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Cauchemar carcéral

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À propos de Thorberg, le dernier film de Dieter Fahrer.

On sort complètement sonné de la projection de Thorberg, accablé voire écrasé par la sensation physique et psychique de l'enfermement transmise par le seul poids des images, conçues pour cet effet et magistralement d'ailleurs; et pourtant comme un malaise se mêle à cette image d'un univers carcéral semblant fait pour défaire tout effort de reconstruction en voie d'une possible réinsertion.

Thorbergo8.jpgLe pénitencier suisse de Thorberg, dans le canton de Berne, dont les bâtiments combinent une espèce de forteresse séculaire juchée sur un piton rocheux et des annexes à l'architecture ultramoderne, est une unité pénitentiaire sécurisée destinée aux longues peines. On a parlé d'Alcatraz à son propos, mais le rapprochement me semble outré, même si les enfilades glacées du site intérieur rappellent les alignées de cages de l'île-prison. Moins effrayant, au regard extérieur, que le monde des prisons américaines documenté par la télé ou le cinéma, l'univers de Thorberg oppresse crescendo par une sorte d'écrasement feutré où tout, du béton lisse aux grilles de multiples dimensions, signifie la clôture sécurisée à l'extrême. Rien de brutal à première vue, dès l'arrivée du nouveau en ces lieux, de la part des "collaborateurs" de l'institution. Les gardiens ouvrant et fermant les cellules sont tous des colosses, mais polis. Au reste ce sont essentiellement les détenus, et plus précisément 7 d'entre eux, sur les 180 prisonniers de 40 nationalités différentes, qui apparaîtront et s'exprimeront dans le film.

Thorberg02.jpgD'entrée de jeu, le point de vue sélectif de Dieter Fahrer est orienté par l'énoncé de l'article 75, al. 1 du Code pénal suisse, relatif à l'exécution des peines privatives de liberté, selon lequel " l'exécution de la peine privative de liberté doit améliorer le comportement social du détenu, en particulier son aptitude à vivre sans commettre d'infractions. Elle doit correspondre autant que possible à des conditions de vie ordinaires, assurer au détenu l'assistance nécessaire, combattre les effets nocifs de la privation de liberté er tenir compte de manière adéquate du besoin de protection de la collectivité, du personnel et des codétenus".
À ces intentions déclarées correspond, à Thorberg, un univers disciplinaire "autant que possible" accordé à la vie ordinaire, dont le film ne montre que quelques aspects à l'intérieur des cellules, dans les ateliers, les salles de sport ou les lieux de promenade. De la vie "sociale" de la prison, avec tout ce qu'on sait des relations et multiples tractations et trafics qui s'y passent, rien ou presque n'est montré. Des liens et autres conflits entre détenus, peu de chose ressort à part les transferts de cellules liés à des bagarres. Côté travail, point d'autre activité que machinale, sans formation possible à ce qu'il semble. On sait que des psys et des aumôniers "assistent" les détenus, mais on n'en voit rien, et pas un mot non plus sur la sexualité. Point d'images des visites. Ce qu'on voit des détenus, c'est qu'ils fument comme des usines, que l'un lit un journal et que l'autre réalise des dessins "romantiques". Pas une femme n'apparaît de tout le film, sauf en effigies glacées sur les murs. Pas un livre non plus. Quelques moments de répit à blaguer entre quelques uns ou à jouer. Sinon: solitude et torture mentale des faits ressassés.

La force du film, à part sa sinistre "beauté" aux magnifiques cadrages et aux mouvements de caméra champions, est toute là: dans la présence physique extraordinairement pesante de ces sept types dont la plupart ont une ou plusieurs vies sur la conscience.
Le moins mal barré qui n'a pas tué, l'Ivoirien qui prétend qu'en Suisse on ne peut survivre qu'en trafiquant de la drogue, sera le seul à retrouver la liberté sans être renvoyé dans son pays. Cependant, sans permis de travail, réfugié chez des amis, on ne saurait imaginer son avenir radieux. Le Turc intelligent, qui ne se pardonnera jamais d'avoir voulu affirmer sa virilité dans un combat qui a finalement coûté la vie à son adversaire ("tuer n'est pas viril", soupire-t-il), rêve d'architecture devant l'écran de son ordi et probablement vivra-t-il, mieux que les autres, une quelconque réinsertion. Or celle-ci est, en filigrane, le leitmotiv combien légitime du film qui en appelle à une autre conception du seul "surveiller et punir" continuant de plomber la "vie ordinaire" des détenus. Et comme on comprend la rage du jeune Letton assassin (on ne sait hélas rien de la nature de son crime), lui aussi lucide et intelligent, qui déplore que la prison ne fasse que maintenir la carence de formation de la plupart et de les pousser à la haine ou au désespoir. Haine et désespoir sont d'ailleurs les deux pôles de l'enfer psychique dans lequel se débat le Suisse Luca, qui a tué une femme (enceinte) pour 20.000 francs et fait figure de forcené pathétique dont les images finales, dans sa cage sur le toit du quartier de haute sécurité, rappelle les pauvres aliénés photographiés par Depardon...
Thorberg06.jpgIl y a du poème polémique dans ce film-manifeste qui a les défauts de son parti pris: à savoir qu'il impose un point de vue au spectateur, qui manque d'éléments concrets pour se faire sa propre opinion. Dieter Fahrer déplore que les criminels soient "présentés comme des monstres par les médias", et sans doute avec raison. Ceux qu'il approche ici n'ont rien de "monstrueux", mais on aimerait bien en savoir plus, à leur propos, que ce qu'en disent leurs bribes de récits ou les énoncés elliptiques de leurs condamnations. À une ou deux exceptions près, leurs victimes sont à peine évoquées. Bref, ce film nous laisse tout de même sur notre faim.
Fahrer.jpgEn 2005, Dieter Fahrer signait un documentaire de premier ordre, intitulé Que sera où il documentait, après une longue immersion dans ce milieu, la vie quotidienne des pensionnaires d'un asile de vieux. Or on est frappé, à les comparer, par le contraste entre la vision très détaillée, et pleine de tendresse, que modulait Fahrer dans ce film mémorable, et l'aspect lacunaire de Thorberg, dont la réalisation a sans doute été beaucoup plus problématique. Sept ans après, nous serions encore en mesure de raconter les histoires de plusieurs des vieilles personnes approchées par Fahhrer dans Que sera, alors que les destinées personnelles des protagonistes de Thorberg restent à peine esquissées. Par ailleurs, on se rappelle la qualité majeure du film de Fernand Melgar, La Forteresse, qui se livra lui aussi à une enquête en immersion dans le centre de requérants d'asile de Vallorbe, multipliant témoignages et versions contradictoires, nuances et détails.
Thorberg04.jpgReste une question, posée par Dieter Fahrer dans Thorberg, relative à la vocation de la prison, à la formation relancée des détenus et à leur possibilité de réinsertion. "Il faut combattre explicitement les effets nocifs de la privation de liberté", affirme le cinéaste. Dommage que son beau film se borne à focaliser un point de vue sur les seuls "effets nocifs", sans vision d'ensemble.
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