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Traduttore, tradittore

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À propos de la traduction, laborieuse, du dernier roman de William Trevor, et sur une page de Lambert Schlechter consacrée au passage du chinois à notre langue.    

Je viens d’aborder la lecture du dernier roman traduit d’un de mes auteurs contemporains les plus chers, William Trevor, intitulé Cet été-là, publié chez Phébus et dont la traduction rend immédiatement un autre ton et un autre son que celles de Katia Holmes. Je suis immédiatement saisi par les atmosphères que Trevor rend mieux que personne sans forcer sur l’adjectif, tout de suite aussi les personnages se dessinent, de cette petite ville de province irlandaise des années 50 où la religion corsète les corps et ratatine les esprits, et dont se détachent bientôt les deux personnages dont on pressent qu’ils vont s’aimer et souffrir. Bref, je retrouve le grand écrivain de Lucy, d’En attendant Tourgueniev et de tant de nouvelles qui lui ont valu, de la part du New Yorker, le titre de meilleur auteur anglo-saxon  de short stories, mais la « langue » de Trevor n’est pas là, je ne dis pas que la traduction est fautive mais à tout moment je bute sur des mots ou des expressions qui sont d’un traducteur laborieux et non d’un interprète transposant dans notre langue celle de l’auteur. Encore heureux que la puissance d’évocation de William Trevor, la poésie de son réalisme, et l’émotion passent en dépit de ces accrocs.   J’y  reviendrai…

En attendant cela me ramène au 42e feuillet des Lettres à chen fou de Lambert Schlechter, où il est question précisément de cette grande question de la traduction – et d’autant plus cruciale qu’il s’agit ici du passage de la langue chinoise à la nôtre, et voici ce qu’en dit notre épistolier :

« Nietzsche en français n’a plus toutes ses dents, Racine en allemand perd son âme, Keats en italien devient quelqu’un d’autre, et Ungaretti en flamand trépasse, - que dire alors des auteurs chinois quand on les transvase vers un idiome européen, eux qui écrivent une langue, comme disait Armand Robin, « sans substantif, sans adjectif, sans pronom, sans verbe, sans adverbe, sans singulier, sans pluriel, sans masculin, sans féminin, sans neutre, sans conjugaison, sans sujet, sans complément, sans proposition proncipale, sans subordonnée, sans ponctuation »…

Wen Tingyun, pour évoquer le départ au petit matin d’un voyageur, écrit les vers suivants, mot à mot : Coq-chants, chaume-auberge, lune / Homme- empreinte, planches-pont, givre, deux fois cinq signes – et pour transmettre ces dix idéogrammes (dix syllabes) vers notre langue, Simon leys aura nesoin de 53 mots (71 syllabe) : « Tandis qu’on voit encore un restant de lune au-dessus du toit de chaume de l’auberge, partout déjà on entend le chant du coq. Le voyageur s’est mis en route dès avant l’aube : il a laissé l’empreinte de se spas sur le givre qui couvre les planches du pont », le traducteur interprète, établit des connexions précises  entre ces signes vagues & évocateurs, ce qui en chinois est diffus & ouvert, devient dans notre langue univoque & fermé, le lecteur qui a la prétention de lire des textes chinois en traduction ne devra jamais prétendre qu’il a compris tout ce que le texte chinois comporte, on ne saisit pas l’insaisissable.

Or c’est ce que je me dis souvent en lisant ces écrivains qui sont plus que d’autres des musiciens de leur langue. C’est ce que je me dis en lisant Cavafis ou Robert Walser en français, et je souris en imaginant, mais peut-être à tort, les traductions de Céline en arabe ou de Proust en chinois…

Lambert Schlechter. Lettres à chen fou. L’Escampette, 2012, 116p.   

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