UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Livre - Page 113

  • Massacre sur la Piazza

    LocarnoSteiner.jpg

     

    En première mondiale, le nouveau film de Michael Steiner (Mon nom est Eugen et Grounding) combine glamour sexy et gore grinçant. La  Miss Suisse  Nadine Vinzens fait partie du casting réunissant 16 beautés…

    Le nom de Michael Steiner, réalisateur alémanique de 43 ans, s’est imposé en 2006 au premier rang du nouveau cinéma suisse. D’abord avec les chenapans à la Harry Potter de Mon nom est Eugène, plébiscité par plus de 500.000 spectateurs et gratifié du Prix du cinéma suisse à Soleure. Puis avec Grounding, mémorable docu-fiction consacré à l’effondrement de la Swissair. Six ans plus tard, après Sennentuntschi, film d’horreur combinant légende alpestre et réalité glauque, le quadra et son complice scénariste Michael Sauter poursuivent leur exploration des «genres» avec une comédie rose et noire. Entretien.     

    LocarnoSteiner2.jpeg- Quel est, Michael Steiner, le point de départ de ce nouveau film ? Pourquoi vous être intéressé aux Miss, et qu’en est-il de l’intrigue ?

    - Les concours de beauté ont quelque chose de fascinant, entre rêve et désillusion, et j’ai toujours eu un faible pour les minorités. Or il me semble qu’un réalisateur suisse doit se colleter une fois ou l’autre avec la réalité des minorités. C’est pourquoi j’ai embarqué 16 Miss sur une île, où elles vont être agressées par un tueur. Cela pose conjointement la  grave question de savoir si les Miss peuvent être sauvées de la disparition…

    - Comment avez-vous choisi les interprètes du film ? De vraies Miss figurent-elles dans le casting ?

    - Absolument: Nadine Vinzens a été Miss Suisse. Mais le casting n’a pas joué sur ce seul critère. Nous avons auditionné plus de 200 jeunes dames et notre choix ne s’est fait que sur leur talent. C’est ainsi que nous débarquons avec une brochette d’illustres inconnues, ce qui comporte évidemment un gros risque. Mais je crois à notre casting !

    - Pourquoi avez-vous choisi de tourner Das Missen Massaker en Thaïlande ?

    - Parce que l’histoire se passe sur une île exotique du nom de Gapo Guapo, dans l’atoll de Tanga. Et puis, de tous les pays du Sud-est asiatique, la Thaïlande dispose de la meilleure infrastructure pour tourner des films.

    - Comment l’équipe du film a t-elle vécu le tournage?

    - Nous avons tourné dans trois lieux différents, à l’écart des hordes de touristes, en plein milieu de la Thaïlande. Le tournage a été très éprouvant en raison du climat, mais l’entente de cette bande de Suisses parachutés au bout de nulle part a été parfaite. Ce qui est sûr, c’est que tous les participants ont donné le meilleur d’eux-mêmes pour faire un bon film.

    - Cela vous a-t-il amusé, comme dans My Name is Eugen,  de jouer avec des stéréotypes et autres « clichés » ?

    - Bien entendu. Comme toutes les minorités, en Suisse, les Miss ont leurs stigmates. Et cela me plaît de jouer avec ça…

    - Y a-t-il un lien entre Sennentuntschi, votre film précédent, et celui-ci Et qu’en est-il de votre hommage à Dario Argento ? 

    - Non, il n’y a pas de lien direct entre Sennentunstchi et ce nouveau film. Das Missen Massaker est un croisement des genres de la comédie et du film d’horreur. On y trouve des citations de classiques américains et pas mal d’emprunts, aussi, au cinéma policier italien. C’est d’ailleurs à ce titre qu’une scène rend un hommage explicite à Dario Argento.

    - Est-il important pour vous d’être accueilli sur la Piazza Grande?

    - Oui, et d’autant plus que ce film, par son décor et sa thématique, représente un nouveau défi.  Je trouve excitant d’avoir un public aussi mélangé pour la première mondiale, et je suis très curieux de voir les réactions…

    Das Missen Massaker. Piazza Grande, vendredi 10 août, à 21h30. Suivi de Bonjour tristesse d’Otto Preminger.

  • Le passage du divo

    LocarnoBernal.jpg

    Gael Garcia Bernal honoré sur la Piazza Grande. Où a été projeté mercredi soir le film politique No, du Chilien Paul Larrain, illustrant admirablement les équivoques de nos sociétés. Le léopard d’or se cherche encore à Locarno.  À deux jours de la conclusion, les pronostics sont incertains. Mais la compétition internationale affiche un bon niveau.

     

    Des jeunotes en folie ont accueilli mercredi soir le « divo » mexicain Gael Garcia Bernal sur la Piazza Grande archicomble, avant la projection de No, film politique mais grand public du Chilien Paul Larrain. Magnifique mise en scène, formidable interprétation de Bernal,  thème en phase parfaite avec notre époque ambiguë au possible : comment le dictateur Pinochet se fait virer par le truchement d’une campagne publicitaire. 

     

    LocarnoBrizé.jpg« Vous êtes le jury ! », scandent les affiches géantes du Prix du public, qui pourrait bien revenir à ce film. À moins que la Piazza plébiscite plutôt Quelques heures de printemps du Français Stéphane Brizé, grand moment d’émotion pure et dure, filtrée par une Hélène Vincent bouleversante et un Vincent Lindon saisissant lui aussi de vérité.

    LocarnoMobile2.jpgEt la compétition internationale dans tout ça ? Sans préjuger des décisions d’un jury de « pros » présidé par le très estimé réalisateur thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, elle a réservé de belles découvertes. À commencer par Starlet du quadra américain Sean Baker, belle confrontation entre deux femmes, la vieille dame à chihuahua et Jane la jeune défoncée. Autre paire émouvante dans un film de haute sensibilité : les deux protagonmistes de Der Glanz des Tages des Autrichiens Tizza Covi et Rainer Frimmel. Ou dans un registre plus frais : les deux glandeurs, genre Vitelloni, de Mobile Home du Belge François Pirot. Du couple on passe au trio, toujours en finesse, dans Une Estonienne à Paris d’Illmaar Raag, avec Jeanne Moreau.

    LocarnoMettler.jpgCôté Suisses, le désolant pseudo-docu Image Problem de Simon Baumann et Andreas Pfiffner semble d’avance hors-course, alors que la grande fresque poético-philosophique de Peter Mettler, The End of Time, aux images splendides mais flatteuses  à la Yann Arthus Bertrand, paraît déplacée dans cette sélection…

    À l'enseigne de  Cinéastes du présent, deuxième concours international, les décisions du jury présidé par le Tchadien Mahamat-Saleh Haroun seront probablement plus épineuses, dont ondoute qu’elles offrent la moindre chance au Tessinois Niccolò Castelli pour Tutti Giù. Enfin, ce qui paraît sûr est que les Léopards de demain, couronnant des courts métrages de réalisateurs prometteurs, brilleront en section internationale alors que la sélection suisse s’est fait remarquer par sa platitude.

    Au demeurant, le palmarès de Locarno, festival éminemment public brassant les âges et les langues (où les accents romands sont très présents !), ne se borne pas aux prix attribués. De Maire en Père, avec la bénédiction du Président Marco Solari, ce festival éminemment convivial reste jeune au tournant de sa 65e édition… 

  • Jeunes et lisses à la glisse

    LocarnoCohades.jpg

    Le jeune cinéma suisse à Locarno, entre (trop) belle image et vacuité... 

    Tutti giù de Niccolò Castelli reflète le malaise latent d’une jeunesse lisse et qui glisse, parfois, vers l’abîme. Où la rejoignent les courts métrages indigents présentés à Locarno… 

    Ils sont jeunes, ils sont beaux, ils vivent dans une société privilégiée, et pourtant il y a du malaise dans l’air. Chiara la championne de ski au joli minois (Lara Gut) n’en peut plus de voir sa mère la « gérer » comme une affaire d’avenir. Jullo (Yanick Cohades) est aussi à l’aise sur son rollerskate que dans les bras des filles, mais les médecins lui découvrent un cœur menacé d’explosion nécessitant une greffe. Quant à Edo (Nicola Perot), l’artiste farouche à capuche, il exprime sa révolte en couvrant les murs de tags avant de se faire massacrer en pleine rue pour rien, juste parce qu’il se trouvait là – et l’on pense au malheureux Capverdien tué à Lausanne dans les mêmes affreuse circonstances, la veille de la projection de Tutti giù à Locarno...

    LocarnoTutti.jpgLocarnoTutti1.jpgEn compétition internationale, ce premier long métrage de Niccolò Castelli (né en 1982 à Lugano) relève de la chronique actuelle focalisée sur de très jeunes gens, rappelant donc Ken Park de Larry Clark, en plus lisse ou, plus près de nous, Garçon stupide de Lionel Baier, en moins aigu et personnel, et la série de Romans d’ados. Alignant avec lyrisme des images qui exaltent la jeunesse dancingo-sportive (entre compète de ski, folles courses de rollers et matches de hockey) sur un rythme scandé par le rock et le rap, genre vidéo-clip, Castelli rend bien le labyrinthe urbain de Lugano cerné de paysage sublimes mais n’échappant pas à une menace latente.  Or, l’évocation parallèle de trois expériences lancinantes de la solitude, dans un milieu apparemment « tout feu tout fun », est rendue avec une sensibilité qui passe plus par les images et la musique que par les mots, avec une belle sensualité.  Comme souvent dans le jeune cinéma, la maîtrise technique en impose, jusqu’au trop léché. L’image de Pietro Zuercher est somptueuse, notamment dans sa façonde de rendre la nuit luganaise ou de cadrer visages et postures. La musique des rockers tessinois de Kovlo ajoute un tonus rythmique et parfois dramatique au film, et  la direction des acteurs compense le caractère stéréotypé des personnages.

    À cet égard, la surmédiatisée Lara Gut apparaît ici en toute simplicité, belle et juste dans toutes ses attitudes, même si son personnage de Chiara Merz frise l’esquisse. Même chose pour le personnage du tagueur Edo, sauvé par le charme ombrageux de Nicola Perot, alors que l’agression qu’il subit est pour ainsi dire évacuée du scénario. Quant au jeune Nyonnais Yanick Cohades, il fait figure de révélation dans le rôle plus élaboré de Jullo, dont la formidable vitalité est soudain brisée par la menace terrible (et symbolique) de son cœur en expansion. De la même façon, une réelle émotion se dégage, dans le groupe de ses potes, au moment où il révèle la nature de son mal. Film choral fondé sur la culture « djeune », Tutti giù reste assez superficiel et convenu dans ses observations, mais son énergie expressive et sa vibration émotive sauvent la mise. Rien en tout cas de la vision mortifère, prétentieuse ou vide de certains aspirants cinéastes de la relève…

    Une cuvée déplorable

    Les écoles de cinéma suisse ont-elles un problème ? C’est ce qu’on pourrait se demander en découvrant la sélection nationale 2012 des Léopards de demain, dont certains des courts métrages frisent le degré zéro. Encore L’Amour bègue de Jan Czarlewski, produite par l’ECAL, séduit-il par un filmage élégant et une interprétation sensible modulant en finesse le thème du handicap verbal. De la même façon, Homo Sapiens cyborg du Tessinois Stefano Mosimann en «jette» plastiquement dans ses fusions visuelles à la David Lynch. Mais le reste de la sélection nous a paru bien faible, atteignant le fond de la vacuité déprimée avec Il vulcano d’Alice Riva, évoquant l’errance hagarde d’un jeune probablement en quête du sens de «tout ça», et pire: dans lamina de Christian Schanz, atteignant un sommet d’indigence pseudo-symboliste avec son yéti de peluche marron dans le désert et sa femme gobant des abeilles crues…

     

    Locarno13.jpgEmotions sur la Piazza Grande

    La Piazza Grande n’est pas tout le festival, mais la magie nocturne en est incomparable sous les étoiles. Au fil de cette 65e édition, quelques moments forts y ont été vécus en prélude aux films de la soirée, dont le choix voulu « grand public » laisse parfois songeur. Ainsi, lundi soir, de l’accrocheuse comédie américaine de Leslye Headland intitulée Bachelorette, dont l’hystérie vulgaire contrastait pour le moins avec le véritable événement du jour: l’apparition, sur la grande scène, devant 8000 spectateurs, du grand chanteur et comédien Harry Belafonte, seigneur de 82 ans au lumineux sourire, dont un clip de présentation évoquait la carrière parralléle de militants des droits civiques.

    Belafonte.jpg Rappelant le mérite d’Otto Preminger (dont la rétrospective fait le plein des salles) qui a tourné avec lui Carmen Jones en 1954, où tous les rôles de l’opéra de Bizet sont chantés par des Noirs, Harry Belafonte s’est livré à une belle profession de foi à la gloire de l’art rapprochant les hommes. Or la veille, le même message, assorti d’une minute de silence en hommage aux civils Maliens massacrés ces jours, avait été adressé au public de la Piazza par le grand cinéaste africain  Souleymane Cissé, auteur du mythique Yeleen. Ce soir enfin, le fameux acteur mexicain Gael Garcia Bernal, interprète principal du film chilien No, de Pablo Larrain, évoquant la fin de la dictature de Pinochet, devrait marquer la Piazza de sa présence à la réception de son Excellence Award…  

  • Michel Polac côté jardin

    littérature,journal intimeLe polémiste Michel Polac est mort à l'âge de 82 ans. A la fois journaliste, écrivain, cinéaste et trublion du petit écran, il avait créé en 1955 l'émission de radio Le Masque et la Plume sur France Inter, qu'il avait animée jusqu'en 1970. En 1981, il avait créé Droit de réponse, un talk-show provocateur et enfumé sur TF1. Présentateur de plusieurs émissions littéraires à la télévision, il avait également produit et réalisé des documentaires, notamment sur Céline. Il avait ensuite fait son grand retour sur France 2 en 2006-2007, formant avec Eric Zemmour un duo de polémistes redoutés dans. Il avait également longtemps fait une chronique littéraire dans Charlie Hebdo ».

    Michel Polac avait publié son premier roman La Vie incertaine, chez Gallimard, en 1956. Dans sa préface, l'auteur confesse : « On peut dire que j'écrivais pour ne pas me suicider. » Le propos n'étonnera pas les détracteurs du râleur. Les autres se diront que cet éternel pessimiste a mené sa barque, jusqu'à ses réunions de papys flingueurs avec ses vieux potes de Charlie Hebdo...

    littérature,journal intimeUne visite, en janvier 2000, à propos du Journal.

    L’antre de l’ours est le moins tape-à-l’œil qui se puisse imaginer. A l’étage d’une maison blanche, c’est tout intime et modeste, dans le genre bon vieux goût personnel de campagnol humaniste. L’homme est naturel au possible, un peu réservé d’abord, puis les yeux pétillants de malice. A ses côtés m’attendait Pierre-Emmanuel Dauzat, plantureux quadra au visage et aux yeux de bon bougre, autre genre de phénomène puisque ce familier des Pères de l’Eglise, qui a publié 250 traductions en vingt ans, pratique au moins dix-huit langues européennes et a « traité » quelque 800 pages par jour du monumental Journal, en trois semaines.
    Michel Polac se traite volontiers lui-même de fainéant, pourtant cet Oblomov à savates en peau de chèvre a rédigé, de 1980 à 1998, l’équivalent de 20.000 pages dactylographiées dans ce seul Journal. Quand je lui demande ce que ça fait de voir son texte retaillé par un tiers, il me répond que ça lui a permis d’y revenir comme s’il s’agissait de l’ouvrage d’un autre, en s’étonnant lui-même de son impudeur ou en souffrant de s’y voir souffrir.
    « J’ai commencé par lire la dernière année », m’explique Pierre-Emmanuel Dauzat, «où il m’est apparu que tous les grands thèmes étaient là: l’idée du suicide, le rêve de l’œuvre à faire, les lectures, les maîtresses, la parano, la maladie, la mort de la mère ; et c’est ce faisceau de thèmes qui, ensuite, a induit mon travail de réduction ».
    Celui-ci fait la part belle, aussi, aux préoccupations métaphysiques de Michel Polac, auteur d’un essai inédit intitulé Le Dieu impossible.
    « La question du sens de la vie m’a toujours hanté », poursuit alors l’affreux-jojo septuagénaire qui n’a jamais reçu la moindre éducation religieuse. « Vous y croirez ou non, mais la lecture de Teilhard de Chardin m’a fait un choc. Pourtant cette conception mystique de Dieu m’a toujours paru trop optimiste. Si je parle d’un «Dieu impossible», c’est que je perçois cette réalité comme insaisissable ».

    En l’écoutant parler, j’oublie le personnage public à dégaine de provocateur, retrouvant l’homme blessé de son Journal dont le parcours n’a rien de clinquant. Je le vois, tel qu’il se décrit, dans son jardin languedocien de La Borie, qui observe la rencontre d’un criquet unijambiste et d’une sauterelle, ou je me le rappelle qui raconte la longue, lente, insupportable fin de sa mère à laquelle il voue un tenace mélange de haine-amour. Du petit Juif humilié sous l’Occupation, marqué par la déportation de son père et la froideur de sa mère, à l’adolescent solitaire et tourmenté avide d’absolu, ou au routard de 20 ans et au traîne-patins de la bohème parisienne passé maître dans l’art de défaire ce qui a été fait, j’entends une voix mal assurée, angoissée, émouvante, sous les propos qu’il balance crânement à la cantonade : « J’emmerde les artistes, je n’ai pas de fonction, pas de don. Je suis un chercheur de vérité (j’étais) qui ne s’est jamais identifié avec les rôles qu’il a joués ou qu’on lui a proposés ».

  • Un Lausannois à Locarno

    LocarnoBrizé.jpg

    Jean-Luc Borgeat participe à un film dur et poignant de Stéphane Brizé: Quelques heures de printemps, avec Hélène Vincent, Vincent Lindon, Emmanuelle Seigner et Olivier Perrier, notamment.

    L’émotion était au rendez-vous dimanche soir sur la Piazza Grande, ou pour beaucoup dans la salle de la FEVI  où la projection était doublée pour cause de pluie. À l’affiche, après un bref hommage au cinéma africain subsaharien présent à l’enseigne de la section Open Doors : le nouveau film de Stéphane Brizé, Quelques heures de printemps, avec Hélène Vincent et Vincent Lindon. Deux heures de cinéma à la fois très dur et hypersenible, d’une densité humaine exceptionnelle et d’une rigueur égale dans la réalisation. Argument du film : la confrontation d’Alain (Vincent Lindon), grand con de routier sorti de prison après une condamnation pour trafic illicite, et de sa vieille mère (Hélène Vincent) aussi butée que lui mais fragilisée par une tumeur au cerveau. Entre eux : le tas informe d’un chien baveux qui les rapprochera contre toute attente ; un voisin compatissant, un pote de bowling, une belle joueuse de boules (Emmanuelle Seigner). Et deux acteurs romands, Véronique Montel et Jean-Luc Borgeat, pour incarner les assistants d’une association d’auto-délivrance genre Exit. Le film s’achève en effet en Suisse sur la décision de la vieille dame d’échapper à l’agonie annoncée.

    Choisi par casting pour le réalisateur en quête d’acteurs à l’accent suisse ( ?!), Jean-Luc Borgeat, quinqua d’origine valaisanne mais établi à  Lausanne depuis des lustres - l’un de nos meilleurs comédiens, notamment attaché au jeune théâtre – a été choisi et dit avoir vécu, avec l’équipe de Stéphane Brizé, une expérience humaine hors du commun.

    « Stéphane dit que ce qui lui importe essentiellement est de filmer la vie. Après une première prise, il nous a tous dégommés. Puis quelque chose s’est passé entre nous. Et après la troisième prise, visionnée par Vincent Lindon, celui-ci s’est exclamé que c’était énorme ! Que Brizé était le seul réalisateur français à oser faire un tel plan-séquence, avant de me dire que ce que j’avais fait était incroyable… »

    Egalement criante de vérité dans l’avant-dernière séquence, Véronique Montel semble coulée dans le moule de suavité propre-en-ordre des assistants du bon Dr Sobel. Rien pour autant de la charge caricaturale dans l’image donnée par le film de l’association documentée par Fernand Melgar. Et la dernière séquence, poignante à pleurer, marque un dernier contrepoint avec les affrontements parfois insoutenable du fils à « tête de lard » et de sa mère.

    «Ce que je souhaite », conclut Jean-Luc Borgeat, c’est qu’Hélène Vincent décroche un César pour son interprétation »… 

    LocarnoBrizé2.jpg

              

  • Road movie sur place

    LocarnoOrnella3.jpg

    LocarnoMobile2.jpgDeux glandeurs qui voyagent sur place pour notre bonheur dans Mobile Home de François Pirot. La fin du temps qui n’en finit pas de Peter Mettler. Et l'irradiante beauté d'Ornella Muti...

    Le festival de Locarno est la plus belle occasion de l’année, pour le public le plus varié, de voyager à travers le monde sans quitter les salles obscures. Celles-ci sont le plus souvent pleines en cette 65eédition, qu’il fasse soleil ou pluie. Dimanche matin ainsi, dès 9 heures, le bouche-à-oreille ayant déjà opéré, plus de mille spectateurs assistaient à ce que je dirai mon premier coup de cœur de la compétition internationale.

    Titre : Mobile Home.Auteur : le Belge de 35 ans François Pirot. Thème : le voyage plus ou moins immobile de deux glandeurs  attachants et magnifiquement campés par Arthur Dupont et Guillaume Gouix. Le scénario pourrait sembler minimaliste puisqu’il se réduit, pour ces deux garçons rêvant de foutre le camp au bout du monde, à une suite de faux départs piteux. Or on ne s’embête pas une seconde dans ce portrait en mouvement de deux trentenaires velléitaires (et de quelques filles, et de leurs gentils parents scotchés à leur petite vie) dessinés avec une merveilleuse finesse, au fil d’un dialogue dont chaque mot sonne juste. Les deux protagonostes, Simon le beau gosse a voix de bluesman, qui vient de larguer son amie Sylvie par crainte de s’engluer en couple, autant que  son pote Julien que son père vieillissant rêve de garder près de lui pour jouer au scrabble, sont approchés  avec une empathie sans faille. L’atmosphère de la province, qui pourrait être suisse ou de partout, est captée avec une précision réaliste jamais pesante.   Et puis il y a du cinéma là-dedans. À l’opposé de tous les effets: une parfaite fluidité des plans, des cadrages qui modulent le regard aussi vif qu’affectueux de François Pirot, un rythme très soutenu et la preuve par l’image, rejoignant le propos même du récit, que le voyage commence à côté de chez vous et que le vie bien observée est passionnante partout. Le cinéma belge a déjà produit quelque merveilles dans ce registre, avec Les convoyeurs attendent et les films des frères Dardenne, notamment. Or François Pirot, après quelques « courts », signe ici son premier long métrage qu’on espère retrouver au palmarès. Bien accueilli par le public de Locarno, Mobile Home s’inscrit dans la lignée des films au réel potentiel « grand public » que nous auront révélés les éditions précédentes du festival, comme La petite chambre ou Le responsable des ressources humaines,  l’an dernier, ou Akademia Platonos l’année précédente, notamment.  

     

    LocarnoMettler2.jpgUne symphonie ronflante  

    Autant Mobile Home brille par sa légèreté et son humour tendre-acide, autant The End of Time de Peter Mettler, réalisateur quinquagénaire né à Toronto de parents suisses, pèse par son emphase esthétique et son discours poético-philosophique sur les multiples conceptions et autres composantes du Temps. Coproduction suisse et canadienne, ce film qui n’en finit pas ne manque certes pas d’intérêt ni de qualités, mais la place de ce docu-poème, est-elle vraiment dans la compétition  internationale, comme la question se posait déjà pour Image Probleme de Simon Baumann et Andreas Pfiffner ?  Amorcé par une visite guidée dans les profondeurs du CERN où l’on fait joujou avec l’infiniment petit, et s’achevant dans les abîmes stellaires que scrutent des télescopes, l’ouvrage brasse toutes les questions liées à la nature du temps et de ses rapports intimes avec l’espace depuis qu’un certain Einstein a rebrassé les cartes…  

    Entre les deux infinis pascaliens, Peter Mettler entraîne le spectateur dans un périple aux magnifiques images, ponctué de rencontres diverses, de tel ermite savant scrutant la formation d’une île volcanique à longueur de coulées de laves, à telle écolo cultivant son jardin communautaire à l’écart des pluies acides, en passant par tel féru de techno ou tel adepte de la sagesse bouddhiste – chacun y allant de son credo sur le temps qui nous fait et nous défait…                         

     

    LocarnoOrnella1.jpgLe soleil d’Ornella sous les trombes  

    Accueillant hier la star italienne au forum du Spazio Cinema, Olivier Père dit n’avoir jamais vu tant de monde en ce lieu, jamais aussi arrosé non plus. « Mais le soleil nous arrive avec Ornella Muti ! »   

    Et de fait, radieuse et plus que glamoureuse: belle à craquer, et vivante, gouailleuse, drôle, naturelle, se riant volontiers d’elle-même.   Evoquant ses débuts en réponse à la première question lancée par le directeur du festival, Ornella Muti dit qu’elle a fait ses débuts au cinéma « par hasard », dans un film de Damiano Damiani, La mogllie piû bella,  dont elle avait, à 14 ans, l’âge du personnage. Sans penser sérieusement qu’elle ferait du cinéma, la jeune fille, qui se voyait plutôt danseuse à cette époque, n’en enchaîna pas moins, par la suite, les rôles dans des comédies populaires avant d’entamer sa grande carrière marquée par les rencontres de Mario Monicelli, Dino Risi, Marco Ferreri (pour une relation de « grand amour » après un début plutôt pénible), Ben Gazzara et tant d’autres.  

    A une spectatrice lui demandant quel a été le plus beau jour de sa vie, Ornella Muti répond qu’il est difficile d’en choisir un seul quand on a trois enfants, et que, les années passant, « le plus beau jour » peut changer. Quant au plus triste jour de son existence, l’actrice l’associe à la mort de son père. Et à une autre question portant sur ce qu’elle aimerait changer dans le monde, Ornella Muti répond enfin avec gravité : « Je changerais les hommes. Je veux dire : les hommes et les femmes, l’homme dans sa nature. Je crois que l’homme est méchant, et c’est cela que j’aimerais changer si j’en avais le pouvoir »…  

  • Leos Carax à Locarno

    Locarno1223.jpg

    « Le cinéma est mon île »

     

    « Parler de cinéma en plein jour est un cauchemar », déclare Leos Carax  devant le nombreux public venu l’écouter au forum jouxtant la FEVI. Interrogé par Olivier Père, qui s’est dit très honoré de recevoir le réalisateur français à la parole aussi « rare que précieuse », à l’image de son œuvre, l’auteur du fascinant Holy Motors avait précisé qu’il tenait à éviter un entretien trop « cinéphilique ».  Coquetterie ? Plutôt : souci de faire la part de plus en plus importante de la vie dans le processus de sa création. « Je crois avoir payé ma dette au cinéma des autres dans mes premiers films », précise-t-il alors. Et d’affirmer ensuite qu’un film ne doit pas être un tunnel coupé de la vie dans lequel on s’engouffre. «Les débuts de tournage sont souvent catastrophiques, parce qu’on oublie que la vie doit y participer ». Mais rien d’un souci « vériste » de coller à la réalité ordinaire: plutôt le souci de restituer la vraie réalité sous les apparence.

    Dans Holy Motors, le virtuel est ainsi une composante importante du récit, mais Leos Carax ne l’exlate pas pour autant. « Je suis sensible à l’invisible, dont le virtuel est un reflet paresseux ». À une jeune fille qui l’interroge sur ses rapports avec la beauté, Leos Carax répond en souriant : « Excellents. C’est une chose mystérieuse que la beauté. Lorsque vous êtes jeunes, vous la traquez avec impatience, puis, l’âge venant, vous la laissez venir à vous ».

    Attentif aux questions, précis dans ses réponses, éludant tout bavardage, Leos Carax parle aussi de ses rapports avec Gérard Manset, Kylie Minogue ou Denis Lavant, dont les présences irradient son « île ».

    Et de conclure avec finesse et douceur : « J’aurais peu-être préféré vivre une vie de musique, je ne suis pas sûr de mon goût en peinture, et la littérature n’est pas mon pays, mais sur cette  île qu'est pour moi le ciinéma, je suis sûr de mon goût, comme devant un paysage »…

  • Helvetia fait le ménage

    LocarnoHelvetia.jpg


    Alain Delon se déclarant immortel, des petits Allemands sauvés par un Juif et des Suisses demandant pardon aux étrangers : du grand écart signé Olivier Père au Festival de Locarno…

     

    Au deuxième jour du festival, la Piazza Grande était archicomble jeudi soir pour accueillir l’une des légendes survivantes du cinéma mondial : Alain Delon. À l’instant de recevoir son léopard d’or au titre de Lifetime Achievement Award, des mains d’Elsa Martinelli, le (toujours) fringant septuagénaire, jouant les mauvais garçons, a lancé avec un grain de sel qu’il détestait cette expression de « Lifetime Achievement », faisant supposer qu’il a déjà un pied dans la tombe. Et de se la jouer crâne à belle mèche argentée: « La bonne nouvelle de ce soir, c’est que je ne vais pas mourir ! Et que je vais encore emmerder pas mal de gens ».

    Dans la foulée, une très jeune équipe se pointait autour de la réalisatrice australienne Cate Shortland, avant la projection du « long » unique de la soirée,Lore, évoquant la fuite éperdue de quelques enfants d’une famille de notables nazis à travers l’Allemagne en déroute de 1945, qui trouvent, chez  un jeune Juif, rencontré dans le chaos, une aide providentielle. Le retournement de situation devient un thème presque convenu, sur une intention sans doute louable, dont il résulte un film aux belles images et aux jeunes interprètes (notamment Saskia Rosendhal) émouvants. Rien de bouleversant au demeurant…

    L’effet Michael Moore

    « C’est du foutage de gueule ! C’est n’importe quoi ! Vous allez salir la Suisse ! ». Telles sont les premières réactions qu’on recueillies les compères bernois Simon Baumann et Andreas Pfiffner présentant quelques séquences de leur « docu » faussement patriotique à de braves Allemands.

    Or le projet déclaré d’ Image problem, docu satirique en compétition internationale, n’était-il pas de redorer le blason de la Suisse supposée de plus en plus mal vue à l’étranger ? Dès les premières séquences, tournées dans les jardins proprets de villas à nains de jardin, la dérision perce cependant, au fil de réponses plus conformistes, voire débiles, les uns que les autres, genre Michael Moore chez les Deschiens helvètes. Jouant la fausse naïveté, les lascars prennent conseils chez les « experts », de tel cadre de Présence suisse prônant le multipack publicitaire (avec la casquette idoine) à telle psychologue lénifiante, tel pasteur interrogé sur les thèmes de la culpabilité et de la réconciliation ou tel spécialiste des relations Nord-Sud, entre autres.

    Disposer des déchets dans une idyllique prairie zermattoise sur fond de Cervin pour « casser » le cliché trop flatteur, et demander aux touristes étrangers ce qu’ils en pensent; débarquer dans un quartier huppé de la côte dorée zurichoise pour enjoindre ses habitants de lire une déclaration d’autocritique, jusqu’à les faire appeler la police  pour filmage intrusif; proposer la même démarche d’excuses solennelles à des employés de la firme Glencore pointée du doigt par un critique virulent : tels sont quelques-unes des astuces tactiques des auteurs, qui jouent également sur le « making of » foireux du film en train de se faire.

    Gorillant les clichés en multipliant contrastes pseudo-critiques (les joueurs de cor des Alpes sur fond d’installations mécaniques) et mise en scène grotesques (le Noir à sac tyrolien suivant les panneaux jaunes des joyeux marcheurs), les duettistes multiplient aussi les effets visuels (accélération folle du trafic dans une Suisse genre maquette de trains) et les ruptures d’auto-dérision.

    La chose, tout de même assez « foutraque », a été trouvée désopilante par Olivier Père, Français notoire devenu polyglotte à Locarno et « star » d’une publicité de grande banque suisse. Pour faire bon poids, le film s’achève sur le casting d’une figuration idéale de la nouvelle Helvetia ? Plutôt blonde ou brune ? Peut-être une requérante d’asile sexy ? Avec un javelot en forme de tuyau d’aspirateur et un sourire à la Heidi recyclée Betty Bossi ? Aux dernières nouvelles, l’Office Fédéral de la Culture annonce qu’il va primer la qualité et récompenser le succès. On n’a pas fini de rire…

  • Zoom sur Locarno

    Locarno13.jpg

    Ce 1er août s’ouvre, à Locarno, la 65e édition du Festival du film. Pour dix jours de découvertes, de regards rétrospectifs et de nuits magiques sur la Piazza Grande. Nous y serons dès demain...


    Je m’étais fait à l’idée de ne pas « couvrir » cette année le Festival de Locarno pour24Heures, ayant moi aussi passé le cap des 65 ans et donc prêt à passer la main. Or, contre toute attente, et à mon vif contentement, voici que la Rédaction relance son plus jeune retraité faute de remplaçant disponible. J’aurais pu hésiter, car l’exercice n’est pas de tout repos, avec les papiers à livrer tous les jours à côté des heures de projection néfastes à la circulation sanguine, entre autres multiples rencontres et interviouves, mais la perspective de découvrir une trentaine au moins de nouveaux films, et d’en revoir autant d’anciens, dans une ambiance à la fois débonnaire et vivifiante, a de quoi fouetter le sang du vieux mercenaire autant que de sa bonne amie. À nous donc le vent dans les toiles et le rebond du Léopard!

    Père3.jpgOr que nous promet cette 65e édition, troisième de l’ère d’Olivier Père ?

    Pas moins éclectique que son prédécesseur et pair Frédéric Maire, l’actuel directeur artistique, en phase avec le président Marco Solari, slalome souplement  entre cinéphilie pointue et plaisance grand public, avec une forte propension au mélange des genres.

    Côté glamour et starmania, se pointeront cette année Alain Delon (pour un Life Achievement Award) et Charlotte Rampling (Excellence Award), Leos Carax(Léopard d’honneur) ou encore Ornella Muti, Harry Belafonte et Eric Cantona, le parrain du thriller chinois Johnnie To ou le réalisateur polonais Krzysztof Zanussi.

    Locarno1224.jpgComme chaque année, après Ernst Lubitsch et Vincente Minelli ces deux dernières années, la rétrospective remplira le Rex avec une trentaine de films signés Otto Preminger, de Laura à Autopsie d’un meurtre (avec un  fabuleux James Stewart) ou de  Carmen Jones à  L’Homme au bras d’or (pour Frank Sinatra dans son meilleur rôle et la musique de Duke Ellington). En outre, un hommage plus modeste sera rendu à Dino Risi avec la présentation de cinq courts-métrages exhumés récemment, remontant aux années 1946-1949.

    Sur la Piazza Grande, dont la soirée d’ouverture accueillera The Sweeney, long métrage de Nick Love inspiré par une série policière des années 60, sont attendus de nombreux films  en première dont le nouveau Magic Mike de Steven Soderberghet Le Massacre des Miss du Suisse Michael Steiner, variation sexi-gore sur les concours de beauté tournée en Thaïlande. Après les très populaire Eugen is my nameGrounding et Sennentuntschi, cet hommage à Dario Argento relance le gorillage des « clichés » cher au réalisateur alémanique.

    Si le cinéma romand d’auteurs n’est pas très présent cette année, trente-sept films suisses sont cependant à l’affiche, avec un long métrage du Tessinois Niccolo Castelli, Tutti Giu,et nombre de films documentaires dont le dernier opus « écolo » de Markus ImhoofMore than honey, qui fera la clôture de la Piazza.

    La compétition internationale pour le Léopard d’or reste, aussi, l’un des axes du Festival de Locarno, rassemblant cette année 19 films dont 13 premières mondiales, où se retrouvent quelques auteurs confirmées tels le Portugais Joao Pedro Rodriguez ou le Français Jean-Claude Brisseau, entre autres jeunes réalisateurs américains indépendants ; et les autres sections en concours sont également à suivre de près, dont celle des Léopards de demain côté relève.

    Parmi les innovations  de  cette 65e édition, une section baptisée Histoire(s) du cinéma, par allusion à la fameuse fresque kaléidoscopique de Jean-Luc Godard, rassemble une cinquantaine de films restaurés, suisses ou étrangers.

    Au rayon helvétique encore, l’ensemble des films réalisés sous le titre général de La Faute à Rousseau, est également à découvrir, de même que la satire de Simon Baumann et Andreas Pfiffner intitulée Image Problem, traitant de la mauvaise image de notre pays dans le monde. Un documentaire suisse qui a fait rire Olivier Père comme aucun autre à ce qu’il dit…

    Locarno. Festival international du film, du 1er au 11 août.  WWW.pardo.ch 

  • Buzz de rentrée

    Dicker2.jpg

           

    Le formidable roman de Joël Dicker, La vérité sur l'affaire Harry Quebert, est à paraître le 19 septembre aux éditions Bernard de Fallois / L'Âge d'homme. 650 pages à vous couper le souffle !

    La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert, deuxième ouvrage du jeune auteur genevois Joël Dicker, est le roman en langue française le plus surprenant, le plus captivant et le plus original que j’aie lu depuis bien longtemps. Comme je suis ces jours en train de relire Voyage au bout de la nuit, en alternance avec le Tiers Livre de Rabelais, je dispose de points de comparaison immédiats qui m’éviteront les superlatifs indus. Mais la lecture récente de très bons livres à paraître cet automne, tels Le Bonheur des Belges du truculent Patrick Roegiers, Notre-Dame-de-la-Merci du tout jeune Quentin Mouron tenant largement ses promesses, Après l’orgie du caustique Jean-Michel Olivier ou Prince d’orchestre de Metin Arditi qui donne son meilleur livre à ce jour, m’autorise aussi à situer le roman de Joël Dicker dans ce qui se fait de plus intéressant, à mes yeux en tout cas, par les temps qui courent.

    La publication prochaine de La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert marquera-t-elle l’apparition d’un chef-d’œuvre littéraire comparable à celle du Voyage de Céline en1934 ? je ne le crois pas du tout, et je doute que Bernard de Fallois, grand proustien et témoin survivant d’une haute époque, qui édite ce livre et en dit merveille, ne le pense plus que moi. De fait ce livre n’est pas d’un styliste novateur ni d’un homme rompu aux  tribulations de la guerre et autres expériences extrêmes vécues par Céline; c’est cependant un roman d’une  ambition considérable, et parfaitement accompli dans sa forme  par un storyteller d’exception, qui joue de tous les registres du genre littéraire le plus populaire et le plus saturé de l’époque – le polar américain – pour en tirer un thriller aussi haletant que paradoxal en cela qu’il déjoue tous les poncifs recyclés avec une liberté et un humour absolument inattendus. Cela revient-il à situer le livre de Joël Dicker dans la filiation d’Avenue des géants, le récent best-seller, tout à fait remarquable au demeurant, de Marc Dugain ? Non : c’est ailleurs il me semble que brasse l’auteur genevois, même s’il interroge lui aussi les racines du mal au cœur de l’homme. 

    Limpidité et fluidité

    Ce qu’il faut relever aussitôt, qui nous vaut un plaisir de lecture immédiat, c’est la parfaite clarté et le dynamisme tonique du récit, qui nous captive dès les premières pages et ne nous lâche plus. L’effet de surprise agissant à chaque page, je me garderai de révéler le détail de l’intrigue à rebondissements constants. Disons tout de même que le lecteur est embarqué dans le récit en première personne de Marcus Goldman, jeune auteur juif du New Jersey affligé d’une mère de roman juif  (comme Philip Roth, ça commence bien…) et dont le premier roman lui a valu célébrité et fortune, mais qui bute sur la suite au dam de son  éditeur rapace qui le menace de poursuites s’il ne crache pas la suite du morceau. C’est alors qu’il va chercher répit et conseil chez son ami Harry Quebert, grand écrivain établi qui fut son prof de lettres avant de devenir son mentor. Mais  voilà qu’un scandale affreux éclate, quand les restes d’une adolescente disparue depuis trente ans sont retrouvés dans le jardin de l’écrivain, qui aurait eu une liaison avec la jeune fille.  D’un jour à l’autre, l’opprobre frappe l’écrivain dont le chef-d’œuvre, Les origines du mal, est retiré des librairies et des écoles. Là encore on pense à Philip Roth. Quant à Marcus, convaincu de l’innocence de son ami, il va enquêter en oubliant son livre… qui le rattrapera comme on s’en doute et dépassera tout ce que le lecteur peut imaginer.

     Un souffle régénérateur

    Je me suis rappelé le puissant appel d’air de Pastorale américaine en commençant de lire La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert, où Philip Roth (encore lui !) retrouve pour ainsi dire le souffle épique du rêve américain selon Thomas Wolfe (notamment dans Look homeward, Angel) alors que le roman traitait de l’immédiat après-guerre et d’un héros aussi juif que blond… Or Joël Dicker aborde une époque plus désenchantée encore, entre le mitan des années 70 et l’intervention américain en Irak, en passant par la gâterie de Clinton... qui inspire à l’auteur un charmant épisode. On pense donc en passant à La Tache de Roth, mais c’est bien ailleurs que nous emmène le roman dont la construction même relève d’un nouveau souffle.

    La grande originalité de l’ouvrage tient alors, en effet, à la façon dont le roman, dans le temps revisité, se construit au fil de  l’enquête menée par Marcus, dont tous les éléments nourriront son roman à venir alors que les origines du roman de Quebert se dévoilent de plus en plus vertigineusement. Roman de l’apprentissage de l'écriture romanesque, celui-là s’abreuve pour ainsi dire au sources de la « vraie vie», laquelle nous réserve autant de surprises propres à défriser, une fois de plus, le politiquement correct.  

    De grandes questions

    Qu’est-ce qu’un grand écrivain dans le monde actuel ? C’était le rêve de Marcus de le devenir, et son premier succès l’a propulsé au pinacle de la notoriété ; et de même considère-t-on Harry Quebert pour tel parce qu’il a vendu des millions de livres et fait pleurer les foules. Mais après ? Que sait-on du contenu réel des Origines du mal, et qu'en est-il des tenants et des aboutissants de ce présumé chef-d’œuvre ?  Qui est réellement Harry ? Qu’a-t-il réellement vécu avec la jeune Nola ? Que révélera l’enquête menée par Marcus ? Qui sont ces femmes et ces hommes mêlées à l’Affaire, dont chacun recèle une part de culpabilité, y compris la victime ?

    Je n’ai fait qu’esquisser, jusque-là, quelques traits de ce roman très riche de substance et dont les résonances nous accompagnent bien après la lecture. Il fDicker07.jpgaudra donc y revenir, Mais quel bonheur, en attendant, et contre l’avis mortifère de ceux-là  qui prétendent que plus rien ne se fait en littérature de langue française, de découvrir un nouvel écrivain de la qualité de Joël Dicker, alliant porosité et profondeur, vivacité d'écriture et indépendance d'esprit, empathie humaine et lucidité, qualités de coeur et d'esprit.  


    Ce qu'en dit Bernard de Fallois, éditeur:

    "Dans uneexpérience assez longue d'éditeur,oncroit avoir tout lu: des bons romans, des moins bons, des originaux, plusieurs excellents... Et voici que vous ouvrezun roman qui ne ressemble à rien, et qui est si ambitieux, si riche, si haletant, faisant preuve d'une tellemaîtrise de tous les dons du romancier que l'on a peine à croire que l'auteur ait 27 ans. Et pourtant c'est le cas. Joël Dicker, citoyen suisse et même genevois, pour son deuxième livre, ve certainement étonnenr tout le monde".

    Joël Dicker. La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert. Editions Bernard de Fallois / L’Age d’homme, 653p. en librairie le 19 septembre.   

  • Ceux qui se paient de mots


    Verlinde33.jpg

    Celui qui s’écoute parler à la radio et s’en agace au point de switcher sur France Culture où il est question de l’oralité assumée chez l’auteur bantou Maxime Lomé et du coup ça le calme /Celle qui se fait un collier de vocables genre dents de requins /Ceux qui ont toujours le mot pour nuire / Celui qui parle comme un livre et se referme moins bien / Celle qui a mis le grappin sur le jeune romancier à potentiel qu’elle espère à tous les niveaux / Ceux qui écrivent comme ils parlent et ça sent donc de la bouche même imprimé / Celui qui écrit un best-seller pour voir si ça se vend / Celle qui n’achète que des têtes de gondoles / Ceux qui estiment que seuls sont bons leurs livres qui ne se vendent pas ça c’est sûr / Celui qui s’est fait un nom avec ses manuscrits refusés / Celle qui finance une résidence d’écrivains méconnus en espérant faire parler d’elle àla Grande Librairie / Ceux qui pensent comme Henri Michaux (le poète) que vendre autant que Jean d’Ormesson (le romancier) relève de l’indignité nationale mais ça se discute entre snobs / Celui qui ne lit aucun écrivain vivant pour ne pas faire de jaloux /Celle qui renonce à écrire et en tire une jouissance spéciale qu’elle partage avec son psy poète à ses heures genre Baudelaire belge / Ceux qui ont relu L’Invitation au voyage avant de s’embarquer pour Cythère dont l’aéroport a été restauré par les Chinois / Celle qui couche avec son nègre pour lui faire éprouver le frisson de la création /Ceux qui écrivent toujours le même livre pour un public qui ne s’en aperçoit pas plus qu'eux, etc.

    Image : Claude Verlinde  

  • Auberjonois

    Auberjonois04.jpg

    Un mystère émane de la peinture et des dessins de René Auberjonois,  qui fait de ce grand artiste vaudois une espèce de messager de quelque Ailleurs. Il y a chez lui du grand seigneur né coiffé et de l'humble chemineau, de l'humaniste dandy et du créateur secret jamais satisfait, dont l'art semble comme assourdi ou ralenti, hors du temps et à l'écart de toute représentation flatteuse ou seulement décorative . Ainsi le peintre se méfiait-il des paysages et de la trop  vive lumière ou du trop clinquant éclat, autant que de toute ligne trop virtuose.

    La gravité d'Auberjonois échappe cependant à certaine pesanteur rabat-joie où le calvinisme romand et la grisaille vaudoise ont leur part, pour flamboyer sourdement, si l'on peut dire, dans les bruns dorés, les verts ombreux, les blancs cassés, les bleus passés, les rouges tirant au roux d'une palette non pas étroite mais concentrée, ramassée, intense dans son retrait, vibrante comme une basse continue.

    Ceci pour la peinture, car les dessins ont leur force particulière, parfois leur folie. On passe alors de l'immobilité pensive des scènes peintes, scènes d'intérieurs, scènes de villages valaisans qu'on dirait espagnols, scènes de cavaliers ou de cirque, scènes de tauromachie, scènes de corps dénudés ou d'objets posés, scènes de tout un théâtre silencieux, aux cris de dessins et aux griffes, au vif tendre ou barbelé des dessins.

    Auberjonois.jpgNota bene : La vie de René Auberjonos (1872-1957) est  celle d'un « fils à papa », selon son propre dire, qui n'a cessé de rompre avec les acquis bourgeois pour conquérir son propre univers, sa liberté et son moi. Né à Lausanne, de famille fortunée, il entre à l'Ecole des Beaux-Arts de Paris en 1897 après divers tâtons (dans la banque, la cavalerie militaire et le violon), copie les maîtres anciens à Florence (en 1900), rencontre Ramuz (en 1905) dont il restera l'ami privilégié, participe aux Cahiers Vaudois et à l'aventure de L'Histoire du soldat, séjourne alternativement à Jouxtens sur Lausanne et en Valais, à Paris et ailleurs, se marie plusieurs fois, impressionne Rainer Maria Rilke lors de sa première exposition personnelle, participe de près ou de loin à la vie artistique romande et française, traduit Joyce en français pour son plaisir, enfin repose au cimetière de Jouxtens depuis 1957. Ramuz et Gustave Roud ont consacré maintes fines pages à leur ami, mais c'est sous la plume de Cingria que nous trouvons la plus belle évocation du personnage. Charles-Albert remarque ainsi « qu'Auberjonois est exactement comme un chat. Le chat est propre : il est propre ; sec : il est sec ; grandiose : il est grandiose ; sobre : il est sobre ; gris : il est gris ; tigré : il est tigré ; net : personne n'a jamais été plus net. En un mot qui résume tout, Auberjonois résume le parfait matou gentleman. Ses cils et se sourcils, come ceux du chat, sont volumineux et grondants ».Auberjonois06.jpg

    Auberjonois03.jpgAuberjonois07.jpg

     
  • Arditi

     

    Arditi.jpg


     

     









    Avant la parution de Prince d'orchestre.

    Metin Arditi connaît  la musique. Il y a de l’homme-orchestre chez ce brasseur d’affaires qui se paie le luxe d’enseigner le génie atomique à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, de présider l’Orchestre de la Suisse Romande et d’exercer une importante activité de mécène tout en composant des romans de plus en plus remarquables où s’affirment, et de plus en plus, un regard sur le monde et surtout un ton personnels.

    Les premiers ouvrages de Metin Arditi, qu’on pourrait dire de reconnaissance gracieuse à Jean de La Fontaine, Nietzsche ou Van Gogh, étaient d’un écrivant élégant et cultivé ; mais ses derniers romans, achoppant aux arcanes de l’art (Le Turquetto) ou de la musique (Prince d’orchestre), sont d’un écrivain pénétrant et ressaisissant lui-même les secrets de la création non sans accéder à la dimension supérieure de l’émotion.

     Nota Bene : Du récit en ligne claire à la polyphonie romanesque, le talent de Metin Arditi s’est largement épanoui dans ses deux derniers romans, Le Turquetto (Actes Sud, 2011) et Prince d’orchestre (Actes Sud, 2012). Déjà très maîtrisé dans le jeu de la fiction et de la vérité documentaire d’époque – notamment à propos des ateliers vénitiens -, Le Turquetto est une fresque chatoyante traversée par un génial rival du Titien évacué de l’histoire pour motifs essentiellement sociaux et religieux. Or le poids de la société, autant que les pièges d’une ambition personnelle dévorante, se retrouvent dans Prince d’orchestre. Portrait d’un chef parvenu au top mondial, que son orgueil cassant pousse à entrer en conflit avec les musiciens qu’il dirige, ce roman nourri de la grande connaissance de l’auteur en matière de musique et de milieu musical, déploie également une réflexion incarnée sur les jeux du hasard et de la destinée. Dans un récit à multiples points de vue qui permet à l’auteur de constituer une frise de personnages finement détaillé et d’un protagoniste plus travaillé comme en ronde-bosse, l’ouvrage, virulent dans son évocation du Système, touche également, en fin de course vertigineuse,  à l’émotion la plus vive.    

    Metin Arditi. Prince d'orchestre. Actes Sud, 362p. À paraître le 20 août 2012.    

     

     

     

     

     

     

  • La belle équipe

    Auberjonois02.jpgCingria13.JPGRamuz2.jpg

    En 1914, avec la parution de Raison d’être de C.F. Ramuz, les Cahiers vaudois réinventent la littérature romande.

    Le début du XXe siècle est marqué, en Suisse romande, par une formidable éclosion de talents littéraires et artistiques qui formeront, pour quelques années, une équipe sans pareille réunie par un projet commun que Georges Duplain, savoureux historien de l’aventure, appelle Le gai combat des Cahiers vaudois.

    Dès 1914, Les Cahiers vaudois ont rassemblé des écrivains de moins de quarante ans dont les noms sont aujourd’hui reconnus: Ramuz, Charles-Albert Cingria, Edmond Gilliard, Paul Budry, René Morax, Gustave Roud, Pierre Girard, notamment. Les peintres René Auberjonois, Géa Aubsourg et Henry Bischoff, et les musiciens Ernest Ansermet et Igor Strawinsky, s’ associèrent à cette entreprises commune dont la réalisation de l’Histoire du soldat fera date mondiale. Au total, une quarantaine de cahiers, alternant livraisons collectives et ouvrage personnels, paraîtront entre 1914 et 1918 

    La légende veut que l’idée des Cahiers vaudois ait été lancée devant la cheminée du maître d’arithmétique Ernest Ansermet, peut-être par Marguerite son épouse-égérie, ou par un prof à l’école de commerce, auteur notable à venir, du nom de Paul Budry ? Or celui-ci caressait le projet depuis quelques années déjà. En 1912, Ramuz lui écrivait en effet de son exil parisien : ««Je voudrais (…) que vous appeliez vos cahiers: Cahiers vaudois. Il faut insister là-dessus, (…) que c’est du canton de Vaud seul qu’il peut sortir chez nous quelque chose et que c’est cette terre-là seule qui donnera un jour des fruits (…) Il faut que ce soit contre-universitaire, contre-intellectuel, c’est-à-dire vivant. De l’imprévu, de la verve, du plaisir, du tempérament. Tout est là».

    Des années plus tard, Paul Budry jouera la désinvolture. « On ne savait absolument pas ce qu’on allait faire », prétendra-t-il, et son compère Edmond Gilliard abondera en évoquant une « partie de plaisir ». Or le premier des Cahiers, tout entier consacré à l’essai-manifeste fondateur intitulé Raison d’être, ne reflète en rien ce prétendu dilettantisme. Rompant certes avec la grisaille littéraire romande, Ramuz incarne le sérieux de la littérature comme personne. Budry et Gilliard ont déjà reconnu un grand écrivain en  l’auteur d’Aline, de Jean-Luc persécuté ou  de Vie de Samuel Belet, merveilles encore inaperçues sauf de quelques-uns. En outre, à la veille de la Grande Guerre, Ramuz prépare son retour au pays avec cette idée qu’une littérature autonome et originale y est possible, dégagée des carcans de la morale et défiant le régionalisme autant que le chauvinisme national. Et puis Ramuz a d’autres amis que les trentenaires vaudois. Dès le début du siècle, à la caserne de Lausanne, une école de sous-officiers l’a fait rencontrer un artiste et un esprit d’exception en la personne d’Alexandre Cingria, peintre et futur verrier flamboyant. La rencontre des petits caporaux s’enrichira bientôt à l’apparition de l’extravagant non moins que génial Charles-Albert, frère cadet d’Alexandre, pour former le début d’un cercle amical artistico-littéraire impatient de  « faire quelques chose ». Deux revues genevoises éphémères, Les pénates d’argile et La voile latine, concrétiseront ce vœu pour buter sur de fortes dissensions idéologiques entre « helvétistes » et « latinistes ». Un pugilat légendaire opposant Gonzague de Reynold et Charles-Albert Cingria servira de leçon aux compères des Cahiers vaudois. La correspondance échangée par Paul Budry et Ramuz permet ainsi de voir comment le premier, désigné maître d’œuvre par le second, a fini par déjouer les réticences, et autres bisbilles, pour faire cohabiter les Cingria maurassiens et le rebelle Edmond Gilliard, Henri Roorda l’humoriste anarchisant et l’esthète aristo  Auberjonois.

    Avec le recul d’un siècle, la  restriction ramuzienne au «canton de Vaud seul» peut laisser songeur, et l’on verra Romain Rolland déplorer les partis pris anti-genevois ou anti-alémaniques des compères alors que l’Europe bascule dans le chaos. Mais Ramuz prétend bel et bien toucher l’universel par l’affirmation du particulier.  À la fin de Raison d’être, contre toute  « littérature nationale », il appelle ainsi de ses vœux « un livre, un chapitre, une simple phrase qui n’aient pu être écrits qu’ici »…

    S’ils ne furent guère avant-gardistes en cette époque marquée par Joyce et le mouvement Dada, entre autres mouvement modernistes, les Cahiers vaudois contrastent pourtant fortement avec les revues romandes de ces années, de la conventionnelle Bibliothèque universelle à la grise Semaine littéraire. Sainte-Beuve, de passage à Lausanne, regrettait que l’écrivain romand ne fût pas plus artiste. Or telle est peut-être la rupture la plus nette que concrétisent les Cahiers vaudois, qui battent en brèche la tradition compassée des pasteurs et des professeurs, au bénéfice d’une littérature de chair et de sang et d’un art vivant.


    Georges Duplain. Le Gai combat des Cahiers vaudois. Editions 24Heures, 1985, 269p.

  • Ceux qui rêvent tout haut

     

    Nocturne.jpg

    Celui qui fait choir la chevillette / Celle qui embobine le chevrier / Ceux qui défilent entre les blocs de lumière sculptés par le songe / Celui dont les délires sont géométriques et musicalement soumis aux nombres au sens pythagoricien / Celle qui maugrée dans le hallier aux fleurs blanches de soie floche / Celui qui est attentif au concert des pluies dans la maison qui prend l’eau / Celle qui se rappelle la tête réduite sous sa cloche de verre / Ceux qui sont bruyants même quand ils se taisent / Celui qui étouffe au milieu des volubiles / Celle qui s’amuse à décontenancer les superficieux / Ceux qui nouent une nouvelle amitié dans la demeure isolée / Celui qui ne rêve jamais qu’à haute voix quand la Dame repasse la lingerie intime du Colonel / Ceux qui font des rêves héréditaires d’un érotisme purement verbal / Celui qui reconnaît en rêve des gens qu’il n’a jamais rencontrés que dans d’autres rêves / Celle que j’ai rencontrée en rêve sur la Piazza Vecchia d’Arezzo que je n’ai découverte que deux ans plus tard / Ceux qu’accompagne le chien Charbon dans le jour bleu vert / Celui qui se baigne en chemise dans le tanker australien / Celle qui offre un pot  de maté au marin de passage / Ceux que rabroue l’inspectrice des ongles / Celui qui se rappelle le « dépanneur » de son bled des Laurentides / Celle qui médite devant l’ombre pyramidale délimitée par le soleil et le silence / Ceux qui croient à la transmigration des âmes et s’expliquent ainsi leurs souvenirs de caïmans aux îles Impatientes / Celui qui milite pour une metempsychose égalitaire / Celle qui affirme que les animaux sont les rêves incarnés de la Nature / Ceux qui devisent tous bas dans le crépuscule serein, etc.

     

    (Cette liste a été jetée au crayon Caran d’Ache 4B dans les marges de Faits divers de la terre et du ciel de Silvina Ocampo disponible dans la collection L’Etrangère des éditions Gallimard)            

     

  • JLK entre les lignes

    JLK87.JPG

    À l'enseigne de l'émission Entre les lignes: un entretien avec Christian Ciocca, à propos de Chemins de traverse, dans une réalisation de Jean-Marie Felix.

    Sur le point de fêter ses 65 ans et disposant désormais de tout son temps, l’écrivain et critique littéraire de 24 Heures prend son envol dans des carnets très personnels, entre célébration de la mémoire et souffle vital.

    Au cœur de son isba, son étable-bibliothèque au-dessus de Montreux, JLK feuillette le monde et les livres avant de se lancer dans une promenade roborative autant pour se déprendre que pour se retrouver. Depuis vingt-trois ans, Jean-Louis Kuffer a prêté une attention toute particulière aux livres dans ses chroniques littéraires pour le quotidien 24 heures. Écrivain lui-même, auteur de récits, il sait de l’intérieur ce que tracer des mots veut dire… de peine mais d’émerveillement aussi grimpejlk13.jpgC’est donc en marge de son activité de lecteur professionnel qu’on le suit sur ses Chemins de traverse, taillés à son allure, méditative et allègre, à saut et à gambade comme le voulait Montaigne, autre promeneur de l’Esprit. Or si la littérature n’est pas la vie, elle n’en est pas moins pensée du monde, davantage qu’un reflet, un vrai sentier de sapience. A cet égard, chez JLK, pas de nostalgie des Anciens ou des grands auteurs : admettre que tout déjà a été dit mais défendre la nécessité de le "dire encore comme personne ne l’a dit…".

    JLK24.JPGEnfant lausannois, adolescent bientôt, JLK s’est imbibé de poésie avant de découvrir le grand souffle romanesque de Kazantzaki. Un pôle qui ne trompe pas, une orientation esthétique, donc éthique, qui salue le vivant avant tout. Contre les rouillures de l’âme et du corps, contre la routine, lire, lire toujours et au détour d’un reportage qui n’avait rien de littéraire, découvrir que tel dérapage humain, telle scène insolite ramènent au roman savouré un jour. « Le Verbe est une chose et le souffle de la vie est autre chose". Peut-être, mais c’est fou ce qu’ils s’intriquent pour nous rendre, enfin, attentifs. »

    (Christian Ciocca)

    Dialogue schizo préliminaire

    Moi l’autre : - Il est sympa, Ciocca. C’est plutôt bienveillant, sa présentation. Tu ne trouves pas ?

    Moi l’un : - Si, si, mais on ne va pas le flatter avant de le rencontrer, lui et son compère Jean-Marie. On reste digne. Même si L’Horloge de sable de Ciocca est une belle émission « pour mémoire », on le lui dira après…  

    Quentin78.JPGMoi l’autre : - Il t’a pas aussi « déçu en bien », Ciocca, dans sa présentation si chaleureuse de Quentin Mouron ?

    Moi l’un : - Et comment ! Superbe émission qu’on a écoutée sur la route du Valais, avant de se pointer à Sion chez La Liseuse. On se trouvait mieux lancés pour claironner à Françoise Berclaz qu’Au point d’effusion des égouts était le roman d’un youngster qu’on attendait depuis des lustres.

    Moi l’autre : -  Mine de rien, tu rappelleras à Ciocca que c’est à cause de Quentin, aussi, qu'on s'est retrouvés chez Olivier Morattel. À cause du lascar que l’attrait d’une nouvelle aventure, boostée par Olivier dit le Kangourou, nous a entraînés.  Et le camarade Felix, tu crois qu’il nous kiffe ?

    Moi l’un : - Je ne sais pas. Peut-être qu’il est trop fin pour la paire de vieilles brutes que nous formons, bro.

    Moi l’autre : - Mais c’est le mec régulier, non ?

    Moi l’un : - Le tout est de savoir si un régulier de son acabit peut encadrer un tandem d'irréguliers. Tu crois que la fac de Lettres nous kiffe ? Et le milieu littéraire romand ? En fait on ne le connaît pas, le joli cœur, mais son travail parle pour lui, comme le travail de Charles Sigel ou de Christine Gonzalez la jeunote parle pour eusses. On peut dire tout ce qu ‘on veut de la décadence des médias : là ça résiste, à Radio-Lausanne.

    Moi l’autre : - Tu crois que c’est à cause des esprits de la Vuachère ?

    Moi l’un : - Naturellement : elle coulait sous nos fenêtres de mômes dans nos années 50 de sauvageons, elle coule toujours sous les fenêtres de la Radio trois cent mètres en aval. C’était déjà un quart de cloaque, et maintenant le quart s’est fait demi. Mais c’est exactement le reste d’eau vive qu’Orwell décrit dans Coming up for air quand il évoque le massacre du quartier de son enfance. Passons : laissons la nostalgie à l’eau croupie.

    Moi l’autre : - Et c’est là, pourtant, que Chemin de traverse trouve sa source et ses premiers écarts. C’est dans ces bois qu’on courait à poil avec notre tomahawk !

    Moi l’un : - C’est là aussi, vers le Rocher du Diable, dans les bois de Rovéréaz, qu’on a passé notre premier examen d’économie politique. Tu te rappelles ce jour de 1967 : on y va ou on courbe ? S’il était encore vivant, ce « facho » de Schaller nous attendrait encore… Enfin facho je rigole : c’était juste un keynesien à tout crin que nous dégommions en jeunes progressistes à la manque…

    Moi l’autre : - C'est là aussi dans les bois qu’on a appris des milliers de vers entre douze et treize ans pour choper des bons point aux leçons de français de Dame Ramel. Là qu’on a lu tous les San A qu’on barbotait au kiosque avant de les revendre. Là qu’on a lu tous les Bob Morane, tous les Signes de piste si joliment pédés, là qu’on a construit la première cabane dans les arbres où on a collectionné les pulps d’Artima et la revue Cinémonde

    Moi l’un : - Et tellement qu’on a aimé cette forêt d’origine qu’après on s’est senti chez nous dans toutes les grandes villes, de Paris à Los Angeles et de New York à Tôkyo. Tu te rappelles Kanda ? Faut que tu me rappelles de parler de Kanda à Ciocca !

    Tokaido.jpgMoi l’autre : - Le quartier-bibliothèque de Kanda ! Des kilomètres de boutiques de livres. Du haut du 59e étage du Centre de la presse internationale, le cher Giorgio Baumgartner venait de nous présenter les tours des cent Pouvoirs qu’il avait à défier tous les jours à Tôkyo avec ses chroniques non alignées de tronche jurassienne, et ensuite de nous recommander Kanda, et nous de nous retrouver tantalisés par ces millions de livres dont pas un ne nous était accessible.

    Moi  l’un : - Je dirai à Ciocca que c’est au Japon que notre propension naturelle au décentrage s’est accentuée grave. Et le Japon, c’est la Chine, c’est l’Islam, c’est l’Afrique, c’est les créationnistes barjos du Texas : c’est tout ce qu’on est préparé à ne pas comprendre et c’est en somme ça la littérature, en tout cas pour les irréguliers inclassables que nous sommes toi et moi. C’est essayer de comprendre ce qui échappe au premier regard.

    Moi l’autre : - Tu diras aussi « entre les lignes » qu’il y a plusieurs livres dans Chemins de traverse. Les carnets au jour le jour, ça fait un, mais aussi les pensées de l’aube, les listes qui sont du pur blog-produit, et tout ce qui s’est construit en montage à la Godard.

    Moi l’un : - Tu crois vraiment qu’il faut citer Godard ? Cela me fait pas trop snob ou vieille garde intello ?

    Moi l’autre : - T’as raison, mais ses derniers montages vont tout à fait dans le sens d’une vision panoptique que nous  travaillons avec Philip Seelen. Et j’aime bien sa vision kaléodoscopique des Histoire(s) du cinéma…

    Moi l’un : - On est quand même plus proches de Cavalier ou de Fellini question sensibilité, ou de Sokourov ou de Bergman, ou de Cassavetes, c’est évident. Pareil pour la littérature. Ciocca parle de Montaigne et ça fait tilt parce qe tout le monde connaît, mais on est plus proches de Gomez de la Serna ou de Ludwig Hohl ou de Jules Renard ou de Cingria dans notre grappillage…

    Moi l’autre : - Mais dis-moi, tu crois pas que les lascars d’Entre les lignes vont nous chercher sur la postface de Jean le fou ?

    Ziegler3.jpgMoi l’un : - Le fait qu’il nous balance du « grand écrivain » dans sa bouffé d’enthousiasme postfacier ? Mais les gens connaissent Jean Ziegler: ils savent qu’il a tout le temps exagéré. Que c’est un généreux excessif. Et puis tout le monde est un peu « grand écrivain » par les temps qui courent : on s’en balance. Je l’ai prié de ravaler ça. Mais rien à faire. Lui ai dit qu’il n’y avait pas un grand écrivain vivant en français d’aujourd’hui et qu’à côté de Proust, Céline, Morand, Bernanos, Ramuz, Cingria en grand écrivain mineur, plus quelques dizaines d’autres, au XXe siècle,  l’époque actuelle est aux eaux basses et nous autres autant d’aimables pianoteurs, mais rien à faire non plus, donc assumons la vergogne et sourions au buzz…

    Moi l’autre : - Justement, à propos de buzz, tu ne trouves pas qu’Olivier Morattel en fait trop sur Facebook ?

    Morattel5.jpgMoi l’un : - Non, je ne trouve pas. Olivier se défonce pour ses auteurs et je trouve ça bien. La plupart des éditeurs n’ont plus le temps ou l’énergie de suivre les livres qu’ils publient, et ça donne des milliers de bouquins qui se perdent dans le magma des publications. Je ne me fais pas trop d’illusions sur les effets du buzz en littérature, mais cela m’amuse comme m’a amusé l’expérience des blogs, dont nous avons tiré une nouvelle forme de créativité. Cela étant, ce n’est pas le buzz qui va forcément rendre la critique ou le public plus attentifs, et de toute façon le livre fera ou ne fera pas son chemin. Un jour le snobisme parisien s’extasie devant les carnets ronchons d’un certain Blanchard, et ensuite plus rien. Un autre jour c’est la fête à Delerm ou Bobin, et le lendemain c’est oublié.  Charles Juliet monte au pinacle avec ses carnets sévères, puis on le remet au placard. Ainsi de suite, en tout cas pour les livres du genre de Chemins de traverse, qui ne racontent pas de story. Si tu veux avoir un rien de succès dans le Trend actuel, faut de la story. Le patron de Grasset aimait la poésie de L’Enfant prodigue, mais l’a refusé faute de story. Pareil chez dix autres éditeurs français qui trouvaient le livre bien beau mais manquant de story pour le service commercial. N’empêche qu’on a fait, avec Pascal Rebetez, une double belle rencontre humaine et littéraire, et je suis ravi de m’être retrouvé à d'autre part avec lui et son amie Jasmine. A contrario, Jean-Michel Olivier a filé une story d’enfer avec son Amour nègre et voilà ce qu’il m’annonce ce matin par texto : 60.000 exemplaires au compteur + 20.000 en livre de poche !

    Moi l’autre : - Jaloux ?

    Moi l’un : - Un soupçon pour les retombées en dinars, qui permettraient quelques virées de plus, au Brésil et en Chine par exemple, une semaine en Pologne ou un mois à L.A., mais je suis bien trop feignant et trop occupé par ce que j’aime pour me plier à la comédie sociale liée au succès.  

    Moi l’autre : - Donc on laisse faire ?

    Moi l’un : - Mieux : on fait avec. Parce que tout fait miel. On relit ces jours Rabelais et c’est tout le bonheur du monde en toute lucidité vive et sensuelle, c’est la poésie et la bonté. Et puis on drague les vieilles et les jeunes lettrées sur Facebook. On se fait tous les jours des amis virtuels  ou réels. On prépare une nouvelle livraison du Passe-Muraille réservée aux jeunes écrivains. On emmerde les gens de Transfuge qui prétendent que tout ce qui se fait aujourd’hui en France est rétrograde, non sans repérer ce qui peut se tenir dans l’attaque. On « fait avec » Internet. On se dit que Cingria ou Walter Benjamin auraient peut-être aujourd’hui lancé des blogs. On singe le langage des ados pour leur  faire redécouvrir l’imparfait du subjonctif au coin d’une phrase. On pratique l’observation panoptique à outrance. On vit, on lit entre les lignes, on écrit entre les vignes…

    Traverse1.jpgEntre les lignes: ce mardi 5 juin, de 11h. à 12h. sur RTS-Espace 2. http://www.rts.ch/espace-2

  • Monsieur Dieu et la réincarnation

    Highsmith17.jpg

    ammann.jpgSur deux questions que j’ai aimé poser aux écrivains, rapport à la nature du Très-Haut expliquée aux enfants et à leur désir de revivre dans la peau d’un animal…

     

    À mon excellent confrère Jean Ammann, chroniqueur à La Liberté de Fribourg de passage l’autre jour à la Désirade, j’ai raconté que, parfois, à la fin d’un entretien avec un écrivain avec lequel je me sentais en complicité suffisante, je posais deux questions apparemment oiseuses, mais qui m’ont valu de belles et bonnes réponses. La première portait sur l’explication que l’écrivain donnerait à un enfant l’interrogeant sur Dieu ; et la seconde sur l’animal en lequel il lui plairait de se réincarner.

    Entre autres belles et bonnes réponses d’un Amos Oz ou d’une Jacqueline de Romilly, d’une Doris Lessing ou d’un Hugo Claus, j’ai cité, à mon interlocuteur visiblement intéressé, celles que Patricia Highsmith me donna en 1989 en sa petite maison de pierre d’Aurigeno, dansle Val Maggia.

    Pour cette agnostique avérée, expliquer Dieu à un enfant ne supposait aucune complication. À ses yeux, en effet, Dieu était le nom que les hommes ont donné à la représentation le plus haute de la bonté et de la beauté, autant dire : de la perfection. L’expression, en somme, du meilleur des hommes, mais aussi du pire car le nom de Dieu a justifié tous les massacres - or de cela on pouvait faire l’économie dans la présentation de Dieu à un enfant, qui le découvrirait bien assez tôt. Quant à l’animal dans la peau duquel elle revivrait le plus volontiers, Patricia Highsmith en voyait deux : un très vieil éléphant, pour sa sagesse acquise ; et un petit poisson multicolore dans un banc de corail, pour sa grâce.

    Ensuite, lorsque Jean Ammann m’a interrogé sur mes propres réponses, me prenant un peu au dépourvu, je lui ai dit que j’expliquerais à un enfant que Dieu est à mes yeux une espèce de père maternel de tous les hommes, la Personne la meilleure en nous et un ciel où nous envoler, un lac où nager et un chemin en forêt où se perdre et se retrouver, un ami de toute confiance, un enfant à protéger. Et quant à l’animal en lequel je me voyais revivre, je lui ai dit que moi aussi j’en voyais deux ou même trois : un chien qui aurait la chance de vivre auprès d’une bonne et belle personne du genre de ma bonne amie, et deux chatons, respectivement nommés Castor et Pollux, figures tutélaires du signe des Gémeaux dont je suis la pure incarnation à double face, qui seraient confiés à nos deux filles Sophie et Julie…

  • Ecrire la vie devant soi

    Quentin89.jpg

    L'AJAR1 - Photo Daniel Vuataz.jpgVincent Yersin.jpgDOUNA2012.jpgL'AJAR3 - Photo Matthieu Ruf.jpgAude7.jpgEDITORIAL

     

    Où en est la littérature romande après la disparition des figures marquantes que furent une Alice Rivaz, un Georges Haldas, un Jacques Chessex, un Maurice Chappaz ou, tout récemment, un Jean Vuilleumier ? Y a-t-il continuité ou rupture entre ceux-là et les auteurs nés après 1980 alors que disparaissent les revues, les rubriques littéraires dignes de ce nom et toute une société de lecteurs attentifs ?

    C’est à ces questions que nous aimerions donner une ébauche de réponse dans cette livraison d’été du Passe-Muraille réservée entièrement, en cette vingtième année, à des auteurs de moins de trente ans. Si discutable que soit le critère d’âge, le fait est que la marque Jeunesse fait désormais partie des signes de reconnaissance. Une quinzaine d’écrivains romands débutants se sont associés cette année à l’enseigne de l’AJAR, et les non moins juvéniles éditions Paulette nous ont fait découvrir divers nouveaux talents, à commencer par Aude Seigne, récompensée par le Prix Bouvier. À ce propos, on remarquera que cette découverte, comme celle de Quentin Mouron, n’ont pas été le fait d’éditeurs romands reconnus mais de jeunes outsiders tels Sébastien Meyer, fondateur de Paulette, ou Olivier Morattel, éditeur quadra.     

    Or que nous dit cette relève ? Sans généraliser : que le label local, la bonne vieille « âme romande », le « complexe d’Amiel » synonyme d’introspection ou de conscience malheureuse, ne pèsent plus guère. Les jeunes auteurs voyagent et vibrent à l’unisson d’un monde en reformation. Le poids du monde se fait ressentir chez les uns, tels Douna Loup, Elodie Glerum, Mathias Clivaz ou Quentin Mouron, tandis que d’autres relancent le chant du monde, tels Daniel Vuataz, Nicolas Lambert ou Maxime Maillard.

    Mais lisez plutôt, écoutez ces nouvelles voix…

    (Ce texte constitue l'éditorial de la dernière livraison du Passe-Muraille, No 89, consacré exclusivement à dix-sept jeunes auteurs romands de trente ans ou moins).

     

  • Notre-Dame-de-la-Merci

    Fukushima.jpg

     

    Inédit


    Par Quentin Mouron

     

    Quand Jean Pottier a retrouvé son père, le matin, il lui a fait les poches. Le vieux avait la langue dehors, les yeux énormes, le visage noir. Jean a pris sa montre en or et un billet de vingt dollars. Il est allé ensuite au buffet du salon. La clef manquait. Il l’aurait forcé, mais la police allait venir, ses frères et sœurs ensuite, ça se remarquerait... Si on le soupçonnait ? Si on disait que c’était lui qui l’avait suspendu ? Lui qui n’avait rien fait ! Ce serait vraiment con... Tant pis pour le buffet. Et puis... Ce serait mieux comme ça, plus digne. Sa conscience se plaquait sur le fait. Il est allé au bar pour une goutte de whisky. S’il devait appeler la police ? Certainement. Mais Daniel devait venir avec la cocaïne. Alors ? Alors si les flics étaient là Daniel repartirait sûrement, et s’ils n’étaient pas là, il lui dirait de repartir. Voilà qui était clair. Ça lui semblait sans risque. Bien pesé. Ficelé comme il fallait. Alors, il a appelé la police. Qui serait là dans deux bonnes heures, avec la tempête. Il devait attendre, et il avait le temps. Il repensait à tout ça, son vieux père. Et il s’est senti triste.

     

    *

     

    Je n’ai jamais eu de sympathie pour Jean. J’ai eu des embrouilles avec lui. Il ressemble au méchant dans les films, mais avec quelque chose en moins, une pointe comique, un soupçon d’impuissance. Sa diablerie est dépensée en pure perte dans le nord québécois, la forêt, à Notre-Dame-de-la-Merci, les enveloppes de coke. Celui qu’on verrait grand bandit, assassin, n’est finalement qu’un moindre ivrogne, un peu drogué, cogneur de femmes. Il n’a pas la passion du grand délit, l’ambition – le sang lui manque aux veines. Quelque fois il élabore un plan. Il va sur le terrain. Peut-être même qu’il consigne quelques notes... Mais la paresse le prend, les brumes – et il retourne s’étendre.

    Enfant, déjà, il avait en tête des projets fantasques. C’était une cabane dans les arbres qu’il accolait au ciel. Le rôle de chef du monde qu’il promettait d’avoir. Quelques vols, aussi, dans les supermarchés, au Toys’r’us de la grande ville. Mais il finissait toujours par faire ce que font les autres enfants. Ni plus, ni moins. Il s’envolait par la pensée. D’actions, il était ordinaire.

    Et son adolescence aussi, a été ordinaire. Il s’est beaucoup branlé. Il a bu. Il s’est drogué. Il a écouté Black Sabbath et les pionniers du métal à l’anglaise, même gratouillé quelques accords. Il a tiré des coups avec des filles dans des voitures pourries. C’était normal, en somme. Il y avait, comme lui, tout autour, sur des centaines de kilomètres, les mêmes destins qui s’écrivaient, péniblement, entre deux pufs de hasch. Ses rêveries d’ado n’étaient que celles des autres. Aller en ville, guitare en main. Être découvert, c’est-à-dire : apprendre malgré soi que l’on est un génie, et puis y croire assez pour le faire croire aux autres. Signer un disque. Ces rêveries prennent quand on est entre copains. Et quand les copains partent elles durent encore un peu. Parfois elles mordent. Elles rongent.

    C’est quand il a blessé une femme pour la première fois, vraiment, au cœur et au visage, que Jean s’est avisé de sa puissance, qu’il était, lui, puissant – et que les autres ne l’étaient pas. Alors il s’est fait craindre. Il a travaillé son masque. Il est devenu froid, brutal. Calme d’apparence, prêt à bondir. Il a fait en sorte que la chose se sache. Les grands-mères alentour avaient peur. Les voisins disaient qu’il avait mauvais genre, et ils interdisaient à leurs enfants de lui parler. Les types de son âge commençaient à le fuir. Et il s’en trouvait bien. On racontait qu’un jour les flics l’embarqueraient pour quelque chose de grave. En attendant, il était une menace. Et Jean a joué son rôle. Il le joue toujours. Son personnage manque d’étoffe. Au début, il a voulu être chef de bande, être à la tête des gars du coin, un cartel, mais tout lui semblait trop pénible et risqué. Il a voulu faire un grand casse, à la Caisse Desjardins, mais là aussi, il a manqué de cran, ou simplement de force. Il a ensuite cassé la gueule d’un mec, sérieusement, qui n’a pas porté plainte. Alors on l’a craint un peu plus. Son grand coup, c’est d’avoir pu, à vingt-deux ans, se mettre à l’assurance. Sous un prétexte. Ce n’est pas grand-chose. D’ici, on peut même le trouver ridicule. Mais quand vous vous sentez fort dans un petit village, vous n’avez pas de point pour comparer. Alors vous vous convainquez que vous êtes invincible. Et les gens autour de vous, qui n’ont pas non plus de quoi comparer, veulent bien croire que vous êtes invincibles. Voilà comment se montent les gloires locales.  

     

    *

     

    Quand Daniel descend dans la pièce principale, sa mère lui fait signe de venir, là, près d’elle, doucement, ne t’inquiète pas. Il s’approche lentement, pas rassuré du tout, comme l’enfant qui a fait une bêtise, tremblant, les larmes dans la gorge. Il sent bien qu’elle sait. Il veut ouvrir la bouche, dire quelque chose. Elle lui dit que c’est inutile, qu’elle sait tout. Alors Daniel proteste. Que c’est pas vrai ! Des mensonges. Et puis les larmes lui montent aux yeux. Il sait qu’il ne s’en tirera pas. Il ne nie plus. Il se confond plutôt. Que c’est pas pour longtemps. Que c’est pour le procès. Il jure. Que ça durera pas. Elle lui dit que ça ne fait rien, que ça lui est égal si c’est pour le procès ou autre chose, peu importe, elle, sa mère, elle veut qu’il arrête. Daniel ne répond pas. Il pleure seulement.

    Puis elle parle d’Odette, parce qu’elle sait bien ce qu’il se trame, qui a su convaincre son fils, et comment. Elle la hait. Pour ce qu’elle fait à son fils, et aussi pour sa place, qu’Odette a prise dans le cœur de Daniel. En entendant son nom, « Odette », Daniel explose, de rage, qui était comprimée. Il se dresse. Sa voix prend de l’ampleur. Il n’a plus rien de l’enfant. Il lui dit que ça la regarde pas, elle, qui elle se croit ? Il crie. Il la menace. Peut-être qu’il pense ce qu’il lui dit ? Peut-être qu’à ce moment il veut vraiment du mal ? Il marche vers sa mère, menaçant, il veut en imposer, comme son père quand il vivait, à coups de ceinturon. Mais la vieille lui fait face. Elle n’a pas peur. Elle avait peur de son mari. De son fils, elle ne craint rien. Il crie encore une fois que c’est pas vrai, des mensonges ! Des mensonges ! Et puis il se retourne. Il prend son manteau et sort de la maison – la porte claque. Sa mère reste dans l’ombre, sans dire un mot.

    Dehors, il veut reprendre son souffle. Les larmes lui coulent le long des joues et gèlent sous son menton. « Mais puisque c’est trop tard ? Puisque c’est trop tard ? » Il répète à voix basse. « Puisque c’est trop tard ». Il se perd dans la tempête. Les flocons dans les yeux. Le visage. Tout disparaît autour de lui. Il se croit perdu, oublié... « Tant mieux ! » pense-t-il. Puis tout ça lui fait peur, des vertiges... Alors il va dans son garage, il tourne la clef et il allume une cigarette – et il reste là, à l’établi, la tête entre les mains. Il aimerait se dégager. D’une ruade. Arrêter. Repartir. Mais Odette a raison. Il ira jusqu’au bout.                                                                               

    *

     

    Daniel prend ses outils. Il démonte le moteur qui est devant lui. Il l’a promis pour vendredi, à Bélanger. Que ça doit être fini. Il n’arrive pas à se concentrer d’abord, les tournevis lui glissent, il ne sait pas ce qu’il faut faire. Et puis quand même, peu à peu. Il parvient. Les sens lui reviennent. L’odeur d’huile le rassure. La crasse. C’est tiède, c’est familier. L’étau de son cœur se desserre. Il travaille. Il travaillera jusqu’à la nuit. Son paquet de cigarettes sur l’établi, son briquet, dans le froid. Dans l’ombre et le froid. Et le silence. Parfois, peut-être, il aimerait dire quelque chose. Mais ce quelque chose ne prend pas forme. Les mots ne lui viennent pas. S’il parle, c’est pour ne rien dire, et qu’est-ce que la parole ? Les mots qui comptent lui manquent tous.

     

                                                                                                  Q.M.

                                          

    (Ce texte inédit constitue l’ouverture de la nouvelle livraison, No 89, du journal littéraire Le Passe-Muraille, à paraître ces jours. Cet extrait est tiré du troisième chapitre de Notre-Dame-de-la Merci, deuxipme roman de Quentin Mouron à paraître en août 2012 chez Olivier Morattel)

     

    Image: Combien étaient-ils à Fukushima ? Dessin de Didier Mourom

  • Le regard du Bantou

    MAXLOBE.jpgL’Afrique à la rue de Berne. Max Lobe, après L’Enfant du miracle, poursuit son observation caustique et sensible des choses de la passion "déviante" et de la société.

    C’est avec un livre tonique et profus, savoureux de substance et un peu « jeté » dans sa forme - surtout édité à la diable à l’enseigne des Sauvages que Max Lobe, né en 1986 à Douala (Cameroun) et établi à Genève, a fait son apparition l’an dernier sur la scène littéraire romande. Avec autant de lucidité sociale que d’humour, l’auteur de L’Enfant du miracle combine l’évocation d’une naissance africaine burlesque, dans un milieu encore très marqué par la tradition et les micmacs de diverses religions, et l’apprentissage de la vie d’un jeune garçon pas tout à fait conforme aux normes admises, notamment en matière de sexualité - plus précisément affligé de la « maladie d’Eboa » ou syndrome du « fille-garçonnisme ». Parallèlement à l’aperçu de la vie quotidienne camerounaise aux multiples personnages bien épinglés, le protagoniste raconte ses tribulations sur le campus de l’Université de Lausanne, notamment au cours de manifs dont il souligne malicieusement les aspects dérisoires. Foisonnant et plein d’idées, ce premier roman dénote un talent évident d’observateur et de conteur, qu’on se réjouit de voir se déployer dans un cadre éditorial plus rigourex. Aux dernières nouvelles, les éditions Zoé ont fait bon accueil à la première mouture d’un nouveau roman en chantier de Max Lobe, intitulé Rue de Berne 39. À suivre de près…

    MaxLobe.jpegEntretien avec Max Lobe

    - Comment le désir d'écrire vous est-il venu ? Une influence extérieure (un griot, votre mère, un livre particulier, etc,) vous a -t-elle marqué à cet égard ?

    - Le désir d'écrire m'habite depuis la fin de l'adolescence. Elevé sous l’influence d’approches culturelles différentes les unes des autres (traditionalisme, modernisme, christianisme), j'ai toujours eu envie de raconter toutes ces contradictions qui, enfin de compte, me caractérisent.  J'ai été très marqué par l'Afrique contemporaine et ses multiples faces, par l'Afrique d'en haut qui cohabite avec l'Afrique d'en bas. Toutes ces facettes se retrouvent dans une littérature riche allant de Calixthe Beyala à Alain Mabanckou en passant pas Léonora Miano ou Fatou Diome, pour ne citer que les plus fameux.

    - Qu'était-ce pour vous qu'un livre durant votre enfance et votre adolescence ? A cette époque-là,  avez-vous jamais pensé que vous écririez un jour et seriez publié ?

    - Durant mon adolescence, les livres étaient essentiellement de la littérature négro-africaine : Aimé Césaire, Amadou Hampaté Ba, Birago Diop et ses Contes d'Amadou Koumba, Aminata Sow Fall, Mongo Beti, Ferdinand Oyono, et surtout Calixthe Beyala dont j'ai lu pratiquement toutes les romans.Un livre pour moi était avant tout une histoire voire un conte (personnage principal suivant un but visé, tout en traversant de multiples péripéties), un contexte (l'Afrique et toujours l'Afrique et ses couleurs), et aussi un engagement (on n'écrit pas juste pour écrire). Je m'identifiais facilement aux personnages de ces romans de chez moi par rapport, par exemple, aux romans français qui me paraissaient bien plus lointains. 

    A cette époque, même si je bricolais déjà des textes, j'étais loin de m'imaginer que j'aurais pu gagner un concours littéraire, trouver un éditeur et être publié.

    - Vous dites avoir écrit L'Enfant du miracle  en un mois. Pourquoi cette urgence ?

    - Je crois que pour écrire, il faut avoir quelque chose à raconter, quelque chose qui nous tient à coeur. Et dans le cas de L'enfant du Miracle, j'avais trop à dire. Toute cette histoire bouillonnait au fond de moi depuis quelques années. J'étais fâché ! J'en avais marre de certaines choses. Il y avait de la hargne dans mon ventre. Je voulais exprimer ma colère en écrivant, mais également en riant.  Et j'étais persuadé que seul ce livre pouvait me libérer ou du moins, entamer un processus de libération en moi.

     

    - Vous sentez-vous proche des autres auteurs de même origine, Camerounais ou Africains d'autres pays ? - Lisez-vous de préférence la littérature africaine ?

    - Je me sens très proche des auteurs africains, en général. Ces dernières années, c'est le phénomène Mabanckou qui m'a surtout marqué. Il dépeint l'Afrique que je connais et que j'ai envie de connaître. En lisant ses romans, on peutbpercevoir  l'accent de ses personnages, on peut voir les reliques de l'Histoire dans la vie des gens très modestes. Et ça, c'est génial, car j'ai l'impression de voyager. Par contre, depuis que je vis en Suisse, j'ai essayé de me rattraper sur la littérature « non africaine », notamment suisse et française. Mais j'ai aussi découvert avec passion la littérature latino-américaine. Elle est drôle et proche de la littérature négro-africaine. Sans doute parce que certaines revendications sont semblables des deux côtés de l'Atlantique.

    - Ce premier livre a-t-il changé quelque chose à votre rapport avec la Suisse ?

    - Non, pas vraiment. Mes rapports avec la Suisse demeurent les mêmes c'est-à-dire des rapports de passion, d'amour et de découverte. Le divorce n'est pas prévu, du moins, pas pour le moment.

    - Comment envisagez-vous la suite de votre travail d'écriture ?

    - J'ai encore assez de choses à dire. Ma vie m'inspire beaucoup. Et en tant que jeune Africain en Suisse, je crois avoir trop à raconter. Des choses drôles, moins drôles : j'ai beaucoup d'idées. Puis j'ai des causes à défendre ; j'ignore vraiment lesquelles… Je suis militant de causes que j'ignore moi-même !

    - Sur quoi travaillez-vous ces jours plus précisément ?

    - Je travaille actuellement sur un roman inspiré, une fois de plus, de mon expérience personnelle. Entre la Suisse et le Cameroun, le narrateur nous raconte une histoire d'amour passionnelle avec un jeune homme. Cela sur fond  de thèmes qui m'intéressent tels que la gouvernance en Afrique, les différences culturelles, ou encore la vi et la mort.

    Max Lobe. L’enfant du miracle. Éditions des sauvages… Genève, 2011, 178p.

    (Cet entretien est à paraître dans un numéro prochain du Passe-Muraille entièrement consacré à la relève littéraire en Suisse romande, avec des contributions de Guy Chevalley, Mathias Clivaz, Elodie Glerum, Douna Loup, Sébastien Meyer, Quentin Mouron, Bruno Pellegrino, Matthieu Ruf, Aude Seigne, Noémi Schaub, Daniel Vuataz, Vincent Yersin, notamment)

  • Horizon de paille

    Inédit

    DounaNB.jpgLes Lignes de ta paume

    Par Douna Loup

     

    Miécourt. Une vieille vous accueille avec ses deux fils qui auraient l'âge de partir mais qu'elle corsète aux bras lourds de sa ferme. Ils sont grands, frustes et bruns. Ils vous saluent avec mutisme mais ne vous quittent pas des yeux.

    La ferme a une toiture noire de sourcils en friche, ses murs trapus sont acculés aux champs d'orges et de tournesols. La ferme est fraiche, profonde et tu calcules en trois secondes que son épaisseur ne se pliera jamais en quatre dans ton coeur. Qu'elle restera autour de toi comme une proéminence abjecte. Qu'elle te sera toujours étrange. Étrangère.

    La nuit qui vous couche ce soir-là tutoie vos fenêtres à larges battants, vous êtes couchées sur un lit simple dans la chambre de la vieille mère et vos cousins dorment à deux pas dans une autre chambre qui grince.

     

    Le temps de s'éveiller il est déjà trop tard.

    La géographie a fait de vous ses prisonnières.

    Les collines du Jura vous toisent vertement aux fenêtres, les cousins vous dévorent des yeux et la vieille vous nourrit comme certains curés aigris donnent la messe.

    Il fait chaud. Lorsque vous contournez la grange où le foin sèche en vagues, les cousins surgissent avec leur chien. Entre ses jambes pend un long bâton rouge, miroir du désir enterré dans les cerveaux des garçons trop âgés pour les chambres de célibataires.

    Vous regardez le foin en tas, vous auscultez les murs de bois... le soleil se cramponne aux planches sur lesquelles vos regards bleus butent, il ne faut surtout pas lâcher cette image de bois, elle vous sauve pour l'instant encore.

    Mais les cousins ne passent pas leur chemin, ils restent, ils ne vous disent rien, ils vous regardent. Leurs regards torpillent vos coeurs, leur silence est un rapt. Les mots le désamorceraient mais vous êtes aussi muettes que la paille, alors vous partez en courant, vous essoufflez votre peur dans les champs, vous longez la route, traversez le village et atterrissez hagardes dans l'épicerie de Miécourt.

    Vous n'avez ni argent ni courses à faire, mais vos visages et votre peur font venir près de vous l'épicière. Elle s'appelle Marie, elle est à peine plus âgée que vous; peu de mots suffisent à vous faire comprendre, à vous faire assoir, à vous faire adopter. Vous buvez de la limonade tout l'après-midi. Les bulles et sa compagnie tendre apaise la terreur en vos corps.

     

    ... tes rêveries te manquent, les mouches recouvrent les jours de leurs petites pattes noires, ton imagination s'arrêtent aux murs, les garçons vous poursuivent, vous espionnent, vous traquent, mais ne sont pas encore parvenus à vous serrer. 

    Les griffes du réel t'enserrent. Les bras du réel t'affectionnent. Le réel c'est l'or des nuits, c'est la crème couverte de mouches, c'est aussi Marie l'épicière, les petits mots qu'elle a pour vous.

    Son père boit, son père noie son corps de litres et de degrés forts. Et les mots de Marie pourtant, ses mots sourient, ils sortent tout droit de sa douceur, ne savent pas briser sa tendresse. Lorsque Marie aimerait se fâcher, crier contre ce vieil ivrogne, elle parvient tout juste à chanter une vieille comptine et à soupirer face aux vitres. Au milieu de ses clients rares, Marie lève le poids des choses, pèse en grammes les lentilles, entasse ses sacs de farine et le soir venu additionne quelques sous avec sa pauvre joie.

    Toi tu trépignes. Ce Jura t'impatiente. Cette Suisse te révolte.

    Ici c'est pire que tout dis-tu, je préfère les Allemands. Tu n'as jamais vu de près les Allemands. Tu n'as vu que leurs ailes de plombs. Tu te souviens avec nostalgie du mot guerre, de la radio de ton père, de votre maison à Roppe remplie de tumultes ces derniers mois, de Jeanne restée dans sa maison feutrée où tu n'as jamais pu entrer. 

    Il faut quitter ces collines infestées de vaches, quitter ce ciel où infusent des mouches, ce pays de garçons vicieux.

    Il y a bien Marie et sa limonade mais elle ne fera pas le poids.

    Ce pays est une infection, on aurait mieux fait d'avoir la gale dis-tu, la douanière nous aurait empêché de passer. On aurait mieux fait d'être pleines de maladies, pleines de rage, de peste, de poux ou de puces de lapins, la Suisse nous aurait tout de suite rejetées, nous serions retournés à Roppe!

    Tu as treize ans et demi et tu t'appelles Nelly, tu te sens vieille, tu penses que ton destin de femme ressemble à autre chose qu'à un horizon de paille dénommé Miécourt, tu penses que tu ne supporteras pas un jour de plus les garçons et leur chien, que tu peux devenir une autre, devenir une fugueuse heureuse.  

    Tu ne rêves plus que d'une seule chose, passer cette ligne dans l'autre sens. Tu te souviens du nom de la petite ville où vous êtes passés de la France en Suisse, elle s'appelle Delle. Delle a été la honte, la nudité volée, Delle sera transfigurée si vous passez en sens inverse. Si vous passez de Suisse en France.

    La vieille a un champ près de Delle, un champs de pommes de terre roses à sortir du sol. Vous attendez le jour de la récolte, vous calculez les ciels et les températures, vous préparez votre petit bagage. Une soeur cadette vous y retrouvera avec la tante de Boncourt et tu seras la cheffe d'expédition, la cheffe de délivrance. Enfin vous quitterez ce mauvais pays...

    D.L.

     

    (Ce texte est extrait du deuxième roman de Douna Loup, Les lignes de ta paume, à paraître en août 2012 au Mercure de France)

      

     

     

     

  • Mon Goncourt 2012

    Roegiers3.jpg

    Une lecture du Bonheur des Belges de Patrick Roegiers (1)

    Le Prix Goncourt 2012 sera belge ou ne sera pas. Je le fanfaronne tranquillement en lisant Le Bonheur des Belges de Patrick Roegiers, à paraître le 5 septembre prochain chez Grasset. Je ne suis pas seul à penser que le Prix Goncourt gagnera fort à se voir attribué à ce livre : Patrick Roegiers le pense aussi tant il est lui-même fanfaron. J’ai connu Patrick au Salon du Livre de Balma en 2005, et tout de suite ce grand diable m’a exaspéré par sa fanfaronnade avant de me devenir sympathique autour d’une table de bistrot où nous avait emmenés Daniel de Roulet, sur quoi je découvris un écrivain hors norme. Cette évidence m’est apparue à la lecture rétrospective d’Hémisphère nord  (paru en 1995 et gratifié du Goncourt belge que représente le Prix Rossel) puis se confirma avec Le cousin de Fragonard et La nuit du monde, autant que dans Le Mal du pays, autobiographie de la Belgique où le romancier a puisé ses personnages et ses décors afin de brosser cette fresque carnavalesque à la fois rutilante et réjouissante, revigorante et ravigotante, bonnement ravissante au sens du ravissement des Sabines par les Sabins.

    Le Bonheur des Belges fait naturellement pendant au Chagrin des Belges du vormidabel Hugo Claus ; et naturellement, quoique prisant fort le maître flamand, je préfère son compère bruxellois qui se prend illico par la main de Victor Hugo pour grimper avec celui-ci (en train d’achever ses Misérables) sur la butte de mémoire de Waterloo au pied de laquelle il est écrit : « L’accès de l’escalier est interdit avec des frites ».      

    Patrick Roegiers (prononcez Roudgirs) est un écrivain hugolien quand il évoque l’auteur immense de L’Homme qui rit et de La Légende des siècles, napoléonien quand il décrit de près le « petit tondu », et plus encore rabelaisien (Alcofribas étant un auteur potentiellement belge de par son universalitude) par son mélange d’érudition joyeuse et son amour de notre langue qu’il trousse avec une vigueur inégalée ces jours de météo littéraire maussade en France française.

    Le Bonheur des Belges raconte l’histoire d’un crâne petit garçon qui commence, en rêve, par se débarrasser de sa mère dévorante, laquelle lui apparaît sous les traits de la Yolande Moreau du film Quand la mère monte. C’est un bon début pour se lancer dans la vie rêvée et la selva oscura de la mémoire belge dont le premier Virgile sera donc Torugo.

    Patrick Roegiers sait tout des aventures de Torugo en Belgique, évoquées sur un ton vif et frondeur qui fait la première qualité du Bonheur des Belges, façon « ligne claire». Virtuose avéré des longues phrases, Patrick Roegiers raccourcit celles-ci pour être plus et mieux lu, les dégage autour des oreilles afin de les rendre plus musicales et les fait onduler et crépiter et se déployer en évocations saisissantes, notamment dans la reconstitution de la bataille de Waterloo qui introduit une autre composante essentielle du roman : savoir sa façon de baiser le Temps. On sait depuis Lucrèce, Spinoza et Proust que tous les temps sont dans la nature, surtout en ce pays fictif par excellence qu’est la Belgique. On découvre en outre que tous les temps sont permis au pays de Thyl Ulenspiegel.

    Le premier morceau d’anthologie du Bonheur des Belges (cf. L’Anthologie des oeuvres de Patrick Roedgiers, à paraître en 2047 pour le centenaire de l’auteur) est repérable entre les pages 36 et 38 du roman, traitant de la dualité fratricide de la famille belge où l’Histoire européenne vit parfois un Franz et un Frans s’entrebaïonetter avec des élans de ferveur meurtriers pour le compte de belligérants qui n’usèrent pas autrement des mercenaires suisses.

    Je cite à la volée : « Les Belges ont peu de fierté naturelle. Ce sont de fieffés saccageurs. (…) Voici le cas de deux frères devenus adversaire par caprice de l’Empereur. Ils ont tous deux l’âge d’aller à la guerre. L’un s’appelle Frans et l’autre Franz. Ils ont le même âge, un air de famille et un accent semblable, mais parlent des langues différentes, ce qui les a fait s’enrôler dans des camps opposés, mais ils auraient pu échanger leurs place et revêtir l’uniforme de l’ennemi. (…) L’un a un cœur de diamant, l'autre de pierre. Aucun des deux n’est à même d’assurer seul son rôle (…) L’un ne s’adresse à personne, l’autre fait appel à tout le monde. Chacun baragouine sa propre langue, mais ils ne s’entendent que si les deux se parlent ensemble. L’un est de partout, l’autre de nulle part. L’un est jaloux, l’autre envieux. L’un est élancé, l’autre trapu ».

    Ainsi de suite et ceci encore : « L’un aux côtés de l’Empereur est sergent, l’autre aux côtés des Alliés est simple caporal.

    -          Toi ici ?, dit Frans.

    -          Toi aussi ?, dit Franz.

    -          Tu es plus qu’un frère pour moi.

    -          Tu es mon alter ego.

    -          Et toi, tu es moi-même.

    Et la belle paire de s’embrocher : « On retrouve les deux frères dans les bras l’un de l’autre, enlacés dans une commune agonie, unis dans un baiser de haine à quoi les achemine leur distincte trajectoire. Waterlooser ! »

         Le deuxième morceau de choix du Bonheur des Belges suit entre les pages 43 et 66, relatif à l’évocation de la bataille de Waterloo et au portrait de Napoléon vue de tout près par le jeune narrateur. Il faudrait tout citer. Mais on m’appelle à table ! La suite suivra…

  • La mort de Dominique de Roux

    De Roux0001 (kuffer v1).JPG
    Lorsque Vladimir Dimitrijevic m’a annoncé, ce soir, la mort subite de Dominique de Roux, foudroyé à l’âge de quarante-deux ans par une crise cardiaque, un sentiment très étrange m’a saisi, mêlé de surprise et d’incrédulité, et j’ai revu ce personnage si brillant et si fluide, si à l’aise dans le monde, si vivant, si naturellement urbain et si sûr de lui, qui m’avait reçu une première fois en 1972 dans la pénombre de son grand appartement de la rue de Bourgogne – j’ai revu le pull de cachemire qu’il portait ce jour-là et je me suis demandé comment il se faisait qu’un type visiblement si bien dans son pull puisse mourir si brusquement sans crier gare ?

    Avait-il, lui l’intuitif fulgurant, le pressentiment que cette vie qu’il aimait d’une passion orientée par le sens des destinées personnelles, bien plus que par le sens de l’Histoire, lui serait ravie aussi tôt ? Ce n’est pas impossible. En tout cas, passé le premier saisissement, je me dis que cette mort en plein vol a quelque chose d’un paraphe, tout à fait dans le style à fulgurances de l’écrivain, signant finalement une œuvre étincelante et une vie comme en porte-à-faux avec notre époque.

    C’est qu’il y avait chez lui du vaillant mousquetaire, dont la pensée et la plume, à tout instant stimulées par le « plaisir aristocratique de déplaire », ne pouvaient séduire à gauche plus qu’à droite, et d’ailleurs de ma première lecture de L’Ouverture de la chasse me reste un souvenir mêlé de reconnaissance et de rejet. J’ai reconnu ma propre défiance, vécue dans les rues du Quartier latin en mai 1968, quand j’ai lu ces lignes écrites à chaud et publiées en juillet de la même année : « Il a fallu l’asservissement des adultes à leurs citadelles arriérées, à leur corps endormi pour qu’aux premiers fracas d’un bavardage poétique tournant au-dessus des émeutes ils se soumettent, s’avalent par rangs de taille, et donnent à penser à leurs fils qu’ils faisaient la révolution. » J’avais beau me sentir, moi aussi, fils en révolte : le délire rhétorique du troupeau m’avait rejeté dans les marges et je retrouvais exactement mon sentiment du moment en lisant ces lignes féroces : « Or ces fils, livrés à eux-mêmes, aliénés par des chimères, embusqués dans un surréalisme amolli, encrassé, se sont déchirés aux fourrés des mythologies révolutionnaires, au niveau de la culture générale. La crise spirituelle déguisée puis barbouillée de nihilisme à la manière des enfants, piégeait sa jeunesse, ses nouveaux mois, ses projets de révolution, tout ce qui une seule fois précède la mort. »
    Pourtant à l’adhésion succédait le rejet de la rhétorique ronflante réinvestie par notre d’Artagnan célébrant « le seul révolutionnaire » en la personne providentielle de Charles de Gaulle – non, décidément, là ça ne passait plus, et toujours j’ai regimbé devant les poses « historiques » d’un écrivain soucieux de marquer le siècle de sa propre trace héroïque à la Malraux et jetant au ciel ses métaphores par trop grandiloquentes à mon goût de descendant de chevriers helvètes : « Le monde a été conçu dans le feu, vient du feu et y retournera. Mais dans les sentiers du feu, une certaine décadence d’émeraude, symbole de la trahison vipérine du doute, de l’éternelle contestation du néant, détourne le feu de ses prolonges d’acier, vers les cloaques délicieux qui sont à la Jérusalem céleste de nos enfances rimbaldiennes ce que sont aujourd’hui à Istamboul les harems à pou¬fiasses couvertes de pierreries creuses pour touristes aveugles. »

    Pourtant ce style flamboyant, malgré le creux sonnant, m’en imposait tout de même par l’élan qu’il marquait, et l’éclat cerné d’obscurité d’une langue relançant la pensée poétique et la furia d’une critique inspirée, belle et rebelle.

    Aussi me plaît que Dominique de Roux se soit toujours affirmé contre le Nouvel Homme nivelé style Chigalev, tandis que, passeur, il servait les causes perdues de Céline ou de Pound, et celle non moins inconvenue alors d’un Witold Gombrowicz, révélé dans sa propre rébellion, ou qu’il fasse et fasse faire les Cahiers de l’Herne comme il a aidé à se lancer L’Âge d’Homme.

    C’était un romantique sans illusions qui luttait contre les abaissements de l’époque, un oiseau-phénix trop à l’étroit dans la cage du parisianisme, un romancier velléitaire quelque peu, champion de l’amorce, mais à retombées parfois décevantes, les feux de l’incendiaire éblouissaient plus qu’ils n’éclairaient, mais le défenseur était un honnête homme, je crois. Je ne sais trop ce qui lui a pris d’aller se jucher sur la jeep d’un général portugais, ni ne comprends bien son Cinquième empire, mais je suis triste de voir s’en aller si vite un type bien que, peut-être, j’aurais fini par rencontrer vraiment...

    Note de 1977, extraite des Passions partagées (2004)

  • Aventurier de style

    medium_De_Roux0001_kuffer_v1_.JPGDominique de Roux en 1972 (Paule Rinsoz)


    Le nom de Dominique de Roux (1935-1977) a longtemps suscité l’opprobre d’une fraction de l’intelligentsia parisienne, « politiquement correcte » avant l’heure, à une époque où faire l’éloge d’un Louis-Ferdinand Céline, notamment ne pouvait que relever du « fascisme ». Pratiquant le « plaisir aristocratique de déplaire » en anarchiste de droite, ce mousquetaire romantique mal fait pour La France de Jean Yanne, selon le titre d’un de ses pamphlets, était naturellement porté à défendre un maudit génial tel Ezra Pound (bel et bien égaré dans le fascisme mussolinien, celui-là) ou, avant tous les autres, le grand écrivain polonais Witold Gombrowicz, alors méconnu, qu’il révéla au lecteur français.

    Fin de race hanté dès sa jeunesse par le pressentiment d’une mort prématurée (qui frappa plusieurs de ses frères), ce fils d’une longue lignée aristocratique de Charente, fasciné par le général de Gaulle, se rêva un destin de héros stendhalien, à la fois homme d’action et écrivain engagé dans l’histoire contemporaine comme l’avait été un Malraux. Fondateur des Cahiers de l’Herne (où il fit célébrer Michaux, Borges, Jouve, Dostoïevski, et tant d’autres) et grand découvreur de l’édition parisienne, écrivain au style flamboyant quoique inégal, Dominique de Roux composa de brefs romans élégants et voilés de mélancolie (Mademoiselle Anicet, L’Harmonika-Zug, La jeune fille au ballon rouge, Maison jaune), quelques beaux essais très personnels (sur Céline, l’écriture de Charles de Gaulle et Gombrowicz) et un recueil de fragments aussi étincelants qu’irrévérencieux (notamment des propos sur Roland Barthes et Georges Pompidou, jugés scandaleux), intitulé Immédiatement et qui lui valut de perdre brutalement son poste de directeur littéraire aux Presses de la Cité, en février 1972.

    Habité par une vision politique à caractère poético-messianique, Dominique de Roux voyait l’accomplissement du gaullisme dans une sorte d’internationale pacificatrice, qui le fit s’engager dans la révolution portugaise de 1974 et dans la guérilla angolaise, au titre de conseiller personnel de Jonas Savimbi. Sous le couvert de reportages, il accomplit des missions pour le Renseignement français, ainsi que le révèle Jean-Luc Barré dans la passionnante biographie qu’il vient de consacrer à l’auteur du Cinquième empire, vaste chronique romanesque imprégnée par la dernière grande aventure de l’écrivain. Un autre aspect, plus intime mais combien révélateur, de la vie de Dominique de Roux est également éclairé en l’occurrence, tenant à ses relations de séducteur et d’amoureux plus profond, dont témoignent de magnifiques lettres recueillies par le biographe.

    - Comment, Jean-Luc Barré, situez-vous Dominique de Roux dans la littérature du XXe siècle ?
    - Je le vois d’abord comme un des acteurs majeurs de la vie littéraire, à la fois éditeur et écrivain comme le furent un Jean Paulhan ou un Jacques Rivière. Et outre, et le public le découvrira à la publication de sa correspondance : il m’apparaît comme l’un des derniers grands épistoliers de la littérature française.
    - Qu’avez-vous découvert en travaillant à cette biographie ?
    - Le coup de chance, et la principale découverte, a été le lot de plus de mille lettres inédites qui m’ont été remises, contenant une masse de renseignements sur le parcours de l’écrivain entre 1970 et 1977, où il vécut dans l’errance la plus totale. C’est l’occasion de lever le voile sur une trajectoire peu connue, dont il commente les étapes à ses correspondantes : les deux femmes qui ont le plus compté dans sa vie à part son épouse Jacqueline de Roux. En outre, je mets en lumière son engagement effectif dans les services de renseignements français et son rôle auprès du leader de l’UNITA, Jonas Savimbi.
    - Que cherchait-il au juste ?
    - On sent qu’il cherchait « le roman », l’Histoire en marche. Il a d’abord découvert, dans le personnage de Spinola, un personnage à la De Gaulle qui l’a fasciné. Engagé dans la révolution des œillets, il n’y a vu qu’une péripétie dans le genre de mai 68, mais c’est avec beaucoup plus de conviction qu’il a défendu la cause de l’UNITA…
    - Pourquoi, dans votre titre, le qualifiez-vous de « provocateur » ?
    - La provocation n’est pas chez lui, comme chez un Jean Edern Hallier, une fin mais un moyen. C’est une constante remise en question de tout ce qui tend à la sclérose, au conformisme et à l’uniformisation. D’où sa fascination pour les parias, les maudits et les univers parallèles. A tous égards, c’est un homme qui a sans cesse vécu dans l’urgence, conscient du fait que ses jours étaient comptés.
    - Quelle est, finalement, l’idée directrice qui se dégage de sa quête ?
    - Dominique de Roux me semble l’un des derniers écrivains de notre époque qui a pensé en termes d’universalité. Rêvant d’une sorte de communauté lusitanienne post-coloniale, il était ouvert au mélange des cultures et tout à fait opposé à l’apartheid. Le gaullisme lui avait fait entrevoir une troisième voie. Ce qui me frappe chez lui, c’est le refus de souscrire à une identité qui enferme. En dernier ressort, on sent en outre que tout pour lui devait aboutir à la littérature. Telle est d’ailleurs la dernière issue de sa vie.

    Jean-Luc Barré. Dominique de Roux le provocateur. Fayard, 651p.
    Dominique de Roux, L’Ouverture de la chasse. Le Rocher. Réédition d’un recueil d’essais percutants, notamment sur Mai 68, Sollers, Jean Edern Hallier, Marcuse, Brancusi, Gombrowicz et l’Internationale après-gaulliste.

  • Ceux qui s'informent

    1533538254.jpg

    Celui qui se documente sur les mécanismes du sommeil de la mouche tsé-tsé / Celle qu’on dit aussi paresseuse que l’escargot de mer Aplysia californica / Ceux qui ont un détecteur automatique d’émotions d’arrière-plan / Celui qui régule ses émotions sociales en fonction de son plan de carrière / Celle qui affirme que le port royal de son bonobo est inné plus qu’il n’est acquis à son contact de biologiste de bonne famille genevoise / Ceux qui n’ont pas conscience des structures de dominance qu’ils ont acquises au Service des automobiles / Celui que les informations forment / Celle que l’informatique déforme / Ceux que la saturation d’informations a rendu informes / Celui qui affirme que sa sœur Monique ressent tout par le nez comme il en va de certains vers / Celle qui n’a pas informé son voisinage de sa disparition vu qu’elle était déjà morte pour eux / Ceux qui se demandent si les plantes portant les organes mâles et femelles sont influencées par d’autres végétaux à l’instar des individus bisexuels soumis à la discipline des chambrées militaires ou des classes de couture / Celui qui rappelle au groupe de réflexion transgenre que les anciens rois tahitiens n’avaient guère de descendance issue de rapports incestueux / Celle qui se dit « bête comme l’Himalaya » sans que ses mufles ne cousins ne protestent / Ceux qui achoppent à la dotation biologique de Madame Sans-Gène / Celui qui pense faire une chatterie à son amie Adeline en lui disant qu’elle a du chien / Celle qui a trébuché sur les marches de l’évolution et se retrouve pourtant docteur ès lettres de l’uni de Lausanne / Ceux qui ont fait théologie et se sont recyclés dans l’économie de marché / Celui qui ne dirige son orchestre olympique que d’une main / Celle qui se renseigne sur les moeurs de l’organiste / Ceux qui redoutent la curiosité prédatrice des prétendu philanthropes / Celui qui n’est pas étonné d’apprendre que Gargantua a bu toute l’eau de la Sarine avant de se laver les pieds dans la flaque connue depuis lors sous le nom de Lac noir ou Schwarzsee / Celle qui ne sait pas que sa phobie des cloches remonte au temps des géants / Ceux qui chantaient la chanson de Gargantua dans la classe de mademoiselle Chambovey où il est dit que le géant a bu l’eau du lac de Bret après avoir jeté la pierre du Niton, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Visions de Jack

    FéeValse23.jpg

    par Maxime Maillard

     

    I

      

    Sa tête bourdonnait comme une lavande

    Et les fruits succédaient aux fleurs

    Quand elle se laissa partir

    Bien décidée à ne pas revenir

     Des deux côtés du couloir on se regardait sans se comprendre

    Entre détresse et soulagement

     

    II

     

    Ces deux-là ne faisaient qu’un

    La vie les avait rendus doux comme des galets

    On les voyait côte à côte à Noël sur le divan

    Lui, donnant le la

    Elle, les lèvres en coeur

    Sous de fines lunettes posées tout au bout du nez

     Ils tiraient à deux mains dans les ruelles du bourg

    Une vieille histoire d’adolescents

    Inséparables au guichet de la poste

    A la piscine municipale les jours de pluie

    Leurs deux bonnets de silicone bleu

    Progressant lentement parmi les vaguelettes

     Puis une nuit

    Comme une plante pousse

    Le forgeron est parti

    Sans saluer personne

    S’est faufilé dans un coin de sa Françoise

      

    III

    Sa vie durant le boucher s’était tu

    Acceptant tout et bien plus

    Amen - pauvre boucher

    Qui devint même banquier pour lui plaire

     Des bonshommes en costume et gousset

    Passaient derrière la vitre opaque

    Puis s’installaient autour d’un vermouth

    Pendant qu’il déglaçait son filet  

    Amen – pauvre boucher

    Qui fut trop tendre pour vivre vieux

     Tout blanc dans son cancer

    Il veilla la nuit entière

    Pour la voir dans ses beaux habits

    Avant que le jour ne chasse l’ombre

    Pour la voir comme au sortir de la forêt

    Coquette avec son béret rouge

    Et qu’elle lui tende

    Enveloppé dans une lavallière

    Le vieux livre au scotch brun

    Où ils s’étaient rencontrés

    Du temps qu’il était guignol

    Sur la scène d’un théâtre amateur

     

    IV 

    Le père Bovet alité depuis belle lurette s’est envolé vers midi

    Sa femme l’a vu qui flottait au-dessus de la grange dans un drap blanc

    saluant les bêtes de ses paumes charnues

    Avant de disparaître dans le vent


    V

     

    Les grands-parents sont partis presque en même temps à force d’être  

    vieux

    Ce fut le pire accident de leur enfance et la fin d’une saison

     Adieu les livres d’images

    Adieu la farandole

    Le grenier merveilleux

    Adieu mes frères

     

    VI 

    Se peut-il qu’on s’en aille sans jamais revenir

    Qu’ils se dérobent ceux-là qui nous ont vu grandir

     

    VII

     

    Ils ont beau traverser l’existence

    Tels ces pèlerins de Compostelle

    Ce sont des jardins qui s’en vont avec eux

    Où il était bon de s’asseoir pour écouter

    Le chagrin qu’ils sèment remplira ce creux

    Et l’on se relèvera comme on s’est allongé

     Quand le père s’en ira

    Cette place qu’il laissera

    Il faudra à mon tour que je la laisse

    Car on ne voudra plus de moi

    Dans ce quatre pièces plein sud

    Où les murs schlinguent les livres

     

    Qu’il claque et je pleurerai

    Comme un môme enfin libre

    De monter dans un train

    Et de marcher à l’envers

     

    VIII

    Quand elle est partie j’ai voulu partir aussi

    Enfouir ma tête dans ses plis

    Et me laisser porté dans le courant

    Mais au matin mon réveil a sonné

    J’ai enfilé mon bleu et je suis sorti

    A travers la nuit j’ai marché jusqu’au trolley

    Dans le parc la lumière coulait le long des bouleaux

    Les biches mâchaient des biscuits ramollis par la rosée

    Et j’ai compris qu’on ne part pas aussi simplement

     J’ai fleuri son urne matins midis et soirs

    Une fois j’ai repris le bus sans y penser

    Le lendemain j’ai fredonné l’air de Dona

    En rempotant un camélia

    Chaque semaine je disposais dans l’alcôve

    Une fleur que je piquais dans les serres

    Puis un jour à côté de sa photo

    J’ai installé un petit pin en pot

    Et une bougie dont la flamme dure

    m’a dit le vendeur

    Aussi long qu’un paquebot pour les Indes

     

    IX

    Mon genou fait crac dans les escaliers

    Et mon dos a fait crac lorsque je me suis baissé sur une motte

    Mon ongle craque sous mes dents comme craque le vernis du banc

    La montagne craque au-dessus du cimetière où mon ami s’enterre

    Et l’échelle entendra peut-être ce craquement qui fendra l’air

     quand je me hisserai sur les platanes pour la taille

    On rira de moi gentiment comme chaque année et je rirai pour qu’ils

      restent eux-mêmes

    J’attraperai mon sécateur et je sectionnerai quelques branchettes

    à leurs gros moignons

    Depuis là-haut j’entendrai le chant du martinet et je verrai la

      garniture blanche de leurs crânes

    Une lointaine fumée s’élèvera au-dessus d’un feu de planchettes

    Qui recouvrira la tombe du général et la croix en bois de Ramuz

     

    X

    Allongé sur mon reposoir concave

    Le dos bien calé avec trois oreillers

    Mes pieds en chaussons à dix heures dix

    Une brise légère me caresse les cuisses

    J’entends le vieux qui gratte un zwieback

    Le ciel est un champ de laine en fuite

    Je suis en slip, parfaitement à l’aise

    Sans rien devant ni derrière


    (Cette suite poétique inédite, de Maxime Maillard, a paru dans la dernière livraison du Passe-Muraille, No 89, consacrle à la relève littéraire romande)

     

  • Le Puits

    ange blessé 2.jpg

    Inédit

    Par Elodie Glerum

     

    Quand il approche les mains de son cœur, c’est là qu’elles deviennent chaudes. Il a beau se pencher sur le rebord, scruter les eaux, il ne voit rien. Immobiles, elles captent temporairement des rayons de poussière. Quand le vent du sud-ouest chasse les nuages, caresse lierre, mousses et spores. Que les arbres cessent de bruire dans leur symphonie hivernale.

    Le sol se couvre d’épines et de feuilles.

    Il se souvient de sa répugnance à traverser les champs psychotropes, entre la route de terre battue et la colline. De son vertige, aussi, sur la falaise qui grimpe très haut jusqu’à la frontière. Et du moment où serrer fort sa main évitait qu’elle ne s’envole.

    C’était avant.

    Maintenant, la guerre est finie. Le héros est de retour : autant qu’il le peut, il retarde son retour à la norme. Déjà, il retravaille. Quelques hypocrites continuent à le fournir en surplus de fromage, de gnole. À le descendre en camion dans la vallée, gratuitement, alors que nous devons doublement nous serrer la ceinture.

    Justement, parce que nous n’avons rien fait.

    Avant la guerre, le héros était paresseux. Ça mangeait chez sa sœur quatre fois par semaine. Ça se faisait héberger gratis chez une veuve. Ça dormait sa sieste sous les oliviers pendant les foins. Et quand on se permettait de le remarquer, le héros parlait d’oppression, de révolution. De toute manière, tout finirait par changer ! Monsieur l’abbé devait être sur ses gardes.

    Ça peut être con, un héros.

    Pendant le conflit, sans penser à lui, il est monté plus d’une fois au col. Il a dû passer par les terrasses, plus haut, en direction de l’ancienne mine et de la route frontalière.

    Plus personne ne débroussaille. C’est sale. C’est anarchique. Parfois ça pue le cadavre. Mais c’est là que se trouve le dernier puits qui n’est pas asséché.

    Depuis que le canal des deux frontières a été détourné, impossible de s’abreuver ailleurs. D’ordinaire, un soldat monte la garde. Cette fois, il est mort. En outre, on a volé le seau. Saboté la manivelle. Saloperie !

    Il redescend à la Grange. Remonte, une corde sur le dos. Le héros ne leur rend pas la vie facile, explique-t-il à sa fille qui court un bout de chemin. Elle acquiesce. Oui, papa, ce sont des salopards. Chut, il dit, il faut tout de même se surveiller. Au début de la guerre, elle prenait les héros pour des dieux. Mais depuis qu’il faut nous faire chaque jour ces trois kilomètres jusqu’à la fontaine, elle a changé d’avis : ce sont des salopards qui rendent la vie difficile.

    Quand il revient au puits, il entend des bruits de feuilles. Se retourne. Ne voit personne. Ça vient d’en bas, du ravin. Le héros pointe son arme sur un soldat.

    « Tu n’as pas envie de dire.

    -       Non.

    -       Tu pourrais faire un effort.

    -       J’en suis incapable.

    -       Très bien. »

    Le bruit a fait hurler les pies. Et les feuilles ont volé. Le héros regarde autour de lui, lâche à son compagnon : « On dégage. » Ils dégagent et laissent le corps après l’avoir dépouillé de tous ses vêtements.

    « Aujourd’hui, je suis tombée sur un homme nu dans la forêt » lui dit sa fille à l’heure du repas. Il repose sa cuiller et cesse d’avaler.

    « Il était vivant ?

    -       Non.

    -       Alors ça va. »

    Les camions commencent à prendre la route de la frontière. Ils sont remplis d’uniformes.

    « Ce sont les héros ? demande sa fille.

    -       Non. »

    Avec les semaines, il n’y a plus d’essence. Les fuyards sont seuls, à pied et très mal équipés. La route du col est pénible. Sans eau, on est mort. La zone frontalière est maintenant infestée de héros. On fait tout pour les retenir.

    Un jour, le héros désigne une maison. C’est la fin de l’été. L’air est sec. Il fait chaud. Et des tracts de libération ont été lancés des avions parce que personne ne veut bouger son cul ici. Ils n’ont qu’à s’acheter la radio.

    Il coupe du bois. Il les entend. Ils ont soif. « C’est la cabane du bourru. Il vit seul avec sa fille. Il nous donnera à boire. »

    Ils frappent. Il arrive du jardin. Il sent bon les essences de septembre, l’odeur de bois cru, la fumée sèche des feuilles mortes. À cette altitude, les capuchons de moine pigmentent les éboulis derrière la Grange, de violet, de mauve, les recoins humides qui sont torrents en mai, secs en été.

    « Comment vas-tu ? » demande le héros en souriant. Il ne répond pas, mais va chercher la gnole.

    « Et ta fille ? Elle n’est pas ici ?

    -       Elle est morte. »

    Le héros se fige. Sa troupe le regarde bizarrement. Il se racle la gorge et avale d’une traite le fond de verre. Il tousse.

    « Ce sont vraiment des salauds. »

    Il ne répond pas. Son manque d’entrain les incite à quitter ce trou. « Il faudra qu’on t’installe l’eau courante, une fois » dit le héros, ajoutant qu’ils comptent atteindre le village avant la nuit. Plus sûr. Le héros s’embourgeoise. Il ne répond rien. Ce sont des promesses en l’air. De politicien. Au village, les bruits courent que le héros vise un mandat de maire. En vallée, ça chuchote. On ne veut pas d’un communiste là-haut.

    Quand il approche les mains de son cœur, c’est là qu’elles deviennent chaudes. Les eaux sont calmes. L’escalier de pierre, tout pourri. Un gros panneau prohibitif indique :

    Danger. Ne pas boire.

    C’est le maire qui l’a installé. Cent vingt-huit voix contre douze. Un bulletin blanc. Trop d’effort, pour lui, de descendre au village. On sort l’argument collabos pour expliquer un score si bas pour un héros.

    Il a quand même gagné.

    Le héros marche vers la fontaine. Le salue. Je reviens du poste frontière flambant neuf. Il sent la gentiane.

    « Qu’est-ce que tu regardes ? demande le héros.

    -       Le puits.

    -       Je vois.

    -       Quelqu’un est tombé dedans.

    -       Ah bon ! se glace le héros.

    -       Vous êtes des salopards. »

    Le héros suffoque. On ne s’adresse pas comme ça à un élu. Encore moins à un héros. On lui doit du respect et la liberté.

    « Qu’est-ce que tu racontes ?

    -       Vous auriez pu me dire que vous l’aviez empoisonné, ce puits, avec des capuchons de moine… avant que j’y envoie ma fille. Tout ça pour ralentir leur retraite ! »

    E.G.


    (Cette nouvelle d'Elodie Glerum a paru dans la dernière livraison du Passe-Muraille, No 89, de juin 2012, réservée à dix-sept jeunes auteurs romands)

     


  • Swiss Way

    PanopticonB7.jpg 

    …A ma connaissance, notre pays est le seul au monde qui propose au citoyen marcheur d’atteindre Les Cases par la droite ou par la gauche,  et ce n’est pas d’ambivalence politique qu’il s’agit là mais du Symbole même de ce multilatéralisme séculaire qui nous a enseigné que, de la même façon, nous pouvons être  roulés par la gauche ou par la droite…

    Image : Philip Seelen

     

    Image : Philip Seelen

  • Folk Pride

    PanopticonB666.jpg

     

     

    …Et vous reconnaîtrez de gauche à droite, camarades du parti Swiss Value, sept de nos membres fidèles posant pour notre campagne de sensibilisation, à savoir  Greta Hübsch du staff des RH de Microsoft, Vreneli Schatz la monitrice d’Aquagym New Life, Magda Schäfli qui accuse le coup en tant que gérante de fortune à l’UBS - quant au type à l’accordéon c’est le portier Sepp du siège principal de La Vie assurée où se sont connus nos trois membres-phares  du Team Folky de la section, plus précisément Sepp Stolz (porte-drapeau attitré) récemment passé Second Chief dans l'Entreprise, Markus Schlupp le First Chief et Nestor Duflon notre Memory's Chap incarné, bientôt en retraite…
    Image : Philip Seelen

  • Lumière de Grignan

    JLK09.JPG

    Celui qui a laissé venir l’immensité des choses / Celle qui a pris les lettres de bois découpé  pour en faire des caravanes / Ceux que le mot CARAVANES a fait rêver, etc.

     Qu’un roman est l’histoire de nos possibles.

    Montélimar, ce 14 janvier 2001. - Passé l’après-midi à Grignan chez les Jaccottet, vingt-sept ans après notre première rencontre avec Emile Moeri, l’abbé Vincent et le peintre Pierre Estoppey, les facteurs de clavecins Wayland Dobson et son ami Jeannot l’oiseau. Ces gens sont à la fois avenants (elle surtout) et un peu pincés à la protestante (surtout lui), et la conversation, passée certaine crispation, est à la fois naturelle et intéressante, mais ce n’est plus la gaîté que je me rappelais.

    Jaccottet18.jpgEn entendant Philippe Jaccottet me dire qu’il est de ceux qui ont choisi de viser haut, je me suis senti  comme exclu, comme renvoyé aux basses zones du commun, loin du ciel céleste des poètes, et j’ai pensé à l’image de la rose bleue à laquelle, injustement et justement à la fois, Dürrenmatt réduit la poésie poétique de Suisse romande. Mais bon : je suis quand même venu rendre visite au grand poète, les Jaccottet m’ont très gentiment reçu et je ferai une belle page dans 24 Heures sans rien laisser filtrer de ma réserve de malappris.

    Je note cela sur la table d’un restauroute nul où j’ai décidé de passer la nuit. Médiocre repas bon marché. Bergerac caillouteux. À une table voisine, une retraitée terriblement bavarde (la soixantaine finissante) fait une véritable conférence sur le cinéma (Marlon Brando, Orson Welles, la décadence actuelle) à son conjoint qui n’en place pas une. Tous deux en survêtements. Elle finit son cours ex cathedra par un exposé des moeurs du coucou. Je n’en perds pas un mot.

    Pleine de retraités à 19h.30, la salle est quasiment déserte deux heures plus tard. Que font-ils à l’instant ? Regardent-ils tous le même film ?

    L’écriture romanesque pour sortir de soi. 

    Jacotte (kuffer v1).jpgChez les Jaccottet. - C’est à la lumière, déjà, qu’on se sent approcher du lieu. Là-bas, au sud de Valence, lorsque la vallée du Rhône s’ouvre plus large au ciel et que les lavandes et les oliviers répandent leurs éclats mauve-argent dans les replis intimes d’un paysage encore montueux, à un moment donné l’on sent que la lumière à tourné et qu’on va retrouver un certain «ton» pictural et musical (au sens d’une peinture et d’une musique mentales mais sans rien d’abstrait) qui émane pour ainsi dire physiquement des livres de Philippe Jaccottet.

    La lumière de Grignan, un dimanche après-midi d’hiver, comme assourdie sous le ciel pur, dans les rues vides du bourg puis dans la chambre à musique de la vieille maison tout en hauteur où habitent les Jaccottet depuis plusieurs décennies - cette lumière du dehors se prolongeant à l’intérieur nous renvoie naturellement aux promenades du poète et aux tableaux de Madame. «Nous voulions vivre autrement qu’en Suisse, remarque Anne-Marie Jaccottet. Nous étions attirés par le Sud et, comme nous avions peu de moyens, nous avons imaginé cette solution».

    Comme nous évoquons l’origine de la parole poétique, à propos de la rêverie sur laquelle s’ouvre le Cahier de verdure, où le poète parle de ce qui le pousse à écrire «pour rassembler les fragments plus ou moins lumineux et probants, d’une joie dont on serait tenté de croire qu’elle a explosé un jour, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous», Philippe Jaccottet s’est mis à parler, non sans précautions scrupuleuses, avec son refus coutumier de toute certitude assenée, de ce qui s’est révélé dans la lumière de Grignan, et tout semble s’accorder.

    De la beauté. –  Il n’y  a pas une place pour la beauté : toute la place est pour la beauté, du premier regard de l’enfance aux paupières retombées à jamais,  et la beauté survit, de l’aube et de l’arbre et des autres et des étoiles de mémoire, et c’est un don sans fin qui te fait survivre et te survit.

    (Ces pages sont extraites de Chemins de traverse; lectures du monde 2000-2005, paru récemment chez Olivier Morattel).