À propos du Secret de Veronika Voss de Rainer Werner Fassbinder
Rainer Werner Fassbinder n'était pas qu'un réalisateur d'une exceptionnelle fécondité: c'était aussi, et surtout, un médium visionnaire qui dépasse, à mes yeux, tout ce qu'en disent les cinéphiles et autres spécialistes de son époque. Ce diable d'ours hirsute avait raison de demander qu'on "lise" ses films comme des livres: c'était en effet une sorte de grand romancier de cinéma foutraque que RWF.
Je l'ai ressenti une fois de plus,hier, en (re)découvrant Le secret de Veronika Voss (dont le titre allemand exact est La nostalgie de Veronika Voss), avant de reprendre la lecture du chapitre hallucinant des Frères Karamazov évoquant le dialogue du diabolique gentleman et d'un Ivan délirant, juste avant le suicide de Smerdiakov. Cette proximité de lecture m'a d'ailleurs fait penser que, bien plus que de Brecht auquel on l'apparente, Fassbinder est proche de cet autre médium génial, à vrai dire insurpassable dans la pénétration de la complexité humaine et des racines du mal social et individuel, qu'est Dostoïevski. En outre, ces deux auteurs traitent, dans les oeuvres en question, du thème de la folie, laquelle affole positivement leur écriture: au bord du délire contrôlé chez Ivan Karamazov, dans une sorte de vestibule mental pré-freudien, et par l'usage presque exacerbé de la lumière et de l'ombre dans le film de Fassbinder, en noir et blanc comme Effi Briest mais dans une tonalité plus brutale et glaciale pour ne pas dire une fois encore: folle.
Le Secret de Veronika Voss est le troisième élément de la Trilogie allemande de Fassbinder, dont la protagoniste est une ancienne diva du cinéma berlinois. Au mitan des années 1950, son mythe s'est terni, son scénariste de mari l'a quittée pour échapper à sa paranoïa de morphinomane, elle languit après un nouveau contrat mais reste assez séduisante pour taper dans l'oeil d'un solide chroniqueur sportif, aussi sain que sa petite amie et tombant pourtant sous le charme de la typique femme fatale. Lorsqu'il constate à quelle situation d'esclavage Veronika Voss est soumise par la neurologue Katz, qui trafique la morphine avec autant de machiavélisme qu'elle capte les fortunes, le brave Robert entreprend de l'arracher à la psy diabolique avec l'aide de son amie, saine jeune fille de la nouvelle Allemagne elle aussi, qui y laissera sa peau.
Or ce qui est le plus étonnant, dans ce semblant de mélo noir, c'est qu'il ne cesse de déroger à toute forme de réalisme linéaire, comme dans un cauchemar éveillé dans un dédale de verres de cages miroitants et de reflets. La mise en abyme du film dans l'histoire des films allemands est immédiate, dès le premier plan où Fassbinder lui-même apparaît dans le champ à côté de Veronika, mais le Labyrinthe aux illusions file la métaphore allemande bien au-delà des citations érudites, comme si la réalité elle-même était devenue produit de l'usine à rêves du nouvel Hospice occidental où non-dit, mensonge, amnésie et drogue contribuent à l'éblouissement nécessaire à la suite des Affaires.
Le miracle du cinéma de RWF, comme celui d'un Fellini dans une tout autre tonalité (mais le montage diachronique de ce film fait souvent penser à la narration apparemment chaotique d' Otto e mezzo) tient à l'équilibre subtilement dosé des éléments liés à la réalité historique (le nom de TREBLINKA tatoué sur le bras du vieux Juif, le ragot collant aux basques de Veronika seon lequel elle aurait couché avec Goebbels, etc.) et l'irréalité plus-que-réelle des personnages aux sentiments saisis dans toute leur complexité. Le job du spécialiste (Jean Douchet en l'occurrence, magistral en bonus) est de déconstruire la forme à la fois sophistiquée mais jamais précieuse de tout ça, tandis que pour ma part, je m'en tiens au déchiffrement du secret de tous ces personnages de roman , formidablement perçus et tenus ensemble par le Meister de Munich...