
À propos de Walter, nouveau roman d’Helene Sturm paru chez Joëlle Losfeld, délectable de style et de malicieuse songerie.
La mélancolie n’épargne pas les enfants prodiges, on pourrait même dire : au contraire. Le fait d’écrire sa première tragédie en alexandrins, ou sa première symphonie, entre trois et cinq ans, loin d’exclure les états d’âme, tend plutôt à les exacerber. Les dons exceptionnels vont de pair, assez naturellement et au gré des vanités familiales, avec le sentiment d’être unique, mais aussi d’être seul par voie de conséquence - et même vachement dans certains cas.
Walter n’a rien, pour autant, d’un Werther suicidaire avant l’heure, qui attend d’ailleurs l’âge assez avancé de treize ans pour se lancer dans sa première pièce. Avant cela, il n’aura guère écrit que quelques rédactions « pour lesquelles son professeur a regretté qu’on ne puisse pas dépasser une note de 20 sur 20 d’au moins trois ou quatre points, tant ses considérations imagées sur les dimanches pluvieux, la marchande de sable et son bagage à roulettes, la pisseuse de Picasso, le Petit et le Grand Albert, le rut des libellules et le défilé des chenilles processionnaires le 14 juillet sont drôles et surprenantes ».
En rêveur organisé (il est tendancieux de prétendre qu’un rêveur ne sait pas mener sa barque, même s’il compte sur ses gardes du corps pour veiller sur ses pinces à vélo), Walter commence par lire tout ce que la bibliothèque municipale compte de pièces de théâtre (y compris LesThesmophories d’Aristophane), puis il cherche un titre en mordillant sa pointe Bic, tâtonne et finalement le trouve en se faisant admonester par une vieille pitéonne qu’il a failli renverser (« Souvent les vieilles dames sont invisibles. Souvent, elles marchent plus lentement que leur ombre. Il a l’impression de la traverser comme un nuage ») et qui lui lance cette injonction à la Zévaco (il a lu tout Zévaco) et « c’est cette phrase, sa cape er son épée, qu’il choisit finalement : « Passez votre chemin, godelureau ! ». Cela pour le titre.
Ensuite le décor, les personnages, la première scène et les suivantes, qui se composent au fil des jours et plus volontiers « sur la pente du sommeil ». Tout ça plein de surprises fantaisistes et de trouvailles, entre le terrier d’Alice et un bazar aux accessoires poétiques ou dramaturgiques rappelant tantôt Marcel Aymé, Pérec, Roussel, Larbaud et quelques autres pas forcément connus de Madame Bistre sa prof de français qui en pince pour lui et lui répètera par oral ou écrit : « écrivez,Walter », tandis que sa mère lui serine « Tu sais, Walter… » avant de conclure non moins mécaniquement « mais ce que j’en dis… »,de quoi rendre dingo un moins patient que lui. Ah, les profs de lettres poilues sous les bras, ah les mères qui ressemblent à Ava Gardner et raffolent de Belle du Seigneur...
Chacun trouvera, dans le projet de pièce de Walter, ce qu’offre l’auberge espagnole ordinaire, didascalies comprises, mais ce qui compte ici n’est pas tant le contenu de la chose que le processus de son élaboration, où la malice de l’auteure fait merveille. C’est que Walter est à la fois un poète possible et un garçon bientôt rattrapé par son corps, ses boutons et sa pilosité nouvelle d'en haut et d'en bas. La quinzaine passée, de dramaturge il devient moraliste à aphorismes, dont le premier sera « À l’amour impossible nul n’est tenu ». Ses gardes du corps et néanmmoins amis dévoués Josselin et Ferréol, qu’un tendre amour apparie, ont peut-être inspiré le deuxième (« Deux crétins ensemble ne valent pas mieux qu’un imbécille solitaire »), mais la question de l’orthographe du mot imbécile, avec une ou deux ailes, reste pendante. Puis surviendra Sacha, qui n’est pas un garçon mais une fille, presque une femme avant l’heure, et d’autres aphorisme compléteront ses (futures) œuvres complètes, tels : « Dans le giron d’une vierge, n’importe quel garçon a l’air d’avoir été descendu d’une croix », ou encore : « Eros est un sale gosse capricieux ». Or c’est auprès de Samantha, moin bêcheuse que Sacha et nettement plus expérimentée, que Walter fera ses vrais débuts dans la vie qui se vit et s’écrit à la fois comme ça se prononce, sans trop savoir ce qu’il a envie de faire de son existence hors de la rêverie.
Plus tard il y aura des baisers et le bac, les vacances à jamais incomparables d’après le bac avec Samantha et les garçons collés l’un à l’autre comme des caramels, la mer aux Saintes et le camping, avant la suite de la vie qui les séparera, c’est sûr.
Tout ce temps d’un lustre juvénile (et c’est le charme intense de ce livre restituant merveilleusement les temps de l’adolescence et de la prime jeunesse), la mélancolie n’aura cessé d’accompagner Walter en douceur, sans lui gâter sa santé. À la fin des vacances il en est là : « Walter rêvasse assis derrière dans la voiture, la tête de Samatha endormie sur son épaule, ce qu’il trouve très désagréable parce qu’il fait très chaud. Il aimerait que les garçons arrêtent de parler. Il aimerait beaucoup être tout seul. Il aimerait aussi pouvoir sortir de sa poche son carnet et son stylo. Il aimerait encore qu’il pleuve. Il aimerait plus que tout être dans un cinéma vide avec de belles images rien que pour lui. Il aimerait mieux encore être ailleurs. Il se demande s’il préfère une histoire de cul avec l’amour dedans, ou une histoire d’amour où il y a du cul. Il s’effraie de tout ce qui tue le désir, il voit bien que ça va très vite, que ça résiste moins bien au temps qu’un tout petit coquelicot sous une averse. Il n’a même pas l’endurance d’un tout petit coquelicot, il ne se redresse plus. Il se sait incapable de transformer le plomb des jours en feuille d’or que le moindre souffle fait vivre, la peau de chameau en peau de chamois, la perte blanche en filet de nacre, le gousset sali en enluminure, le rire cétin en rouge-gorge. S’il avait le courage de ses désirs, il dirait : posez-moi à la prochaine gare,je vais vers le nord, j’ai rendez-vous avec une gare qui va vers la mer ».
Tout ça pour dire que c’est comme ça qu’Helene Sturm écrit, et que c’est l’essentiel. Dans la foulée, Walter s’est encore essayé, après le théâtre et les aphorismes, au genre épistolaire. C’est une autre voie du naturel littéraire, avec sa façon de transformer le plomb en feuille d’or- mine de rien - , qui fait la qualité rare de ce roman de l’apprentissage au sens léger du terme. On est ici dans la pure ligne de Pfff…, premier roman dont c’est ici le préambule chronologique, à l’époque du premier Nutella et des Craven A, en cet âge dit bête qui est souvent moin con que l’âge adulte - mais là encore Walter nous balance un aphorisme pour la route : « Les préjugés sont souvent des boulets pour l’esprit ». Oh la la, ce que c’est bien dit. Surtout que c’est porté par un style d’une radieuse fluidité, n’était la mélancolie, dont l’érotisme est aussi englobant que nature…
Helen Sturm. Walter. Joëlle Losfeld, 158p.


Le roman en question évoque une relation amoureuse typique de l’époque, aussi forte sur le moment que fugace, débouchant sur une séparation, avant la naissance d’un enfant. Or Yanis s’identifie à l’enfant sans père du roman et débarque, un jour, par effraction, dans la maison du romancier qu’il croit vide, en quête d’une trace. Sans les prévenir du caractère illicite de l’intrusion, Yanis y entraîne ses amis Sonia et Fatou dont on apprendra, par la suite, qu’eux aussi ont des raisons de se sentir « orphelins ». Où cela se corse, c’est lorsque Kateb, dans sa chaise roulante, surprend le joli trio en train de profiter des aises de sa belle maison de La Marsa, entre fringues et victuailles…
Yanis (campé avec une intensité vibrante par Mabo Kouyaté) incarne par excellence, sous les dehors du DJ à la coule, le jeune homme en manque de père et de famille, formant avec Sonia (Sarra Hanachi) et Fafou (Mohamed Mrab ) un trio mimétique dont les deux personnages secondaires restent esquissés, alors que l’essentiel de la tension se concentre entre Yanis et Kateb, superbement incarné par Hichem Rostom.
Autant dire que, sous les dehors d’un film populaire-de-qualité qui peut séduire tous les publics, le réalisateur tunisien parvient à signer une œuvre d’auteur aux résonances profondes, où la réflexion et l’expression artistique se fondent en harmonie. 

Plus précisément, les trois voix alternant dans le roman sont celles de Manuel (Manel en catalan, dont l’auteur souligne volontiers la nuance), prof de littérature dans la cinquantaine vénérant Pablo Casals en lequel il voit même, éthiquement parlant, une sorte de père de substitution ; Ana sa fille de quinze-seize ans, qui vit la musique de tout son être, au dam de sa sœur railleuse qui se croit la seule artiste de la famille, et en relation quasi fusionnelle avec Giogio - son violoncelle valant le prix de trois voitures du type de celle de ses parents – et se préparant à une probable grande carrière, non sans humilité travailleuse et avec une sorte de candeur qui lui fait dire, par exemple, qu’elle ne peut jouer bien que lorsqu’elle est amie avec elle-même ; enfin, hors d’âge et pourtrant très présent, Pau lui-même, dit Pablo, parlant du ciel avec un œil sur la jeunote, évoquant tantôt sa très longue vie (il est mort à 96 ans en 1973) et tantôt s’interrogeant sur la nature de la musique, nos relations avec celle-ci (Franco aimait-il lamusique ?) ou son sens profond.
Hubert Auque, Trio pour violoncelle seul. Editions Pierre Philippe, 173p.
Au fil des témoignages, avec l’apport majeur de l’historien Edgar Bonjour, dont le rapport monumental éclairera ces années de manière décisive - quoique jugée insuffisante par la suite -, l’on voit apparaître, en violent contraste, le côté presque dérisoire de la « connerie » du jeune Ernst, par rapport aux positions et propositions de certains notables hauts placés et autres ministres appelant à la soumission à l’Allemagne.
Richard Dindo au Festival Visions du réel
Du 25 avril au 3 mai, à Nyon, le Festival international Visions du réel, qui fête ses 45 ans d’existence et sa vingtième année sous cette appellation, propose un aperçu très substantiel du cinéma mondial documentaire.
Initiative à saluer entre autres innovations pour cette nouvelle édition 2014: la fondation du Sesterce d’or, nouveau trophée créé par le sculpteur Bernard Bavaud et qui récompensera les grands prix et d’autres distinctions honorifiqes Ainsi Richard Dindo recevra-t-il le premier Sesterce d’or Prix Maître du Réel (!) attribué depuis cette année à «un cinéaste du réel de renommée mondiale». Une rétrospective de cinq films est programmée et le réalisateur zurichois animera un atelier lié à Homo Faber, de Max Frisch,l’œuvre sur laquelle ce passionné de littérature travaille actuellement.
Olfa Chakroun et Dionigi Albera. La maison d’Angela, 2012. Focus Tunisie. Salle communale, 14h. 


Dans une première biographie sympathique, Jürg Wegelin, ancien élève du prof de sociologie mais pas complaisant pour autant, a retracé les grandes lignes de la trajectoire du fils de sage famille bernoise entré en rébellion contre son père, "adopté" à Paris par Jean-Paul Sartre et devenant l'un des phares du tiers-mondisme et le critique radical de son pays "au-dessus de tout soupçon". L'engagement de l'intellectuel, le travail du député, le fracas des livres, les procès, la famille: tout y était, ou presque.
Et les enfants là-dedans ? "Je suis comme les Africains: je ne les nomme pas !", s'exclame d'abord le père de Dominique, né en 1970. Et pourtant: "La naissance de notre fils a été comme le premier matin du monde. Ensuite, j'ai craint qu'il ne me traite comme je l'ai fait avec
Père et grand-père, l'infatigable pèlerin qui a été désigné, en 2000, comme rapporteur spécial de l'ONU pour le droit à l'alimentation, a été confronté maintes fois à l'enfance malheureuse. Mais comment a-t-il vécu cette déchirure


- La perception de la beauté est-elle universelle selon vous ?
- Qu’est-ce qui caractérise la vision chinoise à cet égard ?
Celui qui a tout compris et le serine sans y être convié / Celle qui monte en chaire dès qu’elle y va de son commentaire / Ceux qui ont des avis sur tout et des opinions arrêtées surtout / Celui que tu n’as pas sonné tellement il est cloche / Celle qui porte la pensée juste à tailleur strict / Ceux qui n’ont jamais affabulé (mentent-ils) et sont donc plutôt à plaindre / Celui qui a autant d’humour qu’une borne / Celle dont le cœur fonctionne à l’essence 2T / Ceux qui décèlent la continuité parfaite entre concorde et discorde / Celui qui a appris à résister au désir émulateur en feignant de lui céder / Celle qui a peu de désirs mais beaucoup d’envies / Ceux dont la soif de transgression bute sur l’envie / Celui qui cite Derrida sans rouler les r / Celle qui a trouvé sous le divan des paquets d’envies refoulées par des clients
À L’ENFANT QUI VIENT





À ce «discours spécial» de vieille peau gâteuse se tortillant dans son étole de mohair, Simon Leys répond en vrai Belge non moins spécial: «M. Barthes définit avec audace ce que devrait être la vraie place de l’intellectuel dans le monde contemporain, sa vraie fonction, son honneur et sa dignité: il s’agit, paraît-il, de maintenir bravement, envers et contre «la sempiternelle parade du Phallus» de gens engagés et autres vilains tenants du «sens brutal », ce suintement exquis d’un tout petit robinet d’eau tiède. »
Or il va de soi que Simon Leys gardera sa réputation d’anticommuniste primaire, même sachant ce que nous savons aujourd’hui des crimes de la Révolution culturelle aux centaines de milliers de victimes, alors qu’il incombe au très élastique Sollers de nous expliquer aujourd’hui même, dans le Nouvel Obs, «Comment devenir Chinois »... 



Celle qui a rencontré Roberto Bolano dans un cocktail où il lui a dit qu’elle avait la même dégaine qu’un des personnages de son roman-somme à paraître probablement après son décès / Ceux qui ont cru voir la silhouette de Benno von Archimboldi derrièreles fusains du Hilton de Montréal alors qu’il s’agissait de celle de Réjan Ducharme / Celui qui a été surpris (physiquement) par la taille du professeur Umberto Eco rencontré à Malmö et que diverses femmes journalistes harcelaient pourtant / Celle qui a découvert Le nom de la rose en version espagnole pendant sa coloc de Tolède d’où elle est revenue diplômée et toujours méfiante à l’égard des moines érudits montrant certaine alacrité dans la libidinosité / Ceux qui sont reconnus de leurs pairs après avoir publié des articles jamais lus par leurs mères /Celui dont on prétend qu’il lève une femme dans chaque colloque et parfois deux quand ça se prolonge / Celle qui se trouvait à Amsterdam dans la salle des spécialistes allemands d’Archimboldi jouxtant celle des commentateurs anglo-saxons beaucoup plus expansifs et applaudis par le public / Ceux qui prétendent avoir rencontré Elizabeth Costello à tel ou tel congrès alors qu’elle n’a cessé de se tourner les pouces dans le livre qu’elle a inspiré à J.M. Coetze peu avant son Nobel /
Celui qui révèle gravement à ses collègues du Colloque 2666 que Roberto Bolano a piqué l’idée des salles rivales d’Amsterdam (et leur effet comique) à un roman de Martin Amis, avant qu’un chercheur anglais précise que celui-ci l’a fauchée au roman de Colm Toibin consacré à Henry James et que Liz Norton se lève enfin pour indiquer la source de cette super idée chez Borges l’Argentin et Boccaccio l’Italien / Celle qu’on dit l’incollable des colloques / Ceux qui rédigent le Routard des Colloques avec restaus chics et bon trucs du cru, etc.
(Cette liste a été jetée sur une nappe de papier de l'Hôtel El Hana International, à Tunis, en marge de la lecture de 2666 de Roberto Bolano)
Anne-Marie Jaccottet peint «d’après nature», comme on dit, avec des éclats de joie chez elle aussi qui rappellent un peu, en plus modeste, les contemplatifs lumineux à la Bonnard. «Ce que l’on voit dans ces paysages et dont on sent l’odeur, c’est la terre au matin», écrivait Paul de Roux à propos de ses aquarelles, faisant comme un écho à Jean Starobinski qui disait Philippe Jaccottet «l’un de nos plus merveilleux poètes de l’aube.» Avec une attention émouvante, le poète lui-même commentait ainsi la progression de sa compagne: «Ayant vu cette oeuvre s’élaborer lentement,à travers les obstacles qu’une femme, embarrassée d’autres tâches inévitabéles, rencontre chaque jour, cequi n’a cessé de me surprendre, c’est la façon dont le temps, qui nous use, sait aussi nous aider: on ne voyait pas se faire les exercices, les essais, les retouches qu’on imagine indispensable, il y avait même des périodes, impatiemment subies, d’inactivité forcle; et comme brusquement, on se trouvait da ns une phase nouvelle, on était monté d’un étage; comme si le changement, le progrès (manifeste) s’étaent fait «en dormant», comme si c’étaien les jours eux-mêmes, et les nuits (presque autant que l’oeil et la main) qui avaient agi». Et ces mots aussi, du poète à propos de l’artiste, ne pourraient-ils être retournés au premier ?
Musique du silence. Morandi vu par Philippe Jaccottet. Ce texte figure dane le volume de La Pléiade sous le titre Le Bol du pèlerin.



