'est que la gravité, de ce que c'est que la joie".

    Sous la même enseigne du "nordisme" seront rangés pêle-mêle le végétarianisme sectaire (de même que toutes les sectes) et les lampes voilées d'un mysticisme melliflue, le style "une seule fleur dans un seul vase", les récits nord-africains de Gide ou Cocteau (quand même !) quand il veut "faire grec", enfin tout ce qui déroge peu ou prou à la simplicité ou au naturel de vieille souche, à la vraie morale (pas l'affectation moralisante du virtuisme ) et la vraie tenue qu'illustre, par exemple, l'éloge des jeunes gens d'Oxford que le fameux opiomane Thomas de Quincey découvre à son arrivée en ce haut-lieu de belle éducation.

    Il y a bien entendu un nordisme du Midi, comme on pourrait le vérifier aujourd'hui avec la foison consternante des "senteurs et saveurs" conditionnées, que Cingria repérait en son temps à sa perte de toute tonicité. Et l'écrivain d'introduire alors cet autre concept qui lui sera cher, d'un habitus établissant un rapport de continuité entre la terre et les gens, les êtres et le temps.

    Être anti-nordique, c'est "trouver l'excentricité fatigante et le désir d'étonner, en faisant les choses à rebours, vulgaire". Dans ces années 20 du XXe siècle, Charles-Albert vise évidemment les sous-produits d'avant-garde et de bohème dont les bourgeois raffolent ou qu'ils font semblant de priser.

    Tout cela reste, évidemment, sujet à discussion "sur pièce". Cependant la question n'est pas tant de savoir si l'on est d'accord ou pas avec Cingria sur ses goûts, tout subjectifs et susceptibles de changer tout à l'heure, mais bien plutôt de distinguer les qualités qu'il désigne et de les réévaluer selon son propre goût en fonction de critères qui ne cessent de se réajuster et de s'affiner selon l'époque, le lieu et la personne.

     

    Cingria07.jpg(En lisant Le Nord et le Nordisme), deuxième texte de l'  Esthétique générale, dans le volume des  Propos 1, cinquième tome des Oeuvres complètes en cours de publication à L'Âge d'Homme.)

     Image: Charles-Albert Cingria au piano,croqué par Géa Augsbourg.

  • Contre Cocteau

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    Variations cingriesques (1)

    L'attaque est immédiate, par le truchement de l'exergue inventé ("Propos entendu en aéroplane") qualifiant Jean Cocteau de "petit Dufayel du futurisme".

    Une utile note en bas de page précise que Dufayel n'est autre que ce commerçant affairiste qui a fondé les grands magasins du même nom, à l'époque (1919) les plus vastes du monde...

     

    Quant à Cocteau, il a publié en 1918, donc un an avant cet article, des "notes sur la musique" intitulées Le coq et l'Arlequin, aux éditions de La Sirène, avec des illustrations de Picasso.

    Or que reproche Charles-Albert à Cocteau ? Essentiellement d'incarner le genre à la page du moment, qu'il fustige avec des arguments d'une parfaite mauvaise foi en apparence, sur une base à vrai dire plus solide qu'il ne semble, qui l'autorise (selon lui) à démêler le vrai du faux.  Sur le ton péremptoire qui fut probablement le sien dès sa troisième année (ainsi que se le rappelle son cheval de bois Clodomir déboulé des plaines de Mazurie), Charles-Albert se pose en effet en défenseur d'une esthétique fondée sur le vrai, contre le faux, incluant la défense du bien, contre le mal.

    D'un côté, à l'enseigne du faux, il y aurait donc Cocteau et sa "petite élite qui ne définit pas mais laisse tomber des mots d'ordre et passe", reliquat de bourgeoisie plus ou moins encanaillée traînant ses "toiles écrues" et autres "plantes vertes" d'une actualité déjà surannée à relent de XIXe siècle positiviste, et de l'autre il y aurait les défenseurs d'un art inscrit dans une continuité de l'Antique incessamment rafraîchie, plus physique et métaphysique à la fois, plus charnelle que cérébrale, se réclamant du latin et du grégorien (ou du syncopé anglo-nègre sa naturelle continuation) plus que de la psychoanalyse freudienne ou des sous-produits du wagnérisme. Et de bien distinguer au passage, pour qui n'aurait pas "capté" la nuance, ce qui oppose "un orientalise de bazar" et "ce classicisme éternel qui protège l'Orient".

     

    Charles-Albert, qui se dit volontiers catholique évhémériste (du nom d'un mythographe grec supposant une origine humaine aux dieux), et se range du côté de G.K. Chesterton que lui a fait découvrir Claudel, s'oppose virulemment au protestantisme selon lui païen et à toutes les sectes ressortissant selon lui à un "paganisme de seringue", y compris le tabac dénicotinisé et la vertu des Ligues diverses de vertu ou d'hygiène dentaire.

     

    Cocteau02.jpgCeux qui aiment à la fois Cingria et Cocteau feront la part, naturellement, des ombrages littéraires d'époque (Cocteau brille entre la Rotonde et le Tout-Paris) et des humeurs possiblement changeantes d'une année à l'autre entre deux écrivains dont la musique verbale a souvent des parentés, mais il reste que, malgré les outrances drolatiques de Charles-Albert, subsiste un fond de vérité dans ses charges contre le nombrilisme et la morgue des Parisiens, autant que dans ses éloges du vélocipède ou des langues anciennes, de la profusion du monde et de tout ce qui appelle à la curiosité non point mondaine mais mondiale.

    La mauvaise foi de Cingria semble à son comble quand il conclut: "À quoi bon disputer ? Moi, je vis d'olives: eux d'opinions qui leur restent sur le ventre et les glacent".   Cependant mauvaise foi, oui et non. Parce que c'est en toute bonne foi qu'il s'expose et se pose. C'est en outre d'olives qu'il nous régale bel et bien par la même occasion - d'olives et de cents autres saveurs et mille autre grains de sapience

    Et cette joviale insolence: "Voilà ce que j'appelle voir clair. Et je me remercie très sincèrement (mes deux mains s'étreignent en une vigoureuse poignée) de l'effort que je viens de faire pour démêler à très grand mal ces choses".

     

    (En lisant Le fiacre d'Archangel, premier texte de l'Esthétique générale, dans le volume des  Propos 1, cinquième tome des Oeuvres complètes en cours de publication à L'Âge d'Homme)

     

  • Haute lice de Cingria

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    Le troisième volume  (Tome V) des nouvelles Oeuvres complètes de Charles-Albert Cingria vient de paraître, offrant plus de 1000 pages de Propos aux digressions étourdissantes

     

    C'est avec une joie féroce qu'on accueille ces jours la parution du troisième volume des Oeuvres complètes de Charles-Albert CIngria, représentant plus exactement le cinquième tome de l'ensemble, intitulé Propos 1, prêt à l'édition avant les deux qui précèdent.

     

    Cingria03.gifJoie, parce que joie tout simplement, découlant de l'allégresse propre au chant du monde que représente l'oeuvre de Charles-Albert. Et féroce, en consonance toute pareille avec la vivacité et parfois la virulence de ces textes souvent brefs, disséminés par l'écrivain, en quête perpétuelle de moyens de subsistance, dans une kyrielle de revues (à commencer par la Nouvelle Revue Française, grâce à son ami et fidèle défenseur Jean Paulhan), journaux de toutes tailles et tendances, jusqu'à ses fameuses Petites Feuilles ou au bulletin d'information de la firme de vente de vêtements par correspondance Charles Veillon, combinant joliment publicité et littérature, où Cingria se prononcera notamment sur la manière d'habiller l'enfant ("du marin, du marin, rien que du marin !")...

    Le présent volume, dont l'établissement des textes, leur présentation et les notes ont mobilisé les soins d'une douzaine de cingriologues plus ou moins ferrés, sous la responsabilité coordinatrice de Maryke de Courten , se trouve également introduit par les soins de la même diligente vestale, sous le titre annonçant judicieusement Une chronique totale.

     

    On passera comme chatte sous eau froide à la lecture de quelques phrases pesant leur poids de pédantisme professoral ("Le parti pris d'une distribution poétique ou thématique, aisément justifiable du point de vue de l'organisation des masses textuelles, reste certes discutable au regard de l'hybridité et de la perméabilité des formes que revêt l'écriture littéraire, en particulier celle de Cingria"...) pour relever d'excellentes observations sur le nouvel éclairage, par relation "de complémentarité", que propose cette nouvelle édition non chronologique réorganisée par thèmes et affinités, ou en éclairant plus précisément l'écriture même de Charles-Albert en son "principe de libre fantaisie, de foisonnement et d'exubérance".

    CINGRIA5 (kuffer v1).jpgDans la foulée, et rompant avec l'opinion de courte vue selon laquelle Cingria, contempteur d'un certain modernisme, serait une sorte de baroque réactionnaire, Daniel Maggetti, dans sa présentation de la première grande section intitulée Esthétique générale, développe une réflexion très pertinente sur les rapports entretenus par Charles-Albert avec le Temps en général et l'actualité en particulier. À l'opposé de ceux qui privilégient le temps linéaire ou le présent porteur de nouveauté et de progrès, Cingria, qui affirmera que le temps "n'existe pas", illustre une position à la fois "antique" et primesautière pour laquelle, précise Daniel Maggetti, la " valorisation du passé n'est ni immobilisme ni fétichisation. Elle repose plutôt sur le sentiment d'une réappropriation et d'une redécouverte constante de ce qui, de l'histoire, demeure utile et vivant dans la société et le contexte d'aujourd'hui".

     

    Les premiers textes de cette première partie exposent illico, d'ailleurs, l'idée que se fait Cingria de ce qui est réellement moderne à ses yeux et de ce qu'est la tendance à "vouloir être moderne", avec tous les pièges de la mode fugitive, d'une progressisme de façade ou de toutes les formes de snobisme et autres postures  "à la page". Un autre concept important, forgé et souvent repris par Charles-Albert et son frère Alexandre, est celui de "nordisme", englobant ce qu'on dirait aujourd'hui les façons New Age et qui se caractérisait, dans la première moitié du XXe siècle, par les affectations de spiritualité fumeuse (genre théosophie de tea-room ou langue espéranto) ou de modes plus ou moins artificielles ou frelatées selon lui.   

    Or comment situer Charles-Albert Cingria ? Comment se situe-t-il lui-même ? D'aucuns l'ont classé à l'extrême-droite parce que dans sa vingtaine, sous l'influence de son frère aîné Alexandre, il professait une sorte de maurrasisme esthétique ("Je suis Romain, je suis humain", ce genre de lubies d'époque), mais aucune étiquette politique ne lui convient à vrai dire, pas plus qu'à Max Jacob son ami ou  à Cendrars son ennemi. Question religion, il est évidement catholique, autant à la byzantine qu'à la manière accueillante d'un Chesterton, avec des affinités dans la Chine de Tchouang-tseu et dans l'islam mystique, mais  tout cela n'est pas l'essentiel. L'essentiel est un noyau à la fois ontologique et poétique qu'il a évoqué, merveilleusement, dans Le Canal exutoire, l'un de ses textes les plus inspirés et les plus explicites sur son être-au-monde. Pour l'essentiel, Charles-Albert est un poète, comme Jean Genet ou Jacques Audiberti sont des poètes- grandssourciers et sorciers de la langue et de l'intelligence du monde.

     

    "Cingria demeure libre de ne pas aborder de manière fondamentale des sujets lourds de sens, comme le nazisme, la collaboration, le régime de Vichy", écrit Maryke de Courten. Mais de quoi parle-t-il alors "de manière fondamentale" ? Je dirai qu'il parle d'un peu tout, mais comme personne. Jean Paulhan l'écrivait d'ailleurs: "Charles-Albert disait il pleut comme personne".

     

    Cingria13.JPGOr ces Propos,cela va sans dire, ne se bornent pas à l'évocation de la pluie. Ces Propos constituent une haute lice verbale que Jacques Chessex comparait à "une vaste tenture tissés de fils riches et colorés - travail interrompu, repris amoureusement, travail abandonné encore pour cent pérégrinations, mais l'artiste toujours revient à son ouvrage qui s'étend maintenant sous nos yeux, somptueux, frais, vigoureux, chef-d'oeuvre où domine la pourpre cardinalice, l'or byzantin, le vert des prairies burgondes, le jaune rosé saharien, le bleu des ciels rhénans, le gris argenté des roseaux du Rhône."

    Cette édition propose une nouvelle répartition des textes, que je propose à la fois de suivre, dans la mesure où certains thèmes regroupés facilitent en effet une meilleure synthèse, mais aussi de bousculer par une lecture en zigzags correspondant au coq-à-l'âne incessant de l'écriture cingriesque. On lit ainsi vingt pages sur le "Vouloir être moderne", puis on   saute à un portrait carabiné de Léautaud en tortue broutant sa salade, on assiste à la rencontre de Ramuz et Max Jacob puis on file lire Ubu cocu ou La vie des crapauds de Jean Rostand, on rencontre Marcel Jouhandeau, Jean Lurçat qui "peint avec des phares", on va voir Mickey Mouse au cinématographe ou Le voleur de Bagdad, ainsi de suite.

     

    On n'est pas toujours, ici, à la pointe du génie poétique de Cingria, qui fulgure dans ses proses le plus pures, quasi "sans sujets", du genre d'Enveloppes. Mais on est ici dans une prodigieuse incitation à la définition et à la discussion, voire à la dispute - au partage des opinions et des passions. On y grappillerait tous les jours. C'est d'ailleurs tous les jours que j'en ferai mon miel cet été...

     

    (À Suivre...)

     

    Charles-Albert Cingria. Oeuvres complètes. Propos 1. Tome cinquième. L'Age d'Homme, 1095p.     

  • Ceux qui laissent dire

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    Celui qui ne provoque en duel qu'à la tête du client / Celle qui n'aime point trop que le pédéraste souffle sa poudre de riz au nez de son chien Kiss / Ceux qui en on vu d'autres à l'époque des Royaumes Combattants / Celui qui n'écrit ses mots bleus qu'à l'encre verte et en gants blancs / Celle qu'insupportent les vapeurs de fumigations Legras /Ceux dont l'abus du tabac Caporal explique la voix de rogomme / Celui qui va prétendant que la Comtesse a tout appris en station couchée / Celle qui dit de son frère trappiste que c'est un poète qui s'ignore / Ceux qui n'ont pas assez flatté pour être pris en considération par les intervenants du marketing culturel national soutenu par les banques propres / Celui qui s'est fait épiler en public bien avant la période punk / Celle qui a du cobra cabré dans la silhouette / Ceux qui ne voient des gens que leur silhouette / Celui qui se rappelle les métamorphoses du simiesque Nijinsky aux longs pieds en elfe quand il dansait /Celle qui a grillé son existence-minute en cocotte sans sifflet / Ceux qui sont malades par possibilité de l'être sans subventions officielles ni sponsors privés / Celui qui se dit saccagé d'amour à la lecture des Eblouissements de la poétesse de petite taille (1m.50 au garrot) à coupe au bol / Celle qui se refuse avec le même sans-gêne qu'elle fait entrevoir son corps de mol albâtre sous ses déshabillés vaporeux / Ceux qui apprécient la compote d'idées reçues et de sentiments resucés que brasse le roman contemporain à 93% pour être optimiste / Celui qui est nonchalant de naissance et paresseux par mimétisme militaire / Celle que hante le souci de soigner son psy / Ceux qui se prennent leurs pattes d'araignées blessées dans les toiles qu'ils ont tissées de leur salive mêlée de sueur sociale/ Celui qui écrit de la tête comme on parle du nez / Celle qui a gardé son équilibre en marchant sur les oeufs de serpent du romancier névropathe / Ceux qui n'ont plus d'autre temps à perdre que celui de leurs docteurs et autres notaires, etc.   

     

    Peinture: Terry Rodgers

  • Conso à la clef

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    ...L'idée est d'offrir, à nos clients-cibles de tous âges, avec un signe clair aux seniors, un objet vendu en kit qui soit à la fois pratique et complémentaire au niveau multifonctions, lavable,  maniable et conforme aux prescriptions en matière de développement durable et de sécurité - avec ce qu'on sait au jour d'aujourd'hui -, quant à la clef elle est sur option afin que chacun conserve un intense sentiment de liberté...

     

    Image: Philip Seelen     

  • Retour au Grand Toqué

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     À propos de Regards sur Nietzsche d'Henri Guillemin, de René Girard et de Philippe Sollers. Avec une échappée sur Charles-Albert Cingria, vélocipédiste angélique...

    Il est intéressant, avec vingt ans de recul (le livre datant de 1996),  de revenir aux Regards sur Nietzsche d'Henri Guillemin, et notamment par rapport aux commentaires critique d'un René Girard, dans La Conversion de l'art, à propos de la furieuse transformation du wagnerophile en wagnerophobe, ou aux hymnes de Philippe Sollers dans Une vie divine, à partir duquel l'Humanité Nouvelle est priée de changer non seulement l'heure d'été mais le calendrier mondial.

    Guillemin s'intéresse bassement  (!) à la santé physique et mentale du cher N, comme il l'appelle, et c'est vrai qu'il y a de quoi faire chez quelqu'un qui chantait un dieu solaire et danseur alors qu'il se traînait sur ses pattes comme une bête blessée à migraines atroces et nausées, comparait ses ouvrages à de la dynamite, qui n'intéressaient à peu près personne de son vivant, se disait le plus humble des modestes et le plus grand philosophe du monde, géant à côté de ce nabot fluet d'Emmanuel Kant. Il y a bien entendu à prendre et à laisser chez notre cher bonnet rouge à pompon catho, comme il y a prendre et à jeter dans ses livres plus franchement "limites", tel son plaidoyer pour Robespierre. À ce propos, je me rappelle lui avoir cité une de ses phrases qui revenait, ni plus ni moins, qu'à une défense de la Terreur. M'écoutant lui lire sa phrase, il m'avait alors dit: "Et c'est moi qui ai écrit cela ?". Et moi: "Oui, Maître". Et lui: "Je baisse le nez"...

    Ce que j'aime bien chez Henri Guillemin - et c'est aussi pour me rappeler ses conférences captivantes -, c'est qu'il ose mettre les pieds dans le plat d'une certaine intelligentsia allemande ou française qui, dès que sort le nom de Nietzsche, se signe et se met au garde-à-vous. Guillemin, lui ,reste perplexe et naturel, avec le même aplomb qu'un René Girard examinant le cas de l'énergumène.Girard7.jpg

    Le long chapitre sur les relations humaines de N (surtout Wagner, Lou Salomé et ses mère et soeur, sans oublier le père pasteur mort de ramollissement cérébral) ) n'amène rien de très nouveau mais éclaire le topo, pour parler peuple, comme le premier chapitre sur les "trous noirs" de la bio de N, côté mal d'enfance, mal portance et mal baisance.  Quant au dernier chapitre sur les prodromes d'une idéologie récupérée par les nazis à titre posthume, il me semble bien affronter les difficultés présentées par une pensée souvent ambiguë et contradictoire, au-delà de ses provocations.  

    Notre gauchiste catho a raison d'affirmer que Nietzsche, plus que le philosophe de la mort de Dieu, est celui de la mort d'une certaine idée de Dieu, restant profondément préoccupé par notre relation au divin et se posant, d'une certaine manière, en rival du Christ et en Deus in Machina, candidat virtuel au remplacement du Pape et de l'Empereur après avoir fait fusiller celui-ci (comme ses lettres de la fin le réclament) et enfermer celui-là dans un cabanon - duquel il est le premier papable...  

    Guillemin rappelle l'importance de la vie et de la personnalité de N, plombée par la maladie et déformée par une sorte de mégalomanie compulsive qu'expliquent autant ses dons que ses manques. René Girard a bien montré, pour sa part, les mécanismes liés à la jalousie mimétique destructrice de N à l'égard de Wagner, après sa déception, et sa façon combien significative de piétiner ce qu'il a adoré en se bricolant des justifications a posteriori, notamment à propos des aspects chrétiens de Parsifal et Tannhäuser. Tout cela qui ne nous empêchera pas, au contraire, de lire et relire Le Gai savoir ou Par delà le bien et le mal, entre autre gisements richissimes d'une pensée aussi problématique et passionnante que la substance des  derniers romans de Dostoïevski, d'ailleurs follement prisés par cet autre dingue... 

    En ce qui me concerne, Zarathoustra m'est toujours tombé des mains. D'aucuns y voient le sommet d'une poétique, et moi le summum de la boursouflure, frisant le comique. Or c'est Philipe Sollers, aujourd'hui, qu'on pourrait trouver comique avec sa façon de se la jouer Baptiste de l'Antimessie relooké. Bon, mais là je vais plutôt enchaîner avec le troisième volume des Oeuvres complètes de Charles-Albert Cingria, tout entier consacré à ses étincelants Propos. Marre de l'éternel retour: allons plutôt de l'avant au plus-que-présent. Le bonheur chez vous...     

    Henri Guillemin. Regards sur Nietzsche. Seuil, 1996.

    Philippe Sollers. Une vie divine. Galimard, 2007.

    René Girard. La conversion de l'art. CarnetsNord, 2008.

     

  • Tribu de la douceur

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    L'ÎLE AU TRESOR - Un jour Dimitri m'a parlé de L'île au trésor comme d'un des plus beaux livres du monde, cristallisant tous les rêves de l'enfance de tous les âges. Et telle est la littérature pour ces naufragés que nous sommes: c'est l'île au trésor, au milieu de laquelle j'imagine un cabanon plein de livres, avec la malle fameuse dans laquelle nous attendent tous les manuscrits non publiés du vivant de leur auteur - telle est notre maison...

    NOTRE TRIBU. - Cette nouvelle année je serai de la tribu de mes femmes, de nos filles et de leurs jules, de ma bonne amie plus que jamais, de son frère et de nos anges gardiens. Cette année nous serons les gardiens de notre paix. Cette année nous nous battrons contre toute ingérence étrangère ou familière faisant obstacle à la douceur. Cette année nous trouvera sur tous les fronts de la guerre à la guerre. Cette année nous inspirera le mot d'ordre de destruction massive de toute forme de destruction.  Cette année nous verra plus que jamais faire pièce aux éteignoirs Cette année sera celle de l'éternelle renaissance de la Lumière. Cette année sera celle de l'enfance à venir...

                                                                                            (À La Désirade, ce 1er janvier 2013)

    Celui qui pilote le dirigeable des enfants / Celle qui a connu ce qu'on peut dire toute la tendresse du monde en serrant l'enfant contre elle pour la première fois / Ceux qui à la naissance de l'enfant ont acquis une nouvelle douceur, etc. 

      

    Zap001.pngUNE JOIE PARTAGEE. - L'arrivée, il y a quelque temps, du roman de Maxou que j'ai été le premier à lire, l'an passé, à l'état de magma, et qui a été formidablement amélioré par ce garçon dont j'ai parfois douté de la détermination, le rudoyant à proportion de mon affection quasi filiale, a été l'une de mes grandes joies de ce tournant d'année, et je suis maintenant convaincu que tout ce que j'ai pressenti chez le lascar, également bien perçu par les dames de Zoé, lesquelles l'ont accueilli et coaché de la plus remarquable façon - à commencer par la très finement attentionnée Nadine Tremblay, puis avec le soutien sans faille de Caroline Coutau, et même de Marylse Pietri la retraitée acquise de longue date à la cause africaine et veillant au grain dans son coin - méritait absolument notre attention, d'autant que les qualités de coeur et de conteur que j'ai relevées chez le Bantou dès L'Enfant du miracle, ont préludé pour moi à la découverte, au fil des mois, d'un être de vif-argent sensible et d'une belle personne digne de sa mère. Je n'ai donc pas eu à me forcer pour écrire, dans  les colonnes de 24 Heures, ce que je crois un beau papier et qui dit juste ce qui est, comme c'est.      

                                                                (À La Désirade, ce 20 janvier)

     

     Maxou24.jpgL'AMOUR FOU DU BANTOU. - Les commères de Douala en restent baba ! Les plus fameux caquets du Cameroun viennent en effet d'apprendre, par Facebook, qu'il y aurait en Suisse un jeune homme à la langue mieux pendue qu'elles toutes réunies: une espèce de griot-écrivain dont le verbe aurait la saveur d'une griotte veloutée et piquante. Le conditionnel tombe d'ailleurs puisque la nouvelle est de source sûre-sûre, émanant de la très fiable AFP, en clair: l'Association des Filles des Pâquis, dont les bureaux se trouvent au 39, rue de Berne, en pleine Afrique genevoise.

    Or cette adresse est aussi le titre d'un livre écrit par ce prodige de la parlote, du nom de Max Lobe, aussi doué à l'écrit que pour la zumba ! Quel rapport y a-t-il entre un Camerounais de 26 ans bien éduqué, cinquième de sept enfants, débarqué à Lugano son bac en poche et diplômé en communication et management, et le jeune Dipita, fils de prostituée aux Pâquis et condamné à cinq ans de prison pour le meurtre passionnel de son jeune ami William ? Le rapport s'intitule 39, rue de Berne, un vrai roman qui saisit immédiatement par sa densité humaine, la présence vibrante de ses personnages et l'aperçu de ce qui se passe en Afrique ou à côté de chez nous.

     

    De sa cellule de Champ-Dollon, Dipita raconte sa vie de garçon pas comme les autres, marqué en son enfance par les discours de son oncle Démoney. Rebelle très monté contre "papa Biya", le Président qu'il appelle "la Barbie de l'Elysée", l'oncle vitupère les magouilles du régime et le délabrement de la société, tout en recommandant à son neveu de ne pas se comporter à l'instar des hommes blancs qui pleurent comme des femmes et font de "mauvaises choses" entre eux. Or le même oncle, qui est à la fois le frère et le "papa" de Mbila, la mère de Dipita, n'a pas hésité à vendre celle-ci à des "Philanthropes-Bienfaiteurs" affiliés à un réseau international de prostitution, jusqu'à Genève où la jeune fille de 16 ans, abusivement vieillie sur son (faux) passeport, doit racheter sa liberté en payant de son corps. Dans la foulée, elle se fait engrosser par le chanteur-maquereau d'un groupe fameux, qui la pousse ensuite à conclure un mariage blanc avec un Monsieur Rappard spécialisé dans ce trafic lucratif. Pour faire bon poids, Mbila fourguera aussi de la cocaïne avec la complicité (de mauvaise grâce) du jeune Dipita. Enfin, cerise sur le gâteau, celui-ci, bravant les mises en gardes de son tonton, tombera raide amoureux d'un beau blond qui n'est autre que le fils du (faux) mari de sa mère.

    Glauque et compliqué tout ça ? Nullement: car Mbila, malgré ses humiliations atroces et sa colère contre son frère-papa, est aussi gaie que son fils est gay. Celui-ci garde par ailleurs respect et tendresse pour son oncle et sa tante Bilolo (la famille africaine, bien compliquée à nos yeux, reste sacrée), même si c'est chez les Filles des Pâquis, héritières d'une certaine Grisélidis, qu'il trouve refuge affectif et formation continue en toutes matières, y compris sexuelle.

    Notre grand Ramuz a fondé une langue-geste, qui travaille au corps toutes les formes de langage. Loin d'aligner les expressions locales, le romancier a forgé un style qui suggère les pensées et les émotions autant par les gestes de ses personnages que par leurs paroles. C'est exactement la démarche qu'on retrouve chez Max Lobe, qui ne sait rien de Ramuz mais a lu Ahmadou Kourouma et Henri Lopes et réussit à capter, dans son récit de conteur, des expressions souvent drôles mais plus encore significatives du doux mélange des cultures. Dans la bouche de l'oncle Démoney, le "cumul des mandats" devient "cumul des mangeoires". Dans celle de Dipita, le derrière rebondi de Mbila devient "cube magie". Et les mots de bassa ou de lingala y ajoutent leur son-couleur: le ndolo pour l'amour, le mbongo pour l'argent, notamment. Max Lobe a écrit 39,rue de Berne avec son sang et ses larmes, et sa joie de vivre, sa générosité, son élégance intérieure, sa tristesse ravalée, son incroyable sens du comique fusionnent dans un livre plein d'amour pour les gens et la vie. Le portrait (en creux) de Dipita est des plus attachants, et celui de Mbila bouleversant. La présidente de l'AFP, une digne dame Madeleine, a décerné au livre un prix spécial en matière d'observation. Et les commères de Douala se feront un plaisir de dérider les vertueuses Dames de Morges si celles-ci froncent le sourcil. Chiche que Calvin se mette à la zumba!

     

    ZieglerFils.jpgAUX CHEMINOTS. - Notre ami Jean nous avait à peine rejoints, débarqué du Conseil des Droits de l'homme à son restau préféré de derrière la gare où nous avions rendez-vous, qu'il nous avait déjà balancé ses soucis de dernière heures relatifs au Mali, et maintenant c'était à propos du World Economic Forum, s'ouvrant ce même jour, qu'il s'exclamait: "Vous avez vu: c'est le bal des vampires, la moitié des gens qui vont se retrouver à Davos devraient être en prison, et nous déployons une armada policière pour les protéger, sans compter nos ministres qui vont ramper à leurs pieds !"

    Or nous avions beau le connaître: ma bonne amie l'avait rencontré une première fois mais cela faisait plus d'une quinzaine d'années de ça, lui et moi étions en contact épistolaire ou téléphonique très régulier sans nous êtres revus depuis pas mal de temps, mais voici que sa formidable énergie de presque octogénaire irradiait bonnement, autant pour revenir sur les scandaleuses menées en Sierra Leone du multimilliardaire vaudois Jean-Claude Gandur et de sa firme transcontinentale Addax Bioenergy dont le siège est à Lausanne - qu'il attaque frontalement dans les pages de Destruction massive consacrées à la recolonisation par la culture intensive de la canne à sucre nécessaire à la fabrication du bioéthaneol, au dam des populations locales -, qu'au sort moins problématique de nos propres enfants. De fait, l'attention égale de Jean Ziegler à tous les aspects de la vie des gens, lointains ou très proches, m'a toujours frappé alors que d'aucuns ne le voient qu'en pur militant idéologue ou entièrement pris par ses multiples activités de justicier tous azimuts...                  

     

    P1020937.JPGDE LA FILIATION. -  Nous avons d'ailleurs beaucoup parlé de nos enfants respectifs, depuis quelque temps. Je lui ai dit et j'ai écrit tout le bien que je pense de la dernière pièce de son fils Dominique, sur l'immense Jaurès, je crois lui avoir fait plaisir en relevant le fait qu'à certains égards le portrait de ce juste, par son fils, renvoie au paternel de celui-ci. Et voilà que, tout en dégustant le poisson frais du patron espagnol, le camarade Z. s'est mis à cuisiner ma bonne amie à propos de notre fille benjamine J., qui a renoncé à un premier poste de juriste dans une grand boîte américaine dont le rythme de travail effréné et les pratiques à la limite de l'éthique l'ont dégoûtée, pour se lancer dans une thèse de droit humanitaire, et nous crible ensuite de questions sur l'aînée S., aussi peu conventionnelle que sa soeur avec ses études de lettres en espagnol et en arabe et son recyclage actuel de bibliothécaire-archiviste - la mère hollandaise de ma bonne amie, la mienne qui se disait socialiste et écrivit personnellement au Président de la Confédération pour le tancer à propos du sort des petites gens dans ce pays, nos pères et tutti quanti.  Notre Guillaume Tell gauchiste sait évidemment que j'ai été un aussi piètre militant progressiste qu'une nullité en matière universitaire; je lui ai raconté dix fois ma découverte du socialisme réel en Pologne, à dix-neuf ans, durant le même voyage qui m'a fait voir le rideau de fer et Auschwitz, et mes universités buissonnières; en revanche il apprend de ma bonne amie qu'elle a été, plus sérieusement que moi, membre du Groupe Afrique en sa vingtaine et se trouvait au Mozambique au moment de l'indépendance, et qu'à l'instar de ses parents elle a tenu à initier ses filles à l'histoire contemporaine en visitant avec elles le site de Verdun et le camp de concentration du Struthof, entre autres. Quant à lui, qui se dit mauvais père, il n'en a pas moins emmené Dominique en de nombreux voyages et le fils, malgré ses errances de jeunesse, n'a rien à lui envier aujourd'hui en matière d'engagement; enfin nous nous entendons tous trois pour réaffirmer notre attachement aux liens de filiation et notre confiance en ceux qui viennent...

     

    Maxou22.jpgNÈGRES BLANCS. - Une bise noire soufflait hier sur Genève, et c'est par étapes-bistrots que, du pied des Grottes, nous avons gagné Carouge où, après le "nègre blanc", comme on a surnommé Jean Ziegler, nous avions à rejoindre Max le Bantou pour le vernissage de son livre, à la petite librairie Nouvelles Pages. Il y avait foule pour la lecture de trois passages de 39, rue de Berne, et j'ai particulièrement apprécié la très fine et chaleureuse présentation de Max Lobe par l'éditrice Caroline Coutau, laquelle a détaillé les raisons qui ont poussé l'équipe de Zoé à accueillir le jeune écrivain, en soulignant illico la "voix" unique de celui-ci. Dans la foulée, la lecture aura permis aux auditeurs d'apprécier la qualité de l'écriture métissée de Max, sa très vive sensibilité sociale et psychologique, son mélange d'honnêteté crue et d'élégance, de malice et de verve. Quant à moi je ne pouvais faire moins, avant de remonter à notre alpage, que d'acheter un exemplaire du roman à mon cher négrito sapé de sa plus belle chemise blanche, pour le lui faire dédicacer à Jean Ziegler - et voici en quels termes candides: "Cher Jean, ce livre parle de l'Afrique que vous connaissez. Je vous laisse découvrir ce qui vous aurait échappé"...

                                                                                                 ( À La Désirade, ce 26 janvier)

     

     

    Celui qui ne sait pas qu’il ne passera pas l’hiver nucléaire / Celle qui se désabonne de ses revues de déco en apprenant que la Fin du monde est proche / Ceux qui perdent la tête au point de se faire sauter la cervelle, etc. 

     

     

    (Extrait d'un livre en chantier)

  • Le temps de la poésie

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     François Debluë reçoit, ce samedi 5 octobre à Ropraz, le Prix Edouard-Rod pour l'ensemble de son œuvre..

    En Suisse romande, le nom de François Debluë, autant que celui de son oncle Henri, est associé pour le grand public à la Fête des Vignerons. Henri Debluë, lettré vaudois à faconde,  signa le livret de l’édition quasi mythique de 1977. Son neveu François, plus discret et secret, lui fut pourtant un digne successeur en 1999. Mais l’auteur des Saisons d’Arlevin n’aime point trop être confiné dans ce seul rôle, pas plus qu’on ne l’imagine se «ranger» au lendemain de sa retraite de quelque trente-sept ans d’enseignement, alors qu’il vient de publier deux nouveaux livres et qu’il débarque d’un séjour en Chine où il était convié à la sortie de la traduction de sa Conversation avec Rembrandt.

     « Vertigineux ! », s’exclame-t-il. «Voilà le mot qui m’est venu à l’esprit et que je me suis gardé de dire tout haut, durant ce voyage trop bref mais si dense et intense, où il m’a semblé vivre deux temps à la fois : celui de la Chine immémoriale et celui du géant qui se réveille la tête couverte de grues… »

     

    Le Temps, le Temps qui nous traverse et nous relie à nos origines, tout en marquant la borne ultime de notre fin : tel est le thème majeur qui court à travers tous les livres de François Debluë, d’un premier recueil intitulé Travail du Temps à son dernier ouvrage, De la mort prochaine, tout pétri d’une méditation sur la fuite et les traces du Temps, sublimée par la musique des mots.

    La musique est d’ailleurs une des autres constantes de la vie et des œuvres de François Debluë, fils d’un musicien d’orchestre et pour ainsi dire « né dans un violon ». Tôt initié à l’instrument, ensuite  emmené aux répétitions de l’Orchestre de Chambre de Lausanne où son père jouait, l’enfant aura compensé certain manque affectif, lié à l’indifférence puis à l’absence de la mère, par la musique et la rêverie. De la même façon, la lecture palliera ce « peu d’enfance » qu’il évoque avec une ombre dans le regard. « Les mots ont été, d’une certaine manière,  mes confidents », relève-t-il. Et dans les grandes largeurs puisque, à la prime adolescence, il se plonge dans La Guerre et la Paix de Tolstoï.

     « C’est tout un monde qui s’est alors ouvert à moi, avec cette terre russe qu’il me semblait fouler au milieu de personnages réels », se rappelle le prof de littérature, en précisant aussitôt : « Mais il y avait aussi Tintin et Mark Twain ! » Et sur les autres grandes figures qui l’ont accompagné en ses jeunes années : «Le Rousseau des Rêveries a beaucoup compté pour moi, et cela durant toute ma vie d’enseignant, de même que Dostoïevski, dont j’ai souvent parlé avec Georges Haldas des années plus tard».

     De Georges Haldas, mentor et ami sans pareil, rencontré en 1968 et resté le plus proche de ses pairs écrivains, avec Jean Vuilleumier, François Debluë apprit la mort à Vienne, à son retour de Chine où il dit avoir été réveillé, la veille, par un cauchemar prémonitoire. « C’est une page personnelle importante qui se tourne, et cette immense présence qu’il représentait laisse un grand vide, mais ses livres restent, sans compter tant et tant de souvenirs». 

    Or, s’il y a de la mélancolie chez François Debluë, comme en témoignent les pages magnifiques de De la mort prochaine, le poète d’Arlevin, sensible à la lumière du monde, voire dionysiaque dans sa poésie, très attentif à la vérité profonde des mythes constituant notre culture, est aussi un humoriste étrange et un peu fou, d’une originalité souvent inaperçue dans la tournure du personnage aimablement vaudois, homme de lettre patelin qu’on imagine en sages savates en son logis de Rivaz, ou devisant en quelque cercle littéraire.

    Enfin, un Debluë peut en cacher un autre, et nous ne parlons pas de son oncle Henri, autre mentor de sa jeunesse, mais de son double kafkaïen : du romancier singulier de Troubles fêtes, détournant une commémoration solennelle et creuse pour mieux sonder la mémoire collective, comme le bon génie d’Arlevin, avec l’aide des dieux lutins,  a défié le folklore éculé sur son propre terrain. Alors, méfiez-vous du sourire en coin de l’auteur de Fausses pistes, et tenez-le vous pour dit : « Ce que vous direz de lui sera toujours faux par cela même que c’est vous qui le direz »…

     

     François Debluë: « Les mots ont été, d’une certaine manière,  mes confidents »

     

  • Au colloque subtropical

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    BRAIN STORMING. - Cependant il nous restait, avec Max le Bantou, à réviser notre speech francophone commun du lendemain, dont nous venions de découvrir le pitch établi à notre insu et proposant "Le défi de la langue et du langage aujourd'hui; rapport avec la langue française et les langues partenaires"...

    Mais qui donc nous avait collé cette expression babélienne de "langues partenaires" et qu'aurions-nous diable à disserter à ce propos, s'inquiétait mon jeune Camerounais au bon sens éprouvé ?

    Que dalle! lui répondis-je tout de go: langue de coton de pontes universitaires et autres intervenants culturels ! Ils proposent et nous disposerons: nous parlerons de nos parlures et de nos façons à nous de lire et d'écrire, en nos  périphéries obscures, dans la langue de Rabelais et de Voltaire qui est celle aussi d'Aimé Césaire et d'Amadou Hampâté Bâ, de Ramuz et de Kourouma, où tous nous sommes propriétaires et colocataires à la fois, à grappiller de concert  à l'arbre aux mots pour en faire notre miel... 

     

    Lushi2.jpgPARK HOTEL. - Quoique détestant les palaces, et ceux des pays pauvres plus que les autres évidemment, je me suis trouvé presque à l'aise dans le Park Hôtel aux chambres immenses et aux vérandas suggérant autant de veillées coloniales. Et du coup je me suis rappelé tant d'ambiances de romans ou de films dont il ne reste ici que le décor surplombant, dans la nuit avancée, la rue aux ombres murmurantes. Derrière la moustiquaire, avant de lire encore un peu des Mathémathique congolaises de Jean Bofane, rencontré dès la première pause au Grand Parloir sous les dehors d'un svelte géant riant de toutes ses dents, j'ai regardé quelque temps les rues désertes de l'ancienne cité blanche et me suis rappelé le voyage de Gide et ses réquisitoires. Or nous étions bien loin, désormais, des indignations du grand sorcier protestant ! Près d'un siècle après son Retour du Congo, la parole était bel et bien, aujourd'hui, aux Africains, et j'étais là pour les écouter. Du moins est-ce avec reconnaissance que j'ai pensé au courage du cher bourgeois pédéraste accompagné du jeune Marc Allégret, aussi libre d'esprit que le furent plus tard un Céline ou un Simenon. À propos de Simenon, nous aurons soupé et sympathisé, ce soir, avec le très avenant Fabrice Sprimont qui aura contribué à l'organisation, au nom de la Communauté française de Belgique, de ce congrès resté longtemps bien improbable à mes yeux; et c'est grâce à lui, qui m'a rappelé Le blanc à lunettes, genre lettré d'aventure  frotté de douceur tchékohvienne et de surréalité belge, que nous en avons appris un peu plus sur les tenants et participants de cet étrange jamboree littéraire...         

     

                                                                                                 (Lubumbashi, ce 24 septembre 2012) 

    Maxou12.jpgCEUX QUI PARLENT. - Nous avions droit au prime time matinal des tables rondes arrangées en carré: c'était bien de l'honneur pour deux émissaires black'n'white de la Suisse qui, comme on sait, lave-plus-blanc.   Nous nous étions promis, avec Max le Bantou, de rester simples et vrais autant que faire se pouvait: je parlerais des transits féconds entre gens aux parlers variés, Max dirait à sa façon comment il vit la multilangue française entre Douala et le quartier des dames à vendre à Geneva International; déjà les micros grésillaient et tourniquaient les caméras aux épaules; bref la journée était lancée mais je ne sais pourquoi, à ce moment-là, le souvenir de mai 68 dans les couloirs de la Sorbonne m'est revenu: je revoyais ces parias de la banlieue parisienne débarqués aux barricades et qu'on appelait alors, je ne sais pourquoi, les Katangais; il y avait de ça plus de quarante ans: autant d'années que celles qui me séparaient des vingt-cinq ans de mon compère le Camer...

     

    CELLES QUI OEUVRENT. - Elles n'en finissent pas de nous ramener sur terre, nos mères et nos frangines, nos amantes et nos amies: nous avons le miel et le fiel des mots aux lèvres, mais malgré leur romantisme invétéré elles n'en finissent pas de nous rappeler le sel et le sol de la vie, et là je les voyais une fois de plus couper court au choeur des "y a qu'à" et des "il faut".

    Nous écoutions donc Bestine et Ana, qui oeuvrent en terres d'Afrique, et Dominique venue de Liège, et je me disais que sans elles rien ne se ferait qui doit se faire à partir de rien, avant même que rien d'institué ne se fasse. Car c'était de cela qu'il s'agissait bel et bien: combien de librairies en ces lieux, quelle politique du livre et de la culture au Katanga, dans l'entier Congo et dans le continent, quel appui aux écrivains et aux indispensables passeurs ? Or il me semblait n'entendre, au fil des débats, que les mots de miel et de fiel de ces messieurs-là...   

     

    Kourouma.jpgAhmadou Kourouma: « Partout où qu'elle soit dans le monde, une femme ne doit pas quitter le lit de son mari même si le mari injurie, la frappe et la menace. Elle a toujours tort. C’est ça qu’on appelle les droits de la femme.  »

     

     

     (Extrait d'un livre en chantier)

     

  • Milou au Congo

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    Celui qui te souhaite de profiter de l’Afrique comme on dirait à un Africain de profiter de la Suisse et, spécialement, de sa pâte à tartiner Le Parfait, etc.

     

    NOS ANGES GARDIENS. - J'avais rêvé que la nuit d'Afrique à gueule de crocodile m'avalait, comme Milou en est menacé dans Tintin au Congo, puis le sourire de ma bonne amie a éclairé mon réveil, j'ai bouclé mes valises, nous nous sommes quittés devant  la gare de Montreux le coeur un peu serré, elle m'a dit de penser à elle et j'ai souri en me disant que nos anges gardiens puisent en nous leur propre force - et déjà j'avais les tripes et le coeur en Afrique avant d'y mettre le premier pied, me replongeant, en train, dans la lecture entreprise la veille des Mathématiques congolaises de Jean Bofane; le tendre paysage de La Côte défilait aux fenêtres et je me trouvais entraîné dans la gabegie de Kinshasa, je voyais passer les villas de nababs du bord du lac et je lisais la scène atroce du gosse massacré par le sergent-chef Personne chargé de driller  les enfants-soldats; enfin je débarquai à Geneva Airport et retrouvai mon compère Max le Bantou avec lequel je me trouvais investi de la "haute mission", c'était marqué sur notre feuille de route, de représenter  la Confédération au Congrès des écrivains francophones à Lubumbashi - et Max me disait que son ange gardien à lui, sa mère à Douala, lui avait recommandé tout à l'heure,  au téléphone, de ne pas oublier d'emporter là-bas "La Parole"...                              

                                                                                   (Dans l'avion de Rome, ce 23 septembre 2012)

     

    DU CHAORDRE. - Tout de suite, touchant terre dans la touffeur de Lubumbashi, anciennement Elisabethville en son avatar colonial, m'a ravi le chaos organisé de cette Afrique-là.  Ah mais nos bagages étaient-ils arrivés, se trouvaient-ils dans l'entassement pyramidal jouxtant le tapis roulant ne roulant plus depuis longtemps, n'y avait-il pas de quoi s'inquiéter ? Mais non:   car dix, vingt, trente lascars aux gilets marqués de l'enseigne KATANGA EXPRESS nous pressaient de leur confier la recherche de nos précieux bagages moyennant quelque monnaie, et voilà que surgissait, rayonnant du plus alerte sourire d'accueil, le bien nommé  Chef du Protocole chargé de notre accueil solennel... 

    Lushi1.jpgLE CAFARD. - L'hymne solennel de la francophonie avait  déjà marqué l'ouverture du Congrès de Lubumbashi mais nous avions manqué ça et roulions maintenant à tombeau entr'ouvert dans le 4x4 noir corbillard du Chef du Protocole à faciès de fossoyeur  hilare.

    Nous étions tombés du ciel des songes dans la réalité cauchemaresque de la route congolaise où le spectre de l'Accident se trouvait déjoué à tout coup par le chauffeur entre déboîtements slalomés et déhanchements zigzaguants, mais curieusement je n'éprouvai aucune anxiété, tout à l'observation des visions  quasi surréelles qui se déroulaient le long des chaussées aux boutiques chamarrées et aux impayables enseignes; et partout des gens à vaquer, de bizarres arbres perchés sur des buttes, des femmes portant de hauts paniers en ondulant noblement, la ville s'annonçant dans les herbes, des terrains vagues et des friches - et voici que fièrement notre guide protocolaire  nous signalait les bâtisses de l'Administration Académique avant de bifurquer dans une zone défoncée entourée de bâtiments décatis aux diverses inscriptions de facultés - ainsi notre délégation suisse de deux pelés se pointait-elle au seuil du Grand Parloir où, tout soudain, une présence intruse se signalait dans ma chevelure encore mal démêlée de notre récent vol de nuit; et Max le Bantou  de chasser l'importun d'une chiquenaude élégante: bah, mais ce n'est qu'un cafard qui te souhaite la bienvenue ! 

     

    L'AREOPAGE . - Ensuite plus beaux, plus lustrés, plus étincelants dans leurs costars à rayures  et leurs chaussures à reflets, plus dignes et plus fringants que les magisters universitaires africains: jamais je n'avais vu jusque-là, et jamais mêlée, surtout, à tant de théâtrale apparence, tant de débonnaireté; puis les écrivains nous accueillaient eux aussi tout sourires, plus décontractés en leur apparat, dont  j'identifiai quelques-uns rencontrés, entre Paris ou Saint-Malo, dans l'autre Afrique essaimée, d'un Sami Tchak l'autre...

     

    Lushi5.jpgVOLEURS ET VIOLEURS. -  De nos premiers débats de francophones aux multiples provenances se dégagea, dès ce premier après-midi au Grand Parloir, le thème délicat assurément du vol de la langue et du viol de celle-ci. Les avis étaient partagés, contrastés, aiguisés par la présence de quelques dames se tenant les côtes.

    Tel estimait que son usage de la langue française relevait d'un indéniable vol, et qu'il en ressentait quelque gêne, tandis que tel autre affirmait que les langues africaines  pouvaient se prévaloir d'une antériorité  remontant au siècle d'Hérodote ou à de plus haute sources encore dont le français ne faisait que découler; et la question du droit de cuissage exercé par l'écrivain fut également l'objet d'un volubile échange tandis que l'orage y allait de ses arguments grondants.

    Or le premier jour des travaux tirait à sa fin. Le vent et la pluie à larges gouttes nous circonviendraient bientôt. Je n'en finissais pas pour ma part, déjà, de m'enchanter d'un peu tout. Nous filions enfin le long d'une route aux boues ocres éclaboussée par les sacs de pluie crevant dans les nuées. Nous nous trouvions comme dans un rêve éveillé sur une chaussée élastique bordée de campements à feux couverts. L'on voyait des silhouettes bouger entre vapeur et fumée. C'était l'Afrique tout cela, me disais-je, mais comment le dire en français ?       

          

     (Extrait d'un livre en chantier)

     

  • Ceux qui sont du clan

     

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    Celui qui sait que la couleur est dans le nom de Bolano / Celle qui porte l’eau douce au front / Ceux qui recensent les vagues / Celui qui pratique l’apnée lunaire / Celle qui savoure l’immanence à mi-pente / Ceux qui descendent dans le rêve par paliers / Celui dont l’épaule tiède accueille les chastes songeuses / Celle qui le fait avec les plongeurs glabres / Ceux qui parfument les rivages / Celui qui a la garde des flacons subtils / Celle qui se croit en odeur de sainteté nonobstant le décret du Vatican / Ceux qui fréquentent l’Hôtel Moderne avec des gestes anciens / Celui qui observe le serveur gracile à la cafète de la Maison de Repos / Celle qui le fait avec des Brésiliens illettrés mais moralement élégants / Ceux qui militent contre la réticence / Celui qui est non seulement contre mais tout contre / Celle qui dort un long temps au pied du morbier / Celui qui revisite la métairie de l’Oiseau / Celle que contrarient les appariteurs zoomorphes / Ceux qui stressent entre les dédaigneux / Celui qui sait pourquoi le poisson ne pense point mais réfléchit mieux la lumière que la moule maussade / Celle qui hume l’odeur de sodium des berges irradiées / Ceux qui ne pensent pas mais sentent fort / Celui que dirige la luminescence de la centenaire engloutie / Celle qui canne les chaises percées / Ceux qui en reviennent au siège curule genre Poséidon / Celui qui hante le bar sous la mer tenu par ce cher Roberto / Celle qui se conforme aux préceptes de la vie au fond des mares / Ceux qui se la jouent vingt mille lieues sous les moires / Celui qui n’a jamais confondu la généalogie du rabbi Iéshoua et celle de Gargantua / Celle qui récuse son ascendance darwinienne côté sangsues / Ceux qui ont survécu en s’entre-dévorant / Celui qui marque une pause dans le déroulé temporel de la Sélection / Celle qui se nourrit de regrets au point que son teint s’en ressent / Ceux qui assument leur profil siluriforme / Celui qui vit sa destinée d’enfant sirénomèle même pas sûr d’être sauvé par le Dieu méchant / Celle dont personne ne sait ce qu’elle pense de son enfant à branchies de requin / Ceux qui dissertent sur l’identité sexuelle de l’androgyne velu à trois fentes / Celui que sa vocation de pianiste de concert a conduit des favellas aux suites royales qu’il supporte à renfort de Prozac / Celle qui s’exhibe dans les débats philosophiques où l’on conclut toujours sur une note d’espoir / Ceux qui lèvent leur pouce sur Facebook quand on leur balance une photo de jonquille ou un cookie sympa, etc.

     

  • Appels d'air

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    APPEL D'AIR. - Nous nous sommes embarqués ce matin vers dix heures pour le sud de la France, destination Cap d’Agde, comme tant de fois depuis trois décennies. J’étais encore bien fatigué d’avoir très peu dormi, encore un peu stressé psychiquement d’avoir achevé hier soir tard, dans la rédaction déserte de 24 Heures – aussi déserte que celle où Buzzati, selon la légende, a commencé un soir de veille à composer Le désert des Tartares -, la dernière édition sous ma gouverne main de notre page littéraire du samedi, à la fois content et un peu troublé d'en avoir fini ; mais nous étions partis, de la route de montagne en zigzags nous avons passé à l’autoroute et j’ai sorti, pour nous en faire la lecture: De livre en livre de Michel Cournot, un recueil de papiers littéraires de ce chroniqueur de cinéma que j’ai lu tant et plus dans nos années de jeunesse et dont j’ignorais qu’il fût aussi un remarquable lecteur et un écrivain au verbe vif et au jugement à peu près infaillible.

    De fait, qu’il parle de Jean Genet ou de la Comtesse de Ségur, de Thomas Bernhard ou des relations de Marcel Proust et du vieux Gallimard, de Ramuz (de belles pages affectueuses mais sans complaisance et d’une rare justesse pour l’essentiel, quoique forçant un peu sur le Ramuz vieille souche) ou de Gide en Afrique (avec Marc Allégret) et à son retour d’URSS, de Michaux son ami ou du Petit Robert, le réalisateur des Gauloises bleues se montre le plus fin des des témoins de la vie littéraire, avec un portrait émouvant, aussi, de l’éditeur Grasset, ou une évocation toute de justesse de la destinée tragique de Drieu La Rochelle.

    Bref, nous n’avons pas vu passer la vallée du Rhône, j’ai lu De livre en livre sans discontinuer et nous avons passé Lyon, Montélimar et Nîmes, juste bloqués quelque temps par deux cons de camionneurs luttant de vitesse sur les deux voies, puis nous avons été heureux de retrouver les paysages du Midi aux pins délicats et au buissons de genets ou aux massifs de bougainvillées, sur quoi la mer est apparue entre deux collines et là-bas le fort d’Agde  sur sa colline tandis que la radio signalait des piétons égarés sur une autre autoroute du sud, du côté de Nice.

    Enfin nous voici dans notre studio jaune vanille surplombant la mer et donnant sur la jetée et le petit phare, au front sud de la futuriste  Cité du soleil décrite par Houellebecq dans Les particules élémentaires où cohabitent désormais naturistes à peaux boucanées (c’est nous) et libertins échangistes (ce sont eux), non sans affrontements picrocholins… 

                                                                                                 (Au Cap d’Agde, ce lundi 14 mai 2012)

    Panopticon555.jpgAVATARS DIVINS. - Cinq heures du matin. Des tas de pensées au réveil, qui demandent à être notées. Je me lève donc, bercé par le ressac de la mer, pour noter, sur ce carnet que je croyais avoir perdu hier et que j’ai retrouvé en ouvrant nos bagages, cette pensée ironiquement créationniste: que Dieu existe depuis mes six ou sept ans, qu’il a pas mal évolué vers mes quinze, seize ans, que je l’ai tué vers mes dix-sept, dix-huit ans et ressuscité un peu plus tard, qu’il a été catholique ultra vers mes vingt-cinq ans, qu’il est redevenu protestant vers mes quarante ans et que je ne cesse de le voir évoluer en lisant The God Delusion de Richard Dawkins, traduit plus explicitement sous le titre Pour en finir avec Dieu, dont les observations scientifiques darwinistes pures et dures m’intéressent et m’amusent, aussi, car l’auteur est plein d’humour, très plat en revanche dans ses tentatives d’explications de la foi religieuse, marquées par l’esprit le plus réducteur et le plus soumis à l’utilitarisme à courte vue de ceux-là qui n’envisagent la vie que sous l’aspect de la survie la plus terre à terre.

      

    Flannery28.jpgFLANNERY. - Il est des auteurs autour desquels je n’aurai cessé de tourner à travers les années, et telle est certainement Flannery O’Connor que Pierre Gripari l’athée, le premier, m’avait enjoint de lire en m’annonçant « le feu de Dieu ».

    Or à quoi tient la passion qui m’attache à cet écrivain de la grâce et de tous les tourments, des vices tenaces et du racisme coriace, dont le regard sarcastique sur notre pauvre humanité s’en remet aux impémétrables voies d’un Seigneur cruel ? Sans doute au caractère magnétique, voire électrique de son écriture à courts-circuits incessants, mélange de cruauuté et de compassion, de noirceur et d’éclats lumineux.

    Et puis, et surtout peut-être, Flannery O’Connor est de ces rares auteurs, comme les grands Russes (Dostoïevski et Tchekhov principalement) ou comme Simenon, qui nous confrontent à des personnages évoquant des « blocs de vie », compacts et autonomes. Ainsi, dès que je reprends la lecture d’Et ce sont les violents qui l’emportent, c’est le « bloc de vie » du vieux prophète Tarwater que je retrouve alors qu’il qui vient de calancher sur son petit déjeuner et que son petit-neveu, autre « bloc de vie », va devoir enterrer sous au moins dix pieds de terre. Et du coup je pense à Quentin et à Notre-Dame-de-la-Merci, dans lequel on se trouve également devant trois « blocs de vie », comme rarement dans la littérature contemporaine – comme chez à peu près personne, à ma connaissance, dans la génération de Quentin, sauf peut-être chez mon ami Max le Bantou.

     

    DE LA MER.- Le ressac nous berce, la nuit plus encore que le jour. Or cette voix de la mer me semble, des voix naturelles, la plus apaisante. De fait, les montagnes se taisent la plupart du temps, à croire qu’elles miment le silence du Dieu caché, juste troublé de loin en loin par le fracas lointain d’une chute de pierres ou par le grondement assourdi d’une avalanche, tandis que la mer nous rappelle sans discontinuer, en son murmure, d’où nous venons, de quelles profondeurs immémoriales nous avons surgi et où nous retournerons – non sans porter encore nos  frêles esquifs et capter nos regards pleins d’espoir de naufragés en sursis…

                                                                                                      (Cité du soleil, ce jeudi 17 mai)

     DE CITATIONS EN INCITATIONS. – C’est Charles-Albert qui disait, si je me le rappelle bien, que l’art de la critique repose en bonne partie sur l’art de la citation, et je crois que c’est en effet très juste : que c’est par la citation qu’on parvient à l’incitation.

    Décrire un texte sans citations reste souvent insuffisant, trop sec ou prétentieux (le style doctoral à l’allemande ou à la suisse allemande), alors que la citation a la première vertu de faire entendre la voix de l’auteur (pour autant qu’il en ait une – a contrario, citer les dialogues d’un Marc Levy revient à en montrer la remarquable indigence !), avant d’illustrer sa pensée ou sa perception du monde avec autant d’exemples qu’on pourrait dire chantés et qui incitent illico à la lecture de l’œuvre – ou au contraire à la fuir non moins résolument…

      

    Dupuy03©_Luc_Jennepin.jpgJDD en 3 D. - Réveillé à 4 heures du matin, avec un croc dans l’épaule, signe de stress accumulé. La mer assez véhémente sous nos fenêtres. Hier par courriel, Jean-Daniel Dupuy m'a écrit un début de chose intéressante à propos de L’Enfant prodigue. Du coup je me suis rappelé que le grand nocturne vivait à Montpellier, rue Jacques Brel, et que ce serait peut-être le moment de se rencontrer.  

    J’avais regretté que la publication, en ouverture du Passe-Muraille, d’un  texte saisissant de sa firme, soit restée sans suite. Comme je lui avais écrit que ses textes me semblaient « hors d’âge », il avait compris, m'avoue-t-il aujourd’hui, que je le trouvais ringard. Total malentendu, car à mes yeux la vraie littérature est par définition hors d’âge, de Lucrèce à Kafka ou de la poésie T’ang à Hölderlin. Je lui  ai donc fait un message pour lui suggérer une rencontre en 3D.   

                                                                                    (Au studio Paradiso, ce vendredi 18 mai)

     Celui qui n’arrive pas à gratter l’autocollant Vive Jésus à l’arrière de sa voiture de fonction stationnée à la douane du Qatar / Celle qui donne du pain aux Signes / Ceux qui vont répétant que qui a vu voira, etc. 

     

    DE LA RETRAITE. – Se retrouver d’un jour à l’autre à l’écart du monde dit productif représente, pour beaucoup, une épreuve qui a conduit, dans mon entourage proche, un oncle hyperactif à une première tentative de suicide, avant une longue dérive dans l’hébétude mentale, et notre père à un désarroi que j’ai découvert, un jour, en refusant son aide au motif que je ne voulais pas le déranger…

    C’est cela même : cette humiliation de celui qu’on repousse même gentiment (sûrement la pire façon, soit dit en passant) que j’ai tenté de restituer dans ma nouvelle du Maître des couleurs, où les collègues de bureau d’un employé présumé quelconque découvrent, au moment de lui désigner la sortie, un Mensch pas comme les autres et qui va leur en remontrer tout tranquillement.

     

    DE LA NOTE. -  Comme je lui demandais un jour s’il prenait des notes pour la préparation d’un roman, Jean Dutourd me répondit qu’une idée notée était pour lui une idée perdue. Or ce qu’on peut comprendre s’agissant de la préparation d’un roman ne s’applique pas du tout, selon mon expérience, à la prise de notes ordinaire qui a double valeur de clarification et de vérification. Emmanuel Berl disait écrire pour savoir ce qu’il pensait, et Léautaud que son Journal littéraire lui permettait de vivre deux fois, sa journée écrite s’ajoutant à sa journée vécue. En outre, si la note relève le plus souvent du petit matériau de base, elle peut être aussi l’aboutissement en pointe d’une méditation ramassée ou d’une réflexion décantée. Ainsi de suite...    

     

    Dupuy7.jpgFRÈRES D'ARMES. -  En fin d’après-midi, sur une terrasse de la place de la Comédie, à Montpellier, Jean-Daniel Dupuy nous a fait, à ma bonne amie et moi, une belle dédicace à son Ministère de la pitié, en concluant « Parce que la littérature peut TOUT et permet des rencontres. Nous en sommes la preuve ! À l’impossible on est tenu. Fraternité ».

    Grand diable au visage de bois sculpté, maigre et souplement délicat, Jean-Daniel nous attendait à 10 heures piles après le péage de l’A9 et nous a conduit, non loin du nouveau stade de rugby, jusqu’à la petite place des îles Marquise, jouxtant la rue Jacques Brel où il partage un charmant logis à petit jardin et bonne bibliothèques, trio de tortues et poissons rouges dans un bocal lunaire, avec le « doux dragon » Johanna au regard vivement malicieux et aux gestes de danseuse, Anouk la fée Clochette de huit ans et Aymeric le Peter Pan lutin à mèche sur l’œil – bref le plus harmonieux  quatuor qui se puisse imaginer, contrastant pour le moins avec l’univers foisonnant et noctuel d’Invention des autres jours, troisième livre de Jean-Daniel qui nous avait fait nous rencontrer occultement avant que Le Passe-Muraille ne lui consacre ses pages d’ouverture.

    Jean-Daniel, qui gagne sa vie en veillant la nuit des ados en difficulté ou en organisant des ateliers d’écriture, m’a paru dès le début ce qu’on peut dire un « pur », genre fou littéraire élaborant un labyrinthe à la Piranèse ou à la Borges. Tout de suite nous avons découvert, et dans la présence irradiante aussi de Johanna, comédienne et danseuse dans une troupe « mixant » les sourds et les « entendants », un bon type absolument « normal », capable d’improviser un repas en moins de deux, et un lecteur considérable avec lequel je me suis illico entendu sur d’innombrables sujets. Illico je suis tombé, dans sa bibliothèque, sur L’Homme perdu de Ramon Gomez de La Serna, que je ne connaissais pas et dont il m’a montré, page 99, le départ de son livre actuellement en chantier, évoquant une sorte de Luna Park stellaire dont il a tiré un chapitre dans le livre qu’il vient de publier, intitulé Le Magasin de curiosités, tout à fait dans la lignée des inventaires baroques  d’Invention des autres jours.

    Dans la fraternité des fous de lecture, nous nous sommes attardés à l’immense librairie Sauramps où Jean-Daniel m'a offert La Traductrice d’Efim Etkind, émouvante évocation d’une « sainte » victime du stalinisme qui a passé des années à traduire le Don Juan de Byron dans une cellule du NKVD, je lui ai offert L’enfant de Dieu de Cormac McCarthy et Aline de Ramuz (quelque heures plus tôt nous avions commencé de nous tutoyer après avoir parlé du Petit village où il y a un Jean-Daniel…), ma bonne amie a acheté les Contes du chat perché pour les enfants de Johanna, et nous nous sommes promis de nous revoir en emportant chacun son trésor sous le bras…  

     

    A COMME ALPHABET. – Pour base d’un de ses ateliers d’écriture avec des ados considérés comme « perdus », Jean-Daniel Dupuy est parti de l’alphabet. S’approprier chaque lettre, la décrire et l’animer, la faire en rencontrer d’autres, former des mots qui dansent ensuite ensemble et vont se promener le long des pages, pour se parer en passant de couleurs comme dans le poème fameux de Rimbaud : c’est ce que notre ami a partagé avec ses mômes. Une autre fois, annonçant à un autre groupe d’enfants handicapés qu’on allait « récolter des mots », il a vu ceux-là se pointer avec des paniers dans lesquels, de fait, la cueillette a été ramassée.

    Pour notre part, nous égrenons l’Alphabet de nos goûts partagés, d’A comme Âge d’Homme (Jean-Daniel a une belle collection de classiques slaves et L’Ange exilé de Thomas Wolfe ne lui est pas inconnu…) à S comme Simenon (il a été fasciné par La Fenêtre des Rouet), H comme Highsmith (dont je lui parle car il n’en a rien lu), I comme Indridason (il connaît bien le polar mais ignore l’Islandais que lui cite ma bonne amie) ou Z comme Zambrano, Maria Zambrano, philosophe espagnole au verbe éminemment poétique dont j’ai acheté, chez Sauramps, De l’aurore et Les clairières du bois...

     

    Z comme Zambrano. – Ce matin encore, j’ignorais tout de Maria Zambrano. Au fil de nos premiers échanges, avec Jean-Daniel Dupuy, qui ignorait tout ce matin d’Annie Dillard dont je lui parle, il m’a révélé l’œuvre de cette essayiste espagnole dont la phrase et les développements, les fragments méditatifs, les fusées éclairantes et les méditations lyriques. me rappellent immédiatement Dillard et Gustave Thibon.

    « La pensée vivifie », écrit Maria Zambrano. Et voici ce qu’elle note, dans Les clairières du bois, sur Le vide et la beauté : « La beauté fait le vide –elle le crée – comme si cet aspect que prend toute chose qui en est baignée venait d’un lointain néant et devait y retourner, laissant la cendre de sa face en héritage à la condition terrestre, à cet être qui participe de la beauté ; et lui demande toujours un corps, sa juste image, dont par une espèce de miséricorde elle lui laisse quelquefois la trace : cendre ou poussière. Au lieu du néant, un vide qualitatif, pur et marqué à la fois, l’ombre du visage de la beauté lorsqu’elle se retire. Mais la beauté qui crée ce vide, ensuite, le fait sien, car il lui appartient, il est son auréole, l’espace sacré où elle demeure intangible. Où il est impossible à l’être humain de s’installer, mais qui le pousse à sortir de lui-même, qui amène l’être caché, âme accompagnée des sens, à sortir de soi ; qui entraîne avec lui l’existence corporelle et l’enveloppe, l’unifie. Et sur le seuil même du vide que crée la beauté, l’être terrestre, corporel et existant, capitule ; il dépose sa prétention à être séparément et jusqu’à son ambition d’être lui-même ; il livre se sens, qui ne font plus qu’un avec son âme. Evénement qu’on a nommé contemplation et oubli de tout souci »…

     

    DU REALISME PANIQUE. - Je lis ces jours de tas de livres à la fois, dont Le réel et son double de Clément Rosset, qui parle de ce phénomène très actuel qu’on pourrait dire du déni du réel, correspondant à une évidente peur de celui-ci. Or il me semble que c’est en défiant cette angoisse de façon panique qu’un Houellebecq, après le cinéma belge, a repris le flambeau d’un certain réalisme lyrique illustré par le Voyage de Céline ou par L’Apprenti de Raymond Guérin, pour ne citer que des romans en langue française. Loin de moi l’idée d’en faire une théorie trop codifiée, mais il me semble qu’Au point d’effusion des égouts, de Quentin Mouron, amorce une observation et des constats de ce type, qui se développent plus amplement dans Notre-Dame-de-la-Merci.

    Je vais creuser le sujet, à la lumière, entre autres, de ma lecture de Flannery O’Connor, qui participe elle aussi, avec beaucoup plus de finesse géniale que l’amer Michel, de ce réalisme poétique et panique auquel je pense.

     

     Celui qui rappelle volontiers à ses amis homos finalement comme les autres qu’il les estime finalement comme les autres mais sans plus / Celle qui pense que le Jardin du Souvenir convenait très bien aux restes de son frère junkie / Ceux qui estiment qu’un peu de culture est un plus dans leur milieu d’affaires, etc.

     

    À TOUT-VAT. - Aujourd’hui le temps maussade, voire brouillasseux, était favorable à la lecture-lecture, mais lire les visages des gens cheminant sur la grève, contempler le spectacle des grandes vagues se brisant sur les rochers de la jetée au petit sémaphore, relever les derniers texti (un texto, des texti) de nos enfants, déchiffrer les inscriptions visant à la préservation morale du biotope (toute exhibition sexuelle est passible d’une amende de 17.000 euros ou d’emprisonnement) ou au contraire à l’incitation à l’amorale transgression (ce soir Gang Bang au Jardin d’Eve), bref grappiller de l’Hypertexte à tout-vat ne saurait que nous « éjouir un max » pour parler comme Alcofribas Nasier…

     

    (Extraits d'un livre en chantier)

  • Des idiots utiles

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    Dans Le Studio de l'inutilité, son dernier recueil d’essais, Simon Leys se livre à une mise en boîte carabinée de Roland Barthes après son mémorable voyage de 1974 en Chine, avec l’équipe de Tel Quel. J’avais déjà bien ri en lisant Les Samouraïs de Julia Kristeva, qui en donne une relation hilarante de jobardise, par exemple quand je ne sais plus lequel de ces éminents intellectuels se demande pourquoi le Pouvoir chinois les a invités, à quoi Philippe Sollers répond, sérieux comme pas deux,  que la caution de l’intelligentsia parisienne aux options du Pouvoir en question justifie probablement cette invitation...

    Leys.jpgOr Simon Leys rappelle que cette excursion d’idiots utiles correspond à une période de répression féroce accrue dont aucun de ceux-là n’a pipé mot. Mieux: dans un commentaire à ses notes de voyage, d’une insipidité abyssale, Roland Barthes justifie sa servilité en donnant du galon à un «discours ni assertif, ni négateur, ni neutre » et à « l’envie de silence en forme de discours spécial »...

    À ce « discours spécial » de vieille peau gâteuse se tortillant dans son étole de mohair, Simon Leys répond en vrai Belge non moins spécial : « M. Barthes définit avec audace ce que devrait être la vraie place de l’intellectuel dans le monde contemporain, sa vraie fonction, son honneur et sa dignité : il s’agit, paraît-il, de maintenir bravement, envers et contre «la sempiternelle parade du Phallus» de gens engagés et autres vilains tenants du «sens brutal », ce suintement exquis d’un tout petit robinet d’eau tiède ».

    Dans la livraison de janvier 2009 du Magazine littéraire, Philippe Sollers affirmait que les carnets chinois de Barthes reflétaient en somme la «décence ordinaire» célébrée par Orwell. Mais Simon Leys y voit plutôt « une indécence extraordinaire» et cite le même Orwell pour qualifier le non moins extraordinaire aveuglement d’une certaine intelligentsia occidentale face au communisme, d’Aragon en Union soviétique à Sartre léchant les bottes de Castro: «Vous devez faire partie de l’intelligentsia pour écrire des choses pareilles ; nul homme ordinaire ne saurait être aussi stupide »…

    Or il va de soi que Simon Leys gardera sa réputation d’ anticommuniste primaire, même sachant ce que nous savons aujourd’hui des crimes de la Révolution culturelle aux centaines de milliers de victimes, alors qu’il incombe au très élastique Sollers de nous expliquer aujourd’hui même, dans le Nouvel Ob’s, «Comment devenir Chinois»… 

     

    (Extrait d'un livre en chantier)mao1.jpg

  • Anges de Facebook

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    De la réalité messagère.

    Je les tague et ils me répondent: j'aime. Telle est la nouvelle réalité messagère. Par exemple je tague Gilda tous les jours et elle me répond tous les jours: j'aime. Mais qui est Gilda ? Gilda est une jouvencelle octogénaire russophone et lettrée comptant au nombre de mes 3215 amis  de Facebook. Je la connais à peine mais je l'aime bien comme je crois qu'elle m'aime bien. J'aime bien aussi mes deux Anne-Marie, qui sont de plus anciennes complices: la gauchiste des rues de Lausanne et la rêveuse du bocage poitevin. Nous commençons à faire vieux couple à trois, mais jamais elles ne m'ont fait de scène. D'autres en revanche  m'ont lâché, ou fâché, ou ne lèvent plus le pouce. Nul n'y est évidemment obligé.

    François, par exemple, qui est un des plus anciens de mes amis sur Facebook, à qui même je dois de m'être logué (ce vocabulaire !) après qu'il me l'eut recommandé, lève rarement le pouce. Je le sais pourtant attentif: il lit en tout cas mes listes, qu'il a même publiées en recueil dans l'édition numérique qu'il dirige avec toute une équipe. Le fait est rare, mais nous nous sommes rencontrés une fois en 3D, à Lausanne, comme si nous nous connaissions depuis longtemps. De la même façon, j'ai rencontré l'automne dernier mon cher compère Bona à Sheffield, que je connais depuis 2005 par nos blogs et qui, je m'en inquiète, ne lève guère le pouce ces jours. Mais il faut dire que je vais rarement sur son profil Facebook, de même que je ne suis les écrits de François que sur son site rabelaisien. Je dois n'avoir levé le pouce que deux ou trois fois sur son mur, mais j'en connais qui ne lèvent jamais le leur sur le mien, à commencer par ma bonne amie qui me dit tant et plus qu'elle m'aime, en 3D, sans me gratifier, ou presque jamais,  du moindre j'm virtuel. D'autres de mes proches, voire très proches, se manifestent par la même façon de ne pas se manifester: nous nous aimons quand même, sans lever le pouce...

     

    Angelo.jpgTout cela pourrait sembler "limite débile", pour user du volapück actuel, et je le pensais d'ailleurs avant de me loguer sur Facebook, mais l'exercice quotidien de la chose, qui n'est pour moi que la prolongation de carnets que je tiens depuis la nuit de mes temps (disons depuis mes seize ans ou dix-huit ans) m'a convaincu du fait que cette nouvelle réalité dite virtuelle n'est pas moins actuelle, à maints égards, que celle qu'on croit la seule réelle. Cela étant je ne me force pas: j'essaie de rester naturel. J'ai l'accueil si débonnaire, non sans préventions occasionnelles, que je compte maintenant plus de 3000 amis, dont une trentaine avec lesquels j'échange plus ou moins régulièrement.

     

    Ledit échange est tout à fait gratifiant avec une poignée d'amis partageant mes passions, à commencer par les anciens libraires Claude ou Jean-Pierre, une consoeur Ariane et d'autres prénommées Christine ou Isabelle, d'autres  compères écrivains tels Jean-Michel ou Sergio, ou encore Jacques et Alain, Philippe I et Philippe II, un autre François poète, à ceux-là s'ajoutant une Claudine veuve et joyeuse, une Aude et tous les prénoms courants, de Catherine à  Andonia ou de Michèle à Michelle, de Fabienne à Fabiola, de Diane à Joëlle, de Nathalie à Natacha,  j'en passe et j'abrège sans craindre de froisser aucune aile...

    Mes anges de Facebook  ne requièrent, en effet, aucune révérence sociale en dépit de la nature du réseau. Mes anges de Facebook sont à la fois irréels et plus que réels, autant que l'inspecteur Columbo dans Les ailes du désir de Wim Wenders, qui incarne son personnage avec une sorte de valeur ajoutée. Mes anges de Facebook sont également doubles, comme je le suis à mon propre égard lorsque j'écris, comme Philippe à Shangai devient l'ange qui s'accompagne lui-même et puis échange, comme j'échange avec deux Yvan, un William à Los Angeles, un Mauro chinois à Florence et mes frangines réelles ou quelque autre frère virtuel - ainsi passent les messagers...