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  • « Quand tu donnes je donne »

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     RENCONTRE Youssou N’Dour évoque son nouvel album, avant la présentation, à New York, de Retour à Gorée, le film  de Pierre-Yves Borgeaud qu’il a inspiré en mémoire de ses ancêtres esclaves.  

    On le voit à l’écran dans Retour à Gorée, et l’homme est exactement le même au naturel, en jeans rapiécés dans le lobby de ce palace parisien : Youssou N’Dour est resté la simplicité même en dépit de sa gloire mondiale, de son « empire » et de son rôle emblématique dans la défense universelle des droits de l’homme. Très présent au Sénégal, il y a lancé au printemps 2007 une première mouture de son nouvel opus sous le titre d’Alsaama Day (« bonjour le jour », en mandingue), redéployé pour sa diffusion mondiale sous le titre de Rokku Mi  Rokka, signifiant « quand tu donnes je donne » en langue pulaar. La touche mauresque et peul est d’ailleurs accentuée par la présence de feu le guitariste Ali Farka Touré, alors que la chanteuse Neneh Cherry rejoint Yousou pour l’irrésistible Wake up sur lequel s’achève l’album, probable tube à venir…    

    -          Comment présenteriez-vous votre dernier album à… un sourd ?

    -          D’abord, je lui donnerais une carte du Sénégal pour lui expliquer la traversée des Peuls du sud à l’ouest et au nord du pays et lui montrer qu’en cette zone, partagée entre le Sénégal, la Mauritanie et le Mali, s’enracinent des musiques comme le blues ou le reggae. La danse pourrait lui faire voir ensuite ce que je raconte dans ce disque, qui remonte aux sources du rythme. La langue peut aussi être un obstacle à la compréhension de ce que je dis, comme la surdité, mais mon « message » passe d’abord par le rythme. Enfin, je dirais à « votre » sourd qu’il est beaucoup question, dans Rokku mi Rokka, de la vie de mon pays.

    -          Pourriez-vous évoquer le dernier morceau de ce nouvel opus, intitulé Wake up ?

    -          J’y parle, précisément, à mes frères Africains. En premier lieu, j’exprime la nouvelle réalité de L’Afrique qui se réveille et commence à parler : à parler d’elle-même et à se parler, entre Africains. En outre, j’y affirme que, par rapport au monde, l’Afrique n’a plus à se justifier d’être réduite au cliché d’un continent dévasté par le sida, la pauvreté et la guerre, mais doit se montrer fière de sa façon de percevoir le monde et de faire avancer les choses à sa façon, avec son énergie et sa joie de vivre.

    -              Beaucoup d’artistes et d’écrivains africains sont déchirés, par rapport à leur pays d’origine, qu’ils soient en exil politique ou cherchent la notoriété en Occident. Est-ce pourquoi vous êtes resté au Sénégal ?

    -          L’Afrique est un continent contradictoire, et beaucoup d’écrivains se sont expatriés pour fuir les dictatures et continuer d’exprimer l’opposition et l’espoir de leur communauté. Si j’ai eu la chance de pouvoir exporter ma musique, je ne l’ai jamais conçue hors de son environnement vivant. Il me semblait plus important de parler d’abord aux Africains, quitte à en devenir ensuite le porte-voix. Si je voyage beaucoup et trouve des sons ailleurs qu’en Afrique, celle-ci est ma vraie mesure : elle m’apaise. C’est là que j’ai mon cœur.

    -          De là le côté « racines » de votre dernier disque ?

    -          En fait, j’ai toujours été « roots », mais le fait d’avoir voyagé m’a sans doute aidé à mieux « sentir mes racines ». Je suis un griot, qui a beaucoup parlé jusque-là de la vie moderne. Mais à présent je trouve intéressant de remonter à nos sources.   

    -          Dans le film de Pierre-Yves Borgeaud, ce retour se fait de façon plus large et profonde, aux sources de l’esclavage et du jazz. Qu’est-ce qui vous y a amené ?

    -          C’est d’abord la rencontre avec le jazz, au Festival de Cully, à l’initiative de Moncef Genoud, et ensuite avec Emmanuel Gétaz qui voulait donner une suite aux concerts. J’ai pensé alors qu’il serait beau de faire ce voyage à la fois musical et historique aux origines du jazz. Avec Pierre-Yves, en lequel j’ai senti que je pouvais avoir confiance et qui était si discret avec sa caméra, nous avons vécu une aventure humaine magnifique et je suis content que le film rayonne et parle à tous  les publics, au-delà des amateurs de jazz. Je reviens à l’instant d’Angleterre où il a été très bien accueilli.

    -          Quels personnages ont compté le plus dans votre formation personnelle et votre vision du monde ?

    -          Le premier est Nelson Mandela, qui m’a beaucoup marqué et appris, à la fois par son combat politique et, lorsqu’il a laissé le pouvoir alors que tant s’y sont accrochés, par sa stature humaine, notamment dans sa lutte le sida. Peter Gabriel m’a aussi apporté énormément, autant pour son intérêt à ma musique que par son engagement au service des droits de l’homme, en me permettant de mieux incarner ces valeurs que je sentais en moi, représentant mon idéal humain.       

     

     

    Youssou N’dour en dates

    1959                       Naissance à Dakar, le 1er octobre. De religion musulmane, dans la tradition soufi.

    1985                      Concert pour la libération de Mandela, auquel il consacre une chanson, au stade de l’Amitié de Dakar.

    1994                      Succès planétaire de 7 Seconds, avec Neneh Cherry, (2 millions d’exemplaires).

    1996                      Prix du meilleur artiste africain.

    1998                      Musique du film d'animation Kirikou et la sorcière et de La Cour des Grands, hymne de la Coupe du monde de football disputée la même année en France.

    1999                      Artiste africain du siècle.

    2005                      Grammy Award pour Egypte, meilleur album de musique du monde. Youssou N’dour est ambassadeur de bonne volonté de l’Unicef et du BIT. Il a mis sur pied une maison de production, le studio Xippi, et le groupe de presse Futurs Médias.

    2007                      29 octobre : sortie de Rokku Mi Rokka. Novembre : présentation de Retour à Gorée à New York.

    Ci-dessus: la dernière porte, à Gorée, que passaient les esclaves.

    Cet entretien a paru dans l'édition de 24Heures du 1er octobre 2007.

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  • ISSUE DE SECOURS

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    Dans le TGV, ce 26 septembre. – En lisant Dans le Café de la jeunesse perdue de Patrick Modiano, aussitôt je suis touché de retrouver une voix, à la fois une respiration et comme un murmure, une musique qui me ramène certaine matinée de printemps du coté de la rue Legendre, dans ce que Modiano appelle l’« arrière-pays » de Paris, ou rue Pascal une après-midi d’automne, où je rejoignais mon hôtel miteux à rideaux de velours de théâtre pour y poursuivre la lecture des Palmiers sauvages de Faulkner, rue Fontaine que je descendais à point d’heures après une soirée chez Alain Gerber ou de l’autre côté de la Butte où le roman se perd aussi, enfin partout où, loin des lieux « à visiter », l’on se trouve dans ces zones neutres, comme les appelle aussi Modiano, qui diffusent cette espèce de musique, sous un ciel blanc, que jamais je n’ai entendue telle chez aucun autre auteur.
    Une fois de plus je suis entré dans un livre de ce romancier avec le sentiment de me retrouver dans un univers intime et vaguement inquiétant, comme un refuge cerné d’ombre aux personnages un peu tremblés, ou floutés comme on dit aujourd’hui, quelque part entre les somnambules hyperréels de Simenon et les rêveurs apparement plus chics encanaillés de Sagan.
    Modiano entre Simenon et Sagan : je n’y avais jamais songé, mais cela me vient à l’instant de déchiffrer ici, sur la vitre du TGV Lyria de Lausanne à Paris, l’inscription : ISSUE DE SECOURS, et du coup je songe à Monsieur Monde, à des figures pressées s’en allant sous de merveilleux nuages comme il n’y en a qu’à Paris, ou à la même façon de fuir de Louki, dans ce dernier livre de Modiano, qui fleure elle aussi Paris avec son mélange de délicatesse et d’équivoque, son côté peuple et son aristocratie naturelle.
    Le monde de Modiano, comme celui de Simenon ou celui de Sagan, est tellement typé, par l’atmosphère qu’il diffuse et vaporise (le mot est de l’écrivain lui-même), qu’on pourrait conclure au cliché en lisant mal : Modiano « fait du Modiano », comme d’aucuns disent que « du Tchékhov » se réduit à une mélancolie décadente de villes d’eaux, ce qui est non seulement un cliché mais tout faux, car le vrai Tchékhov est à la fois plus noir et plus tonique, plus foisonnant et plus virulent que maints auteurs apparemment plus « réalistes », et de même les romans de Modiano sont-ils plus vivants et vibrants qu’il n’y paraît de prime abord, non réductibles en tout cas au cliché de la nostalgie, et pire: de la nostalgie rétro.
    En quoi cette vitre est-elle une ISSUE DE SECOURS ? Je me le demande. Est-elle la seule cassable de la rame ? Je l’ignore. En lisant Dans le Café de la jeunesse perdue, que Modiao situe dans le quartier de l’Odéon, je me rappelle un matin de soleil, en mai 68, au café Condé qui n’existe pas mais dont je me souviens néanmoins très bien. Il y avait là Jean Babilée le danseur et Arthur Adamov, une jeune femme qui se tenait à l’écart et un étudiant qui était peut-être Modiano, d’autres encore et la tenancière française au nom algérien - surtout je me rappelle ce rayon de soleil gris dans lequel nous avions l’air d’avoir tous le même âge des anges des bars du ciel, et je me dis alors que si j’écris un papier sur ce tendre et beau livre je l’intitulerai Au Café des années bohèmes
    Patrick Modiano. Dans le café de la jeunesse perdue. Gallimard, 148p.

  • Une rentrée cache l'autre

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    EDITION ROMANDE Nos éditeurs accusent le coup de la déferlante française. Avec une offre à la baisse mais qui reste riche et variée. Aperçu sélectif.

    Quels livres publiés en Suisse romande sont-ils à recommander ces temps prochains ? Après l’impossible exercice consistant à trier dans la masse des 727 nouveaux romans de la rentrée française, la tâche du chroniqueur est nettement plus facile. Hélas, pourrait-on dire, car l’édition romande s’étiole (lire encadré) et fait de moins en moins le poids sur le marché du livre. Autant dire que la tâche des « passeurs », consistant à repérer des livres originaux qui ne « marcheront » pas de manière aussi probable que Zaïda, le dernier pavé romanesque d’Anne Cuneo paru chez Campiche et déjà présenté en ces colonnes.

    96792f81571f6fdcc20dc20567036a03.jpgA la même enseigne, dans un registre d’observation et d’expression très vif et fouaillant le « quotidien » de 2001, Antonin Moeri nous revient avec son neuvième livre, après Le sourire de Mickey, intitulé Juste un jour et passant au scanner verbal, sur fond de « monde nickel dominé par l’urgence et la proximité », un quatuor familial en séjour dans le paradis programmé d’une station de sports d’hiver. Il y a du Houellebecq, en moins nihiliste et en plus nuancé, chez cet ironiste walsérien qui a l’art de prendre les lieux communs au piège de sa lucidité, et de jouer avec l’oralité de manière nouvelle.

    On rit également à faire blêmir Calvin, loin des langueurs nombrilistes de l’âme romande, avec La Vie Mécène de Jean-Michel Olivier, à paraître à L’Age d’Homme et constituant un portrait à multiples reflets d’un affairiste genevois de haute volée, viveur et grand intuitif en matière d’art et de musique, bienfaiteur prodigue du club de foot local et de moult institutions et créateurs. Sans être un roman à clef, cette satire menée au pas de charge ne manquera pas de faire quelques vagues au bout du lac.

    Dans le même club des « quinquas », Serge Bimpage propose, à L’Aire, avec Pokhara, le récit d’une virée au Népal réunissant deux vieux copains, dont les retrouvailles scellent un double bilan de leurs trajectoires respectives et de la vie en général, jusqu'au dénouement émouvant. Emotion aussi, mais sans rien de commun, dans le nouveau roman d’Asa Lanova, paru chez Campiche sous le titre de La nuit du Destin, quête existentielle et spirituelle de belle écriture, et dans le Journal de Bagdad d’Elisabeth Horem, représentant la part « brute » du roman Shrapnels.

    cf20485dfd3b808ed6e00b63a4f4482b.jpgSi la relève juvénile brille par son absence, le deuxième roman d’Angel Corredera (37 ans) à L’Aire, après une entrée remarquée en littérature avec La confrontation, était attendu et tient ses promesses dans une narration beaucoup plus ouverte qui explore, en perspective cavalière, le monde de la fin des « seventies ». De son côté, également à L’Aire, Loyse Pahud évoque les années 60-75 dans le récit choral de Casse-tête. Plus directement autobiographique et enjouée, La vallée de la jeunesse d’Eugène, publiée à La Joie de lire, revisite une enfance et une adolescence partagées entre la Roumanie d’origine de l’auteur et sa découverte du monde, par le truchement de vingt objets qui lui ont fait du bien ou du mal.

    Digressions et varia

    e4f9c3c137df8a04de0eb3a2f1bcd2c1.jpgComme souvent, « nos » écrivains brillent autant sinon plus dans l’essai digressif que dans le roman, mais c’est entre les deux genres que Jean-Bernard Vuillème module la narration très originale d’Une île au bout du doigt, paru chez Zoé où le nomadisme cher à Bouvier rebondit. De la même façon, Jil Silberstein, à L’Age d’Homme, combine profession de foi  personnelle et variations littéraires dans La neuvième merveille. Chez le même éditeur, entre autres publications débordant largement nos étroites frontières (avec la poésie complète de D.H-Lawrence, La paix soit avec vous de Vassili Grossman ou Les contes de l’Arbalète de G.K. Chesterton), les « fans » de Georges Haldas retrouveront ses fameux carnets (2005) avec Paroles nuptiales. Sous le signe de l’ « état de poésie », les éditions Empreintes promettent, en fin d’année, de nouveaux recueils d’Antonio Rodriguez et de Matthias Tschabold, et L’Aire propose un recueil du Lausannois Pierre Katz, sous le titre d’Angoisses.

    Forcément partiel, cet aperçu ne saurait s’achever sans faire mention, pour les vingt ans des éditions Noir sur Blanc, au rayonnement également international, de la parution de Balthazar, l’autobiographie de Slawomir Mrozek, et d’un superbe recueil de nouvelles d’auteurs de l’ancienne « autre Europe », Bienvenue à Z., titre éponyme de Mikhaïl Chichkine. Ce dernier, qui domine la rentrée française avec son génial Cheveu de Vénus (Fayard) avait marqué le dernier Salon du livre de Genève avec La Suisse russe, captivant aperçu de la découverte de notre pays par les écrivains du sien, auquel fait écho aujourd’hui Vivre en Russe de Georges Nivat.4b82687b7c77fc97216bd70754b48c36.jpg Au même rayon des regards croisés, rappelons enfin la publication, en mai dernier chez Metropolis, d’un épatant Petit guide de la Suisse insolite, sous la plume de Mavis Guinard. Autant dire que la rentrée ne se fait pas à un mois près…  

     

    Déclin ou transition ?

    La rentrée littéraire romande n’est plus ce qu’elle était il y a une vingtaine d’années, où l’on pouvait annoncer chaque automne une centaine de titres nouveaux, rien qu’en littérature, témoignant d’une vitalité remarquable de nos écrivains autant que de nos éditeurs, dont le travail était suivi par une quinzaine de « passeurs » fidèles dans les journaux et à la radio, et par un public attentif.

    Une édition littéraire comme nous l’avons connue au XXe siècle, de sa première « refondation » autour de Ramuz, puis avec Mermod et les grands clubs de la Guilde et de Rencontre, ensuite avec Vladimir Dimitrijevic et Bertil Galland, et la pléiade de leurs pairs plus jeunes (Marlyse Pietri, Michel Moret, Bernard Campiche), existera-t-elle encore dans vingt ans ?

    La question se pose à la fois du fait de la fin de carrière des plus âgés, la modification de la donne du marché du livre en Suisse romande et la relève à peu près inexistante, tant des éditeurs que des auteurs.

    Une édition vivante, dans une province comme la nôtre, ne se fait pas qu’avec des subventions mais avec ces entrepreneurs « visionnaires » que sont les vrais éditeurs, agissant en terrain socio-économique et culturel favorable, pour un public disponible. Or ces conditions, réunies jusque-là, ne le seront probablement plus demain, sauf miracle. Mais ce déclin est-il irréversible et fatal. Pour l’édition romande littéraire telle que nous l’avons connue, la chose est probable. Cela signifie-t-il la mort de la littérature dans ce pays ? Sûrement pas, mais qui pourrait dire comment le « biotope » se renouvellera ? Ramuz le disait en évoquant les grands moments de culture et de civilisation: cela dépendra des hommes. Et tant qu’il y aura des hommes…     

    Cette présentation a paru dans l'édition de 24Heures du 25 septembre 2007.     

    POST SCRIPTUM

    766041a1f55f5341fc47c9ec590da8d4.jpgUn livre absolument magnifique m'est arrivé ce midi, que j'ai lu d'un souffle en une heure, et que je relirai trois fois avant d'en écrire quoi que ce soit. Il s'agit du deuxième ouvrage de Philippe Rahmy, après Mouvement par la fin, portrait de la 159d0fa365f3c3db52b39d5fe6ecd039.jpgdouleur, paru chez Cheyne en 2005. En soixante pages étincelantes, belles à pleurer mais sans une once d'auto-compassion ou de ressentiment tournant à vide, Demeure le corps sublime le chaos et la catastrophe avec une puissance verbale extraordinaire, alternant le cri et le blues, l'imprécation et la supplique enfantine. Philippe Rahmy, né à Genève en 1965, est-il un auteur romand et fait-il encore partie de la relève ? On s'en bat l'oeil, mais on se l'arracherait aussi bien de ne pas lire Demeure le corps

     

  • Le silencieux volubile

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    Hommage à Marcel Marceau

    La disparition de Marcel Marceau ne manquera pas, comme le préfigurait hier le déferlement d’hommages officiels, amicaux ou pseudo-amicaux, de susciter un feu d’artifice d’images plus « poétiques » les unes que les autres, le qualifiant tantôt de « magicien du silence », de « funambule des étoiles » faisant clignoter son bip-bip ou d’ambassadeur silencieux de l’humanité bavarde.

    Le personnage de Bip, que le Juif alsacien né Marcel Manguel  inventa au lendemain d’une affreuse guerre où il fit lui-même acte de résistance au côté de son frère, alors que leur  père pris en otage mourrait à Auschwitz, est devenu une sorte de cliché, comme le petit prince de Saint-Exupéry ou, avant eux, le Pierrot lunaire de la tradition théâtrale populaire auquel Jean-Louis Barrault prête sa mine fardée dans Les Enfant du Paradis de Marcel Carné. Pourtant, dès que Marceau réapparaissait sur scène, ledit cliché redevenait image vivante et signifiante.  

    Simplicité enfantine, épure de l’expression et du geste, langage immémorial et universel chorégraphiant l’homme de toujours et de partout: tels étaient les composants de l’art de Marcel Marceau, qui eut le premier mérite de rafraîchir et de populariser la pantomime remontant à l’Antiquité occidentale tout en essaimant dans toutes les cultures. Parmi ses sources personnelles, les comiques du cinéma américain (à commencer par Charlot, mais également Buster Keaton dans ses vacillements et ses grimaces) ont compté, autant ensuite que l’observation directe de la comédie humaine. Plus profondément, sa parole silencieuse, il l’a expliqué, relaya le mutisme sidéré des revenants des camps de la mort, sans que cela se perçoive pour autant dans ses « récits ». Ceux-ci avaient atteint une perfection classique qui ne se renouvelait guère que par le frémissement d’une présence. La magie de la représentation, et l’émotion incarnée,  bien moins perceptible à la télévision, passaient alors jusque dans la énième répétition de ses séquences les plus célèbres, de l’homme marchant contre le vent (repris par Michael Jackson) à la plus symbolique et « incontournable » cage de verre.

    « Marcel c’est l’homme du mystère », disait Raymond Devos de Marceau, dont il hérita, malgré sa bedaine et sa faconde, une part de la grâce dansante. Plus épuré, comme les personnages d’un Beckett ou d’un Giacometti, l’homme de Marceau pratiquait la pantomime comme  « un art qui hypnotise », selon la propre expression de l’artiste. Celui-ci avait hésité entre diverses formes d’expressions avant de suivre  les cours de théâtre du mythique Charles Dullin et de trouver, à cette enseigne, sa voie chez le mime Etienne Decroux. En fondant sa propre compagnie, il avait inscrit au répertoire des mimodrames et des pantomimes tels que Le Manteau d’après Gogol, Le Joueur de flûte, Paris qui rit, Paris qui pleure. C’est cependant avec Bip qu’il aura fait le tour du monde et qu’il restera dans toutes les mémoires.

    Son héritage se perpétue en outre doublement, à la fois par l’enseignement qu’il dispensa en fondant en 1978 son Ecole internationale de mimodrame, fort de la conviction qu’un art qui ne se transmet pas est amené à mourir, et par les multiples hommages que constituent d’innombrables citation, bien au-delà de la seule pantomime muette, dans les cirques et les théâtres, de Zouc au clown Pic, entre tant d’autres - partout où le rire et l’émotion continuent de nous parler tandis que Marcel Marceau lui-même à cessé de se taire…

    Cet hommage a paru dans les éditions de 24Heures et de La Tribune de Genève du 24 septembre 2007.

  • La sincérité jusqu'où ?

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    Un échange épistolaire sur la publication des carnets intimes. Le cinéaste Richard Dindo commente L’Ambassade du papillon de JLK

    Kriegstetten, Hôtel Sternen, ce 22 janvier 2007. - je reçois ce message de Richard Dindo, à propos de L’Ambassade du papillon, qui me touche beaucoup par sa franchise: «Cher Jean-Louis, j’ai lu ces derniers jours avec grande intérêt, je dirais même avec passion, vos « Carnets », car comme vous savez, j’ai toujours était un fanatique de la littérature autobiographique. Dites-moi tout de suite ce qu’est devenue la fille de votre éditeur, son destin m’a fendu le coeur. J’espère qu’elle est toujours vivante et qu’elle va de nouveau bien. J’ai constaté par ailleurs que nous avons été marqué par les mêmes écrivains, encore que certains dont vous parlez je ne les connais que de nom, dont Antunes, Onetti, Gadda et Cingria. J’aime beaucoup comment vous parlez de votre femme et de vos filles, de votre mère, frère et beau-frère et j’aime ce que vous dites sur l’écriture et la lecture. J’aime beaucoup aussi votre goût de l’amitié et de la conversation amicale et finalement votre générosité. Des choses qui me sont plutôt inconnues. Je ne me suis toujours intéressé qu’aux femmes, les hommes m’ont toujours un peu ennuyé. Vous n’êtes pas loin finalement de penser pareil. Seule chose qui m’a un peu dérangé par moments: certaines citations sur votre premier roman, des louanges de vos amis, m’apparaissent un peu trop narcissiques. Je trouve aussi que vous allez un peu trop loin dans votre critique du caractère de Chessex. Une critique sans doute justifiée, mais à mon avis il ne fallait pas publier tous ces détails, je veux dire qu’il ne fallait pas aller au bout de cette critique. Ça devient trop humiliant pour l’autre, objectivement humiliant. Vous le mettez trop à nu à mon goût, ça m’a gêné. N’oubliez pas que les artistes ne sont pas des gens comme les autres, leur grain de folie fait partie de leur génie, il ne faut pas les juger psychologiquement, ni moralement, ni même politiquement, sinon on ne s’en sort plus. Je trouve votre « Journal » incroyablement honnête et sincère, parfois presque un peu trop honnête. J’ai toujours l’impression qu’il faut savoir garder des secrets dans la vie et ne pas tout dire ce qu’on pense. La grandeur est dans ce qu’on arrive à cacher, ce que les autres ne sauront jamais de nous, ce qu’on ne sait pas soi-même et ce qu’on ne veut peut-être même pas savoir et surtout dont on ne veut pas que les autres le sachent. La vraie dimension des gens et des choses restera toujours leur part cachée, laissée à l’imagination. L’intelligence ultime se trouve aux frontière du non-dit et de l’indicible, dans cette part non seulement maudite des choses, mais tout simplement absente qui se trouve toujours ailleurs et qui reste introuvable. On n’a pas toujours besoin de tout dire pour être honnête, à vrai dire je n’aime pas trop ce culte de l’honnêteté de chez nous, ce moralisme protestant dont je me méfie et que j’essaye d’exterminer dans mes films par la rigueur, la distance, la laconie, la réduction impitoyable à ce que je considère être l’essentiel. Ce qui n’exclut pas l’émotion, au contraire, émotion et analyse, à travers la beauté du langage, voilà ce qui m’intéresse. Mais tout cela vous le savez aussi bien que moi et vous le faites souvent comprendre d’une manière très belle et très touchante. Je sais bien qu’un « Journal » n’est pas un roman épuré, réduit à l’essentiel, mais des notes prises du jour au jour dans l’improvisation et le chaos du quotidien. Dans l’ensemble je suis très en phase avec vous. Ayant remarqué que vous aimez beaucoup Jean Genet aussi, je vous enverrai prochainement mon film sur lui, qui s’appelle Genet à Chatila. Je vous souhaite une bonne semaine, bien à vous, Richard.»

    Cette lettre m’a beaucoup intéressé, plus que tous les compliments sur L’Ambassade du papillon. Ce que Dindo me dit sur notre part cachée, et de la pudeur qu’il faut préserver, est tout à fait vrai, mais je vais tâcher de lui dire mon sentiment à ce propos. Voici d’ailleurs ce que je lui ai répondu: «Cher Richard, La petite fille est morte le 21 décembre 2000. J’en raconte la fin atroce dans mes carnets de cette année. Le petit garçon a retenu les parents en vie, qui se battent depuis contre le CHUV pour obtenir justice après deux erreurs médicales caractérisées. Les hiérarques de l’Administration se sont conduits comme des brutes, mais le procès civil est en train d’aboutir, qui ne ressuscitera pas l’enfant. Voilà. Pour le caractère extrême, à certains égards, de ces carnets, je vous donne entièrement raison, sans regretter rien. J’ai été comme ça à ce moment-là, obsédé par certaines choses qui me paraissent aujourd’hui dérisoires, et ressentimental autant que je suis sentimental. Ils ont paru obscènes à certains, d’autres les ont trouvé pudiques. Je n’en sais rien. Sur Chessex, vous avez raison, mais moi aussi. J’ai raconté l’animal dans notre amitié et dans sa trahison. Il est comme ça et je trouvais intéressant de le montrer comme ça, sans le juger vraiment pour autant. Par la suite, j’ai dit le pire bien de certains de ses livres, et du mal de ceux qui me paraissaient trichés. Je ne serai plus jamais ami avec lui, pas à cause de moi mais pour l’attitude qu’il a eue envers Bernard Campiche lors de la maladie de la petite fille. A la sortie de L’Ambassade du papillon, il m’a traîné dans la boue en appelant à mon interdiction professionnelle. Je ne lui en veux pas. Lorsque j’ai dit ce que je pensais d’un de ses derniers livres, il m’a dit que j’étais son meilleur lecteur. Ainsi de suite. Je ne suis pas dupe. Honnête? Je ne sais pas. Vous l’êtes sûrement plus que moi, parce que vous avez plus lutté que moi et que vous êtes n’êtes pas un dépravé moralisant comme je l’ai été jusqu’à ma rencontre de celle qui a changé ma vie. Pour le narcissisme, vous avez encore raison, comme ceux qui ont parlé d’un plaidoyer pro domo. Mais tout cela je le vis, comme l’amitié vertigineuse avec mon ami le Roumain, qui a failli finir dans le sang après avoir fait beaucoup souffrir ma douce. Pourtant je ne regrette rien de rien. J’essaie de ne plus faire de mal à ceux que j’aime et j’essaie de ne faire que ce que j’aime, donc les aléas de la vie sociale ne me touchent plus guère. Ces derniers temps, j’ai été content de vous rencontrer. A l’instant je suis seul dans ma chambre du Sternen à Kriegstetten après avoir assisté à l’ouverture des Journées de Soleure. Je vous remercie de la parfaite franchise de votre mot et vous enverrai à mon retour Les passions partagées, qui a d’autres qualités et d’autres défauts. Je vais aller racheter le Journal de Frisch que je ne trouve plus et me réjouis de voir votre film. Je travaille actuellement au troisième recueil de mes carnets qui s’intitulera Le souffle de la vie »…

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  • Polyphonie chorale

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    EMMANUEL François. Regarde la vague. Seuil 2007.

    - Exergue d’Henry Bauchau : « Je sais que je ne suis qu’un lierre, je sais que je ne suis qu’un lien, j’étreins mon arbre et je ne le connais pas ».
    - Généalogie des Fougeray : Père et mère décédés.(Georges et gabriela) Six enfants (Marina, Olivier, Pierrot )décédé), Grâce , Alexia et Jivan (adopté)

    - LA VEILLE

    - Jivan. Arrive à Chavy en voiture.

    - Avec la sensation retrouvée de communier avec la beauté.

    - Ressent encore la « main noire » de Noah sur son cœur. Noah qu’il vient de quitter. Se rappelle le père. Sa mère silencieuse.

    - Pense qu’ils seront tous là. Y compris Alexia toujours en mission.

    - Olivier a investi la grange pour son mariage.

    - Les chevaux d’Olivier apparaissent.

    - Tout de suite un flux mental impérieux. Musique intime.

    - Il est question d’un tableau, signé Micha. Crépuscule sur la mer. Emporté par Grâce.

    - Va déposer son bagage avant de chercher Alexia à l’aéroport de Cherbourg.

    - Aperçoit ses neveux. Hyacinthe la farouche. Qui lit Moi qui n’ai pas connu les hommes.

    - Elle a un « sourire perdu ».

    - Alexia. Rêve qu’Olivier brusque leur père.

    - Elle a été mariée à Nathan

    - Consigne ses rêves dans un cahier de moleskine pour son psy. Lequel est « obnubilé par le sexe ».

    - Rien de cela dans ses souvenirs du père.

    - Elle travaille dans l’humanitaire.

    - Se rappelle l’Afrique.

    - Elle a un petit garçon prénommé Ulysse.

    - Grâce. Genre bourgeoise d’intérieur.

    - Elle a été opérée d’un cancer du sein.

    - En pince pour son chirurgien russe.

    - Toute délicatesse et fragilité forte.

    - Jivan. Raconte l’arrivée d’Alexia. Une ombre dans son regard.

    - Le questionne sur Noah.

    - Lui dit seulement de la tête : non, non, non.

    - Elle lui dit que Noah lui aurait plombé la vie. Evoque le « mal noir des femmes ».

    - Il cherche les « écorchées de la vie2.

    - Marina. Note un geste affectueux de son prof de piano aveugle.

    - Qui l’a beaucoup aimée. Et lui sourit "A quoi sourient les aveugles ? »

    - Elle l’interroge sur Hyacinthe, sa fille taiseuse.

    - Il la dit « un être tendu, magnifique, mais qu’il ne faut pas perdre ».

    - Non pas feu dormant mais comme elle « feu noir ». Et lente à céder…

    - Alexia . - Retrouve la famille réunie dans la cuisine de la ferme.

    - Avec la vieille Lili.

    - Olivier est absent. Il a voulu que les femmes s’habillent en bleu, la mariée (enceinte) en blanc.

    - Elle dérogera.

    - Jivan parle avec Marina de l’enquête sur la disparition du père en mer.

    - Son corps introuvable après le retour du bateau.

    - Le sourire de Marina dénote « la force souveraine, la puissante impassibilité des Fougeray ».

    - Le fils d’Olivier, Gil, ne sera pas là. Zone à Paris.

    - Le petit Ulysse parle anglais.

    - La TV déverse ses images tragiques qui lui rappellent « la geste sanglante » du monde.

    - Grâce l’interroge sur Nathan.

    - Grâce qui ne peut se lâcher. Coincée.

    - Marie-Doune, fille aînée de Marina, la cuisine sur son job.

    - Jivan. Il entre dans le bureau du père. Dont il se dit qu’il n’a jamais été pour lui que l’enfant indien de la mère, adopté après la perte de Pierrot.

    - Olivier. Pense à ses attelages. Cinq pour le mariage. Qui feront l’image « dream ».

    - Un fou de chevaux. Homme à femmes aussi.

    - Lynn est angoissée, mais c’est elle qui le soutient.

    - Désire que l’action soit « ronde ».

    - Le mec qui assure en apparence. Mais qu’on sent fêlé.

    - Marina. A son tour dans le bureau du père. A la recherche d’une photo de jeune fille. Mihaela, liaison secrète du père.

    - Elle a contacté la jeune femme. Pour l’inviter.

    - Conversation touchante entre les deux femmes.

    - Se rappelle les derniers mots de son père sur le tarmac de Caen.

    - Lui a dit rêver d’une « fin légère ». Elle a 46 ans.

    - Jivan. Assiste à la colère d’Olivier contre le fils du traiteur.

    - Observe ses trois sœurs de loin.

    - Constate que ce qui les unit est plus fort que ce qui les distingue.

    - Lui n’est pas de leur sang.

    - Le rire à distance d’Alexia le glace.

    - Scène à forte valeur visuelle, proprement cinématographique.

    - Tout se déroulant comme un film intérieur à multiples points de vue alternés.

    - Grâce. Se rappelle le prénom de son docteur. Sergueï.

    - Y pense avec bonheur et gêne à la fois.

    - Alexia. Lit Ulysse avec Ulysse.

    - Il exige ce livre pour s’endormir.

    - Hyacinthe entre pendant la lecture.

    - Lui adresse un sourire doux.

    - Le mutisme d’Hyacinthe engage Alexia à lui dire qu’elle la comprend, mais la jeune fille s’esquive.

    - Olivier. Il lui faut appeler Lynn. Qui est encore à l’hôtel.

    - Dans sa chambre, avise un trou noir dans le miroir.

    - Lui rappelle ses « crises ».

    - Suit un traitement médical. Violence latente en lui.

    - Lili lui reproche d’en vouloir trop.

    - Jivan. Alexia lui a parlé de la dernière lettre, « magnifique », du père.

    - Alexia voudrait lui dire ce que le père désirait transmette, mais Jivan n’écoute pas.

    - Il aimerait lui parler d’autre chose.

    - Elle subodore que c’est de Noah. Parle de « saleté d’amour ».

    - Alors lui se braque.

    - Grâce. Se rappelle la pesante présence sexuelle de Franz.

    - La seule fois qu’elle pousse un cri, c’est en pensant à Sergueï.

    - Franz le prend pour lui…

    - Marina. Rejoint Hyacinthe. Se rappelle comme l’enfant a été laissée à Chavy.

    - Une fille hors du commun. Sauvage.

    - Songe au « petit corps d’avant l’autre corps »…

    - Alexia. Jivan lui a demandé si elle-même a jamais connu l’amour.

    - Jivan. Se retrouve seul dans son ancienne chambre. Repense au temps où Alexia l’appelait dans la sienne.

    - Olivier. Tout à ses pensées terre à terre d’homme pratique.

    - S’est disputé violemment. S’est déstressé en picolant trop.

    - Ulysse. - Dernière image de cette première partie, du petit garçon courant en rêve et murmurant « catch him, catch him ».

    - Tout cela très beau, très doux, très musical et pictural en même temps. L’espace admirablement « construit » par les voix.

    - 2. LE JOUR

    - Olivier. Auprès de la splendide Lynn, Olivier Fougeray sera « le grand maître du dream », yes sir.

    - Marina. Voit son tour cette image de la famille aux cinq tilburys.

    - Grâce. Pense aux absents et aux morts. Toute fière que son couple ait tenu, avec Franz et les jumelles.

    - Alexia. Son point de vue est plus narquois sur le « grand film » d’Olivier.

    - JIVAN. Se rappelle, sur son tilbury, l’enterrement de sa mère, et le père alors « seul au monde ».

    - ALEXIA. Réagit aux formules du sacrement religieux. Pensées grinçantes dans la chapelle.

    - JIVAN. Son regard est plus serein. Sent une joie en lui.

    - Se rappelle que cette famille blanche l’a adopté à l’autre bout du monde, à l’orphelinat de Cochin.

    - MARINA. Lutte contre l’ennui de la messe. Se rappelle un voyage en Suisse avec le père. Qui lui a transis divers objets préhistoriques. Comme un legs personnel. Leur secret.

    - GRÂCE. Au moment de l’échange des anneaux, reprend le fil du récit, qui glisse d’un personnage à l’autre, sans aucun accroc.

    - ALEXIA. A présent Jivan rit. On s’est retrouvé sur la route. On prendrait bien la tangente au lieu de rejoindre le vin d’honneur…

    - GRÂCE. Joue son rôle de femme organisée au vin d’honneur.

    - OLIVIER. Ne pense qu’aux images objectivées de la fête. Pensées érotiques au passage, quand le frôle Dolly avec laquelle il a souvent fait Oli-Dolly.

    - L’auteur rend parfaitement tout ce qui se passe en deça des mots, dans le for de chacun. Toutes les sensations, observations, impressions, gestes, échanges de regards, tout enrichit le récit.

    - ALEXIA. Glisse d’un groupe à l’autre. Tout ça rappelle un peu Dolce Agonia de Nancy Huston, en moins chargé existentiellement mais en plus musical.

    - Une voix chaude s’adresse à elle. Un homme en noir en lequel elle reconnaît un beau jeune homme de jadis.

    - MARINA. Un homme lui parle pendant qu’elle observe sa Hyacinthe à une fenêtre.

    - Se dit que sa fille lui a échappé comme son mari, parti pour une plus jeune.

    - JIVAN. Se revoit enfant dans une fête pleine de monde. Comment on l’a arraché à sa honte dans les rires partagés. Comment il « faisait bébé » avec Alexia.

    - ALEXIA. Reconnaît le bel homme à la voix grave. Le fils d’un ouvrier polonais qui venait à la maison.

    - Il se passe quelque chose entre leurs regards.

    - GRÂCE. « Grâce avait l’impression que chacun était à sa place dans la polyphonie du monde ».

    - Tout à fait le sentiment qui se dégage du livre aussi.

    - Elle sent que quelque chose s’est passé en elle.

    - Comme si elle était prête pour l’amour. Elle pense à ses morts et se dit qu’elle ne pourra plus parler qu’é Sergueï.

    - MARINA. Surprend, avec stupéfaction, une conversation entre Jivan et Hyacinthe la muette.

    - Mais sa fille se tait dès que cette intimité est troublée.

    - Elle s’effondre dans un divan.

    - JIVAN. Constate l’effondrement de sa sœur aînée. A qui il confie qu’Hyacinthe perçoit la vente envisagée de la maison comme une sorte de fin du monde. Lui aussi en est très affecté.

    - Jivan est impressionné par Marina qui incarne la « tranquillité souveraine » des Fougeray.

    - MARINA. Dit à Jivan qu’elle a laissé Hyacinthe à Chavy pour la commune sauvagerie de l’enfant et de son grand-père.

    - OLIVIER. Lynn le panse comme un cheval fou.

    - La remarque d’une invité, à propos de l’absence de son fils Gil, l’a piqué au vif.

    - ALEXIA. Observe les convives avec ironie. Des conversations nourries par le « consumérisme ambiant » qui « finiraient par communier au dernier tohu-bohu médiatique, l’époque était d’un conformisme affligeant ».

    - JIVAN. Fait parer sa vieille tante Lucia pour qu’elle lui raconte un peu plus de détails de son adoption.

    - Se demande pourquoi on l’a choisi lui.

    - Aimerait élucider le mystère d’une petite cicatrice en croix à son bas-ventre.

    - Se rappelle son retour adulte à Cochin.

    - La vieille femme qu’il a baisée une nuit et un jour durant.

    - MARINA. Eprouve le besoin de quitter les convives et de se retrouver seule.

    - Se rappelle le tableau de Micha.

    - Se rappelle les jeux de lumière du tableau auxquels son père l’a rendue attentive.

    - Son père qui aimait dire « regarde la vague »…

    - ALEXIA. Regarde l’homme noir la regarder. Loin l’un de l’autre, « chacun comme une image pour l’autre, un rêve ou un rêve de rêve ».

    - MARINA. Retrouve Hyacinthe en rêve.

    - Puis se rend dans sa chambre où elle tombe sur un cahier noir, écrit par son père.

    - Qu’elle commence à lire.

    - Et tout aussitôt le récit se charge d’une nouvelle gravité.

    - Le père évoque son besoin d’écrire (p.94)

    - « Ici, j’écris comme on parle seul, à Dieu peut-être, si ce mot a un sens, et non pas ce Dieu de Gabriela que je n’ai jamais vraiment compris, mais plutôt à cet inconnu de moi, qui demeure sans image, effacement même de l’image, et prend ma main quand je la tends vers l’ombre ».

    - Evoque son père et sa génération de héros.

    - Note que « plus rien ne nous unit que le sentiment de la foule »

    - ALEXIA. Ecoute l’éloge débile d’Olivier par un sien ami.

    - Olivier est quasiment un étranger pour elle.

    - Se dit qu’il doit la trouver « bien roulée » et par trop idéaliste.

    - Remarque que le discours de l’ami a fait l’impasse sur l’existence de Gil.

    - Gil qui erre à Paris entre squats et asiles de nuit.

    - Le Père. - Devient un élément constitutif du récit.

    - Evoque ses relations avec la fidèle Lili. « Lili est la charge infatigable du temps.

    - Evoque ses souvenirs de bonheur « dans le temps ».

    - Très belles séquences.

    - Se rappelle son enfance, Gabriela, ses enfants à travers les années.

    - « Ce sont les fragments de mon archéologie ».

    - Très belle mise en abyme du roman, avec la voix si proche de l’absent.

    - OLIVIER. – Son complexe quand on lui demande un discours. « Rien à voir avec le père ».

    - Se sent « grand piteux misérable.

    - Voudrait se reposer sur Lynn.

    - Raconte le dressage de Takia par Lynn.

    - Lui aussi « grand cheval indomptable ».

    - En parlant il avise une silhouette noire à la porte.

    - Redoute que ce soit on fils Gil.

    - Journal du père. –  Evoque son âge. 75 ans. Qu’il ne sent guère.

    - Evoque les petits vieux de son âge. « Ils ssont devenus des vieux enfants qui jouent à des jeux et dansent autour des tables au moindre mirage de la lucarne d’abondance ».

    - « Je crois que c’est l’inaccompli de nos vies qui nous rend si oeu aptes à partir ».

    - Se reproche de n’avoir jamais su parler à Olivier.

    - Evoque le Dieu de Gabriela, sa femme, qu’il n’a jamais compris.

    - « Mais l’Ange a toujours eu pour moi un autre visage, j’aurais dû grandir dans un monde où le vent, le fleuve, le feu portent la parole sacrée, où le ciel nous recouvre, où le terrible et le doux se confondent ».

    - JIVAN. – Pense à Noah, qui lui dit ne pas le mériter. Se sent à la fois elle et lui quand ils font l’amour.

    - Journal du Père. – Evoque ses enfants petits. Revoit Pierrot, son fils disparu dont la mort l’a terrassé.

    - « C’est l’encombrant privilège de la vieillesse que de mélanger les générations, comme le rêve qui ne s’embarrasse pas du temps » (p. 105)

    - ALEXIA. – Remâche son agacement envers Hubert, qui la cherche sur le thème de la psychanalyse.

    - Rend magnifiquement ce passage dansé et dansant de l’un à l’autre des personnages, dans le vacillement de la danse.

    - Journal du père. – Evoque les « chambres du temps » qu’il a parcourues en étudiant les grottes du magdalénien.

    - « Rien ne m’a plus appris ou désappris que ces chambres du temps. Tout y était sacré, même et surtout l’animal mis à mort, sa mort exigeant de rendre par les rites ce qui lui était ôté. »

    - Suit une méditation amère sur notre perte du sacré.

    - « Nous qui avons accumulé un savoir immense sur le monde, nous ne savons plus être dans le monde »

    - Il a mesuré « l’étendue du désastre auquel la modernité nous expose ».

    - Les filles le trouvent un très, très vieil homme ».

    - ALEXIA. – Remarque à son tour cette femme, une étrangère vêtue de noir qui lui rappelle quelque chose.

    - Cette présence annonce une bascule de la fête.

    - Journal du père. – Il aimerait rappeler ses enfants et leur dire ce qu’i n’a jamais su leur dire.
    - Se rappelle à la fois la pudeur des Fougeray à l’égard des choses graves.
    - Pense à Hyacinthe, la jeune indomptable.
    - MARINA. – Se trouve soudain surprise par sa fille, en train de lire le journal du père.
    - L’apostrophe sur un ton inquisiteur : « Comment tu l’as eu, ce cahier ».
    - Ce qui provoque la fureur muette de sa fille.
    - Elle s’enfuit à la fois honteuse et mécontente d’elle.
    - ALEXIA- S’étonne de voir Marina « comme elle ne l’avait jamais vue ».
    - Mais sa sœur se dérobe, prétendant qu’il ne s’est rien passé.
    - JIVAN. – Noah l’appelle de nouveau sans qu’il sache d’où. Elle le supplie de ne pas la rejeter.
    - Trois mots sur son portable : Miyako est morte.
    - Lui rappelant leur rencontre, dont la vieille Japonaise fut témoin.
    - Jivan lui lisant des auteurs japonais, et Noah, servante de Miyako, y assistant un jour.
    - Se rappelle la beauté de Noah quand il lisait Pluie d’orage d’Inoué.
    - Avec la mort de Miyako ils redeviennent « orphelins du monde »
    - Il hésite avant de lui répondre.
    - OLIVIER. – Songe à la beauté lisse, de magazine, de Lynn – une beauté pour tous qu’il aimerait pour lui seul.
    - Se sent jaloux et inquiet.
    - Voudrait la tenir et la posséder rien que pour lui.
    - Comme quand il la possédait au fond du box de son cheval.
    - MARINA. – Voit en cette femme vêtue de noir un « oiseau de malheur ».
    - Se rappelle les mots du journal de son père à son propos.
    - Elle l’aborde et lui propose une promenade.
    - Se retrouvent sur la plage.
    - Mihaela désirait la rencontrer depuis des années.
    - La rencontre avec Alexia, ménagée par le père, à Genève, a tourné court.
    - Mihaela se sent marquée du sceau de l’étrangère.
    - La question lancinante: pourquoi le père s’est-il laissé prendre par la mer.
    - GRÂCE. Se rappelle que « tout doit disparaître ». Ce que lui a communiqué le notaire avec sa « sale petite voix »
    - Elle attend toujours, fébrilement, le docteur V.
    - Son jardin secret.
    - Elle a 41 ans. Se donne encore « 15 ans de beauté »
    - ALEXIA. Monte au grenier pour lire Ulysse à Ulysse.
    - Elle aimerait lui transmettre la magie légendaire de son enfance.
    - Il y a là un cerf-volant. Le dragon de Pierrot que son père a violemment arraché des mains de Jivan.
    - Toute la tristesse de son père refluée dans ce souvenir
    - Ulysse : « Hey look, mum, look, her comes the music ».

    LA NUIT

    - JIVAN. – Alexia l’a invité à l’inviter à danser.
    - Pense à Noah qui revient.
    - Va la laisser attendre un peu.
    - ALEXIA. – Durant la valse avec Jivan, elle se rappelle leurs rapports d’enfants et d’ados, au bord de l’inceste.
    - Ils n’ont jamais vraiment fait l’amour, quoique presque.
    - Jivan est resté pour elle une sorte de « garde du corps ».
    - OLIVIER. – On glisse ensuite vers Olivier.
    - Qui se sent ,dansant avec Lynn, « dans l’œil du cyclone».
    - Jivan. Revenu seul dans la cour, il pense à Noah et tremble de la perdre
    - MARINA. – Dans la nature endiablée avec Mihaela, mais elle sent que le contact ne se fera pas vraiment, tout occupée qu’elle est mentalement par Hyacinthe et l’épisode du cahier.
    - GRÂCE. – Se retrouve en face de Sergueï qui vient de débarquer avec sa femme.
    - On sent comme un malaise de jalousie entre les deux femmes.
    - Mais l’attention se reporte ailleurs, Olivier venant de provoquer un esclandre. Il vient en effet de brutaliser Hyacinthe.Alexia. – Voit ressurgir la « vieille chose de la famille ». On pense évidemment à l’épilepsie.
    - JIVAN. – La violence d’Olivier lui fait revivre une scène de violence opposant le père et Olivier. Il avait alors pensé « c’est la guerre », ou plus précisément « ils sont dans la guerre »
    - Il a vu Hyacinthe partir vers la mer.
    - OLIVIER. – Ne peut soutenir le regard de Lynn. Pour sa défense, il explique à Alexia qu’Hyacinthe « le cherche », comme son fils Gil.
    - ALEXIA. – En espérant que le bal reprenne, elle pense à l’ »ancestrale violence des hommes envers les femmes »
    - MARINA. – « Voit » le corps de sa fille, qui a filé vers la mer, au pied de la falaise.
    - Se rappelle Hyacinthe à sa naissance, qu’elle a failli perdre.

    - ALEXIA. – Sur la piste de danse, retrouve le fils du Polonais Milan, un personnage de son enfance qui lui rappelle qu’elle aimait soigner les oiseaux blessés.

    - Elle ressent une attirance, tout en pressentant un probable malentendu : « Un début fulgurant sans doute, puis assez vite une sorte d’embourbement ».

    - MARINA.- Descend à la plage à travers les rochers.

    - Et là, voit flamber la petite maison sauvage d’Hyacinthe, héritée de son grand-père.

    - La voit ensuite là-bas sur la plage et court pour la rejoindre.

    - Et retrouve bientôt « sa grande jeune fille toute molle au milieu du combat ».

    - Tout cela très fort, avec des éléments quasi faulknériens. Une grande force d’évocation très physique et sensible à la fois.

    - GRACE. – Gamberge devant la repro de La lutte avec l’ange, que son père aimait fort.

    - Vera lui raconte Louxor. Bavardage mondain.

    - Sergueï n’en a plus que pour Frantz.

    - Se rend compte qu’elle a fantasmé dans le vide et annonce qu’elle va s’étendre.

    - MARINA.  – Augustino l’aveugle, et son ami Tam, se pointent en voiture sur la plage.

    - ALEXIA. – Se rappelle la première apparition de Milan.

    - MARINA. – Voit Augustino s’éloigner avec Hyacinthe. Une complicité particulière les attache. Augustino lui a conseillé de ne pas trop s’inquiéter.

    - OLIVIER. – Il aimerait maintenant que Lynn lui accorde la moindre attention, dont on sent que sa crise l’a déstabilisée

    - JIVAN. – Son portable grelotte. Tout lui semble avoir retrouvé la douceur de l’espoir.

    - Le romancier rend admirablement le décor, l’espace et la « musique » de la soirée, avec son concert de voix distribuées sur divers plans.

    - MARINA. – Se retrouve vers le brasier de la cabane. Voit de loin la Mercedes de Tam et Augustino, qui ont pris Hyacinthe en charge.

    - JIVAN. – Il a l’impression que Noah l’appelle de tout près. En fait elle est là, qui implore son pardon et dans les bras de laquelle il se jette.

    - GRACE. – Finalement n’est pas allée se coucher.

    - Décide de ne plus accorder un regard à Sergueï.

    - Rejoint Olivier qui a un drôle de sourire.

    - Et qui tombe soudain en transe épileptique.

    - Grace s’en remet à Frantz, l’homme fort

    - MARINA – Est restée près du brasier. Pense qu’elle s’est toujours protégée de la vie.

    - Ensuite rejoint Agustino dans sa voiture. Qui lui explique la douleur d’Hyacinthe.

    - Qui voudrait savoir absolument ce qu’« ils » ont fait à Pachou.

    - Ainsi appelle-t-elle son grand-père chéri.

    - Augustino : « On n’enseigne plus le vide dans le monde, ce monde est devenu trop plein ».

    - OLIVIER. – Sous sédatif, il voudrait que Lynn comprenne.

    - Se rappelle Black Beauty.

    - Se demande s’il arrive aux juments de pleurer.

    - Se rappelle un traumatisant souvenir d’enfance.

    - Enfermé avec « la bête » par son père.

    - Alexia. – Passé minuit. Sent que Mihaela voudrait lui parler.

    - Elle l’a rencontrée déjà, notamment à Brasov.

    - Mihaela - lui montre la photo d’un petit garçon, qui lui rappelle aussitôt Pierrot.

    - Un garçon de 12 ans prénommé Martin.

    - Fils naturel du père on le comprend.

    - Mais déjà le taxi de Mihaela est prêt à l’emmener…

    - JIVAN. – Si mon souvenir est bon, Jivane signifie le vivant en serbo-croate.

    - Jivan et Noah fond un grand tour autour de Chavy.

    - « Qui es-tu pour me tuer d’amour, toi ? »

    - Cela finit par une étreinte passionnée, dans le vent et les clameurs de la mer.

    - OLIVIER. – Se rappelle la punition paternelle. Sa peur d’enfant. La bête crainte et les bottes de papa au soupirail.

    - A toujours été considéré comme la tête brûlée des enfants.

    - GRACE – Pallie l’incurie de Lynn, et Lili apporte les noyaux de cerises chauds. « son éternel petit sac guérisseur ».

    - Ma mère-grand pratiquait de même : cataplasme dégoûtants à la purée grise et oreillers pleins de noyaux de cerises.

    - Elle voit Sergueï partir avec sa tigresse, sans regret.

    - Crois ensuite Alexia la « merveilleusement intelligente », avec laquelle elle ne peut plus parler qu’en leurs enfance dans leurs lits jumeaux , tournées « chacune vers leur grand mur noir ».

    - ALEXIA. – Fin de bal fellinien en plus sombre, sur du Leonard Cohen.

    - Se rappelle que sa mère après la mort de Pierret a proposé de donner les vêtements de celui-ci au fils du Polonais.

    - Se rappelle son père pleurant Pierrot.

    - Se rappelle l’arbre arraché.

    - Danse avec Milan Oposzewski avec un double sentiment d’accord physique et de distance, comme si elle dansait ailleurs dans ces bras protecteurs.

    - Pleure en se rappelant l’expression du médecin, « assommé par la barre ».

    - MARINA. – A son tour de réagir au « vieux mélancolique ».

    - Lynn, à côté d’Olivier, a un visage défait par « cet ahurissement morne de ceux qui n’attendent plus rien ».

    - On voit d’avance le joli couple…

    - On voit le couple d’Alexia et de Milan danser seul et semblant vivre quelque chose rien qu’à lui.

    - Alexia voudrait échapper à Milan, mais les chansons de Cohen ajoutent au sortilège. Pourtant il lui dit lui-même qu’elle est une femme seule et qu’il sera toujours ainsi.

    - Elle n’en pleure que plus.

    - JIVAN. – Le silence revenu sur les lieux, Noah lui parle d’elle, non sans difficulté. Lui raconte sa « vieille envie de détruire », liée à ce que lui a fait subir son beau-père attoucheur.

    - Comment Miyako l’a désenvoûtée.

    - Et comment Miyako a choisi Jivane comme lecteur « pour sa seule voix ».

    - Comment elle lui a recommandé de ne pas détruire cet homme au « cœur immense ».

    - Or Jivane sait maintenant qu’elle va repartir sans approcher sa « famille bourgeoise ». (p.172)

    - Tout ça est d’une extrême douceur et d’une grande force en même temps.

    - Me rappelle Hugo Claus mais en plus tendre et en plus mélodieux.

    - Me font sourire ceux qui prétendent que la littérature est morte.

    - C’est qu’ils ne l’aiment pas ou ne savent plus lire.

    - ALEXIA. – L’au revoir se fait sans aucune démonstration. Juste.

    - « Il s’en va lentement par le Chemin des Bêtes. »

    - MARINA. – Cinq heures du mat. Pluie d’été.

    - Resonge au « trésor de transmission » du journal de son père.

    - Va voir dans la chambre d’Hyacinthe, qui sort, et où elle ne voit trace du cahier toilé. Pense que sa fille l’a brûlé.

    - « Paix sur vous ».

    - Jivan rentre tout trempé.

    - JIVAN – Voit en Marina la réincarnation de leur mère.

    - « C’est toi qui veille », pense-t-il.

    - Sur son portable s’inscrivent les lettres d’un poème de Lorand Gaspard : « Nous fouillerons les pierres claires jusqu’à l’extrême limite de l’obscur ».

    - Puis s’inscrit le mot amour, que Noah n’a jamais prononcé.

    - GRÂCE. – Repense à ce que Vera lui a dit en aparté, à la place de Sergueï qui n’a pas osé, dit-elle : qu’il faudra tout enlever, avec un « faux regard de compassion ».

    - OLIVIER. – Tout apaisé auprès de Lynn qui, finalement, n’a pas l’air fâché.

    - Lili lui a dit que les gens ne s’étaient aperçus de rien.

    - ALEXIA. – Réalise que Milan n’est venu que pour elle.

    - Revit la mort occultée de Pier rot.

    - La conclusion de cette partie apartient à Ulysse : « Day’s coming, mum, day’s coming ».

    Le Lendemain

    - Jivan. Séance avec le notaire. Qui annonce que le partage ne se fera pas avant des mois.
    - Olivier s’impatiente.
    - Grâce écoute plus que les autres.
    - Le temps est comme suspendu dans la maison.
    - Jivan pense que quelque chose va peut-être se dire.
    - Marina. – Alexia et elle se forcent à être présentes, tandis qu’Olivier s’impatiente et que Jivan est ailleurs.
    - Alexia. – Déclare qu’elle ne s’intéresse qu’à un objet et pas du tout à l’argent: le tableau de Micha, qui n’est plus sur le mu, la Grande marine au couchant. En souvenir de ses rêveries d’enfant et de son père.
    - Grâce le prend mal.
    - Jivan. Observe la réaction de Grâce, qui accuse Alexia d’avoir toujours fait ce qu’elle voulait et de n’aimer personne.
    - Une déchirure se fait alors entre les frères et sœurs. Grâce a dit ce qu’il ne fallait pas selon le code de pudeur du clan.
    - Se pose incidemment « la terrible question de ce qui les liait encore ».
    - Mais Grâce, Jivan le sait, sera blessante sans aller jusqu’à la querelle.
    - L’ombre de la mère veille sur le maintien du lien entre les Fougeray.
    - Marina. – Grâce se fait jérémiante pour expliquer qu’elle a fait restaurer à réencadrer le tableau à ses frais.
    - Rappelle en outre tout ce qu’elle a fait pour la maison.
    - Grâce la prévenante terre à terre.
    - Olivier la remercie pour la noce.
    - Grâce. – Mais Grâce de récuser ce soutien et de dire un peu plus de ce qu’elle ne voudrait pas dire…
    - Jivan. – Alors Alexia de sortir une lettre du père, dont elle lit quelques fragments. Il y est question de son legs, non pas d’objets mais de ce qu’il estime important de transmettre é chacun.
    - Et Grâce de balbutier, puis de s’excuser.
    - Tout cela très juste et très émouvant.
    - Marina.- Sur quoi le notaire range ses affaires.
    - Et comme Olivier fait mine lui aussi de s’en aller, lui aussi, Marina et Alexia l’enjoignent de rester.
    - Suit « un incroyable silence ».
    - Olivier. – Se rappelle que Lynn l’attend pour leur voyage de noces. S’agit de pas manquer l’avion pour les îles.
    - Jivan. – Marina évoque ce qui restera, ou pas, après le partage.
    - Elle réclame soudain l’attention d’Olivier à propos d’Hyacinthe.
    - Elle évoque ce qui manque du père, qu’on oubliera bientôt. Mais qu’Hyacinthe continue à sa façon.
    - Alexia. – Guette la réaction d’Olivier, l’étenel « enfant fautif ».
    - Jivan. – Sur quoi Marina se lève, annonçant que Lili a préparé un frichti pour ceux qui resteraient encore.
    - Sur quoi les uns et les autres se lèvent.
    - Alexia. – Se demande pourquoi elle a lu ce bout de lettre.
    - Elle voit les mômes heureux, et là-bas Grâce un peu perdue, visiblement touchée, « cruellement accablée ».
    - Femme blessée.
    - Puis elle surprend un conciliabule entre Marina et Lili. Celle-ci se voyant proposé de l’emploi par celle-là, et le refusant.
    - Tout cela noté avec une précision proustienne (les servantes de Proust)
    - Jivan. – Alexia l’entraîne vers la mer.
    - L’a percé à jour : « Tu l’as revue, n’est-ce pas ? »…
    - Ulysse patauge dans la vague.
    - Suit l’image du père se prenant les pieds dans les cordages, avec toute la mer autour de lui.
    - Olivier. – Se retrouve « dans le bleu ». Bleu de l’espoir que tout s’arrange aux îles.
    - « Rien de grave », se dit-il en repensant à la soirée avec le besoin de se rassurer.
    - Se dit qu’en vacances Lynn se laisse « ouvrir » facilement.
    - Ce genre de pensées simples…
    - Pense aussi à la vente et à un « crédit de raccord ».
    - Alexia. – Lit un rapport professionnel.
    - Ecrit, non sans hésiter, quelques mots à Milan : « C’est vrai, les enfants ne s’endorment pas facilement ».
    - Et la vie continue.
    - Marina. – En voiture avec Hyacinthe et sa cadette Maya, Marina se demande : « Nous sommes-nous retrouvées, ma petite Hya ? »
    - « Et quel cette part aveugle, quel corps en nos corps, dans la nuit de nos corps ? »
    - Grâce. – Sa conclusion délicatement émouvante.
    - Grâce ou la fidélité et la « petite besogne ».
    - Que sa mère disait « la plus courageuse de toutes mes filles ».
    - Grâce qui me rappelle tant ma petite mère.
    - Jivan. - Et cela finit comme cela a commencé, sur la vague de Jivan.
    - Le dernier mot du roman étant : lumière.
    - Un roman des lumières du cœur.
    - « Si le roman n’est pas mort, écrivait Georges Nivat, c’est que l’homme ne l’est pas. »
    - Ni le poète, ni le médium d’un chacun. A mes yeux le plus beau livre lu ces semaines, avec celui de Mikhaïl Chichkine. Beaucoup moins ample certes, mais d’une justesse sans faille, d’une musique prousto-woolfienne, d’une mélancolie et d’une générosité égales.
    - François Emmanuel. Regarde la vague. Seuil, 2007.

  • L'humanité du loup

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    Jean-Claude Lebrun, dans L'Humanité du 30 août 2007, signe le premier grand article consacré à La symphonie du loup de Marius Daniel Popescu. Merci camarade !

    Les éditions Corti viennent de procéder à un deuxième tirage du livre. A écouter: entretien de l'auteur avec Alain Veinstein, sur France-Culture. La Symphonie du loup a été sélectionée pour le Prix de la Librairie des Abbesses de Montmartre.



    Le souffle des grands

    C’est de Suisse que nous provient l’un des romans les plus remarquables de cette rentrée. Par l’ampleur de la vision, par la qualité d’écriture, loin au-dessus de ce qui s’annonce comme le quotidien de l’actualité littéraire automnale. En quatre centaines de pages époustouflantes, le Roumain d’origine Marius Daniel Popescu fait entendre une tonalité nouvelle dans l’espace romanesque francophone. Composition magistrale, images à couper le souffle, profusion du sens : ce livre fera trace, à n’en pas douter. Dans une ville de Suisse, un homme gagne sa vie en col- lant des affiches publicitaires. Il a dans les trente-cinq ans, est marié à une employée d’une agence de voyages. Le couple a deux petites filles. Une existence sans relief apparent, pareille à celles d’une foule de citoyens de la Confédération. Mais on apprendra tout cela plus tard. Le récit s’ouvre en effet sur une scène du passé, vingt et un ans en arrière, alors qu’on se prépare à enterrer le père de cet homme, mort après un accident sur une route de province de sa patrie. Une voix raconte cette journée particulière, remonte les années, revient aux préparatifs rituels de la cérémonie, laisse entrevoir une maison, une rue, une ville, un dénuement immense, un pays comme à l’abandon, mais aussi des humains se serrant les coudes. Cette ouverture, en même temps limpide et sombre, d’une puissante beauté, annonce les thèmes du récit et touche déjà au vif des choses. Celui qui parle est aujourd’hui âgé de quatre-vingt-dix-huit ans et il est le père du mort d’alors. Il s’adresse ici à son petit- fils exilé en Suisse, faisant resurgir le « pays de là-bas », cette Roumanie de Ceaucescu – dont le nom ne sera ici jamais prononcé. Il est ainsi des mots qui « ne devraient pas exister ». Le petit-fils est arrivé il y a onze ans. Depuis lors il colle des affiches. Et il écrit. Des dizaines de carnets s’entassent chez lui, à côté de livres roumains et français. Des textes sont stockés dans l’ordinateur. Au récit du grand-père il ajoute maintenant le sien. Parfois à la première personne. Plus souvent à la deuxième ou troisième. Il a vécu déjà tant de vies. Dans cette Suisse où il s’est finalement installé, il se perçoit d’ailleurs comme « une sorte de touriste intégré dans le pays ». Il se rappelle une enfance d’évidences simples. Une petite maison, une route poussiéreuse, des chats, des cerisiers, une rivière de laquelle revenaient les Tziganes avec leurs charrettes de bouteilles, « comme le vitrail ambulant d’un monastère ». Mais aussi, à la fois lointain et omniprésent, le « parti unique », instance dont on se méfiait et se jouait. Il y avait eu ensuite le lycée, les deux années d’armée et celle sur un chantier en forêt, puis l’examen d’entrée en faculté et les études supérieures de sylviculture. Puis la chute du régime. Et donc le nouveau commencement dans le « pays d’ici » : après le monde du parti unique, celui de « la publicité unique ». Un fantastique tableau se compose, juxtaposition de séquences du passé et du présent. Toujours au plus près des êtres et des choses. Énumérant à la façon du nouveau roman la multitude des objets qui, mieux que les mots, racontent la vie d’avant et celle de maintenant. L’on y sent passer aussi les ombres de Chagall, de Kafka et de Ramuz. La légèreté et le rêve, la drôlerie et l’absurdité, la lucidité et la lourde angoisse… Tandis que des évocations associant réalisme et fulgurantes échappées baroques suggèrent une proximité d’esprit avec le grand artiste de la civilisation danubienne, Emir Kusturica. C’est un roman à la fois profus et ramassé, intime et épique, chargé de multiples résonances, que nous propose Marius Daniel Popescu. La Roumanie du « socialisme réel » s’y trouve campée avec une inventivité et une force peu communes. Des détails de la narration naît la grandeur du tableau. De la multiplicité des personnages se dégage une âme collective dont l’écrivain se présente comme l’un des dépositaires. À la fois accusateur et nostalgique des petits et grands moments de résistance. Peintre du froid et de la boue, mais aussi de la chaleur entre les hommes et d’une possible pureté face à la vie. En l’espèce les ingrédients constitutifs d’une oeuvre marquante.
    LA SYMPHONIE DU LOUP, de Marius Daniel Popescu, Édition José Corti, 400 pages, 22 euros.

    82db6ae59582e62538d0f745c42f541e.jpgLecteur de tous les pays, lisez la rubrique littéraire de L'Humanité: http://www.humanite.fr

  • La Belle et la Bête

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    Deux nouveaux livres hors normes de Fabienne Verdier et Umberto Eco

    Mes petites variations sur les thèmes de la beauté et de la laideur vont trouver ces prochains jours de nouveaux prolongements avec deux livres magnifiques.

    acac9dda544e3ca0d89ca18afea791b1.jpgLe premier est dévolu à l’art et à la pratique de celui-ci, dans son nouvel atelier de la région parisienne, de Fabienne Verdier, approchée par Charles Juliet et accompagnée dans sa geste picturale par les photographes Dolorès Marat et Naoya Hatakeyama. Après L’Unique trait de pinceau, illustrant le travail de la calligraphe, c’est le peintre à part entière qui nous accueille dans l’univers de signes et de fulgurances formelles de sa peinture qu’on dirait dansée – et c’est d’ailleurs bien ainsi quelle procède, manipulant d’énormes pinceaux suspendus entre ciel et terre. J’y reviendrai sous peu, en espérant une visite prochaine à la Sente des Fouines.

    17da620610ea197e3ca502e8651ba09b.jpgDu second, intitulé Histoire de la laideur et rassemblant une prodigieuse iconographie,  je relève  d’abord cette citation de Voltaire qu’Umberto Eco reproduit dans son introduction : « Demandez à un crapaud ce que c’est que la beauté, le grand beau, le tò kalon. Il vous répondra que c’est sa crapaude avec deux gros yeux ronds sortant de sa petite tête, une gueule large et plate, un ventre jaune, un dos brun. Interrogez un nègre de Guinée ; le beau est pour lui une peau noire, huileuse, des yeux enfoncés, un nez épaté. Interrogez le diable ; il vous dira que le beau est une paire de cornes, quatre griffes et une queue ».

    Le beau a été théorisé à qui mieux mieux dans la culture occidentale, où le laid n’a jamais été qu’un repoussoir, en tout cas dans les grandes largeurs. Or l’univers du laid, relativement laid selon les époques, parfois d’une inquiétante beauté ou d’une joyeuse odieuseté, signe aussi du tragique ou du refoulé, est à redécouvrir à travers tous ses avatars, de l’Antiquité au romantisme ou du kitsch au camp…

    085b41b7942c52ae1b873e444871a70e.jpgFabienne Verdier. Entre ciel et terre. Avec un texte de Charles Juliet, 86 œuvres et 56 photos en couleurs. Albin Michel, 272  p. 75 euros.

    ff74b4e876ea48e7254b9e1b128eac38.jpgUmberto Eco. Histoire de la laideur. Flammarion, 451p         

     

  • Les faits avant la fiction

    840b0e3e38b25af31897a9aedab49572.jpg

    Après le retour en beauté de l’inspecteur Bosch, dans le récent Echopark, ce recueil des chroniques judiciaires publiées par Michael Connelly entre 1984 et 1992 dans le South Florida Sun-Sentinel et le Los Angeles Times est une bonne illustration des sources d’une œuvre à la fois pétrie de drames humains et soumise à la rigueur de l’observation autant qu’à l’effort de compréhension du chroniqueur, en lequel Michael Carlson, dans sa postface, voit essentiellement un « reporter » plus qu’un journaliste d’investigation.  «Avoir de l’empathie, ce n’est pas s’identifier », précise-t-il avant de noter que « Connelly est reporter et réussit à maintenir la distance du journaliste entre lui et ses sujets, ce qui lui permet de voir le tableau général du monde dans lequel ils vivent ».   Rien d’un voyeur à sensation chez ce témoin de l’horreur, qui raconte dans un éclairant avant-propos comment, à seize ans, il a été mêlé pour la première fois à une affaire criminelle irrésolue, à partir de laquelle il devint « accro » aux faits divers violents puis aux romans à la Chandler. « C’est pour les tragédies et les calamités que vit le journaliste », précise Connelly avant d’y plonger le lecteur, non sans ajouter avec une noire ironie : « Nos pires journées sont les meilleures…
    Michael Connelly. Chroniques du crime ; 23 histoires vraies. Points Seuil, 325p.
  • La drague mode d’emploi

    .  dd7d1c9e36fae2d58b1c0cfb4a122d00.jpg« C’est surtout dans les théâtres que tu dois te mettre en chasse : ce sont les terrains les plus giboyeux. Tu y  trouveras tout ce que tu cherches : de quoi aimer ou de quoi t’amuser, la passade d’un jour ou une histoire sérieuse ».

    Le conseil n’est pas d’un maître-dragueur contemporain mais d’un certain Ovide, au début de L’Art d’aimer, s’adressant aux jeunes Romains en quête de bagatelle ou plus sérieux si affinités. Or vingt siècles plus tard, la tactique consistant pour le jouvenceau à s’asseoir près de la jouvencelle, au théâtre ou au cinéma, et de la serrer « flanc à flanc », a moins changé que le vocabulaire, puisque la « drague », explique Jean-Claude Bologne, est « indissociable des années 1950-1970 » et « ne peut se comprendre sans la pilule, la mixité dans les lycées, les congés payés, la libération sexuelle, l’émancipation de la femme ». Cela précisé, qu’on « alourde » ou qu’on « gale » avant de « coqueter » ou de «flirter », la saga  de la séduction est vieille comme le désir et ses épisodes en disent long sur l’évolution des mœurs même s’il y a encore du prédateur à massue chez le mâle du XXIe siècle. Or   cette Histoire de la conquête amoureuse  a elle aussi de quoi séduire, mêlant érudition joyeuse et récit à la coule.

    Jean-Claude Bologne. Histoire de la Conquête amoureuse de l’Antiquité à nos jours

    Seuil, 385p 

     

  • Compères à cran

    92557023f6eefe25b861062bcde7fa0f.jpg4d1e4c9389abfeeec76c3c6af98f9aa7.jpgBernard Delvaille

     rapproche

     Cendrars et Cingria
    .

    Contrairement à ce que pensait un Nicolas Bouvier, qui disait regretter que Cendrars et Cingria ne se fussent point connus en chair et en os, tant cette rencontre eût été selon lui magnifique, les deux grands écrivains se sont bel et bien fréquentés et appréciés avant de se fâcher, comme souvent les créateurs de très forte trempe, et de se lancer mutuellement des flèches assassines au fil de phrases d’anthologie.
    Cette brouille fameuse, située « dans les années 40 » et qui semble découler initialement du peu de reconnaissance manifestée par Cendrars à l’égard des textes de Cingria, taxé de « pauvre et génial raté », n’est qu’un des objets d’intérêt de ce petit livre sagace de Bernard Delvaille, qui a le premier mérite de rendre justice à chacun des deux compères tout en distinguant précisément ce qui les apparente (un rapport mystique au monde, le goût du voyage et l’art du conteur, entre autres) et ce qui les différencie à maints égards.
    Puisant aux bonnes sources, le poète et érudit mort à Venise un soir d’avril 2006 (auquel Gérard-Julien Salvy rend brièvement hommage en préface) emprunte notamment à Pierre-Olivier Walzer, qui a beaucoup fait pour la défense parallèle de Cendrars et de Cingria, les traits essentiels propres à celui-ci et à celui-là.

    Bernard Delvaille.Vies parallèles de Blaise Cendrars et de Charles-Albert Cingria. Les Portraits de la Bibliothèque, 79p

  • De l'immonde à l'icône

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    Conférence de Georges Nivat

    3e Festival francophone de philosophie,
    Saint-Maurice, le 17 septembre 2007.

    - Se défend d’être un spécialiste ès esthétique.
    - Se fonde sur sa connaissance de la littérature et de l’image honteuse.
    - Voudrait interroger la possibilité de représenter l’immonde.
    - Et les rapports du beau et du laid.
    - Que la hideur de Socrate va de pair avec sa beauté intérieure.
    - Evoque les liens séculaires du beau et du bien dans la tradition gréco-chrétienne.
    - Première attaque sérieuse de la vénération du beau avec Nietzsche.
    - Comme une illusion ridicule.
    - D’où procède tout le retournement de l’art du XXe siècle, avec le développement de l’esthétique du laid.
    - Mais qu’est-ce que la laideur ?
    - Revient sur l’étymologie des deux mots.
    - Beau vient du latin, tandis que laid vient du germain Leid, contenant l’idée d’outrage et de douleur.
    - En anglais, même opposition latino-germanique avec beautiful et ugly.
    - La laideur conserve une trace d’effroi.
    - En russe, le mot krasny signifie beau. Il n’y a pas de mot qui corresponde exactement au mot laid.
    - Le mot équivalent signifie plutôt non-fertile, ou disgracié.
    - Revient à la tradition du laid en art.
    - Avec les saturnales romaines
    - Cite les travaux de Muriel Gagnebin, dont le premier livre a paru à L’Age d’Homme.
    - Evoque l’éclosion et l’évolution du laid chez Goya.
    - Des portraits de nobles espagnols aux Caprices.
    - Où la laideur devient l’expression d’une déchirure morale.
    - Cite le Goya noir du Prado.
    - Goya montre l’irreprésentable avec Saturne dévorant son fils ou le chien qui se noie.
    - Le laid comme destruction voulue de l’harmonie plus ou moins factice.
    - Dans la filiation directe de Goya : Bacon et son pape Innocent encagé sur sa chaise électrique.
    - De Goya procède aussi la révolte expressionniste du début du XXe siècle.
    - Rappelle les collections de monstres du Tsar Pierre Ier.
    - Rappelle la tradition iconoclaste byzantine.
    - Puis enchaîne sur Hans Bellmer.
    - Qui désarticule le corps féminin et le mécanise.
    - Bellmer a fui le nazisme et se venge, selon Nivat, contre l’académisme totalitaire.
    - Je vois mal, pour ma part, ce que Bellmer apporte en matière de laideur.
    - Digression sur la passion des totalitarismes pour l’académisme physique.
    - Des nus qui ne sont jamais nus : des figures stylisées, abstraites, idéologiques en quelque sorte. Ni poils ni défauts.
    - Comme dans la pub d’ailleurs. Autre esthétique « totalitaire » en somme, me semble-t-il.
    - Nivat évoque ensuite son ami serbe Dado.
    - Qui répond à l’esthétique totalitaire par ses assauts de « laideur ».
    - Ainsi a-t-il tagué la chapelle de Gisors en magnifiant la laideur à sa façon.
    - Plus convaincant cela.
    - Me rappelle aussi la beauté panique produite par les dessins souvent jugés « laids » du génial Louis Soutter.
    - Mais Nivat n’en parle pas, pas plus que de Zoran Music, peintre de l’immonde concentrationnaire.
    - Revient à la formule prêtée à Dostoïevski, selon laquelle « la beauté sauvera le monde ».
    - Beaucoup plus fort, illico, que sur ce qui précède.
    - Précise que Dostoïevski n’a jamais dit cela.
    - Et que la parole n’est que prêtée au prince Mychkine.
    - Rappelle ensuite la réflexion de Dostoïevski autour du Christ mort de Holbein, du musée de Bâle.
    - Le cadavre du Christ opposé à la Madone sublimée.
    - Introduit le personnage d’Hyppolite, qui crache sur la beauté.
    - Tuberculeux, désespéré, Hyppolite, qui se suicidera, voit en la beauté une façon de torture, et en son culte une imposture.
    - Célèbre la beauté d’un simple mur.
    - Exactement l’anti-esthétisme d’un Joseph Czapski.
    - La tragédie opposée aux psaumes.
    - Le poids du monde, contre le chant du monde.
    - Mais l’un exclut-il l’autre ?
    - Tel n’est pas mon avis.
    - Selon Nivat, le laid est un cri.
    - Evoque alors Egon Schiele, dont les représentations exacerbées découlent de sa perception du tragique.
    - Son érotisme est douleur.
    - Son autoportrait en masturbateur n’est pas provocation gratuite mais expression de sa douleur, ainsi qu’il l’a expliqué.
    - Nivat cite alors le prophète Esaïe qui annonce le Seigneur « dénué de toute beauté et sans rien qui plaise à l’œil » (Es.53)
    - Revient à Dado qui se dit « enceint » de trois guerres.
    - Comment vivre avec tout ça ?
    - Enchaine ensuite avec L’Ecole d’impiété, le roman d’Aleksandar Tisma, dont il cite la scène atroce de torture, où un beau jeune homme est massacré par un bourreau qui défie Dieu en le « traitant » et finit par éjaculer au moment de l’agonie de sa victime.
    - Cite aussi Stavroguine, le héros des Démons, d’une beauté démoniaque.
    - Et Platonov dans la foulée.
    - Evoque la difficulté morale, pour un Soljenitsyne, de représenter l’immonde dans L’Archipel du goulag.
    - Et sa réaction à l’illustration picturale de son livre, des scènes les plus crades.
    - Pour en finir avec l’esthétique des Bienveillantes, violemment attaquée par Pierre-Emmanuel Dauzat, auquel Georges Nivat se rallie aujourd’hui à la réserve de celui-ci. Cf. son article du Débat. Pas d’accord avec lui. En ce qui me concerne, je ne trouve aucune complaisance chez Littell. Ou alors il y a autant, chez Dostoïevski ou chez Dado, de fascination pour l’immonde.
    - Chez Zoran Music au contraire, nulle fascination, mais une transfiguration.
    - Or on a esquivé le « moment » décisif de la Comédie de Dante, dont Barilier a parlé en revanche.
    - Conclusion qui me semble un peu téléphonée sur l’esthétique des icônes, figures par excellence, ou supposées telles, de l’irreprésentable beauté. Pas d’accord avec ça.
    - Le Christ « sale » de Corinth participe autant de la rupture évangélique que la plupart des icônes.
    - Les Christs de Louis Soutter ou de Rouault sont, eux aussi, des « icônes » à cet égard, qui « travaillent » la laideur dans le mouvement de transfiguration. Même mouvement chez Goya ou chez le Greco, chez Soutine le Juif ou chez Dürrenmatt le protestant…

  • Un exorcisme amoureux

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    Le propre de la passion érotique tient à un lien de ronces, selon l’expression de Jouhandeau, qui blesse les amants en même temps qu’ils se surexcitent mutuellement, jusqu’à la destruction de l’un ou de l’autre.
    C’est ce processus à la fois délétère et obsessionnel que détaille Thierry Séchan dans cette longue nouvelle où l’on voit le narrateur, incapable d’échapper à la très belle et très voluptueuse, très égoïste, très perverse et très méchante Anne Vitas, sombrer dans l’alcool et la désespérance avant que des amis ne lui présentent une charmante Nathalie, de vingt ans sa cadette et qui l’aime aussi vite qu’il tombe amoureux d’elle. Mais comment se débarrasser de la très mauvaise Vitas qui n’en finit pas de squatter l’imagination du narrateur ?
    Il faudra l’intermédiaire d’un objet d’art hautement symbolique, mais ne disons pas lequel, pour cristalliser soudain la lucidité rédemptrice de l’amoureux gaga, tétanisé jusque-là par sa fascination.
    En peu de pages, mais électriques, Thierry Séchan donne ici une longue nouvelle plus percutante et pertinente que maints romans à la gomme étirés pour faire bon poids avant le pilon. Pour la route, le métro, le bord d e l’eau, la terrasse ou l’avion sur courte distance : une dégustation qui reste longtemps en bouche.
    Thierry Séchan. Vanitas, Editions du Rocher, 43p.

  • La beauté à l 'épreuve du monde

    4b036d354c54ad330e69ef4fa8234eb4.jpgLa beauté sauvera le monde. Conférence d'Etienne Barilier. Saint-Maurice, le 14 septembre 2007.

    -          Salle du Martolet. Devant 850 lycéens.

    -          Présentation du conférencier par Damien Clerc, jeune prof de philo. Relève l’incarnation du verbe multiforme dans l’œuvre de Barilier, du roman à l’essai et des arts au sport.

    -          Dimension de la recherche du bonheur.

    -          Evoque la valeur de l’acte philosophique « pour ne pas subir sa vie «  (applaudissements nourris).

    -          Etienne Barilier rappelle d’où vient la fameuse phrase de Dostoïevski.

    -          Dans la bouche du prince Mychkine, protagoniste de L’Idiot.

    -          La phrase est paradoxale, voire scandaleuse, notamment pour des chrétiens, aux yeux desquels   le Christ est supposé sauver le monde, pas la beauté.

    -          Le salut du monde n’a rien à voir avec ce qu’il est aujourd’hui, réduit à « sauver la planète ».

    -          Le sauvetage écologique s’est substitué au salut.

    -          Son horizon est essentiellement métaphysique, ou religieux.

    -          Qu’est-ce alors à dire ?

    -          Le débat sur La Beauté, en tant que telle, paraît dérisoire en un monde mondialisé où tout est devenu relatif.

    -          Quelle beauté ?

    -          Pour Dostoïevski, la beauté physique fait signe vers une autre réalité, d’ordre métaphysique.

    -          Rappelle alors de quelle beauté parle plus précisément Mychkine.

    -          Introduit le personnage de Nastassia Philipovna, dont la beauté est chargée à la fois d’innocence et de tribulations. Beauté blessée en quelque sorte. « Dans ce visage il y a bien de la souffrance », remarque Mychkine.

    -          La relation de celui-ci avec Nastassia relève autant de l’amour que de la compassion, de l’Eros que de l’Agapè.

    -          Cette acception de la beauté suppose donc un rapport avec le monde intérieur.

    -          Cite Kierkegaard (Ou bien… ou bien) à propos du dépassement de la beauté physique, précisément.

    -          La beauté suscite un élan, physique d’abord.

    -          Note ensuite que la beauté nous comble et nous insatisfait à la fois.

    -          « La beauté, c’est ce qui reste quand on a tout possédé ».

    -          Très bonne formule je trouve.

    -          Puis remonte à l’origine de toute réflexion sur la beauté, avec Platon.

    -          Tout ce qui est beau est reflet d’une Idée.

    -          Référence au Phèdre.

    -          La Beauté est la seule des Idées éternelles qui soit à la fois perceptible par nos sens, visible et palpable.

    -          La beauté révèle.

    -          Ruse de la nature ? 

    -          Oui si l’on en reste à sa seule incarnation, alors que le désir fait signe vers le désir d’immortalité.

    -          Se réfère alors à la métaphysique de la lumière.

    -          La lumière est elle-même visible et invisible.

    -          Que la beauté est lumière. Pour Platon : elle éclaire les Idées.

    -          En vient ensuite à la relation qu’il a maintes fois illustrée entre Beau, Bien et Vrai.

    -          Relève que Dostoïevski est aussi platonicien, à cet égard, qu’il est chrétien.

    -          Remarque que dans l’Evangile de Jean, la parole « je suis le Bon berger » doit être re-traduite plus exactement : « Je suis les Beau Berger »…

    -          Aborde ensuite la discussion de la conception platonicienne par les Modernes.

    -          Le bilan totalitaire et génocidaire du XXe siècle ne réduit-il pas la trinité beau-bien-vrai en miettes, étant entendu que des admirateurs du beau ont commis les pires crimes ?

    -          Récuse l’objection en stigmatisant le culte du beau pour le beau.

    -          Platon lui-même parlait d’un esclavage du beau.

    -          Kierkegaard a fait la même distinction.

    -          La solidarité Beau/Bien/Vrai est un possible, un vœu virtuel, et non un postulat inamovible.

    -          « Le beau n’est pas une machine à produire du bien », dit Barilier.

    -          La contradiction implique alors la référence à une autre instance : de la liberté de l’homme.

    -          La beauté n’a certes pas sauvé le monde du nazisme. Mais les religions non plus.

    -          De la beauté du culte esthétique, première impasse, enchaîne sur la deuxième, d’une beauté soumise au bien.

    -          Cite le photographe empilant des corps nus au bord du glacier d’Aletsch et invoquant son aspiration à « sauver la planète ». Autre foutaise.

    -          Du culte de la beauté, on passe à un art soumis à une  morale « culturelle».

    -          Revient au platonisme à propos d’une autre objection : qu’il serait trop exclusivement provincial, dans le sens d’une production essentiellement occidentale.

    -          Montre que les trois notions existent dans les autres cultures, et que le génie de Platon n’a pas tant consisté à les associer qu’à les dissocier au contraire, pour les définir avant de les mettre en relation.

    -          Prend deux exemples « exotiques ».

    -          De François Cheng en premier lieu, dans ses Cinq méditations sur la beauté, que dit que le beau est forcément lié au bien.

    -          Rappelle que Cheng cite lui-même Dostoïevski.

    -          Donne en outre l’exemple du philosophe shintoïste Nishida Kitarô, qui ne dit pas autre chose.

    -          Conclusion sur le dépassement du désir par l’aspiration à la perfection, telle que la vit Dante avec Béatrice dans sa recherche de la « diritta vita » que décrit la Divine Comédie.

    -          Fin du speech. Ovation de la salle. Retour au soleil : beau temps sur le gazon, belle jeunesse lézardant.

  • Mademoiselle Fa

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    RENCONTRE Dans Passagère du silence, Fabienne Verdier raconte son apprentissage du grand art de la Chine, au prix d'inimaginables difficultés.
    Le rayonnement de certains êtres, par leur œuvre ou par leur simple présence, semble procéder d'une sorte de grâce, et c'est ce qui saisit précisément à l'approche de la peinture autant que de la personne de Fabienne Verdier, dont il émane la même lumière comme traversée de souffle vital. Rien pour autant de l'angélique suavité dans cette aura, ni de flatteur ou de seulement talentueux dans la beauté foudroyante de l'œuvre révélée par L'unique trait de pinceau, dont nous découvrons aujourd'hui de quelle longue et parfois très douloureuse initiation cet art magistral marque l'accomplissement, alors même que Fabienne Verdier se dit toujours et encore, avec son mélange de complète humilité et de malice joyeuse, « une apprentie » ...
    Belle façon de rappeler ce qu'elle doit aux derniers maîtres humiliés et offensés de la Chine millénaire, dont l'héritage a été vilipendé par l'atroce Révolution culturelle de Mao, et auprès desquels elle a acquis en dix années très difficiles, et très belles aussi, les bases de l'art de la calligraphie, intimement mêlé à la tradition poétique et à la pensée chinoises. C'est d'ailleurs en hommage à ces grands lettrés, traités comme des gueux par les apparatchiks communistes, que « Mademoiselle Fa », ainsi que l'appelait l'un d'eux, a laissé ses pinceaux une année durant pour raconter son initiation dans un récit bouleversant d'humanité paru récemment sous le titre de Passagère du silence.
    b6b9bece8c5f8d34422fdbd0f58455c3.jpgAu chemin de la Dame
    Le temps d'une heure dérobée à sa tournée de promotion (une démarche qui lui sied aussi bien qu'un dentier à une crevette), une rencontre éclair avec Fabienne Verdier nous aura du moins permis de vivre, comme hors du temps, ce bonheur rarissime d'un partage immédiat de l'émerveillement que pouvaient inspirer, ce jour-là d'arrière-automne tissé de gris suprêmes et d'airs légers, les soies aux multiples bleus du lac et des monts de Savoie découverts du chemin de la Dame, cette étroite arête aux à-pics surplombant les vignes et l'eau et finissant dans l'entrelacs de ruelles de Rivaz. Or à chaque instant de cette balade, comme un enfant découvrant le monde au matin ou comme le poète chinois ivre au bord de l'étang nocturne plein de scintillements d'étoiles, Fabienne Verdier n'aura cessé de s'exclamer gaiement: « Mais regardez ci, mais regardez ça, mais quelle beauté !»
    Et de se rappeler tout haut les premières montagnes contemplées en son adolescence finissante, dans la maison de pierre de
    son père sculpteur, au pied des Pyrénées, où deux ans durant il l'aida à éprouver durement, entre pigments broyés et travaux à la vigne, sa vocation d'artiste. Puis d'évoquer la retraite actuelle de son vieux maître Huang Yuan où elle a demandé à un ami d'aller prendre de ses nouvelles: « C'est pour m'enguirlander, une fois de plus, qu'il m'a fait savoir, du fin fond de ses montagnes du Sichuan, que j'étais bien écervelée de m'inquiéter de sa santé alors qu'il est tout occupé à devenir immortel !»
    Une ardente exigence
    Au naturel, dans les gestes de sa peinture ou dans l'acte de mémoire que représente Passagère du silence, Fabienne Verdier en impose par le même mélange de spontanéité et de présence concentrée, d'extrême sensibilité et de force acquise au fil d'épreuves dont on dirait qu'elle a sciemment recherché les plus dures.
    « A 20 ans, explique-t-elle, pour pallier la vacuité prétentieuse d'une certaine ambiance avant-gardiste, et plus précisément l'incurie d'une Ecole des beaux-arts où l'on n'apprenait plus rien et que j'ai vécue comme un cauchemar, je me suis mise à étudier le chinois après avoir découvert les livres de François Cheng sur l'art et la pensée taoïstes, dans lesquels je me suis sentie en harmonie et qui m'ont fait pressentir une échappée de ce côté-là. »
    Ce que la jeune femme ne pouvait imaginer, évidemment, c'est que la voie la conduisant à l'antique civilisation chinoise constituerait un véritable chemin de croix dont la première station se situerait à Karachi, où elle serait violentée et abusée par une bande de brutes. Dès son arrivée en 1983 à Chongqing, dans le Sichuan, la candide boursière allait en outre se trouver confrontée aux rigueurs du système communiste et aux séquelles encore sensibles de la Révolution culturelle. Cloîtrée dans une piètre pièce à néon et paillasse à la porte de laquelle un dazibao interdisait à ses condisciples de « déranger l'étrangère » sous peine de graves mesures punitives, surveillée et censée ingurgiter le pire académisme, au milieu de 2000 étudiants encasernés aux gamelles numérotées, elle s'obstina cependant à penser que les gardes rouges n'avaient pas tout éradiqué et qu'il restait quelque part quelque maître à débusquer. Par l'entremise d'un jeune artiste insoumis dont elle ne manqua pas de tomber ensuite amoureuse, elle finit ainsi par rencontrer un vieux peintre et calligraphe taoïste du nom de Huang Yuan, qui commença par lui faire valoir qu'une étrangère, femme qui plus est, ne pourrait jamais suivre l'enseignement d'un maître chinois, proscrit de surcroît !
    Le b. a.-ba du bâtonnet ...
    Têtue comme une chèvre tibétaine, l'aspirante calligraphe allait cependant déposer, six mois durant, ses rouleaux de calligraphe à la porte du maître qui, bientôt convaincu de ses dispositions, la défia un jour en ces termes: soit dix ans à mon école, soit des nèfles ! Or ce sont ces années d'enseignement à la fois artistique et humain, essentiellement fondé sur le non-dit et brutalement interrompu par les troubles de 1989, que Fabienne Verdier raconte au fil de Passagère du silence. D'un premier stage auprès du maître graveur de sceaux Cheng Jun, qui se fit couper une main par les gardes rouges, aux exercices basiques de la calligraphie (des milliers de bâtonnets à aligner jusqu'à les rendre vivants et vibrants ...) ordonnés par Huang Yuan, la jeune artiste allait progressivement acquérir plus qu'un métier: une connaissance nouvelle et globale engageant sa main-esprit et la préparant à un art libéré de toute contrainte apparente à proportion de la contrainte matérielle affrontée.
    Sauvée par la beauté
    7e1bc2b08da20960777fc23ca1b2a4e8.jpgAu cours de ces années, la vie quotidienne et les hommes n'auront cessé de faire ressentir le « poids du monde » à Fabienne Verdier, qui raconte aussi les révoltes étudiantes et quelques voyages au Tibet ou chez les minorités malmenées par les Chinois, tels les Yi. Par ailleurs, autre épisode haut en couleur, elle évoque sa participation à la mise sur pied de la tournée des bateliers-chanteurs du Yang-tseukiang accueillis au Festival d'Avignon en 1987.
    Frappée à deux reprises par de graves maladies, dont elle subit aujourd'hui encore les atteintes, Fabienne Verdier a également échappé à l'enlisement existentiel du fonctionnariat, dans des circonstances assez cocasses. Alors qu'elle travaillait momentanément à l'ambassade de France à Pékin, elle fut ainsi « rattrapée » par son maître Huang Yuan, venu spécialement du Sichuan pour la houspiller et lui signifier que, tonnerre, il ne lui avait pas prodigué son enseignement pour qu'elle finisse aussi lamentablement ! Se le tenant pour dit, elle interrompit sa carrière de conseillère culturelle et se consacre exclusivement désormais, dans son ermitage d'Ile-de-France, auprès du mari sinophile qu'elle a rencontré à Pékin et de leur fils, à sa passion pour la peinture et à la beauté qui, répètet-elle en son sourire radieux, l'aura finalement sauvée.

    Fabienne Verdier. Passagère du silence. Albin Michel, 292 pp. Pour mémoire: L'unique trait de pinceau. Calligraphie, peinture et pensée chinoise. Albin Michel, 175 pp.

  • Harlem est un roman noir

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    Le Cycle de Cercueil et Fossoyeur en un volume
    « Pour jouer du jazz il faut avoir souffert », disait Lester Young, cité par Chester Himes à la fin de la préface polémique de ce recueil, intitulée Harlem ou le cancer de l’Amérique, et aux mots du saxophoniste fait écho le romancier qui affirmait: « écrire, c’est ma couleur»…
    Observateur mordant de la réalité à ras le pavé et de la misère humaine, Chester Himes (1909-1984) issu de famille bourgeoise et lui-même lettré, passa cependant par la délinquance et la prison avant de publier. Mal accueilli en Amérique, il devint célèbre en France avec ses polars « sociaux ». Nourri de Dostoïevski autant que de Chandler, Himes n’est certes pas un immense écrivain, mais son brio de conteur et sa verve critique n’ont rien perdu de leur vivacité, comme l’illustre ce volume rassemblant les huit romans du Cycle de Harlem dont les inspecteurs Cercueil et Cimetière sont les protagonistes légendaires. Ainsi retrouve-t-on La Reine des pommes, l’un de ses titres les plus connus, Il pleut des coups durs ou Retour en Afrique, dans une traduction entièrement révisée. En complément, une bio-bibliographie illustrée et nourrie éclaire le « roman » d’une vie déjà connu par les autobiographiques Regrets sans repentirs.
    Chester Himes. Cercueil et fossoyeur. Gallimard, Quarto, 1361p.

  • De radieuses condoléances

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    Entretien avec Frank Oz, à propos de Joyeuses funérailles

    Promis-juré : nous ne poserions aucune question à Frank Oz sur le Muppet Show, ni sur La Guerre des étoiles. Telle était en tout cas son désir avant notre entrevue. Celle-ci ne devait pas pour autant nous confronter à un despote capricieux, bien au contraire : sous le traits d’un grand barbu poivre et sel au flegme très british et à la simplicité cordiale, le réalisateur de Joyeuses funérailles n’aura formulé cette requête que par souci de mieux se concentrer sur l’objet de la rencontre : son joyau noir. Or chacun le sait : rien de plus sérieux que l’humour…
    - Quelle est l’origine de Joyeuses funérailles ?
    - Le script m’en a été proposé par une amie engagée dans la production, et tout de suite j’ai ri comme rarement à la seule lecture. L’auteur, Dean Craig, est un observateur redoutable sous ses airs de garçon timide, et cette petite histoire à la fois drôle, percutante et pleine d’humanité correspondait parfaitement à mon désir de réaliser un film intimiste à « petit » budget, disons 10 millions de dollars plutôt que 100 millions, où je pourrais faire ce que je voulais sans trop de pression. Pas un instant je n’ai pensé en termes de thèmes « actuels » à traiter, à savoir la déglingue d’une famille de grande bourgeoisie, la mort ou la transgression sexuelle : je voyais d’abord une charmante histoire vécue par une série de personnages hauts en couleurs, où les acteurs joueraient un rôle essentiel.
    - Comment avez-vous choisi ceux-ci, et comment avez-vous travaillé avec eux ?
    - J’ai consacré un mois à des auditions personnelles à Londres, qui m’ont permis de rencontrer une quantité de comédiens de grand talent, puis j’ai eu la chance de trouver ceux qui convenaient précisément aux personnages de l’histoire. Comme il ne s’agit pas d’une comédie à l’américaine mais d’une farce, un genre assez peu pratiqué de nos jours et qui exige beaucoup plus de tact qu’on ne croirait, je leur ai recommandé de ne pas chercher à faire rire mais de jouer leur personnage en toute honnêteté. En principe, notre budget nous interdisait les stars à 20 millions pièce, mais vous savez ce qu’est le cinéma : il lui faut malgré tout des « noms ». C’est pourquoi j’ai proposé un rôle à Peter Dinklage, alors même qu’il n’y avait pas de rôle de nain dans le script. Faire de l’amant du défunt un nain ne signifiait pas pour moi « charger » le personnage, au contraire : je savais que Peter, que j’ai toujours admiré, donnerait au personnage cette aura de dignité et de tendresse qui crève l’écran.
    - Etes-vous resté fidèle au script ?
    7c987244e4eca2a5cc97c85203476084.jpg- Certainement pas : nous avons beaucoup improvisé avec les acteurs, mais toujours en complicité avec l’auteur. Si je reste le patron, car il faut une transposition des mots en termes de cinéma, je crois que chacun, de l’écrivain aux acteurs, a beaucoup à m’apporter. Dans son rôle si délicat, toujours au bord du burlesque, Alan Tudyk m’a ainsi fait des quantités de propositions improvisées dont j’ai beaucoup retenu. En revanche, certaines improvisations ont tourné court parce qu’elles ne me semblaient pas « honnêtes » par rapport à l’histoire.
    - Celle-ci est-elle propre à l’Angleterre, et y a-t-il selon vous un humour typiquement anglais ?
    - Je ne le sens pas. Il y a un « accent » dans les façons de rire, et l’humour des peuples dépend évidemment de leur histoire et de leur psychologie particulières, mais je crois que l’humour, comme l’émotion, est un phénomène universel. Cette histoire ne me semble pas propre à l’Angleterre mais plutôt à la meilleure société bourgeoise. Les convenances se verrouillent dans la mesure où l’on a quelque chose à perdre, et c’est dans la « haute » que le théâtre social est le plus masqué. D’où le caractère explosif du secret lié aux mœurs du père. Pensez : un pater familas qui se travestit et se fait sauter par un nain. (Rires)
    51f3931d1aeb89e52243c5de18ca3b26.jpg- N’est-ce pas délicat de rire de la mort ?
    - C’est moins délicat que d’en parler, dans une société qui tend de plus en plus à évacuer la chose, comme si les progrès de la technologie nous avaient d’ores et déjà rendus immortels. De fait, il y a une certaine inconvenance à mourir dans ce monde-là (Rires). Mais ce que j’aime beaucoup dans cette histoire, c’est que le rire ne se borne jamais à une moquerie. On ne se moque pas plus du nain que de l’hypocondriaque, du gay ou du prêtre obsédé par l’horaire. On ne quitte pas l’humanité. Et le plaidoyer final du fils, qui devient alors aussi bon écrivain que son brillant frangin romancier à succès, dans l’ombre duquel il rongeait son frein, est une magnifique leçon d’humanité. Ou du moins c’est ce que j’aimerais faire passer…

    La bonté sous l’extravagance
    Le conformisme social très étroitement corseté à l’anglaise a toujours disposé de soupapes de décompression, dont celle de l’humour.
    Un premier éclat de rire ponctue la première séquence de Joyeuses funérailles, après l’arrivée du corbillard dans la somptueuse demeure du défunt, lorsque son fils découvre que les employés se sont trompés de macchabée. Ensuite, c’est la prise malencontreuse d’une drogue hallucinogène, gardée dans un flacon de Valium, qui va transformer l’un des convives de l’enterrement en hurluberlu délirant. Enfin, l’arrivée d’un nain maître-chanteur qui vient réclamer son dû à la famille sous peine de révéler la nature de ses relations avec le très respectable gentleman, achève de transformer la cérémonie en folle sarabande menée à fond de train sur une aigrelette musiquette.
    La farce frôle souvent le grotesque, mais c’est avec maestria que Frank Oz la conduit jusqu’à sa conclusion aussi inattendue qu’émouvante : lorsque le fils, par delà le scandale, évoque la bonté de son père et en appelle à la compréhension de tous. Mon père était peut-être gay à ses heures, mais quel chic papa ce fut ! Plus moral tu meurs…
    1a40b5abaeda13ca5da49b9059799a87.jpg

    Frank Oz en dates

    1944
    Naissance à Hereford, Angleterre, le 25 mai. Il a cinq ans lorsque ses parents déménagent en Californie.
    1969 Dès cette date, participe à 75 films en qualité de marionnetiste-acteur avec Jim Hanson, sur les séries du Muppet Show et de 1 Rue Sesame. Prête sa voix à Miss Piggy, entre beaucoup d’autres, et au Yoda de La guerre des étoiles. Egalement acteur dans plusieurs films de John Landis.
    1982 Se lance dans la réalisation avec le film fantastique Dark Crystal. Grand Prix à Avoriaz.
    1986 Réalise la comédie musicale La petite boutique des horreurs.
    2001 Signe The Score avec Robert de Niro et Marlon Brando, après In and Out (1997) et Bowfinger, roi d’Hollywood (1999)

    Cet entretien est paru dans le supplément Week-End de l'édition de 24Heures du 13 septembre 2007. 

  • De la rencontre

    f739740971fae28046906ccde449bc17.jpgSur une phrase de Max Dorra

    «Une bonne rencontre est celle qui permet de co-renaître », écrit Max Dorra, « chacun apportant à l’autre, malgré la différence des instruments, des timbres, la note qui manquait à un accord enfin résolutif ». Or lisant tout haut cette phrase à celle que j’ai rencontrée pour de bon en 1982 après divers essais infructueux de part et d’autre à travers les années, je l’entends me dire : « c’est pile mon sujet de mémoire, ça recoupe Damasio et Varela sur quoi je bosse, faudra que je m’achète ce bouquin pasque tes notes au crayon bleu ça devient pas possible… » Et du coup je me rappelle cette rencontre et toutes celles, « résolutives » pour un moment décisif d’évolution personnelle, qui ont précédé et suivi la sienne et que je m’obstine à ne pas croire le fruit du hasard : nécessaires à ce moment précis. Avec L. on se rencontre à dix-huit ans, on flirte, on se bécote et se cocole, mais le moment n’est pas venu. L’année du bac on se rencontre presque, on aurait fait des enfants avant le divorce probable, mais non : je vais de mon côté, elle se trouve un autre complice avant de divorcer, elle me relance (coiffure afro, engagée un max à gauche dans le groupe Mozambique) entre temps j’ai rencontré XYZ que j’ai aimés et lâchés faute de co-renaissance réciproque, ainsi de suite. Cette notion de co-renaissance est devenue la base de toutes mes relations, fondées sur la réciprocité. Toutes les amitiés qui n’ont pas été tissées de co-renaissance se sont étiolées avant de défunter. On me juge sans doute un piètre ami selon les codes de la statique des fluides, mais tant pis, je n’aime pas faire semblant ni ne tolère le chantage à l’amitié qui force à se complaire dans la vieille flaque. Je ne fréquente Max Dorra que par un de ses livres. Pas idée de qui il est. Ou presque. Jamais vu son visage. Mais plus proche de lui que de tant de gens qui prétendent me connaître, par les petites phrases que son livre relaie, vraie rencontre occulte, comme celle de Proust tous les matins que je lis aux « lieux », le Salon Proust de la Désirade où s’empilent tous les écrits de et sur Marcel Proust. A l’instant, à la fenêtre, le paysage est divisé en deux : ciel céleste et mer de brouillard. Gloire apparente du dessus, mais c’est à l’enfant sous la table que je pense. L. me raconte justement l’histoire de cette jeune enseignante spécialisée qui vient l'autre jour vers elle lui dire que la passionne la thématique de l’Ogre dans les contes, qu’elle aimerait traiter dans ses classes d’enfants difficiles, et qui fond soudain en larmes pour dire tout autrechose…

    Max Dorra. Quelle petite phrase bouleversante au coeur d'un être. Gallimard, Bibliothèque de l'inconscient, 2005.dabc240e7047e6a444048eea8f8ddc79.jpg

  • A l'enfant perdu

    af99aa2b9aac567620c738ec7d40063c.jpgEchos romands d’un thème universel
    De l’hymne funèbre bouleversant à la défunte petite princesse, remontant à l’Antiquité égyptienne, aux multiples modulations actuelles du thème, notamment chez Philippe Forest qui y revient dans son nouveau roman, Le nouvel amour, non sans complaisance (ne va-t-il pas jusqu’à invoquer « l’ivresse » qu’il a tirée de « ce néant » ?), la mort d’un enfant a suscité d’innombrables pages de la littérature universelle.
    Jadis considéré comme plus « naturel », alors qu’on en parle aujourd’hui comme d’un « scandale absolu », ce drame aux variantes multiples n’est jamais « mesurable » en intensité ni « comparable » non plus de cas en cas. En témoignent quelques exemples romands récents, dont le dernier paru est l’ouvrage de la théologienne Lytta Basset, intitulé Ce lien qui ne meurt jamais et mêlant des pages du journal intime tenu par l’auteur après le suicide de son fils, âgé de 24 ans, et des réflexions plus amples nourries par sa foi. Dans le même genre du témoignage-exorcisme, on peut rappeler aussi Survivre à Antoine de notre confrère Michel Pont (L’Aire, 2005), où l’élément de culpabilité intervenait comme dans Tom est mort.
    La souffrance découlant de la mort d’un enfant ne tient ni à son âge ni aux causes du décès, ainsi que l’illustre Pierre Béguin dans Jonathan 2002, récit également autobiographique mais à texture plus littéraire, où il est question de la mort d’un nouveau-né et de son retentissement affectif et existentiel sur le couple, avec une perception très aiguë de ce que vit la mère. Enfin, vingt ans après Carême de Marie-Claire Dewarrat, mémorable transposition romanesque d’un deuil (L’Aire, 1985), Rose-Marie Pagnard a traduit une douleur semblable quoique plus sublimée dans son beau roman dont le titre, Revenez, chère images, revenez évoque la mélodieuse et lancinante mélancolie.
    J.-L.K.
    Lytta Basset, Ce lien qui ne meurt jamais. Albin Michel, 218p. Pierre Béguin, Jonathan 2002. L’Aire, 115p. Rose-Marie Pagnard, Revenez, chères images, revenez. Le Rocher, 145p.

    Image ci-dessus: fragment de l'Arbonie de Jephan de Villiers

  • Lorsque l’enfant disparaît

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     Avec Tom est mort, Marie Darrieussecq, injustement accusée de piratage, confronte chacun à l’extrême fragilité de la vie.

    Cette année-là, ce couple accompagné de son premier enfant de trois ans était en train de s’installer dans cette chambre de cette auberge de montagne, en Engadine, lorsque l’homme, glacé, désigna sans un mot à la femme, glacée à son tour, la petite fille qui, passée à travers l’ouverture béante de la barrière de la terrasse, dont manquaient quatre montants, s’était aventurée à pas menus sur la mince corniche extérieure surplombant une dalle de béton, quatre mètres plus bas. Sans un mot, en un temps infiniment long de moins de vingt secondes, la mère trouva alors les gestes qui lui permirent soudain d’agripper l’enfant et de sauver trois vies…

    Notre enfant n’est  pas mort cette année-là, mais cette scène, qui nous appartient, nous est revenue soudain en lisant Tom est mort de Marie Darrieussecq, dont la question lancinante et vertigineuse qui traverse le roman se réduit à deux lettres : Si. « Si, en anglais on dit if, un paysage planté de si comme des ifs de cimetière. Si Tom avait été l’aîné. Si Vince n’avait pas existé.  Si on avait nommé Vince Tom, est-ce que Tom aurait été Vince ? Et si, au cours de la dérive des continents, le bloc australien ne s’était pas séparé de l’Antarctique, l’Australie serait peut-être restée inhabitable, et les villes n’y auraient as poussé, et nous n’y aurions pas vécu, et Tom, mon fils, mon second fils… Cet espace courbe, les si, ce siphon, cet entonnoir de fou je m’y enfonce, et je perçois le monde à travers un trou. »

    Marie Darrieussecq aurait-elle écrit Tom est mort si elle avait perdu un enfant ? Et le roman, d’avoir été vécu, s’en serait-il trouvé plus fort ? Qui pourrait le dire ?

    Ce qui est sûr en revanche, c’est que la romancière honore la littérature, en donnant corps et voix, décor et dédale temporel à ce qui pourrait n’être qu’un fait divers. Un couple (la narratrice et Stuart), bien dans sa peau pour l’amour physique mais peinant un peu avec trois enfants (Vince, Tom et Stella), errant entre les continents à cause du job du père, se retrouve à Sydney où, trois semaines après son installation, le deuxième garçon de quatre ans et demi, laissé seul dans sa chambre par sa mère crevée, tombe par la fenêtre de la loggia du haut du septième étage. S’il faut attendre la dernier paragraphe du livre pour apprendre les circonstances précises de l’accident, nous les pressentons dès les premières pages et par le gaz de culpabilité qui flotte dans tout le récit. Or c’est tout le reste, relevant de l’art du romancier, qui compte vraiment et fait exister cette histoire dans la tête et les tripes de chacun, avec une profusion de détails vrais comme la vie, jusqu’aux plus incongrus (les petites horreurs funéraires, la tenue vestimentaire de l’enfant qu’on va brûler,  l’accompagnement compassionnel et les « groupes de parole », entre tant d’autres), en passant par tous les stades de la détresse (cri, mutisme absolu, folie violente contre soi ou les autres, effondrement, hébétude méthodique, etc.) réinvestis par le récit.

    Celui-ci, dix ans après la mort de Tom, est un parcours zigzaguant entre limbes et enfers, haine froide et tendresse infinie, mélancolie enfin, et ce dernier apaisement d’une mission accomplie par les mots, à travers les creux et les bosses de la mémoire, bleus au couple et grands enfants maintenant qui vont vivre, et cet adieu enfin permis, comme un sauf-conduit à l’enfant par delà les  eaux sombres : « C’est peut-être ça la dernière image. Tom qui se retourne et me fait coucou, temps gris temps clair, par tous les temps »…

    Marie Darrieussecq, Tom est mort. P.O.L., 246p.

    Cet article a paru dans l'édition du 11 septembre 2007 du  quotidien 24Heures

     

  • La douleur fonds de commerce ?

     aece03ed639c453c814abe0380bb6794.jpgSuite à la polémique sur Tom est mort

    La polémique assez moche, mais significative,  que vient de susciter en France la parution du dernier roman de Marie Darrieussecq, traitant de la mort d’un enfant, pose au moins trois questions : un écrivain peut-il parler d’un drame qu’il n’a pas vécu ? Et dans ce cas, plagie-t-il en rapportant les observations de ceux qui en ont  été frappés ? Enfin, la douleur ne risque-t-elle pas de devenir un fonds de commerce ?

    Pour mémoire, rappelons que l’écrivaine Camille Laurens, qui a perdu un enfant en très bas âge  (il vécut quelques heures à peine) et en a tiré un récit-exorcisme intitulé Philippe et publié chez P.O.L. en 1995, n’a pas supporté que Marie Darrieussecq, romancière à succès publiant chez le même éditeur, traite « son » thème sans avoir vécu le drame. Et de l’accuser de piratage et d’usurpation ; de la décrire sous les traits d’un coucou littéraire violant son nid : "Le cul sur ma chaise ou vautrée dans mon lit de douleur"…

    Est-ce par opportunisme cynique, comme le déclare Camille Laurens en termes assassins, que Marie Darrieussecq a abordé le thème présumé « porteur » de la mort de Tom ? Et ce roman ne fait-il qu’exploiter ce filon ? Tel n’est pas notre sentiment après lecture. C’est peut-être cruel à constater, mais la romancière « à succès » parvient, dans Tom est mort, mieux que dans Philippe, à nous faire ressentir, sans aucun pathos, tout ce qu’une mère et son conjoint peuvent vivre au lendemain d’un tel drame, ici accidentel et lesté de culpabilité. Si certaines observations, et quelques images, montrent qu’en effet Marie Darrieussecq s’est imprégnée de Philippe, les deux ouvrages sont peu comparables. Ainsi le réquisitoire « criseux » de Camille Laurens retentit-il comme un appel solennel à l’honnêteté qui sent un peu trop la jalousie littéraire.

    Camille Laurens a certes raison en s’inquiétant de ce que la mort d’un enfant devienne aujourd’hui un « thème porteur », comme l’ont été le cancer de Pierre ou le sida de Paul, entre autres drames privés devenus « sujets vendeurs ». Notre société médiatique porte à cette dérive « marketing », mais le contenu d’un livre est à distinguer de son usage commercial momentané, et le péché reproché en l’occurrence à Marie est celui de tout romancier. Tout romancier tend en effet, naturellement, à se couler dans la peau d’autrui. « Madame Bovary, c’est moi », disait Flaubert. Et qui s’indignerait du fait que Dostoïevski n’ait pas tué sa logeuse avant d’écrire Crime et châtiment ? Comment ne pas voir aussi que les écrivains se sont toujours abreuvés à mille sources, et que les «greffes» font partie du jardinage littéraire ?

    Quant au droit d’exclusivité sur la douleur revendiqué par Camille Laurens, il ne semble guère plus défendable, qui fait de celui qui souffre un être unique doté d’une sorte de crédit spécial. Dans son dernier roman, Philippe Forest, dont quatre livres reprennent le même thème de la mort de sa fille, lâche cet aveu terrible : « Quand ma fille est morte, j’ai eu le sentiment stupide d’être soudainement devenu invulnérable (…) Je mentirais si je taisais l’ivresse que j’ai tirée de ce néant »…    

    Cette chronique a paru dans l'édition de 24Heures du  11 septembre 2007     

     

  • Un écrivain est né

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    La Symphonie du Loup à la Une du Temps

    Marius Daniel Popescu est Roumain. Il vit en Suisse depuis 1990. Il est assis à une table dans un bar de la place Saint-François, à Lausanne. Il a l'œil aux aguets. Il brandit un exemplaire de La Symphonie du loup, le livre qu'il a écrit en français et qu'il vient de publier chez José Corti, un prestigieux éditeur littéraire, celui de Julien Gracq par exemple. Il s'est fendu d'une auto-dédicace: «Pour les 146 parties de cette symphonie. Marius Daniel Popescu, le 4 juillet 2007 au Café Romand.» Ce livre est un labyrinthe où s'enlacent les épisodes d'une existence, la sienne, en Roumanie avant la chute du communisme, et à Lausanne où il a fondé une famille, avec une épouse et deux enfants, la vie simple, les promenades au parc, les jeux sur le sol du salon, les conseils d'un père soucieux de pédagogie et les inscriptions intrigantes en trois langues inscrites sur les produits alimentaires rapportés du supermarché.

    On ne peut pas fêter tous les jours la naissance d'un auteur qui écrit dans la langue du pays qu'il a adopté. L'apparition d'un livre qui captive et qui crée un univers vous accompagnant pendant des semaines, avec ses personnages, ses paysages composés comme un puzzle où finit par se former un monde, où l'on sent croquer sous sa dent le sel de la vie. On ne peut fêter tous les jours une écriture tendue, dont la précision et la distance ne se noient pas dans les détails qui sont pourtant abondants.

    Marius Daniel Popescu a un style, qu'on va désormais reconnaître. Il a 44 ans. Il est conducteur de bus à Lausanne. Il l'est devenu le premier août 1991, un an jour pour jour après son arrivée, dans les bagages d'une jeune Suissesse qui était allée en Roumanie assister à la fin du communisme et dont il était tombé amoureux (il s'en est séparé depuis). Ce n'est pas son premier livre. Il a publié des poèmes, là-bas et ici. Il publie régulièrement un journal, Le Persil, qui est le reflet de sa fantaisie. Mais La Symphonie du loup est une entreprise autrement ambitieuse, un ouvrage au long cours, que l'auteur se propose d'ailleurs de poursuivre, parce qu'il n'en a pas épuisé toutes les ressources.

    Je, tu, il... Dans La Symphonie du loup, les courts récits s'entrecroisent. «Je», l'auteur parle. «Tu», un grand-père s'adresse à son petit-fils. «Il», c'est le point de vue d'un narrateur qui en sait plus que ses personnages.

    Marius Daniel Popescu nous fait visiter le pays du parti unique sur les ailes de ces pronoms, la Roumanie de Ceausescu, un monde absurde et autoritaire où l'on vit pourtant, où l'on peut être heureux, et aussi frappé par le deuil. Le livre commence par l'enterrement de son père, le cercueil monté sur un véhicule brinquebalant, la réunion d'une famille dispersée. «Ton père n'aura pas su», dit le grand-père. On est dans la cour d'une maison chez sa grand-mère, on va à la pêche, on connaît les premiers émois...

    Marius Daniel Popescu nous fait visiter Lausanne avec l'ironie affectueuse de ceux qui sont venus de loin et qui en aperçoivent des singularités depuis longtemps oubliées par ses propres habitants. Il nous fait aussi visiter cette langue française dans laquelle il s'est précipité peu après être arrivé chez nous. Il nous rappelle ses pouvoirs et sa vie.

    Je, tu, il... Plusieurs points de vue, la tension entre le monde perçu, vécu, tenu à distance par le regard et par la narration, et le désir brûlant de le serrer dans ses bras. Dans La Symphonie du loup, Marius Daniel Popescu raconte comment il s'est retrouvé bloqué sur le marchepied d'un train bondé qu'il avait pris en catastrophe bien que les portes en soient fermées. Il voit à travers les vitres les passagers qui le voient aussi. Il y a un dialogue muet, pendant que la chute et la mort menacent.

    Marius Daniel Popescu voudrait serrer le monde dans ses bras mais le monde a des épines. Il est volontiers querelleur. Il s'interpose quand il est témoin de ce qu'il considère comme une injustice, comme dans cet épisode où il prend sous sa protection un ivrogne qui fait scandale. Et il s'insurge avec une colère encore vibrante au Café Romand, parce qu'il a découvert dans une association d'écrivains dont il était membre, et qu'il a quittée, ce qu'il appelle les apparatchiks modernes de la littérature suisse.

    Il y a, à la fin de son livre, un personnage dont le destin est pathétique. Argenté est peintre et sculpteur. Il est extraordinairement doué. Il veut pourtant devenir juge dans la Roumanie communiste pour changer tout seul le cours de l'histoire. Il croit qu'il lui faut apprendre par cœur ce qu'il doit savoir. Mais il ne sait pas apprendre, ni par cœur ni autrement. Il échoue encore et encore à ses examens de droit. Sa sœur, qui est juge elle-même et qui est son idole, se suicide dans les toilettes du Palais de Justice. Argenté mettra alors fin à ses jours pendant que le régime du parti unique est en train de s'effondrer.

    «C'était mon ami et un être très sensible, nous dit Marius Daniel Popescu. Il avait eu une vie difficile, travaillé dans les mines. Pour lui, tout était mirobolant. Il disait: on va tout changer. Il n'avait pas compris que le passage d'un monde manuel et artistique au monde soi-disant intellectuel suppose une certaine ruse, une certaine adaptation.» De la ruse, il y en a un peu et peut-être plus chez Popescu. A l'écouter parler, on sent qu'il attend l'ouverture. A le lire, on voit qu'il défie le langage et refuse de se faire avoir par ses sortilèges et ses préciosités. «Le loup est rusé, dit-il. Beaucoup plus que le renard qui n'est qu'un rusé de légende. Mais si je l'étais vraiment, je ne serais pas écrivain, je serais ministre».

    Le suicide d'Argenté pourrait conclure La Symphonie du loup si Marius Daniel Popescu était un désespéré. En réalité c'est un enchanté, un cueilleur pour qui la vie est un impératif. On revient donc à Lausanne, à sa famille, à ses enfants, aux jeux et à cette phrase qui termine le livre mais pourrait être un commencement: «Elle donne les cartes à couper, à sa droite, attend que l'autre les partage en deux tas, remet le tas d'en bas sur celui d'en haut, se tourne vers sa gauche et commence à les distribuer, une par une, à chaque joueur, jusqu'au moment où chacun a cinq cartes.» Le hasard a fait son œuvre; on ne sait pas encore ce qu'il réserve. La partie continue. Rien n'est écrit de ce qui s'écrira.

    Laurent Wolf

    7cf57680007aaca34fb554b870a15aaf.jpgMarius Daniel Popescu, La Symphonie du loup, José Corti, 400 p.

    PhotoJLK: Marius Daniel et le chien Fellow.

  • Marie a –t-elle péché ?

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    En lisant Tom est mort

    Marie Darrieussecq est-elle une usurpatrice littéraire, et son dernier livre, Tom est mort, relève-t-il de l’exploitation opportuniste d’un thème « porteur » ?
    Telles sont les questions que d’aucuns se seront posées en réaction à la polémique qui a marqué la parution du dernier livre de la romancière, violemment attaquée par Camille Laurens. Celle-ci, on le sait, a perdu un enfant, ainsi qu’elle en a témoigné dans le mémorable récit intitulé Philippe, un livre d’ailleurs fort apprécié par Marie Darrieussecq. Or ce que Camille Laurens n’a pas supporté, c’est que celle-ci ose traiter le même thème sans avoir vécu la chose. Et de l’accuser de piratage et d’usurpation : "Le cul sur ma chaise ou vautrée dans mon lit de douleur"…
    On sait aussi que l’éditeur Paul Otchakovsky-Laurens a répondu à Camille Laurens dans une prise de position virulente en défense claire et nette de Marie Darrieussecq, et qu’il a décidé de ne plus publier la plaignante intempestive. Mais que penser de tout cela ? Un seul moyen n’est-ce pas : lire Tom est mort.
    Tom est mort est-il un gadget éditorial ou est-ce un livre sérieux ? Je dois avouer que je l’ai abordé avec un brin de scepticisme, un peu las des romans jouant sur les sentiments forcément compassionnels, notamment en ce qui concerne la perte d’un enfant. La littérature universelle est pleine d’enfants morts, mais il n’y a que peu de temps que le thème est devenu comme une fin en soi, à l’image des romans-cancer ou des romans-sida de quelques saisons. J’ai tremblé deux ou trois fois pour mes enfants, et j’ai vécu de près la longue agonie de la petite fille d’un ami, j’ai lu avec émotion les premiers livres de Philippe Forest, puis j’ai eu le sentiment pénible que cet écrivain ressassait son thème, comme l’illustre justement son dernier roman, mais alors Marie a-t-elle péché ?
    J’avoue ne pas bien connaître l’œuvre de Marie Darrieussecq. Truismes ne m’a pas fasciné à l’époque, et je crois bien n’avoir lu ensuite que Naissance des fantômes, qui me laisse un souvenir plus intense, Bref séjour chez les vivants et Zoo l’an dernier, où il y a du très bon et du passable, mais bref. Car avec Tom est mort, sans plus penser à la polémique, j’ai marché presque tout de suite. Pas tout à fait tout de suite, car le départ se fait un peu à tâtons, et pourtant aussitôt m’a frappé la justesse du ton et l’étonnante dérive de la narratrice à travers le temps, jusqu’au moment où le récit trouve ses objets et s’agence dans une sorte de phénoménologie spontanée de la mémoire. Et le livre se fait alors, avec ses angles vifs et ses points de fuite, sans une fausse note.
    Rien dans Tom est mort ne sent le déjà-vu ou le copié-collé, même si le récit nous en rappelle d’autres, et d’autres aussi que nous nous sommes faits à nous-même. Car Tom est mort parle du fantôme à la fois absent et omniprésent du petit garçon qui ne veut pas mourir dans la conscience à vif de sa mère, tant du moins que celle-ci ne l’aura pas couché par écrit, si l’on ose dire, pour devenir une fiction ouverte à tous.
    Tom est mort est une fiction que Marie Darrieussecq nous offre à vivre et à méditer. Il y est question non seulement d’un enfant mort mais de tout ce qui meurt tous les jours dans notre vie, et donc de tout ce qui vit. Il est question de grands manques d’amour et de petites négligences connes. Ici et là, telle ou telle phrase m’a semblé un peu trop bien filée, je me suis dit « littérature », mais c’est ça aussi qui fait la pâte et la patte de l’écriture de Darrieussecq, et d’ailleurs aussi de Camille Laurens : c’est le goût des mots, la lumière ou l’opacité des mots, l’essai de dire l’indicible avec des mots et tout ce qui se lit entre les mots et les lignes. Pas une once de pathos là-dedans mais tous les sentiments alternés dans le chaos et la musique des jours et des mots.
    Bref, Tom est mort est un livre sérieux, à la fois dur et doux, mélancolique et pacificateur, un beau livre en vérité, autant d’ailleurs que Philippe. Au ciel, celui-ci a d'ailleurs très gentiment accueilli celui-là. Hélas Camille Laurens n'a pas l'air au courant...

    Marie Darrieussecq. Tom est mort. P.O.L. 247p.  

  • Un amour de livre

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    Lyonel Trouillot côté coeur

    Prosateur brassant la vie à pleines mains, écrivain notoirement engagé contre les avatars successifs de la dictature haïtienne, Lyonel Trouillot ne s’est jamais épanché en matière de sentiments, sauf ici et là, et qu’on ne s’attende pas non plus à une confession donjuanesque dans ce nouveau livre.

    Rien en effet de « conquérant » dans l’histoire émouvante et sans fioritures de l’écrivain repérant, à un colloque littéraire, une jeune fille qui va devenir, sans d’ailleurs s’en rendre compte, sa muse de quelques jours. « Sur les chemins étranges de l’amour », il remonte alors trente ans plus tôt à Port-au-Prince, entre tel bordel et telle pension qu’il hantait, lui l’Ecrivain, avec trois personnages  revivant ici sous les traits de Raoul, l’Etranger et l’Historien. Entre la déglingue alcoolique de celui-ci, l’Etranger ne rêvant que de partance et Raoul le militant solidaire, l’Ecrivain retrouve un creuset d’apprentissage de l’amour et du malheur, où apparaît également une Marguerite d’une inoubliable présence, libre et sensuelle en dépit de tout ce qu’elle a subi.

    L’amour ressuscité est ainsi mêlé de désir, toujours incandescent, mais aussi de chaleur et de partage amical entre quelques destins ressaisis avec autant de vigueur que de pénétrante sensibilité.

    af026f373a48e86efb14bc573792d49c.jpgLyonel Trouillot. L’amour avant que j’oublie. Actes Sud, 182p.

  • Du parti des gens d’en bas

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    Entretien avec Claude Goretta
    Le nom de Claude Goretta a fait le tour du monde avec au moins deux films emblématiques: L’invitation (1973), avec François Simon, Michel Robin et Jean-Luc Bideau, et La dentellière (1977), dont on se rappelle l’irradiante Isabelle Huppert à ses débuts. L’œuvre de cette figure «historique» du nouveau cinéma suisse, que documente le deuxième tome de l’ Histoire du cinéma suisse 1966-2000, sous la direction d’Hervé Dumont et Maria Tortajada, est cependant riche de bien d’autres films remarquables, souvent oubliés hélas. Dans la rétrospective mise sur pied par la Cinémathèque, l’on découvrira ainsi l’un des préférés de l’auteur: Les chemins de l’exil ou les dernières années de Jean-Jacques Rousseau, réalisé en complicité avec Georges Haldas, fidèle compagnon de route du réalisateur, également engagé dans l’adaptation magnifique de Jean-Luc persécuté, d’après Ramuz.
    - Y a-t-il, dans votre œuvre si diverse, un fil conducteur ou un point commun?
    Certainement et c’est, je crois, le souci constant de me faire l’interprète de gens ne disposant pas du pouvoir ou des capacités de s’exprimer. J’ai toujours regardé vers le bas. C’est sans doute lié à mon origine familiale modeste. Petit-fils d’immigré piémontais, je me rappelle ces femmes en noir qui hantaient le beau village du Carouge de mon enfance. C’est dès ces années, aussi, que j’ai éprouvé mes premières grandes émotions au cinéma. D’abord avec Nanouk l’Esquimau, de Flaherty, vu et revu, puis avec Charlot soldat, que m’a fait découvrir mon père, fou de Chaplin. Le souci de parler des gens en situation précaire ou victimes d’injustice est aussi lié à la prise de conscience de toute une génération, à l’époque du néoréalisme italien ou des grandes espérances de la gauche. Mon intérêt pour Rousseau et pour Ramuz, avec le personnage mutique et tragique de Jean-Luc, découle de la même préoccupation, autant que la proximité que je ressens aujourd'hui avec des cinéastes anglais tels Ken Loach ou Stephen Frears. J’ai d’ailleurs poussé assez loin dans le témoignage social engagé, avec des films comme Un employé de banque, où je démonte les mécanismes du pouvoir de l’argent, ou dans un reportage sur Lourdes accablant, à propos duquel Mgr Mamie, alors évêque, m’a fait remarquer qu’il me manquait juste… la foi.
    - Qu’est-ce qui vous rend si proche d’écrivains comme Ramuz ou Simenon?
    Là encore, c’est l’empathie humaine de ces auteurs. Le premier de ceux-ci est Tchekhov, qui avait à la fois la lucidité clinique du médecin et le sens de la dérision, mais avec plus de tendresse chaleureuse que Simenon. Deux des films que j’ai tirés de l’œuvre de ce dernier ont d’ailleurs des dénouements «optimistes». Avec le personnage bouleversant de Jean-Luc, ce qui m’a aussi intéressé, c’est de rendre, dans une grande histoire d’amour et de mort, le silence du personnage. C’est à traduire celui-ci que nous avons travaillé avec Georges Haldas.
    - De François Simon et Jean-Luc Bideau à Ronny Coutteure ou Charles Vanel, Isabelle Huppert ou Depardieu, avez-vous choisi vous-même les interprètes de vos films?
    Sans exception, sauf une: Jacques Villeret, pour Le dernier été. Or le fait que je ne lui aie pas donné le rôle d’un «zozo», mais d’un personnage tragique, qu’il a magnifiquement habité, a établi entre nous un véritable lien d’amitié. Avec Isabelle Huppert ou Gérard Depardieu dans Pas si méchant que ça, la relation a été facilitée du fait qu’ils étaient encore relativement peu connus. De toute façon, j’ai toujours fait des films aux budgets relativement modestes, à l’écart du «star-system». Dans l’ensemble, «mes» acteurs ont tous une épaisseur humaine de personnages à part entière, sans rapport avec leur notoriété. J’ai un grand souvenir, ainsi, de Frédérique Meininger, dans Jean-Luc persécuté, que l’équipe a applaudie sur le tournage...
    - Vous défendez le cinéma d’auteur avec insistance. Qu’est-ce qui le caractérise?
    L’impératif de popularité n’est pas une bonne motivation a priori. Ce qui importe, pour un auteur, c’est de traiter un thème qui compte réellement pour lui, avec les moyens qui lui sont propres. Voyez les jurys des grands festivals: ils priment les frères Dardenne et pas les grandes machines vides. En Suisse, ainsi, ce n’est pas un Grounding que j’aurais envie de citer comme exemple du cinéma à promouvoir. En ce qui me concerne, je n’ai jamais pensé d’abord au succès. D’ailleurs même L’invitation (600 000 francs) ou La dentellière (3 millions de l’époque) restent des films roulant sur des budgets modestes. L’auteur doit préserver une certaine indépendance pour ne pas se trahir. Il faut faire confiance à l’inspiration créatrice des réalisateurs…
    Lausanne, Cinémathèque suisse. Hommage à Claude Goretta, du 6 septembre au 31 octobre. Soirée festive au Casino, le 6 septembre à 20 h 30, avec le vernissage de l’ Histoire du cinéma suisse, en présence de Claude Goretta.


    » Claude Goretta en dix dates

    1929 Naissance à Genève, le 23 juin. Frère du grand reporter radio Jean-Pierre Goretta. Etudie le droit. Fonde un ciné-club avec Alain Tanner au début des années 50. Cours au British Film Institute.
    1957 Réalise Nice Time , avec Alain Tanner, primé à Cannes.
    1958 Producteur à la TSR, notamment de reportages pour Continents sans visa.
    1965 Réalise Jean-Luc persécuté , d’après Ramuz.
    1968 Fondation du Groupe des cinq avec Alain Tanner, Jean-Louis Roy, Michel Soutter et Yves Yersin.
    1970 Premier grand film: Le fou , avec François Simon.
    1973 L’invitation , primé à Cannes.
    1977 La dentellière , avec Isabelle Huppert, primé à Cannes.
    2004 Tourne son quatrième Maigret: La fuite de Monsieur Monde .
    2006 Sartre, l’âge des passions , pour la TV. J.-L. K.


    Portrait photographique de Claude Goretta: Laurent Guiraud. Au Lyrique, Genève, 4 septembre 2007

  • La tentation des Samoa


    (Extrait)



    C’est dans le vol à destination de Toronto, où j’étais invité au colloque Cendrars consacré à La Légende de Novgorod, cette année-là, que je fis un peu mieux la connaissance de Lina Bögli. J’avais entendu parler, déjà, de cette candide figure d’institutrice voyageuse toute vouée au service de la Véritable Jeune Fille, dont le récit des pérégrinations était paru dans les premières décennies du XXe siècle. Je m’étais procuré le petit livre en bibliothèque à la veille de mon départ pour le Canada et j’en avais amorcé la lecture au bar Elvetino de l’Intercity de Genève, me retrouvant du même coup dans la ville de Cracovie chère à mon souvenir ; et tout aussitôt j’avais reconnu, dans la décision soudaine prise par Lina Bögli de faire le tour du monde, au cap de la trentaine, l’élan qui avait lancé mes propres aïeux aux quatre coins du monde - je revoyais ainsi, dans la Stube (la salle à manger) familiale de nos vacances d’enfants, à Lucerne, le Grossvater nous désignant alternativement les trois murs percés de fenêtres sur le sud, l’est et l’ouest, ou la paroi du nord à la grande photographie sépia représentant les pyramides de Gizeh devant lesquelles il avait posé en compagnie de sa jeune épouse en robe blanche semblant de soie floche dans le vent lourd, chacun très digne sur son chameau ; Grossvater qui nous racontait un soir les rues de Budapest où tel de ses sept frères avait appris le métier de confiseur, un autre soir les vignes de Californie où deux de ses cousins s’étaient établis, d’autres fois encore le Rajahstan ou l’Afrique du Nord dont l’Oncle Fabelhaft ramenait ses tapis, ses bourses en pis de chamelle de la tribu Reguibat et ses affabulations de long flandrin à lunettes de grand-duc.

    A trente ans, en 1892, l’institutrice bernoise Lina Bögli avait craint de s’encroûter dans la famille polonaise qui l’employait à Cracovie, comme, à vingt ans, je m’étais impatienté de rejoindre les hippies nudistes de Goa.
    Dans les lettres à son amie Lisa qui constituent le récit de son voyage, Lina explique que son projet représente une échappatoire « au vide de l’existence d’une femme seule » autant que le défi de réaliser ce qui semblait alors réservé au seul sexe dit fort. « Pour un homme, écrit-elle ainsi, la situation est moins triste : il peut entreprendre ce qu’il veut pour rompre la monotonie de sa vie ; oui, être un homme, ce serait la liberté ! » Et d’ajouter après s’être demandé ce qu’elle-même ferait si elle était un homme : « Je ferais sûrement de grands voyages pour apprendre à connaître les humains et les pays ». Sur quoi la conclusion s’impose à ses yeux: « Je ne suis nécessaire à personne, je n’ai point de parents qui pourraient se tourmenter pour moi. Donc je pars ! »

    Dans le bar du train à deux étages glissant en douceur le long de la rive à millionnaires du lac Léman, direction l’aéroport de Genève, la main à portée de mon Nokia et mes cartes de crédit prêtes à servir, j’essayais de me figurer, ce matin-là, ce qu’avait représenté réellement l’équipée de Lina Bögli.
    Nos aïeux nous l’avaient raconté : la Suisse d’alors n’était pas riche, aussi devait-on souvent chercher ressource hors de nos frontières, et c’était une plus haute tradition de précepteurs et de gouvernantes, après tant de régiments de mercenaires que relayaient désormais les brigades hôtelières, qui se perpétuait sur des réseaux aux points de chute sporadiques mais plus sûrs qu’on ne croirait.
    C’est que l’Anglais, en 1892, a déjà fait pas mal pour que le Suisse s’avise enfin de la ressource nouvelle de son paysage de montagnes hautes et de lacs lustraux, longtemps mal jugé; l’Anglais et le Suisse ont entrepris de construire ensemble force palaces sur les hauteurs, et le Suisse retrouve volontiers l’Anglais de par le monde où l’établit son empire. Lina Bögli elle-même, dans les premières années de son voyage autour du monde, ne jure d’ailleurs que par l’Anglais, dont elle blâmera plus tard, en revanche, la froideur cynique.
    Il n’en reste pas moins qu’à l’instant de partir, dûment chapitrée par son entourage qui n’y voit qu’une lubie folle, Lina Bögli vacille, hésite et même en vient à paniquer dans le bureau maritime où elle va retirer son billet pour Brindisi, quand un Signe du Ciel lui est adressé in extremis…
    « Tout à coup, raconte Lina à Lisa, je me sentis si complètement seule, je fus prise d’une telle angoisse de l’inconnu que je me décidai à rentrer chez moi (…) J’étais donc sur le point de quitter le bureau, quand le mot de Vorwärts (en avant !) frappa mes oreilles. Je me retournai : le commis venait de rentrer dans le bureau ; voyant ma surprise, il répéta poliment : « Le bateau que vous prendrez est le Vorwärts »
    Ce seul nom plein d’allant de Vorwärts, dont elle apprendra plus tard qu’il fut aussi la devise de l’explorateur Nansen, suffit ainsi à réconforter la jeune voyageuse : « Je me sentis comme traversée d’un courant électrique. Mon découragement et ma peur s’en étaient allés. J’étais redevenue entreprenante ; la mer ne m’effrayait plus ; les êtres humains ne m’intimidaient plus. Je crois fermement qu’à ce moment-là Dieu m’a ordonné d’aller de l’avant. Et désormais Vorwärts sera ma devise ! »

    A présent je flottais au-dessus des nuages de l’Atlantique, autant dire que je n’y étais pour personne, juste accroché aux lettres que Lina Bögli avait écrites un siècle plus tôt à son amie Lisa.
    La plaisante arnaque académique à laquelle je me trouvais convié à mon corps plus ou moins défendant, consistant à prononcer, à Toronto, un speech de vingt minutes sur le thème de l’authenticité discutée de La légende de Novgorod, ce poème mythique de Blaise Cendrars qu’un lettré bulgare avait miraculeusement retrouvé (ou fabriqué) dans sa version russe, m’apparaissait maintenant dans une perspective plus réjouissante encore. De fait, Lina Bögli était un personnage de Cendrars, ou plus exactement : elle participait de cette Suisse non académique et néanmoins sagace et curieuse de tout que je m’enorgueillis de défendre et d’illustrer à ma façon, comme je m’y étais notamment employé en poussant une pointe d’investigation à Sofia, en franc-tireur, auprès du Bulgare dont j’avais recueilli, libations aidant, d’exclusives révélations… que je lui avais promis de taire. Du moins en avais-je fait état, sous le sceau du secret, à mon amie Adeline Le Dantec, LA spécialiste de la question qui trouvait dans mes conclusions un motif de plus de taire les siennes. Un prêté valant un rendu, elle m’avait donc proposé, enceinte jusqu’aux yeux ce mois-là, de la remplacer à Toronto à ce qu’elle-même avait appelé, avec son sourire suave, le Colloque des Menteurs.

    Lina Bögli, pour sa part, n’affabulait pas le moins du monde, mais la minutie terre à terre de ses petits rapports n’en avait que plus de sel. A l’instant je l’imaginais cinglant vers l’Orient de notre enfance, que Grossvater nous désignait à la fenêtre de la Stube donnant à l’Est, là-bas vers le couvent des franciscains du bout de la rue et les Alpes, les Carpates et la mer d’Aral. Mais la route de Lina Bögli bifurquait vers Aden la poussiéreuse et bientôt elle débarquerait à Colombo pour y déplorer « trop de degrés de chaleur, trop de serpents et trop de mendiants ».
    Au début de son voyage, Lina Bögli est encore une provinciale vite effarouchée, dont les principes et les préjugés marqueront toujours les jugements en dépit d’une évolution perceptible. Il y a un petit soldat chez elle, et de la monitrice de patronage. A plusieurs reprises elle invoque l’exemple des anciens Suisses à la bataille, et pour ce qui est de son modeste sort elle s’en remet au « Père des orphelins », ce Dieu qui présente le considérable avantage, pour une voyageuse, d’être là partout où elle va, jusque chez les mangeurs de chair humaine et les polygames barbus. On remarque chez elle le mélange du paternalisme colonial à l’anglaise et l’attachement plus typiquement helvétique à certaine rectitude travailleuse et certaine réserve décente dont elle relèvera ici et là les manquements les plus choquants.
    Révulsée par la « partie indigène »de Colombo, Lina Bögli trouve « un goût de térébenthine » à la mangue, et les bananes « trop farineuses », qui lui font regretter « les honnêtes pommes, poires et prunes » des vergers de la mère patrie. Sans être du genre à se lamenter, elle laissera cependant filtrer, de loin en loin, un persistant mal du pays. « Ist’s auch schön im fremden Lande/Doch zur Heimat wird es nie » (c’est aussi beau à l’étranger, mais jamais autant qu’au pays), se récite-t-elle comme le font encore maints Helvètes hors de nos frontières. Pourtant, à la différence du touriste moyen de nos jours, Lina Bögli se mêle un peu plus à la vie des pays qu’elle visite, n’était-ce qu’en y travaillant, jusqu’à réaliser parfois de véritables reportages sur le terrain. C’est ainsi qu’elle ne craindra pas de « briser la glace » pour soutirer les confidences de tel vieux Maori, cannibale en retraite, qui finit par lui avouer, remis en appétit par l’insistante curiosité de la jeune femme avide de détails, qu’il goûterait volontiers de sa tendre chair…

    Cette savoureuse partie du récit de Lina Bögli coïncidant avec la distribution des mornes barquettes de blanquette de cuisine d’hôpital du lunch, m’a fait imaginer alors, autre vision cocasse, un Blaise Cendrars cloué pour dix heures dans cette infirmerie volante, ou Charles-Albert Cingria vitupérant l’étroitesse des sièges et refusant de se ceinturer la panse, tous deux fumant des bolides avant de réclamer de l’Absinthe à température stratosphérique. Or nous restions là, bridés comme des poulets, sanglés et surveillés, tandis que Lina Bögli se consacrait à la Jeune Fille australienne en ces années du tournant de siècle où Blaise et Charles-Albert découvraient le monde.

    A son arrivée en Australie, le « vaste jardin » d’Adelaide réjouit d’autant plus Lina Bögli qu’elle n’y découvre « ni cabarets ni bouges ». Le pays a l’air neuf, la jeune fille y est une terre vierge à sarcler. « Chez les races de couleur, notera-t-elle plus tard, le Chinois est l’élève le plus satisfaisant ». Cependant, quittant Sydney après quatre ans de séjour, la diligente institutrice dit regretter surtout « cet être aimable et aimant, pour lequel j’ai travaillé, que j’ai tour à tour grondé et si tendrement aimé, la jeune fille australienne ».

    A Toronto j’allais tomber, le lendemain, sur la réincarnation masculine de Lina Bögli en la personne d’un certain Jack, instituteur trentenaire aux cheveux rouges à la Harry Potter et aux yeux bleu islandais, le regard d’une âme sereine, le geste noble et le discours ardent, racontant à trente mômes de toutes les couleurs, devant un affût de canon jouxtant la vénérable Université, les aventures d’Etienne Brûlé le Français frayant avec l’Indien Missisauga et le suivant jusqu’au lac Huron, devançant les premiers trappeurs québecois.
    « Si vous, enfants, êtes libres aujourd’hui, scandait Jack à l’attention de ses ouailles transies par le vent du nord et presque au garde-à-vous, si nous sommes tous Canadiens aujourd’hui, vous d’Afrique et moi d’Irlande, vous de Chine ou d’Italie et moi du Donegal, vous fils de pêcheurs indonésiens et moi rejeton de maudit gratte-pierre et de fouille-tourbe, si tous ensemble nous sommes devant cet affût c’est parce que ce canon historique a tonné pour Muddy York, dite aussi Hogtown et Toronto la vertu !»
    A l’instant des questions, les sages petites mains se sont levées et Jack, aussi gravement attentionné que l’eût été Lina Bögli, a répondu à chacune et chacun ; et comme je m’étais approché et qu’à mon tour je levai la main, le même Jack m’a mêmement éclairé sans quitter des yeux ses enfants impatients de Tout Savoir ; et le même soir nous nous retrouvions, avec Jack aux yeux clairs, dans ce café de Little Poland où je savais pouvoir trouver certaine vodka au miel propre à nous réchauffer l’âme ; et sous l’effet de celle-là me revint le soupir de Lina justifiant son départ des îles Samoa, qui ne pouvait qu’attendrir Jack le pur.


    Elle fut âpre et bonne, cette première nuit de Toronto, dont mes pairs lettrés du lendemain ne sauraient jamais rien. Elle fut celle aussi de la grande menterie à la Cendrars, mais sans papiers. Elle suivit la déclinaison des points cardinaux chère à Grossvater, mais dans le beau désordre de la poésie qui incite à chanter la neige dans la touffeur d’août et nous ferait évoquer les lagons en titubant au petit matin glacial le long de Yonge Street, tout résolus à marcher de concert jusqu’à Tobermory où nous portaient nos rêves enfantins de goélettes englouties.
    A Jack les larmes sont venues bien avant l’ivresse, quand je lui racontai, reprenant le récit de Lina Bögli par la fin, l’énorme émotion qui saisit l’institutrice à la vision des milliers d’immigrants européens en loques débarquant à Castle Garden et parqués là des semaines durant ; et l’idée vint aussitôt à mon compère de commander un verre spécial à la mémoire de Lina la probable abstinente, les aïeux de Jack ayant précisément rallié le Nouveau Monde en ce début d’été 1902 dont parlait la voyageuse.

    L’ingénuité de Jack me touchait autant que celle de Lina Bögli, et plus encore leur commune curiosité et leur idéaliste ferveur. Ainsi ne m’étais-je pas étonné de l’enthousiasme avec lequel le jeune homme allait accueillir mon récit de la voyageuse enquêtant, à Salt Lake City, auprès des jeunes Suissesses prises au piège des tribus polygames des Mormons, avec l’arrière-pensée d’en dénoncer le pauvre sort, puis découvrant au contraire l’excellence de celui-ci, la haute moralité des patriarches à plusieurs nids et l’édifiante amitié liant entre elle les pieuses épouses.
    Raconte encore, me pressait Jack, comme je l’avais demandé tant de fois à Grossvater, à l’Oncle Fabelhaft ou à Blaise Cendrars. Et c’est ainsi qu’en récits alternés nous avions fait défiler, sur les murs du bouge polonais, les mirages de glace fumante et les nuages de sable roux, Jack modulant le lancinant appel du huard et moi lui répondant par le hoquet du lagopède, Jack m’apprenant qu’en langue indienne chicoutimi signifie « aussi loin que profond » et moi lui révélant alors comment Lina Bögli, tentée par les Samoa, en repoussa finalement la trop suave coupe.

    C’est en février 1897 que Lina Bögli découvre les îles Samoa, figurant aussitôt à ses yeux le paradis terrestre. Mais plus encore que le lieu, ce sont ses habitants, aussi sages et gentils que beaux, qui vont la porter ensuite à l’irrésistible désir de les embrasser tous et de s’installer au milieu d’eux. « Je n’ai jamais eu ma part des plaisirs de la jeunesse » a soupiré Lina dans une de ses lettres à Lisa, et voici que l’image même de la jouvence éternelle lui est donnée par ce peuple paisible et nu, dont la civilité l’émerveille. « Je crois, écrit-elle à ce propos, que les voyages nous dépouillent un peu de notre vanité en nous donnant l’occasion de nous comparer à d’autres nations ou à d’autres races que nous avions jugées inférieures »…


    (Suite dans Journal des lointains, No 1. Revue trimestrielle consacrée aux voyages, éditée par Marc Trillard aux éditions Buchet Chastel)

  • Et les enfants là-dedans ?

    66f5388975f88186226246fa2fce428e.jpgDeux films, 1 Journée de Jacob Berger, et Joshua de George Ratliff, traitent le même thème de la famille fracassée, avec une acuité exacerbée par la présumée candeur des têtes blondes…
    Le poncif de l’innocence enfantine en prend un rude coup, ces jours à Locarno, avec deux films inégalement aboutis mais tous deux intéressants, voire passionnants. Dans les deux cas, l’hypersensibilité affective de très jeunes garçons subissant de plus ou moins grosses cabosses, dans leur famille respective, fait office de révélateur. Ce qui les unit également est une forme nouvelle de connaissance prématurée qui les vieillit, auprès d’adultes au contraire immatures. Si le petit Vlad (Louis Dussol, étonnant de présence), dans 1 Journée de Jacob Berger, reste un tout petit garçon dont certains propos et attitudes frisent d’ailleurs l’invraisemblance, le préadolescent de Joshua (le redoutable Jacob Kogan) est beaucoup plus complexe et inquiétant, rappelant la Marnie de Hitchcock ou les enfants démoniaques d’un Henry James.
    Le nouveau film de Jacob Berger était très attendu, dont la projection sur la Piazza Grande a été perturbée par une pluie battante qu’on retrouve, d’ailleurs, dans les très belles premières séquences d’ 1 Journée, tournées dans les barres à la froide géométrie de Meyrin. La poésie des images et la « musique » des plans est à vrai dire le grand atout de ce film formellement très maîtrisé, qui nous semble pécher en revanche par le coté « téléphoné » de ses situations et de ses symboles récurrents, autant que par la faiblesse de ses dialogues, sempiternel talon d’Achille du cinéma romand.... L’émotion y est en revanche, au fil d’une narration circulaire multipliant les points de vue, et par la présence vibrante de ses personnages plus que par le jeu de leurs relations. Significatif alors : que le personnage de l’enfant Vlad, avec son souci radical de conséquence typique de l’âge tendre, reste l’élément fixe et rédempteur (avec la figure symbolique un peu pesante d’un chien blessé) d’une relation foutue en l’air par ses vieux ados de parents…
    Un thriller éprouvant
    Avec Joshua de George Ratliff, en compétition internationale, on change à vrai dire de catégorie pour rejoindre le « mainstream » américain de grande qualité, sinon par l’originalité de la forme, au moins par l’enchaînement haletant de la narration, l’élaboration psychologique de chaque personnage et la justesse, la profondeur de cette approche d’une famille hautement symbolique de notre société, où la plus simple demande d’amour bute sur une quantité de déséquilibres psychologiques ou sociaux.
    Joshua semble un enfant exceptionnel, à proportion de sa sensibilité, de son talent (il est hyperdoué comme le Vitus de Murer), et de son savoir précoce (il se passionne pour la civilisation égyptienne), mais il reste un enfant déstabilisé par l’arrivée soudaine d’une petite sœur.
    Or Joshua est-il un monstre ? C’est ce que son père finit par croire après que son fils a provoqué l’internement de sa mère et, peut-être, la mort de sa grand-mère très chrétienne ? Cependant rien n’est sûr. « J’essaie de deviner lequel d’entre nous est fou », se demande l’oncle de Joshua. Et c’est la question grave du film : lequel, dans cette société fuyant en avant, lequel d’entre nous est fou ?
    Qu’il réapparaisse ou non au palmarès de Locarno, ce film fera, sans doute, son chemin sur les écrans, comme La vie des autres découvert à Locarno l’an dernier. Sa vérité ne se borne pas à celle qui sort de la bouche de l’enfant : loin de là. Mais son ambivalence troublante est riche de questions…

    1Journée de Jacob Berger vient de recevoir le prix de la mise en scène au Festival de Montréal.