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Littérature - Page 16

  • Chers fantômes (re)venants

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    Sur L'Horizon, nouveau roman de Patrick Modiano

    On se retrouve dans l’univers de Patrick Modiano qu’on reconnaît les yeux fermés en respirant son « air » très particulier, comme nimbé de mélancolie, à la fois intime et vaguement étranger, dans un temps décalé, parcouru d’ombres douces. Tel est Bosmans, qui doit avoir passé la soixantaine et rassemble des bribes de scènes de sa lointaine jeunesse, où très vite apparaît le nom de Margaret, collègue de bureau à Paris d’un certain Mérovée et d’une certaine Bande Joyeuse à laquelle il ne tenait pas trop à se mêler, fréquentant à part «la Boche », selon le mot de Mérovée - cette Margaret Le Coz née à Berlin (?) et qui fut gouvernante à Lausanne un temps. Un amour de jeunesse ? Probablement, même si tout a « bougé » entre les faits et leurs réfractions parfois notés sur de petits cahiers.

    En ce temps-là ils se seront trouvés comme deux naufragés, lui maltraité par sa mère aux cheveux rouge et flanqué d’un défroqué, le pourchassant en quête d’argent; elle flottant un peu d’une place à l’autre, poursuivie par un drôle de type à manies et couteau. Et quarante ans après ? Bosmans revisite un décor changé, retrouve des personnages à peine reconnaissables, et pourtant...reconstruit une histoire qu’il aimerait ressusciter à Berlin avec Margaret qui s'y trouve peut-être, mais l’éternel retour est-il au programme ? Ce qui est sûr c’est que la fiction marque, chez Modiano comme chez Proust, autant sinon plus que ce qu’on dit le réel, et que la nostalgie de Bosmans gagne à son tour le lecteur, d'un passé restant peut-être à venir ?
    Patrick Modiano, L’Horizon. Gallimard, 171p.

  • Ceux qui sont seuls dans la foule

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    Celui qui voit la stupidité gagner du terrain / Celle qui trouve les tabloïds de plus en plus salissants / Ceux qui cherchent des sujets popus / Celui que dégoûte le travail facile / Celle qui trouve toujours la formule la plus flashy / Ceux qui se félicitent d’être dans le trend / Celui qui se réjouit de te voir faire ce travail d’imbécile / Celle qui se vante d’avoir découvert une Céline Dion malgache / Ceux qui estiment que le cinéma de l’avenir sera populaire-de-qualité / Celui qui a rêvé qu’il était un lièvre aux oreilles coupées / Celle qui rêve de se faire le sous-chef d’édition dans le local désaffecté des archives textes / Ceux qui fument leur clope en pensant à un paysage de neige / Celui que tout amuse malgré tout / Celle qui envoie des SMS à sa cousine Arlette pendant la réu des cadres dans la Salle panoramique / Ceux qui rappellent aux jeunes stagiaires qu’ils ont eux aussi « jeté quelques pavés en mai 68 / Celui qui sent l’ail et la sueur rance / Celle qui soupçonne tous les collaborateurs de la rubrique sportive d’être des obsédés / Ceux qui rient des nouvelles les plus atroces / Celui qui collectionne les calendriers d’animaux / Celle qui n’a toujours pas encaissé le fait que la secrétaire de direction Ludivine ne l’ait pas invitée à l’apéro de l’ancienne équipe / Ceux qui convoitent le poste de celui qui vient de révéler qu’il n’en avait plus que pour sept mois d’après les derniers exas du CHU / Celui qui t’explique pourquoi il ne lira pas Les Bienveillantes en suçotant son cigarillo / Celle qui pense que c’est ce salaud de Lemercier qui a déposé une souris morte dans son casier / Ceux qui se cotisent pour acheter un nouveau parapluie au coursier sourd-muet / Celui qui lit Blanchot dans les chiottes du bâtiment administratif / Celle qui n’a jamais dit non à ceux du quinzième étage / Ceux qui affirment qu’ils vivent à deux cents à l’heure, etc.

    Thierry Vernet. Dans le métro. Huile sur toile.

  • Un grand roman choral

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    À propos du magnifique dernier roman de Sarah Hall, Comment peindre un homme mort, nouvelle découverte de Dominique Bourgois.

    par Claude AMSTUTZ

    Les moments de vrai bonheur en littérature, sans arrière-pensées ni idées préconçues, sont rares. Dominique Bourgois nous avait fait découvrir l’un des plus lumineux romans de l’année 2009 avec Lark et Termite de Jayne Ann Phillips, objet d’une critique dans le Passe Muraille no 79, en octobre dernier.
    Aujourd’hui, avec Comment peindre un homme mort de Sarah Hall, l’éditrice peut se réjouir d’être une nouvelle fois à l’origine de l’une des publications les plus époustouflantes de la présente rentrée littéraire, car c’est bien d’un chef-d’œuvre dont il est question ici.
    Quatre personnages interviennent au cours de cette histoire qui s’étend sur trente ou quarante ans, construite avec beaucoup d’habileté et d’élégance, autour d’un thème central : l’art, son fragile équilibre entre la création et la – souvent – banalité du quotidien, puis son glissement progressif vers l’autre face des êtres ou des choses, la réalité intérieure.
    Le récit de Giorgio, Le journal aux bouteilles, situé en Italie dans les années 70 – inspiré par le peintre Giorgio Morandi, selon l’auteur – est raconté à la première personne. Dans son atelier, proche de la mort, il se souvient de ses débuts difficiles dans la période ambiguë des années de guerre, des bouteilles qui représentent son thème artistique favori, ainsi que d’une de ses élèves, la fleuriste Annette Tambroni, atteinte d’une cécité irrémédiable.
    A son tour, aujourd’hui totalement aveugle, capable de voir l’invisible, de déceler ce qui véhicule les corps et les âmes – les sources d’épanouissement ou les terreurs – mieux que ce que les yeux peuvent cerner, cette fleuriste intervient dans l’histoire en Italie et son récit, La vision divine d’Annette Tambroni, se décline à la troisième personne. De même que Le fou sur la colline, celui de Peter Caldicutt, sculpteur désormais célèbre, qui a entretenu dans sa jeunesse une brève correspondance avec Giorgio, qu’il admirait. Tombé dans l’interstice de deux blocs de pierre, de nos jours en Angleterre cette fois-ci, il croit sa dernière heure venue et se remémore les failles de sa vie.
    Enfin, en Angleterre également, résonne la voix de Suzie, la fille de Peter, dans La crise du miroir. Photographe de talent, elle vit un terrible traumatisme depuis la mort accidentelle de son frère jumeau Danny. Son récit à la seconde personne est une invention de l’auteur vraiment originale qui se prête à merveille au personnage le plus bouleversant de ce livre, avec celui d’Annette Tamborini. « Annette voit, à travers la pesante substance des maisons et le corps des arbres, qu’il y a derrière chacun une petite lueur, un tison qui palpite. Une émeraude brille à côté du cyprès, les nuages miroitent d’une luminescence de nacre. Les spirales de fer du portail renferment l’esprit orange de la fonderie. (…) ses frères possèdent chacun un cœur dans lequel l’amour s’épanouit comme une fleur écarlate. »
    Roman choral, l’ouvrage capte l’attention dès les premières lignes, joue avec les apparences, la profondeur et l’interrogation du regard sur l’amour, le désir, la violence, la passion, le désespoir, la perte ou la mort, thèmes universels auxquels Sarah Hall a l’intelligence de ne pas imposer une (trop) juste réponse, mais au contraire suggère indirectement une réflexion chez le lecteur, la possible modification de son angle de vue sur le miroir, sur les autres.
    Au coeur de Comment peindre un homme mort, la quête identitaire et la douleur de la perte réunissent ces quatre personnages dont la destinée, progressivement, s’expose sous nos yeux à la vie, à la lumière, comme une nature morte en cours d’élaboration.
    À l’art revient le dernier mot de ce récit, avec un texte de Cennino d’Andrea Cennini, peintre du Moyen Age, extrait du Livre de l’art, livrant la dernière clef de ce roman exceptionnel : Son titre !

    C.A.
    Sarah Hall, Comment peindre un homme mort. Christian Bourgois, 348p.
    Cet article est à paraître dans la prochaine livraison du Passe-Muraille, No 81, à paraître début mars 2010.

  • La geste des enfants perdus

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    À propos du premier roman de Sacha Sperling, Mes illusions donnent sur la cour.

    Par Matthieu RUF

    « A quatorze ans, on aime les tortures psychologiques. » Lucide, le narrateur de Mes illusions donnent sur la cour ne nous épargne rien. Il détaille sa vie de fils de riche, qui veut devenir adulte trop tôt, dans un Paris petit-bourgeois où règne le formatage. Un Paris nocturne, où à quatorze ans les filles en soutien-gorge, les garçons défoncés à la coke parlent comme des fantômes, baisent comme des robots.
    A dix-huit ans, Sacha Sperling fait preuve d’une patte d’écrivain étonnante de maîtrise et de cohérence. Malgré la lourdeur de certaines des sentences qui façonnent son style parfois télégraphique, le texte est tenu, lancé au lecteur comme en un seul geste de détresse et de fol espoir mélangés. Il est aussi construit comme une geste, celle, ironique, des exploits d’enfants perdus, orphelins de repères et d’autorité pour les guider. L’éternelle histoire des ados qui croient jouer avec le feu, sans se rendre compte qu’ils y impliquent leurs sentiments, viscéralement.
    Dans le train le ramenant des mornes vacances familiales, Sacha Winter rencontre un garçon de son âge, Augustin. Celui-ci l’emmène voler des jouets à Disneyland et c’est le début d’une sorte de voyage au bout de la nuit, d’une quête du « point où tout disparaît ». Par mimétisme envers Augustin, avec qui il « se sent adulte », Sacha fume des cigarettes et des joints, alors qu’il « n’aime pas beaucoup ça » ; il prend de la coke, il devient alcoolique et courbe les cours, il « sombre » enfin dans une spirale sexuelle avec son compagnon, d’abord secrète puis à demi assumée dans la honte. Mais si les soirées se succèdent où les jeunes de la nuit, « même plus sauvages, quasiment robotiques », reproduisent la mécanique du porno, le sexe avec Augustin devient bientôt tripal, et – avec l’alcool et la drogue – la seule échappatoire de Sacha enferré dans sa solitude, lui qui aimerait tant que ses excès « parlent pour lui ». Et fassent comprendre au monde, en premier lieu à des parents trop faibles, que le fils a besoin d’être aimé, véritablement, et n’aspire qu’à « se retrouver ».
    Le sexe devient amour, mais Augustin est un « vampire » qui prend tout sans rien donner. Le dernier mot est « mensonge » et le texte laisse un goût de désespoir. Sacha Sperling, petit génie ou provocateur facile ? Ni l’un, ni l’autre : un auteur à part entière qui dépeint le mal-être de l’adolescence avec les mots d’aujourd’hui. Et qui sait transformer cette quête de sens en poésie : « Dans l’orage, je ne sais plus si je respire. Je sombre puis je remonte, ivre de sel, bleu comme la glace. »

    Sacha Sperling, Mes illusions donnent sur la cour, Fayard, 2009, 272 p.

    Cet article est à paraître dans la prochaine livraison du journal littéraire Le Passe-Muraille, au début de mars 2010. Un clic pour accéder à notre site : http://www.revuelepassemuraille.ch/


  • Le héraut du neuf

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    À propos de l'autobiographie de J.G. Ballard, La Vie et rien d’autre

     par Jean-François Thomas

    En juin 2006, l’écrivain britannique James Graham Ballard apprend qu’il est atteint d’un cancer de la prostate. Sur le conseil de son médecin, il commence en janvier 2007 la rédaction de son autobiographie, qui paraît l’année suivante sous le titre The Miracle of Life. L’écrivain décédera finalement de sa maladie en avril 2009. La Vie et rien d’autre a paru en français à la fin de l’année dernière.

    J. G. Ballard s’était déjà livré à un tel exercice en publiant Empire du soleil (1980), dont Steven Spielberg a plus tard tiré le film éponyme, autobiographie romancée de ses années de jeunesse. Dans la première partie de La Vie et rien d’autre, il revient sur sa peu banale enfance. Né à Shangai en 1930, le jeune Ballard explore cette «grande ville européenne, créée par des entrepreneurs britanniques et français, puis hollandais, suisses et allemands ». Le lecteur le suit comme guide dans une Chine d’autrefois, à l’ambiance Lotus Bleu de Tintin : concession internationale, riches européens méprisants et alcooliques, malheureux chinois exploités, torturés, mourants dans l’indifférence, bars et bordels, violence omniprésente. La vie coloniale dans tous ses fastes et sa cruelle inhumanité. Très vite, Ballard prend conscience qu’il existe deux mondes différents.

    En 1941, sitôt après l’attaque de Pearl Harbor, Shanghai passe sous contrôle japonais. La famille Ballard est enfermée dans un camp d’internement à Lunghua. Le futur écrivain va y vivre son adolescence. Il y connaîtra la faim, le froid, la barbarie des soldats japonais, mais y développera aussi une admiration pour les Américains.

    A seize ans, libéré, il gagne l’Angleterre. Le pays lui apparaît sale, triste, dévasté; vainqueur mais vaincu. Se pose alors pour lui la question de son identité, qui aura une forte influence sur son destin. « Sans doute me poussa-t-elle aussi à devenir un écrivain voué à prédire et, si possible, à provoquer le changement. »

    Grand amateur de cinéma, il découvre avec passion le surréalisme. «J’avais la nette impression, je l’ai d’ailleurs toujours, que la psychanalyse et le surréalisme ouvraient les portes de la personnalité humaine et de la vérité de l’être, mais aussi mes portes personnelles ». Plus tard, l’art moderne rejoindra son univers. Plus que de littérature, d’ailleurs, c’est surtout d’art que Ballard nous parle dans cette autobiographie. Notamment d’une exposition, This is Tomorrov (Londres, 1956), considérée comme l’acte de naissance du pop art.

    Après deux ans d’études de médecine, il gagne un concours de nouvelles (1951) et décide de devenir écrivain. Erre une année en Lettres, avant de vendre des encyclopédies au porte-à-porte puis de s’engager dans l’armée pour devenir pilote, un vieux rêve. En stage au Canada, il découvre la science-fiction américaine, alors en plein essor, dévore les magazines spécialisés et rédige des nouvelles. Il se donne un but : «J’allais intérioriser la science-fiction, à la recherche de la pathologie qui sous-tendait la société de consommation, le paysage télévisuel et la course aux armements nucléaires, vaste continent vierge de possibilités fictionnelles inexplorées». Contrairement aux idées communément admises, Ballard pense en effet que raison et rationalité sont impuissantes à expliquer le comportement humain et que, quelque part au fond de lui, l’homme aime commettre des atrocités. Pour Ballard, la science-fiction doit s’intéresser à l’espace psychologique, ce qu’il nomme « l’espace intérieur». Cette vision non conventionnelle l’empêchera d’accéder aux magazines américains, qui jugent ses textes trop subversifs.

    Sa rencontre, puis son mariage (1955) avec Mary Matthews, eut une influence décisive. En effet, Mary crut dur comme fer, dès le début, que son époux allait devenir un grand écrivain. Il publie sa première nouvelle en 1956. Trouve un travail de rédacteur dans un hebdomadaire, Chemistry & Industry. Trois enfants naissent de leur union : James (1956), Fay (1957) et Beatrice (1959).

    Un nouveau drame l’atteint en 1963, avec la mort de son épouse, des suites d’une infection contractée après une opération de l’appendicite. Ballard devient alors, avant la coutume, un homme au foyer, s’occupant de ses trois enfants. Et il écrit. C’est un homme tranquille, un père aimant, très loin de l’image de l’écrivain provocateur, de l’auteur à scandales de Crash ! et de La Foire aux atrocités, que l’on peut avoir de lui. L’amour que ses parents et ses grands-parents ne lui ont pas donné, il a su le découvrir pour l’offrir à ses enfants.

    Vers la fin des années soixante, il rencontre Claire Walsh, qui deviendra sa seconde épouse et l’accompagnera jusqu’à la fin de sa vie.

    La Vie et rien d’autre porte bien son titre. On ne trouvera pas dans cette autobiographie les secrets d’écriture de l’un des plus grands romanciers de langue anglaise. Bien sûr, Ballard y évoque ses succès littéraires, ses amitiés, et ses déceptions. Mais surtout, on suit l’histoire d’un homme, dont l’optimisme et le bonheur sont présents tout au long de sa vie, en dépit des vicissitudes qui le frappent. Un honnête homme qui conte en mots simples et en phrases sobres, avec souvent le sens de la formule, son parcours à travers le vingtième siècle, en des pages émouvantes et parfois bouleversantes.

    JFT

    J. G. Ballard. La Vie et rien d’autre. Denoël, 291 p.
    Cet article est à paraître dans la prochaine livraison du journal littéraire Le Passe-Muraille, à paraître au début mars. Pour en savoir plus: http://www.revuelepassemuraille.ch

  • Ceux qui se tirent

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    Celui qui chemine sans laisser de trace sur le sable / Celle qui traite son frère Rodolphe de fasciste sentimental / Ceux qui conservent un portrait de Lénine dans le chalet d’aisance de leur masure du Périgord noir / Celui qui vit trente-sept fois Les cœurs verts en 1965 quand il était placeur au cinéma de quartier Le Colisée / Celle que tous considéraient comme inaccessible du temps où elle était caissière au Colisée / Ceux qui attendent le prince charmant au bar gay Le Gay Pinson / Celui qui déménage du quartier des Bleuets pour ne plus tomber sur Marcelle la postière / Celle qui ressemble à une Audrey Hepburn mulâtre / Ceux qui sont trop beaux pour être vrais / Celui qui rentre chez lui sans se douter que ce n’est plus chez lui / Celle qui engendre un nain à tête d’oiseau / Ceux qui grignotent des amandes salées en regardant les images cryptées du film porno de Canal + / Celui qui ne supporte pas le bruit de mastication de son beau-père affalé devant le téléviseur à regarder le match à la con en grignotant des amandes salées / Celle qui aurait aimé entrer dans la police cantonale malgré sa petite taille / Ceux qui ont un flingue dans la boîte à gants de leur tire / Celui qui ne prête qu’aux pauvres / Celle qui prétend que c’est son sang espagnol qui la fait mordre ses partenaires du club de natation Les Otaries / Ceux qui ont des meubles de verre griffés et un poster de Keith Haring dans leurs chiottes / Celui qui a toujours un verre de Gueuze à portée de main / Celle qui estime qu’il faut une grande maison pour faire durer un couple / Ceux qui ne manqueraient pas un épisode de Derrick / Celle qui se vante d’avoir vu tous les Columbo deux ou même trois fois / Ceux qui s’exercent à mémoriser les numéros de plaques des meufs qui les dépassent sur l’autoroute et qu’ils dénonceront au cas où / Celui qui ne se laisse de toute façon pas dépasser par aucune meuf / Celle qui n’a pas son pareil (dit-elle) pour reconnaître un pédophile à la sortie des écoles / Ceux qui éternuent à l’enterrement de Plum Cake dans le petit cimetière du couvent / Celui que ses condisciples du collège Saint-Ex ont surnommé Plum Cake pour son léger embonpoint et ses taches de rousseur à l’anglaise / Celle qui trouvait à Plum Cake le plus beau regard de leur classe de catéchisme / Ceux qui ont persécuté Plum Cake à la grande époque de l’agence de voyages Nouveaux Horizons dont il était le comptable / Celui qui a recueilli les confidences de Plum Cake à la sortie des anciens de l’agence de voyages Nouveaux Horizons cette année-là à Lanzarote / Ceux qui n’ont pas compris pourquoi Plum Cake se fit moine au lendemain même de sa retraite / Celui qui demande une rançon à ses voisins friqués dont il retient le petit Fabrice dans sa cabane de jardin / Celle qui a vu son voisin Dulaurirer jouer à cache-cache avec le petit Fabrice / Ceux qui se racontent le plan rançon de ce blaireau de Dulaurier qui n’a pas supporté de voir chialer le petit Fabrice quand la nuit est tombée sur le jardin / Celui qui s’exerce au karaté devant son miroir en poussant des cris rauques que sa voisine Alberte Forat prend pour des exclamations à caractère sexuel / Celle qui rappelle à son écervelé de cousin Jef que ce sont les soldats du Vietnam qui ont lancé la coupe iroquois et pas ces nuls de punks / Ceux qui estiment que les jeunes gens à coupe iroquois sont à tenir à l’écart du club d’avirons Les Rameurs Positifs / Celui qui préfère les plages l’hiver / Celle qui croit que l’entrée maritime de ce dimanche est une manifestation de désapprobation du Très-Haut / Ceux qui passeront un moment de ce dimanche à lire Le Journal du Dimanche, etc.
    Photo JLK: Tôt l'aube,  sur les dunes de Cap d'Agde.

  • L'Amie de la Jeune Fille

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    Le tour du monde de Lina Bögli. Un récit épistolaire savoureux réédité. Une instit' candide fait le tour du monde en 10 ans...

    En février 1897, l’institutrice bernoise Lina Bögli se trouvait aux îles Samoa, dans le Pacifique, et voici ce qu’elle écrivait : « Je crois que les voyages nous dépouillent un peu de notre vanité, en nous donnant l’occasion de nous comparer à d’autres nations ou d’autres races que nous avions jugées inférieures. » Lorsqu’elle nota cette observation dans l’une de ses lettres à son amie allemande Elisabeth, Lina Bögli avait déjà voyagé pendant six ans autour du monde, avec un long séjour à Sydney durant lequel elle travailla principalement à l’édification de la jeune fille australienne.
    L’idée, à la fois un peu folle et très raisonnée en l’occurrence, de faire le tour du monde en dix ans, ni plus ni moins (jawohl !), était venue à Lina Bögli en 1892 à Cracovie, où elle pratiquait déjà son métier d’institutrice. Le projet représentait pour elle une échappatoire « au vide de l’existence d’une femme seule », autant que le défi de réaliser ce qui semblait alors réservé au seul sexe dit fort. «Pour un homme, écrivait-elle encore à son amie, la situa tion est moins triste : il peut entreprendre ce qu’il veut pour rompre la monotonie de sa vie ; oui, être un homme, ce serait la liberté !» Puis, se demandant ce qu’elle-même ferait si elle était un homme, elle ajoutait : « Je ferais sûrement de grands voyages pour apprendre à connaître les humains et les pays. » Et de conclure : « Je ne suis nécessaire à personne, je n’ai point de parents qui pourraient se tourmenter pour moi. Donc, je pars. » Inutile de dire que ses proches firent tout pour la détourner de ce projet, dont elle vint elle-même à douter dans le bureau maritime où elle allait commander son billet pour Brindisi. «Tout à coup, raconte-t-elle, je me sentis si complètement seule, je fus prise d’une telle angoisse de l’inconnu, que je me décidai brusquement à retourner chez moi […]. J’étais donc sur le point de quitter le bureau, quand le mot de Vorwärts frappa mon oreille. Je me retournai : le commis venait de rentrer dansle bureau ; voyant ma surprise, il répéta poliment : “Le bateau que vous prendrez est le Vorwärts. (En avant !) ” Impossible de te décrire l’impression que fit ce simple mot sur mon coeur défaillant. Je me sentis comme traversée d’uncourant électrique. Mon découragement et ma peur s’en étaient allés. J’étais redevenue entreprenante ; la mer ne m’effrayait plus ; les êtres humains ne m’intimidaient plus. Je crois fermement qu’à ce moment-là Dieu m’a ordonné d’aller en avant. Et, désormais, Vorwärts sera ma devise. »
    Il y a du petit soldat chez Lina Bögli. À plusieurs reprises, elle invoque d’ailleurs l’exemple des vieux Suisses à la bataille. Elle s’en remet également au « Père des orphelins », ce Dieu qui présente en outre l’avantage, pratique pour la voyageuse, d’« être partout ». Pourtant on serait injuste de la réduire à une bigote au garde-à-vous. De fait, les aspects conformistes de la jeune institutrice, qui reproduisent évidemment les préjugés de la classe moyenne-supérieure qu’elle fréquente à l’époque avec, plus précisément, les relents du paternalisme colonial, sont largement compensés par sa curiosité généreuse, la justesse de ses observations, son sens de l’équité (notamment en ce qui concerne la condition des femmes), sa compassion et son sens de l’humour aussi. Tout cela, de surcroît, qui se décante et bonifie avec l’expérience. Au début de son voyage, Lina Bögli est encore une petite provinciale vite effarouchée, puis ses jugements vont se nuancer et s’étoffer. Les premières impressions de la voyageuse débarquant dans la touffeur poussiéreuse d’Aden – « la ville la plus triste et la plus désolée » qu’elle ait connue jusque-là –, puis sa répulsion à la découverte de la partie indigène de Colombo, où elle déplore « trop de degrés de chaleur, trop de serpents et trop de mendiants », l’amènent à regretter une première fois son « exil volontaire ». Trouvant « un goût de térébenthine » à la mangue, et les bananes « trop farineuses », elle affirme leur préférer de beaucoup « les honnêtes pommes, poires et prunes » de son pays. Sans être du genre à se lamenter, elle laissera cependant filtrer, de loin en loin, un persistant mal du pays. « Ist’s auch schön im fremden Lande, / Doch zur Heimat wird es nie », se récite-t-elle comme le font encore maints clients actuels des agences Kuoni ou Hotelplan. Pourtant, à la différence du touriste moyen de nos jours, Lina Bögli se mêle à la vie des pays qu’elle traverse et réalise, parfois, de véritables reportages « sur le terrain » à la seule intention de son amie avide de nouvelles exotiques. Ses jugements sont parfois expéditifs, comme ceux du touriste suisse de l’an 2002, mais elle n’en reste jamais là. Au demeurant, c’est avec un intérêt amusé qu’on relève aujourd’hui ses appréciations péremptoires, à replacer évidemment dans le contexte de ce tournant de siècle. À son arrivée en Australie, après les miasmes de Colombo, le « vaste jardin » d’Adélaïde, où elle a la satisfaction de ne pas remarquer « de cabarets ni de bouges», la fait s’exclamer avec une naïve reconnaissance que « si quelqu’un est digne de devenir maître du monde, c’est l’Anglo-Saxon ». Et de se demander dans le même bel élan : «Quelle autre race est aussi avide de progrès, aussi éclairée et aussi humaine ?» Ce qui ne l’empêche pas de trouver l’ouvrier australien « horriblement paresseux », pas plus que de célébrer, des années plus tard, la paresseuse sagesse des insulaires de Samoa. «Chez les races de couleur, notera-t-elle encore sur la base de son expérience personnelle, le Chinois est l’élève le plus satisfaisant », et tout à la fin de son périple elle reviendra plus précisément à l’Anglais qui, dit-elle, « n’est aimé presque nulle part » tout en obtenant « partout ce qu’il y a de mieux ». Dans le registre des formulations les plus difficiles à admettre de nos jours figurent ses affirmations sur les « nègres » américains. Elle qui a aimé les indigènes du Pacifique au point d’hésiter à s’établir dans les îles bienheureuses des Samoa ou d’Hawaï, elle qui s’est reproché sévèrement de n’avoir pas assez compati à la tristesse des Hawaïens au moment de l’annexion américaine (« Cela n’est pas digne d’une Suissesse !»), cette même pérégrine au regard compréhensif exprime sans états d’âme la répulsion physique que lui inspirent les serveurs noirs aux États-Unis et se demande si la condition des esclaves n’était pas préférable, somme toute, à celle de ces « nègres» émancipés d’une jeune génération « à demi lettrée, négligée, en loques ». Et d’argumenter dans le plus pur style colonialiste : « Aujourd’hui ils sont libres ; mais à quoi sert la liberté, si l’on ne sait qu’en faire ? Ces gens sont des enfants, et, comme la plupart des écoliers, sans inclination naturelle au travail ; ils feraient volontiers quelque chose, si une volonté étrangère les y poussait : livrés à eux-mêmes ils ne sont rien. » De tels propos, aujourd’hui, vaudraient l’opprobre à Lina Bögli. Pourtant, au jeu des rapprochements artificiels entre époques, force est de conjecturer qu’une voyageuse de cette trempe serait de nos jours beaucoup plus « concernée» par les «Natives ». Il faut rappeler, dans la foulée, que notre brave instit, pendant toutes ces années, n’a jamais eu le temps, ni le tempérament non plus, de s’encanailler. « Je n’ai jamais eu ma part des plaisirs de la jeunesse », avoue cette probable vierge qui s’exclame en quittant Sydney en 1896, après quatre ans de séjour, que ce qu’elle regrettera surtout est « cet être aimable et aimant, pour lequel j’ai travaillé, que j’ai tour à tour grondé et si tendrement aimé, la jeune fille australienne ». Rien pour autant d’un chaperon racorni chez notre amie de la jeune fille. En dépit de son air corseté, de sa morale conventionnelle et de ses préjugés déjà relevés, Lina Bögli dégage un charme primesautier et en impose, aussi, par la fraîcheur de son regard et l’intérêt documentaire de son récit. À cet égard, comme les précepteurs suisses des bonnes familles russes ou les vignerons de Californie qu’elle va saluer au passage, elle incarne toute une Suisse nomade que Nicolas Bouvier a célébrée lui aussi, remarquable par son esprit d’entreprise et son humanitarisme avant la lettre, son honnêteté foncière et son étonnante capacité d’adaptation, son mélange enfin de conformisme propre-en-ordre et d’indépendance d’esprit à vieux fond démocrate. Un joyeux bon sens caractérise les vues et les attitudes de Lina Bögli, qui garde à tout coup les pieds sur terre. « Je suis bien terre à terre, comme tu vois, je ne tiens pas au côté romantique ; je ne demande qu’à être du côté le plus sûr de la vie.» À un moment donné, touchée par la douceur et l’harmonie qu’elle voit régner aux îles Samoa, elle est tentée d’y rester avant de convenir, en bonne Européenne compliquée, que ce « para dis» ne lui conviendra pas : « J’ai besoin de toutes les choses qui font mon tourment », soupire-t-elle ainsi délicieusement. Cela étant, Lina Bögli n’est pas restée plantée dans son petit confort. Un peu comme l’explorateur Nansen, dont elle apprendra qu’il avait la même devise qu’elle (Vorwärts !), elle ne craint pas de « briser la glace » pour approcher tel vieux cannibale maori (qui lui avoue qu’il la mangerait volontiers…) ou enquêter sur la disparition de tel prince polonais vivant incognito, mener une investigation chez les Mormons de Salt Lake City qu’elle soupçonne de livrer de tendres jeunes filles européennes aux ogres polygames, enseigner chez les Quakers ou observer l’arrivée des dizaines de milliers d’immigrants à Castle Garden – ces Européens en loques qui seront les Américains de demain. « L’Amérique semble être le pays des femmes remarquables », note Lina Bögli à l’aube du siècle nouveau, et c’est en larmes que, deux ans plus tard, elle quittera le Nouveau-Monde. Retrouvant la vieille et chère Europe, l’amie de la jeune fille achève son Odyssée avec la ponctualité d’une horloge made in Switzerlad53dc7e3d0c319580a83c536befb0ccb.jpgnd. Fatiguée mais contente, retrouvant Cracovie en juillet 1902, elle écrit encore avec quelle charmante humilité : «En regardant en arrière, je vois qu’en somme j’ai eu bien peu de souffrances et de difficultés. Jamais le moindre accident grave ne m’est survenu ; je n’ai jamais manqué ni train ni bateau ; je n’ai jamais rien perdu, n’ai jamais été volée ni insultée ; mais j’ai rencontré partout la plus grande politesse de la part de tous, à quelque nation que j’eusse affaire...»
    Lina Bögli. En avant. CamPoche, 2007. Ce texte de JLK constitue la postface de cette réédition de la traduction originale.

  • Philippe Djian se plante

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    Incidences, le nouveau roman de l’écrivain « culte », invraisemblable de part en part, sidère par sa stupidité…

    Parce qu’il est toujours triste de voir un écrivain, à certains égards estimable, s’égarer du tout au tout, on hésite à parler d’un livre raté sortant de son atelier. Mais Paul Léautaud le disait : qu’il est toujours intéressant de lire un mauvais livre – il disait une livre « de carton », et c’est le cas d’Incidences, le dernier roman de Philippe Djian, qui voudrait être quelque chose et qui n’en est que la contrefaçon pesante et pénible. Pour tout dire, on finit par rire à la lecture de ce roman qui se voudrait incisif et drôle comme un livre de Philip Roth, tant l’auteur s’empêtre dans des situations plus grotesques les unes que les autres, au fil d’une écriture pataude truffée de clichés et de métaphores à se gondoler.
    En deux mots, c’est le portrait d’un imbécile malfaisant, excellent sujet, brossé d’une imbécile façon, qui réduit ledit sujet à rien. Un soir, un prof de littérature nul et vieillissant mais charmeur, Marc de son prénom, cinquante-trois balais, embarque une de ses élèves (cf. La bête qui meurt de Roth) dans sa Fiat 500, l’amène chez lui, la saute et la trouve morte le matin, même « terriblement morte ». Question raisonnable: que faire de ce corps encombrant ?
    Sans même se demander de quoi sa partenaire est défuntée, ni ressentir la moindre trace d’émotion ou d’inquiétude pour les « ennuis » qu’il risque d’avoir, Marc, après avoir rassuré sa sœur Marianne, avec laquelle il cohabite et qui a cru entendre des bruits pendant la nuit, transporte la gosse et la jette dans une grotte au risque de se salir. Deux jours plus tard, pas tout à fait sûr de la sûreté de la procédure, Marc retourne à la grotte, où il constate que la morte est restée accrochée à mi hauteur de la crevasse, et qu’il faudrait pousser le corps de l’étudiante, devenu d’un gris violacé, « afin qu’il reprît sa courses vers les ténèbres ». Or, au même moment, quelqu’un fait « hello » à l’ouverture de la grotte, ce quelqu’un n’étant autre que le directeur du département de littérature où Marc enseigne la morale selon John Gardner, Richard sa bête noire qui envie ses succès féminins et rêve lui-même de se faire Marianne, quelle idée n’est-ce pas... À préciser dans la foulée que Marc et Marianne, liés par un lien sadomaso incestueux, ont beaucoup souffert dans leur enfance sous le joug d’une mère monstrueuse, ceci expliquant cela... Quant au pompon, c’est que la maman de Barbara (l’étudiante « terriblement morte ») vaguement soucieuse de n’avoir plus de nouvelles de son enfant, en pince grave pour Marc qui lui explique que, dans son atelier d’écriture, ladite jeune fille montrait des dispositions… Au passage, le lecteur aura commencé de relever les exquises tournures du style de Djian, plus que jamais adonné à l’usage de l’imparfait du subjonctif, et très concret dans ses images, du genre : « par instants, le vent grognait comme un chien couvert de puces dans la cheminée » ou, pour expliquer le tabagisme du protagoniste, « Parfois, pour une Winston, il se serait roulé par terre », et encore, poète à ses heures : « Le printemps donnait l’impression d’arriver au grand galop ».
    Dans la foulée, on aura compris que Philippe Djian veut faire le procès d’une société sécuritaire où, pour une simple question de permis à points non conforme, un enseignant se trouve jeté à terre et menotté, où Marc le fumeur libertin est en butte à toutes les surveillances risquant de lui coûter son poste, bref où c’est « l’horreur absolue » à laquelle, hélas Ménélas, on ne croit pas une seconde. Dommage.
    Dommage, parce que l’auteur de Sotos, de Sainte-Bob, de Frictions et d’Impuretés, ou d’Impardonnables, notamment, n’est pas, et de loin qu’un mauvais écrivain. Dans un certain nombre de romans où il scrute ce qu’on pourrait dire les séquelles humaines de la «dissociété», Djian l’instinctif peut créer des atmosphères et enchaîner des observations réellement pénétrantes, comme s’y est employée aussi une Pascale Kramer à l’approche d’une population sans langage et sans autres moyens de défense que la violence. Hélas, nous en sommes loin dans Incidences, dont l’aspect « téléphoné » va de pair avec le ton du roman, qui sonne immédiatement faux.
    Philippe Djian, Incidences. Gallimard, 232p
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  • Magies d'un ange cabossé

     

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    Rencontre avec Jean-Jacques Schuhl. Paris, janvier 2010.

     

    Dix ans après le Goncourt à Ingrid Caven, l’écrivain revient avec

    un essai de roman noir tournant à l’autofiction à facettes.  

     

     

    Ange ou démon ? Telle est la question que vous vous posez après une heure passée chez cet étrange Monsieur qui éclate une dernière fois de son grand rire caverneux et vous lance comme ça :  « Je suis si romanesque, n’est-ce pas, si romanesque ! »

    L’exclamation traverse d’ailleurs son nouveau roman, Entrée des fantômes, de part en part. Et de fait, comment ne pas trouver romanesque un personnage logeant en marge du roman du monde, entre voitures noires de gens de pouvoir et paillettes. Juste à côté, rue de Varenne, à Paris (France), d’une plaque commémorant le passage sur terre d’un certain Talleyrand, diable boiteux de la politique survivant dans la même rue sous les masques du Premier ministre et de ses sbires. Et les paillettes ? C’était hier soir, au Ritz, avec Kate Moss.

             Quoi, Monsieur ? LE Ritz de Proust ? LA Kate Moss du gang  Depp&Doherty ? Ah mais, le petit Marseillais juif alsacien fils d’Ashkénazes ne fabule-t-il pas pour le journal suisse ? « Je suis si romanesque ! », se défend-il en levant les yeux vers les antennes paraboliques de la nouvelle Russie plantées sur l’immeuble voisin. Et le Goncourt 2000 de suivre notre regard vers la vitrine aux reliques où jouxtent les tirage de tête d’  Ingrid Caven et sa traduction allemande à l’effigie de sa compagne : « Ingrid est ces jours à Berlin. » Lectrice infaillible de ses manuscrits, à ce qu’il précise : «Tout à l’oreille, à la fois actrice et musicienne, ne m’en passe pas une ! ». Or lui aussi, pour la musique, est à sa plus fine pointe dans son Entrée des fantômes. Pas tant jazz que Satie, d’ailleurs. Comme en peinture, se réclamant des artistes pop à la Rauschenberg plus que des « collages » qu’on lui colle.

    Du côté des clichés, c’est d’ailleurs sa fête ses jours dans certains journaux parisiens : trop Parisien justement, trop glamour recyclé, dandy flapi et autres amabilités. Mais lui, du geste  princier d’écarter les vilains, comme il écarte l’air dégoûté le soupçon qu’il puisse écrire sur « ordi » et se « connecter » sur Facebook, de renvoyer à son livre : « Et puis, par la suite c’est allé trop vite, la trashlangue, le zapping, le rap, le verlan, le digital, l’électronique. J’ai plus cherché à m’adapter, au contraire, j’ai parlé de plus en plus lentement, avec de plus en plus de heu…heu ».

    Or Jean-Jacques Schuhl, qu’on croit branché frimeur, serait plutôt du genre discret à protection bidon: « Le gens gagnent à être connus, ils y gagent en mystère. » Même pas un coin de voile levé, pour le journal suisse, sur une enfance difficile ou facile ? Essayé pas pu. Un « produc » s’y essaie sans plus de succès dans le roman : « Et si on f’zait l’scénar avec ta biogr ?! »

    Rire caverneux et retour au romanesque de la première partie se la jouant roman noir avec une simili Kate Moss et un cardinal : essayé pas pu, à son tour. Et la suite ou le biographique devient romanesque à délices à l’approche de cet écrivain qui refuse mordicus de se faire opérer des hanche. « Peur de guérir ? », hasarde le journal suisse.  Alors l’homme blessé de se faire plus grave : « Crainte surtout de ne pas me réveiller… »

                                                  

    Autant dire : lui défendre de rêver éveillé ! À lui qui dit ne pas aimer raconter d’histoires : l’en empêcher pour de bon ! À lui qui dit ne pas aimer le théâtre : lui interdire de jouer le plus vilain des vilains, M. le maudit ou Richard III de Shakespeare ! À lui qui dit ne pas aimer l’harmonie : l’obliger à marcher droit…

    Une oasis de poésie

    Baudelaire (le poète, pas la marque de produits de beauté) qualifiait ce bas monde en ces termes: « Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui », et le baudelairien Jean-Jacques Schuhl ne dit pas autre chose en bricolant son oasis de beauté et de musique dans le désert de la laideur et du boucan : « Aujourd’hui presque plus de rêve face à cette trop forte réalité ».

    Dans la première partie d’Entrée des fantômes, qui se la joue roman noir d’anticipation, avec un mannequin téléguidé et un cardinal, une histoire se cherche, qui rappelle les contes oniriques de Borges et Onetti, silhouettés dans le vague somnambulique et hyperprécis à la fois. Puis s’ouvre La nuit des fantômes, avec ses personnages en quête de l’Auteur qui les rêve, toupie au bord d’un abîme et ciselant ses formules, du genre : « Il n’y a rien de plus vide qu’une piscine vide ».

    Pour consoler le cardinal du début, celui-ci se réincarne en poisson d’ornement, alors que réapparaît le stylo à minuscule lanterne magique du mannequin initial.  Dans la foulée, on a passé par une pharmacie élyséenne où « dialoguent » les vocables de la maladie et de la beauté : Nalbuphine fait de l’œil à L’Oréal et Dolosal à Kapanol. Côté poids du monde, un Docteur a trouvé que les radios de l’Auteur avaient l’air disloqué des peintures de Bacon. On répare ? Des clous: L’Auteur, quitte à lui faire la pige,  jouera de ses effets très spéciaux à lui pour exorciser l’horreur et l’ennui.

     

    Jean-Jacques Schuhl. Entrée des fantômes. Gallimard, collection. L’Infini, 142p.

     

     

     

     

         

  • La dernière provoc de Jacques Chessex

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    Maître de style à son apogée, l’écrivain célèbre la liberté de l’artiste et fait la pige à la mort dans son roman posthume. En Suisse, le livre sera vendu sous cellophane par crainte de suites judiciaires. Sacré coup de pub.

     

    Le démon de l’écriture aura hanté Jacques Chessex jusqu’au dernier mot de son dernier roman. En quatre lettres de feu et de glace : le mot de mort. Ce mot est tiré de deux vers du poète romantique Eichendorff que cite à la fin du livre une « rose doctoresse » de la clinique lausannois La Cascade (cherche la clef à sa source, gentil lecteur…) assise sur le muret jouxtant la Tour Haldimand et tenant sur son ventre le crâne de ce M. de Sade qu’on appela le « divin marquis », tenu pour le Diable par l’Eglise et dont la mâchoire semble bouger encore: « Comme nous sommes las d’errer ! Serait-ce déjà la mort ? »

    La réponse foudroya prématurément Jacques Chessex, au soir du 9 octobre 2009, mais la question demeure, qui traverse Le dernier crâne de M. de Sade et cristallise en figure de contemplation que des siècles d’art et de littérature ont appelée Vanité : crâne exhumé de la tombe de Yorick, devant lequel Hamlet psalmodie son «être ou ne pas être », têtes de mort peintes ou moulées que le mortel contemple avec mélancolie.

     Sexe à mort

    La mort et le sexe, plus précisément ici le sexe à mort dont le plaisir est torture, constituent la substance explosive du dernier roman de Jacques Chessex dont la fascination pour Sade, athée absolu, contredit absolument son propre « désir de Dieu » maintes fois réaffirmé et donnant son titre à l’un de ses plus beaux livres.

    Le dernier crâne de M. de Sade relate les derniers mois de la vie du philosophe, de mai à décembre 1814, à l’hospice des fous de Charenton où il est enfermé depuis onze ans en dépit de son « âme claire ». Donatien-Alphonse François de Sade est alors âgé de 74 ans.  Son corps malade est brûlé dedans et dehors, « et tout cela qui sert d’enveloppe, de support corporel déchu à l’esprit le plus aigu et le plus libre de son siècle ». Il n’en continue pas moins d’assouvir ses désirs fous. Or, « un vieux fou est plus fou qu’un jeune fou, cela est admis, quoi dire alors du fou qui nous intéresse, lorsque l’enfermement comprime sa fureur jusqu’à la faire éclater en scènes sales ».

    Lesdites « scène sales » se multiplient avec la très jeune Madeleine,  engagée dès ses douze ans, fouettée, piquée avec des aiguilles et qu’il force à dire « ceci est mon corps » quand elle lui offre ses étrons à goûter. Et de se faire sodomiser par la gamine en poussant d’affreux cris. Et de la payer à grand renfort de  « figures », comme il appelle sur son Journal les espèces sonnantes qui suffisent à calmer la mère…

    Pour faire bon poids de perversité et de sacrilège, le « vieux fou » exige du jeune  abbé Fleuret  qui le surveille, autant que de ses médecins, de ne pas autopsier son cadavre et de ne pas affliger sa tombe d’aucune « saloperie de croix ». Et de conchier enfin la « sainte escroquerie de la religion »…

    Un saint « à l’envers »

    Mais pourquoi diable Jacques Chessex est-il si fasciné par l’extravagant blasphémateur dont il compare le crâne à une relique, et dont il dit qu’il y a chez lui « la sainteté de l’absolu ». Le démon de l’écriture, et le défi à la mort, sont sans doute les clefs de ce quasi envoûtement, qu’il fait passer à travers son fétichisme personnel (vois, gentille lectrice, les obsessions du Chessex peintre…) et ses fantaisies baroques.

    « M. de Sade parle, les murs tombent, les serrures et les grilles cèdent, la liberté jaillit des fosses », écrit Jacques Chessex par allusion évidente à sa propre liberté d’artiste, maître de style souvent éblouissant en ces pages, et à sa propre approche de l’absolu.

    Jacques Chessex, Le dernier crâne de M. de Sade. Grasset, 170p.

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    Chessex2009.jpgUn écrivain hanté par le sacré

    Du premier récit significatif de Jacques Chessex, La confession du pasteur Burg, à ses deux derniers livres parus, Le dernier crâne de M. de Sade et La vie nouvelle, les figures de Dieu, du sexe et de la mort ne cessent de se croiser dans cette œuvre foisonnante et cohérente jusque dans ses contradictions. Quelques titres pour nourrir le débat…

    J Serge Molla, Jacques Chessex et la Bible,  Labor et Fides, 2002.

    En perspective cavalière, le pasteur vaudois montre à quel point l’œuvre de Chessex est « travaillée » par les thèmes et les figures du judéo-christianisme. « J’écris des romans parce qu’il y a Dieu le Père. Ou son absence. Ou la toute-présence du Père. Ou la décision, l’intuition de le fuir »… Un bel essai dialogué ou se ressent, aussi, l’omniprésence de la luxure et de la mort.

    J Jacques Chessex, L’économie du ciel. Grasset, 2003.

    Les personnages de Burg et de Jean Calmet, entre autres pécheurs en butte au conformisme social, resurgit dans la figure d’un père abuseur et, peut-être, assassin. Au cœur d’une dramaturgie personnelle jamais exorcisée.

    J Jacques Chessex, Le Désir de Dieu. Grasset, 2005.

    En première personne, dans ce qui pourrait lui tenir lieu de testament spirituel, l’écrivain décline les multiples aspects de son rapport avec la transcendance, mais aussi, et peut-être plus encore, avec la création à tous les sens du terme. 

    J Jacques Chessex, Avant le matin. Grasset, 2006.

    Dans les bas-fonds de Fribourg, le plus bel exemple du mélange, pas vraiment convaincant en l’occurrence, de la sexualité tarifée et d’une improbable sainteté. Les personnages y manquent hélas… de chair !

    J Jacques Chessex, Pardon mère. Grasset, 2008.

    Sans doute l’un des plus beaux livres du « mauvais fils », dont sa mère n’aimait pas les romans, et qui s’en excuse sans promettre qu’il ne rempilera pas. Aurait-elle ainsi apprécié Le dernier crâne de M. de Sade ? C’est douteux…

    J Jacques Chessex et Michel Moret, Une vie nouvelle. L’Aire, 2009.

    Le sacré, pour le poète, était partout, et c’est peut-être cette part de l’œuvre, tissée d’émerveillements, de malice, de coups de cœur ou de gueule, qui nous l’attache le plus, comme dans ses nouvelles ou ses proses limpides de promeneur curieux. Les lettres qu’il écrivit entre janvier et Pâques 2005, en marge de la composition du Désir de Dieu, sont enluminées par ce regard grappilleur.

     

     

    Signe du destin ?

    « La conduite d’un homme avant sa mort a quelque chose d’un dessin au trait aggravé », écrit Jacques Chessex dans son dernier roman. «Il y  acquiert un timbre à la fois plus mystérieux et plus explicite de son destin. Dans la lumière de la mort, dont le personnage ne peut  ignorer entièrement la proximité, chacune des ses paroles, chacun de ses actes résonne plus fort, de par la cruauté du sursis».

    À lire ces mots, la dernière scène du « roman » que constitua la vie de l’écrivain résonne étrangement, prolongeant les analogies entre la fin pressentie de Sade, à 74 ans, et la mort subite de Chessex à 75 ans.

    Rappelons alors que, venu à Yverdon-les-Bains au soir du 9 octobre 2009 pour y parler en public de La Confession du pasteur Burg, histoire d’une jeune fille abusée par un homme de Dieu, Jacques Chessex fut soudain interpellé par un auditeur de la causerie à propos du viol commis par Roman Polanski  sur la personne d’une adolescente, qu’il avait réduit dans les médias à « une affaire minime ». Le rapprochement n’est-il pas oiseux ? Nous y avons pensé cependant en lisant le dernier roman de Maître Jacques, marqué par ce qu’on pourrait dire l’humour dingue de la vie. Et serait-ce si fou, dans la logique des poètes, d’y voir un signe du destin ?

    Ces articles ont paru dans l'édition du quotidien 24Heures du 31 décembre 2009.

     

     

  • La littérature et les cuistres

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    Reconnaissance

    à Tzvetan Todorov

    Tzvetan Todorov est un grand lettré que sa nature puissante et douce à la fois ne pousse pas aux vociférations pamphlétaires, et pourtant son dernier livre, La littérature en péril, mène un combat très ferme aux arguments à la fois nuancés et clairs qui ouvrent un vrai débat sur la littérature française contemporaine, et plus précisément son enseignement et sa transmission, loin des polémiques parisiennes éruptives qui renvoient les uns et les autres dos à dos sans déboucher sur rien .
    Que dit Tzvetan Todorov d’important ? Que la découverte de soi et du monde que vivifie (notamment) la littérature par la lecture et le débat se transforme aujourd’hui en discours de spécialistes « sur » la littérature et plus encore : sur la critique, et plus encore : sur certaines approches critiques réduisant la littérature à tel ou tel objet ou segment d’objet. Ainsi les élèves d’aujourd’hui apprennent-ils « le dogme selon lequel la littérature est sans rapport avec le reste du monde et étudient les seules relations des éléments de l’œuvre entre eux ».
    Cette approche est-elle à proscrire ? Nullement, sauf à constater qu’elle devient, sous prétexte de scientificité, la seule recevable et l’arme d’un nouveau dogmatisme scolastique qui fait obstacle au libre accès des textes.
    « La connaissance de la littérature n’est pas une fin en soi, mais une des voies royales conduisant à l’accomplissement de chacun. Le chemin dans lequel est engagé aujourd’hui l’enseignement littéraire, qui tourne le dos à cet horizon (cette semaine on a étudié la métonymie, la semaine prochaine on passe à la personnification) risque, lui, de nous conduire dans une impasse – sans parler de ce qu’il pourra difficilement aboutir à un amour de la littérature ».
    Voici prononcée l’obscène formule : « l’amour de la littérature ». Horreur horrificque, qui s’oppose absolument aux « perspectives d’étude » qu’annonce le Bulletin officiel du ministère de l’Education nationale, cité par Todorov qui a siégé lui-même au Conseil national des programmes: « L’étude des textes contribue à former la réflexion sur : l’histoire littéraire et culturelle, les genres et les registres, l’élaboration de la signification et la singularité des textes, l’argumentation et les effets de chaque discours sur les destinataires ». Ainsi les études littéraires ont-elles «pour but premier de nous faire connaître les outils dont elles se servent », ajoute Todorov : « Lire des poèmes et des romans ne conduit pas à réfléchir sur la condition humaine, sur l’individu et la société, l’amour et la haine, la joie et le désespoir, mais sur des notions critiques, traditionnelles ou modernes. A l’école, on n’apprend pas de quoi parlent les œuvres mais de quoi parlent les critiques. »
    Tel est la première observation de Tzvetan Todorov dans La littérature en péril, qui commence très loyalement par expliciter sa trajectoire personnelle, du structuralisme « dur » de ses débuts, à l’enseigne duquel il a donné ses premiers travaux de spécialiste du formalisme russe, notamment, dans les années 60 et le compagnonnage de Barthes ou de Genette, jusqu’au moment où, au milieu des années 70, son goût pour les méthodes de l’analyse littéraire, s’est atténué au profit d’une vision beaucoup plus large des textes et du rapport à ceux-ci, qui l’ont conduit à ces grands livres à valeur anthropologique que sont La conquête de l’Amérique, Face à l’extrême ou, tout récemment,
    Les Aventuriers de l’absolu.
    A cet égard, il serait ridicule d’incriminer le « passé » du spécialiste pour dauber sur ses positions actuelles, alors que toute son évolution procède de la même ouverture au monde et du même approfondissement du sens de la littérature, qui se donne en toute simplicité et surtout en toute humilité : « Nous, spécialistes, critiques littéraires, professeurs, ne sommes, la plupart du temps, que des nains juchés sur les épaules des géants », affirme-t-il ainsi, avant d’écrire ceci qui paraîtra d’un « plouc humaniste » aux gardiens du temple doctrinaire et me semble, à moi, l’émanation même d’une passion à partager: «Si je me demande aujourd’hui pourquoi j’aime la littérature, la réponse qui me vient spontanément à l’esprit est : parce qu’elle m’aide à vivre. Je ne lui demande plus tant, comme dans l’adolescence, de m’épargner les blessures que je pourrais subir lors des rencontres avec des personnes réelles; plutôt que d’évincer les expériences vécues, elle me fait découvrir des mondes qui se placent en continuité avec elles et me permet de mieux les comprendre. Je ne crois pas être le seul à la voir ainsi. Plus dense, plus éloquente que la vie quotidienne mais non radicalement différente, la littérature élargit notre univers, nous incite à imaginer d’autres manières de la concevoir et de l’organiser. Nous sommes tous faits de ce que nous donnent les autres êtres humains : nos parents d’abord, ceux qui nous entourent ensuite ; la littérature ouvre à l’infini cette possibilité d’interaction avec les autres et nous enrichit donc infiniment. Elle nous procure des sensations irremplaçables qui font que le monde réel devient plus chargé de sens et plus beau. Loin d’être un simple agrément, une distraction réservée aux personnes éduquées, elle permet à chacun de mieux répondre à sa vocation d’être humain ».
    Le contenu polémique de La littérature en péril paraîtra trop vague ou trop général à d’aucuns, mais cela tient au fait que Todorov considère essentiellement une grande idée de fond, dont il constate les effets actuels et qui l’amène ensuite à en scruter les origines.
    L’idée centrale est que l’idéologie dominante, dans le milieu littéraire et académique français actuel, consiste à nier le lien de la littérature avec le monde, lequel est soit noirci par les professeurs de désespoir, soit confiné dans le solipsisme et l’autofiction. Tout cela est évidemment contredit pas une quantité de livres, mais Todorov indique une tendance, et comment la nier ? Quel grand roman français accomplit, sur la période de 1945 à nos jours, le travail de ressaisie de la réalité effectué aux Etats-Unis par tant d’auteurs, à commencer par Philip Roth dans sa Trilogie américaine, et avant lui Saul Bellow, ou le Tom Wolfe du Bûcher des vanités, pour ne citer que quelques astres d’une constellation qui ne cesse de se renouveler jusque, récemment, avec Richard Powers ou William Gass ?
    medium_Constant.jpgOr ce que montre aussi l’auteur de La littérature en péril, c’est que cette idée du découplage de la littérature, par rapport à la réalité, ne date pas d’hier. Et de refaire son historique, du temps où l’art parfait, selon Aristote, était celui qui imiterait le mieux la nature, jusqu’au temps où se ferait jour la conception d’un « art pour l’art », dont l’expression apparaît pour la première fois sous la plume de Benjamin Constant. Celui-ci affirme pourtant, avec Madame de Staël, que la littérature est liée au monde à tous points de vue : « La littérature tient à tout. Elle ne peut être séparée de la politique, de la religion, de la morale. Elle est l’expression des opinions des hommes sur chacune de ces choses. Comme tout dans la nature, elle est à la fois effet et cause. La peindre comme un objet isolé, c’est ne pas la peindre ».
    medium_Baudelaire.jpgSi, pour les Lumières, la littérature reste une connaissance du monde, Baudelaire le super-esthète hyper-réaliste va plus loin encore, qui dit dans une lettre à Toussenel que « l’imagination est la plus scientifique des facultés parce qu’elle seule comprend l’analogie universelle », ou encore que « L’imagination est la reine du vrai ». Soit dit en passant, l’on relèvera que Maurice G. Dantec ne dit pas autre chose quant il exalte la fiction « plus-que-réelle »…
    Baudelaire, donc, aspire encore à une vérité de dévoilement, qui reste entée sur le monde réel, tandis que la volonté de créer une beauté ex nihilo marquera la rupture. Cela a commencé avec l’esthétisme d’un Winckelmann et fera florès dès le début du XXe siècle avec les formalistes russes, entre autre. Ainsi Khlebnikov revendiquera-t-il le « verbe autonome » ou le « mot comme tel ». Cela préludant à une dérive qui aboutira au byzantinisme critique contemporain où les doctes feront la pige aux créateurs, les techniciens réductionnistes la nique aux artisans du verbe.
    Après l’hommage de Freud à la littérature, Tzvetan Todorov détaille, exemples émouvants à l’appui (celui de John Stuart Mill sauvé de la dépression par la lecture des poèmes de Wordsworth, ou de Charlotte Delbo trouvant réconfort dans sa prison grâce aux livres), en quoi la littérature nous est aussi vitale que l’air que nous respirons. « Quand je suis plongé dans le chagrin, je ne peux que lire la prose incandescente de Marina Tsvetaeva, tout le reste me paraît fade », écrit-il.
    medium_Sand.jpgLa force de la littérature, qui nous fait participer au sort commun, tient à nous aider à «penser en se mettant à la place de tout autre être humain », selon l’expression de Kant dans la Critique de la faculté de juger. Et c'est vrai aussi pour le dialogue entre écrivains. Dans le dernier chapitre de La littérature en péril, Tzvetan Todorov, citant les lettres échangées par George Sand et Flaubert, montre que deux positions très différentes, voire opposées, peuvent se compléter pour la défense d’une littérature échappant au dogmatisme. « Quand je découvre une mauvaise assonance ou une répétition dans une de mes phrases, je suis sûr que je patauge dans le Faux », écrit Flaubert dont l’œuvre ne saurait pour autant, et Sand le sait mieux que quiconque, se réduire à une affaire d’assonances ou de répétitions. Entre Flaubert qui dit avoir « la vie en haine », et Sand qui aime chaque jour un peu plus le présent de la vie, l’échange reste possible car tous deux aspirent à la même connaissance par d’autres chemins – tous deux vivent la littérature sans la réduire à des schémas, et qui dirait que Sand a plus raison que Flaubert ou vice versa ?
    Ennemi du didactisme en littérature, mais non moins attaché à une littérature liée organiquement à la vie, Benjamin Constant écrivait que « la passion imprégnée de doctrine, et servant à des développements philosophiques, est un contresens sous le rapport artiste ». Ce n’est pas, pour autant, condamner les techniques internes et externes d’approche des textes, mais simplement remettre chaque chose à sa place et le poète, le romancier, le critique, le professeur, le linguiste, le sociologue à la leur, en ramenant finalement le lecteur à l’essentiel : le sens d’un texte, sa beauté, sa polysémie, sa musique, ses échos à n’en plus finir.
    medium_Romilly.jpgJe me rappelle à l’instant une belle conversation avec Jacqueline de Romilly, qui me disait la reconnaissance de nombreux anciens étudiants non-littéraires auxquels les « humanités » avaient donné une assise intellectuelle et affective, morale ou spirituelle que les seules connaissances jugées « utiles » ne leur auraient jamais procurée. Des Médecins, des scientifiques, des juristes, des politiciens, un chorégraphe, tous se réjouissaient d'avoir souffert sur leur version latine ou grecque...
    Tzvetan Todorov ne dit pas autre chose : « Quelle meilleure introduction à la compréhension des conduites et des passions humaines qu’une immersion dans l’œuvre des grands écrivains qui s’emploient à cette tâche depuis des millénaires ? Et du coup : quelle meilleure préparation à toutes les professions fondées sur les rapports humains ? Si l’on entend ainsi la littérature et si l’on oriente ainsi son enseignement, quelle aide plus précieuse pourrait trouver le futur étudiant en droit ou en sciences politiques, le futur travailleur social ou intervenant en psychothérapie, l’historien ou le sociologue ? Avoir comme professeurs Shakespeare et Sophocle, Dostoïevski et Proust, n’est-ce pas profiter d’un enseignement exceptionnel ? »
    Ces vues sembleront simplistes, voire simplettes, aux spécialistes ès littérature dont les recherches se nourrissent des recherches de chercheurs payés pour chercher ce que d'autres chercheurs citeront dans leurs recherches. Or c’est avec reconnaissance, pour ma part, que j’ai lu La littérature en péril après avoir constaté à quel point, jusque dans une publication destinée au plus large public, le nouvel esprit « scientifique » pouvait desservir, voire dénaturer, asphyxier  la littérature vivante.
    medium_Ramuz.4.jpgJe veux parler des commentaires introductifs aux Œuvres complètes de C.F. Ramuz, en cours d’élaboration aux éditions Slatkine, à Genève, dont un seul échantillon donnera le ton, propre à éloigner tout lecteur non initié aux six fonctions de Jakobson ou aux six actants de Greimas. Cela se trouve dans le paragraphe de l’Introduction sous-intitulé Au rythme de la vie et traite de l'aimable roman-reportage ethno-littéraire intitulé Le village dans la montagne: « Un survol des et de l’écriture ramuzienne conduit à deux constats. La récurrence de ce connecteur à l’entame d’unité propositionnelle marque fortement la subjectivité énonciative et son activité; en même temps, cette instance apparaît comme débordée par les événements, à la fois omniprésente et impuissante donc. Dans ce contraste entre subjectivation de l’énonciation et retrait dans l’organisation, la figure du narrateur du Village dans la montagne se construit comme celle d’un anti-démiurge. »
    Pauvre Ramuz dont on casse ainsi le « rythme de la vie ». Et qui oserait dire que la littérature n’est pas en péril, quand on la réduit à ces résidus de cuistrerie ?
    Tzvetan Todorov. La Littérature en péril. Flammarion, coll. Café Voltaire, 94p.
    C.F. R amuz. Nouvelles et morceaux, Tome 1. Oeuvres Complètes, vol V. Slatkine, 528p.

  • Sur des ailes de papier

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    Le deuxième roman de Noëlle Revaz, Efina, est une merveille.

     

    Dire que le deuxième roman de Noëlle Revaz, sept ans après Rapport aux bêtes, est captivant, pourrait sembler une formule convenue, mais c’est un fait : Efina vous captive, Efina vous fascine même d’entrée de jeu, ce roman-sparadrap (par allusion à Tintin qui n’arrive pas à se débarrasser du foutu sparadrap qui lui colle aux semelles) est immédiatement passionnant par sa façon de vous attirer et de vous repousser, comme les deux protagonistes sont irrépressiblement attirés l’un vers l’autre et repoussés par un désir qui se nie et se multiplie à l’instant de se jurer que cette fois c’est bien fini, et ni.

    Efina est l’histoire d’une obsession mimétique qui se transforme en amour plus profond que l’amour qu’il y a trop souvent dans les livres ou sur les scènes de théâtre, exaltation factice. Le roman commence sur les retrouvailles de deux personnages : Efina, qui n’est rien qu’Efina, trentenaire passionnée de théâtre à ses heures, et T., comédien fameux et bientôt vieillissant. Après s’être revus une seconde au théâtre, Efina et T. s’écrivent des lettres qui ne partiront jamais. Tout au long du roman, ils ne cesseront d’ailleurs de s’écrire des lettres, qui arriveront parfois, parfois seront anonymes, souvent diront le vrai, souvent le faux qui parfois est moins faux que le vrai.

    Efina est un formidable roman de la passion mimétique, telle que l’a décrite René Girard dans Mensonge romantique et vérité romanesque. Mais Efina n’est pas l’illustration d’une théorie : c’est la vie même. Efina croit qu’elle aime T. mais c’est peut-être une illusion. Elle lui écrit pour lui dire qu’au fond il ne compte pas pour elle, et c’est là que la passion repique. Même topo pour T. Efina et T. ne coucheront pas avant 40 pages, mais ça n’arrangera pas vraiment les choses, car leur amour est ailleurs.

    L’amour d’Efina et de T. est tissé par des siècles d’attente d’amour. T. est marié et saute des tas de femmes, Efina rencontre des hommes plus gentils que T. et s’essaie à la maternité. Mais c’est comme au théâtre, entre cœur et jardins publics : ce qui s’y passe, c’est surtout que le temps passe et vous fait des rides au coeur.  

    Or ce qui ne vieillit pas, dans Efina, c’est l’écriture de Noëlle Revaz. Curieusement maniérée au tout début, elle s’affûte de magistrale façon au fil des pages et devient une joyeuse cavalcade de mots qui font la pige au mensonge romantique pour accéder à la vérité romanesque. Et c’est très drôle, très affreusement juste et drôle, humoristique comme la vie quand elle tombe le masque.  Bonheur de lire un vrai roman qui dit le faux pour mieux exprimer le vrai, jusqu’à cette dernière phrase ailée : « Le cimetière est la maison des oiseaux »…

    Revaz2.jpgNoëlle Revaz, Efina. Gallimard, 182p.  

     

  • Notes panoptiques, 2010

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    À La Désirade, janvier 2010. À propos de Discours parfait de Philippe Sollers, des fleurs et du nihilisme, du réalisme de Flannery O'Connor et de Simone Weil.

    AU JARDIN. – C’est ainsi par le jardin que je reviens à Sollers, et par exemple à la lecture d’une phrase comme ça : « J’essaie de voir, ou plutôt d’écouter et de respirer, ce jardin où je suis. » Or, le rythme de cette phrase me chante. J’entends c
    ette phrase, comme j’entends notre jardin suspendu de La Désirade, que j’écoute et respire malgré la neige de ces jours et que je lis parfois en m’aidant des lumières d’un vieux manuel gris souris détaillant Les Noms des fleurs trouvés « par la Méthode simple » et accessibles « sans aucune notion de Botanique »...

    Sollers18.JPGL’ouvrage est signé Gaston Bonnier, professeur à la Sorbonne et membre de l’Académie des Sciences. C’est ici sa nouvelle édition, avec 372 photographies en couleurs entièrement regravées sur cuivre, et publié à Paris à la Librairie Générale de l’Enseignement, rue Dante. Une étiquette à graphie dorée précise que cet exemplaire fut vendu par le libraire Rouge à Lausanne, le même qui refusa de publier les premiers écrits de C.F. Ramuz… L’inventaire floral qui suit, quoique trouvé « par la méthode simple », évoque plus l’Académie que le gai savoir, du fait surtout de ses 2715 figures en noir qui en font une espèce de catalogue style La Redoute comme les prisaient Bouvard et Pécuchet dans les domaines variés de l’outillage horticole ou des insectes de nos régions. Les noms des fleurs y scintillent évidemment, mais point de phrases qui sont aux mots ce que les colliers de vahinés semi-nues sont aux fleurs, le rythme en plus.
    Dante3.jpgCeci noté tout de suite, revenant plutôt à Discours parfait, je passe aux exemples chantés « dans la langue des étoiles de Dante », jardinier cosmique s’il en fut, finissant son dernier chant en tourbillon de mots-lumière mu par l’Amour cosmique, « l’amor che move il sole e l’altre stelle ». Et Sollers d’ajouter: « Un Dieu éternel jardinier, voilà quand même une nouvelle sensationnelle qui n’a pas encire été vraiment comprise par les humains ».

    °°°

    Mon exemplaire de la Divine Comédie, très dépenaillé, est marqué du sceau violet des Gymnases Cantonaux de Lausanne, à la bibliothèque desquels j’aurai décidément tardé à le ramener puisque l’emprunt date de 1964-1965. Cependant je suis content d’avoir conservé ce pavé de plus de mille pages – il s’agit en effet d’audition critique aux commentaires fluviaux -, qui m’évoque aussitôt le personnage râblé et coiffé en brosse de notre prof d’italien de l’époque, du nom de François Mégroz, ceinture noire de judo et papiste ardent, commentateur d’une traduction très littérale de la Divine comédie parue à L’Age d’Homme où j’ai publié mon premier livre en 1973, année à laquelle j’avais déjà rejeté Philippe Sollers et la revue Tel Quel, pour leur préférer le baroquisme étincelant de Charles-Albert Cingria et le pathos russe…
    Entre 1968 et 1972, Philippe Sollers avait publié Nombres, Lois et H, restés à mes yeux des exercices purement rhétoriques à caractère expérimental, où je n’entendais aucune musique et que j’associais à toutes les acrobaties esthétiques ou idéologiques de l’époque, à l’enseigne des Modernes.

    De Roux0001 (kuffer v1).JPGProche du milieu de L’Age d’Homme et de francs-tireurs à la Dominique de Roux, ancien compère de Sollers qu’il étrillait dans le pamphlet anti-68 de L’Ouverture de la chasse, je voyais l’incarnation de la musique pensante chez Cingria ou chez Vassily Rozanov, penseur russe mal famé pour son amour-haine du christianisme et de ses envoûtements, mais développant une écriture « immédiate » d’une saisissante originalité. Bref, tout cela se passait loin du Paris de la brillantissime constellation toujours convaincue de donner le ton au monde, alors que je trouvais en L’Age d’Homme une alternative qu’auront marquée quelques génies inclassables, du catastrophiste décapant que représente le dramaturge-écrivain-philosophe-peintre Witkiewicz, à l’explorateur de l’intimité que fut Amiel, entre tant d’autres, certes loin de la claire ligne française. Mais Platonov, Andréi Biély, Jeremias Gotthelf, Thomas Wolfe, Chesterton & Co valent aussi quelque attention, n’est-ce pas ? autant que Robert Walser, Georges Haldas ou Umberto Saba – et la phrase de Dominique de Roux, au meilleur de son style, me chantait plus que celle du Sollers d’avant Femmes…

    °°°

    Ce n’est pas, cependant, par Femmes, lu sans véritable attention, que je suis revenu sporadiquement à l’œuvre de Philippe Sollers, dont plusieurs romans ultérieurs m’ont paru du chiqué, et je l’ai écrit, méchant, mais déjà par le jardin, dans le registre des citations.
    Dans un entretien très éclairant avec Laurent Brunet (Discours parfait pp. 492-513), Sollers dit au passage que l’art de la citation est l’un des plus difficiles qui soient. Cingria le disait aussi, qui estimait qu’un bon article pouvait s’en tenir à un train de citations roulant sur les rails du discours (plus ou moins parfait) d’un commentateur-interprète, et Walter Benjamin « montait » souvent ses essais de cette même façon.
    L’art de la citation, que le Sollers de La Guerre du goût, d’Eloge de l’infini et de Discours parfait porte au plus vif de la pointe (bref salamalec au passage au jésuite Gracian) renvoie bien entendu à sa phrase et donc à son propre style – à sa musique et à sa poésie aux quelles je me reproche maintenant d’avoir été tout à fait inattentif des années durant.
    Chappaz.jpgL’étincelant Maurice Chappaz, poète romand de haute volée mais victime lui aussi de l’inattention française, disparu en janvier de l’an dernier à l’âge de 93 ans et pourtant frais comme une rose jusque dans ses derniers écrits, estimait que le péché de notre temps était, précisément, l’inattention.
    Or, ce qui me frappe de plus en plus à la lecture un peu plus attentive de Philippe Sollers, c’est son attention à lui. Attention au mot, attention au jazz de la phrase, attention tout humaine aussi quand il parle de la musique des mots et des phrases de Scott Fitzgerald, qui a payé sa liberté et son bonheur de l’inattention générale, ou qu’il trouve du cœur à l’affreux Céline, ciselant encore mots et phrases au plus noir de sa détresse.
    Attention à tous les sens du terme, j’veux dire : attention à tous les sens…

    Du nihilisme. – Tout est là, qu’on ne voit pas – qu’on ne veut pas voir et dont on ne veut rien savoir. J’avais treize ou quatorze ans et j’entendais mon frère aîné le dire et le répéter avec une insistance qui me faisait enrager : « J’veux pas le savoir ! ». Et c’est devenu le mot d’ordre de cette époque : « Circulez, y a rien à voir ! ». Parce qu’il y a trop, cela va sans dire : trop pour y faire attention sans prescription d’une mode ou d’un appel marchand.
    Tel étant le premier consentement au nihilisme de la surabondance, le premier attentat que je ressens à la joie ; étant entendu, yes sir, qu’il y a de la joie au monde - cela je le sais, je l’ai senti et ressenti de tout temps, et c’est cela même qui me fait renaître tous les matins.
    Mais au fait, comment cela a-t-il commencé ? Comment cela m’a-t-il été donné ? Qui m’a dit pour la première fois : regarde !?
    Aujourd’hui je constate, devant la peinture que j’aime, que ce que je vois me regarde, et cela regarde toute chose : tout me regarde que je vois, et la joie gagne.
    Mais on ne va pas s’en tenir là. C’est le moment de se mettre au turbin.

    Michaux.jpgLe jardinier Michaux l’a constaté : « Le matin, quand on est abeille, pas d’histoires, faut aller travailler ». Faut que ça turbine dans la joie.

    °°°

    Le titre de Discours parfait est d’un culot monstre. Le découvrir en ouvrant l’envoi de Gallimard m’a fait éclater de rire. Comme j’éclate de rire tous les matins lorsque je me suis remis en train après la traditionnelle minute de désespoir. Je dirai plus exactement : le quart d’heure, le moment d’accablement physique et métaphysique où perce cette première tentation de se contenter de rien, comme si le rien était : ce quart d’heure nihiliste que ma joie et ma vertu (je dis bien et je souligne le mot
    vertu) vont annihiler de concert. Et me revoici à la rue Dante, au milieu des fleurs de notre jeunesse, à lire La Divine Comédie avec notre prof judoka non moins que sentencieux pour lequel la virtù commande, mais pas du tout au sens de la vertu vertueuse. Car, écrit justement Cingria en romain frotté de Haute Chine : « La vertu fume, crache, lance du foutre et assassine ». Donc j’éclate de rire en lisant Discours parfait, comme un vœu, un défi ou une bonne nouvelle, et comme àé chaque fois que je reviens au Canal exutoire de Charles-Albert Cingria, l’un de mes textes «phares », comme on dit un peu mécaniquement de nos jours, sans voir l’image en somme bien belle de cette lumière tournant dans la nuit de bitume.

    °°°

    CINGRIA5 (kuffer v1).jpgDans la foulée je n’ai plus alors ce matin qu’à citer l’oiseleur dont les mots sont en cage avec des ouvertures sur l’infini :
    Je lis Le Canal exutoire : « Il est odieux que le monde appartienne aux virtuistes - à des dames aux ombrelles fanées par les climats qui indiquent ce qu’il faut faire ou ne pas faire car vertu, au premier sens, veut dure courage. C’est le contraire du virtuisme. La vertu fume, crache, lance du foutre et assassine.
    L’homme est bon, c’est entendu. Bon et sourdement feutré, comme une torride chenille noire dans ses volutes. Bion mais pas philanthrope. Il y a des moments où toutes ces ampoules doivent claquer et toutes ces femmes et toutes ces fleurs doivent obéir.
    Il suffit qu’il y ait quelqu’un.
    Une multitude de héros et de coalition de héros existe dans les parties noires de la Chine et du monde qui ne supportera pas cette édulcoration éternellement (en Amérique, il y a Chicago). Déjà on écrase la philanthropie (le contraire de la charité). Un âpre gamin circule àé Anvers, à qui appartient la chaussée élastique et le monde. Contre la « socité » qui est une viscosité et une fiction. Car il y a surtout cela :l’être, rien de commun, absolument, entre ceci qui, par une séparation d’angle insondable, définit une origine d’être, une qualité d’être, une individualité, et cela, qui est appelé un simple citoyen ou un passant. Devant l’être – l’être vraiment conscient de son autre origine que l’origine terrestre - il n’y a, vous m’entendez, pas de loi ni d’égalité proclamée qui ne soit une provocation à tout faire sauter. L’être qui se reconnaît – c’est un temps ou deux de stupeur insondable dans la vie – n’a point de seuil qui soit un vrai seuil, point de départ qui soit un vrai départ : cette certitude étant strictement connexe à cette notion d’individualité que je dis, ne pouvant pas ne pas être éternelle, qui rend dès lors absurdes les lois et abominable la société. »

    De l’incarnation. – L’inattention involontaire est un refus volontaire, ou inversement. Cette femme encore jeune, dans Un heureux événement de 

    Flannery2 (kuffer v1).jpgFlannery O'Connor cette femme qui refuse l’évidence de la vie en elle parce qu’elle en a vu les conséquences sur sa mère vieillie par huit enfantements, cette femme qui n’en peut plus (croit-elle) et qu’une maladie ronge sûrement mais qu’elle n’ose pas nommer (non, pas elle, pas le cancer, ON ne peut quand même pas lui faire ça à elle !), cette femme ne veut pas faire attention à ce qui va lui arriver, ainsi que l’a prévenue sa chiromancienne, à savoir des mois de maladie suivis d’un heureux événement.

    « Pas moi ! » s’écrie Ruby au nom de pierre précieuse, quand sa jeune voisine et amie Lavergne Watts, grande plante naturelle aux cheveux couleurs de paille, qui a les pieds sur terre et d’autant plus qu’elle est secrétaire de pédicure, lui tourne autour en gesticulant et en roulant des yeux et en chantant : « Mettez les lettres derrière ou devant, ça fait toujours MAMANN ! MAMAN ! » Et Ruby de s’opiniâtrer à ne pas savoir : « Non. Non. Ca ne pouvait être un enfant. Non, elle n’allait pas avoir en elle une chose qui attendrait pour la tuer un peu plus ».

    Ainsi de la connaissance : on préférerait ne pas savoir. Ruby, la jeune femme que Flannery O’Connor, qui n’a jamais eu d’enfant et qu’une affreuse maladie ronge pour de bon, observe attentivement, devient alors l’incarnation du refus de la vie - mais  ce n’est pas qu’un enfant qu’elle refuse en invoquant la Technique : foutredieu, c’est que Billy n’a pas « pris ses précautions »… et voilà ce que ça donne quand on ne fait pas attention et qu’une espèce de diabolique écrivain vous scrute par dehors et par devant et sort les mots de ses propres entrailles, au fil de ce discours parfait d’un verbe fait chair…

     

     

    Weil2.jpgPhilippe Sollers ne parle pas beaucoup de femmes écrivains dans Discours parfait, à part Beauvoir et Simone Weil qu’il est intéressant, par ailleurs, de soumettre au regard hyper-thomiste de  Flannery, laquelle la trouve (dans ses lettres) un peu fêlée quand même…

    Flannery O’Connor aime les paons et les gens, qu’elle voit sous tous leurs aspects parfaits et imparfaits sans perdre jamais de vue la Règle. C’est et ce n’est pas une intellectuelle : c’est surtout une réaliste catholique, et ce qu’elle écrit de Simone Weil est intéressant, qui recoupe en somme ce qu’en dit Georges Bataille, cité par Sollers.

    Tous deux trouvent, à la philosophe, quelque chose d’un peu siphonné, mais ce que remarque Flannery est particulièrement surprenant : « Je termine la lecture des ouvrages de Simone Weil », écrit-elle en 1955. « Après Lettres à un religieux, j’attaque le second (…) La vie de cette femme étonnante m’intrigue encore, bien que ce qu’elle écrit me paraisse en grande partie ridicule. Mais sa vie combine, dans des proportions presque parfaites, des éléments comiques et tragiques qui sont peut-être les deux faces opposées d’une même médaille. Si j’en crois mon expérience, tout ce que j’ai écrit de drôles est d’autant plus terrible que comique, ou terrible parce que comique ou vice versa. Ainsi la vie de Simone Weil me frappe-t-elle par son comique exceptionnel autant que par son authenticité tragique. Si, avec l’âge, j’acquiers une pleine maîtrise de mon talent, j’aimerais écrire un roman comique dont lhéroïne serait une femme – et quoi de plus comique qu’une de ces redoutables intellectuelles, si fières, si gonflées de savoir, s’approchant de Dieu, pouce à pouce, en grinçant des dents ».

    C’est l’avis d’une femme de bon sens, plus ou moins ferme sur ses jambes d’aluminium mais d’une féroce trempe morale, qui précise qu’elle ne désire en rien diminuer le mérite de Simone Weil tout en lui déniant la qualité de sainte que lui prêtent d’aucuns.

    Or, Bataille n’est pas moins nuancé dans sa franche lucidité : «Elle séduisait par une autorité très douce et très simple, c’était certainement un être admirable, asexué, avec quelque chose de néfaste, un Don Quichotte qui plaisait par sa lucidité, son pessimisme hardi, et par un courage extrême que l’impossible attirait. Elle avait bien peu d’humour, pourtant je suis sûr qu’intérieurement elle était plus fêlée, plus vivante qu’elle ne croyait elle-même… Je le dis sans vouloir la diminuer, il y avait en elle une merveilleuse volonté d’inanité : c’est peut-être le ressort d’une âpreté géniale, qui rend ses livres si prenants ».

    Et Sollers à son tour, surexact dans son approche (« Simone Weil vit dans l’absolu, elle résiste  à toutes les définitions »), de passer aux exemples chantés de la citation.

    D’abord pour nuancer le propos de Bataille sur le manque d’humour de Simone Weil : « Quantité de vieilles demoiselles qui n’ont jamais fait l’amour ont dépensé le désir qui était en elles sur des perroquets, des chiens, des neveux ou des parquets cirés ». Ou sur le marxisme : « La grande erreur du marxisme et de tout le dix-neuvième siècle a été de croire qu’en marchant tout droit devant soi on monte dans les étoiles ». Ou sur son pessimisme radical : « Il faut bien que nous ayons accumulé des crimes qui nous ont rendus maudits, pour que nous ayons perdu toute la poésie de l’Univers ». Et sur la société : « L’homme est un animal social. Nous ne pouvons rien à cela, et il nous est interdit d’accepter cela sans sous peine de perdre notre âme ». Sur sa volonté d’anéantissement : « Quand je suis quelque part, je souille le silence du ciel et de la terre par ma respiration et le battement de mon cœur ». Sur la beauté : « L’essence du beau est contradiction, scandale et nullement convenance, mais scandale qui s’impose et comble de joie »…

    On voit cette joie resplendir sur le visage de vieux prophète de Soljenitsyne, dans la forêt russe où il chemine en compagnie du cinéaste Soukourov, quand il s’exclame, lui qui a passé par le goulag et toutes les avanies : « Regardez, regardez le monde, le monde est parfait ! »  

     

    ...

     

    Morand4.jpgMorand. – C’était au beau milieu de la petite ville de Vevey, sur le balcon théâtral du Château de L’Aile, à main droite de la place pavée s’ouvrant sur le lac, c’était l’été, le matin assez tôt, et le vieil homme en culotte (je ne dirai pas short, car c’était de la culotte plutôt anglaise genre sportsman) pratiquait sa culture physique à torse nu, c’était en 1974, donc l’athlète allait sur ses 86 ans, la flexion ralentie, presque allusive, mais non moins précise, exacte, légère comme le style de l’écrivain que Ph.S. place au troisième rang du championnat de littérature du XXe siècle français, après Proust et Céline.

    La vision de Paul Morand à l'exercice m’a rappelé une soirée passée en sa compagnie un an auparavant, autour d’une poularde demi-deuil, chez l’iconographe René Creux, avec quelques amis, dans la plus grande simplicité. Jamais on aurait dit, en effet, que cet octogénaire à mocassins souples avait fréquenté le supergotha des lettres et du grand monde parisien et mondial, tourné la tête au cher Marcel et tutti quanti, avant de trôner (de loin) à l’Académie. J’étais, pour ma part, aussi terriblement impressionné que lorsque j’ai rencontré Pierre Jean Jouve, à la même époque, tant le choc de la lecture d’Hécate et ses chiens, dont parle évidemment Sollers, me restait présent – mais qu’en dire à l’auteur sans paraître plouc -, et d’ailleurs la conversation n’effleura même pas ses livres, sauf un où il est question d’une fresque de bataille navale qu’on peut toujours voir au musée de Vevey.

    C’est du Journal inutile que Parle Sollers dans Discours parfait, qu’il célèbre avec des nuances – mais rien des critiques saintement indignées qui ont accueilli le livre à sa sortie -, pour mieux situer le « noyau » de l’œuvre, du côté de New York, fabuleuse évocation en effet à pointes de style incomparables. Bref, tout ça m’a donné une furieuse envie de revenir à cette écriture fluide et preste comme aucune, élégante et sportive, la France parfaite en somme, et me revoici donc, ce matin gris suprême, dans Ouvert la nuit…

     

     

     

     

  • Sollers le frondeur

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    Une belle année de lecture s’ouvre comme un immense jardin avec Discours parfait. Plus de 900 pages de passion communicative. L'événement littéraire évident...

    Philippe Sollers, dont voici paraître le soixantième livre sous le titre apparemment immodeste de Discours parfait, est à la fois connu comme le loup blanc, dans la bergerie chic du top des lettres françaises actuelles, et plutôt méconnu en réalité. Très médiatisé, très maîtrisé dans son image et ses poses de grand seigneur à fume-cigarette et sourire en coin frotté d’ironie supérieure, le ci-devant ponte de l’avant-garde littéraire des années 60-70, qui atteignit une célébrité plus « populaire » dès la parution de Femmes, en 1983, semble intervenir partout et à tout moment, alors que c’est ailleurs que se passe sa vraie vie d’écrivain.

    Car Philippe Sollers, avant tout, est un écrivain. Et autant qu’un écrivain : un lecteur. Et autant qu’un lecteur : un vivant. Et sur 918 pages ici, qui réfractent les milliers d’heures d’attention vive d’un vivant lecteur curieux de tout ce qui compte dans la vie, à commencer par la connaissance de soi et du monde : un travailleur de fond, un passeur d’idées et un passeur de beauté, un éclaireur (au double sens) et un éveilleur. Or cet immense bosseur solitaire a le culot d’aimer ce qu’il fait et de le dire. Et de le dire bien : au fil d’une écriture de plus en plus libre et joyeuse. Naguère très cérébrale, difficile voire illisible (travers de jeunesse et d’époque), l’écriture de Sollers s’est épanouie et déploie aujourd’hui ses moires de roue de paon. Je suis magnifique, dit en somme cette écriture : le monde est magnifique. Soljenitsyne, revenu du Goulag, le disait tranquillement à son retour d’exil : le monde est parfait. Et Discours parfait, formidable inventaire des beautés du jardin universel, du Paradis de Dante à l’île possible de Michel Houellebecq, ne dit pas autre chose : « À l’opposé de toute vision apocalyptique, ou de « fin de l’Histoire », ou de fascination pour la Terreur, les écrits réunis ici ont pour unique visée la préparation d’une Renaissance à laquelle, sauf de très rares exceptions, plus personne ne croit ». Belle paroles de littérateur, argueront les détracteurs de Sollers, sans le lire. Mais lui-même n’a-t-il pas entretenu le malentendu ?

    Un bonheur insolent 

    Sollers maudit ? L’image fait sourire quand on se repasse le film de sa vie. Dès la parution d’Une curieuse solitude, son premier roman paru en 1958, le jeune homme né coiffé fut reconnu par le gaulliste Mauriac et le communiste Aragon. André Breton le déclara «aimé des fées ». Mais d’emblée aussi l’insolent fils de bourgeois bordelais, le frondeur de haut lignage, le provocateur de préau, ne cessa de pratiquer « le plaisir aristocratique de déplaire » cher à Baudelaire, qui lui valut d’être autant jalousé, son succès croissant, que décrié et taxé de tous les vices : renégat de la gauche, girouette intellectuelle, flatteur opportuniste, écrabouilleur cynique. Le sociologue maître à peser Pierre Bourdieu crut lui régler son compte en définissant ainsi sa trajectoire : « de Tel Quel à Balladur, de l'avant-garde littéraire (et politique) en simili à l'arrière-garde politique authentique ». Et l’accusation de misogynie de faire florès après la publication de Femmes. Or c’est d’une femme, justement, Catherine Clément, de la gauche la plus ferme et d’un féminisme avéré, que viendra l’une des meilleurs approches d’un Sollers craint comme le « diable » et se découvrant peu à peu. Et c’est aujourd’hui dans ce qu’on pourrait dire un autoportrait « en creux » qu’il faut relire ce démon d’écriture, avec le triptyque constitué par La Guerre du goût, Eloge de l’infini et Discours parfait 

     Le style mode de survie

    Dis-moi ce que te dit ce que tu lis et je te dirai qui tu es, pourrait dire le lecteur de Discours parfait en parodiant la posture d’apprenti de Sollers au jardin de la littérature. Après les 100 premières pages de Fleurs, traité d’érotisme floral traversant « l’océan des fleurs » à partir des images de Gérard van Spaendonck et de toutes leurs interprétations poétiques (de Dante à Proust, ou des Chinois à Van Gogh), le parcours de l’écrivain creuse l’éternelle question du sens et du mystère de la création par les chemins de la Gnose, via les écrits retrouvés de Qumran, de la Bible et de Shakespeare, de Simone Weil et de ce qu'il appelle la mutation du divin. Avec l’infinie porosité du Big Will, Sollers en appelle à de nouvelles Lumières, à l’école de Sade et de Voltaire, tout en célébrant merveilleusement le style de Rousseau. Le style mode de vie : c’est la grande affaire de l’écrivain, l’éternel apprentissage du lecteur de Proust mais aussi de Fitzgerald, de Kafka ou du nihiliste Cioran, de Melville et de Joyce, entre cent autres, plus encore de Nietzsche le phare « français », gage de renouveau spirituel. Grande aventure de connaissance : renaissance par le style…

    Philippe Sollers, Discours parfait. Gallimard, 918p.

    PS. J'ai encore cent et mille choses à écrire sur cet inépuisable livre-mulet. Je vais en tirer un cahier de Notes panoptiques, à quoi il se prête merveilleusement.

     

  • Exorcisme d'une détresse d'enfance

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    Les Taiseux, dernier récit de Jean-Louis Ezine, est un pur régal !
    Le magnifique récit autobiographique marquant le retour, au titre d’écrivain (et quel !) de notre confrère Jean-Louis Ezine, critique littéraire apprécié du Nouvel Observateur et de l’émission Le Masque et la plume, pourrait peser une tonne de douleur s’il n’était transfiguré par une irradiante gaîté de ton, que module une écriture étincelante. On pense aux « bonheur triste» d’un Henri Calet, dans La belle lurette, avec son môme largué au dur pays des hommes, en lisant ce récit d’un « loupiot » abandonné à trois ans par son père pour des raisons compliquées qui se révéleront peu à peu, en se rappelant des phrases telles « rien n’est prévu pour les sinistrés de l’âme ou « ne me secouez pas, je suis plein de larmes ».
    Rien pourtant de larmoyant dans Les Taiseux, dont les premières pages évoquent la guerre sans merci que se livrent le petit garçon et son beau père Ezine, brute épaisse et malfaisante battant sa mère et avec lequel, dix-sept ans durant, il n’échangera pas le moindre mot ni le moindre regard. Aux confins de la misère sociale, à Lisieux dont les lumières de la basilique balaient ses nuits, l’enfant oppose au monstre un silence qu’il partage avec sa mère, tous deux planqués dans le clapier quand Ezine, saoul et fou, déchaîne sa violence en ses « grands soirs d’émeutier ».
    Or, la vraie vie du garçon va se déployer ailleurs, au fil d’une quête dont le Graal sera son vrai père magnifié, héros présumé qui ne cessera de se dérober jusqu’à la rencontre, in extremis, précédant sa disparition accidentelle définitive. Sur ce rude chemin, entre crises suicidaires de la mère et séjours à l’ombre de l’affreux Ezine, le garçon farouche, aidé par de bonnes gens (sa grand-mère Jeanne, quelques maîtres d’école, la culture des laitues, la philosophie et l’ange de sa destinée, affronte les épreuves comme un chevalier pur et doux.
    « Maman aurait voulu que je fasse poète », lance-t-il au passage, et de fait son récit fait la pige à la mouise par la beauté et la gaité à la Vialatte de son écriture. Chant d’amour au verbe vif, incessamment inventif et joyeux, Les Taiseux est assurément un des plus beaux livre de ces derniers temps.
    Jean-Louis Ezine. Les Taiseux. Gallimard, 222p.

  • Flannery ou le feu de Dieu

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    Lecture intégrale de Flannery O’Connor.Traversée des Oeuvres, publiées en un volume dans la collection Quarto, chez Gallimard, avec une préface de Guy Goffette.

    Préambule. - C’est dans le métro de Paris, en mai 1974, que j’entendis parler pour la première fois de Flannery O’Connor par mes amis Claude Clergé et Pierre Gripari. Celui-ci, athée déclaré, disait les livres de cette  catholique extrême traversée par le « feu de Dieu ». Or je ne vois pas, trente-cinq ans plus tard, de meilleure formule pour définir l’art de cette prodigieuse nouvelliste, qu’on pourrait situer entre Faulkner et Bernanos, d’une intensité d’observation, de perception et d’expression reliant illico la terre et le ciel comme les  bornes d’une pile cosmique, sans cesser jamais de se montrer d’une attention extrême à la créature humaine, le plus souvent la pire selon nos critères, avec un mélange d’humour et de cruauté, une force expressive et une profondeur de vue, enfin un incomparable regard sur le détail des choses et des êtres, vus sans une once de sentimentalité mais avec un amour total.

     Flannery6.jpgLa Puissance et la grâce

    Préface de Guy Goffette

    -         Que c’est un titre qui l’a happé pour commencer : Les Braves gens ne courent pas les rues.

    -         Qu’il a avalé ce livre après avoir achevé sa corvée de bois de gamin, vite faite.

    -         La voix et le monde de Flannery l’ont marqué illico, en son adolescence.

    -         Ses personnages lui ont parlé comme s’il les connaissait déjà.

    -         « Rien que des malades, des idiots, des lâches, des sans-cœur comme autour de moi, au village et dans les champs. Différents pourtant, avec une démesure, une outrance dans la parole et le geste qui me donnaient envie de crier ».

    -         Il a cru d’abord que cette humanité était propre aux Etats-Unis.

    -         Puis il a compris que le mal était universel.

    -         Tous ces désaxés du cœur, du corps et de l’esprit courent les villes et les campagnes de partout, et qui peut se targuer, qui, de n’en pas avoir un petit grain caché dans ses poches ? »

    -         Dès sa première approche, GG est frappé par la puissance révélatrice des personnages de Flannery.

    -         Figures du Sud profond.

    -         Rappelle la présence lancinante de la maladie dans sa vie, et la façon qu’elle a de la sublimer.

    -         Jamais elle ne pactisera avec le Mal, dont elle observe cependant les menées avec une sorte de passion joyeuse…

    -         « Séparé de Dieu, l’homme marche à la mort sans savoir pourquoi et les théories qu’il s’invente ne le consolent ni ne le justifient ».

    -         Flannery ne juge pas ceux qu’elle observe implacablement. Elle laisse  toujours sa chance à une ultime grâce…

    -         Chaque être porte sa croix et sa part de mystère.

    -         Elle s’adresse à tous sans considérations de confessions parce que « rien ne fait se lever les yeux comme la chute de l’homme ».

    -         La joie de vivre de Flannery est plus forte que ses plus noirs constats.

    -         Gg Note qu’il a lu et relu Les braves gens 12 fois, et coché ses lectures comme autant de crans sur la crosse d’un revolver…

    -         « Je n’en suis toujours pas revenu »…

     

            Flannery.gifSa vie, son œuvre

     

     

    -         Née le 25 mars 1925 à Savannah.

    -         Fille unique de Regina Cline et d’Edward Francis O’Connor.

    -         Des Irlandais du Sud, descendants d’émigrants, cathos fervents.

    -         Le père d’abord lieutenant d’infanterie, puis entrepreneur.

    -         Petite fille elle passe ses étés à Milledgeville. Nombreuses famille. Douée pour le dessin et la poésie.

    -         Très forte relation avec son père.

    -         Passionnée par la volaille.

    -         Enseigne la marche arrière à un poulet.

    -         Filmé par le PathéJournal…

    -         Pet ite fille très volontaire.

    -         Prête à « couper des têtes ».

    -         On la retrouvera dans plusieurs nouvelles, dont Vue sur les bois et Les Temples du St Esprit.

    -         Son père subit les effets de la crise.

    -         À l’école des sœurs, les anges la rebutent, surtout son ange gardien qu’elle rêve de mettre K.O.

    -         Sa lecture préférée est celle des  Contes comiques d’Edgar Poe.

    -         Son père, écrivain empêché, souffre d’un lupus inguérissable.

    -         Il meurt en 1941, elle a seize ans.

    -         Elle a commencé à réaliser des bandes dessinées.

    -         Elle écrit dans Corinthian, la revue de l’université.

    -         Sera rédactrice en chef en 1945.

    -         Se dit intégrationniste depuis qu’elle a entendu un chef de train injurier des noirs.

    -         Son catholicisme ardent la distingue des autres étudiants et des écrivains qu’elle fréquente en ateliers.

    -         Adopte les thèses de la Nouvelle Critique, qui font retour au texte contre les approches politico-sociologiques.

    -         Elle lit beaucoup, appréciant surtout Conrad et Henry James.

    -         En 1946 paraît sa première nouvelle en revue, Le Géranium.

    -         En décembre elle entreprend la composition de son premier roman.

    -         En 1947, sa mère hérite de la propriété familiale d’Andalusia.

    -         Participe à de nombreux ateliers d’écriture et sollicite un agent littéraire.

    -         Dit qu’elle doit écrire pour savoir ce qu’elle fait…

    -         L’éditeur Robert Giroux pressent déjà un grand écrivain.

    -         Elle pratique le work in progress avec constance et intensité.

    -         Atteinte elle aussi du lupus érythémateux, elle subit une première opération en 1951.

    -         Elle achève Wise Blood en 1951 et l’envoie à Giroux.

    -         Evelyn Waugh en est très impressionné.

    -         L’accueil du livre est en revanche moyen.

    -         Mal compris même quand il est loué.

    -         Elle continue d’écrire un tas de nouvelles.

    -         Dont Robert Giroux raffole.

    -         Elle-même les adore !

    -         En 1952, le traducteur de Faulkner, Maurice-Edgar Coindreau, s’intéresse à Wise Blood, qu’il traduire.

    -         Cela accentue l’intérêt des Américains.

    -         Elle enchaîne trois recueils de nouvelles et un nouveau roman.

    -         Sa renommée s’accroît.

    -         Son état de santé ne cesse de se détériorer.

    -          En juillet 1964, elle est consciente de vivre ses derniers jours.

    -         Elle écrit à une amie : « Cette sauterelle en cage que vous m’avez donnée me fait tant penser aux pauvres gens de couleur enfermés en prison que je l’ai délivrée pour la donner à manger à un canard. Je suis sûre que vous comprenez »…

    -         Elle meurt le 3 août 1964. Repose auprès de son père, au cimetière de Milledgeville.

     

          Flannery12.jpg La Sagesse dans le sang. Roman, 1952.

    -   Dédié à Régine, sa mère.

    - Hazel Motes apparaît dans un train. Un jeune homme a l'air inquiet, sombre.

    - L'air de chercher quelque chose.

    - Une grosse femme en face de lui, curieuse, voire inquisitrice.

    - Lui tout de suite revêche, voire rigue.

    - On lui donne dans les vingt ans, mais son grand chapeau le vieillit.

    - L'air d'un pasteur.

    - La bonne femme s'appelle Hitchcock.

    - Il a  un sac de soldat. Fxe le couchettiste.

    - Hitch remarque ses yeux: Ils étaient couleur pelude de noix", puis "les orbites étaient si profondes qu'elles semblaient mener quelque part"...

    - Il a une voix nasale au registre aigu, typique du Tennessee...

    - Dit et répète qu'il va à Taulkinham.

    - Dit qu'il n'y connaît personne et va y faire des choses qu'il n'a jamais faites...

    - Suit une idée fixe. Rembarre la bonne dame que ses enfants appellent "mamanpoupée".

    - "J'suppose que vous vous croyez rachetée", crache-t-il...

    - Et elle de dire que oui: que "la vie est une inspiration"...

    - On se rend au wagon-restau.

    - Elle parle à tous de ses petites misères.

    - Il trouve une place à la table de trois jeunes filles, vêtues comme des perroquets.

    - Agresse celle qui lui souffle sa fumée au nez.

    - Lui dit que si elle se croit sauvée ça ne lui donne pas envie, à lui, de l'être.

    - L'arrière- toile s'étoffe. Il revient de quatre ans de guerre, où il a été blessé.

    - Huston fait croire qu'il a été émasculé, mais c'est une invention.

    - Un terrifiant emmerdeur.

    - Sommeille ensuite et se rappelle son grand-père.

    - Un vieillard "coléreux comme une guêpe qui avait parcouru trois comtés avec Jésus dans sa cervelle en guise d'aiguillon".

    Flannery26.jpg- Le vieux l'a désigné comme un élu tout en le piétinant.

    - Ne pense qu'à rentrer à Eastroad, Tennessee.

    -Où il arrive pour retrouver le squelette de sa maison.

    - Retrouve la commode de noyer de sa mère.

    - Dépose une note dans chaque tiroir: "Cette commode appartient à Hazel Motes".

    - Pour rassurer sa mère dans son cercueil.

    - Il avait seize ans quand elle est morte.

    - Il l'a guignée par les fentes du cercueil.

    - Il en a gardé la terreur d'être enfermé là-dedans. (p.74)

    - Il évoque Jésus devant le couchettitste.

    - Qui lui répond qu'il y a longtemps que Jésus n'y est plus.

     

    Flannery13.gifChapitre II

    - Le lendemain il se rend à la ville.

    - Ne sait où loger à Taulkinham.

    - Sur un mur de chiottes, avise une annonce pour "le lit le plus accueillant de la ville", au nom de Leora Watts. La pute qui fait dir e au chauffeur de taxi, le prenant pour un pasteur: "Vous êtes devenus si fous qu'vous croyez plus en rien".À À

    - À la fenêtre de la maison de la pute, voit d'abord un genou blanc.

    - Lui dit qu'il vient pour "le truc habituel".

    - "Ses sens étaient excités à l'extrême"...

    Chapitre III

    - Le lendemain il se promène en ville.

    "Personne ne faisait attention au ciel à Taulkinham:"

    - Il s'arrête au près d'un camelot, qui vend des éplucheurs de patates.

    Flannery14.jpg- Apparaît le jeune Enoch à la figure de renard.

    - Et e grand aveugle cadavéreux à l'air de mandrill grimaçant, suivi de la peune fille.

    - Les deux distrubuent des prospectus.

    Le camelot les engueule pour concurrence.

    - Un attroupement vociférent d'où fusent des "salauds d'étrangers !" ou "bandes de communistes !".

    - A relever le développment à la fois chorégraphique et cinématographique de la mise en scène.

    - Enoch dit qu'il a 18 ans et qu'il travaille au jardin zoologique. Raconte son expérience dans un groupe évangéliste. Se dit seul et en quête d'un ami.

    - Hazel n'en a que faire.

    - Remarque que Hazel ne rit jamais.

    - Hazel poursuit l'aveugle et la jeune fille.

     - L'aveugle lui dit que son haleine pue le péché.

    - Flash back sur une histoire de fête foraine où fut exhibée une pute.

    - Son père gueulait dans le public,

    - De retour vers sa mère, s'est senti très coupable.

    - Le regard de sa mère évoque celui de Yahweh dans la Bible.

    - Il s'est puni en remplissant ses chaussures de cailloux...,

     

    Chapitre IV

    - Hazel cherche une voiture à bas prix. Ladite voiture jouera un rôle important...

    - Se flatte d'avoir fait du chemin depuis qu'il croyait en quelque chose.

    Enoch prétend que son père le scieur de long a exactement la dégaine de Jésus.

    - N'a jamais connu sa mère.

    La jeune fille raconte la terrifiante histoire du bébé pendu dans la cheminée (p.88).

    Cette enfant n'est pas si enfant que ça... dans le film c'est carrément une jeune miss...

    Quand Hawks évoque les péchés de Hazel, celui dit qu'il n'y croit pas.

    - Affirme qu'il va précher l'Eflise sans Jésus crucifié.

    Enoch lui colle aux basques  en lui racontant son histoire.

    Se retrouvent ensuite àé la porte de la pure. Ce qu'Enoch prend mal, comme s'il était jaloux. Etrange personnage...

    - Prétend que c'est lui qui a la sagesse dans le sang.

    - Hazel lui jette un paquet de prospectus à la figure.

     

    Chapitre V

    - Avec Enoch au City Forest Park.

    - Où Enoch est employé.

    - Il doit lui montrer quelque chose.

    - Le jeune homme mate les femmes de la piscine. Mal vu.

    - Mate aussi les singes.

    - Une espèce de magie obscure plombe la scène.

    - Magie à caractère érotique.

    - Enoch emmène Hazel au Museum.

    - L'amène devant le cercueil de l'homme réduit.

    - Pas seulement la têet comme les jivaros mais tout le corps, par des Arabes...

    - Passage le plus énigmatique du roman (pp. 114-115).

    Chapitre VI

    - Hazel retrouve la trace de l'aveugle.

    - Loue une chambre dans la même maison.

    - Se met à prêcher devant un cinéma.

    - "Jésus était un menteur, ya qu'ça de vrai".

    Il va trouver Hawks, qui le chasse.

    On constate ensuite que l'aveugle ne l'est pas...

    - Hawks insulte lui aussi Dieu et Jésus.

    - Sa fille dit qu'elle veut Hazel.

    - Celui-ci s'impatiente de la "déshonorer".

    - Pour en remontrer à Hawks.

    - S'achète un nouveauu chapeau.

    - Aussi affreux que l'ancien.

    - Hawks révèle à Hazel comment il s'est aveuglé.

    - Hazel découvre la vérité sur d'anciennes coupures de journaux. (p.122)

    - Il y a de la forme de la parabole dans ces séquences. Où la voiture joue aussi son rôle...

    - Que signifie donc ce nom de Dieu de nom de Dieu, se demande-t-on à tout moment...

     

    Chapitre VII

    - Le lendemain, ayant récupéré sa voiture, il décovre soudain la jeune fille à l'arrière.

    - Elle lui dit s'appelker Sabbath.

    - Prétend être une b'atarde de Hawks.

    - Hazel le prend tout de suite mal.

    - Elle lui dit qu'elle veut "l'sauver", vu qu'elle a Jésus dans son coeur.

    - Puis elle compare la voiture à "du miel"...

     

    Chapitre VIII

    - Où il est question du sang d'Enoch.

    - "Son sang était la partie la plus sensible de lui-même"...

    - Et son sang écrit le mot "damnation" dans son corps.

    - Une espèce de savoir obscur qui le dépasse.

    - Flannery affirme apprécier les contes comiques de Poe plus que tout.

     

    Chapitre IX 

    - Hazel harcèle Hawks qui le rembarre chaque fois.

    - Comme une histoire d'ombres qui se courent après.

    - Comme des aspirants disciples prressés de se damner.

    - Il est question de ce disciple d'un soir que Hazel a emmené chez la pute.

    - Et qui s'en repent après avoir pris son plaisir, au contraire de Hazel.

    - Hazel ne croit pas au péché.

    - Tandis que son disciple, catholique fervent, y croit et y retournera vite fait.

    - Apparaît ensuite LE disciple.

    - Que Hazel va tout de suite détester.

    - Un certain Onnie Jay Holy, comme il se fait appeler.

     - Qui entend monnayer la nouvelle Eglise.

    - Ce à quoi Hazel s'oppose.

    - Le malin lui dit qu'il faut pas sortir de la religion pour réussir dans la religion.

    - Onnie lui avoue s'appeler Hoover Shoats.

    - Hazel le chasse violemment.

    - Puis il va fracturer la porte de Hawks.

    - Qui le surprend et le chasse.

    - Comme un maître occulte qui rejette son disciple...

     

    Chapitre X

    - Affirme que la vérité n'existe pas.

    - Que la conscience c'est de la blague.

    - Puis il avise un nouveaui prêcheur sur la rue, coaché par Shoats. Son sosie !

    - Une bonne dame les prend pour de sjumeaux. Il en est furieux.

    - Retrouve ensuite Sabbath. Qui lui dit que Hawks, pur escroc, a fichu le camp.

     

    Chapitre XI

    - Apparaît un type déguisé en Hazel, qui n'est autre qu'Enoch.

    - Se rend chez Hazel avec un étrange colis, qui n'est autre que l'homme séché et rétréci, son "nouveau Jésus" qu'il veut remettre à Hazel pour le compromettre.

    - Se retrouve ensuite dans la queu des enfants qui viennent serrer la patte au gorille.

    - Ce sera la main qu'il serre dans cette ville maudite.

    - En se présentant au gorille, celui-ci, un homme déguisé, lui dit d'aller se faire foutre...

     

    Chapitre XII

    - Enoch espère des avantages du nouveau Jésus.

    - "Il voullait être le jeune homme d'avenir tel qu'on le voit dans les publicités de conpagnies d'assurances".

    Puis il se fabrique une espèce de sceptre-matraque au moyen d'un parapluie déchiqueté.

    Plus tard il revient au camion du gorile, dans lequel il s'introduit.

    Le lendemain, il en sort en rase campagne et disparaît avec le costume de gorille.

    - Il le revêt après avoir enterré ses vêtements.

    - Change de peau, littéralement.

    - Devenu gorille il va encore terrifier deux jeunes amoureux avant de filer dans la nature.

    - Le grotesque tient la coup. On y croit.

    Chapitre XIII

    Le Prophète de remplacement engagé par Hoover Shoats est sans malice, et tuberculeux.

    Ce sera son gagne-pain.

    - Prêchant sur la rue, au lieu habituel de Hazel, il ne voit pas que celui-ci l'épie.

    - Et le suit ensuite en voiture.

    - Et le force à s'arrêter. Et l'agresse. Le force à sortir de la voiture.

    - Et lui fonce dessus. Le force à se déshabiller. Le poursuit toujours. Et l'écrase à mort.

    Le pauvre type demande pardon et à Jésus et se saignant sur la route...

    - C'est d'une violence qui ne se ressent même pas, tant elle se passe sans effet.

    - Le lendemain, comme si de rien n'était, Hazel veut partir en voyage.

    - Il passe d'abord, où le jeune mécano lui dit que son Essex ne vaut plus un clou.

    - Puis il est arrêté par un policier.

    - Qui finit par fracasser ce qui reste de la voiture.

    - Après quoi Hazel achète de la chaux vive et rentre chez lui afin de s'aveugler, coimme il le dit à sa logeuse.

    - Et il le fait. (p.176).

     

       Chapitre XIV

    - La logeuse ne comprend pas qu'il ait fait ça, alors qu'il est encore jeune et que la vie a du bon.

    - L'aveugle restera là. Elle voudrait le comprendre, peut-être l'aider.

    - Mais elle a de la peine à se faire à cette espèce de mort-vivant sinistre aux "horreurs" à la place des yeux.

    - Elle constate que ses chaussures sont pleines de cailloux.

    - "Pour payer", explique-t-il.

    - Il dit aussi: "Si vos yeux n'ont pa sde fond, ils peuvent voir davantage"... (p.183)

    - Elle choisit de s'occuper de lui, ce qu'il ne veut pas.

    - Elle le surprend avec trois rangs de fil de fer barbelé autour du torse, sous sa chemise.

    - Elle troiuve ça pas bien. Lui propose de l'épouser.

    - Alors il s'en va et disparaît, malgé ses jérémiades.

    - Comme il fait mauvais temps et que c'est l'hiver, il n'ira pas loin.

    - Les flics le retrouvent dans un fossé, à moitié mort.

    - Ils le ramassent et il crève pendant le transport.

    - Elle lui dit: "J'savais bien que vous revienriez".

    - Et c'est la fin de cet étrange et fascinant roman.

    - Que je dirais bonnement: envoûtant. Et crypté comme l'était Monsieur Ouine de Bernanos.

    - En plus violent et riche d'innombrables composantes sociales, psychologiques et spirituelles.

    - À reprendre et reprendre et décrypter.

     

    Le Malin, de John Huston. Fim tiré de Wise Blood, en 1979.

    - Contre toute attente, le film de John Huston est plutôt réussi.

    - Nettement plus compréhensible, à vrai dire, que le roman au premier regard

    - Le personage de Hazel est amirablement campé, dans sa fureur hagarde, par Brad Durif, Dans le rôle de Hawks, Harry Dean Stanton est également convaincant, der même que le jeune Enoch roux à tête de renard et John Huston lui-même dans le rôle du grand-père terrible.

    - Curieusement, le scénario du film indique que Hazel aurait été blessé à la guerre à une partie "honteuse" de son corps. C'est dit nulle part dans le roman. Est-on censé envisager une impuissance sexuelle chez le jeune homme ? Rien nen est dit par Flannery et le détail n'ajoute rien au personnage, plutôt frigide qu'impuissant.

    - Le décor du bled du Tennessee dans les années années 50 est formidable.

    Le DVD du Malin existant inclut d'excellents suppléments, dont un entretien de John Huston avec Michel Ciment. 

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    À suivre: Les braves gens ne courent pas les rues. Nouvelles, 1955.

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  • Ceux dont la joie irradie

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    Celui qui se guide aux couleurs filtrant encore dans le brouillard de sa cécité / Celle qui veille derrière la porte bleue / Ceux qui se rapellent les parties d’échecs de légende / Celui qui refuse de se croire important / Celle dont l’absence est ressentie / Ceux qui aiment l’or rouge du thé Assam / Celui qui s’introduit de nuit dans le bureau du directeur pour téléphoner aux ambassades arabes du monde entier par manière de vengeance / Celle qui commande un lieu noir au maître d’hôtel à babines de prédateur sexuel / Ceux qui s’aiment dans l’hôtel en ruines / Celui qui remet d’aplomb ses lunettes à la mode avant de dire à son fils qu’il n’est qu’un perdant / Celle qui découvre une chauve-souris dans sa chambre de jeune mariée / Ceux qui sont sûrs que le Seigneur en fera voir aux méchants / Celui qui soigne la calligraphie des lettres d’injures que par principe il n’envoie jamais / Celle qui affirme ne vouloir pas vivre dans un monde sans cathédrales / Ceux que révulsent la monotonie et la raideur des uniformes / Celui qui aime voir les gens prier / Celle qui boit les paroles du prêtre andalou / Ceux qui résistent à la dictature des slogans / Celui qui aime la force poétique de l’Ecriture sainte / Celle qui hait la cruauté de l’Ecriture sainte / Ceux que leur infatuation n’empêche pas de se prosterner devant un Dieu qu’ils imaginent botté et casqué / Celui qui se rebelle au nom de la joie de penser / Celle que son allégresse préserve de la cruauté de son confesseur / Ceux qui pèsent les mots sur une balance sans mesures inscrites / Celui qui reste fidèle à sa fidélité / Celle qui estime qu’une vie immortelle serait d’un ennui mortel / Ceux dont la joie irradie le vitrail du monde, etc.

    JLK, Première neige sur l'arrière pays. Aquarelle, 2005.

  • Gestes de kids

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    Il y en a qui croient que l’amour c'est facile à cet âge, mais c’est n’importe quoi. En tout cas dans le rêve c'est pas le rêve. Les corps sont élastiques et légers comme plus jamais après, et ce pourrait être si bon l’amour seulement physique à cet âge, rien que la peau, rien que les parfums nature, et la vigueur et la saveur de la première fois recommencée du matin au soir...

    Mais il est devant elle comme un sac, et ce qu’il lui dit est tellement à côté qu’elle ne peut se retenir de se marrer. Il n’y a qu’à la danse qu’il la fait taire quand il se presse contre elle et qu’elle le sent tout près, mais ce qui suit est forcément décevant d’un côté ou de l’autre, parce que ça va forcément trop loin ou pas assez.
    Ils se sont quand même promis de se retrouver seuls dans la chambre de sa soeur à elle, le mardi quand il n’y a personne. Il a dit à ses copains que cette fois il la tirait vite fait, mais il a peur de ne pas être à la hauteur au moment où; surtout qu'il y a quelque chose qui ne lui revient pas tout à fait chez elle, il ne sait vraiment pas quoi, c'est à fleur de peau, même si elle l'a vraiment super douce. Tandis qu'elle, c'est son odeur qui la rebute, tout en l'attirant, son odeur de linge moite et de chewing gum. Bref, j'veux dire, c'est compliqué, la vie ado dans le quartier, tu vois ce que j'veux dire - tu m'reçois ou quoi  ?  

  • Dernière révérence


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    Lecture du dernier roman de Jacques Chessex, Le dernier crâne de M. de Sade

     

    -        Note sur le soufre, tiré de son Voyage à Naples.

    -        À Charenton, en été 1814.

    -        Sade est gros et malade, brûlé dedans et dehors.

    -        Le narrateur parle du « monstre », non sans insistance parodique sur le ton punitif.

    -        Qui souligne d’emblée le destin particulier de ce crâne.

    -        Il parle de la « trempe dégoûtante » et de la « déplorable course » du Marquis.

     Relève le danger persistant représenté par ce crâne.

    -        « Un vieux fou est plus fou qu’un jeune fou, cela est admis, quoi dire alors du fou qui nous intéresse, lorsque l’enfermement comprime sa fureur jusqu’à la faire éclater en scènes sales ».

    -        Retour au 2 juin 1814.

    -        Il a 74 ans.  JC en aura 75 quand il sera foudroyé.

    -        Description clinique. Rien ne nous est épargné. M. de Sade a un « sexe modeste».

    -        Le visiteur observe. Rien ne lui échappe.

    -        C’est un jeune abbé espion du ministre de l’Intérieur : l’abbé Fleuret.

    -        Sae a des facilités en tant qu’hôte de marque.

    -        Il peut recevoir sa maîtresse Marie-Constance depuis 1804.

    -        Mais il est plus étroitement surveillé que naguère, avec l’ancien directeur général Coulmier.

    -        Le nouveau, Roulhac de Maupas est plus sévère.

    -        Aux yeux de Fleuret, il a le crps ravagé mais  « la tête très claire ».

    -        Fait fait bon usage de la jeune Leclerc, Madseleine, fille de la concierge.

    -        Et du jeune Maniard, bientôt congédié par le directeur.

    -        Dispose d’aiguilles à chapeaux et de godemichés en nombre.

    -        Il invoque déjà « son dernier crâne ».

    -        L’abbé Fleuret, 28 ans, lui plait bien.

    -        Sade conchie la « sainte escroquerie ».

    -        L’abbé remarque une « cage de luminosité ».

    -        Comme un phénomène électrique. L’aura sulfureuse du Marquis.

    -        À un moment donné il a une syncope.

    -        M de Sade veut se confier à lui sur ses dernières volontés.

    -        Pas d’autopsie ni aucune « saloperie de croix ».

    -        Le docteur lui administre un sédatif anal.

    -        Détaille le trou du cul de Sade. (p.31)

    -         « Et tout cela qui sert d’enveloppe, de support corporel déchu, à l’esprit le plus aigu et le plus libre de son siècle.

    -        Belle évocation des nuits d’été de Charenton.

    -        Le diable est appelé  « le maître à rebours des soutes de l’ombre ».

    -        Apparaît Madeleine Leclerc, « une vraie petite salope sous ses airs d’ange transparent. »

    -        Il la paie avec des « figures », comme il appelle les sous.

    -        Elle l’a approché à douze ans.

    -        Polanski est battu !

    -        Sa maîtresse  en titre ferme les yeux.

    -        L’ancien directeur exigeait un rapport fidèle.

    -        La mère Leclerc ferme les yeux à cause des « figures »…

    -        Et maintenant (p.41) on passe à la coprophagie et à la communion particulière.

    -        Madeleine doit faire caca.

    -        Puis lui présenter l’étron et dire : « ceci est mon corps ».

    -        Et le pipi : « ceci est mon sang ».

    -        Commentaire : affreux sacrilège ou veillée d’un cadavre ?

    -        Suit le détail des sévices subis par le Marquis.

    -        Enculades au godemichet.

    -        « Madeleine est friande de ces scènes ».

    -        Il y a tout un code verbal pour nommer ces scènes.

    -        Les « chambres » désignant les séances SM, la « maladie » désignant les règles, etc.

    -        Il la pique cruellement, puis la branle pour la récompenser.

    -        Le même soir il est au plus mal.

    -        C’est « une grenade toujours prête à exploser »…

    -        Après moult péripéties, Sade reste ici « dressé contre la Mort comme la sentinelle de son propre destin ! »

    -        Le docteur Doucet s’occupe bien de lui.

    -        Le chapitre XI qui suit commence par un paragraphe qui saisit le lecteur sachant comment Chessex est mort. (P. 55)

    -        Comme une prémonition.

    -        Il pense à ses écrits, qu’il planque et protège comme il peu.

    -        Il est pris de frénésie anale.

    -        La petite Madeleine lui est précieuse.

    -        Le Journal est plein de ces notations, dont JC se sert.

    -        Un jour, son aura de soufre roussit le bréviaire de l’abbé Fleuret.

    -        Il est, plus précisément, entouré d’une bulle lumineuse évoquant une aura diabolique.

    -        Un soir ll va creuser sa propre tombe.

    -        Doucet lui a promis : pas d’autopsie ni de croix !

    -        Une fois de plus, JC évoque très bien la nature environnante. Campagne de la Marne. Sacré poète…

    -        « M. de Sade parle, les murs tombent, les serrures et les grilles cèdent, la liberté jaillit des fosses ».

    -        Le génie de Sade irradie comme d’une pile atomique.

    -        Une voix conclut à la sainteté de Sade : « Nous pensons qu’il y a la sainteté de l’absolu ».

    -        Le 11 novembre 1814 paraît le jeune docteur Ramon. Auquel Sade s’attache illico.

    -        C’est un amateur éclairé.

    -        Quand il visite Sade, il avise le Génie du christianisme et moult autres livres

    -        Ramon s’intéresse à la sodomie pratiquée par Sade.

    -        Puis il y a un épisode méconnu, relatif à une évasion  fomentée par le sieur Launet, qui foire cependant.

    -        L’abbé Geoffroy n’a plus confiance en Fleuret.

    -        Sa soutane roussit sous l’effet de la bulle de feu.

    -        Le 2 décembre 1814, son fils lui rend visite. Il est au plus mal.

    -        Ramon l’assiste.

    -        M. de Sade passe finalement après avoir pas mal suffoqué et éructé et bu de la tisane de thym des Alpilles.

    -        On l’emmène à la morgue.

    -        Ramon arrive à respecter la volonté du mort rapport à l’autopsie.

    -        À la mi-aôut 1818, on exhume le corps et le crâne.

    -        Magnifique crâne.

    -        Ramon récupère le crâne et le met à l’abri. Jamais il n’a vu une chose si belle.

    -        Le compare au crâne d’un père de l’Eglise.

    -        Le narrateur s’interroge.

    -        Ramon est disciple de Gall le phrénologue.

    -        Comme le Dr Spurzheim, qui fait mouler le crâne en multiples après l’avoir emprunté à Ramon.

    -        Lapoujade, assistant de Spurzheim, en grignote un bout.

    -        Et devient sadiste dans la foulée, et se fait envoyer au bagne.

    -        Et le crâne commence à courir et transiter.

    -        Quelque chose de baroque et de comique dans cette migration.

    -        Variation curieuse sur la relique.

    -        Qui se multiplie comme les orteils de Notre Seigneur.

    -        On le trouve au Musée de l’Homme de Paris.

    -        Au château de Berto près de Bex, où se commettra un assassinat.

    -        Puis le narrateur s’avance au premier rang.

    -        Se demande ce que veut dire ce crâne ?

    -        Episode du souper de M. de Sade. On lui sert une jeune paysanne qu’il déguste.

    -        Le crâne a des caprices.

    -        Le narrateur va le planquer dans une banque suisse.

    -        Puis il le case à la clinique La Cascade (La Source lausannoise…) Où le rachète pour cent sous une « rose chirurgienne » plutôt chessexuelle que sadiste, du nom de Laura Kolb.

    -        Et le roman s’achève au bord du lac, avec la doctoresse Laura Kolb qui ne quitte plus son crâne.

    -        Va-t-elle se le fourrer au lieudit l’origine du monde ? Ce n’est pas dit…

    -        Mais le crâne continue à « émettre » des ondes verbales : «Dehors l’étendue des vagues, des nuages, du ciel mobile ; dedans la cellule furieuse, la compression, l’enfermement jusqu’à la mort »

    -        Laura dit au crâne des poèmes d’Euchendorff.

    -        Par exemple : Tritt her und lass sie schwirren / Bald ist est Schlafenszeit…

    -        Approche, laisse les battre des ailes, il va être l’heure de dormir…

    -        Ou celui-ci, constituant la dernière phrase du roman : « Wie sind wir wandermüde/ ist dies etwa der Tod ?

    -        Comme nous sommes las d’errer ! Serait-ce déjà la mort ?

    -        La réponse ne s’est pas fait attendre…

    -        CHESSEX Jacques. Le dernier crâne de M. de Sade. Grasset, 17op. En librairie le 6 janvier 2010. 

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  • En mal de tendresse

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    Notes panoptiques, 2009. Sur Opening Night, Efina et les relations entre vie et théâtre. 

    « Arrête ton cinéma ! » lui dites-vous lorsqu’elle/il vous semble « jouer la comédie », comme on dit, au point que tout échange devient problématique ou faussé par manque de naturel ou de sincérité, et c’est cela même que traque le cinéma de John Cassavetes, ou le théâtre dont il observe les mécanismes dans Opening Night: ce sont les faux semblants d e la vie même.
    Il y a autant de violence que d’amour dans cette seule injonction d’« arrête ton cinéma ! », de cris de rage que de chuchotements de tendresse souvent liés voire mêlés et parfois même simultanés, noués en une seule grimace souriante dans les visages en gros plans du cinéma de Cassavetes qui passent de l’agressivité extrême à l’extrême douceur avec une extrême rapidité. Cela se manifeste le plus visiblement dans Faces, toujours au bord de l’éclat et souvent au bord de l’hystérie.

    °°°

    Le cinéma ni le théâtre ne sont réductibles à la vie, pas plus qu’un photomaton n’est comparable à un portrait du même personnage par un artiste digne de ce nom. L’art ajoute à la vie et la rend plus vivante, si l’on ose dire, et c’est vrai pour un short cut de Raymond Carver, à partir d’une tranche de vie quelqconque, autant que pour les tranches de vie tirées de Short cuts de Carver par Altman, où les personnages du nouvelliste sont augmentés à tel ou tel égard par les acteurs ; et les effets d’amplification se multiplient dans Opening Night où l’on voit l’actrice principale (Gena Rowlands) en train de jouer au théâtre le rôle d’une femme en proie au vieilissement vivre celui-ci dans sa propre chair et se débattre chez elle comme à la scène.

    °°°

    Pure coïncidence : une situation analogue est vécue par le protagoniste masculin d’  Efina, le dernier roman de Noëlle Revaz, grand comédien qui se joue tout un cinéma dans la vie et que ladite Efina, elle-même passionné de théâtre, relance par lettres après leur première rencontre et ne cesse de se dérober tout en revenant au fil d’un jeu mimétique exacerbant en même temps le désir et le rejet de chacun de ces deux solitaires unis par quelle élection réciproque.
    Roman de la solitude, précisément, ou plus exactement de l’atomisation personnelle sur fond de société en perte de lien et de partage, Efina met incidemment en valeur, par rapport au monde de Cassavetes, la perte d’énergie et de fraternité de personnages désabusés et repliés sur eux-mêmes, comme Efina pour laquelle l’arrivée d’un enfant est moins digne d’attention que le regard d’un chien.
    Ce qu’il y a de toujours tonifiant et d’émouvant, chez les personnages de Cassavates, c’est qu’ils exultent ou souffrent en relation les uns avec les autres. Dans Efina, chacun endure sa vie dans son coin et la multiplication des moyens de communication (des lettres on passe aux mails ou aux SMS) ne simplifie ni n'éclaire rien, bien au contraire.
    En 1968, l’année de Faces, le regard de Cassavetes sur la société américaine, qui vaut autant pour la nôtre, est essentiellement un regard sur l’homme et la femme en leurs terribles relations, que les idéologies n’amélioreront en rien, sauf par l’éternel « milk of tenderness » que manifestent ses personnages. Quarante ans plus tard, cela reste juste et vrai, et j'aime à penser que les anges cabossés de Cassavetes se retrouvent dans le cimetière où l’ombre d’Efina vient dire adieu au comédien avec lequel elle n'a jamais vraiment fait l'amour ni même consenti à venir au monde, au figuré autant qu'au propre...

  • Le jardin suspendu


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    « Le palimpseste de la mémoire est indestructible »
    (Baudelaire)



    Ce que je vois d’abord est un jardin, et la maison dans ce jardin, et cette lumière dans la maison, mais la maison semble flotter au milieu de l’eau et c’est pourquoi je me dis que cette image me revient peut-être d’un rêve...
    Ce rêve serait celui d’un premier souvenir, revenu par cette image peut-être resurgie d’un récit qu’on nous aurait fait de ce temps-là, mais le jardin sous l’eau relèverait d’une vision plus ancienne - je le comprends maintenant.
    J’aurai donc anticipé : avant le jardin il y avait d’abord l’eau cernant la maison, à laquelle on parvenait au moyen de fragiles passerelles qu’à l’instant je me rappelle avoir souvent parcourues en rêve, tantôt au-dessus de l’eau et tantôt sur le vide angoissant, et le jardin n’apparaîtrait qu’ensuite…
    Or, ces détails de l’eau et de la maison, des passerelles et du jardin relancent bel et bien le récit possible de tout ce passé que je retrouve à chaque nouvelle aube avec plus de précision : les passerelles sont faites de planches de chantier disposées sur des blocs de parpaing autour de la maison dont on achève les travaux; ensuite le jardin séchera, dont le grand pommier abritera bientôt le landau du nouvel enfant.
    Et chaque détail en appelle un autre : tout se dessine chaque jour un peu mieux. On prend de l’âge mais tout est plus clair et plus frais à mesure que les années filent : on pourrait presque toucher les objets alors qu’on s’en éloigne de plus en plus, et les visages aussi se rapprochent, les voix se font plus nettes de tous ceux qui ne sont plus.
    Tant de temps a passé, mais ce matin je les retrouve une fois de plus, ces visages et ces voix. Tout a été inscrit dès le premier souffle, pourtant ce n’est qu’à l’instant que je ressuscite ce murmure, ces voix au-dessus de moi puis autour de moi, ces voix dans le souvenir qu’on m’a raconté de ce jour de juin se levant, ces voix dans la confusion des pleurs de la première heure, ces voix et ces visages ensuite allumés l’un après l’autre dans les nuits suivantes comme des lampes à chaleur variable, ces visages étranges, ces visages étrangers puis reconnus, ces visages et ces voix qui sont comme des îles dans l’eau de la maison - et je note tout ce que j’entends et que je vois au fur et à mesure que les mots me reviennent.
    Le mot LUMIÈRE ainsi me revient à chaque aube avec le souvenir de toujours du chant du merle, alors même qu’à l’instant il fait nuit noire et que c’est l’hiver. Plus tard je retrouverai la lumière de ce chant dans celui de Jean-Sébastien Bach que relance le dimanche matin une cantate de la collection Disco-Club de notre père, mais à présent tout se tait dans cette chambre obscure où me reviennent les images et les mots que précèdent les lueurs et les odeurs.

    Cela sent le pain chaud et la chair d’enfant : cela sent mon grand frère qui est encore petit. Nous sommes dans l’eau de l’intérieur de la maison. La mère et le père sont indistincts, sauf par la voix et l’odeur, ou par le toucher des mains et des joues. Ce n’est que plus tard que le père sentira la cigarette Parisiennes et qu’à la mère seront associées les odeurs de cuisine ou de lessive ou d’eau de lavande le dimanche avant le culte. Pour l’instant ce ne sont encore que des ombres ou des lampes autour de moi. Et d’ailleurs que cela signifie-t-il : moi ? Ce n’est qu’après qu’on essaie de se représenter ce chaos originel et de l’arranger tant bien que mal. Pour l’instant on n’est qu’une oreille ou qu’un nez ou que des yeux au bout des doigts.
    Tout est sensation, et plus tard seulement viendront les images et les mots et plus tard encore reviendront les sensations par les images et les mots. Mais comment tout cela-t-il vraiment commencé ?
    Plus tard seulement me sera racontée l’histoire du serpent dans le jardin, du landau et de la terreur de la jeune fille, bien avant l’histoire de l’école du dimanche. Mais en attendant ce qui est sûr est que seule l’odeur de la pomme, dans l’herbe ou je la ramasserai plus tard sous le pommier qui sera le premier vaisseau de nos enfances, seule cette odeur me reste. Et peut-être, alors, mon culte des draps frais me vient-il de là ? Mon goût du vert sur fond gris et des églises silencieuses ? Mon besoin de tout réparer ? Je ne sais ce qui m’a été donné ce jour-là dans le landau menacé par le serpent : peut-être une conscience ? Une première intuition personnelle ? Mon impatience de tout expliquer ou plus exactement : de tout nommer pour séparer le clair de l’obscur et le dehors du dedans ? Que sais-je ?
    Mon frère aîné, dans son pyjama de garçon, ne sera jamais freiné par aucune question. Mon frère est un soleil, constate-t-on en ces années de guerre, mon frère se lève dans son parc et parle à tort et à travers, mon frère agit et ne se regarde pas. Mon frère ne sera jamais pour moi que cette question qu’il n’a pas voulu se poser. Lorsque les cendres de mon frère ont été dispersées dans le Jardin du Souvenir, j’ai ressenti cet abandon du Nom comme une atteinte personnelle, mais aurai-je jamais rencontré mon frère ?

    Au milieu de la maison, donc au cœur de l’eau, se trouve le fourneau de fonte qui a l’air d’un cuirassier à l’ancre et dont la porte est percée d’un hublot de verre dépoli par lequel on voit la lueur du feu.
    On sait que le feu est un danger, mais ce n’est pas ce qui fait le plus peur, tandis que les hommes noirs venus de dehors et qui transportent les sacs de charbon à travers la maison, noirs sous leurs capuchons baissés, sont aussi effrayants que la menace, pour les enfants, d’être enfermés un jour ou l’autre dans la cave à charbon.
    Le mot DEHORS évoquera longtemps un monde mystérieux où s’affairent les pères et les oncles. Dehors il fait encore nuit, en hiver, au moment où les pères et les oncles franchissent le seuil des maisons avant de réapparaître le long des routes enneigées ponctuées de réverbères jaunes, soufflant chacun sa buée ou sa fumée de cigarette pendant que, dedans, les mères et les tantes remettent du charbon ou du bois dans les fourneaux.
    En ce temps-là, les mères et les tantes restent dedans à s’occuper de leur ménage et des enfants qui demandent plus de bras qu’on en a - surtout quand il y en a quatre, ne manque de relever notre mère, et nos tantes en conviennent.
    Notre mère n’a que deux bras, mais il lui en faudrait quatre fois plus et quatre fois plus d’argent pour nouer les deux bouts même si notre père fait son possible pour en ramener à la maison à la fin du mois. Notre mère et notre père se saignent pour nous, aurons-nous entendu dès ces années, en attendant que notre mère nous serine que jamais nous n’avons manqué alors qu’il y a tant de misère de par le monde et même chez nous.

    Le mot DEDANS signifie qu’on est à l’abri ; chez nous, mais à l’abri de la misère, et la marque Le Rêve, en lettres anglaises peintes sur l’émail bleu du potager à bois jouxtant la cuisinière électrique, me revient comme un emblème des heures passées dans la chaleur odorante des matinées d’hiver à la cuisine, avant les années d’école.
    C’est là, juché sur une sorte de haute chaise articulée et transformable en siège roulant, que j’entreprends mon attentive scrutation des choses et des gens. Le potager à bois marqué Le Rêve en est un bon départ, et les préparations culinaires de ma mère ne cessant en même temps de dire : vite il me faut faire ceci, schnell il me faut faire cela. Le potager est une sorcière et ma mère est la fée en tablier du logis. Plus tard j’identifierai les hautes pattes du potager Le Rêve à celles de la sorcière Baba Yaga dont le trépignement, à en croire mon grand frère, se fait entendre dans la forêt proche qui s’étend jusqu’en Russie où vient de s’éteindre le Petit Père des Peuples. J’aurai donc cinq ans à l’arrivée de Baba-Yaga du fin fond de la taïga, mon frère en comptera cinq de plus : plus que l’âge de raison, même s’il reste sensible à la férocité chatoyante des contes russes et se réjouit de m’en effrayer à mon tour en me les racontant dans le noir.
    C’est comme ça qu’il me raconte, dans le noir, l’histoire des deux Ivan, le petit et le grand, deux frères comme nous, le petit qui rêve et le grand qui vole.
    Le petit Ivan vient de s’endormir quand il voit le grand Ivan, appuyé à un rayon de lune, qui lui propose de l’emmener sur l’île où tout est possible, et tout aussitôt le petit Ivan, qui a répondu oui-da, se sent emporté dans les airs par le grand Ivan qui lui recommande de s’accrocher. Sur l’île où tout est possible, les deux premiers défis sont relevés par le grand Ivan, qui allume un feu pour y brûler son ombre avant d’y griller trois poissons qu’il n’a pas pêchés. Mais tout se gâte ensuite lorsque le petit Ivan prétend qu’il voit toujours l’ombre du grand Ivan et que les poissons n’y sont pas, sur quoi la pluie s’abat sur le feu du grand Ivan tandis que le petit Ivan, qui a sorti sa flûte de jonc, en joue pour faire cesser la tempête, au dam de son frère qui défie alors Baba-Yaga, surgie de son ombre, de montrer au petit Ivan de quel bois elle se chauffe. Baba-Yaga se chauffe au bois de mon grand frère, mais un jour mes larmes me sauveront la mise comme elles sauvent la vue de Michel Strogoff avec lequel je reviendrai en Russie bien plus tard.

    À chaque aube me revient, du fond du corps, cette angoisse irrépressible qui est peut-être une affaire d’âge, et qui se dissipe avec le premier café en réactivant alors, étrangement, de très anciennes hantises de cataplasmes et de ventouses administrés à l’enfant cloué à plat ventre.
    Comment a-t-on pu vivre dans ce tout petit corps de mollusque, et supporter tant de tribulations, et s’en relever si crânement ? Mais avant : comment est-on sorti de l’eau de la nuit sans crever de cet effroi ? Et ensuite, comment a-t-on franchi l’escalier de pierre séparant le dedans de la maison du dehors sans tomber dans le vide qu’on imaginait ?
    A mesure que l’angoisse du fond du corps me surprend à chaque aube de plus, s’aiguise l’épée du mot qui me défendra des poignards du souvenir, et je ne parle pas que du souvenir des maux de la première heure qu’évoque l’expression faire ses dents, mais de tout ce qui fait cette planète de douleurs où cataplasmes et ventouses vont de pair avec soif d’enfer ou faim de lait, canicules de fièvre ou frissons glacés des épidémies familiales ou mondiales ; puis le café de l’aube me ramène à l’apaisante onction des mains de mères ou de tantes, aux matinées des petites convalescences.

    Le mot CLAIRIÈRE me vient alors, avec la neige de ce matin, qui éclaire la nuit d’une clarté préludant au jour et dont la seule sonorité est annonciatrice de soulagement et de bienfait que matérialiseront les biscottes et la tisane du rescapé.
    La neige est une clairière dans la nuit, de même que la nuit est une clairière dans le bruit, mais à présent il est temps de ne plus subir à plat ventre les cataplasmes et les ventouses : c’est l’heure de se lever dans le parc que ma grande sœur vient de quitter en se dandinant comme une canette pour se diriger toute seule vers l’autre monde que désigne le mot dehors ; c’est l’heure de se mettre à tomber.
    Il faut tomber longtemps, avant de tomber sur sa propre image dans un miroir, pour s’apercevoir que le Nom qu’on entend prononcer correspond à ce que désigne le mot CORPS qui ne sera jamais bien clairement défini ni bien distinct de ce que désigne le mot ÂME. Or, on avance à tâtons, et chaque aube on retombe dans cette même difficulté d’exprimer ce que signifie le mot CELA, comme tout enfant lorsqu’on regarde une lettre inscrite sur un cube, dans son parc, puis une autre, puis d’autres encore dans la soupe aux lettres ou sur les affiches, et ces lettres accolées forment des mots et ces mots sont déjà des sortes de choses.
    Qu’est-ce que CELA ? Cela seul à vrai dire, cette question et ce mystère, ce besoin de savoir et d’irradier ensuite me fait revenir avant chaque aube à ma table avec autant d’incertitude attentive que de curiosité de l’âme et du corps, puis de satisfaction du corps et de l’âme, comme à consommer une fusion ou une effusion – cela seul me lance en avant comme la première semence lance en avant l’impubère qui se demande devant son premier sperme : mais qu’est-ce diable que cela ? Où s’arrête mon corps ? Tiens, l’odeur de ma petite sœur n’est pas la même que celle de mon grand frère ! Celui-ci sent plutôt le fromage frais, celle-là plutôt l’abricot, comme notre mère sent le matin la pommade Nivea et notre père la fraîche eau de Cologne 4711.
    Cela forme un premier cercle contenu dans le carré du petit parc délimitant le premier territoire où nous tombons, lui-même contenu dans le dédale de pièces et de couloirs et d’escaliers et de retraits de la maison, elle-même contenue par le quartier et le quartier par la ville et la ville par le pays et le pays par les autres pays et les autres pays par le monde et le monde par la mappemonde du Petit Larousse dans lequel je tomberai quand je serai sorti du parc, et le ciel désigné par le mot LÀ-HAUT désigne aussi la demeure de celui que désigne le nom de Dieu, censé contenir tout ça.
    Le mot CELA est le premier entonnoir de tous mes vertiges d’enfant et d’adolescent : il y a de quoi devenir fou à le scruter, bien plus que le nom de Dieu qui ne se laisse pas regarder en face plus que le soleil ou qu’on affuble de tous les masques.
    Dieu te voit. Dieu t’écoute. Dieu te protège. Dieu te punira, si. Dieu va te récompenser, si. Dieu ne sera pas content, si. Dieu sera triste, si. Le bon vieillard chenu. Le proprio pas content. L’œil dans un triangle. Le doigt pointé. La voix. Le juge suprême. Celui qui nous attend LÀ-HAUT.
    Alors que devant le mot CELA je reste seul et muet, comme si je me voyais moi-même sans miroir, de dos ou du dedans, visible les yeux fermés ou invisible à l’œil nu.

    (Extrait des premières pages de L'Enfant prodigue, récit achevé en 2009) 

  • Ceux qui lisent Ellroy dans la neige

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    Celui qui désenfume la Falcon avant d’y envoyer le gaz pour achever les deux balances / Celle qui s’est occupée du père et qui rempile avec le fils / Ceux qui vérifient sur la ligne pirate les dires de l’indic à gueule de fiote lustrée genre Sal Mineo / Celui qui compte sur la dexamphétamine pour lui rafraîchir la mémoire / Celle qui préfère apparaître dans un Ellroy que dans un Nesbo où ça craint vraiment trop dans le genre pervers gratos / Ceux qui crament les pyramides de haine des magazines du Klan où il est dit que les papistes financent les nations juives unies / Celui qui ramasse les mômes aux Molotov dans les taillis épineux et les achève pour éviter d’autres complications / Celle qui vérifie l’assertion selon laquelle Hoover est un psychotique que les Panthères ont des raisons d’éviter / Ceux qui insistent auprès des médias sur le fait qu’ils sont des trafiquants noirs politisés à mort donc forcément cools et les médias répercutent la news plutôt rassurante / Celui qui fraternise avec la racaille pour la piéger tout en se disant qu’il la préfère à ceux qui la lui font piéger / Celle que sa mère trouve si sensible pour une teenager et qui a commencé à saliver grave en lisant Le tueur sur la route à douze ans / Ceux qui prétendent que les retombées nucléaires nous feront oublier qui tirait les ficelles du Komplot / Celui qui se perd en essayant d’expliquer à sa fiancée Lolly la différence des thèses défendues par les YAF contre les SDS et des SNCC contre les VIVA / Celui qui a fait arrêter Jomo juste avant le suicide « assisté » de celui-ci, pour un casse dans les boutiques de spiritueux qu’il a fait commettre par celui qui lui a révélé le rôle de Jomo dans le braquage du convoi d’émeraudes / Celle dont le gilet pare-balles comprime excessivement la poitrine de Shemale / Ceux qui slaloment sur la pente de coke / Celui qui réfrène sa pulsion de mort pour exécuter sa cible de sang-froid / Celle qui ravale son vomi avant de cracher le morceau / Ceux qui se demandent mais où cet Ellroy va-t-il chercher tout ça mon Dieu tu crois que c'est vrai Raymonde ? / Celui qui libère les esclaves enchaînés dans les chantiers ruraux de Saint-Domingue et qui voient en lui un émissaire du vaudou / Celle qui ensemence le ciel avec les émeraudes qui font pousser les arbres à l’envers tandis que sa mère pénètre dans une goutte de pluie / Ceux qui se demandent qui jouera la Déesse rouge dans la version film d’Underworld USA, etc.
    (Cette liste a été jetée dans les marges du dernier roman traduit de james Ellroy, en librairie le 6 janvier 2010)

  • Ce que disait le vent

    Onetti3.jpgJuan Carlos Onetti en ses envoûtantes rêveries

     

    L'oeuvre de Juan Carlos Onetti relève de l'univers labyrinthique, à la fois intime et tentaculaire, auquel se rattachent tous ses livres d'une manière ou de l'autre, et dans lequel le lecteur aime à se retrouver et à se perdre comme dans un monde parallèle. Ceux qui se rappellent la ville mythique de Santa Maria, qu'on peut situer entre le Rio de la Plata et les plaines infinies, déjà présente dans La Vie brève, l'un de ses chefs-d'oeuvre (1950), Le Chantier (1961) et Ramasse-Vioques (1964), retrouveront cette ville fictive aussi décatie qu'inspirante, où voisinent les personnages de marginaux plus ou moins canailles et de femmes chers à l'auteur, au premier rang desquels réapparaît Medina, cumulant les «fonctions» de flic et d'artiste peintre, de guérisseur et de sempiternel traîne-patins.

    Même s'il a fallu une quinzaine d'années pour que nous parvienne Laissons parler le vent, ce roman achevé en exil en 1978, à Madrid, et publié un an avant la consécration du Grand Prix Cervantès de littérature, en 1980, n'a rien perdu de sa vivacité et de son charme ténébreux, comme il en va d'ailleurs de tous les livres de ce poète jamais soumis à l'actualité, qui rêva certes de partir en Union soviétique en 1929 et en Espagne en 1936, pour rester finalement dans son modeste coin à exprimer au plus juste, à sa façon, ce qu'il disait «l'aventure de l'homme». Lui qui proclamait volontiers que les trois choses les plus importantes de l'existence sont l'ivresse, les femmes et l' écriture, resta pour ainsi dire couché les quinze dernières années de sa vie, poursuivant un songe artiste hostile à toute ambition sociale et à toute foi («un homme qui croit est plus dangereux qu'une bête qui a faim», remarque son personnage), et se ramifiant cependant en histoires admirablement filées et pleines de véhémence mélancolique.

    Onetti.jpgDans la foulée, rappelons alors que Juan Carlos Onetti, né en 1909 à Montevideo, entra en littérature en 1939 avec Le Puits, dont on a dit qu' était sortie toute la nouvelle littérature latino-américaine, et composa tout un ensemble de petits romans et de nouvelles architecturés comme un tout, avec maintes résonances, échos et passages. Si l'art d'Onetti rompait, initialement, avec le réalisme magique de la génération précédente, ou avec une conception de l'engagement politique au premier degré, son oeuvre n'en est pas moins nimbée de mystère et singulièrement subversive, ainsi que l'illustre Le Chantier (1961), roman kafkaïen qui évoque une entreprise soumise à une paranoïa dont on a dit qu'elle préfigurait les régimes dictatoriaux à venir.

    De ceux-ci, l' écrivain subit d'ailleurs les rigueurs, coffré en 1974 pour immoralisme et pornographie. Or il semble logique, et même juste et bon, qu'un tel poète, irrécupérable assurément du point de vue des conventions, eût à subir la vindicte des «casqués».

    Le monde d'Onetti n'est d'ailleurs guère mieux assimilable selon les normes du libéralisme avancé: c'est aussi bien l'univers d'un Oblomov adonné au whisky et à la littérature, rêvant de dire l'indicible comme Medina aspire à peindre le pur mouvement d'une vague. A l' ère de la publicité et de l'esbroufe, Onetti trouve son bonheur dans la contemplation d'une sorte de kaléidoscope d'images merveilleuses, veillé par quelques femmes bonnes à peindre ou à aimer sans illusions. On pense parfois à Chandler en lisant ses romans trop paresseux et subtils, trop lyriques aussi pour faire des polars à succès. Or sa «réussite» échappe à tous les stéréotypes, et c'est lentement qu'il faut savourer ses fulgurances de rêveur éveillé, bercé par ce que le vent dit en passant...

     

     

    Juan Carlos Onetti, Laissons parler le vent. Traduit de l'espagnol par Claude Couffon. Gallimard, 323 p.

     

     

    En poche: Les Bas-Fonds du Rêve, en Folio, offre une douzaine de nouvelles magnifiques. Le Puits et Les Adieux ont été réunis chez Christian Bourgois, où figurent divers autres titres, dont Quand plus rien n'a d'importance, dernier livre d'Onetti. Autres Pistes: chez Gallimard, Stock et le Serpent à Plumes.

  • La journée de tous les désarrois

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    1 Journée, Le dernier film de Jacob Berger, d’une grande beauté d’image et vibrant d’émotion, nous revient sur petit écran, dimanche soir 20 décembre, à la TSR 2.

    La lugubre beauté des froides architectures de Meyrin, sous la pluie, diffuse immédiatement l’atmosphère à la fois hostile et vaguement enveloppante, un peu comme chez Simenon, du nouveau film de Jacob Berger, magnifiquement composé et tenu, tant du point de vue de l’image (Jean-Marc Fabre) et de l’orchestration des plans que de la musique (Cyril Morin) et du scénario (co-signé par Noémie Kocher et nominé pour le Prix du cinéma suisse) qui développe les divers points de vue des personnages (le père, la mère et l’enfant) en spirales entrecroisées avec autant d’élégance que de sens ajouté.
    La première vision d’1 Journée de Jacob Berger, l’été dernier sur la Piazza Grande, en fin de soirée et pâtissant du seul soir de mauvais temps, avait souffert (en tout cas à nos yeux) de ces mauvaises conditions, s’agissant d’un film intimiste, à la fois très pictural et très musical. A le revoir, un charme plus profond s’en dégage.
    Tout s’y déroule donc en un jour dans l’espace délimité par les barres de Meyrin où habite le trio familial et certaine jolie femme (Noémie Kocher) bien faite pour remplacer en douce l’épouse très lasse, le studio de Radios Suisse Romande La Première où Serge (Bruno Todeschini, nominé à Soleure, dont la présence intense et ravagée marque tout le film) massacre son émission matinale, le Musée Rath où Pietra (Natacha Régnier, qui rend bien aussi le désarroi de son personnage) collabore, l’école du petit et l’aéroport de toutes les fuites même ratées. Un chien au fort symbolisme faufile sa propre errance entre les personnages, blessé le matin par Serge qui culpabilisera tout le jour à l’idée d’avoir tué quelqu’un (il n’a fait que subir le choc sous la pluie), et croisant le chemin de Pietra dans les salles du musée squattées par un certain Hodler, dont il contemple avec elle une toile plus symbolique encore… Cela pourrait être kitsch, comme parfois on pourrait trouver les réparties de l’enfant Vlad (le petit Louis Dussol, d’une présence impressionnant) un peu trop écrites ou adultes ; mais non : il y a là une candeur grave qui est celle de l’enfant, justement, dont le rayonnement affectif, intelligence souffrante et attente conjuguées, se réfracte sur ses parents, plus paumés à vrai dire que lui.
    Bref, comme une lancinante fugue concentrique à variations, 1 Journée en impose à la fois par la tendresse qu’il module et par sa grande beauté.

    9475e02669a6b0467d728e11d0f41036.jpgBruno Todeschini, Louis Dussol, Noémie Kocher et Jacob Berger.

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 23 janvier 2008.

  • Ceux qui voient les yeux fermés

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    Celui qui se lave du bruit par l’aquarelle / Celle qui est émue rien qu’à prononcer le nom de Vermeer  / Ceux qui associent de préférence le vert et le gris / Celui qui sait parler des blancs de Cézanne / Celle qui sent la peinture comme personne / Ceux qui rêvent en couleurs noircies au bitume de l’angoisse / Celui qui reste trois heures immobile devant la Madone de Duccio / Celle qui entre dans les paysages de Caspar David Friedrich / Ceux qui parlent sans rien voir / Celui qui a posé pour le Christ avant d’éventrer son amant sarde / Ceux qui modélisent les variations chromatiques du vert Véronèse dans la peinture classique finissante / Celui qui connaît par cœur la composition de la palette de Paul Cézanne / Celle qui brode la Vierge au Rocher au point de croix / Ceux qui sortent du musée Van Gogh avec le même tee-shirt cool de l’homme à l’oreille coupée / Celui qui fait de la peinture parce que l’odeur de l’huile le grise / Celle qui prétend que Morandi et Rothko ne valent pas une sauterie / Ceux qui ont des rideaux style Nymphéas de Monet dans leur living / Celui qui se dit le nouveau Bernard Buffet / Celle qui a osé tirer la langue à Balthus après trois heures de pose en camisole / Ceux qui trouvent au curé Waldemar une tête de Greco navré / Celui qui voit mieux les ciels de Corot depuis qu’il a perdu la vue, etc.

    Aquarelle JLK: le bourg de Murs, au Lubéron.

  • Sollers à Smolensk


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    De la physique des nuages, de l'homonymie, de l'amitié et de Discours parfait, le nouveau livre de Ph.S.

    Chaque fois ou presque que je me rends à Smolensk en classe busy, ça ne manque pas : je tombe sur Sollers. La semaine dernière encore, alors que j’allais négocier l’achat d’une icône du XVIIe tardif auprès du sous-secrétaire du Métropolite Cyrille, pour le collectionneur qui me fait voyager à l’œil depuis quelques décennies, destination Smolensk ou ailleurs, voilà mon Sollers sur le tarmac avec son énorme porte-documents et son sourire matois si semblable en somme à celui de son homonyme.
    Charles Sollers est un type épatant dont j’aime la conversation, véritable délassement pour l’esprit et la sensibilité fine sur le long parcours de Roissy à Smolensk via Varsovie. Charles n’est pas vraiment un littéraire, jamais je ne suis arrivé à lui faire lire les quelques livres lisibles de son homonyme, mais cet ingénieur atomiste est un bon connaisseur de l’ornithologie et des opéras de Puccini, de la peinture flamande et de la physique des nuages. Nous nous étions entretenus, lors de notre première rencontre, des montagnes de cumulo-nimbus de la plaine tourangelle, qu’il me dit rêver d’escalader un jour, et c’est dès ce premier entretien qu’une connivence poétique nous porta à nous confier mutuellement nos noms : il me livra donc son Sollers, et moi mon Joyaux, ce qui nous rendit tous deux joyeux car il trouvait Joyaux un nom joyeux et moi ce nom de Sollers me faisait rire, le sachant le pseudonyme de Joyaux, mon homonyme.
    Si nous nous entendons si bien, Charles et moi, qui nous arrangeons toujours avec les hôtesses russes pour nous retrouver côte à côte (je prononce mon spassiba avec un accent parfait, et lui coule son kharacho avec la même aisance), c’est à cause de notre goût commun pour les nuages, qui nous surexcite au moment des lentes montées vers l’azur et se poursuit dans nos longues évocations verbales entrecoupées de lampées de Bloody Mary. Il y a là quelque chose de rare, qui fonde une véritable amitié, que je crois indestructible. Ce n’est pas pour autant que j’irais plus souvent à Smolensk, et jamais nous ne nous voyons ailleurs que sur ce vol, Charles et moi. C’est simplement un fait : nous sommes d’incomparables amis, qui nous entendons en matière de nuages et de déserts, d’oiseaux et de mélodies à fendre l’âme. Charles est plutôt Tosca, moi plutôt Bohème, mais attention : ça peut changer. En 1999, lors de notre treizième vol commun, je me suis soudain trouvé en mesure de murmurer le Vissi d’arte, vissi d’amor de Tosca avec un pathétique (je croyais alors que j’avais un mal incurable) qui poigna Charles au point qu’il entonna un Mi chiamano Mimi positivement…
    Les mots me manquent pour dire cette amitié, qu’on n’imaginerait pas avec l’autre Sollers, je ne sais pourquoi mais c’est comme ça: les écrivains sont les écrivains surtout ceux qui se prennent pour les meilleurs ce qui s'avère - parfois. Bref, Charles Sollers m’a d’ores et déjà prié de prendre connaissance des Discours, le dernier mastodonte (918p.) récemment paru de l’autre Sollers, et de le lui résumer lors d’un prochain vol. Je n’y manquerai pas. Charles a cessé de le prendre au sérieux lorsque je lui ai cité les pages de son homonyme concernant les oiseaux,  mais cette fois c'est avec un joli chapitre consacré aux fleurs que l'autre Sollers se lance dans un impétueux Zambèze de considérations sur la Gloire de la Bible et le sexe des Lumières, Baltasar Gracian (Sacré Jésuite !), Freud qui s'échappe et Claudel porc et père, le fusil de Rimbaud et Mauriac grand cru, les dieux de Renoir et la mutation du divin + cent autres sommitaux sujets + Sollers à chaque coin de page qui nous annonce une Nouvelle Renaissance dont on devine qu'il s'intrônise lui-même en personne l'initiateur et le prophète et le pape au risque de faire sourire un peu Charles -  et c'est d'ailleurs le moins qu'on puisse espérer au programme de cette somme à paraître le 5 janvier 2010 à o9ooh. GMT: deux amis qui s’entendent sur les questions fondamentales de physique nuageuse et de tectonique des déserts peuvent bien s’accorder quelque amusement en altitude…

    Image: Ciel de John Constable

  • Le grand fauve à noeud pap

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    La dernière brasse de Corbu

    Nicolas Verdan ne manque pas de culot, ni de souffle non plus. Il en fallait pour se risquer à endosser la peau et se couler dans la psychologie d’un personnage aussi considérable, multiple, paradoxal, à la dépouille duquel Malraux s’est adressé comme à un monument national et que sa « petite mère », à passé nonante ans, continuait à juger et gourmander comme un garnement tout en refusant obstinément de rencontrer sa bru, l’épouse régulière Yvonne, alias « Von », censée ne rien savoir des multiples aventures de son Minotaure et qui aura avalé autant de couleuvres que de verres de trop...

    Or, pour son troisième roman, après Le rendez-vous de Thessalonique, (paru chez Campiche en 2006, Prix Bibliomédia)  affirmant immédiatement un remarquable talent d’évocation, Nicolas Verdan a largement assuré ses arrières documentaires, comme en témoigne la très substantielle bibliographie des ouvrages consultés, pour se lancer à l'eau bonnement à poil, en rupture de chronologie et sans dates arrimant le récit (ce qui complique parfois un peu la tâche du lecteur), dans le sillage d’un jeune vieillard en caleçon de coton descendu, le matin du 27 août 1965, de son cabanon de trois mètres sur trois et des poussières, à Roquebrune-Cap Martin, pour y prendre à neuf heures son dernier bain dont on le retirera mort une heure plus tard.

    Comme on le devine, l’argument narratif tient dans ce temps d’une heure de nage durant laquelle toute une vie défile comme à travers l’esprit, le corps couvert d’yeux et les multiples palpeurs sentifis et cérébraux du poète-artiste-architecte-baiseur-bâtisseur-voyeur-voyant-voyageur. L’élément marin, dans lequel il se fond finalement (« car, pour finir, tout retourne à la mer », aura-t-il d’ailleurs écrit), sera celui-même du texte fluide et voluptueux, moiré, tourbillonnant, qui fait remonter ses paquets de souvenirs en pêle-mêle d’écume de mémoire, sans se diluer pour autant. C’est en effet un texte somptueusement ordonné dans son désordre apparent que Saga Le Corbusier, traçant son sillon avec la dernière énergie de ce grand animal conquérant.

    La position du narrateur relève, dans Saga Le Corbusier, du vrai défi. Le nageur se parle en effet à lui-même et se donne du « vous », ce qui pourrait être pénible pour le lecteur témoin à son corps défendant, ou par le plaidoyer pro domo que cela risquerait d’amener, notamment à propos des zones controversées du personnage courbant successivement l’échine devant les Soviets puis à Vichy où il montrera toutes les complaisances. Il y avait de l’écrabouilleur chez Le Corbusier, de l’égomane surpuissant et du mégalo à l’avenant. Or la réussite surprenant,e dans le récit, tient à faire sentir tout ça de l’intérieur, à fleur de peau et de jarrets, en le jugeant sans le dénoncer ni gommer sa mauvaise foi . Dès la première séquence dans son atelier, avec le jeune Minette posant pour lui sculpteur, alors qu’elles est architecte à Londres et lui donnera la clefs de Chandiragh, le personnage est là en ronde-bosse, vivant et bandant, ne cessant en outre de griffonner et de peinturlurer, de caresser les lumières et les corps.

    Un roman de moins de deux cents pages peut-il se dire saga, se demandera-t-on ? mais pour convenir, en fin de parcours, que c’est une immense vie qu’on a traversée dans un tourbillon kaléidocopique à la fois très concentré et chatoyant, monté comme un film (il y en a déjà un vrai en préparation) et dont la chronologie se reconstitue au fil des chapitres, de l’Inde magnifiquement humée à la lumière d’un nouvel Alger, des échelles célestes de Rio à la Nouillorque al dente de demain faisant la pige aux slums, via les boîtes d’Harlem où il voit le jazz naître et Joséphine Baker l’ensorceler, les putes et les fils de putes rivaux...

    Corbu05.jpgPlus que la saga mathématique d’un architecte, ce livre d’exultation lucide est celui d’un créateur visionnaire tenant son Quichotte dans une poche (relié pleine peau de chien empruntée à son cher Pinceau) et Zarathoustra dans l’autre pour faire bon poids, qui met en balance les ressources et les faiblesses du personnage. « Chez Corbu, écrit Nicolas Verdan en postface, il y a comme une formidable absence de compassion. Un manque absolu d’amour ». Et pourtant le monstre marin irradie, et c’est un poète, c’est un artiste, c’est l’homme nu qu’il cherchait aussi bien.

     Nicolas Verdan. Saga Le Corbusier. Campiche, 191p.

    Corbu01.jpgLe grand fauve à nœud pap

    Un extraordinaire personnage de roman vint au monde le 9 octobre 1887 : un certain Charles-Edouard Jeanneret, qui fut déclaré en ses années de gloire « l’une des 100 personnalités les plus importantes du monde », sous le pseudonyme de Le Corbusier. Un mois plus tôt, à la Chaux-de-Fonds, était né un certain Frédéric-Louis Sauser, devenu célèbre lui aussi sous le nom de Blaise Cendrars. La vie du premier, visionnaire des temps nouveaux et voyageur curieux de tout, déclaré homme de lettre sur son passeport, mais aussi peintre et génial architecte, aurait très bien pu inspirer le second au titre de « grand fauve humain », comme Cendrars appela son Moravagine. 

    Chevalier errant qui savait Don Quichotte par cœur, dont il avait relié son exemplaire avec la peau de son chien Pinceau, Le Corbusier, à côté e ses Œuvres complètes, peut-être approché, sous le double aspect de sa vie et de son œuvre, par une quantité d’ouvrages plus ou moins spécialisés, dont la dernière « somme » de Nicholas Fox Weber, paru chez Fayard en mai dernier, comptant près de mille pages. LE monument du moment…

    Pas moins utiles cependant, trois autres publications récentes « zooment » sur l’œuvre ou sur « l’homme nu », qui nous aident à mieux voir les multiples facettes de ce grand créateur à l’apparence publique souvent solennelle voire glacée – le nœud papillon ne laissant pas deviner le vrai personnage.

    Corbu03.jpgPour illustrer la face lumineuse du Maître en l’une de ses réalisations, le photographe lausannois Matthieu Gafsou est entré en consonance réellement créatrice avec son objet: le patrimoine de Firminy-Vert,  captant les jeux de l’architecte avec la lumière, s’efforçant de « lire la pierre » et de mettre en scène les éléments architecturaux (une cité d’habitation, une Maison de la culture, un complexe sportif et l’église Saint-Jean), et la nature environnante du plus grand site Le Corbusier en Europe, entre Saint-Etienne et Le Puy, à l’échelle du Modulor. 

    Cette unité de mesure « idéale » déterminée par Le Corbusier afin d’harmoniser les proportions de ses édifices à l’échelle humaine, ne donne aucune idée du merveilleux « foutoir » de son atelier virtuel et voyageur dans lequel, en revanche, ses carnets de voyage nous font plonger.

    Plus encore que l’architecte visionnaire, les carnets de Le Corbusier font apparaître le créateur protéiforme en constant exercice de curiosité et d’invention, qui fait son miel de tout ce qu’il découvre et doit bien regarder en le dessinant aussitôt ou en le décrivant dans ses notes. De Rome, dont il met les clichés touristique en miette, à New York (« un événement mondial ») qu’il « vit » avec autant de haine-amour qu’Athènes, en passant par le « bonnet suisse » cossu et même « épais » de nos maisons, la Casbah d’Alger qui a « fait le site », ou la « jouissance mathématique » née de la construction des dunes du désert par le vent, Le Corbusier fait miel de tout, en vue d’une réflexion plus générale sur le mieux-vivre humain.

    Or, sans tomber dans l’anecdote, on aimerait accompagner Le Corbusier plus loin dans son voyage au bout de lui-même. Ce qui se fera par le roman, sous la plume de notre confrère Nicolas Verdan, citant d’autres carnets plus intimes, privés, dont les notes et les dessins, exultant de sensualité, révèlent le grand fauve et ses passions, ses contradictions, les ombres que portent son obsession de la lumière.

    Nicholas Fox Weber. C’était Le Corbusier. Fayard, 976p.

    Matthieu Gafsou, Ce rêve étrange ; Le Corbusier à Firminy, Gallimard, 1004p.  

    Le Corbusier. Croquis de voyages et études. Textes choisis et présentés par Philippe Duboÿ. La Quinaine/vuitton, coélection Voyager avec…, 343p.

  • Trois histoires de rivière

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    Par Daniel Vuataz

     

    Les époux

     

    Ils avaient quitté père, mère et les cloches battantes du Clos de la Chapelle pour s’enfoncer dans les bosquets, leurs nouvelles bagues à l’annulaire. La rivière coulait lente, charriait d’heureuses promesses. Lui, il ouvrait la marche, écartant pour elle les herbes les plus hautes, lui indiquant sur quelles pierres marcher. Elle, elle remettait de côté sa vaste chevelure rousse, retroussant ses jupes pour ne pas toucher les marécages. Ils trouvèrent du soleil à deux pas d’un pré jaune et posèrent leur en-cas sur un tronc bouturé. De la terrine de lapin. Elle le questionnait sur le cri du lapin, sur son nom, sur le fait que personne ne l’entende jamais, même quand on leur tord le cou.  Sans répondre il posa, sur sa bouche étonnée, son doigt gourd qu’il remplaça rapidement par ses lèvres. Elle trouva le goût musqué, salé, comme celui des grands cerfs, et avant qu’elle ne le remarque, il avait introduit sa langue. Elle lui demanda des yeux s’il l’aimait comme elle l’aimait, s’il ne la laisserait jamais tomber, mais il ne bougeait presque pas, ses paupières closes au soleil, sa langue contre la sienne. Elle se dit qu’il fallait bien s’abandonner à quelqu’un un jour ou l’autre, qu’il fallait bien essayer. Elle tira doucement sur les laçages de sa robe, sans qu’il ne bouge ou ne semble rien remarquer. Quand elle fut nue, elle voulut qu’il prenne un peu de recul pour qu’il la regarde en entier et la désire, mais des nuages passèrent sur la clairière, et quand elle parvint enfin à se décoller de ses lèvres séchée, il sentait déjà le mort. Elle le posa raide et pâle sur l’herbe noire et entama la terrine, vaguement attristée à l’idée qu’il lui faudrait encore attendre un peu pour trouver un mari qui convienne vraiment à sa nature.

     

     L’autre

     

    Le plus grand des trois portait le sac et ce qu’il contenait. Le plus petit des trois fermait la marche en jetant régulièrement des regards derrière lui. Celui du milieu effleurait la surface rapide de la rivière avec un grand jonc, ne faisant presque pas bouger l’eau. Le plus grand des trois changea d’épaule le sac et ce qu’il contenait. Le plus petit essaya de chanter une comptine, mais aucune ne lui vint. Celui du milieu trouva que le ciel était assez inhabituel. Les trois s’arrêtèrent en même temps au bord d’une mare sombre que faisait sur la rive la rivière trop rapide. Le plus grand déposa doucement le sac et ce qu’il contenait sur la berge sablonneuse. Le plus petit chercha des yeux celui du milieu, mais celui du milieu était déjà dans la mare, de l’eau noire jusqu’aux genoux, tremblant et suppliant. Le plus grand lui dit de ne pas tenter de discuter, que ça ne servirait à rien, qu’il n’était pas fait pour cela. Le plus petit répéta exactement les mêmes mots que le plus grands, dans un ordre  légèrement différent. Celui dans la mare commença à sangloter, répétant que ce n’était pas juste. Les deux autres prirent leurs yeux menaçants. Celui dans l’eau se calma, mit sa tête dans ses mains et recula jusqu’à ce que l’eau lui monte aux épaules. Le plus grand sorti le revolver du sac et le pointa sur la tête du garçon dans l’eau, lui disant tout bas qu’ils n’étaient pas du tout obligés d’en arriver là. Le plus petit vérifia que personne d’autre ne les avait suivis. Le plus grand appuya du pouce sur le chien du revolver. Le plus petit se boucha les oreilles mais garda les yeux grands ouverts. Celui dans l’eau plongea d’un coup et disparut sous la surface noire de la mare. Les deux autres observèrent un moment la créature palmée nager en cercles près de la surface de l’étang, sa crête ne faisant presque pas bouger l’eau. Le plus grand désamorça le revolver et dit au petit de le suivre sur le chemin du retour. Le plus petit jeta un dernier regard à la mare immobile. Plus jamais, c’est sûr, ils ne ramèneraient un de ces grands œufs que personne au village n’avait été capable de reconnaître.

     

    Le roi du village

     

    La troupe entière quitta l’église au petit matin, pain, sel et viande séchée répartis dans des sacs. Ils longèrent en cérémonie le Rio du Village en direction du fleuve, dans lequel se jettent toutes les rivières. Comme d’habitude, ils s’arrêtèrent dans un grand bois à chevreuil, là où se trouve la pierre debout. Un type se coiffa d’une couronne de bois mort et se mit debout sur la pierre debout.

    -Vous savez ce qu’ils nous feront s’ils nous trouvent ? dit le type debout sur la pierre debout, tournant le dos à la rivière.

    Les autres types ne répondirent pas.

    -Vous avez une idée de la taille de leurs membres ? repris le même type, la voix de plus en plus sûre.

    Les autres produirent des estimations avec leurs bras, hochant la tête apeurés, consultant du regard les idées alentours.

    -Vous connaissez la vraie différence entre nous et ces autres types ? continua le type, debout sur sa pierre debout, écartant les mains, se voulant important.

    -Nos coutumes ? osa un petit type au fond de la troupe.

    -La civilisation ? ajouta un autre type un peu roux.

    -La technique ? essaya un grand type tout défait.

    -Notre église, nos trésor ? fit un type que le type principal ne put réussir à repérer dans la masse qui se resserrait lentement autour de lui.

    -Vous n’y êtes pas ! lança le type principal. La différence, c’est que nous m’avons moi ! La différence, c’est qu’avec moi vous aurez un guide à suivre et à aimer ! Je suis le roi des types ! Choisissez-moi ! Et il gesticulait debout, sur sa pierre debout.

    Les types de la troupe échangèrent quelques regards, et se penchèrent pour ramasser des pierres. Le roi des types tomba dans l’eau dès la troisième pierre, sans que personne ne sut jamais qui  avait lancé la première, et le courant fut rouge quelques instants. Quelques -uns des types fouillèrent la rive avec des grandes perches. D’autres eurent des jurons généalogiques. Tous les types reprirent les victuailles qu’ils n’avaient pas touchées, et rentrèrent au village en silence. Le jour suivant, encore une fois, il faudrait recommencer. Le danger était bien présent, on ne pouvait plus faire autrement. Les signes finiraient bien par se manifester en faveur de quelqu’un.

     

    Ce triptyque de Daniel Vuataz, 23 ans, étudiant en lettres à l’Université de Lausanne, est à paraître dans Le Passe-Muraille No 80, le 20 décembre 2009.

  • Un enfant du siècle

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     À 18 ans, Sacha Sperling compose un roman des dérives adolescentes d'une fulgurante lucidité, dans la foulée d'un Bret Easton Ellis.

     

    «Tes plaisirs sont des trêves, faciles et rapides », écrit Sacha, 14 ans. « Tu as tout et pourtant tu te retrouves peu à peu le cœur vide et la tête pleine d’images violentes qui seules peuvent te rappeler que tu es en vie ».

    D’une implacable acuité, le regard que Sacha porte sur lui-même vaut pour les enfants pourris-gâtés de son âge et les adultes. Or, il est le premier à ne pas se ménager : « Si vous me regardiez au moment où je vous parle, vous ne verriez rien. Rien d’intéressant». Mais tout de suite il faut le préciser : que Sacha Winter, narrateur du livre, 14 ans, n’est pas identifiable à Sacha Sperling, 19 ans aujourd’hui, qui a écrit Mes illusions donnent sur la cour et se défend d’avoir vécu les situations extrêmes ponctuant la dérive  de son protagoniste.

    Le Sacha du roman a des bleus au cœur, non sans raisons. Il y a chez lui du type de l’enfant de divorcés immatures qui fuit dans la musique abrutissante  et la défonce à l’alcool, ou à l’herbe, puis à la coke, les baises confuses, les frasques et les provocations signifiant autant d’appels au secours. Pas plus que ses parents largués, ni les kyrielles de psys qu’on lui colle depuis l’âge de quatre ans, ni les profs ne lui apportent ce qu’il demande au fond : une vie plus intense et plus vraie, de l’amitié et de l’amour peut-être, comme il les trouve chez un son alter ego Augustin. Comme les Kids de Larry Clark ou les « zombies » de Bret Easton Ellis, le Sacha du roman incarne une adolescence à la fois blasée et sûre de rien, qui couche avant d’échanger ses prénoms et en souffre « quelque part », oscille entre vague bisexualité individuelle  et conformiste homophobie de groupe, sait tout par internet et patauge dans son bouillon d’inculture.

    Tout cela que Sacha Sperling a lui-même vécu lui-même ou par contact social et affectif, tout en récusant l’identification de son personnage à l’auteur. Bien plus que le prof observateur d’Entre les murs, l’auteur de Mes illusions donnent sur la cour est en phase avec les ados qu’il observe. Mais ce qui stupéfie est la maturité avec laquelle, par la voix du Sacha de 14 ans, il module ses constats. Or son entourage, et sa propre éducation, y sont évidemment pour quelque chose.

    Issu de milieu artiste et cultivé, Sacha Sperling est en effet le fils de  Diane Kurys, comédienne et réalisatrice de premier plan (Prix Delluc pour Diabolo menthe), dont le dernier film est consacré à… Françoise Sagan, et d’Alex Arkady, réalisateur très en vue lui aussi, notamment du Coup de sirocco, de Pour Sacha ( !) et d’Avoir vingt ans dans les Aurès.

    Cela étant, comme Sacha Sterling aime à le relever : c’est depuis qu’il a publié son livre, chaleureusement accueilli par ses parents par ailleurs, qu’on lui fait le coup du « fils de» ! Or, sans donner dans le paradoxe, nous pourrions nous demander si ce si jeune auteur n’a pas tout contre lui pour être pris au sérieux : trop doué, trop indépendant d’esprit (rien du « bon jeune » dans sa perception de la douleur autant que dans son ironie féroce), trop joli garçon aussi. Pour ce qui nous concerne, en attendant son prochain livre, nous y voyons une valeur sûre de la relève du roman français actuel, qui en a tellement besoin…

     

     


    Le trop grand poids
    du monde

    À la fin du récit de Sacha Winter, narrateur de Mes illusions donnent sur la cour, le romancier le vire gentiment pour s’adresser au lecteur: "Sachez que ce qu'il vous a raconté est probablement faux puisque la vérité l'a toujours effrayé. Il est plus facile pour lui de romancer une réalité médiocre".

    Or, si la réalité ressaisie ici est effectivement "médiocre", comme tant de confessions juvéniles  imbibées de sexe, de drogue et de rock'n'roll, la modulation littéraire de ces thèmes, le "montage" du roman, et plus encore la vérité de celui-ci, les sentiments qu'il filtre avec une incomparable attention, les dialogues qui en découlent avec tant de justesse, sont d’un véritable écrivain.

    On ne criera pas au chef-d'oeuvre, mais les coups de sonde dans le coeur humain et l’observation des mécanismes sociaux de ce premier roman dénotent une pénétration aiguë chez le jeune auteur. Enfin il faut signaler la poésie profonde de ce livre, et ses échappées de lyrisme urbain : "Les jeunes aux yeux vermillon se sont arrêtés. Ils regardent le ciel avec angoisse. Un instant on peut sentir le poids du monde sur leurs épaules. Le trop grand poids du monde. À l'heure où tout devient plus sombre, il nous faut rapidement nous regarder en face."

                                                                         

     

    Sacha Sperling. Mes illusions donnent sur la cour. Fayard, 265p.

     

    Ces articles ont paru dans l'édition de 24 Heures du 5 décembre 2009

     

     

     

     

     

  • Chappaz l'émerveillé

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     Le dernier livre, posthume, de Maurice Chappaz

     

    « Je dis ma disparition… », écrit Maurice Chappaz dans le dernier livre qu’il écrivit entre juin 2008 et janvier 2009, interrompu par sa mort , le 15 janvier 2009, et dont 3 chapitres sur 5 viennent de paraître chez Fata Morgana, intitulés Le roman de la petite fille.

    « Voici une heure que je rédige des lettres à des camarades dans l’existence. Sur une enveloppe j’écris le nom d’un ami qui dort au cimetière.

    « Pour un peu je mettrais l’adresse du cimetière.

    « Ce qu’on fait avec plus d’intelligence quand on prie ».

    Maurice Chappaz ou l’intelligence faite poésie : le même pour l’essentiel à passé nonante ans qu’à son premier écrit septante ans plus tôt, intitulé Un homme qui vivait couché sur un banc, je veux dire : le même qui prie et fume, dans la prose la moins fumeuse qui soit : nette et fluide, dansante d’image en image, candide et poreuse, fondue dans le murmure de la nature en laquelle le poète voit partout Dieu. On le retrouve d’abord «à quelques pas de sa maison natale qu’on appelle l’Abbaye », écoutant « avec une joie secrète » l’eau d’une fontaine. « On dirait des diamant qui chantent », notera-t-il tout à l’heure sur une des enveloppes qui lui serviront de papier brouillon où écrire ce livre : « Ce sont les paroles des grandes forêts sombres où se cachent les sources ».

    Le tout vieil homme se sait « vers la fin de sa vie », comme on le sentait déjà en tourbillon dans La pipe qui prie et fume, et ressaisit tout ce qui a été dans tout ce qui est et sera, subissant certes un « séisme » physique et mental mais qui « dépasse le désespoir car on s’aperçoit que la vie est un inconnu où l’on va disparaître et se fondre. Ou peut-être s’accomplir tant la vie dépasse toujours la vie ». Et ceci qui traduit si bien son esprit d’enfance inaltéré : « C’est ça la vieillesse : on s’y noie comme dans un berceau. »

    Chappaz.jpgÀ la toute fin de sa vie, le vieil homme  subit des crises d’asthme, soulagées par une médication miracle que ne connut pas sa seconde  épouse Michène, atteinte de ce mal vers sa troisième année. Michène se relevant la nuit pour le soulager, lui raconte ainsi ce souvenir d’enfance, et, de fil en aiguille, son enfance et sa mère, le Québec et sa tribu,: voici donc le roman de la petite fille à travers ses aïeux – les Albert et les Rivière, figures quasi mythiques - , le roman de Michène à fines touches et méandres, comme ceux d’un fleuve. On partira de la Grande Guerre et de migrations, d’entreprises humaines et de fâcheries puis de réconciliations, pour  arriver aux tribulations de la mère et de l’enfant, entre pénurie et jeux enfantins. « Ma vie va finir. Ces jeux qui balancent le premier âge de mon épouse servent de rame à mes derniers jours. Je me suis embarqué ».

    Comme dans toute l’œuvre, les images scintillent et sonnaillent en roue libre : « Le tram musiquait dans les rues avec son petit bruit de ferraille et de porte-monnaie. »  Comme dans La pipe qui prie et fume, le texte respire la vie bonne : « La mort qui s’approche donne déjà à notre vécu cette dimension inconnue. Il y a de quoi être émerveillé et effrayé d’avance. On fait sa provision d’éternité sans s’en rendre compte. Tous les jours »

    Comme une lettre du Paradis écrite les pieds sur terre  et qui nous retombe du ciel en pluie vivifiante de mots radieux…

     

     

    Maurice Chappaz. Le roman de la petite fille. Fata Morgana, 65p. Et pour mémoire : La pipe qui prie et fume, Revue Conférence.

     

    Image: Maurice Chappez et Michène, sa seconde épouse, en Laponie.