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Entre bohème et bonnets de nuit

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Daniel Vuataz documente l'aventure légendaire de la Gazette littéraire de Franck Jotterand. Avec vues sur l'avenir...

La Gazette littéraire, supplément culturel hebdomadaire de la quotidienne Gazette de Lausanne, fait aujourd'hui figure de mythe. Le nom de Franck Jotterand, qui en fut l'animateur principal et la dirigea contre vents extérieurs et marées intérieures pendant une vingtaine d'années (de 1949 à 1972), lui est non moins légendairement associé, avec une aura de prestige sans pareille dans la Suisse cultivée de la deuxième moitié du XXe siècle, et bien au-delà de nos frontières. Tout ce qui comptait à l'époque d'écrivains et d'intellectuels, de peintres et de musiciens, de cinéastes et de gens de théâtre, fut relié peu ou prou à cet exceptionnel creuset de culture, largement ouvert aux productions les plus novatrices de l'époque.

Jotterand1.jpgHumaniste gauchisant, Franck Jotterand détonait avec le conservatisme libéral de la Gazette de Lausanne , dans laquelle il publia un premier article intitulé Littérature et révolution. Un mois après la mort de l'immense Ramuz, en juin 1947, il lançait une polémique sous le titre de Lausanne, ville fermée, relayée par le grand helléniste communiste André Bonnard. Dans un climat idéologique marqué par le guerre froide, le jeune Jotterand incarnait, avec un Charles-Henri Favrod, futur grand reporter et fondateur du Musée de la photo, ou un Freddy Buache, qu'on retrouverait plus tard à la tête de la Cinémathèque suisse, une nouvelle génération romande en rupture de conformité. La fondation de la revue Rencontre, en 1950, cristallisa le virage à gauche de cette nouvelle intelligentsia, l'attrait de Paris, l'aura d'un Sartre, le besoin de se frotter au monde loin de la poussiéreuse culture romande plombée par la guerre et toujours tenue sous la double coupe calviniste du Pasteur et du Professeur, fondèrent ce mouvement d'émancipation.

En même temps cependant, suivant la même dynamique d'aller-retour qui avait marqué la formidable aventure des Cahiers vaudois, dès 1914, sous l'impulsion de Ramuz et des frères Cingria, cette percée hors de nos frontières allait de pair avec le vif désir de faire bouger les choses en nos murs. Correspondants à Paris de la Gazette de Lausanne, Franck Jotterand et son compère Jean-Pierre Moulin entretinrent ainsi un pont à double sens entre le pays romand et la capitale française.

Dès sa nouvelle formule de 1949, Les premiers numéros de la Gazette littéraire allèchèrent le public avec les rubriques Rive gauche, rive droite ou Le théâtre à Paris, avant qu'une Enquête sur les lettres romandes ne pose la question sempiternelle de la relation des écrivains romands avec ce que les sociologues pompiers appelleront "l'instance de consécration". Parallèlement, la rubrique emblématique des Moments littéraires s'ouvrait autant à la littérature française ou européenne qu'aux lettres romandes.

Comme son titre ne l'indique pas, la Gazette littéraire ne se bornait pas à la littérature, mais embrassait les plus vastes horizons de la culture suisse, européenne et mondiale en train de se faire, traitant autant du renouveau des arts plastiques que de cinéma, de théâtre et de musique, de sciences humaines ou de questions de société. L'on y trouvera des chroniques de Denis de Rougemont, qui allait fonder à Genève le Centre européen de la culture, et les noms d'écrivains tels que Jean Cocteau, Francis Ponge ou Raymond Queneau voisineront dans une livraison spéciale dont le seul titre, Paris année 2000, signale la visée.

À considérer l'expansion remarquable de la Gazette littéraire, drainant de nouveaux clients à la Gazette qui dégage des bénéfices en certaines années fastes, l'on pourrait croire que "tout baigne" entre Franck Jotterand et le Conseil d'administration de l'organe du libéralisme vaudois. Or il n'en est rien. Le talentueux rédacteur ne cesse en effet de défriser les "penseurs" et les caissiers du quotidien, et notamment en mai 1953 où, malgré la mort de Staline et l'ouverture du mythique caveau des Faux-nez, la très droitière Ligue vaudoise devient actionnaire majoritaire du journal. Une crise interne en découle, qui déboute les réactionnaires au soulagement de Pierre Béguin et, par voie de conséquence, de son protégé "bohème". Dix ans durant, cependant, Franck Jotterand ne cessera de se retrouver dans la collimateur du conseil d'administration. On le comprend, car la Gazette littéraire ne s'alignera jamais sur les fondamentaux des libéraux vaudois, ne cessant au contraire de creuser le fossé entre les deux cultures de la vieille garde bourgeoise moralisante et des aventures créatrices tous azimuts.

Cet antagonisme, précisément documenté sur la base des archives jamais explorées de Franck Jotterand, se révèle pour la première fois dans le livre du jeune Daniel Vuataz, lettreux de 26 ans qui allie la rigueur (pas trop académique, heureusement) du chercheur, et la curiosité sidérante (par rapport à sa génération trop souvent amnésique) d'un aventurier de la chose écrite avide, après Cendrars et Bouvier, et dans l'immédiate filiation de Franck Jotterand, de renouer les fils entre passé et présent, réflexion synthétique et projection dans l'avenir.

Daniel Vuataz est lui-même écrivain à "papatte", il s'est déjà signalé par diverses publications personnelles et par un formidable numéro spécial de la revue Le Persil entièrement consacré à Charles-Albert Cingria. Aguerri par une fratrie de six solides frères et soeur, il est capable autant que Jotterand de parler du même ton câlin et malin à des universitaires à nuques raides et autres gendelettres, marins baltes ou bergères de montagne. Bref il pouvait comprendre l'aventure de Franck Jotterand, défendre la longue marche "pieds dans la boue et tête dans les étoiles" de ce polygraphe vaudois pas comme les autres, qui usa de mille ruses pour défendre une culture vivante et non alignée.

Franck Jotterand n'avait rien de l'idéologue sectaire, mais il refusait la vision angélico-cynique consistant à dire que la culture n'a rien à voir avec la politique. Du "drame de Hongrie" fédérant les indignations romandes et françaises, à une campagne contre la censure étatique du cinéma ou contre l'inénarrable "Petit livre rouge" de la Défense civile, entre cent autres sujets de débat, il a joué un rôle central avec sa Littéraire et jusqu'à participer personnellement à l'élaboration d'une nouvelle politique culturelle en Suisse. Il y avait en lui du visionnaire réaliste - personnage suisse par excellence - en dépit de ses airs de dandy dilettante.
Jotterand2.jpgSes livres sur le Nouveau théâtre américain et New York, autant que sa merveilleuse comédie musicale de La Fête des vignerons de la Côte, gorillant la fameuse manifestation veveysane, sont d'un homme de culture frotté d'humour et pétri de générosité. Après sa lutte contre ceux qui "freinent à la montée" en notre cher pays, la destinée lui fut cruellement ingrate, avec le terrible accident de voiture du 23 juin 1981, qui le cassa littéralement, jusqu'à sa mort en l'an 2000. L'hommage que lui rend Daniel Vuataz en est d'autant plus méritoire, et non moins précieux pour notre mémoire commune.


Le retour du Mythe. Bonne nouvelle ou (trop) belle illusion ?

"La Gazette littéraire est de retour !", lit-on au verso du bandeau rouge qui enserre le livre de Daniel Vuataz, accompagné d'un superbe journal de 16 pages illustrées, crânement intitulé La (nouvelle) Gazette littéraire, Numéro 1, février 2013.
De quoi réjouir les mânes de Franck Jotterand ? Sûrement pour ce qui touche à l'hommage. Formellement en effet, l'objet relance le modèle de la Gazette littéraire en alternant longs textes de réflexion et chroniques, photos et gravures, mélanges littéraires et autres proses poétiques. La chose a plutôt belle allure, tranchant sur le zapping superficiel sévissant de plus en plus dans les pages culturelles de la presse écrite. En éditorial, repris de la conclusion de son ouvrage, Daniel Vuataz oriente cette "petite résurrection" et la dédie à "tous ceux qui croient encore à l'utilité et à la place d'un journalisme culturel de qualité", avant de rappeler que, déjà, au mitan des années 1950, Franck Jotterand avait appelé de ses voeux un "organe de presse indépendant capable de rendre compte au mieux des activités et de la richesse de la scène culturelle suisse romande".

On sait que la Gazette littéraire selon Jotterand périt de sa trop grande dépendance d'un quotidien idéologiquement en désaccord avec ses choix, et financièrement en difficulté, comme l'illustre Vuataz dans son livre. Ce que le jeune émule ne dit pas assez, le nez sur son modèle et sous le coup de certain enthousiasme réducteur, c'est que la fin de la Littéraire, certes déplorée en 1971 par 91 signataires parfois prestigieux, ne marquait pas pour autant la fin du journalisme culturel de qualité en Suisse romande, loin de là. La fin de la Gazette littéraire de Jotterand a marqué, aussi, le terme d'un certain journalisme très élitiste non dénué de snobisme. L'empreinte de celui-ci a déteint sur tout un petit monde de bourgeois plus ou moins lettrés et d'universitaires plus ou moins confinés, qui aujourd'hui encore ne jurent que par les restes du Samedi littéraire du quotidien Le Temps, lointain avatar affadi de la Littéraire. Ce que Daniel Vuataz ne souligne pas assez, c'est que, dès le début des années 1970, les rubriques littéraires et culturelles de nombreux autres quotidiens romands (de La Suisse à La Tribune de Lausanne, devenue Le Matin, de La Liberté à L'Impartial, de La Tribune de Genève à La Feuille d'Avis de Lausanne, devenue 24 Heures, entre autres) ont multiplié la défense et l'illustration de la culture romande de façon souvent bien plus dynamique et diversifiée que dans la Gazette littéraire. Plus que dans le Samedi littéraire ultérieurement commun à la Gazette de Lausanne et au Journal de Genève, L'Hebdo de Jacques Pilet a joué un rôle majeur dans une conception de la culture héritée de Franck Jotterand, et de même les pages culturelles des hebdos consuméristes Coopération et Construire ont-elles connu des années fastes avant la dégringolade récente dans le tout-conso.
Ce tout-conso, et l'abrutissement généralisé lié à la "pipolisation" des rubriques culturelles, nous l'observons évidemment partout, qui reflète l'évolution de toute une société. Celle-ci vit actuellement une profonde mutation, qui voit se déplacer les foyers de réflexion et de création du papier aux supports immatériels de l'Internet. Vingt ans durant, une équipe de passionnés de littérature a publié, en Suisse romande, un journal littéraire s'inscrivant dans le droit fil du travail de Jotterand, à l'enseigne du Passe-Muraille. Tout à fait indépendant, avec un pic de plus de 1000 abonnés au mitan de son aventure, ce journal largement subventionné sur la base d'une crédibilité acquise après des années, accueillant des écrivains du monde entier et multipliant les dossiers (sur les quatre littératures helvétiques, notamment) a vécu concrètement le déclin d'une société lettrée qui constituait la clientèle même de la Littéraire. Une telle publication est-elle encore viable aujourd'hui, même assortie d'un site internet et d'un blog ? Avec quels moyens ? Quelle équipe de collaborateurs compétents ? Quelle chance de survie dans l'encombrement médiatique actuel ?

Ces questions se posent très précisément devant le premier numéro de la Gazette littéraire ressuscitée, généreusement publiée par Jean-Michel Ayer, directeur des éditions de L'Hèbe, et conçue selon le "patron" de la Littéraire.
Or qu'y découvrons-nous ? Un journal décalé par rapport à la réalité littéraire et culturelle actuelle. Au premier rang: des universitaires qui se félicitent de leurs propres menées. Plus précisément: un long papier de Daniel Rothenbühler célébrant "le changement profond des liens littéraires entre Suisse romande et Suisse alémanique", alors que le fossé réel entre nos cultures nationales n'a cessé de se creuser. Une chronique de Daniel Maggetti ironisant sur la percée des Romands à Paris, sous le titre "Quelle bonne année!", sans dépasser le "sociologisme" le plus anodin. Mieux ancré dans la réalité: un Moment littéraire d'Eric Bulliard posant de vraies questions. Deux pleines pages consacrées à la menace du livre électronique, cumulant lieux communs et prédictions déjà obsolètes. Des correspondances de Rome (bien convenue), Pékin (plus surprenante) ou Berlin (carrément insignifiante), alternant avec des reprises de la Littéraire de Jotterand. Tout n'étant pas dénué d'intérêt, mais quelle "valeur ajoutée" par rapport à quelle presse culturelle déclarée moribonde ? Et quoi de vraiment neuf ? Le piapia narcissique de Roland Jaccard ?
Enfin bon: positivons pour conclure, en attendant que la "petite résurrection" s'incarne. Il y faudra plus de sens affirmé, une équipe compétente et généreuse, des abonnés motivés, des curiosités et des passions relancées "toutes frontières ouvertes". On peut rêver !



Daniel Vuataz. "Toutes frontières ouvertes". Franck Jotterand et la Gazette littéraire. Deux décennies d'engagement culturel en Suisse romande (1949-1972. Editions de L'Hèbe, 247p.

Cet article est à paraître en double page dans la prochaine livraison du journal La Cité, en kiosque dès le 12 avril.


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