Celui qui te dit que l'Afrique c'est l'Afrique / Celle qui répond à la mendiante qu'elle a déjà donné / Ceux qui paient leurs impôts et sont donc en ordre avec leur conscience / Celui qui décide qu'avec tous ces étrangers il va s'installer au Qatar pour être plus tranquille / Celle qui se défend de penser au malheur des autres afin de garder le moral et celui de Lula la levrette / Ceux qui défendent le Tibet au dam de leurs voisins qui ne savent même pas où c'eselui qui est solidaire à distance et rapiat en coloc / Celui qui estime que l'amour du prochain est un truc de propagande des chrétiens de gauche / Celle qui n'a jamais prétendu qu'elle aimait les gens tout en se comporgant comme si / Celui qui n'a rien à dire de Gérard Depardieu sinon ça se saurait / Celle qui remarque qu'on peut dire ça comme ça comme si l'on pouvait ne pas le dire ce qui reviendrait au même ou pas ça se discute au niveau du contexte / Ceux qui n'ont jamais été jeunes au motif qu'ils sont nés trop tard / Celui qui est attendu àla gare mais qui a changé d'option en route / Celle qui y est pour personne sauf pour du cash / Ceux qui ont tout fait pour ne rien vous cacher sans que ça se sache / Celui qu'on traite de vendu pour mieux l'acheter / Celle qui relaie la rumeur pour que ça se sache / Ceux qui ne votent plus du moment qu'on a l'alternance et même parfois la cohabitation si ça se trouve / Celui qui se considère cmme un produit de développement durable / Celle que les cons cernent / Ceux que la mort des forêts ne concernent pas directement donc ils continent de lire et d efumer dans les bois, etc.
Peinture: Pierre Lamalattie.
Livre - Page 111
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Ceux qui ne sont pas concernés
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Ceux qui tournent en rond
Celui qui t'a dit l'autre jour que la seule chose qui comptait dans ta vie était ton salut et que tu salues ce matin et qui ne te répond même pas ce rat / Celle qui répète que depuis que la France ne se comporte plus en Fille aînée de l'Eglise sa fille cadette ne va plus à confesse / Ceux qui ne font plus trois p'tits tours et puis s'en vont vu qu'ils s'en sont allés pour de bon / Celui qui promet de brûler son cher journal quand il y aura écrit tout ce qu'il a à dire de gênant pour les pompiers du bourg / Celle qui refuse de penser et laisse son palefrenier panser son cheval et la baiser s'il y pense / Ceux qui préfèrent ne pas lire afin de ne point être influencés / Celui qui répète à son fils Hervé-Marie que Dieu punira la famille s'il s'obstine à courir la fille Prunier / Celle qui n'a point d'obsession de sexe mais craque pour le calisson d'Aix / Ceux qui tournent en rond dans le sens opposé / Celui qui affirme que Proust n'a trouvé le temps d'écrire qu'un livre que personne n'a le temps de lire / Celle qu'on dit l'Ophélie Winter des émissions déco / Celui qui se suce lui-même au figuré vu qu'on est en pleine autofiction / Celle qui écrit que Dieu la baise mais ça c'est du sérieux vu qu'on est cette fois dans le journal intime de Catherine de Sienne / Ceux que le spectacle de la stupidité met en joie ou déprime selon les moments et les cas / Celui qui dit je vois je vois dans le brouillard qui n'en peut mais / Celle qui recommande la jouvence de l'Abbé Souris à sa cousine chauve / Ceux qui ne choisissent ni le Bien ni le Mal mais le Mieux en Mieux avec un doigt de porto / Celui qui donne un remède de cheval à son chien Picotin / Celle qui file à gauche en toute tradition politiquement correcte / Ceux qui se disent ni de droite ni de gauche bien au contraire / Celui qui répète tout le temps qu'il n'est ni antisémite ni raciste ni homophobe mais quand même normal / Celle qui se veut tellement raffinée qu'on en oublie sa grossièreté si sympa / Ceux qui tournent autour du pot-au-feu avant de s'en régaler, etc.
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Ceux qui grappillent
Celui qui picore dans la cour des glands / Celle qui voit même le noir et blanc en couleurs / Ceux qui sont curieux de tout plus que de rien / Celui qui envisage volontiers les explications du monde en fonction de leur ligne mélodique et de leur nuancier / Celle qui s'achète une boîte de douceur / Ceux qui craignent les comparaisons / Celui qui croit te démasquer et ne trouve sous ton masque qu'un visage / Celle qui a compris qu'on est partout et nulle part quand on parle d'ici et maintenant / Ceux qui ont besoin du fil d'Ariane d'une histoire / Celui qui a un nez en pied de marmite avec le manche assorti / Celle qui reste attachée à l'enseignement catholique classique de l'Abbé Cachou qu'elle reçut entre sa septième et sa neuvième année / Ceux qui ne voient rien qui les oblige à choisir entre Montaigne et Pascal dont il font également leur miel tout en préférant les romans africains de Simenon / Celui qui trouve au déterminisme philosophique un côté meccano de la généralité qui le laisse sur le quai / Celle qui te fait valoir que si tu n'étais pas né tu ne l'aurais pas rencontrée et n'aurais pas su choisir le Rembrandt du salon donc au divorce c'est à elle qu'il reviendra / Ceux qui annoncent sur Facebook que leur oncle arrive tout à l'heure en gare de Lyon avec le magot ce qui leur permetra de faire quelques poches dans la cohue / Celui qui invoque volontiers "l'épreuve du Réel" quand il parle à la télé de ses romans juste chiants / Celle qui n'a trouvé que des fleurs articifielles dans le jardin d'Alexandre du même nom / Ceux qui aiment bien Jean d'Ormesson et plus précisément sa cravate bleue assortie à ses yeux sans raies / Celui qui sourit en lisant ceci dans le Journal de Jules Renard: "Avec une femme, l'amitié ne peut être que le clair de lune de l'amour", en se disant que c'est une belle formule reversible comme une veste: "Avec une femme l'amour ne peut-être que le clair de lune de l'amitié" / Celle qui se dit la Muse de son mari sans que celui-ci n'ose moufter / Ceux qui lisent ces listes en pensant à autre chose à la fois avant et après alors qu'il est déconseillé de fumer pendant, etc.
Peinture: Vassily Kandinsky
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L'humour d'Alfred Hitchcock
Une oeuvre à redécouvrir
Un cliché réduit le génie d’Alfred Hitchcock à l’art du suspense, alors qu’il y a beaucoup plus que cela dans les observations, les préoccupations et les obsessions de ce conteur moraliste qu’on pourrait dire « par procuration » puisque, le plus souvent, il part d’histoires ficelées par d’autres, se révélant du même coup un formidable lecteur. Pourtant on retrouve, jusque dans ses films les plus « fatigués » de la toute fin, comme Le rideau déchiré, une touche absolument personnelle qui les distingue de films contemporains peut-être meilleurs mais moins originaux.
L’ami Pierre Gripari me disait qu’il ne suffisait pas, pour un romancier, d’avoir quelque chose à dire, mais qu’il lui fallait quelque chose à raconter – et cela, qu’on dira le plot, l’intrigue, se retrouve à tout coup dans les films d’Hitchcock. Les meilleurs fondent les deux éléments en une forme immédiatement singulière, dès A l’Est de Shangaï (1932) et jusqu’à Pas de printemps pour Marnie (1964), deux échecs publics retentissants soit dit en passant. Or ce qui me frappe à (re)voir tous ces films en enfilade, de Sueurs froides (19589 aux Oiseaux (1963) ou du sublime Rebecca (1940) à Frenzy (1972), c’est l’inépuisable richesse d’observation en matière de signes mimiques ou gestuels (tout ce que Hitch fait ajouter par ses comédiens au script), le sens qui en découle, et plus encore l’humour fou qui survole le combat éternel de l’homme et de la femme, du noble et du vil, du bourreau (ou de la bourrelle) et de la victime.
On se souvient des impayables apparitions du cher Hitch à la télévision, feignant de s’excuser d’avoir à présenter tel ou tel crime affreux. Dans Frenzie, la brusque érection d’un pied de femme morte hors d’un sac de patates pourrait résumer son humour, dont le burlesque touche à des abîmes. Oui, le crime est incongru, à la fois atroce et cocasse. L’acte de griffer ou de tuer, de se battre ou de forniquer est moins lisse que ne le dit le cinéma ou la littérature de convention. Un romancier ne peut pas ne pas imaginer qu’un amant (même Cary Grant en pleine forme) s’empêtre dans sa culotte au moment stratégique ou que le suicide d’une désespérée dans le Tibre (c’est dans Le Sheikh blanc de Fellini) rate faute d’eau, et que la vie reprenne ses droits.
L’incongruité du crime, autant que les accrocs de la passion romantique ou les ratés de l’exercice érotique, ressortissent à l’humour. Non pas à la rioule facile mais à l’humour profond, qui mêle indissolublement tragique et comique. Or de cet humour, qu’il serait réducteur de ne dire que noir, les films d’Alfred Hitchcock sont pleins… -
Les cocolets
Nous nous retrouvons, toute la bande, dans le ruissellement d’eau chaude des bains de Chianciano Terme. Nous passons toutes les après-midi à nous prélasser sur la pente ruisselante et là tout est permis. Je veux dire que nous sommes officiellement autorisés à nous cocoler en plein air, au su et vu de tout le monde. C’est ainsi que nous, toute la bande, qui nous cachons à l’ordinaire pour nous cocoler, nous nous sentons réhabilités dans notre goût innocent.
Chacun et chacune fait ce qu’il veut dans le ruissellement d’eau chaude. Les vieilles catholiques de l’Acquasanta sourient aussi gentiment aux jeunes gens baraqués du Boston qu’aux filles en fleur du Savoia Palazzo, enlacés dans la vapeur sulfureuse comme aux murs du Dôme d’Orvieto les corps nacrés de la Résurrection de la Chair de Luca Signorelli.
Quant à nous qui nous cocolons, nous nous réjouissons de nous retrouver toute la bande. Le soir nous évoquons, sur les transats du Grand Hôtel, nos années d’enfance à lire à longueur de nuits blanches des livres poudroyant de bactéries de sanatorium ou de poudre d’or du Far West. Nous sommes les petits blessés de l’âme aux infirmières zêlées, nous sommes les cocolets aux infirmières ailées. -
Ceux qui se font rares
Celui qui se sent un peu seul dans la multitude et voici que son ordi fait débouler la foule qu'il fuit dans la foulée / Celle qui se déconnecte et le regrette et se reconnecte et se rétracte / Ceux qui sont plutôt branchés sous-bois / Celui qui affirme que tout est dans Proust qu'il n'a lu que par ouï-dire / Celle qui n'est pas ce matin d'humeur à partager / Ceux qui partagent chacun dans leur coin comme les voisins le dévaloir / Celui qui prétend qu'il n'y a plus que douze Justes dans les cantons de l'Est dont il est lui-même évidemment ce qui fait qu'il ne reste plus que les Onze d'après le départ du Seigneur dont les évangiles en revanche ont eu un certain succès jusque dans les cantons de l'Ouest / Celle qui se dit élitaire accessible à tous / Ceux qui disent qu'ils relisent Proust afin d'être reçus de ceux qui l'ont déjà lu mais pas forcément jusqu'au bout / Celui qui prétend que les braves gens se font rares en se basant sur son expérience au guichet des réclamations du Contentieux / Celle qui se console d'être mal vue en se disant que voir ce qu'elle voit et savoir ce qu'elle sait et le constater dans ses tweets ne peut que la désigner à l'opprobre de ceux qui ne voient ni ne savent ce qu'elle sait voir et ne saurait taire / Ceux qui préfèrent être peu que beaucoup à se marcher sur les pieds / Celui qui aime bien les groupes sauf lorsqu'ils sont ensemble / Celle qui a tâté du triolisme en tandem avant de revenir à la figure classique du missionnaire en scooter / Ceux qui se défilent dès qu'ils voient une foule faire la file / Celui qui n'est pas toujours sincère quand il dit j'm sur Facebook mais comme il est seul à le savoir tout le monde l'm / Celle qui ne sait pas que ses voisins la suivent à la trace de Facebook à Meetic et de Twitter à la déchetterie du quartier où l'on dit qu'elle ne trie pas ce qu'elle jette et ça j'te jure que si c'est vrai ça va se répéter / Ceux qui ont repéré un Jésus de Nazareth sur Facebook mais ce doit être un homonyme ou un profil de faux Messie genre Mahomet / Celui qui fait de plus en plus d'allusions aux neurosciences pour draguer des oies sans cervelles / Celle qui lit Schopenhauer dont la mauvaise humeur la contamine alors qu'une mère au foyer est censée positiver / Ceux qui annoncent à la cantonade qu'ils vont se retirer de Facebook pour méditer et peut-être même léviter si les vents sont favorables, etc. Peinture: Robert Indermaur.
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Une année de lecture
Zap back sur 2012
Pour faire le bilan de la production littéraire de l'année écoulée, d'aucuns établissent des tableaux d'honneur à valeur plus ou moins publicitaire, genre classement sportif. En matière de lecture, le procédé me semble douteux en cela qu'il n'obéit qu'à des critères quantitatifs liés au tirage des livres. À croire que le Top Ten est devenu un genre critique en soi ! Aussi discutable à mes yeux que l'invasion de certaines librairies par de pléthoriques "coups de coeur" où, à grand renfort de formules relevant plus de la pub que du jugement même concis, l'euphorie générale finit par tout diluer.
L'aperçu rétrospectif de mes lectures de 2012 sera tout autre, nullement lié au succès des livres passés en revue - même si le succès d'un bon ouvrage me réjouit naturellement -, ni par quelque influence éditoriale, médiatique ou personnelle que ce soit.
Le premier livre que je présente ici est pourtant bel et bien celui d'un ami, qui m'en a confié le manuscrit au début de l'année et que j'ai accueilli fraîchement, sans la moindre complaisance, tant l'amitié suppose à mes yeux le respect des virtualités de l'autre, avant de le voir retravaillé en beauté.
Max Lobe, 39, rue de Berne. Zoé, 2013, 180p.
Dès la lecture de L'Enfant du miracle (aux éditions des Sauvages, 2010), premier récit de ce jeune écrivain camerounais établi à Genève, l'évidence d'un conteur de talent m'a saisi. Vivacité du regard et de l'expression, fusion d'une double source d'observation où contrastent l'Afrique truculente et la Suisse policée, thème immédiatement filé de la double différence raciale et sexuelle, qualité théâtrale des dialogues: tout cela révélait un auteur singulier, plein de vie et de malice, hélas desservi par une édition calamiteuse.
Grâces soient alors rendues à Caroline Coutau et Nadine Tremblay, chez Zoé, qui ont immédiatement repéré les qualités d'un nouveau manuscrit encore chancelant et ont aidé l'auteur a parachever ce premier roman drôle et poignant à la fois, pétri de vie vraie et ressaisi par une langue originale, aux africanismes parfaitement intégrés. Il y a du drame de moeurs dans 39,rue de Berne puisque Dipita, le jeune protagoniste homo dont la mère tapine avec les filles des Pâquis (réunies en association sous le sigle AFP), raconte ses tribulations de sa cellule de Champ-Dollon, après avoir tué par accident le bel et infidèle William rencontré sur la Toile. Substantiellement nourri par le vécu africain de Dipita (avec un aperçu corsé de la politique camerounaise), autant que par son observation du quartier chaud (avec ses dealers, ses courtisanes et autres marginaux), le roman évite le "folklore" de ces deux milieux autant que le "message" social ou moral, sans rien de cynique pour autant. Mélange de force vitale et de fragilité psychologique et affective, de gaieté et de tristesse sous-jacente, le roman, truffé de scènes piquantes, vaut aussi par la frise de ses personnages, de laquelle se détachent notamment l'oncle Demoney, très monté contre le Président Bya, et la mère de Dipita "vendue" par son frère. Les virtualités théâtrales de l'ouvrage lui vaudront une adaptation prochaine. Déjà disponible sur Amazon, il se trouvera en librairie dès ces prochains jours.
Gérard Joulié, La Forêt du mal. Essai sur Racine, Baudelaire et Proust. L'Age d'Homme, 2012.
C'est un livre bonnement extraordinaire, au sens littéral, que ce triple essai critique divagant, ne visant probablement que douze lecteurs, au plus: douze cents. L'auteur lui-même est un personnage hors norme, résolument anachronique. Français établi à Lausanne au mitan des années soixante, Gérard Joulié, avec sa dégaine de dandy dilettante se réclamant de l'Ancien Régime et de la contre-Réforme en religion, professant les idées les plus réactionnaires avec une candeur désarmante, n'est jamais vraiment sorti du monde enchanté de son enfance marquée par la lecture des contes de Perrault. Sa vision du monde en procède immédiatement, avec une passion pour tout ce qui relève de l'imagination créatrice, contre tout ce qui ressortit à ce qu'on tient pour la réalité réelle. Pour lui, le vrai monde est celui de la littérature. L'actualité? Foutaise et diablerie !
Grand lecteur devant l'Eternel, c'est également un traducteur de l'anglais prolifique, dont L'Age d'Homme a publié une quantité d'ouvrages de Chesterton ou de la romancière Ivy Compton-Burnett (formidable narratrice en dialogues annonçant les romans de Sarraute), de l'extravagant humoriste Saki ou des oeuvres de l'exquis Ronald Firbank, en passant par Gore Vidal et John Cowper Powys, entre beaucoup d'autres. Sous le pseudonyme de Sylvoisal (qui associe les termes emblématiques de Lys et Valois...), Gérard Joulié a publié des récits et des poèmes, mais ce triptyque ne se borne pas à commenter trois grandes oeuvres françaises: il fait en effet figure de testament critique et spirituel, voire d'autoportrait.
"La littérature ne sauve pas le monde", écrit Gérard Joulié, "elle nous sauve du monde tel qu'il est: un cloaque d'infamie". Nul angélisme pour autant dans sa vision. Ceux qui prônent l'établissement du Bien (philosophes, intellectuels, journalistes, politiciens) ne l'intéressent absolument pas, mais ce n'est pas par esthétisme désincarné. "Littérairement, seuls les tyrans domestiques, les monstres comme Vautrin, ou des hommes très bons victimes de leurs passions, comme le baron Hulot, présentent de l'intérêt".
Pour Gérard Joulié, il y a deux camps: celui du présumé Bien, de la démocratie établie en valeur absolue et du politiquement correct, et le camp du Mal où les pécheurs pèchent entre Barbe Bleue et les personnages de Dostoïevski, les héroïnes déchirées de Racine et les débauchés snobs de Proust, ce "possédé" qu'était l'apôtre Paul lui-même et tous les "fous" terriblement attachants de la littérature de partout et de toujours.
Pour réductrice qu'elle paraisse, cette vision manichéenne de western spirituel (les mauvais Bons d'un côté, les aimables Méchants de l'autre) offre du moins un cadre dramaturgique à la lecture de Joulié, qui a probablement beaucoup joué aux soldats de plomb en son enfance aussi protégée que celle du petit Marcel.
Racine identifié à la pensée de Port-Royal, Baudelaire à la fascination pour la débauche retournée par la poésie, Proust l'athée faisant du temps retrouvé une métaphore de la résurrection: tels sont les motifs majeurs autour desquels le critique développe une réflexion répondant une fois de plus à la question de Charles Du Bos: qu'est-ce que la littérature ?
Si Gérard Joulié n'était qu'un pion assenant ses arguments si contraires à l'air du temps qu'ils ont de quoi séduire ceux qu'on appelle les "nouveaux réactionnaires", je le laisserais pour ma part à son discours tellement français, par ailleurs, en son outrance binaire. Mais il y a bien plus chez lui, qui découle de sa vraie passion pour la littérature, par delà son idéologie de mousquetaire énervé. Il y a un lecteur merveilleusement cultivé, poreux et profond en ses intuitions, que sert une langue évoquant la plus belle conversation, sans faux brillant. On s'en agacera plus souvent qu'à son tour, tant le fieffé réac en remet, mais son livre n'en est pas moins un trésor de sensibilité et d'intelligence dont la compagnie est mille fois plus tonique que celle de fades humanistes des temps qui courent.
Sergio Belluz. CH, La Suisse en kit. Xénia.
Les livres consacrés à la Suisse se reproduisent avec plus d'alacrité que les nains de jardins, et certains se vendent même comme des petits pains. Il faut dire que rien ne passionne autant les Suisses que leur drôle de pays, mais gare à qui oserait le critiquer hors de ses frontières, de Yann Moix (très piètre détracteur il vrai) à Jean Ziegler, au point que le gris docte domine trop souvent le genre, comme on l'a vu l'an dernier dans La Suisse de l'historien François Walter, joliment illustrée par les iconographes de la collection Découvertes de Gallimard, mais d'une platitude proportionnée à sa prétention convenue de "briser les clichés", et réservant à la culture et aux littératures de notre pays une place minable.
Or La Suisse en kit de Sergio Belluz rompt avec cette grisaille professorale par sa manière à la fois hirsute et substantiellement profuse, son insolence roborative et sa mise en forme originale. Je ne pense pas tant à la couverture de l'ouvrage et à sa typographie, d'un assez mauvais goût aggravé par l'absurde bandeau imprimé sur fond rouge Suissidez-vous !, qu'à la façon modulée par l'auteur dans l'alternance des chapitres descriptifs et des pastiches d'auteurs, avec de belles réussites du côté de ceux-ci, souvent plus faibles il est vrai.
Après un Avant-propos immédiatement caustique dans sa façon de désigner ce "pays orgueilleux qui n'aime pas parler de lui et qui déteste qu'on le fasse à sa place", l'auteur, secundo d'ascendance italienne (de quoi je me mêle !?) brosse un premier aperçu synthétique et pertinent de l'histoire de notre Confédération "pacifique" marquée par d'incessantes guerres picrocholines à motifs essentiellement religieux, avant l'établissement d'un consensus plus pragmatique qu'évangélique.
Suit un Who's who en travelling sur une suite de pipole surtout littéraires, de Rousseau à Milena Moser (star momentanée du roman zurichois qui ne méritait sûrement pas tant d'attention), en passant par une vingtaine d'écrivains et vaines plus ou moins signficatifs (Cendrars, Bouvier, Chessex, Bichsel,Loetscher, Ella Maillart) et par quelques "figures" helvétiques notables, telle l'inoubliable Zouc ou notre benêt cantonal Oin-Oin, la marque ménagère Betty Bossi et le non moins incontournable Godard.
Souvent surprenant dans ses approches (celle de l'immense Gottfried Keller est épatante, autant que son pastiche), Sergio Belluz est inégalement inspiré sur la distance, parfois expéditif dans sa façon d'égratigner un monument ou de singer un style (la présentation de Ramuz est carrément défaillante, autant que le pastiche de Cingria), souvent à la limite de la posture potache.
N'empêche que l'ensemble, complété par un glossaire gloussant autant que bienvenu pour le visiteur nippon ou texan, constitue le kaléidoscope documentaire le plus attrayant, renvoyant en outre, au fil de ses évocations littéraires, à de kyrielles d'autres lectures dans les quatre langues de notre culture. À celles-ci j'ajouterai - oubliée de l'auteur -, celle de la délectable chronique intitulée Ma vie et relatant les tribulations européenne de Thomas Platte, chevrier de montagne en son enfance et devenu, avec des bandes d'enfants cheminant à travers l'Allemagne et la Pologne, un grand humaniste bâlois de la Renaissance, père d'une père de deux autres savants médecins...
Cela pour rappeler avec Sergio Belluz, et sans chauvinisme patriotard d'aucune sorte, la richesse d'une multiculture multilingue souvent ignorée de nos voisins européens, à commencer par les Français. Ainsi La Suisse en kit a-t-elle ce mérite rare, non sans faire souvent sourire et rire, d'illustrer la réalité complexe et contradictoire, d'une espèce de laboratoire européen avant l'heure, dont le dernier paradoxe est qu'on y semble attendre que l'Europe devienne suisse...
Charles Dantzig, À propos des chefs-d'oeuvre. Grasset, 274p.
L'art de la conversation à la française n'en finit pas de faire florès ici et là en dépit de la disparition des salons parisiens ou provinciaux. On le retrouve en tout cas bien allant chez quelques auteurs qui donnent le meilleur de leur talent à causer sur le papier comme s'ils étaient en compagnie, et tant mieux pour le lecteur s'il résume celle-ci.
Avec Philippe Sollers, en moins pontifiant et moins puissant, moins profond aussi, Charles Dantzig perpétue ainsi ce grand art de l'entretien avec quelques-uns ou avec soi-même en personne, tel qu'on a pu l'apprécier dans ses deux recueils monumentaux du Dictionnaire égoïste de la littérature française et de l'Encyclopédie capricieuse du tout et du rien.
Le nouvel objet des digressions de Charles Dantizg est le chef-d'oeuvre, sa nature pérenne ou passagère, avérée ou supposée, son évidence ethnocentrique ou sa prévalence universelle présumée (genre chef-d'oeuvre ab-so-lu dans le langage un peu sot des temps qui courent après le "cultissime", de la Recherche du temps perdu à Cent ans de solitude), entre autres critères variables.
"Les digressions, écrit Charles Dantzig, c'est merveilleux quand elles sont bonnes, et quand elles sont bonnes elles ne sont plus digressions. Un chef-d'oeuvre est une digression devenue discours central. IL nous a écartés de l'uniformité".
Cette conclusion relève évidement de l'approximation, comme toute digression relève le plus souvent de l'improvisation. Je revois à l'instant Dominique de Roux, dans son salon de la rue de Bourgogne, avec mon insigne jeune personne pour seul interlocuteur, improvisant magistralement à propos de Céline et de Gombrowicz, de Jouve et d'Alban Berg, de Pound et de la littérature parisienne de l'époque qu'il conchiait dans les grandes largeurs, multipliant formules ciselées et portraits au vitriol, définitions et digressions qu'on retrouve dans L'Ouverture de la chasse et plus encore dans Immédiatement, mais aussi chez Dantzig.
La forme des chefs-d'oeuvre est multiple. Le XIXe siècle en a cristallisé le projet de façon plus consciente et explicite, produisant le chef-d'oeuvre voulu, dont Madame Bovary est le plus bel exemple, rêve accompli du Monumentum.
Mais il y a bien plus de chefs-d'oeuvre "involontaires" et quantité de "petits" chefs-d'oeuvre qui nous sont souvent plus chers, parce que plus intimes, que les "grands". Adolphe de Benjamin Constant en est un exemple, ou le Dominique de Fromentin, ou encore Le chef-d'oeuvre inconnu de Balzac et La mort d'Ivan Illitch de Tolstoï. Et puis il y a les chefs-d'oeuvre constitués par des oeuvres entières, comme le Journal d'Amiel, le Journal littéraire de Paul Léautaud ou les chroniques de Saint-Simon, parangon sommital.
D'aucuns citeront tel ou tel chef d'oeuvre les yeux aux ciel, pour se faire bien voir dans les coquetèles où la seule "référence" vous tient lieu de certificat comme aux bonniches la recommandation d'un patron chic. Mais les références de Dantzig ne sont pas d'un cuistre ni d'un snob, tant ce monstre de lecture est omnivore, libre et anarchisant, amateur éclairé au sens de celui qui aime et sait faire aimer.
Le grappillage de cette espèce d'essai-omnibus relève aussi du cabinet de curiosités à l'ancienne, version pré ou postmoderne, avec des raccourcis un peu voyous fleurant la punkitude ou l'aristocratique plaisir de déplaire. Je trouve, pour ma part, assez débile la façon de Dantzig de réduire Voyage au bout de la nuit à un faux chef-'doeuvre "inventé" par les "lecteurs incultes", sur un ton méprisant qu'on retrouve chez un Sollers ou un Nabe. Le tout mariole se la joue liquidateur de l'oeuvre ainsi rabaissée, mais le chef résiste. Il nous arrive à tous d'être un peu cons. À tel l'âge, j'ai mal jugé tel livre, que je redécouvre dix ou vingt ans plus tard. À l'oposé, tel présumé chef-d'oeuvre (je pense à Belle du seigneur d'Albert Cohen) m'a emballé à vingt ans, qui me fait aujourd'hui l'effet (en partie tout au moins) d'une logorrhée flatteuse.
Dire de Céline qu'il "permet de lire de l'antisémitisme légal", comme s'y emploie Charles Dantzig, est malhonnête en cela que ni Voyage au bout de la nuit, ni Mort à crédit, ni ces autres merveilles noires que dont Nord, D'un château l'autre ou Féerie pour une autre fois, sans parler de Guignols'Band (que je n'aime pas trop personnellement tant il se dilue dans le jazz verbal) ne sont entachés de l'antisémitisme qui ruisselle en revanche dans les pamphlets et la correspondance de l'énergumène. Passons encor.
Il y a donc à laisser à la lecture d' À propos de chefs-d'oeuvre, mais bien plus à prendre. La conclusion selon laquelle une vie peut être un chef-d'oeuvre m'a d'abord séduit, avant de m'apparaître dans toute sa niaiserie - celle-là que reproche, d'ailleurs, Dantzig à Mario Vargas Llosa quand il dégomme le discours de Stockholm de l'écrivain péruvien en son éloge de la lecture donné avec une belle simplicité augmentée d'un clin d'oeil à sa chère moitié, et qu'il conclut - comme Michel Tournier le fera graver sur sa tombe -, avec ces mots reconnaissants de: merci la vie...
Peter Sloterdijk. La Folie de Dieu. Pluriel, 187p.
"La guerre pour l'appropriation de Jérusalem est aujourd'hui la guerre mondiale", déclarait Jacques Derrida dans une conférence tenue en Californie en 1993. "Elle a lieu partout,poursuivait-il,c'est lemonde... c'estaujourd'hui la figure singulière de son être out of joint".
L'expression "out of joint" fait référence au vers de Hamlet "The time is out of joint", et Peter Sloterdijk resitue cette affirmation du philosophe dans son contexte (réponse notamment à Francis Fukuyama sur la fin de l'Histoire) non sans la qualifier d'"une des exagérations les plus pathétiques que l'on ait entendues dans la bouche d'un philosophe du passé présent".
Exagération sûrement, qui réduirait "le monde" à l'affrontement des trois monothéismes "autour" de Jérusalem, et pourtant la citation de Derrida tient lieu, pour Sloterdijk, de "panneau d'avertissement" visant à pointer "une zone à haut risque sémantique et politique particulièrement explosive dans le monde actuel: ce Proche et Moyen-Orient dans lequel trois eschatologie messianiques s'affrontent directement ou le plus souvent indirectement".
Comment naît la transcendance ? Quelle est l'histoire du culte de l'Unique et de ses trois formes principales, visant plus ou moins à l'expansion ? Quelle est la matrice de ce sentiment-pensée cristallisé en vision du monde puis en vérité à prétention absolutistes ? Que nous dit et continue de nous dire le besoin religieux et comment mieux le comprendre dans toutes ses formes, du plus personnel à ses manifestations sociales ou guerrières ?
D'aucuns se contentent du confort de leur foi pour ne pas entrer en matière, mais cette foi peut-être aussi celle de l'athéisme, qui a ses légions de bigots. Or ce petit livre extrêmement dense, parfois assez touffu (c'est le propre de la pensée de Sloterdijk de multiplier références et mises en rapport et des les filtrer par un langage à la fois conceptuel et très imagé, souvent très proche de notre expérience contemporaine), dépassant évidemment l'alternative entre croyance et mécréance pour interroger les ressources civilisatrices d'une nouvelle attitude devant la religion et, plus précisément aujourd'hui, devant la nouvelle montée aux extrêmes des fanatiques mais aussi devant la fuite en avant d'une société faisant idole de tout et n'importe quoi. À la fois philosophe et "poète", philologue et observateur très poreux de la réalité à tous les étages (des médias aux neurosciences et de l'anthropologie religieuse à la géopolitique la plus récente), Sloterdijk est un écrivain plus qu'un faiseur de système et c'est à ce titre qu'il me passionne, moi qui n'ai pas la "tête philosophique", ni le bagage non plus.
Dans son approche spécifique des trois religions monothéistes, d'une finesse d'analyse et d'une équanimité qui n'exclut pas les saillies critiques, j'ai été très frappé par ce qu'il dit de la violence interne dégagée par le discours d'Augustin (rappelant dans la foulée que Thomas d'Aquin prônait la peine de mort contre les non croyants), et non moins intéressé par sa mention d'un essai antichrétien du psychanalyste juif Bélan Gringerger (Narcissisme, christianisme et antisémitisme, traduit chez Actes Sud) établissant un lien direct entre Jésus et Hitler...
Etudiant les aspects expansionnistes des trois religions monothéistes, leurs combats respectifs contre la "concurrence" ou les modalités selon lesquelles leur hubris s'affirme, Peter Sloterdijk conclut son chapitre passionnant sur les "campagnes" respectives des monothéismes par ces propos prospectifs liés à la "maison de la guerre" des islamistes, dont nos descendants jugeront de la validité: "Pour ce qui concerne l'autorité spirituelle de l'islam, dans ses deux branches principales, l'implosion des hiérarchies et la dissolution de l'ordre traditionnel du savoir l'anéantiront peu à peu. L'association d'idées entre l'islamisme et la terreur, devenue presque automatique dans la conscience mondiale, lui a en outre fait subir de tels dommages qu'on ne voit pas comment l'islam dans sa globalité pourrait s'en remettre en tant que religion et matrice de cultures. E tout cas, la "maison de l'islam" va devoir faire face à des crises de modernisation d'un violence effroyable"...
Jean Soler, Qui est Dieu ? Editions Bernard de Fallois.
À tant entendre parler de Dieu comme d'une personne, d'aucuns (qu'ils y croient ou pas) sont curieux de faire plus ample connaissance avec celle- sans se contenter des on-dit de leur paroisse ou du café du commerce, et d'autant plus que cette personne taxée du grade d'Unique est en outre supposée l'auteur d'un best-seller mondial et jouit toujours d'un prestige certain auprès de quelques milliards d'autres personnes moins "uniques" mais qui s'agenouillent avec la (plus ou moins )même dévotion à ses pieds et s'étripent en son Nom à trois déclinaisons au moins.
De cette personne fameuse qu'on appelle Dieu, Jean Soler, dont les ouvrages précédents ont largement illustré sa culture encyclopédique de l'histoire et des développement variés du monothéisme, qu'il situe volontiers par contraste avec les pensées grecque ou chinoise, trace un portrait qui ressemble terriblement à celui des hommes qui furent et continuent d'être. Sa position est d'un honnête homme curieux de savoir, de connaître et de comprendre. Autant que Peter Sloterdijk, son mérite est de confronter les sources anciennes et les connaissances nouvelles, mais son propos est à la fois plus direct et personnellement polémique, sans qu'on retrouve chez lui de la rage rationaliste des athées militants à la française ou à l'anglaise - je pense aux interprétations "littéraires" d'un Pierre Gripari incrimiant le "fascisme" de l'Ancien Testament, ou aux positions platement scientistes du biologiste à succès Richard Dawkins.
Jean Soler pourrait être dit, à sa façon, un auteur de la "ligne claire". Il ne rend pas assez compte, à mes yeux, de tout ce qui ressortit aux sentiments et à la complexité humaine - ce qu'on appelle commodément le "mystère" de notre condition -, entre autres obscures et fécondes profondeurs mieux éclairées par la lecture anthropologique d'un René Girard, mais la lecture de Qui est Dieu ? est à la fois instructive et roborative, clairante et tonique !
(À suivre...)
Peter Sloterdijk. La Folie de Dieu. Pluriel.
Jörg Wegelin. Jean Ziegler. Favre.
Jacqueline Risset, Puissances du sommeil.Seuil
François Bon. Autobiographie des objets. Seuil.
Daniel Fazan. Millésime. Olivier Morattel.
Pierre Crevoisier. La dame en rouge. Sur manuscrit.
Jean Bofane, Mathématiques congolaises. Actes Sud.
Joël Dicker. La Vérité sur l'Affaire Harry Quebert. L'Age d'Homme, Bernard de Fallois.
Metin Arditi. Prince d'orchestre. Actes Sud.
Marc Dugain. Avenue des géants. Gallimard.
Jean-Michel Olivier, Après l'orgie. L'Age d'Homme /Bernard de Fallois.
Arno Bertina. Je suis une aventure. Verticales.
Patrick Deville, Peste et choléra. Seuil.
Jean Echenoz, 14.Minuit.
Daniel de Roulet. Fusions. Buchet Chastel.
François Debluë. Portrait d'un homme ordinaire. L'Age d'Homme.
Bona Mangangu. Caravaggio le dernier jour. Sur manuscrit.
Jean Ziegler. Destruction massive. Fayard, 2011.
Jeandaniel Dupuy, Le cabinet de curiosités. AEncrages.
Quentin Mouron, Notre-Dame-de-la merci. Olivier Morattel.
Yasmine Char. Le Palais des autres jours. Gallimard
Henri Roorda, Le roseau pensotant. Mille et une Nuits.
Anne Wiazemsky. Une année studieuse. Gallimard.
Mais encore:
Gargantua de Rabelais; Voyage au bout de la nuit, de Louis-Ferdinand Céline; Les Frères Karamazov, de Fédor Dostoïevski; Notizen de Ludwig Hohl, Typhon, de Joseph Conrad; Paludes, d'André Gide. Au présent d'Annie Dillard. Etc.
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Ceux qui font l'inventaire avant liquidation
Celui qui a horreur des bilans même au lit et au Liban / Celle qui a conservé ses plus beaux orgasmes de 2012 dans des bocaux alignés comme les foetus de Madame Rimbaud / Ceux qui comptent leurs amis qui font de bons contes / Celui qui n'a pas aimé La Vérité sur l'Affaire Harry Quebert qu'il n'a d'ailleurs pas eu le temps de lire / Celle qui se ferait bien Joël Dicker mais paraît qu'il est végétarien / Ceux qui n'ont pas vu passer 2012 au motif qu'ils ne viendront au monde que dans neuf mois à dater de ce soir bien tard / Celui qui se promet de s'éclater en 2013 vu qu'il n'a pas vu passer 2012 tellement il était overbooké/ Celle qui se donne rendez-vous dans une année pour un debriefing de son avancée sociale qu'elle compte maximiser dès après-demain sur tous les fronts / Ceux qui se promettent une fête de fin d'année à zéro mort / Celui qui passera la nuit à manger de l'ail avec ses amis / Celle qui pense que l'année qui s'annonce lui amènera un mari si possible croyant et pratiquant / Ceux qui sont cons à l'année et ce sera donc reparti à Minuit / Celui qui préfère fêter le Nouvel An selon le calendrier maya dont la fin du monde est dépassée / Celle qui se dit in petto: une année de perdue une de retrouvée et le répète aussitôt sur Facebook où ses amis-pour-la-vie lui disent: j'm ! / Ceux qu'inquiète un peu l'avenir du peuple iranien coincé entre deux voire trois hordes de fous de Dieu / Celui qui a mangé 77 pizzas en 2012 mais pas en même temps / Celle qui n'a pas baisé une seule fois durant l'année écoulée et la prochaine sera tout à l'avenant en vertu de sa position de soeur crossée du couvent des Clarisses / Ceux qui n'ont pas lu le Nothomb de cette année et en concluent qu'on peut donc faire avec sans, etc. Nota bene: à mes 2874 amis-pour-la-vie de Facebook, autant qu'aux 20.000 visiteurs mensuels de mon blog perso (htp://carnetsdejlk.hautetfort.com), je souhaite une belle et bonne année 2013, en attendant les barbares et le Saint Esprit
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Humiliées et offensées
Den muso - La fille, de Souleymane Cissé. Mon film de Nouvel An. Comparé au premier roman de C. F. Ramuz, Aline. Une minute de silence a marqué, l'été dernier au Festival de Locarno, le passage du grand cinéaste malien Souleymane Cissé, qui demandait au public d'accorder une pensée solidaire à son peuple en butte à d'insensées violences. Or c'est à d'autres violences, faites aujourd'hui aux femmes, non seulement en Tunisie et en Inde, mais un peu partout dans le monde, qu'on pense en (re)voyant le film à la fois sobre, émouvant et percutant que Souleymane Cissé a consacré au sort tragique d'une jeune muette dans son film intitulé Den muso - La fille, tourné en 1975, douze ans avant Yeleen qui lui valut le Prix du Jury au festival de Cannes 1987.
Entièrement dialogué en langue bambara, sans un acteur blanc au casting, ce premier long métrage de Cissé m'apparaît aujourd'hui comme le pendant africain d'Aline, premier roman de C.F. Ramuz paru en 1905. Les deux histoires évoquent en effet l'amour d'une jeune fille pour un garçon qui en abuse et l'engrosse avant de la laisser tomber, la poussant au suicide. Si Aline est plus jeunette et seulette que Ténin, celle-ci est muette à la suite d'une méningite qui l'a frappée en son enfance. Fille d'une paysanne veuve et nécessiteuse, Aline se fera rejeter par son Julien fils de notable. Tandis que Ténin, fille de directeur d'usine parvenu, macho et psychorigide, se fait draguer par un jeune Sékou voyou désoeuvré (il s'est fait virer par le père de Ténin), qui la force sur une plage avant de courir ailleurs.
Se retrouver fille-mère en terre protestante à nuance puritaine, au début du XXe siècle, ou au Mali musulman des années 70, signifie un désarroi comparable à certains égards pour celle qui a "fauté", mais Ramuz accentue la solitude surtout morale d'Aline, lourdement culpabilisée par sa mère Henriette qui n'est pas la vraie responsable du suicide de sa fille, désespérée par la trahison de Julien. Or le même sentiment d'être trahie par Sékou pousse Ténin à se venger, mais ce ne sera qu'après avoir été chassée de la maison par son père fou de rage de se voir déshonoré. Par comparaison, l'on remarquera l'isolement social d'Aline et de la vieille Henriette, dans le roman de Ramuz, contrastant avec l'entourage de Ténin bien plus présent, chaleureux et divisé. Lorsque son père communique, à ses frères, sa décision de chasser Ténin de chez lui en les enjoignant de ne pas l'accueillir sous peine de se brouiller avec lui, lesdits frères, comme son père d'ailleurs, lui reprochent son orgueil et sa dureté sans parvenir à le fléchir. Quant au rôle de la mère de Ténin, belle femme fière que son mari rudoie en lui reprochant ses fugues probablement adultères, le moins qu'on puisse dire est qu'elle ne défend guère sa fille à laquelle jamais elle n'a manifesté la moindre tendresse. On sent pourtant que Ténin pourrait survivre dans le quartier convivial de son grand-père, mais son amour trahi la pousse finalement à mettre le feu à la case dans laquelle elle surprend le père de son futur enfant en train d'en baiser une autre - et la mort qu'elle se donne la rapproche ainsi d'Aline. Merveille de concision narrative et de poésie, le premier roman de Ramuz reste un joyau de la littérature suisse romande marqué au sceau du tragique. Quant au premier long métrage de Souleymane Cissé, qui n'atteint pas encore le niveau de Yeleen, il en impose autant par la haute qualité de sa réalisation et de son interprétation que par une approche fine et très nuancée d'un microcosme de la société malienne ou nouveaux riches et gens ordinaires se côtoient en dépit de toute comédie sociale. Pas plus que Ramuz, Souleymane Cissé ne simplifie le drame vécu par sa jeune protagoniste, mais dans les deux cas on est frappé par la détresse des protagonistes, aussi sincèrement amoureuse l'une que l'autre, et la lâcheté, le cynisme abject de leurs sales mecs. C.F. Ramuz. Aline. L'Âge d'Homme, Poche Suisse. Souleymane Cissé. Den muso -La fille. DVD Trigon Film, 2009. Le film est également disponible dans un coffret réunissant quatre films du réalisateur malien.
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Ceux qui font avec
Celui qui écrit sur une nouvelle page blanche du livre noir / Celle qui fait regonfler les pneus de sa chaise roulante au seuil de l'an neuf dont l'horizon a l'air dégagé mais elle demande à voir / Ceux qui ont un coeur de rechange pour au cas où / Celui qui ne fera plus jamais le Cervin qu'à l'huile d'oeillette ou à l'eau sans mettre de celle-ci dans son vin ça c'est garanti / Celle qui ne peint plus que d'une main vu que l'autre est tendue au service d'Emmaüs à la satisfaction posthume de l'Abbé Pierre qui aimait bien comme on sait la peinture figurative genre Van Gogh première manière / Ceux qui peignent le Diable sur la muraille avant de la dynamiter / Celui qui est resté assez religieux mais à l'écart de toute église / Celle qui est restée lumineuse au dam de sa famille obscurantiste soumise à un Dieu méchant / Ceux qui n'ont pas souscrit au militantisme universaliste meurtrier qui a marqué la Nouvelle Eglise de l'Homme, des Jacobins aux Gardes rouges / Celui qui veille au fil de l'épée de sa mémoire / Celle qui ne laissera pas Miss 2013 se faire humilier qu'elle soit Indienne ou Tunisienne / Ceux qui vomissent toute forme de fanatisme y compris celle de l'Eglise universelle de l'indifférence / Celui qui a léché le cul des bourreaux maoïstes et continue de flatter leurs fils crypto-capitalistes évidemment meilleurs en affaires / Celle qui a chez elle la collection complète de la Fackel de Karl Kraus / Ceux qui ne se flingueront pas en 2013 vu qu'il y a 2000 ans qu'ils militent contre le port d'arme personnelle même en Arizona / Celui qui spécule sur une relance du marché religieux en Chine post-communiste / Celle qui constate qu'avec le succès se développe l'entropie et conseille donc à son neveu le jeune écrivain-dont-on-parle de se méfier de sa baraka sans trop se la jouer rabat-joie / Ceux qui restent lucides en dépit de leur optimisme naturel / Celui qui observe la naissance d'un néo-christianisme américain fondé sur l'individualisme narcissique et la gestion machiavélique des biens de la Nation déclarés marchandises divines / Celle qui taxe d'hystérie la folie prosélyte de son cousin évangéliste au nom prédestiné de Dieudonné Failebien / Ceux qui lisent Dostoïevski pour en savoir plus sur l'hystérie latente de l'Amour soumis à la guerre des sexes ou du Pouvoir soumis à l'hybris des nations / Celui qui récuse tout militantisme sacré / Celle qui supporte de moins en moins le drill physico-psychique de la prière obligatoire / Ceux qui feront avec ceux qui font sans moi, etc. (Liste jetée sur la pénultième page de l'éphéméride de l'an 2012 suivant la naissance présumée du Palestinien Iéshouah dont l'âme est toujours SDF disent certains (et j'en suis) tandis que l'établissement de nouvelles colonies sur terre d'Israël va bon train)
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Ceux qui se la jouent win-win
Celui qui est né pour gagner / Celle qui ne t'a pas programmé dans son plan de carrière / Ceux qui réussissent même quand ils ratent leur train comme ils le disent à Venise où les voici plantés / Celui qui maximise le potentiel violent de son pitbull Adolf dit aussi Dolfi par son amie blonde / Celle qui ne pense qu'à terrasser le chef de rayon sur le balcon / Ceux qui ont conquis la moitié du trottoir en 2012 et finiront le job en 2013 / Celui qui sommeille droit dans ses bottes / Celle qui savoure la victoire de Samothrace /Ceux qui traitent la mite de Sisyphe au Fly Tox / Celui qui apprend à son Rottweiler à pisser à droite sur les fourmis gauchistes / Celle qui grimpe sur l'échelle des espèces / Ceux qui sont parvenus sans être jamais satisfaits ni rembourrés / Celui qui monte sur la pute sans voir Monmartre / Celle qui descend à Tulle pour se remonter le moral / Ceux qui ont un mental à crémaillère / Celui qui marche sur les têtes pour mieux botter les culs / Celle qui pète plus haut que son string à faux diamants incrustés genre Paris Hilton sur le déclin /Ceux qui voulaient se faire Vegas-Paris en une nuit mais ont fini par boire la tasse / Celui qui a une bombe H dans le boxer mais a perdu le code / Celle qui l'a tellement voulu qu'elle s'est retrouvée au pouvoir avec un cigare quelque part / Ceux qui l'ont dans l'os sans avoir mangé leur pain perdu ce qui prouve que le Boss l'est pas rosse / Celui qui a tout misé sur son fils qui finit hélas gravement assassiné dans une remise / Celle qui se met à son compte pour ruiner ses maris / Ceux qui reprendront le bus en 2013 vu qu'ils apprécient la philosophie dans le couloir, etc.
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Les gamins russes
Notes de l'isba (29) Ivan le rebelle. - La première grande conversation rapprochant Ivan Karamazov, le plus ou moins athée, et son frère Aliocha, de cinq ans son cadet, évoque la passion des "gamins russes" pour les grandes questions philosophiques et politiques de l'époque, liées au sens de la vie et aux changements nécessités par l'état social russe. Ivan se voudrait au-dessus du commun, où il sait qu'Aliocha peut le rejoindre "droit dans ses bottes". Et de fait, son benjamin, plus chrétien que lui mais nullement borné, est à même de l'écouter et de comprendre sa diatribe de révolté contre un Dieu permettant la souffrance des enfants, et contre ces Russes prétendus croyants qui martyrisent leurs gosses. Même s'il est un peu effrayé par la rébellion de son frère, Aliocha partage son indignation tout en invoquant la figure compatissante et consolatrice du Christ. Or, cette évocation de l'innocence enfantine ne contredit en rien mon propre sentiment que, très tôt, ses premières blessures, ou ses premiers désirs, peuvent arracher l'enfant à cet état de candeur présumée et le rendre à son tour méchant ou cruel, "limite pervers", par mimétisme ou réflexe de défense, comme on le voit très bien dans le film Jagten de Thomas Vinterberg, entre autres nombreux exemples.
Scandales et belles paroles - La révolte d'Ivan Karamazov contre un Créateur incessamment loué par les Psaumes et les Hymnes et les Félicitations reconnaissantes, alors que sa Création accuse des défauts indignes de l'artisan le plus foutraque, se retrouve chez l'essayiste américaine Annie Dillard, catholique hautement paradoxale qui détaille, dans la formidable suite d'observations d'Au présent, les raisons de cracher à la gueule d'un Dieu autorisant les malformations de naissance des enfants dits nains à têtes d'oiseau, entre autres monstres atteints du syndrome de Hurler que le Talmud salue par la bénédiction: "Béni sois-tu ô Seigneur qui crée des êtres dissemblables!" L'adoration d'un petit Jésus à deux têtes est-elle envisageable ? On demande à voir. Comme on demande à voir un religieux qui dise réellement ce qu'il ressent à la mère de cet enfant-là...
Par tous les bouts. - Mais les religieux ont bon dos. Il est vrai qu'ils se posent en spécialistes, mais pas tous. Un Drewerman a péché par facilité en les classant tous "fonctionnaires de Dieu". Il faut absolument lire, ces jours, un essai de l'étrange philosophe Peter Sloterdijk, intitulé La Folie de Dieu et scrutant l'aval de tout ça, où religion et civilisation pourraient recommencer à rimer. On en est évidemment loin mais Sloterdijk montre bien que l'alternative n'est pas où l'on croit qu'elle est, entre croyance et incroyance, mais entre impatience et connaissance: volonté de tout fracasser pour complaire au Surpuissant, fantasme errant de la divinité mastoc qui écrase, et patiente écoute d'une autre voix indiquant une autre voie...
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Ceux qui détonent
Celui qui libère deux places en se levant dans l'autobus / Celle qui se peint les ongles à la laque de carosse noire / Ceux qui portent des luettes de bois au goûter des voyeurs / Celui qui ne croit qu'à ce qu'il boit / Cellequi réclame des preuves de ton amour qu'elle puisse déposer à sa banque / Ceux qui jouent au bugle sur la terrasse ventée / Celui qui enfreint le dressing code en se présentant nu à son enterrement /Celle dont le caraco vert Véronèse jure avec sa tenue de veuve éplorée / Ceux qui donnent le ton au club de karaoké que réprouve le public bantou pour son tour olé olé / Celui qui a toujours eu l'air d'un colonbelge quoiqu'il en eût /Celle qui chope un coup de froid dansla chapelle ardente/ Ceux qui n'ont de cesse d'imiter le grand nombre en se proclamant uniques au monde /Celui qui entonne un cantique protestant au dam de ses confrères Hell'sAngels / Celle qui pose un emplâtre sur ta jambe de bois et t'offre un yukulele pour la bercer / Ceux qui ont une opinon de rechange au cas où leurs pneus crèveraient / Celui qui remonte le moral de sa soeur par sa face ensoleillée / Celle qui agace un peu ses collègues du McDo avec ses façons de revisiter l'ontologie conceptuelle niveau chicken nuggets / Ceux qui froncent le sourcil en levant le petit doigt qui sait tout / Celui qui se passe des rires enregistrés quand il se rase /Celle qui a tâté du gang bang avant de revenir au point de croix / Ceux qui déconnent sans détoner / Celui qui pense et donc suit l'exemple du sergent Descartes qu'on dit un as de la boussole / Celle qui a passé Noël dans un placard au motif qu'elle avait agacé ses neveux rockers tolérants mais sans plus / Ceux qui n'admettent que les contradicteurs qui pensent comme eux / Celui qui éventre son piano en quête de l'esprit de Beethoven / Celle qui rompt le pacte de non-agression avec sa voisine corbeau à langue de vipère et bave de crapaud / Ceux qui se promettent d'être meilleurs en 2013 qu'en 2012 en rappelant à leurs amis de Facebook que l'homme est perfectible et d'autant plus que la femme suit avec la trousse de secours, etc.
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Pensées d'hiver
Notes de l'isba (16)
De l'infinie Personne. - J'use du nom de Dieu par commodité, au risque de ne pas être compris. Cela m'est égal. C'est parfois dans l'esprit de Goethe ou de Voltaire que je pense Dieu, et d'aucuns me taxent alors de déiste ou de théosophe, mais déjà je leur ai échappé en pensant au Dieu de ma mère ou de mes aïeules Agathe et Louise, ou de Pascal ou de Montaigne. Du coup certains me reprocheront de tout mélanger en fourrant Montaigne et Pascal dans le même sac, mais déjà je me retrouve dans l'esprit philosophique du juif russe Chestov ou de la juive française Simone Weil campant tous deux sur le parvis de l'église, auxquels j'associe naturellement les cathos américaines Flannery O'Connor et Annie Dillard, le catholique royaliste Gustave Thibon et le catholique mimétiste René Girard. Telle étant ma façon de toupiller dans l'esprit de cette Personne infinie que je reconnais sous le nom de Dieu.
Du travail. - Héraclite écrivait à peu près que la parole (l'intelligence du monde) qui s'augmente elle-même est le propre de l'homme, et tel aussi le propre d'une forme de travail qu'on ne peut plus interromprr quand on en a goûté le plaisir et l'inérêt. Or ce qui me passionne réellement découle de la métamorphose, après l'avoir produite. Ainsi tout faire pour que le connaître aboutisse au faire, et vice versa. Car faire donne un Sens à l'exercice des sens, le travail devenant orchestration sensible qui transforme ce qui disparaît en ce qui continue.
De l'inattention. - Le manque d'attention fait qu'on se détache des gens, tout simplement comme ça, faute d'amour ou faute de simples égards, faute d'intérêt ou faute de présence. Comme il n'y a plus personne on s'en va...
Amor sui. - On s'exaspère à la longue de subir sans cesse cet obsédant regard de chien répétant à l'envi son "et moi ?". Et bien pire: que cet "et moi ?" de chien devienne le fait de chacun, qui refuse au monde tout autre intérêt que son pauvre soi, alors que seul le monde est intéressant au contraire de cet "et moi ?" qu'on a tous en soi...
Images: l'isba d'été en hiver...
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Ceux qui relativisent
Celui qui se rappelle que la notion d'absolu est fort variable selon les siècles, les localités et les vacations singulières de chacun (du postier diligent, de la lingère accorte, du métaphysicien besicleux ou de la diva sourcilleuse) et plus encore selon les langues dans lesquelles le concept n'est parfois que suggéré par idéogramme ou parfois au contraire affirmé à la massue argumentative, ou psalmodié dans les fumeroles cultuelles - ou carrément absent si ça se trouve et ça se trouve / Celle qui affirme en tirant sur sa Vogue menthol que tout a toujours été comme ça et qu'il n'y a donc pas à s'étonner poil au nez / Ceux que le seul esprit de relativisme insupporte même s'ils le ressentent relativement à une idéologie absolutiste relativement obsolète au jour d'aujourd'hui où la Chine nombreuse et l'Inde en mouvement induisent une nouvelle acception de la relativité anthropologique / Celui qui vitupère tout ce qui aplatit et affadit / Celle qui se vexe de cela que ses cousines puritaines de Carinthie ramènent ses évocations d'extases sexuelles (le beau Mario) à de petites secousses / Ceux qui ne supportent aucun enthousiasme relatif à des expériences qui leur échappent genre saut à l'élastique avec Bashung ou tonnerre d'applaudissmeents à la Scala quand ta maîtresse italienne soprano colorature réussit son contre-ut / Celui qui proclame qu'il s'est comporté en trou du cul absolu au dam du pointilleux Marcello qui le ramène doucement au rang de moniteur d'auto-école juste un peu chiant / Celle qui s'entend à minimiser les exploits sexuels de Rocco Siffredi qui se vantait hier encore sur le téléski de Cortina d'Ampezzo / Ceux qui relativisent leurs prouesses au Trivial Pursuit en attendant qu'on les démente /Celui qui serait un Nobel de physique en puissance s'il achevait enfin sa révision de la théorie des cordes au lieu de céder à son penchant pour l'Akvavit / Celle qu'on dit relativement imbuvable en hésitant cependant / Ceux qui affirment au total une conviction relativement absolue quelque part - on peut dire ça comme ça, etc. -
Mémoire de Noël
A La Désirade, ce 24 décembre 2012. – Je suis retombé ce matin sur ces notes d’il y a plus de trente ans, de mes carnets de l’époque : La maison de mon enfance avait une bouche, des yeux, un chapeau. En hiver, quand elle se les gelait, elle en fumait une. °°° Noël en famille, ce sera toujours pour moi le retour à la maison chrétienne de mes parents. Au coeur de la nuit, c'est le foyer dont la douce chaleur rayonne dès qu'on a passé la porte. Puis c'est l'odeur du sapin qui nous évoque tant d'autres veillées, et nous nous retrouvons là comme hors du temps. Chacun se sent tout bienveillant. Nous chantons les hymnes de la promesse immémoriale. Nous nous disons sous cape: c'est entendu, nous serons meilleurs, enfin nous ferons notre possible. Nos pensées s'élèvent plus sereines et comme parfumées; et nous aimerions nous dire quelque chose, mais nous nous taisons. (25 décembre 1974) °°° C'étaient de vieilles cartes postales dans un grenier. Des mains inconnues les avaient écrites. L'une d'entre elles disait: “Je ne vous oublie pas”. °°° Or voici qu’hier, dans la maison de notre enfance, tant d’années après la mort de nos parents, les enfants, les petits-enfants et les arrière-petits enfants de ceux-là ont perpétué à leur façon le rite ancien, quitte à esquinter la moindre les sempiternels chants de Noël. Si la ferveur candide et la stricte observance des formes n’y est plus, l’esprit demeure et j’ai été touché par la joie commune retrouvée autour du dernier tout petit, les yeux bien brillants comme les nôtres à son âge et comme ceux hier de notre vénérable arrière-grand-tante, bonnement aux anges. Il y a de plus en plus de gens, dans nos sociétés d’abondance inégalitaire, que la période des fêtes pousse à la déprime. Tel n’a pas été notre cas, si j’excepte pour ma part quelques années noires. Mais Noël reste le moment privilégié de ces retrouvailles et de ces signes – de ce reste de chaleur dans le froid du monde. Or je tiens à la faire rayonner, cette calorie bonne, en ce Noël selon nos dates. °°° Donc : Joyeux Noël à toutes et à tous qui passez et laissez ici, de loin en loin, un prénom, un sourire ou un pied de nez. Joyeuses fêtes et très belle et bonne année 2013, avec tous les Bonus possibles
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Ceux qui fêtent Noël
Celui qui aime l'odeur du sapin et des bougies et adresse ses bons voeux à toutes ses amies et tous ses amis-pour-la-vie de Facebook / Celle qui a conservé précieusement les santons de Colette Massard / Ceux qui ont fait la crèche dans un coin du squat / Celui qui apprécie le côté rituel des rites / Celle qui récuse toute sanctification du dominant et préfère donc le couple âne et boeuf honorés par les rois du monde / Ceux qui trouvent du charme au bricolage mythique de la Nativité tout de même plus avenant que le culte de Mithra / Celui qui reçoit chaque année un pyjama de pilou de sa mère-grand et s'en réjouit / Celle qui se défie de la méchanceté des Gentils et s'en remet ce soir à Dolly Parton déguisée en Santa Claus / Ceux qui visionnent Le Père Noël est une ordure pour manifester clairement qu'ils ne sont pas dupes ah ça c'est sûr / Celui qui a toujours aimé fêter Noël en famille à la maison ou au squat ou au front ou hors-saison / Celle qui a fait un berger à la Noël de la paroisse des Bleuets où son Ken Barbie a fait Jésus / Ceux qu'insupporte cette mise en scène paupériste de la naissance biologique d'un dieu semi-humain clairement voué à l'insolvabilité voire à la cloche / Celui qui nie l'historicité du massacre des innocents survenu cette même nuit mais que les croyants occultent volontiers eux aussi pour des raisons de confort moral / Celle qui collectionne les repros de Nativités picturales dont certaines appartiennent à des musées reconnus / Ceux qui affectionnent les Noëls latinos / Celui qui prétend que le récit des rois mages est empruntée à la tradition perse sinon aux Mille et une nuit / Celle qui trouve son bambin de sept mois aussi flippant que l'enfant-là sinon plus / Ceux qui vomissent le père Noël au motif que sa fonctionnalité marchande contrevient au pur idéal chrétien tout à fait désintéressé n'est-il pas ? / Celui qui ne souscrit même plus au persiflage de Scutenaire affirmant que l'existence des croyants prouve l'inexistence de Dieu vu que plus rien n'est à prouver dans ces eaux-là / Celle qui se dit de moins en moins croyante et se comporte de plus en plus en chrétienne au risque de déplaire à son directeur de conscience à cela près qu'elle n'en a pas / Ceux qui font l'amour à Noël en se basant sur l'Evangile dont rien de la Lettre ne l'interdit ni de l'Esprit encore moins alors bon Noël les enfants, etc.
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Le mensonge des enfants
Mon film de Noël: Jagten - La Chasse, de Thomas Vinterberg. C'est un film sérieux et bienfaisant, violent mais nécessaire, que Jagten de Thomas Vinterberg, dont les séquences les plus fortes se passent au soir de Noël, quelque part dans un bled de la province danoise. C'est là qu'un mois plus tôt Lucas, beau type dans la quarantaine, séparé de sa femme et que son fils Marcus aimerait rejoindre, se fait accuser par une petite fille de lui avoir fait "des choses" dans le jardin d'enfants où il fonctionne momentanément après avoir perdu son poste d'enseignant. Type même du bon lascar (trop bon lui reprochera un de ses amis) prêt à se jeter à l'eau pour sauver un pote en train de se noyer (première séquence), adoré de ses mouflets garçons qu'il torche et douche, Lucas raccompagne volontiers la petite Katia, fille de son meilleur ami Theo, en compagnie de son chien Fanny qu'elle adore. Or voici que, déstabilisée par les querelles assez carabinées qui opposent ses parents, non moins qu'intriguée par les drôles de photos que son frère ado et ses copains se passent en gloussant (on en voit juste une verge érigée en passant), la petite, en outre blessée par la fin de non-recevoir que lui donne Lucas à un billet doux qu'elle lui a adressé, qu'elle accompagne d'un baiser volé sur la bouche, se prostre, se bute et se met à le conspuer auprès de Grethe, la directrice de la maternelle, femme seule dans la cinquantaine, qui prend immédiatement les choses en mains, convoque un psy, alerte les parents, leur distribue une brochure sur les effets secondaires des sévices sexuels (vomissements, cauchemars et tout le tremblement) de sorte que trois jours après les témoignages affluent, qui chargent abominablement le supposé "pervers". Dans cet entourage provincial plutôt convivial où tous ses connaissent (Lucas est partie intégrante du groupe très soudé des chasseurs de la région), la rumeur enflée par les témoignages des enfants, réputés ne pas mentir, cristallise la crainte et le rejet du prétendu pédophile. Son ami Theo est le premier à chasser Lucas de chez lui, alors même que sa fille commence à se rétracter, puis c'est la curée, à deux exception près: son fils Marcus, qui refuse de croire à la culpabilité de son père, et le parrain de celui-là, convaincu que ces accusations sont sans fondements. Après l'arrestation de Lucas, le juge parvient vite aux mêmes conclusions, ayant constaté que tous les enfants évoquent une même cave de la maison de Lucas, dans laquelle il les aurait entraînés pour faire "des choses", alors que ladite cave n'est que le produit de l'imagination d'un d'eux, relayé par les parents scandalisés et répété par les petits camarades de Katia. Relâché et blanchi par la justice, Lucas n'est pas tout à fait au bout de ses peines. Autant la rumeur infâme a eu de facilité à convaincre la majorité des gens, tous braves évidemment, autant la vérité de Lucas, révélant le mensonge des enfants, dérange certains qui vont s'en prendre, anonymement, à la créature innocente par excellence qu'est la chienne Fanny. Brisé par la douleur, Lucas décide enfin de réagir et de faire valoir ses droits, d'abord au magasin où il casse la figure d'un boucher qui refuse de le servir, puis en se pointant, le visage encore tuméfié mais en costume de "dimanche", à l'office de Noël où les enfants de la garderie viennent chanter la Nativité. Et c'est là que tout bascule enfin alors que Lucas, encore bouleversé par tant d'hypocrisie diluée ici dans les chants lénifiants, agresse son ami Theo devant toute la communauté en le défiant de voir aucune saleté dans son regard. Marqué par le leitmotiv de la chasse, Jagten rappelle évidement la chasse à l'homo dans Scènes de chasse en Bavière de Fleischmann, dans un contexte psychologique et social évidement tout différent. La tonalité du film, en outre, est plus douce et plus sereine que celle du remarquable Festen, du même Vinterberg, qui impliquait également le secret de famille d'un abus sexuel, effectivement commis cette fois-là. En l'occurrence, le thème majeur de La Chasse n'est pas la pédophilie mais le mensonge des enfants, dont le constat n'appelle à aucune généralisation pour autant. Le tact remarquable de Vinterberg se module par les variations de comportement de la petite Klara, dont l'aspect angélique ne masque pas un démon mais n'exclut pas les angoisses et les désirs secrets auxquels les adultes refusent de prêter attention, leur préférant l'image illusoire de l'enfant idéalisé par les temps qui courent. Sans effet stylistiques, plus limpide que le filmage de Festen influencé par les principes de Dogma (cette tendance à casser le statisme des grosses caméras au profit des nouvelles techniques "à l'épaule"), ce film aborde un thème délicat avec une sensibilité et un naturel servis par des acteurs admirablement présents et convaincants, à commencer par l'acteur "star" Mads Mikkelsen, gratifé d'un prix d'interprétation à Cannes 2012.) Le thème de la chasse et les élisions de la narration (qui laissent à supposer des cicatrices à vifs et des ressentiments persistants) contredisent finalement le happy end apparent, puisque la vie contenue avec la transmission, à son fils, du fusil de Lucas...
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Ceux qui régressent
Celui qui couche avec son arme / Celle qui fait canon blanc dans le salon aux peluches / Ceux qui exigent des milices armées dans les jardins d'enfants / Celui qui salue le drapeau avant de monter dans sa limo dont le Seigneur est le copilote de son chauffeur Alfie / Celle qui a toujours rêvé d'un père impossible / Ceux qui estiment qu'il n'est que de bonne guerre face aux basanés / Celui qui flaire l'odeur de barbarie dans le loft de la collectionneuse d'armes de style / Celle qui est prête à tuer pour l'honneur des Seniors du condominium / Ceux qui reprendront la chasse aux vieux à la sortie de la disco / Celui qui estime qu'un Parabellum n'est pas de trop pour affirmer sa liberté citoyenne / Celle qui accuse son cousin pacifiste de porter entre ses jambes l'arme virtuelle du viol / Ceux qui affirment qu'une petite fille de 7 ans qui prétend avoir vu l'éminence du Cardinal en érection ne peut qu'être une hérétique tentée par l'Islam comme son père l'écrivain / Celui qui propose un lâcher de détenus assorti d'une bonne chasse à courre / Celle qui reproche à son ex de n'avoir pas tiré quand il fallait et où il fallait / Ceux qui affirment qu'un Américain rétif au port d'armes est forcément un déviant ou un impuissant à neutraliser / Celui qui s'explose (selon son expression) au coup de feu en cuisine / Celle qui préfère tirer sur les ambulances que sur les corbillards au motif que les morts ne peuvent se défendre / Ceux qui ont un passeport rouge à croix blanche qui leur vaut le droit constitutionnel de détenir un flingue dans leur cellier ou leur grenier c'est au choix mais la liberté de tuer son voisin étranger ne leur sera donnée que par un tiers gradé en cas de conflit certifié par les médias informés / Celui qui reste désarmé devant toute forme d'agression inappropriée aux termes du Traité de Versailles et d'autres papiers signés à l'époque et encore valables au jour d'aujourd'hui puisque c'est écrit, etc. Image: Pierre Omcikous
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Ceux qui se retrouvent
Celui qui retrouve par Internet l'ami allemand de son adolescence perdu de vue depuis quarante ans /Celle qui retrouve les lunettes que son père portait la veille de son AVC / Ceux qui s'étaient perdus de vue et se retrouvent sur la même page des avis mortuaires / Celui qui fêtera Noël seul avec des photos aux couleurs délavées / Celle qui ne s'y retrouve pas en se remettant avec Philidor cousu d'enfant / Ceux qui se sont revus dans la rue mais n'ont pas donné suite / Celui qui sait que le Temps retrouvé à été écrit avant la suite de la Recherche / Celle qui retrouve son neveu Paulo dans un container mais en vie heureusement comme quoi y a un Dieu pour les camés / Ceux qui se retrouvent à la case placard / Celui qui dit à la Dame en noir qu'il la retrouvera plus tard ou peut-être même un peu après si cela lui sied / Celle qui se retrouve nue sans l'avoir cherché mais pas tout à fait par hasard /Ceux qui ne se retrouvent pas dans le brouillard faute de se chercher / Celui qui se retrouve sur le brèche où il fait une touche / Celle qui se perd en conjectures et se retrouve en espérance / Ceux qui se promettent de se retrouver au ciel en espérant qu'il y soit encore / Celui qui se retrouve gros-jean comme devant sur le siège de derrière / Celle qui va retrouver sa mère qu'on lui a dit aux abois sans soif / Ceux qui se les roulent dans le carré des officiers ronds / Celui qui considère son fils Rodgère comme un retour sur investissement / Celle qui recouvre ses esprits en faisant tourner la table du jardin appareillée à cet effet / Ceux qui sont sortis de leurs gonds sans prendre la porte / Celui qui revient à L'Île au Trésor sans se rappeler comment ça finit / Celle qui vit intensément cette fin du monde du 2 décembre 2012 en se réjouissant de retrouver demain sa mère grabataire pour lui souhaiter bonne continuation / Ceux qui savent qu'il y a une vie après la fin du monde mais pas forcément celle qu'on croit, etc.
Peinture: Edvard Munch.
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Que du bonheur !
L'accueil des tuiles de l'existence a suscité à travers les siècles, de Job à Pollyanna, des réactions compulsives diverses dont cette expression globalement positive a coïncidé avec l'avènement des lendemains qui déchantent. Ainsi ce qu'on a dit la grande déprime des militants fut-elle symboliquement ou pharmaceutiquement palliée par le recours à toutes les formes de consolations physiques (genre footing, trampoline sur la colline, zumba ou guziguzi dans le jacuzzi), métapsychiques (genre New Age) ou biochimiques (Prozac ou Valium) pour aboutir à l'expression même du fantasme de bien-être généralisé assortie d'un soupir de satisfaction moite.
Image: Philip Seelen
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Ceux qui gèrent le stress
Celui qui file du Prozac à sa tortue hyperactive / Celle qui se répète "que du bonheur !" après avoir été virée de chez Ernst & Young où elle ne faisait que se stresser à faire du blé / Ceux qui font avec et même sans / Celui qui trouve consolation à lire Rousseau dans son fauteuil Voltaire / Celle qui donne la pièce à la mendiante roumaine en lui rappelant que là-haut les derniers seront les premiers ça c'est garanti sans facture / Ceux qui savent de source sûre que la grande réaction de stress (genre colère d'Achille) ne se manifeste pas seulement sur le mode explosif (style guerre classique à plein de morts) mais aussi sur le mode implosif (genre seppuku) ou encore explosif-implosif comme on l'a vu ces derniers temps dans les pays à névrose évoluée et surcroît d'armement domestique / Celui qui surinterprète la méconnaissance dont il est victime en incriminant l'attention excessive portée par les médias pourris aux jeunes auteurs pédés ou même noirs / Celle qui est stressée rien qu'à l'idée que son directeur de conscience puisse en pincer pour ses tresses / Ceux qui préfèrent s'en remettre à Dieu vu que c'est pile le genre d'interlocuteur qui gère son silence en restant à l'écoute / Celui qui a toujours été prêt à réfréner sa propension à l'excès humanitaire typique d'un fils de pasteur dont l'épouse déprime au moyen de procédures conseillées par son établissement bancaire de prédilection / Celle qui a calmé son hystérie naturelle par la pratique hebdomadaire de la zumba / Ceux qui sous Prozac accusent les addicts au Valium de grave hérésie dont il pourrait résulter des affrontements justifiant le recours à une arme de destruction massive sinon au total c'est que du bonheur / Celui qui au niveau de la DG affirme que la reconnaissance de LA vérité seule et unique est la condition du maintien de l'emploi des collaborateurs dont le stress croissant va de pair avec l'accroissement du rendement tant agréable au Seigneur / Celle qui attribue l'excès de religiosité de son neveu Paul à la trouble attirance éprouvée par celui-ci pour les anges dits asexés mais ça mon cul c'est pas prouvé / Ceux qui sont affectés par le syndrome postmoderne de la surabondance de conscience victimaire qui fait aujourd'hui de tout un chacun une souris qui accouche d'une montagne trois générations après l'époque où traditionnellement depuis l'Antiquité raisonnable les montagnes accouchaient de souris bien élevées, etc.
(Cette liste a été légèrement exacerbée par la lecture connexe de La Folie de Dieu de Peter Sloterdijk consacrée à l'affrontement véhément des monothéismes dans les déserts communicants et autres vases urbains)
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Ceux qui calculent
Celui qui fait le compte de tout ce qu'il a donné à Monique durant leur liaison dont le solde est globalement négatif au niveau de l'investissment tant émotionnel que financier / Celle qui épluche les notes de frais de l'assistant de la cheffe de projet qu'elle soupçonne de voter à gauche / Ceux qui évaluent le prix du silence de leur gérant de fortune et lui proposent un bonus sous forme de safari sur leurs terres décolonisées et remises en valeur depuis peu / Celui qui comptabilise tout ce qu'il pense et dépense / Celle qui fait le compte de vos mécomptes / Ceux qui ne font que des gestes qui ne coûtent rien / Celui qui te propose sa femme en gage de participation aux frais / Celle qui sait (ou croit savoir) ce que tu pèses en dinars/ Ceux qui anoncent sur Facebook qu'ils ont soupé chez Lasserre avec des gens qui comptent / Celui qui a toujours économisé ses sentiments pour plus tard / Celle qui soupèse les bourses de son gigolo / Ceux qui trouveraient rigolo de se trouver cotés en bourse / Celui qui ose questionner la ramoneuse sur son salaire / Celle qui affiche ses tarifs de masseuse à la masse / Ceux qui en demandent trop au Bancomat qui les envoie péter / Celui qui s'est levé plus tôt que Pluto pour piquer ses sous à Picsou / Celle qui fait les poches de son oncle escroc auquel elle doit d'avoir été à bonne école / Ceux qui doutent que les bons comtes fassent de bons marquis / Celui qui comptait ses coups à l'époque et maintenant ça dépend / Celle qui se fait tirer à bout portant / Ceux qui se disent qu'au bout du compte la vie est la vie et que ça finit par rapporter surtout si t'es banquier, etc.
Image:Philip Seelen
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De la filiation
Notes de l'isba (25)
Tel père, autre fils. - Georges Simenon, qui avait certaine expérience en la matière, estimait que l'expérience du père ne sert en rien celle du fils. Plus précisément, l'écrivain pensait que le fils devait commettre les mêmes erreurs que le père afin de s'affirmer. En fait, ajoutait Simenon, on ne transmet rien de par sa propre volonté, mais en somme malgré soi, sans qu'on sache trop comment...
Or s'il est vrai que l'exemple du père (ou de la mère, bien évidemment) compte, la chose vaut dans les deux sens, de manière impondérable selon les individus. Lorsqu'on incriminait ainsi l'inconduite notoire de Madame Hugo devant son fils Victor, celui-ci, peu modèle de vertu par ailleurs, répondait noblement: "Ma mère, c'était ma mère". Et de même Dostoïevski aura-t-il "fait avec" un père qui fut le contraire d'un patriarche édifiant, d'ailleurs assassiné par ses serfs pour mauvais traitements. Au reste, de très bons pères ont souvent donné de très mauvais fils à leur corps défendant. Mais cela exclut-il la valeur formatrice de la filiation ? Nullement. Tout dépendant de ce qu'on entend par modèle, et comment celui-ci se trouve modulé d'une génération à l'autre...
Par delà leçons et censures. - L'excellente Jacqueline de Romilly, qui n'avait point d'enfant mais plus de sens commun que moult parents moralisants, me répondit un jour que je l'interrogeais, à propos de l'attitude qu'elle adopterait par rapport à des enfants devant la télé: surtout ne pas interdire ! Rien pour autant de platement "libéral" chez la grande helléniste, mais une incitation à "faire avec" la réalité contemporaine en exerçant l'esprit critique des enfants tout en élargissant leur champ de vision au-delà du petit écran. Ainsi l'idée, trop souvent lénifiante, que nous devons protéger les têtes blondes si pures, n'est-ce pas, de toutes les saletés cathodiques ou multimédiatiques, reste-t-elle lettre morte si nous ne les incitons pas à exercer leur jugement sans forcément les chaperonner - et qu'ils se fassent donc les dents seuls ou en bandes !
De fait en vertu de quoi, censeurs, censurez-vous ? Croyez-vous donc qu'il suffit de de proscrire ou d'interdire pour forger une personnalité ou un caractère ? Et si je vous disais, moi que j'ai bien plus appris de l'abjection vue de près, autant que de l'admiration vécue, que de tous les prônes des bien-pensants ne se frottant à rien ?
De nos doux parents . - Nos bons parents, dans les grandes largeurs, nous ont plutôt foutu la paix. C'est entendu: ils faisaient leur boulot, lui au bureau et elle a casa, nous autres au jardin ou dans la forêt, dans les rues ou sur les plages entre les heures d'école, avec pas mal de livres à la maison mais point trop, la télé plus tard mais jamais invasive non plus; enfin quoi des gens normaux, nos parents, et qui ne nous auraient pas empêchés pour autant de tourner très mal, mais leur foncière honnêteté, et l'ambiance, le climat d'affection sans démonstration, leur présence et leur soutien à tous les mauvais moments: tout ça faisait un environnement plutôt favorable sans prévenir absolument aucun assassinat - ne jurons de rien ! Notre quartier tout paisible en apparence, ainsi, a vu se dérouler maints drames feutrés comme il s'en passe un peu partout. Simenon d'ailleurs n'habitait pas loin, qui n'en a rien vu ni jamais n'en écrivit, mais la vie distille partout son roman noir et ce n'est pas moi qui m'en plaindrai !
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Ceux qui se croient meilleurs
Celui qui se targue de ne lire que des livres conçus pour douze personnes au nombre desquelles il figure évidemment / Celle qui est tellement simple qu'elle n'aime recevoir qu'un liseron de son fan du moment / Ceux qui disent valoir moins que le pauvres de l'entresol dont ils fuient cependant le regard quand ils les croisent / Celui qui se croit plus malin que Ming le chat de sa maîtresse qu'il persécute avant que l'animal ne se venge en provoquant sa chute du haut d'une terrasse fleurie d'Acapulco à la sastifaction du lecteur de la nouvelle de Patricia Highsmith intitulée La plus grande proie de Ming que les amateurs de vengeances animales trouveront dans le recueil du Rat de Venise inclus dans le deuxième volume des Nouvelles complètes de l'auteur en collection Bouquins mais là faut que je sorte le fox Snoopy si vous permettez / Celle qui ne demandera jamais à son chat d'être moral ni de voter social-démocrate / Ceux qui estiment que la complicité particulière liant les femmes ou les écrivains aux chats signifie quelque chose sans savoir bien quoi au demeurant / Celui qui frise la sainteté en souffrant réellement de la soufrance des pauvres gens tel Aliocha Karamazov (mais c'est dans roman) ou peut-être Mère Teresa quand elle avait le temps / Celle qui s'efforce d'être meilleure mais l'oublie le plus souvent en restant sympa / Ceux qui prétendent que les amateurs de la littérature la meilleure sont de foutus élitaires alors que célébrer le top du tennis genre Federer est juste populaire / Celui qui te rappelle que Gide n'avait vendu que 25 exemplaires des Nourritures terrestre une année après sa parution alors que le bouquin en est aujourd'hui à sa six centième édition ce qui prouve que l'insuccès peut conduire au succès donc lui aussi continue à écrire dans un style plus moderne que celui de Gide / Celle qui se flatte d'être des seuls douze initiés capables de déchiffrer les poèmes de l'Anglais J. Alfred Prufrock également célèbre par sa liaison platonique avec son pair catholique T.S. Eliot / Ceux qui lisent la Bible au motif que c'est un best-seller international écrit par Dieu bien avant les succès de Barbara Cartland et autres Paulo Coelho / Celui qui se disait le meilleur coup de Lisbonne et n'en a pas moins écrit des romans fort estimables dont Explication des oiseaux / Celle qui ne lit que des romans "cultes" que son beau-fils diplômé de la faculté des lettres de Paris VII qualifie de "cucultes" / Ceux qui estiment que Proust a perdu son temps en écrivant d'aussi longues phrases alors que Marc Levy s'est rempli les poches en faisant plus court, etc.
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Comme papa !
Notes de l'isba (23)
Pour Andonia Dimitrijevic
Le foot des anges. - En (re)lisant ces jours La vérité sur l'affaire Harry Quebert de Joël Dicker, je me suis rappelé un épisode du récit que Dimitri m'a fait un soir, les larmes aux yeux, relatif à un moment de grâce vécu dans les années 50 sur un terrain de foot de Belgrade avec son ami Darko Ghiler, qui aurait pu devenir un joueur yougoslave important si sa carrière n'avait pas été brisée par l'origine allemande de son père contraint de revêtir l'uniforme de la Wehrmacht au titre de "Volksdeutsche", et probablement fusillé à la fin de la guerre. Dimitri, quant à lui allait fuir son pays en 1954, en sa vingtième année, mais la scène doit remonter aux dix-huit ans des deux jeunes fous de foot.
"C'est une journée radieuse, marquée d'une pierre blanche par le premier match important que nous devons jouer, Darko et moi. Ainsi, pour la première fois, avons-nous revêtu de vraies tenues de vrais joueurs et nous sentons-nous les maîtres du monde. Or voici qu'à un moment donné, une longue balle parvient à Darko, qui la pousse ensuite à toute allure dans le camp adverse tandis que je me précipite moi aussi en milieu de terrain, selon notre tactique coutumière. Et voilà qu'arrivé à ligne des seize mètres, Darko tire , du pied gauche, une superbe balle qui va droit au but; et dans le même élan, je revois mon ami, dont la figure semble agrandie dans ma mémoire, qui se tourne vers moi et lance ces deux mots chargés de tant de sentiments indicibles: "Comme papa !" Il faut préciser, alors, que le père de ce Darko, Ioza Ghiler, fut, selon Dimitri, "le plus extraordinaire ailier gauche qu'on ait eu en Europe de 1927 à 1933", formidable modèle pour un fils qui m'a rappelé, précisément, le "Formidable" du roman de Dicker.
Du mimétisme fécond. -
René Girard a magistralement illustré, dans Mensonge romantique et vérité romanesque, l'opposition des envies jalouses et destructrices entre deux personnages de romans ou entre deux écrivains vivants, et des rivalités qui se dépassent par la reconnaissance commune d'une valeur supérieure. Girard donne l'exemple de la rivalité négative, plombant les rapports de Don Quichotte et de Sancho, et de l'émulation fertile qui marque au contraire les relations nouées par Quichotte et le Bachelier, qui se dépassent dans leur commune admiration des romans d'Amadis de Gaule. À l'opposé, la rivalité des deux écrivains "frères ennemis", dans le (remarquable) roman de Martin Amis intitulé L'information, relève elle aussi de ce que René Girard appelle la "médiation interne", aboutissant à la rage envieuse et stérile. Tout autre étant,chez Joël Dicker, la relation de filiation liant le jeune Marcus Goldman et son initiateur Harry Quebert, qui échappe pourtant à un apprentissage unilatéral de maître à élève.
Or ce qu'il y a de tonique dans le roman de Joël Dicker, dont le protagoniste grandit par l'admiration qu'il voue lui aussi à un "héros", en la personne du grand écrivain auquel il veut absolument ressembler, tient à ce que cet élan juvénile spontané, crâne et prêt à tout pour être admiré (jusqu'à l'imposture du Formidable que son mentor réduira en miettes), donne immédiatement son impulsion au récit lui-même avec cette préoccupation continue de frapper juste (en boxe et en construction romanesque plus qu'au foot, mais "comme papa !) et de construire, avec des matériaux empruntés à de multiples "pères", un roman qui puisse casser la baraque - et qui la casse en effet au figuré et au propre, pour Marcus autant que pour Joël !
La chose est admirablement faite, comme un Lego supérieurement agencé, mais le livre vaut bien plus qu'une habile fabrication tant il a de souffle et de charme. Joël Dicker n'est pas un styliste ni un poète, mais c'est une bête de roman, et son art de l'évocation (la nature, les ambiances intérieures, les personnages) autant que sa maîtrise du scénario et du dialogue, au fil d'une construction jouant superbement sur des ruptures de ton et de temps, participent bel et bien d'un style et d'une forme de poésie échappant pour le meilleur aux standards du polar ou du thriller.
Je craignais, à vrai dire, de relire La vérité sur l'Affaire Harry Quebert, redoutant un peu la chute de tension. Mais non: ce livre existe et résiste, dans ses limites loyalement fixées, qu'il transgresse néanmoins par ses aspects parodiques. Oui, il y a du Philip Roth là-dedans (ce même Philip Roth qui écrit Patrimoine pour honorer sa communauté de Newark "comme papa!"), et du John Irving, et du Bellow ou du Salinger - il y a plein de reflets de la littérature américaine que nous aimons, autant que de la vie de collège, des forêts ou des bords de mer américains que nous connaissons par le roman ou le cinéma. Mais parler de sous-Roth à propos de Dicker est aussi inepte, me semble-t-il, que d'insinuer, par exemple, que la Pastorale américaine serait une resucée de l'immense Thomas Wolfe...
Formidable story. - Lorsque Bernard de Fallois m'a appelé, en juin dernier, pour me demander si je serais d'accord de lire le manuscrit d'un roman selon lui exceptionnel, évoquant notre découverte commune des milliers de feuillets dactylographiés hyperserrés des Humeurs de la mer d'un certain Lavr Divomlikov, alias Volkoff, trente ans plus tôt, j'ai naturellement accepté sans penser que, trois jours plus tard, nous échangerions vingt SMS avant de nous enthousiasmer téléphoniquement de concert à propos de ce roman de Joël Dicker que ma bonne amie, pas du genre à s'en laisser conter, dévora dans la foulée avec le même élan et le même enthousiasme.
Cet élan et cet enthousiasme sont rares aujourd'hui. Le succès de Dicker, dont je me réjouis naturellement pour l'auteur et ses éditeurs, mais qui ne fait pas le livre plus grand ni moins qu'il n'est, n'est pas un "coup" artificiel de médiacrates ou de marketeurs: c'est le résultat d'un élan et d'un enthousiasme que le jeune écrivain suscite, dans le public et chez les libraires, par son propre élan et son propre enthousiasme. Que l'histoire de Marcus devienne celle de Joël ajoute du sel à la chose. Formidabe story. Mais au fait: qui fut le Quebert de Dicker ? Et ne reste-t-il pas d'autres pelouses à sonder, sur les traces de ces deux-là ?
Images: Vladimir Dimitrijevic, alias Dimitri, sur les bords de la Drina, en 1987. Joël Dicker; Bernard de Fallois.
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Ceux qui ne sont sûrs de rien
Celui qui se croit obligé d'assortir chacune de ses assertions d'un "point barre" hyperassertif / Celle qui retire délicatement la paille de son oeil gauche pour mieux voir la poutre indélicatement plantée dans son oeil droit /Ceux qui lisent tranquillement le Livre de l'intranquillité de Bernardo Soares qui s'appelait aussi Fernando Pessoa quand il était plus sûr de lui ou le contraire - les chercheurs se tâtent à ce propos / Celui qui a voulu percer le secret du chant de rossignol en l'autopsiant à vif et s'est donc trouvé tout ensanglanté par les tripes éclatées du pauvre volatile / Celle qui prétend aimer les idées qui dérangent tout en se méfiant de sa femme de ménage portugaise éprise de poésie / Ceux qui n'aiment pas être dérangés quand ils lisent leur journal financier ou l'évangile selon saint Matthieu au chapitre dit du Sermon sur la montagne où il est évident que le Maître s'adresse aux gays et lesbiches autant qu'aux enfants bègues et aux filles-mères / Celui qui se targue de toutes les certitudes en tant que battant de la firme Ernst & Young dont il ne sait pas en revanche quand elle implosera suite à un Audit des puissances supérieures / Celle qui défie le principe de non-contradiction en affirmant à tous ses amants successifs qu'il est le plus cool qu'elle ait jamais rencontré / Ceux dont les amis pédés et lesbiennes sont tantôt gentils et tantôt moins ça dépend d'eux et parfois aussi d'eux-mêmes en personnes / Celui qui a lu entre les lignes de l'épître de Paul aux Romains que l'apôtre ne visait qu'au bien des communautés menacé par l'usage abusif des backrooms / Celle qui relance la supposition de quelques mauvais esprit selon laquelle Paul de Tarse aurait exorcisé ses propres démons en s'opposant au mariage gay / Ceux qui s'exclament "mon Dieu !" quand ils ne comprennent pas ce qui leur tombe dessus / Celui qui a constaté que le nom de Dieu était quasiment absent de la Recherche du temps perdu de l'agnostique Marcel Proust alors qu'il est présent à chaque page des essais philosophiques de Léon Chestov resté clairement au seuil de toute forme de Temple /Celle qui préfère Chronique d'une mort annoncée à Cent ans de solitude sans oser le dire tout haut au souper des Verdurin tellement snobs comme chacun sait / Ceux qui n'aiment que les draps froissés par l'amour, etc.
(Cette liste a été établie ce matin de neige du 13 décembre à l'écoute du premier Concerto pour piano de Beethoven Ludwig Van, par Radu Lupu, disponible sur Spotify)
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Ceux qui font des listes
Celui qui se vengera fatalement du pardon de celui qu'il a offensé - l'idée est tirée des Carnets de Dostoïevski et j'y souscris hélas / Celle qui a fait une liste des personnes qu'elle estime devoir punir et ajoute à côté de leur nom une croix noire quand c'est fait / Ceux qui ont commencé de dresser une liste des personnes les plus vaniteuses de leur connaissance puis y ont renoncé faute de papier / Celui qui distingue les périodes de sa vie sous le nom des chiens successifs de sa smala / Celle qui ressent le monde en termes de statistiques accusatoires genre 7 enfants sont morts de faim pendant que je dégustais ma part de forêt-noire / Ceux qui énumèrent leurs péchés pour s'en régaler / Celui qui ne fera jamais le compte des occasions de se taire qu'il a manquées / Celle qui préfère les goûters d'enterrement aux listes de mariage nettement plus onéreuses / Ceux qui détestent les poèmes de mecs en pleine forme qui d'ailleurs n'en commettent point trop souvent / Celle qui ne souscrit pas à l'adulation hypocrite des mal-portants / Ceux qui pensaient que la liste des méchants finirait par s'étioler au lieu qu'elle s'allonge assez régulièrement depuis l'apparition d'Homo lupus et de son admirable compagne (comme disent les écrivains de celles qui lavent leurs camisoles) et de leurs enfants zombies / Celui qui votera pour le mariage gay à condition qu'ils fassent ça entre eux / Celle qui est prête à porter le prochain enfant de ses amis homos à condition qu'elle puisse choisir lequel des deux parce que baiser avec une pipette ça saint Paul l'interdit dans son épître citoyenne / Ceux qui font partie de la longue liste des gens qui ne s'excusent pas quand leur clebs pète dans une salle d'attente de véto / Celui qui estime que la conversation a été très bonne s'il a réussi à ce que personne d'autre n'en place une / Celle qui te dit toujours que c'est "pour ton bien" quand elle te balance une vacherie / Ceux qui pensent comme Pascal qu'il suffit de s'agenouiller pour choper la foi en attendant que Dieu leur file des rotules articifielles / Celui qui est fier de n'avoir pas décroché le rôle que James Dean a tenu à sa place / Celle qui se prend pour Catherine Deneuve sans que Michel Drucker n'ait bronché jusque-là / Ceux qui haïssent Tartuffe en lequel tout le monde les reconnaît, etc.
Dessin à la plume: Pajak
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Retour au Rastro
Notes de l'isba (21)
Des chefs-d'oeuvre mineurs. - Charles Dantzig porte autant d'attention aux "petits" chefs-d'oeuvre qu'aux monuments insupérables, et c'est aussi mon cas. Il cite par exemple cette phrase d'un roman intitulé Gin, d'un certaine Louis Lerne. Inconnu au bataillon mais ça donne ça: "Gin avait pour toute famille une tante, à Lausanne, qui l'avait recueilli,élevé, prostitué aux clients de son hôtel".Le genre de phrase qu'on se rappelle en effet, comme des phrases de Calet ou de Morand, auteurs notoires de "petits" chefs-d'oeuvre - et rien à voir, cela va sans dire, avec le minimalisme au gout du jour. Dantzig avoue n'avoir lu que quelques pages de Gin, dont le titre lui fait citer en passant le chef-d'oeuvre "alcoolique" de Malcolm Lowry, Au-dessous du volcan, qu'il n'a pas lu non plus jusqu'au bout - il ne doit pas être le seul mais lui au moins le reconnaît; or c'est d'une autre roman de ce Louis Lerne qu'il voulait parler au titre de "petit" chef-d'oeuvre, intitulé Horn. Je note donc ce titre en marge d'une liste que je rédige en même temps sur Ceux qui font des listes, au nombre desquels figure évidemment Charles Dantzig, et ce tout en poursuivant ce matin (il est huit heures et il neigeote) la lecture de Paludes, autre "petit" chef-d'oeuvre d'André Gide qu'on a dit un germe du Nouveau Roman.
"L'écrivain est un transmetteur d'échos qui ajoute son orchestration au passage", affirme encore Dantzig à la page 58 de son ouvrage où il cite La pêche à la truite en Amérique de Richard Brautigan, paru l'année de nos vingt ans, et le Journal des erreurs d'Ennio Flaiano, paru l'année des trente ans de ceux qui sont nés la même année que nous. Dans le même esprit, je pourrais à mon tout citer Miss Lonelyhearts de Nathanaël West ou encore Ernesto d'Umberto Saba, autres "petits chefs d'oeuvre entre tant et plus.
Une autre phrase de la page précédente aurait pu être écrite dans En lisant en écrivant d'Annie Dillard, mais Dantzig est souvent proche de l'esprit grappilleur de celle-ci, la profondeur spirituelle en moins. Et voilà ce que ça donne: " La création ne naît pas de la "nature", la création naît de la création". Ce qui se discute évidemment, tout dépendant de ce qu'on appelle "nature". Les alluvions naturels ne dégagent guère, il est vrai, de poésie, tandis qu'au rastro celle-ci se perçoit dans la moindre poupée même manchote ou dans le moindre débris de vaisselle. Et c'est au Rastro de Ramon Gomez de La Serna que nous renvoient d'ailleurs maintes citations et observations d' À propos des chefs-d'oeuvre, qui est lui-même le parangon du "petit" chef-d'oeuvre, à l'image de nombreux autres livres de Ramon, tel Le Docteur invraisemblable ou Cinéville. Le rastro ? Ah oui je précise: les Français ont leurs puces, et les Espagnols ont le rastro.
Viatiques et vibrations. - Le rastro est le fous-y-tout des sensibles, le marché aux puces des souvenirs et des velléités grisantes, le grenier à ciel ouvert de toutes les trouvailles perdues et retrouvées, le réceptacle de toutes les épiphanies saintes ou profanes. On trouve au rastro des éclats de rire ultimes de la diva aux longs cils autant que des pages débrochées de l'Encyclopédie capricieuse de tout et de rien, des fragments de livres de "fragmentistes" typiques tel Lambert Schlechter ou Guido Ceronetti, Jean-Daniel Dupuy ou Ludwig Hohl, Vassily Rozanov ou Giacomo Leopardi, et cela vaut souvent dans la foulée autant que la mention les yeux au ciel de La Commedia de Dante, pour avoir l'air cultivé dans les coquetèles.
N'empêche que le rastro peut faire bon office de magasin de citations, comme les lecteurs à la Dantzig aiment en accumuler. Pas tant pour étaler sa culture que pour épicer les jours de bonnes phrases qui fassent penser ou rêver. J'ouvre ainsi n'importe quel livre de Charles-Albert Cingria et je lis: "Le vin, c'est quelque chose d'arabe et d'immatériel d'abord". Ou cela: Je désire hiverner et continuer à hiverner, et rien que cela tant que l'hiver durerea". Ou cela encore: "J'aime éperdument ce qui est schématique, aride, salin, perpendiculaire ". Ou cela pour célébrer la mémoire de rossignol, alias Pétrarque: "On peut bien dire, en tout cas, qu'après Pétrarque et quelques bien rares exceptions, la poésie n'est plus qu'un formidable grincement de plumes d'oies et ensuite de plumes d'acier. Il fallait ce diamant, cette neige prompte, cet ingéniosité et aussi (pour parler déjà d'un défaut, mais il lui était antérieur) cet esprit..."
Ou cela enfin qui est axial: "c'est splendide, à vrai dire, d'entendre vibrer comme vibre un bocal dangereusement significatif, cet instrument étourdissant qu'est un être"...
Hystérie à l'isba. - Ce qui précède pourrait sembler bien loin de Dostoïevski, qui n'a certes jamais fait dans le "petit" chef-d'oeuvre, à l'opposé de tel tour d'esprit, et pourtant les différences même extrêmes ne s'excluent pas en littérature: elles font écho aux extrêmes qui nous habitent, et je me sentais aussi à l'aise ce matin en lisant le volatil Paludes, tout de grâce écrite, qu'à retrouver ce soir Les Frères Karamazov et leur style souvent brut (que la traduction d'André Markowicz fait tellement mieux sentir que les "belles infidèles" du début du XXe siècle), et voici que j'aborde le sixième chapitre de la deuxième partie intitulé Hystérie à l'isba. On sort d'ailleurs de plusieurs autres chapitres exacerbés, pour retrouver le pauvre Aliocha tout confus d'avoir enfin fait éclater sa vérité - à la bonne heure. Et voilà qu'il va peut-être découvrir le pourquoi de la morsure affreuse que lui a infligée un garnement qu'il traitait le plus gentiment du monde. Une fois de plus on va sonder l'origine du mal à la découverte d'une humiliation ressurgie. Rien là-dedans, pour autant, du prêche que Charles Dantzig reproche à l'immense Russe si mal compris de certains Français. Rien que la vie et ses douleurs, filtrée par un écrivain plus près de la vie que quiconque...
Ramon Gomez de La Serna. Le Rastro. Editions André Dimanche.
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Ceux qui ont le pied léger
Celui qui défie les pesants / Celle qui surfe sur les tuiles de vent / Ceux qui sont tout Vivaldi ce matin / Celui qui relit à cinq heures du matin un bout de Présentation de Paris à cinq heures du soir / Celle qui a donné à son Barzoï le nom de Gatsby / Ceux qui s'enivrent des phrases de Nabokov aux ailes de papillons dans le soleil couchant le long du Dniepr / Celui qui évite de penser que la vieillesse inclut une nouvelle forme d'adolescence préfigurant la mort / Celle qui pense que les amours enlacées forme une chaîne sans fin / Ceux qui se demandent s'ils ne sont pas le reflet de quelque chose qui n'existerait pas sans eux / Celui qui se rappelle qu'on ne fait pas de poésie avec des idées ni seulement avec des mots mais aussi avec les mots filtrant l'idée du Sentiment / Ceux qu'ont pourrait dire les sentinelles des chefs-d'oeuvre qui se gardent pourtant fort bien sans elles / Celui qui constate que les choses sont, sont, sont, au point que les marionnettes s'en vont / Celle qui se laisse conduire par son cerf-volant jusqu'au sommet de la colline duquel tous deux s'envolent sur les ailes de mon imagination fend-la-brise / Ceux qui ne sont plus attentif qu'aux digressions / Celle qui se met à croire en la création à la lecture de Pascal dont le Dieu l'embête un peu / Ceux qui longent les vires pour surprendre les chamois / Celui qui est d'autant plus sérieux qu'il est allègre / Celle qui raille le prétendu chef-d'oeuvre d'Albert Cohen en le renommant Selle du baigneur / Ceux qui sortent en catimini de la conférence du cuistre pour avaler un bol d'air et serrer la patte au veilleur de nuit de Saint-Exupéry / Celui que la lecture encourage alors qu'elle décourage les médiocres / Celle qui lance une mode qu'elle se gardera de suivre / Ceux qui rabaissent la littérature en affirmant qu'il faut la connaître autant qu'eux-mêmes / Celui qui magnifiant le rien en tire un petit quelque chose / Celle qui préfère les mysosotis (Vergissmeinnicht, ne m'oubliez pas) aux roses trop roses / Ceux qui vénèrent Rainer Maria Rilke sans l'avoir jamais lu "personnellement", etc.