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  • Chineur de beauté

    Les Bâtons de randonnées d’Yves Leclair

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    Passant d’une saison à l’autre au rythme des lunaisons, ce petit livre, à tenir près de soi ou à emporter, offre, au promeneur « autour de sa chambre » ou à l’arpenteur des sentes buissonnières, un viatique substantiel où savoir et saveur se combinent à tout moment. Douze chapitres modulent autant de « ragas », dans la tradition musicale indienne dont chaque séquence correspond à un sentiment ou un moment particuliers, amorcés ici par tel haïku de Taigi  au premier jour de l’an : « On les balaie/puis on les laisse/les feuilles mortes »…

    Yves Leclair, dont on a déjà compulsé le mémorable Manuel de contemplation en montagne (La Table ronde, 2005), est à la fois poète vagabond et grappilleur de pensées, merveilleusement présent au fil de son « inagenda » qui revendique « un bon emploi du temps perdu » en quête de tout l’extra-ordinaire que recèle l’ « ordinaire » des jours. 

    « En guise d’expérience intérieure, je hume, en passant des relents de soupe à la porte d’une maison : vapeurs de poireaux, de pommes de terre. L’esprit chaud des légumes, leurs senteurs, leurs sentiments m’émeuvent, sont mes bâtons d’encens ». Telle est sa « Chine pyrénéenne » à laquelle rien de ce qui est divinement humain n’est étranger.   

    Yves Leclair. Bâtons de randonnées. La Table Ronde, 158p.

  • La sauvagerie du vieux sage

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    Anthony Hopkins réalisateur

    Si le festival de Locarno se pique  de préférer les films aux stars, c’est bel et bien un acteur « culte » qu’on y a rencontré en la personne d’Anthony Hopkins, présent en tant que réalisateur. Son apparition au Palazzo Morettini, après la projection de Slipstream réservée aux journalistes, a drainé ceux-ci en meute, mais c’est sans bluff aucun, aux côtés de Christian Slater, autre grande pointure du cinéma américain associé au film dès sa lecture enthousiaste du scénario, que sir Anthony a éclairé divers aspects de son film qu’on pourrait dire à l’opposé de la production hollywoodienne « mainstream ».
    Cauchemar éveillé, Slipstream apparaît d’abord comme un tableau panique de l’Amérique contemporaine. Tandis qu’une vieille star enfarinée du nom de Bette Lustig (Gena Rowlands) s’apprête à montrer Las Vegas à une amie, un écrivain non moins chenu est impliqué dans une fusillade d’autoroute après qu’un quidam a pété les plombs, comme on dit. Immédiatement recyclée par les médias, la séquence devient un élément d’un film en train de se tourner, dont l’écrivain est l’auteur.
    « Je me suis laissé aller à l’écriture sans trop savoir où j’allais », explique Anthony Hopkins, « m’abandonnant au flux de la conscience. Je sentais depuis longtemps que j’avais des choses à dire et j’ai tenu à les dire dans leur confusion, en me fiant à ce courant obscur. Je tenais aussi à jouer sur les relations subtiles entre réalité et illusions, car je me demande toujours si tout ce que nous vivons n’est pas tissé d’illusions, comme le disait un certain Shakespeare…»
    Dans une suite ultra-rapide de séquences aux plans frénétiques télescopant ou superposant tous les niveaux de la réalité présente ou passée, dont la forme rappelle un peu les enchaînements fusionné de David Lynch ou les collages simultanéistes de Godard, Hopkins brosse un tableau des enfers de la violence et du faux, sous le signe du rêve américain déchu. Mais rien pour autant de cafardeux ni de cérébral dans ce poème apparemment chaotique mais élaboré comme une savante composition musicale, qui tourne à la satire avec l’intrusion de l’action dans l’aire de tournage d’une équipe « secouée » à souhait.
    Lorsqu’on demande à Anthony Hopkins s’il visait Dino de Laurentis dans sa caricature endiablée de tel « produc » ainsi prénommé, le vieil homme au regard malicieux élude autant qu’il se dérobe lorsqu’une question lui est posée sur une allusion à Richard Burton, comme si le sujet de son film était décidément ailleurs.
    « Slipstream est une métaphore de la vie », remarque-t-il ainsi. Et d’évoquer son désir, depuis des années, de tourner un film dont le désert formerait une partie du décor. « C’est en tant que tueur que j’ai découvert le désert », raille encore l’acteur-réalisateur à profil « hannibalesque », « mais le désert m’intéresse surtout comme lieu de spiritualité ». Dans la foulée, on aura remarqué que le nom de l’écrivain du film, Félix Bonhoeffer, fait allusion directe (soulignée par la mise en évidence d’un livre de ce martyr du nazisme) au théologien protestant Dietrich Bonhoeffer...
    Déployant le regard plein de sage effroi d’un Protée artiste (c’est lui-même qui a signé la musique du film, et il est également peintre), Anthony Hopkins a concentré, avec sa formidable équipe d’acteurs, une énergie juvénile étonnante. Il en résulte un film « sauvage », selon le mot de Christian Slater, adouci par la tendresse émanant du couple de Félix et Gina, incarnée par la jeune épouse de sir Anthony, (Stella Arroyave-Hopkins), laquelle l’entourait, à Locarno, de tous ses soins jalousement affectueux…

  • Avis de tsunami en librairie


    7738ed737391cb821b9345cf567650bc.jpg56b90819df6ce94ff9dfd94cfa41c0dd.jpg59877beb602705ca24f46c91d64360a9.jpgRentrée littéraire française 2007

    ou comment sy' retrouver sous la déferlante...

    Une fois de plus, la rentrée littéraire française touche à la pléthore : 727 nouveaux livres, dont 493 romans francophones. Faut-ils s’en réjouir comme d’un signe de vitalité ? C’est ce que prétendent toujours certains éditeurs bien installés à la tête de leur empire, mais ce ne sont pas leurs livres « stars» qui seront noyés dans la masse. L’an dernier, ainsi, le seul succès public des Bienveillantes, de Jonathan Littell, également consacré par deux grands prix (Académie française et Goncourt) a permis à Gallimard d’assurer sa saison. La course aux prix littéraires d’automne, qui peuvent centupler la vente d’un livre, est d’ailleurs le point de mire de cette concentration des publications sur quelques mois, inconnue dans les autres pays d’Europe.
    Et la qualité là-dedans ? Et le lecteur ?
    Dans l’emballement médiatique qui préside au lancement de certains livres, comme ceux de Mazarine Pingeot ou de Yasmina Reza, après le phénomène Houellebecq de l’an dernier, la qualité compte évidemment moins que le battage. Mais il serait faux de l’exclure. Ce qui est sûr en revanche, c’est que nombre de bons livres sont noyés dans la masse. Or il arrive, et plus souvent qu’on ne croit, que lesdits bons livres soient sauvés par le bouche à oreille des libraires et des lecteurs. Le meilleur exemple en est L’Elégance du hérisson de Muriel Barbery, qui a passé le cap des 200.000 exemplaires après avoir été inaperçu lors de la rentrée de 2006.
    D’aucuns prétendent que les livres « stars » aident les autres à survivre. C’est plus que douteux, dans la mesure où les « produits d’appel » bénéficient seuls de prix réduits et monopolisent l’attention. Autant dire que le rôle des « passeurs » est plus important que jamais, qui aident le lecteur à ne pas se noyer à son tour…


    Ainsi, la production éditoriale française donne dans le tir groupé, avec 493 romans francophones sur un total de 727. A défaut d’une révélation comparable à celle des Bienveillantes de Jonathan Littell, l’an dernier, divers « coups » éditoriaux ont déjà été annoncés, à commencer par L’aube le soir ou la nuit, chez Flammarion, où la dramaturge-star Yasmina Reza raconte « son » Sarkozy. Déjà pimenté par une polémique sous prétexte de « plagiat psychique», Tom est mort de Marie Darrieussecq, publié par P.O.L., devrait lui aussi « cartonner » vite fait, de même que le nouveau récit japonisant d’  Amélie Nothomb paru chez Albin Michel sous le titre de Ni d’Eve ni d’Adam. Au rayon messieurs de la célébrité, Philippe Sollers nous revient avec ses mémoires sous le titre d’Un vrai roman, chez Plon, alors que sont annoncés, pour un peu plus tard, de nouveaux livres de Daniel Pennac (Chagrin d’école, chez Gallimard) , Pascal Quignard (La nuit sexuelle, chez Verdier) et Patrick Modiano (Dans le café de la jeunesse perdue, chez Gallimard).
    Dans le peloton des auteurs plus ou moins chevronnés, quatre dames qui n’ont rien de bas-bleus se (re)pointent au portillon : Lydie Salvayre avec Portrait de l’écrivain en animal domestique, au Seuil, où l’on assiste à un jeu entre littérature et pouvoir qui rappelle celui de Reza ; Alina Reyes, au Rocher, dont la Forêt profonde exhale la confession lyrique et virulente d’une amoureuse désespérée errant dans un monde en ruines; Linda Lê, elle aussi très incisive dans In Memoriam, chez Bourgois, où le portrait d’une femme suicidée se trouve retracé post mortem par l’un des deux frères qu’elle a aimés, et la Mauricienne « genevoise » Ananda Devi, accueillie dans la « blanche » de Gallimard avec Indian Tango, beau roman évoquant les tribulations d’une quinquagénaire bousculée entre passé et présent à l’unisson de la ville de Delhi.
    Autre retour en lice d’un « renaudoté » peut-être « goncourtisable », à savoir Philippe Claudel avec Le Rapport de Brodeck, chez Stock, où l’auteur des Ames grises passe de la Première à la Deuxième Guerre mondiale. L’histoire est également revisitée par Antoine Volodine, mais de façon plus follement imaginative, dans les Songes de Mevlido, au Seuil, où le romancier poursuit sa construction d’un univers parallèle poético-politique dans un vrai pavé (461p.). Comme le précédent, Eric Reinhardt, se déploie largement (près de 600 pages) avec Cendrillon, autofiction ambitieuse d’un quidam à transformations.
    bac3f24ad61f8c01f95c994ae587099f.jpgEntre tant d’autres ( !), signalons enfin cinq « outsiders » à recommander : Canapé rouge de Michèle Lesbre, roman intimiste de deux bonnes dames complices, publié par Sabine Wespieser et déjà encensé par les très attentifs libraires français (ceux-là même qui ont consacré L’élégance du hérisson de Muriel Barbery), et le premier roman d’ Alizé Meurisse, Pâle sang bleu, chez Allia, qui nous plonge dans l’univers « djeune »; ou encore, nos propres coups de cœur inconditionnels : La Symphonie du loup, chez Corti, du Roumain lausannois Marius Daniel Popescu, superbe récit autobiographique sur lequel nous reviendrons sous peu ; la chronique fraternelle et très savoureuse de la Résistance française des maquis du Sud-Est, dans le libertaire Insurgés d’ Alain Dugrand, chez Fayard ; et l’admirable roman choral de l’écrivain wallon François Emmanuel, paru au Seuil sous le titre de Regarde la vague et représentant, à nos yeux, l’honneur de la littérature survivante d’émotion et de style dans le bruit du monde…


    Des étrangers frères de « patries imaginaires »
    Les livres qui nous semblent réellement importants, en cette rentrée, nous arrivent le plus souvent des quatre coins du monde, et le premier à nous replonger immédiatement dans le grand souffle de la littérature est un très impressionnant roman du Russe Mikhaïl Chichkine, Le Cheveu de Vénus, dont le narrateur est traducteur au service d’accueil des requérants d’asile, à Zurich, les confessions et autres affabulations qu’il recueille se mêlant à la rumeur du monde et des siècles au gré d’une fiction magistrale.
    a967304594825bbce23d96406377e86f.jpgUn souffle impérieux se dégage aussi de la lecture de Zoli, où l’Américain Colum McCann, auteur des Saisons de la nuit et du Chant du coyote, notamment, se lance dans la chronique épique et émouvante d’une vie de femme recoupant la tragédie européenne, entre les années 30 et nos jours. Trois autres revenants des States se pressent dans la foulée : Jonathan Franzen avec La Zone d’inconfort, à L’Olivier, constituant un autoportrait d’un rejeton de la classe moyenne américaine en apprentissage existentiel dans les seventies ; William T. Vollman, toujours aussi prolixe, dans Central Europe, chez Actes Sud, qui traverse le XXe siècle européen au fil d’une trentaine de récits entremêlés ; et Mark Z. Danielewski, dont on se rappelle l’expérimentale Maison des feuilles, qui remet « ça » dans O Révolutions, chez Denoël.
    Au chapitre des retrouvailles, nous ne ferons que signaler en passant de nouveaux romans de l’Anglaise Doris Lessing (Un enfant de l’amour, chez Flammarion), de l’Américain Norman Mailer (Un château en forêt, biographie romancée d’Hitler, chez Plon), du Canadien Michael Ondaatje (Divisadero, à L’Olivier), de l’Irlandais Joseph O’Connor (Redemption Falls, chez Phébus) , de l’Italien Alessandro Baricco (Cette Histoire-là, chez Gallimard) ainsi que le récit autobiographique attendu de Günter Grass, Pelures d’oignon, au Seuil.
    Nouvelle venue en revanche : voici Marisha Pessl et La Physique des catastrophes, chez Gallimard, évoquant la société de consommation américaine vue par une lycéenne endiablée non moins qu’entichée de son paternel…
    La cour est loin d’être pleine, mais achevons sur l’annonce du vingtième roman traduit de John le Carré (Le chant de la mission, au Seuil) et, en attendant la prochaine déferlante de mars 2008, du déjà fameux Un Homme de Philip Roth, en novembre chez Gallimard…

    Trois Suisses sur Seine

    1461782787aa3cebeadb687b189e5541.jpgJean-François Haas, Dans la gueule de la baleine guerre. Seuil, 374p.
    Le premier roman du Fribourgeois Jean-François Haas a été envoyé aux éditions du Seuil par la poste, selon l’expression consacrée, dont il constitue l’un des titres les plus singuliers de la rentrée, par ailleurs substantielle. Remarquable par son travail de malaxage de la langue, qui ne va pas toujours sans difficulté de lecture, Dans la gueule de la baleine guerre est une impressionnante traversée de la Deuxième Guerre mondiale, dans la mêlée germano-russe où sont impliqués trois braves jeunes gens civilisés. L’un des deux rescapés raconte…

    Metin Arditi, La fille des Louganis. Actes Sud, 245p.
    Metin Arditi se sent bien en Grèce, et plus précisément dans la petite île de Spetses où il a situé l’intrigue de son nouveau roman, qui s’ouvre sur ce qui semble un accident et cache à la fois un crime et un suicide, fatal aux deux frères Spiros et Nikos Louganis. Cette tragédie initiale pèse sur la destinée de Pavlina, autant que le legs d’une faute commise par sa mère. A cela s’ajoute un autre coup du sort, qui aura pour elle de plus lourdes conséquences, et que le lecteur découvrira lui-même dans ce roman de la filiation et de l’arrachement.

    6bbb6efb733a62daef7715aa65ce3b19.jpgDaniel de Roulet, Kamikaze Mozart. Buchet-Chastel,
    Quel fil rouge peut-il bien conduire de Californie, en 1939, à Lucens dans le canton de Vaud, en 1968, en passant par le Japon des kamikazes ? C’est ce que découvrira le lecteur du nouveau roman de Daniel de Roulet, qui nous emmène assez loin des sentiers battus par la littérature romande ordinaire. Documenté, à commencer par son aperçu du sort des Japonais aux States, et militant en filigrane, ce « reportage » romanesque intéresse essentiellement par ses thèmes et ses aperçus historiques.


    Ces articles ont paru dans l’édition de 24Heures du 28 août 2007

  • Les anges ont encore des ailes

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    Michel Piccoli et Marie Kremer 

    Michel Piccoli et Mylène Demongeot irradient d’humanité dans Sous les toits de Paris du réalisateur Hiner Saleem.  

    Locarno, le 10 août 2007. - « Le cinéma ne mourra pas tant qu’il y aura des fous de l’espèce d’Hiner Saleem », déclarait hier Michel Piccoli après la présentation, en première mondiale, d’un film d’une grande beauté et d’une infinie tendresse, qui a cela de particulier d’être extrêmement taiseux, son dialogue se réduisant à peu près à une vingtaine de répliques...

    « A vrai dire, poursuivait le grand comédien, qui recevra aujourd’hui l’Excellence Award pour sa carrière, il ne m’est arrivé que deux fois, dans ma carrière, d’avoir un rôle aussi silencieux, la première avec Marco Ferreri, dans Dillinger est mort, et cette fois à un point réellement extrême. Mais j’aime les extrêmes. J’aime faire mon métier en restant, ainsi, extrêmement discret par rapport au réalisateur. Ce qui n’empêche pas l’autre extrême d’un engagement absolu, accordé à la folie et au délire de l’œuvre. J’ai horreur des petites comédies dénudées. Même si je ne voyais pas au début ce que voulait dire Hiner, je me suis adapté en toute confiance à sa demande, comme j’ai cherché à m’exprimer en consonance avec les lumières du film. On ne joue pas en effet de jour comme de nuit. Et là, nous étions aux mains d’un couple diabloique, avec Hiner et son chef opérateur Andreas Sinanos… »

    La lumière est en effet essentielle dans ce superbe poème cinématographique, construit comme une sorte de tableau labyrinthique jouant essentiellement sur l’émotion à fleur de peau, la sensation liée à la présence très physique des comédiens et sur la musique des images et de la bande sonore. 

    La poésie de Sous les toits de Paris n’a rien du chromo « bohème », ni rien non plus du cliché misérabiliste en dépit de son scénario. Marcel (Michel Piccoli) est un vieil homme délaissé par son fils Vincent, vivant dans les combles d’un immeuble parisien à côté de son ami Amar (Maurice Bénichou) qui ne rêve, lui, que de rentrer dans son pays. Malgré la sollicitude de Thèrèse (Mylène Demongeot), serveuse sexagénaire dans un bistrot de quartier, et le lien qu’il noue avec sa jeune voisine (Marie Kremer) après que l’ami de celle-ci a été terrassé par une overdose, Marcel « baisse » et c’est comme un chien malade qu’il finira dans sa soupente, après un été de canicule, de terribles orages et le retour du froid.

    Ainsi que le remarquait Mylène Demongeot, ce film radical a nécessité, de la part des acteurs, une totale remise en question de leurs acquis. « Nous avons vraiment fait du cinéma. C’est la première fois que cela m’arrive comme ça. J’ai eu le sentiment que j’avais à descendre au fond de moi-même avant de pouvoir ouvrir mon âme»…

    Quant au dessein du film, le réalisateur l’explique par son regard d’Oriental sur notre société. Kurde d’origine établi à Paris, Hiner Saleem a été frappé de découvrir, dans notre monde civilisé, des vieux abandonnés par leur famille, mais également des jeunes réduits à la solitude. A contrario, la relation qui se noue entre Marcel, en fin de vie, et la jeune fille incarnée par Marie Kremer (tout à fait remarquable elle aussi), diffuse une lumière qui adoucit la déchéance  presque insoutenable du vieil homme auquel son amie Thérèse offre par ailleurs une dernière balade à travers son cher Paris. Aussi éloigné de la sociologie que du pamphlet, Hiner Saleem touche pourtant à de multiples aspects du mal-être social dans Sous les toits de Paris. Par sa simplicité apparente (qui ne va pas sans une extrême densité d’observation), son empathie et sa beauté, ce film dans lequel il faut se laisser couler sous peine d’ennui (car il semble ne rien s’y passer) rappelle à la fois les épures d’un Alain Cavalier et la profonde sensibilité d’un Yasujiro Ozu, grand maître de la parole silencieuse…

  • La parole aux sans-mots

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    L’Adieu au Nord de Pascale Kramer

    Les mots ne disent qu’une partie de ce que nous ressentons, et souvent un regard ou un geste, un frémissement des traits du visage ou un mouvement du corps expriment bien plus, corrigent ou même contredisent ce qui est affirmé par la parole. On le voit à merveille dans le dernier film d’Ingmar Bergman, Saraband, où l’essentiel est exprimé en deça ou au-delà des mots, avec une incomparable porosité.
    Or il est certains écrivains qui, plus que d’autres, parviennent à ressaisir cette langue-geste ou cet infra-langage, comme il en va de la romancière Pascale Kramer, notamment dans ses trois derniers romans marquant, par ailleurs, une constante et remarquable progression. Entrée en littérature il y a une vingtaine d’années, et désormais établie à Paris, Pascale Kramer (née en 1961) a développé un univers très particulier, mélange de réalité triviale et d’âpre poésie, où des personnages souvent immatures se débattent maladroitement, incapables de formuler ce qu’ils ressentent. Très curieusement, ils « parlent » bel et bien au fil du récit, mais sans recours à aucun dialogue ni aucun discours indirect. Leurs expressions, leurs postures, leurs gestes, leurs attitudes, leurs réactions suffisent à « raconter » ce qu’ils vivent, un peu comme dans les « romans de l’homme » de Georges Simenon où le plus est suggéré avec le moins. On pense d’ailleurs au Coup-de-vague, mémorable roman de Simenon évoquant également la campagne marine, en lisant L’Adieu au Nord dont le décor, une cressonnière où s’activent quatre hommes plutôt rugueux, compte beaucoup dans l’atmosphère du roman, entre le ciel bas et l’eau liquide.
    Autour de la ferme de Jean, en couple solide avec Annie, se croisent trois hommes (Serge le plus dur, le trouble Sven et Alain qu’agite le désir de sexe et d’amour) et deux très jeunes filles soudées par une sorte de complicité agressive, Patricia la femme-enfant et Luce la sauvageonne qu’on dit « destinée au viol ». Mâles et femelles se reluquent. Une fille battue par son père se donnera peut-être par vengeance avec le même pressentiment d’un gâchis que le jeune homme qui la « saute » une première fois en rut pantelant, peu sûr de l’aimer vraiment et la suivant pourtant lorsqu’elle fuit en Irlande, pour un misérable séjour dont un enfant devrait naître à leur retour – dernière tuile ou rai de bonheur dans le noir couloir ? Et voilà se dit-on : c’est la vie, et peut-être bonne après tout ? Mais les mots hésitent à tout moment, entre les coups affolés de l’homme et les ruses de la mère portant en elle cette nouvelle vie, et l’irrémédiable redouté est-il si sûr ?
    Raconter L’adieu au Nord n’a guère de sens, qui nous touche par immersion sensible et nous hante longtemps après lecture. Tout semble très mal parti pour Alain et Patricia et pourtant la romancière nous les rend aussi proches, en leur fragilité criseuse, que tous les personnages de son théâtre émotionnel, dont le « sentiment de perdition » ne mène pas à la désespérance mais à une requalification sans pathos (et sans mots) de la simple vie.
    Pascale Kramer. L’adieu au nord. Mercure de France, 227p.

  • Un livre par jour

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    Ici je proposerai, un jour après l’autre, une nouvelle idée de lecture ou de relecture.

    En toute subjectivité, j’y présenterai tel ou tel livre qui vient de paraître ou tel autre qu’on m’a fait découvrir, comme souvent cela se passe.

    Pas plus tard qu’hier, ainsi, j’ai commencé de lire un livre que Pierre-Yves Borgeaud, rencontré au festival de Locarno à l’occasion de la présentation de Retour à Gorée, son superbe nouveau film (à découvrir absolument, ces jours, sur les écrans romands), m’avait recommandé chaleureusement : Au dos des images, de Luc Dardenne.

    Passionnant journal d’un des deux frangins cinéastes, tenu entre 2001 et 2005, ce livre contient également les scénarios de deux de leurs films récents : Le fils et L’enfant.

    Voilà ce que j’y ai relevé pour commencer, qui recoupe exactement mon propre sentiment général devant le cinéma d’aujourd’hui : « L’impression que beaucoup de films sont des mises en images et musique d’une mécanique dramatique de plus en plus triviale, platement évidente, sans ombre sinon celle calculée par le concepteur-gestionnaire afin de maintenir en alerte le consommateur ».

    S’il reste intraitable par rapport à cette tendance au « feuilleton universel », Luc Dardenne n’en répond pas moins aux grincheux qui prétendent que plus rien ne se fait dans le cinéma actuel - n’est-ce pas Freddy Buache, et n'est-ce pas Jean-Luc Godard  ?

    « De toute façon tout a déjà été fait et mieux que ce que nous pourrions jamais faire. Ils ont raison, ces anciens et nouveaux cinéastes qui annoncent la mort du cinéma, qui commentent son enterrement. Ils ont raison. Eh bien justement ! C’est parce qu’ils ont raison qu’ils nous poussent à les contredire, à croire, mon frère et moi, que nous pouvons encore filmer, inventer, faire quelque chose de nouveau. La camera oscura n’est pas une chambre mortuaire où veiller le corps du disparu. Objet perdu pour toujours ! Objet que jamais nous ne retrouverons ! On s’en fout ! Ne nous laissons pas prendre par leur mélancolie ! Recrachons la bile noire ! Que les morts enterrent les morts ! Vivre ! Vivre le cinéma qui vient ! A nous d’être à la hauteur »…

    On pourrait dire la même chose de la littérature actuelle, donnée pour morte et enterrée par d’aucuns. Que les morts enterrent les morts ! Vivre ! Vivre la littérature qui vient !

    Livre du jour : Luc Dardenne. Au dos de nos images 1991-2005. Seuil, la Librairie du XXe siècle, 322p.

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  • Le Dantec nouveau

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    Lecture intégrale d’ Artefact. Notes.


    DANTEC Maurice G. Artefact. Machines à écrire 1.0. Albin Michel, 565p.

    Vers le nord du ciel

    - Exergue d’Ernest Hello : « Le monde est un désert où la foule va et vient ».
    - 1. La Tour.
    - Le narrateur dit être né ce matin à 8h46.
    - Mourant et naissant en même temps.
    - Dans un « endroit unique au monde ».
    - Il est « un peu plus qu’un être humain ».
    - D’origine aussi inconnue que ses destinations.
    - Sachant que les Temps viennent.
    - Il sait tout ce qui advient.
    - Est chargé d’une Mission.
    - Le rythme du récit a quelque que chose de la scansion biblique.
    - Il naît dans le hall de la firme juridique.
    - Au centre du centre-monde.
    - Qui n’est autre que le World Trade Center, à 8h.46, au 90e étage.
    - Il naît à sa nouvelle vie au moment où l’avion percute la Tour nord.
    - Le choc et le fracas sont évoqués avec beaucoup de force.
    - Il sait déjà ce qui va se passer.
    - L’événement va déclencher une guerre sans précédent.
    - Il vient du Vaisseau-Mère, auquel sa Mission le lie.
    - Mais il a déjà décidé de vivre sa liberté.
    - Ce qui se passe dans la Tour nord est une « condensation verticale de l’enfer ».
    - S’il a déjà connaissance des faits à venir, il ignore ce que lui-même va faire.
    - Il pressent que la catastrophe va révéler quelque chose.
    - « Je viens de naître au milieu de l’Enfer, je viens de naître au milieu du monde des Hommes ».

    - 2. Celle de l’étage 91.

    - Dans la Tour noir, le plein jour devient ténèbres.
    - On apprend qu’il a observé l’humanité pendant des siècles.
    - Il est Observateur.
    - Et décidé à braver tout déterminisme.
    - Pense que le sacrifice en vaut la peine.
    - Il va s’incarner pour la dernière fois.
    - Constate que l’événement marque le début du XXIe siècle.
    - L’humanité est devenue idolâtre d’elle-même.
    - Et voici qu’il entend une voix de petite fille.
    - Pressent alors qu’il est venu pour cette enfant.
    - La rejoint et la charge sur son dos.
    - Il sait déjà que 1366 personnes auront été bloquées dans le WTC-1.
    - Et se met à descendre. Sait qu’il a eu de temps avant l’effondrement de la tour, après la tour sud.
    - Il entend vaincre les nombres.
    - Et commence alors la descente effrénée.
    - A remarqué que la petite portait une croix huguenote.
    - Observe l’humanité depuis plus de mille ans.
    - « En fait, je suis le futur de votre espèce ». (p.35)
    - Il voit dans la nuit et saura dévaler les étages en mettant à profit certaines facultés extra-terrestres.
    - Il est au 40e étage lorsque la Tour sud s’effondre.

    - 3. Nuit et brouillard
    - Le chaos est bien rendu.
    - « il y a un train géant qui descend des cieux ».
    - Le récit est à la fois statique et très dynamique, limpide et très évocateur.
    - Ils arrivent dans le chaos du parterre, alors que la Tour nord commence de s’effondrer à son tour.

    - 4. Là où les rues portent 3000 noms.
    - Tandis qu’il fuit avec la petite fille, des hommes en costumes sombres quadrillent le parterre. L’un deux le repère. Que fait-il avec cette petite fille ?
    - Il la présente comme la fille du sénateur du Wyoming.
    - Etrangeté et menace bien rendues.
    - Et la Tour nord s’effondre.
    - Il se sauve avec la petite fille, auquel il fait boire le contenu d’une fiasque de whisky relique d’une de ses vies passées, durant la guerre des Boers…

    - 5. Cities on flame with rock’n’roll
    - Ils se retrouvent dans Manhattan.
    - Il l’emporte vers son domicile du sud du Village
    - Fuit le Ground Zero de la société-monde.
    - Plus une société : un champ de bataille.
    - Parvient à sa maison-piège.
    - Aux installations sophistiquées.
    - Où il prépare une salle d’op pour soigner l’enfant.
    - Qui s’appelle Lucy. Ben voyons. Skybridge. Naturally.
    - Il se prépare à un séjour ultérieur au Canada.
    - Il avait d’ailleurs tout prévu, sauf la môme.
    - Revoit la journée sur CNN.

    6. L'observatoire du monde humain
    - Il repasse ses souvenirs depuis la prise de Saint-Jean d’Acre.
    - Considère ses livres. 1003 écrits par lui, et 5000 autres.
    - Il a commencé à écrire en 998.
    - Il est devenu un authentique spécialiste du simulacre humain.
    - Au XXe siècle, il a fait tous les métiers.
    - Il a vécu une petite dizaine d’années dans la maison de New York.
    - L’intendance des Observateurs est assurée par les Truqueurs. Des sortes d’anges gardiens.
    - « L’Amérique est la première civilisation a avoir vécu à la vitesse de la lumière. Elle est probablement la civilisation qui mourra le plus vite ». (p.75)
    - Lui-même est devenu un super-Américain.
    - Les Observateur ne vieillissent pas.
    - Ou presque pas.
    - La petite fille remarque que son sauveteur a une drôle de façon de se dédoubler.
    - Il sait que la mère de la petite a cramé.
    - Elle lui apprend que son père les a abandonnées, sa mère et elle.
    - Un climat étrange, avec quelque chose d’ingénu dans le récit.

    - 7. Me and my black box
    - Il annonce à la petite fille qu’ils vont partir.
    - Elle accepte de le suivre.
    - Lui fait jurer de ne pas s’aventurer hors de la maison pendant qu’il prépare le voyage.
    - On ne sait pas qui est réellement la petite.
    - Il évoque sa bibliothèque et les morts de Ground Zero
    - 8. Un peu au nord du désastre.
    - Les Truqueurs lui bricolent une nouvelle identité.
    - Qui lui permettra de passer la frontière.
    - Se retrouve dans les Appalaches.
    - Sur la route (on the Road) il sent l’onde du bonheur le traverser.
    - Ils arrivent dans la petite maison dans la prairie, yes sir.
    - Tous deux sont sortis de l’humanité, mais l’humanité est entrée en eux dans le même temps.
    - Il a vécu mille ans et de nombreuses vies, dont quelques mariages, mais jamais il n’a procréé.
    - Les Observateurs n’en ont pas la permission.
    - En cas de transgression, les Contrôleurs sévissent.
    - N’empêche, il pense maintenant « famille ».
    - Beau début d’un récit étrangement épuré, nouveau départ après Grande Jonction, instaurant un rapport très singulier avec le temps et la fiction… (A suivre)

  • Peindre l'eau du désert

     

    1c572093d0f0c36c4faa55da2811bda3.jpgNotes pratiques

    Ce qu’il faut évidemment, pour peindre l’eau du désert, c’est apprendre à en voir chaque goutte de sable et ensuite les mettre ensemble sur la toile, ça c’est le conseil de papa : il faut. « Le matin, quand on est abeille, pas d’histoire, faut aller travailler », notait pour sa part l’oncle Michaux.
    Donc j’essaie depuis deux jours de peindre du sable et de l’eau et le grain du ciel d’un bord de grève où deux enfants jouent. J’en avais tiré une espèce de petit poème de rien du tout en trois minutes, le Number One de mes Œuvres poétiques complètes, qui en comptent sept à ce jour.
    Voici le poème en question :


    Petites filles à la mer
    Dans les herbes hautes, on voit leurs chapeaux
    de paille claire, avec des rubans ;
    elles se dandinent un peu
    sur la dune molle ;
    on les sent légères :
    il s’en faut de peu qu’elles ne décollent
    de l’arête soufflée par le vent ;
    puis elles disparaissent un instant,
    puis on les revoit, plus menues –
    entre-temps elles ont pressé le pas ;
    tout en bas la mer brasse et remue
    son pédiluve à grand fracas ;
    mais elles connaissent,
    ça ne les impressionne pas :
    elles y vont tout droit, juste pour voir,
    si c’est si froid qu’on dit ;
    elles sont jolies,
    dans la lumière belle ;
    il n’y a qu’elles
    sur le sable gris.


    Cela pour le sentiment. Mais peindre la chose est une autre affaire, j’entends : peindre le sable et la lumière du sable, peindre le détail des choses sans s’y arrêter, peindre la couleur de chaque grain de lumière et que tout ça bouge ensemble et chante la moindre, peindre avec cette petite notation des carnets de Bonnard en point de mire : « Que le sentiment intérieur de la beauté se rencontre avec la nature, c’est ça le point ». Monsieur Bonnard qui écrit en 1946 au milieu de l’Europe en ruine: «Il ne s’agit pas de peindre la vie, il s’agit de rendre vivante la peinture ». Ou ceci : « Celui qui chante n’est pas toujours heureux », qui me rappelle le chapitre de Tzvetan Todorov consacré à Rilke, mal fichu à vie, recevant de Rodin le premier conseil: de ne faire que travailler, et le second conseil de Cézanne ensuite : de travailler sans discontinuer.
    Les carnets de Monsieur Bonnard, c’est du matin au soir et tous les jours, guerre ou pas guerre. D’ailleurs en 1945, voilà ce qu’il trouve à peindre au lieu d’un hymne à la Paix ou à la Liberté : des baigneurs au soleil couchant. Le sable du premier plan est jaune chiné de vert céladon et de rose pompon avec plein de blanc comme le décrit scientifiquement le bon Théodore Monod du Musée de l’Homme de retour du désert. La mer est faite de cent bleus et de cent verts friselés d’écume, et le ciel au-dessus est une fusion de mauves orangés sur fond d’ocre sable comme si le ciel était un peu le reflet suspendu du sable du rivage. Et là au milieu fulgurent une douzaine de taches d’or orangé humain visiblement insouciantes des séquelles de la guerre. Et Monsieur Bonnard de noter sur son carnet, mais c’était en 1939 : « A l’instant où l’on dit qu’on est heureux, on ne l’est plus ».
    C’est le relatif de l’absolu que Rilke a bien connu. Monsieur Bonnard note encore : « Mallarmé / La recherche de l’absolu ». Et lui aussi est de l’aventure, Monsieur Bonnard, malgré son air placide, vaguement égaré, l’air aux abonnés absents mais pas du tout : abeille pointeuse dès le matin.
    Tout le reste il n’y a que la peinture qui le dit. La pensée de la peinture ne se pense qu’en regardant ce qui n'a été pensé que par la peinture, disait à peu près Merleau-Ponty à propos de Cézanne. Et ça continue.
    A la fenêtre de ce matin le noir est une couleur et nous sommes, salut Kerouac de notre jeunesse éternelle, on the road again. Encore une journée divine, disait la Winnie du vieux Sam, et même si ça ne se voit pas à l'instant ça y est presque. Sur son nuancier Monsieur Bonnard détaillait tel jour froid de beau temps comme il s'en prépare un rude à l'instant: Violet dans les gris. /Vermillon dans les ombres orangées, sauf qu'ici dans la neige ce sera plutôt du mauve dans les blancs crayeux et du bleu d'eau de fonte dans la terre d'ombre... 

    W.Turner, aquarelle.

  • Nothomb nippon bis

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    Ni d’Eve ni d’Adam, le nouveau récit d’Amélie Nothomb, pourrait être dit la face claire de Stupeur et tremblements. De fait, il y est question, à la même époque où la jeune femme revint au Japon de son enfance pour s’y casser les dents sur l’Entreprise japonaise, d’une idylle qu’elle vécut avec un jeune Rinri, auquel elle entreprit d’enseigner notre langue.

    « Le moyen le plus efficace d’apprendre le japonais me parut d’enseigner le français » est d’ailleurs l’incipit de cet assez épatant récit autobiographique promis, n’en doutons pas, au même succès que celui de Stupeur et tremblements. Le ton en est en effet d’une vivacité renouvelée, les observations sur le Japon et les Japonais sont à la fois pertinentes et souvent drôles, et puis cette histoire d’amour entre deux jeunes gens et deux cultures est d’une fraîcheur cocasse, tendre et vaguement sardonique, où apparaît une nouvelle facette « privée » de cette chère Amélie qui aime volontiers mais sans se laisser prendre au piège du sentimentalisme peu japonais (croit-on) du jeune Rinri pleurant depuis sa tendre enfance de mal s’adapter à la compétition militaire de ses parents et collatéraux, impatient en outre d’épouser l’intelligente Belge. Dans la foulée, nous rencontrons les aïeux dudit Rinri, vieillards dont la loufoquerie infantile semble caractéristique du retour du refoulé chez les tout vieux Nippons. Tout cela pourrait n’être qu’un sémillant jabotage, et pourtant il y a toujours de la bonne substance à recueillir dans les livres d’Amélie Nothomb, même s’ils nous laissent presque à tout coup sur une petite faim à compenser au sushi voisin.

     

    Le livre du jour : Amélie Nothomb, Ni d’Eve ni d’Adam. Albin Michel, 244p.

     

  • L'humeur vagabonde de Charles Sigel




    L’exercice de la chronique, et notamment sur les ondes volatiles de la radio, n’est souvent qu’une gorgée de paroles et de pensées, d’impressions momentanées ou d’opinions de circonstance ; « un petit morceau de temps », précise Charles Sigel, « sitôt trouvé, sitôt perdu ».



    Il suffit cependant d’une présence personnelle, d’un regard et d’une voix, d’une manière à soi de capter l’air du temps et d’un ton, d’un style propres à restituer le sel des jours, pour que la chronique devienne un art, et c’est la constatation qui s’impose à la lecture des billets de Charles Sigel réunis dans Le zist et le zest, constituant un choix d’une quarantaine de ses deux-cent cinquante salutations matinales du lundi sur Radio suisse romande Espace 2, à huit heures moins un quart : autant de « minutes heureuses », selon le mot de Georges Haldas emprunté à Baudelaire, autant d’instants précieux débourbés du tout-venant quotidien.



    Celui-ci est parfois, même le plus souvent, bien gris. Mais le gris est aussi une couleur. Le gris Simenon, mouillé de pluie, est également un confort. C’est que l’être humain, ce drôle d’animal à l’âme compliquée, éprouve « du plaisir à être triste ». Charles Sigel précise avec un bon sourire : « L’homme adore le changement, mais voudrait que ce soit toujours pareil. Il est très content de vivre à une époque comme celle-ci, effervescente, épatante, éruptive, épuisante, mais il cultive sa nostalgie. Il fréquente des brocantes où il achète de vieilles marmites, des tables de toilette à plateau de marbre, des photos d’ancêtres qui ne sont pas les siens, dans des cadres ovales. Des armoires normandes de style basque, du poisson de la semaine dernière»…



    On aura noté le ton et le rythme de ces phrases : d’un véritable écrivain, du côté d’Alexandre Vialatte, d’ailleurs cité diverses fois, dont Charles Sigel, natif de Lyon et habitant juste en face de chez nous, à Thonon-les-Bains, partage le décentrage du regard, la distance quand il le faut, mais aussi l’adhésion généreuse et la curiosité omnivore, la tenue et le bon naturel provincial, le savoir et le goût des saveurs qui, dans une civilisation complète, situent chaque chose à sa place.



    Le chroniqueur parle de tout parce que le monde est fait de tout : de Sagan qui disparaît après avoir filé comme une étoile, « une sorte de James Dean, maigrichonne, bafouillante, subtile, providentielle » avec un « côté Mauriac », sur lequel le chroniqueur bifurque tout à trac, citant une phrase de l’écrivain « feutré, invisiblement audacieux », taxé justement de « vieille corneille élégiaque », dans un de ses bloc-notes où il parlait de La Mouette de Tchekhov : « Non, l’homme n’est pas naturellement bon ; il est avare, dur, vaniteux, sensuel, égoïste et lâche, mais dans ce théâtre une profonde nappe de tendresse et de douleur relie tous les êtres ».

    Cette phrase de Mauriac, Charles Sigel ou Vialatte auraient pu l’écrire, le théâtre de Tchekhov est le théâtre du monde et cette « nappe de tendresse et de douleur » se retrouve dans Le zist et le zest.



    Ainsi qu’il parle, à la retraite d’Yves Saint-Laurent, de ce que signifie au fond la mode et ses « fantômes esthétiques » mimant « une sorte de musique de l’être », de l’image que se fait telle petite fille irakienne des Américains ou de ce qu’a représenté le 11 septembre « en réalité », de la grâce du chanteur Hugues Cuenod ou de la disparition annoncée de 3000 langues en ce nouveau siècle, de l’humanité voguant entre Big Bang et 31 décembre prochain, des derniers perroquets Kakapos (86 individus), de la nuit silencieuse de Florence, de la beauté des femmes, d’une petite maison de notre enfance à tous appelée La Capite, de notre cher passé et de notre exciting futur, de Proust ou de pauvres réfugiés rejetés sur nos rivages, Charles Sigel fait-il œuvre à sa façon de poète, en cela qu’il enlumine, par ses propos à la fois si modestes en apparence et si pénétrants, pleins d’urbanité et d’humanité, tantôt malicieux et tantôt nimbés de mélancolie, les heures dures et douces de notre temps humain.



    Charles Sigel, Le zist et le zest. Editions Zoé, 171p.



    Charles Sigel, homme de très grande culture et de rare qualité d'écoute, anime tous les dimanches après-midi, sur Radio Suisse Romande Espace 2, une émission tout à fait remarquable, intitulée Comme il vous plaira. Le principe de l'émission consiste en un entretien de deux heures de temps (!), durant lequel sont diffusés des morceaux de musique choisis par l'invité. Ce dimanche 19 août: promenade à travers Venise avec la musicologue Sylvie Mamy, spécialiste d'opéra italien à qui rien de ce qui touche aux castrats napolitains n'échappe...



    Charles Sigel est également l'auteur d'une autre émission passionnante, le samedi matin à 10h., sur RSR La 1e, intitulée L'humeur vagabonde. Il y raconte actuellement Alma Mahler, la fiancée du vent. Troisième épisode samedi prochain. 

  • La bonne foi de Guillebaud

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      Selon Jean-Claude Guillebaud, se dire chrétien serait aujourd’hui plus gênant, en France, et plus particulièrement dans le milieu intellectuel et médiatique, que se déclarer homosexuel ou échangiste. Cette nouvelle forme d’intolérance, faisant l’impasse sur l’acquis inestimable de vingt siècles de judéo-christianisme pour lui substituer l’équation chrétien=ringard,  lui a inspiré une colère qui ne reposait même pas sur une conviction personnelle inébranlable :    « Je ne suis pas sûr d’avoir intimement la foi », écrit Guillebaud dans Comment je suis redevenu chrétien, « mais je crois profondément que le message évangélique garde une valeur fondatrice pour les hommes de ce temps. Y compris pour ceux qui ne croient pas en Dieu. Ce qui m’attire vers lui, ce n’est pas une émotivité vague, c’est la conscience d’une fondamentale pertinence ».

    Dans cette perspective, le témoignage et la recherche approfondie qui s’entremêlent dans son livre vont bien au-delà du « coming out » confessionnel : c’est d’un retour à nos sources qu’il s’agit. Le philosophe René Girard le relevait: « C’est ce qui reste de chrétien en elles qui empêche les sociétés modernes d’exploser ». Or ce que rappelle Guillebaud, c’est que les valeurs que nous attribuons aux Lumières (à commencer par la conception de la liberté, de l’égalité et de la fraternité) remontent à la Bible et à l’Evangile. Qu’il s’agisse de l’autonomie de la personne (toute différente dans l’islam, le bouddhisme ou le confucianisme), de l’égalité entre les hommes (en rupture avec la conception grecque), des notions d’universalité et d’espérance, de fraternité et de solidarité, le christianisme a marqué une suite d’avancées à valeur universelle, parfois combattues au sein même de l’église : de la fameuse controverse de Valladolid sur la question de savoir si les Indiens ont une âme, à l’encyclique de Pie IX contre les idées modernes, ce qu’il y a de subversif dans le christianisme a souvent buté contre l’Ordre clérical.

    Par ailleurs, Guillebaud ne se borne pas à cette approche périphérique : « Le christianisme, c’est autre chose qu’une simple collection de valeurs humanistes. Avoir la foi, ce n’est pas adhérer simplement à un catalogue de principes normatifs, qui serait comparable au programme d’un parti politique. Oublier cela, ce serait confondre la « religiosité » avec la croyance ».

    La trajectoire personnelle de Jean-Claude Guillebaud, grand reporter au Vietnam et au Liban, via le Biafra, qui a décidé un jour de remplacer l’observation « horizontale » du journalisme par une investigation « verticale », au fil de grands essais interrogeant notre « époque d’inquiétude », est exemplaire par sa façon de lier le besoin de savoir à l’expérience vécue, la recherche de la vérité et le « saut » de la foi. Au demeurant, plus chrétien que catholique, disciple du protestant Jacques Ellul mais aussi d’un Jean XXIII (« Nos textes ne sont pas des dépôts sacrés mais une fontaine de village »), Guillebaud nous intéresse moins par sa position que par les questions qu’il pose à chacun, croyant, agnostique ou athée. 

    cf5a9d5a5756b848b681f3f24780443d.jpgJean-Claude Guillebaud, Comment je suis redevenu chrétien. Albin Michel, 182p.

  • Avant l'aube

     

    3ac4628e70182f8c87d16b6d5ee6e3b0.jpgEn lisant Yves Leclair et Sylvie Germain 

    A La Désirade, ce mercredi 15 août. – On annonce 1000 livres à paraître ces prochains temps, autant dire : rien. Je sais bien qu’il y a de vrais bons livres dans ce rien, et déjà j’en ai repéré quelques-uns, mais ce sera toujours plus à distance que j’en parlerai, ou plus exactement : à distance des estrades, pour me tenir mieux à l’écoute de chaque voix.
    De fait ce ne sont que les voix qui m’importent, j’entends : pour l’essentiel, quand tout se tait ou quand tout n’est plus que bruit. Ainsi j’ouvre ce matin, avant l’aube, Les échos du silence de Sylvie Germain, et tout aussitôt je retrouve cette voix sans pareille, comme à l’instant en reprenant Bâtons de randonnées d’Yves Leclair je retrouve cette autre voix sans pareille et que je pourrais dire aussi bien : la voix de tous.
    Sylvie Germain : « La vérité marche à pas vifs, mais d’une absolue discrétion. Qui l’aime, la suive, pieds nus à travers sables et pierrailles, sans autre souci que de la suivre. Qui veut s’en emparer pour la réduire à un bien tangible et monnayable, ou qui exige des preuves plus somptueuses ou rassurantes, est renvoyé à sa carence de pensée, et sa mesquinerie spirituelle ».
    Sous la table où j’écris roupille, et parfois soupire, le chien Fellow. Dans la nuit noire scintille un semis de loupiotes, là-bas de l’autre côté du lac qui n’est que du noir sous le noir des monts de Savoie et le noir du ciel.
    Yves Leclair : « Il y a une vie qui fait de nous des morts vivants. Il nous fait ressusciter, ici et maintenant – pas ailleurs, ni demain. Telle est la première bonne nouvelle ».

    JLK: Crépuscule. Aquarelle, 2006.

  • Georges Haldas le vif ardent

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    L’écrivain genevois, figure majeure de la littérature romande, fête aujourd’hui ses 90 ans. Son œuvre, notamment consacrée par le Grand Grix C.F. Ramuz et le Prix de la ville de Genève, compte plus de 80 titres.

    Georges Haldas passe aujourd’hui le cap de ses 90 ans. Pas un instant, cependant, la notion de «grand âge» ne nous vient à l’esprit à propos de cet éternel ardent, qui notait un jour dans ses carnets: «Ecrire: foutaise. Haute foutaise. Le sentiment d’avoir parfois gâché ma vie. Et surtout celle de mes proches. Vivent ceux qui n’écrivent pas!»
    Ce coup de gueule exprimait une méfiance qu’Haldas a toujours manifestée à l’égard de la figure du littérateur, lui qui se définit plutôt comme «un homme qui écrit». Or, il n’en aura pas moins été un écrivain engagé corps et âme dans son œuvre. Consacrée en 1985 par le Grand Prix C. F. Ramuz, celle-ci compte parmi les plus importantes de la littérature romande.
    Récemment encore, quatre nouveaux livres témoignaient de la constance et de la vitalité de ce scribe de l’essentiel, illustrant en outre les divers «sillons» qu’il aura creusés en sept décennies: le récit autobiographique avec Ô masœur; l’essai littéraire à forte implication existentielle dans L’Espagne à travers les écrivains que j’aime; la chronique mêlant trajectoire personnelle et tribulations du siècle dans Le tournant, où il évoque sa rupture d’avec Paris et sa rencontre providentielle de Vladimir Dimitrijevic, qui allait éditer tous ses livres; enfin, une suite à sa méditation, en poète inspiré plus qu’en exégète, sur le message évangélique, dans Rendez-vous en Galilée.

    Dans son hommage du Grand Prix Ramuz, Pierre-Olivier Walzer parla de Georges Haldas comme d’un «merveilleux professeur d’attention», soulignant la présence au monde intense et rayonnante qui caractérise son rapport aux choses et aux êtres. Sans rien de «professoral», son regard sur le monde ne se borne jamais à l’anecdotique ou au contingent mais vise, à travers la ressaisie des «minutes heureuses» dont parlait Baudelaire, comme lorsqu’il sonde les abîmes de la nature humaine, à dégager le sens, la valeur et la beauté de ce qui semble à première vue chaotique et sans intérêt. Cet effort de transmutation, dans une langue concentrée et voulue directe jusqu’à l’abrupt, se traduit tantôt par les notes immédiates qui nourrissent les fameux carnets de L’état de poésie, tantôt par des poèmes ou des chroniques (forme la plus significative de son œuvre).
    Pour lire Haldas
    Pour qui n’aurait jamais encore abordé cette œuvre, rappelons les trois récits autobiographiques fondateurs de Gens qui soupirent, quartiers qui meurent, évoquant le Genève des petites gens cher à l’auteur, Boulevard des Philosophes, qu’on pourrait dire le «livre du père», et Chronique de la rue Saint-Ours, son pendant «maternel», rassemblés en un volume dans L’air natal (L’Age d’Homme, 1995).
    Compagnon de route des communistes dans sa jeunesse, Georges Haldas n’a jamais adhéré au matérialisme athée, et le raisonnement dialectique a toujours été chez lui soumis à – ou en conflit avec – ses intuitions poétiques et son approche du mal, qui en font un émule de Dostoïevski ou de Bernanos. Depuis une vingtaine d’années, la composante spirituelle, toujours présente chez lui, a nourri une méditation de plus en plus pénétrante sur la base des Evangiles, parallèlement à la vaste entreprise de remémoration intitulée La confession d’une graine.
    Finalement cependant, qu’il raconte La légende des repas (L’Age d’Homme, 1987) après avoir célébré celle des cafés genevois ou du football, qu’il s’interroge sur nos relations avec le monde arabo-islamique dans son Intermède marocain (L’Age d’Homme, 1989) ou évoque simplement les bords de l’Arve dans la grisaille du petit matin, Georges Haldas, pétri lui-même de contradictions, plein d’amour et de failles, de lumière et d’ombres, est de ces très rares écrivains contemporains qui, réellement, nous aident à vivre.
    Cet hommage a paru dans l'édition de 24 Heures du 14 août

  • Léopard d’or nippon et taiseux

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    FESTIVAL DE LOCARNO Le réalisateur japonais Masahiro Kobayashi a décroché la récompense suprême avec Ai No Yokan (Pressentiment d’amour), et le jury accorde son prix spécial au film coréen Memories. Michel Piccoli obtient un prix d’interprétation.

    C’est à un film d’auteur correspondant à l’esprit traditionnel de la manifestation qu’a été décerné, samedi dernier, le Léopard d’or du 60e Festival international du film de Locarno, assorti d’une somme de 90.000 francs. «Nous avons parfois peiné à voir la ligne cohérente de la sélection officielle », a déclaré Irène Jacob, présidente du jury de la compétition internationale. « Pour trouver des critères, le jury a donc privilégié un cinéma novateur et de recherche». L’ouvrage obtient en outre le Prix Daniel Schmid, doté de 20.000 francs et attribué uniquement cette année en mémoire du cinéaste suisse disparu il y a un an. Représentant d’un cinéma d’art et d’essai qui peine aujourd’hui à survivre au Japon, Masahiro Kobayahi (né en 1954) s’inscrit, avec Pressentiment d’amour, dans la lignée d’un cinéma très intérieur, où le non-dit est compensé par la force des images et la signification de chaque geste. Il y est question de la relation tendue entre un homme et une femme liés entre eux par le meurtre de la fille de celui-là par la fille de celle-ci.
    Le jury a en outre accordé son Prix spécial (30'000 francs) au film coréen Memories qui rassemble trois courts métrages de cinéastes européens, et le Prix de la mise en scène au Français Philippe Ramos (30'000 francs) pour Capitaine Achab, une adaptation libre de Moby Dick. Enfin, le prix d'interprétation féminine (sans chèque) est revenu à Marian Alvares dans le film espagnol Lo mejor de mi, de Roser Aguilar, alors que deux acteurs se partagent le prix d'interprétation masculine: Michel Piccoli, très émouvant dans Sous les toits de Paris de Hiner Saleem, et Michele Venitucci, qui incarne le protagoniste boxeur de Fuori dalle corde de Fulvio Bernasconi, seul film suisse en compétition internationale. «Michel Piccoli était un choix évident», a relevé Irène Jacob, qui a expliqué l’ex-aequo du fait que «le festival doit soutenir de jeunes talents».
    Parmi les nombreux autres prix attribués, on relèvera les trois récompenses obtenues par le film franco-algérien La maison jaune de Amor Hakkar : respectivement les prix du jury oecuménique, de la Fédération internationale des ciné-clubs ainsi que du jury des jeunes. Quant au jury de la compétition Cinéastes du présent, il a décerné un Léopard d'or (30.000 francs) au film hongrois Tejut de Benedek Fliegauf, et son Prix spécial du jury, (30'000 francs) à Imatra de l'Italien Corso Salani. Le Prix du public a plébiscité la comédie pleine d’humour noir du Britannique Frank Oz, Death at a funeral, l’un des succès de la Piazza Grande, et sir Anthony Hopkins a obtenu le premier prix du jury des jeunes pour Slipstream, son troisième film de réalisateur.
    Du côté des paris sur l’avenir, le Léopard de la première œuvre (30.000 francs) revient à l’Italien Vittorio Rifranti pour Tagliar le parti in grigio, tandis que les courts métrages, sélectionnés pour la première fois en compétition suisse et internationale à l’enseigne des Léopards de demain valent un mini-léopard d’or (et 10.000 francs) au Roumain Adrian Siatru, pour Valuri, et au Suisse Tobias Nölle pour René. Last but not least, la jeune Genevoise Florence Guillermin obtient un mini-léopard d’argent (et 10.000 francs) pour son court métrage très original, Latitude 2023, évoquant une Suisse kafkaïenne à venir…


    Un festival tiraillé entre purisme et marketin à tous les publics
    La 60e édition du Festival de Locarno a vécu, et bien vécu dans les grandes largeurs. Les purs et durs ont certes reproché, à sa direction artistique, un manque de rigueur dans la sélection de la compétition internationale, des rétrospectives moins pointues qu’à l’ordinaire, ou de trop grosses machines sur la Piazza Grande. Or le palmarès devrait les rassurer. Frédéric Maire lui-même le remarque : « Je suis content du palmarès. Le jury a choisi les films les plus courageux et qui représentent le mieux l'esprit du festival.»
    Par ailleurs, et n’en déplaise aux intégristes de la cinéphilie, ce festival très convivial et bon enfant ne perd son âme en accueillant l’irrésistible comédie musicale Hairspray le même jour que le militant Haïti chérie évoquant les sempiternels exploités du tiers monde.
    Avec ses 180.000 à 200.000 visiteurs, le Festival de Locarno ne peut survivre qu’en s’ouvrant à toutes les formes d’amour du cinéma. Or c’est le mérite particulier de Frédéric Maire et de son équipe de pratiquer un éclectisme généreux et pertinent, qui rend justice aux multiples aspects de la création cinématographique en phase avec la réalité contemporaine, entre tragédie et poésie, recherche formelle raffinée ou plus simple besoin vieux comme le monde d’illustrer la condition humaine au fil de belles et bonnes histoires…
    A 60 ans, le Festival de Locarno n’a pas vieilli. La jeunesse de son public en témoigne, autant que sa capacité renouvelée de satisfaire toutes les curiosités...

  • A bas la France, vive la France !

    5d08361fc692e9c5c0caf6b13689f0f8.jpgLe festival de Locarno sauvé par un film français ? Mais lequel ?
    Ouf, on a eu chaud : le Festival de Locarno a failli se tenir pour rien. Mais un film français a sauvé la mise. Cocorico ! Du moins est-ce ainsi que Le Monde, sous la plume de Jacques Mandelbaum, opposait hier la seule « perle rare » de la compétition internationale, « qu’on peut d’ores et déjà qualifier de décevante », à tout ce qu’on a découvert à Locarno…
    Notre confrère parlait-il de Sous les toits de Paris d’Hiner Saleem ? Non : c’est Le capitaine Achab de Philippe Ramos qu’il célébrait ainsi. Ce qui se justifie certes en partie : l’évocation de la vie du protagoniste de Moby Dick au fil d’une sorte de livre d’images soignées, mais figées dans une théâtralité excessive, est belle en dépit de sa tournure par trop « littéraire », si française n’est-ce pas ?
    Or c’est une autre France, moins cérébrale et esthétisante, qu’illustre Sous les toits de Paris du « Kurde et Gaulois » Hiner Saleem. Contraste significatif à relever: entre le jeu stylisé, voire artificiel, des grands comédiens que sont pourtant un Denis Lavant ou un Jean-François Stévenin, et l’interprétation si vivante, sensible et modeste de Mylène Demongeot et Michel Piccoli, Maurice Bénichou et Marie Kremer.
    Au demeurant, ce n’est pas du tout un autre goût que celui du soussigné qui est en cause ici, mais cette façon typiquement parisienne, n’est-ce pas, cette morgue consistant à juger de haut une manifestation largement ouverte au monde, ce nombrilisme culturel que le grand écrivain mexicain Carlos Fuentes disait « unique au monde »…

  • Je l’ai pas vu, j’veux pas savoir…

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    Non je n’ai pas vu Le Paradis de Hafner. Je ne suis pas venu à Locarno où il y a tant de journalistes colporteurs de mensonges. Mais si je ne me  suis pas déplacé à Locarno, j’y suis par le film de ce jeune Günter Schwaiger qui s’intéressait à moi, Paul Hafner, 85 ans. Parce que je suis intéressant, disait-il, et là je suis d’accord : je suis intéressant. Moi, Paul Hafner, je vis en Espagne depuis plus de 50 ans et je m’y trouve aussi bien que tous mes amis de la Waffen SS. L’Espagne a été pour moi le Paradis, jusqu’à la mort de Franco. Il paraît qu’il y a beaucoup d’Allemands à Locarno, même de ceux qui ont cru comme moi qu’Hitler était le plus grand homme de l’Histoire. Bonus pour Locarno, mais moi je reste en Espagne, malgré la démocratie. D’ailleurs la démocratie sévit aussi là-bas: malus pour Locarno…

    Ce jeune Günter Schwaiger m’a dit qu’il était important que je témoigne de ce que j’ai vu en tant qu’officier SS dans les camps de concentration. J’ai accepté qu’il me présente un ancien prisonnier de Dachau, qui m’a fait voir des photos horribles. Or moi je n’ai rien vu de tout ça. Il est vrai que Dachau n’avait pas le confort d’un cinq étoiles, mais ce type a l’air en pleine forme autant que moi, et tout ce qu’il raconte est de la propagande. Moi ce que je pense, c’est que les Juifs d’Europe ont été déplacés pour leur bien, afin qu’ils ne meurent pas sous les bombes des Alliés. Enfin, j’espère que ce que j’ai dit rendra confiance aux jeunes Allemands et les aidera à reconstruire le Reich -  pour l’éternité…

    Le film El Paraiso de Hafner, de l'Autrichien Günter Schwaiger, a été présenté à Locarno dans la section Semaine de la critique.

  • Retour à Gorée

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     RENCONTRE Le lausannois Pierre-Yves Borgeaud, Léopard d’or en 2003, présente aujourd’hui le magnifique road-movie historico-musical Retour à Gorée au festival qui lui a porté chance dès son premier film, en 1989.

    Sans jouer sur les mots, les relations de Pierre-Yves Borgeaud et du festival de Locarno déclinent Encore une histoire d’amour, titre de son premier court métrage réalisé à 23 ans avec ses économies et au dam des instances officielles lui conseillant de faire plutôt autre chose…

    Alors que je subissais encore les effets déprimants de cette douche froide, je reçois un jour un téléphone de David Streiff, directeur de Locarno qui me dit avoir adoré mon film et me demande la permission de le présenter à Locarno. Je n’y croyais pas ! Résultat : l’accueil de Locarno m’a permis de vendre mon film à la Sept (la future chaîne Arte) et de rembourser mes frais. Quelques années plus tard, alors que je n’avais même pas fini le montage de  mon nouveau film, iXième, Tiziana Finzi, programmatrice à Locarno en quête de formes nouvelles, est venue elle-même me débusquer dans mon atelier et s’est passionnée aussitôt pour ce qu’elle en a vu, décidant de m’inscrire dans la compétition internationale en section vidéo, acceptant en outre de présenter l’installation liée au film lui-même».

    Suite de la belle aventure : Pierre-Yves Borgeaud et son compère musicien Stéphane Blok décrochent le Léopard d’or en août 2003, se retrouvant pour quelque temps sur un doux nuage. Mais qu’en fut-il des « retombées réelles » de cette éclatante reconnaissance.

    « Même après un succès comme celui-là, la vie d’un film dépend de tout ce qu’on entreprend pour le faire connaître. Grâce au Léopard d’or, le film a tourné dans les festivals de tous les continents. Il a obtenu un grand succès critique et a représenté la Suisse en 2004, à Barcelone, au festival Input des télévisions publiques du monde entier ».

    Dans cette même dynamique, Pierre-Yves Borgeaud, choisi par Youssou N’Dour pour tourner Retour à Gorée, a pu obtenir un zéro de plus dans les fonds qu’il a demandé pour la réalisation de ce road-movie documentaire comptant parmi les plus chers du genre, avec un budget d’environ 1, 5 million.

    « La première question que j’ai posée à Youssou N’Dour quand il m’a choisi parmi les candidats à l’appel d’offre, était de savoir si cela ne le gênait pas qu’un Blanc réalise un tel film. Il m’a répondu que la couleur n’avait rien à voir dans cette remontée aux sources du jazz, via l’esclavage et l’exil, que j’ai vécu personnellement, et avec mes techniciens et tous les musiciens, à ma façon d’« humaniste » décentré. Je crois d’ailleurs que mon statut de Suisse, avec notre expérience de la multiculture, a beaucoup compté»…

    Avant son retour à Locarno, Pierre-Yves Borgeaud a été invité en janvier dernier à New York, à présenter Retour à Gorée à l’ONU, à l’incitation du Luxembourg co-producteur. Autre signe de reconnaissance pour l’ancien chroniqueur de jazz de 24heures, réalisateur lausannois indépendant qui sait combiner les pratiques autonomes que permettent les nouvelles technologies, et l’exigence créatrice du 7e art.

    Festival de Locarno, La Sala, le 8  août, 11h : Retour à Gorée de Pierre-Yves Borgeaud. Le film sera présenté dans les Open Air de Genève et Lausanne, les 12 et 17 août. En salle à Genève, à La Scala, dès le 15 août. En suisse romande dès le 22 août. Le iXième, dans un nouveau montage, passera sur TSR 2 le 10 août à 22h3o. Retour à Gorée (le concert), sur TSR 2 à 23h.30

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  • Fatima

    Elle est la seule à être en mesure de dire quelle odeur règne dans chaque maison, et comment ces gens-là rangent leurs affaires, ce qu’ils oublient ou ce qu’ils cachent.
    Elle est à la fois curieuse, envieuse, fataliste et résignée. Surtout elle a sa fierté, et la prudence fait le reste. En tout cas jamais elle ne se risquerait à la moindre indiscrétion hors de ses téléphones à sa soeur, elle aussi réduite à faire des ménages, mais en Arabie saoudite.
    Dans les grandes largeurs, elles sont d’accord pour estimer que les employeurs musulmans ne sont pas moins entreprenants que les chrétiens même pratiquants. Venant d’un pays très mélangé à cet égard, elles ne s’en étonnent pas autrement. De toute façon, se disent-elles en pouffant, de toute façon les hommes, faudrait les changer pour qu’ils soient autrement.
    Dans un rêve récent, elle découvre le secret du bonheur dans un coffret en bois de rose, chez ses employeurs de la Villa Serena. L’ennui, c’est qu’elle en a oublié le contenu quand elle se réveille, et jamais elle n’oserait en parler à Madame.
    Ce qu’il faut relever enfin, pour la touche optimiste, c’est que ni l’une ni l’autre ne doute qu’elle accédera bientôt à l’état de maîtresse de maison.

  • Rien que des fantômes

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    Certains dinosaures de notre âge le ressassent aux gamins de vingt ans : que le festival de Locarno n’est plus ce qu’il était du temps de leurs vingt ans à eux. Or je le dis sans faire de jeunisme : le plus beau festival est celui de vos vingt ans, les gamins, comme on l’a vécu avant-hier sur la Piazza Grande, sous la soudaine fusillade de l’averse.

    On sait qu’à Locarno la magie opère, et cette année autant que les autres avec plein de fantômes de retour. Mais ce lundi soir, après l’envol d’un ballon rouge au-dessus des toits de Paris où revivait l’âme d’Albert Lamorisse,  voici qu’une subite averse, du genre tropical comme au Tessin, vida soudain la place alors qu’y défilaient les premières images de Rien que des fantômes, un film du jeune Allemand Martin Gypkens tiré d’un recueil de nouvelles de Judith Hermann, cousine germanique de Raymond Carver en plus mélancolique.  

    L’averse a duré quelques paires de minutes, le temps que passe un fantôme de panique pour l’équipe du film, puis les dieux de la météo ont permis que la magie opère comme aux vingt ans de toutes les classes d’âge.

    Le mal de vivre et le mal d’aimer, comme la joie d’être au monde et le plaisir retrouvé sont de toujours et de partout, et comme Robert Altman a revisité les Short Cuts de Carver, Martin Gypkens a refondu les histoires de Judith Herman, bonnes pour les gamins autant que pour les dinos émus que nous sommes. Après l’averse et après le film, tous tant que nous étions nous sommes retrouvés sans âge : comme lavés et purifiés par l’émotion et la beauté…

  • L’âme sensible des affreux


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    Les zombies étaient de retour dimanche soir sur la Piazza Grande, dans un film dont le jovial deuxième degré n’a pas empêché moult cinéphiles de fuir les déferlements de violence baveuse et de décibels. Les amateurs du cinéma américain de série B plus ou moins gore, dont Planet Terror est une resucée parodique, et les fans de Sin City, qui ont accueilli Robert Rodriguez comme une rock star, étaient en revanche aux anges.
    La dégaine d’un héros de western invariablement coiffé d’un Stetson « ten gallon », le jeune Texan aux yeux bleus et au sourire craquant a salué le haut niveau artistique et intellectuel du festival et la qualité de son public (yeah !) en se disant très honoré d’y être accueilli avec un film pas vraiment d’art et d’essai... Brave garçon bien disposé, en somme, que le metteur en scène de ces horreurs, qui nous a surpris bien plus encore la veille, lors d’une rencontre personnelle, en nous avouant qu’il ne regardait jamais les actualités télévisées tant le monde lui semble abominable et déprimant.
    Or Patricia Highsmith, dont les romans déploient eux aussi les plus sombres représentations, nous avait fait exactement la même réponse en 1989, alors qu’elle venait de publier un recueil de nouvelles au titre significatif de Catastrophes. A croire que l’imagination « noire » est une façon pour les âmes sensibles d’exorciser leur angoisse. Ce qui expliquerait aussi le goût paradoxal de nos tendres enfants pour le genre gore…

  • La star incognito

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    On sait qu’à Locarno les stars sont les films, mais il est quand même moult vedettes de cinéma qui y ont défilé en soixante ans, de Marlene Dietrich à King Vidor ou d’Alberto Sordi à Marthe Keller, ainsi qu’en témoigne Locarno 60 de Stefan Knuchel et Cristina Trezzini, et comme se le rappelle aussi la tortue Pandora, hôte sexagénaire des jardins de tel palace à palmiers.
    Pandora a vu débarquer l'autre jour, de son œil à lourde paupière, cet homme trapu à chapeau de paille et chemise verte, à l’évidence marqué du sceau magique de la célébrité. La rumeur avait signalé, aux oreilles de Pandora, la silhouette trapue sortant d’une limousine, puis réapparaissant vers les quais du lac, comme à la fin du Silence des agneaux dont, toute tortue qu’elle soit, le cher animal a raffolé ; des murmures s’étaient répandus de loin en loin et une touche d’effroi avait été remarquée dans certains regards de jeunes femmes, au vif plaisir de Pandora..
    Pandora est l’une des mémoires du Festival de Locarno, qui ne se nourrit que de salade : c’est dire la netteté de son mental. A cela s’ajoute chez elle une sorte de sagesse d’expérience, qui la rend indulgente et même bonne. Ainsi n’est-elle guère étonnée d’apprendre que, sur la Piazza Grande, le plaisir suprême des spectateurs est d’être filmés, le soir, avant la représentation, et d’apparaître ainsi sur le grand écran pour une seconde de pure gloire, tandis que, sous sa carapace, avec son profil à la Edward G. Robinson, la tortue Pandora sourit de rester, quant à elle, la star à jamais incognito…

  • Le léopard d’or à l’affût

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    L'humour de Frank Oz, le gore parodique de Robert Rdriguez et le ounch de Fulvio Bernasconi.
    Jour après jour, à Locarno, la rumeur se répand entre les festivaliers qu’il faut «absolument » voir tel ou tel long métrage de la compétition
    internationale. Celle-ci n’est certes pas le seul « must » de la manifestation, qui regorge d’offres intéressantes, et dont les « premières » de la Piazza Grande drainent la foule la plus considérable. Quelque 8000 spectateurs auront ainsi assisté, samedi soir, à la première européenne de The Bourne Ultimatum de Paul Greengrass, film d’action à grand spectacle et carambolages à n’en plus finir, avec un Matt Damon littéralement increvable. Or les deux films grinçants de dimanche soir, Death at a Funeral de Frank Oz, au délicieux humour noir et au poignant retournement final, et Planet Terror de Robert Rodriguez, jouant de manière débridée avec les stéréotypes du gore apocalyptique, correspondaient sans doute mieux à l’esprit de découverte de Locarno.
    A cet égard, la course au léopard d’or reste bel est bien l’un des vecteurs intéressants du festival, dans la mesure où la sélection suppose a priori une excellence particulière. Dès les premiers jours, ainsi, le titre d’un film franco-algérien, La maison jaune, a couru de bouche à oreille et contraint les organisateurs à des projections supplémentaires. Réalisé dans les Aurès par le réalisateur et écrivain algérien Amor Hakkar, installé en France depuis sa prime enfance, et qui a fait retour dans son pays d’origine en 2002, cet ouvrage a impressionné par l’émotion profonde qui s’en dégage autant que par ses grandes qualités plastiques et poétiques.
    L’empathie humaine, le regard incisif sur la société à deux vitesses et les qualités de construction de Contre toute espérance du Québecois Bernard Emond, détaillant les tribulations d’un couple poursuivi par l’infortune, ont également été remarquées, de même que l’attention très tendre, dans un contexte sombre et violent, qui émane du film espagnol Ladrones de Jaime Marques. Par contraste, l’image convenue et manichéenne d’une jeunesse romantique entourée de croulants coincés, dans le film du Portugais Jorge Cramez, intitulé O capacete dourado, a déçu en dépit de sa bienfacture et de belles images.
    Si le film « expérimental » d’Anthony Hopkins, Slipstream, déjà présenté en ces colonnes, nous a intéressé pour son propos et sa construction, en dépit d’une surcharge d’effets qu’on attendrait plutôt d’un jeune fou, il semble douteux qu’il se retrouve au palmarès, alors que le nouveau film du Tessinois Fulvio Bernasconi, Fuori delle corde, n’a laissé d’impressionner certains (dont le soussigné) dès sa première projection d’hier, par son souffle et la symbolique sociale de son propos.
    Traversée des enfers glauques de la boxe clandestine, entre Trieste, la Croatie et une dernière séquence en Suisse dorée, cette histoire d’une déchéance physique et morale, qui voit un jeune champion se résoudre aux plus ignobles combats clandestins pour survivre avec sa soeur, détone complètement sur l’arrière fond du cinéma d’auteur helvétique. Rencontré à la sortie de la projection de presse, notre ami Freddy Buache en avait d’ailleurs la moustache hérissée. Il est vrai qu’on est plus près, avec ce nouvel avatar de la relève suisse (dont participent le clinquant Breakout de Mike Eschmann, ou Strähl, de Manuel Flurin Hendry) de l’esthétique des séries américaines, frottée ici de culture punk, que d’une écriture plus « artiste» à la Tanner ou à la Murer. Quant à savoir si ce film punchy fera craquer le jury présidé par Irène Jacob, c’est une autre paire de manchettes…

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 6 août.

  • De belles flammes de retour

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    FESTIVAL DE LOCARNO Alida Valli et Lucia Bosè, dans la série « Signore e Signore » mais aussi Marco Bellocchio et Lou Castel, inaugurant le « Retour à Locarno »,  magnifient également le 7e art.

    Alida Valli avait vingt ans et des poussières lorsqu’elle tourna Piccolo mondo antico en 1941, sous la direction de Mario Soldati, et ce fut, après Saraband de Bergman donné en hommage sur la Piazza Grande, l’une des premières émotions « rétro » de cette 60e édition, à l’enseigne de la série « Signore e Signore », Dames et dames, célébrant les plus grandes stars disparues ou vivantes du cinéma italien.

    5de6c98a70e100d526bad2f2c6b032fe.jpgDans ce drame historico-politique sur fond de luttes de libération, en Lombardie du nord et au Piémont, entre 1880 et 1890, Alida Valli incarne une jeune roturière qu’épouse par amour le flamboyant petit-fils, adepte des nouvelles idées, d’une marquise bigote et réactionnaire. D’un réalisme lyrique correspondant au romantisme de la cause (le film est tiré d’un roman de Fogazzaro), Piccolo mondo antico, tourné dans le décor farouche et pittoresque à la fois du Lac Majeur italien, préfigure le néo-réalisme plus dépouillé et radical dans sa partie tragique, avec la noyade de la petite fille des époux, qui provoque le désespoir de la mère. Mélange de truculence (avec une frise de personnages impayables, dont l’inénarrable marquise à dégaine de vieille peau sortie d’un cauchemar de Goya), et d’intensité émotionnelle (où culmine Alida Valli dans tous les registres de la candeur et de la révolte ou de l’abattement hébété), ce film devenu introuvable fait partie de ces merveilles oubliées qu’on rugit de bonheur à redécouvrir…

    L’émotion n’a pas été moins forte, pour ne pas parler de choc, dans un tout autre climat évidemment, avec le retour de Marco Bellocchio à Locarno pour la projection, plus de quarante ans après, de son premier long métrage, I pugni in tasca (dont la meilleure traduction serait Le poing dans la poche)  réalisé à 26 ans et faisant pourtant montre d’une stupéfiante maturité psychologique, notamment dans la direction des acteurs, avec un Lou Castel déchirant de douce folie meurtrière.

    Un quart de siècle  après Mario Soldati, le langage de Bellocchio représente un « bond » dans le pur cinéma, nettoyé de toute littérature . En outre, ce tableau d’une famille en pleine déréliction, oscillant entre passion incestueuse et réalisme sordide, rend bien aussi la déglingue de toute une société atomisée. Ainsi que Marco Bellocchio l’a relevé lui-même après la projection, la première présentation de ce film à Locarno, en 1965, où il obtint une voile d’argent, a provoqué des réactions vives du public qui lui ont fait prendre conscience de la violence révélatrice de son propos, pas loin des éclats tissés d’angoisse et de révolte implosive  d’un Bergman.   

    Or cette allusion au grand disparu rebondit à propos de l’autre perte majeure de ces jours avec le film programmé de Michelangelo Antonioni, La donna senza camelie, choisi pour illustrer le début de carrière de Lucia Bosè, miss Italie 1947 et campant ici une jeune femme d’abord sans malice, petite vendeuse promue actrice d’un jour à l’autre et manipulée par des hommes de cinéma, mais qui s’émancipe ensuite avec son intelligence d’instinct.

    Bien avant L’Avventura, alors qu’on quitte à peine le néo-réalisme : le Maître est là,. Mise en abyme de la fabrique d’histoires, questionnement sur l’être et le paraître, critique de la manipulation de la femme-objet et du prolétaire de l’industrie cinématographique, architecture des plans et des séquences, graphisme impeccable de l’image : tout est tenu. On a souvent parlé d’un Antonioni cérébral. Or il est encore ici en phase avec la comédie italienne incessamment tragi-comique, accordée à une société que Soldati ou Bellocchio illustrent aussi bien que l’aristocrate Visconti ou le poète Fellini, tous amoureux par ailleurs de « mille et une femmes »…

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