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Littérature - Page 18

  • La vie à la venvole

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    Lettres aux hirondelles de Ramon Gomez de La Serna
    C’est un constant et croissant, allègre et profond bonheur que nous vaut la lecture des Lettres aux hirondelles de Ramon Gomez de La Serna, treize en tout et rédigées à chaque retour de printemps. L’inépuisable sourcier d’images y déploie, avec une verve et une ferveur sans pareilles, toute sa profuse et baroque fantaisie inventive, laquelle n’est jamais d’un artificier brillant pour briller, tant l’éloge qu’il fait de la vie est lié chez lui à l’amour de celle-ci et de toutes ses manifestations, en toute connaissance de sa face d’ombre.
    Dans son Prologue, Ramon annonce la couleur du livre qui manifestera « une aspiration spirituelle », dit-il, « vers tout printemps à venir », et tout aussitôt les images lui sortent du chapeau en vols virevoltants, comme autant de greguerias.
    Dans la foulée, il faut alors rappeler ce qu’est la forme la plus caractéristique de l’art du poète, combinant une métaphore et une pointe d’humour dans une sorte d’aphorisme lyrique, de « fusée » ou de haï-ku non versifié.
    Premier exemple de gregueria tiré de ce même Prologue : « Les hirondelles imitent de leurs cris et de leurs sifflements les coups de frein des autos quand elles retiennent leurs quatre roues au seuil de l’été ».
    Deuxième exemple : « L’hirondelle se baigne un instant dans l’eau comme la main qui frôle le bénitier puis trace le signe de croix de son vol ».
    Troisième exemple : « L’hirondelle qui, rapide, passe le coin de la rue semble apporter dans son bec une épingle à la dame qui en a besoin de toute urgence ».
    Quatrième exemple : « Trois hirondelles arrêtées sur le fil du télégraphe forment la broche de la soirée. »
    Cinquième exemple : « Les hirondelles ouvrent les pages des livres purement contemplatifs comme d’incessants coupe-papier ramenés d’Alexandrie ».
    Sixième exemple : « L’hirondelle réussit à aller aussi loin parce qu’elle est la flèche et l’arc à la fois ».
    Et septième exemple puisque tout va par sept au matin du monde : « L’hirondelle est une écriture, bâtons et virgules réunis par la plume pressée du scribe espiègle du destin ».
    Et c’est parti à cent vingt-cinq à l’heure (vitesse de pointe de l’hirondelle) pour un festival qui réunira toutes les variétés d’arondes, des ailes bouclées aux arboricoles en passant par l’américaine et le martinet bleuté, pour brasser large et dire leur « poésie sans contenu, belle dans sa manière de distraire et de dissuader des rachitiques et mesquines idées d’argent qui cherchent à remplir l’âme contemporaine ».
    De fait il n’y a rien de gratuit ou de futile dans ces lettres, même si les hirondelles sont dites « les moustaches et les barbiches du ciel ».
    Car il y a ceci de plus essentiel : « On dirait des bêtes mais ce sont des âmes, des prête-noms, des exécutrices testamentaires, des marraines volantes ».
    Toute la poésie, débonnaire d’apparence et divinement poreuse en réalité, de Ramon Gomez de La Serna, fuse et quadrille le ciel de la page dans une suite de pensées-images aux résonances infinies : « Vous êtes comme un vertige d’aiguilles de pendules pointées, libres et emportées par le vent en un tourbillon d’heures aiguës et vous avez quelque chose à voir avec la rapidité du temps, en créant votre hirondellesque remue-ménage. Le doigt de Dieu fait bouger les ailes et les queues effilées à l’heure exacte.
    « Je vous écris parce que vous n’avez pas de consigne et que vous ne vous laisserez pas prendre dans de viles polémiques, dans des questions de centimes. Vous êtes une eau apaisante pour la soif de folie, la soif la plus difficile à étancher que vous êtes les seules à calmer, en vous déplaçant sous la dictée de ce qu’il n’y a pas à expliquer ni à s’expliquer ».
    « Je vous vois avec vos gilets de chambellans barrés d’une écharpe, et je sais que vous êtes de petits êtres romantiques qui vous promenez dans la roseraie du ciel ».
    « Sur le mont Calvaire vous avez ôté ses épines au Christ et, depuis lors, votre bec est comme l’épine de la chance, bien que sur votre bouche soit resté le rictus déchirant de cette douleur. »
    Il faut savoir gré à l’éditeur marseillais André Dimanche, et à Jacques Ancet pour sa traduction et sa lumineuse introduction (où sont notamment rappelés le sens du recours à l’épistole et les circonstances de la composition du recueil, dès 1936 en Argentine), qui nous offrent cette édition regroupant les Lettres aux hirondelles et les Lettres à moi-même, d’une tout autre tonalité, plus grave et mélancolique – et j’y reviendrai sous peu comme au Torero Caracho qui paraît simultanément.
    Nous sommes un lundi au ciel d’hiver déserté depuis longtemps par les hirondelles, mais celles-ci sont le gage même du « tout continue ».
    « Le printemps tout entier amène un cornet d’hirondelles et l’ouvre pour qu’ait lieu ce magique repeuplement du ciel qui proclame la continuité de la vie par-delà la continuité de la mort »…

    Ramon Gomez de La Serna. Lettres aux hirondelles et à moi-même. Traduit de l’espagnol et présenté par Jacques Ancet. André Dimanche éditeur, 191p.

  • Le vertige Calaferte

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    INÉDIT
    Par Antonin Moeri


    En lisant La mécanique des femmes, j’apprends à me souvenir.
    Je partais d’un coin de la ville pour d’interminables errances. Au bord de la nuit, les rues du quartier chaud se remplissaient d’hommes solitaires, à l’affût, sans voix.
    Des ombres inquiétantes frôlaient les murs sales des vieux immeubles.
    Quelques voitures ralentissaient devant une série d’ampoules qui s’allumeraient bientôt. Une « immense fatigue se répand dans les nerfs comme une coulée froide ». Une main se lève imperceptiblement, entraînant le quidam dans un couloir sombre. Un escalier en bois conduit aux chambres. Le pied sur une chaise, elle dit: « Pourquoi tu trembles? » Pas de doute, elle domine. Elle n’a rien d’une salope. Déhanchement crâne. Le client est paralysé. Elle le prend pour un simplet. La lueur métallique du réverbère, qui vient
    de s’allumer dans la rue, lui fait une auréole. Ce fut comme une illumination. J’ai cru voir le Christ.
    Dans La mécanique des femmes, il y a un personnage masculin qui perçoit les paroles et les tressaillements du désir féminin. Les dents qui prennent la peau et mordent... Si tu pouvais me toucher, tu verrais, je suis au bord... Elle sait que je la regarde enlever ses bas... Je voudrais ton sexe comme un couteau planté dans mon ventre. Ce personnage
    est fasciné par les femmes, il les repère de loin, les dévore du regard, les suit, les interroge, les baise à n’en plus finir, les écoute. Ce qu’il entend le stupéfie.
    Il y a celle qui, à douze ans, offrait son corps sans complexe. Il y a celle qui, ayant appris que son mari couchait avec des messieurs, ne veut plus le toucher, imagine tous ces poils ensemble qui la font vomir. Il y a celle dont le rêve eût été de devenir pianiste virtuose, qui vit seule dans un appartement très moderne et qui, au lieu de se produire sur des scènes illustres, se contente de séjourner à l’étranger, au milieu des touristes. Il y a celle qui aboie au moment de l’extase érotique.
    Les scènes se déroulent dans une rue froide, sur une banquette de restaurant, dans un train, une cour désaffectée, la chambre d’un hôtel minable, une cimenterie abandonnée, une cuisine, une sortie de cinéma, un taxi, les toilettes d’un bar, une entrée d’immeuble.
    Comme le fit Joyce avec Molly Bloom, ou Cohen avec Ariane, Calaferte laisse la parole à ces dames. Il se fond dans leur chair, si j’ose dire, pour avaler le monde et raconter cet avalement avec les mots de l’Autre, pour dire le vertige des étreintes, l’excès de la violence amoureuse, le dépassement de l’angoisse, les frissons que procure la profération des blasphèmes, les expressions effrayantes de la joie monstrueuse, les noces célébrées dans le sang menstruel, les exquises senteurs de l’éternité retrouvée, le scandale à jamais renouvelé du désir humain quand celui-ci n’est pas ravalé au rang de besoin pressant que la marchandise devrait aussitôt satisfaire. Mais contrairement à Molly et, surtout, à Ariane, qui doit étouffer un rire quand il bouge sur moi tellement rouge affairé les sourcils froncés, contrairement à ces petites bourgeoises délirantes, les personnages féminins de Calaferte vouent une adoration presque mystique à ce qui éveille leur trouble: un couteau planté dans mon ventre.
    L’idée de mettre en scène le désir et la mécanique sexuels peut engendrer un texte où le lyrisme s’allie à une précision d’entomologiste. Il n’est que de relire les interminables pages de Sade, à la fois monotones et somptueuses, pour s’en convaincre. Le personnage, que Calaferte met en scène dans Septentrion, est une Hollandaise allumée. Elle a des
    bibelots, des boucles d’oreilles exotiques, un appartement de luxe, une domestique, des « taches de rousseur jusque dans le bleu des yeux » et la peau qui pendouille sous le menton. Elle s’appelle Nora Van Hoeck. Elle aime les originaux, Cimarosa et Rubens. Un dimanche après-midi, le narrateur se laisse entraîner chez cette « plantureuse insoumise » à qui
    il veut soutirer de quoi payer la note de son misérable hôtel. Il passe un contrat avec la Fille de Rembrandt: Elle paiera régulièrement son chevalier qui devra, en contrepartie, lui offrir un fleuve de plaisir. Cette subite opulence confère au petit maquereau une audace, une confiance et une autorité qu’il n’avait jamais connues auparavant. Son imagination, désormais, est libre.
    Il s’acquittera de la dette qu’il contracte en créant une langue. Si l’étalage de la possession peut, un instant, réjouir notre aède des catacombes, celui-ci ne saurait accepter l’éternelle supercherie, cette « médiocrité ravie ». Il fera l’amour à ses propres désirs, « à l’homme que je suis dans ma solitude et qui n’a que les mots pour s’exprimer (...) Mlle Nora entre les jambes, je reprends le livre où je l’avais laissé ». Il la regarde se tordre de plaisir. Il l’examine de sang-froid. Il prend des notes sur le vif, comme s’il voyait cela « des coulisses d’un grand théâtre (...)
    Contours des sensations. Perception furtive. Devraient être calquées instantanément afin de conserver leur saveur ».
    Des passages entiers de livres qu’il aime lui reviennent en mémoire. Strindberg, Tchekhov, Dostoïevski, Rousseau « l’hypocrite, le fabuleux faussaire de soi-même! » Il entend la Sonate à Kreutzer pendant que Nora « gambade, caracole dans le lit, suspendue par le ventre ». Leurs yeux sortent des orbites, « glissant chacun au bout d’un filament bleuâtre que j’avais reconnu pour être le nerf optique ». Le mécréant se rattrape à l’astre providentiel, « à ses cheveux, à ses jambes, rencontrant par hasard sa mâchoire dénudée comme celle d’un squelette ». Et c’est le vide dans lequel ils seront précipités que Calaferte interroge, cette longue chute qui prendra fin lorsque « des lambeaux de cervelle irriguée de sang noir » joncheront le bitume.
    Marchant, un jour, sur les planches d’un échafaudage, le vertige me prit. Me suis vu tomber. Je voyais distinctement mes gestes désordonnés dans le vide qui me happait. C’est un trouble de même nature que je ressentais en découvrant La mécanique des femmes et Septentrion.
    Comment expliquer le vertige Calaferte? Il y a certes, dans ce que j’ai lu, une combinaison d’érotisme et de mort, ce renversement qui chavire dont parle Georges Bataille. Mais j’eus surtout l’impression que, pour faire entendre le pouls de l’existence, Calaferte avait choisi de jouer sur un clavier d’écho où le cri de la femme qui jouit prolonge celui de l’accouchée, amplifie celui du nouveau-né et résonne comme un râle d’
    agonisant.
    En réalisant ce projet dans les marges du monde, en nous faisant voir avec exactitude ce qu’il imagine, en cherchant son salut, si j’ose dire, dans la patiente élaboration d’un style magnifique, âpre et dépouillé, dans l’agencement de phrases courtes, nerveuses et sèches, l’auteur de Septentrion ne cesse de célébrer le verbe qui est, finalement, peut-être, notre seule défense contre la mort.

    Ce texte constitue l'ouverture du prochain numéro, 79, du journal littéraire Le Passe-Muraille, à paraître fin octobre.

  • Au plus-que-présent

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    La solitude n’est belle et bonne que peuplée et partagée, me suis-je dit un de ces jours de ces années-là, comme formulant un vœu, et le vœu commença de repeupler mon esseulement, et je recommençai de partager sans prendre et jeter, et je ressentis alors, et vraiment, le manque de Quelqu’un dans ma drôle de vie de ces années-là. Alors je cessai de me regarder, et du même coup je cessai d’être fasciné par les beaux corps et les beaux visages aux normes de ce temps-là.
    Or, il n’est aucune fascination dans la montée du paysage, me dis-je à l’instant de contempler la montée, cette nouvelle aube, de ce paysage d’automne dont l’émouvante beauté affleure toute chose.
    Un monde est en train de s’écrouler dans un ruissellement de chiffres et de chimères, me dis-je aussi à l’instant, un monde de chimères et de chiffres est en train de s’écrouler là-bas dans les quartiers d’affaires, un monde de chimères et de jacuzzis, un monde de frime et de primes fantasmées, mais la splendeur moirée de l’automne s’ouvre ici et maintenant sous nos yeux dans la simplicité de notre vie de gens ordinaires, et toute louange lui soit rendue – tel est notre présent, me dis-je en pensant à Ludmila : tel est notre plus-que-présent.
    De tout temps j’avais appris que tout serait compté et payé rubis sur l’ongle, me dis-je en dénombrant les touches de rubis dans le flamboiement fauve et or de l’automne, non rien de cela n’est gratuit, c’est rubis sur l’ongle que je sais que Grossvater eût payé l’Hôtel au Caire de ses rêves, si la Grande Guerre n’avait pas ruiné ses affaires, toute tractation de notre père et des pères de nos pères se réglait rubis sur l’ongle, et j’entends toujours, à l’instant, nos père et mère nous dire à l’avènement de tant d’automnes : regardez, mais regardez, ça n’a pas de prix…
    L’émouvante beauté de l’automne ne se paie que de notre regard, et cela regarde chacun, cela nous regarde : cette émouvante beauté nous regarde, me dis-je à l’instant après avoir tenté tant de fois de la peindre.
    Les vagues d’or et de pourpre ont affleuré après la première neige, tandis que les indices des chiffres et des chimères s’effondraient dans les quartiers d’affaires des grandes cités, toute la nuit les écrans silencieux ont affiché cet effondrement de chiffres et de chimères et voici s’ouvrir la grande fleur de l’automne à l’émouvante beauté.
    Le plus-que-présent affleure tandis que s’effondrent chiffres et chimères. Grossvater, père de notre mère, en eût tiré sa morale, selon quoi tout ce qui n’est pas payé rubis sur l’ongle, selon son expression, n’est que chimère vouée à s’effondrer, et notre mère, nous serinant les mêmes litanies, eût acquiescé, de même que notre père, parangon d’honnêteté et de régularité, et le père de notre mère, dit aussi le Président, et notre mère-grand et la plupart des gens ordinaires du quartier des Oiseaux, eussent acquiescé de concert : on ne promet pas d’œufs à deux jaunes, eussent-ils seriné aux raiders et aux traders des quartiers d’affaires du monde entier.
    Et je moralise à mon tour en me rappelant tout l’irréel de ma vie avant l’apparition de Ludmila dans ma vie et, dans notre vie, de l’Enfant, dont l’apparition m’a révélé la réalité qui est celle aussi de cet automne que nous vivons ici et maintenant, tandis que chiffres et chimères s’effondrent et que nos enfants repeuplent le monde.
    A l’instant le soleil, invisible encore, irradie déjà les forêts dont les vagues d’or et de pourpre roulent sous nos fenêtres, et cette houle de beauté homologuée beauté d’automne, selon le langage publicitaire, cette beauté-cliché, cette beauté de calendrier pour bureaux d’affaires, cette beauté que notre simple regard de gens ordinaires requalifie pourtant, cette beauté recapitalisée à l’instant par notre simple regard roule ses vagues des monts alentours aux baies et aux cités de là-bas, dans la brume de cet automne où l’élégie du temps qui fout le camp se mêle aux déplorations enragées des raiders et des traders et aux litanies des gens ordinaires s’estimant roulés et floués une fois de plus, et cette houle d’émouvante beauté et cette foule aux rumeurs inquiètes, cette élégie et ces litanies, cette gloire mordorée remontant à l’instant les pentes et cet écroulement de chiffres et de chimères sur les écrans des cités embrumées et dans tous les foyers des gens ordinaires, tout cela roule et me rappelle les vagues de la mer, à l’ouest d’Ouessant que mon grand-père, dit aussi le Président, me défiait de nommer…
    A l’instant, plein ouest, sous un ciel laiteux strié de traînées d’avions longs courriers qu’une bande de nuées en suspension sépare de l’immensité de brume bleutée du lac invisible, à l’instant je suis à des mondes du monde de mes sept ans, mais ici et maintenant me revient la voix du Président qui me faisait regarder la mer et me faisait voir, me faisait scruter et me faisait observer, me faisait observer et scruter, voir et regarder la mer où nous arrivaient de partout des vagues et des vagues, et voici les vagues de couleurs de l’automne roulant des monts boisés d’alentour vers les rivages embrumés de là-bas et se diluant là-bas dans les lointains, regarde cette émouvante beauté, ne perds rien d’aucun des ses éclats d’or ou de rubis, voici l’éclat de pourpre ou de feu d’un éclat d’automne qui te rend tous les automnes de nos vies. Toi-même que j’aime, comme ton grand frère défunt que j’aimais et tes sœurs que j’aime, tous nous sommes des éclats d’émouvante beauté.

    Tout sera payé rubis sur l’ongle, me dis-je en me rappelant toutes ces années à racheter le temps, telle étant ma conviction que le temps peut être racheté, quoique sans prix.
    Il n’y a pas de temps mort. La seule apparition de Ludmila, un soir dans un bar, inaugure ce nouveau Compte: la plus émouvante beauté qui m’ait jamais été donnée, avec l’apparition de nos enfants et la disparition de nos mères et pères, ce double élan qui nous a fait nous reconnaître tout à coup, et toute notre vie depuis lors, tissée de nos lignes de vie entrecroisées, toute notre vie mêlant ses vagues et nous portant ou nous déportant, toutes cette houle nous roulant de par les foules et les jours et les heurts et les échappées, tout cela s’est inscrit et je le paie de chaque mot, enfin j’essaie, je voudrais, je m’efforce, en me rappelant notre mère penchée le soir sur son Livre de Comptes - moi qui ne suis que chimères sans chiffres j’aimerais de mes pauvres mots, m’acquitter rubis sur l’ongle de cette dette.

    (Extrait de L'Enfant prodigue, récit 2008-2009 en attente de publication).

  • Quignard entre signes et formules

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    Lecture de La barque silencieuse (4)
    Walter Benjamin était un inépuisable « releveur de signes », et c’est ce qu’on pourrait se dire aussi à propos des volumes du Dernier royaume, constituant un très vaste Labyrinthe verbal et narratif où tout stimule à la fois la sensation et la pensée au gré d’un constant mouvement de va-et-vient dans le Temps et les Questions posées à l'approche de la forêt allemande bien différemment qu’aux lisières des pinèdes ou sur le flanc mauve des dunes le soir : « La diachronie nous crée d’entrée de jeu une obligation d’alliance avec l’inconnu sous la forme du jamais visible ». Il en est ainsi à propos de l’hiver, selon lui la première expérience de la mort.
    Avant que le temps « fût pensé en Occident comme une fin », la mort s’éprouvait aux matins d’hiver de nos enfances où, stylisée comme sur un lavis-haïku chinois : « La terre craque sous les pas. La mare n’est jamais aussi propre que quand elle est gelée. Les feuilles ont disparu. Les fleurs, les oiseaux, les hommes, les noms, tout a disparu. Il fait si clair. »
    Cette clarté, qui n’est pas de la mort mais d’une pensée élucidée de la mort comme anticipée, est une des caractéristiques de l’écriture de Pascal Quignard, à cela près que si cette clarté contient son ombre elle joue sur le surgissement. On croit le Sud, ou plus exactement le Latin et le Grec, lumineux : ils sont à vrai dire noirs, ou disons qu’ils surgissent du noir comme l’éclair du premier sperme. C’est quand même autre chose que le français des terminaisons ou du verlan qui en est la distorsion enfantine. Or « la naissance s’oppose à l’enfance comme l’irruption à la répétition ». Le nouveau n’est pas le jeune comme se le figure les jeunistes de l’actuelle régression. « Le neuf ne répète pas, il invente », alors que le jeunisme rechique à n’en plus finir son vieux chewing-gum sans goût.
    Quignard10.jpgAinsi aussi de ce que relève PQ de la liberté selon l’esclave Epictète qu’elle a fait multiplier les formules : « Est libre celui qui n’a pas faim et qui est sans désir », « Est libre celui qui profite de la porte qui a été laissée ouverte (est libre celui qui se suicide) » ou bien encore cette formule retournée : « Tout homme est une citadelle remplie de tyrans qu’il faut faire sauter »...
    Selon qu’on suit Apollon ou Dionysos, on préférera la liberté « débâcle » ou la liberté « fil d’arête ». À ton chaos intérieur tu opposeras ce choix d’un parcours entre deux vertiges, ou bien de la race des réguliers tu fantasmeras sur l’anarchie…
    La Barque silencieuse ne flotte pas sur le vague. La vraie poésie a horreur du vague. Si les signes mènent aux formules, ce n’est pas pour arrêter la connaissance mais pour rendre l’approximation aussi intelligible qu’un début de conte, et le livre en est plein. J’aime beaucoup, ainsi, que la « haine merveilleuse » qui plonge Vernatus l’Edile dans la tristesse quand on lui apprend la mort de son ennemi juré, échappant de ce fait à sa vengeance et le privant d'un adversaire à sa mesure, prenne la forme d’un récit légendaire comme il en est trente-six autres là-dedans. Walter Benjamin, pour en revenir à lui, avait lui aussi ce génie des passages et cette façon d’animer et de réenchanter le monde qui nous entoure. Tels sont, dans la postérité de Montaigne, les releveurs de signes...
    La Barque silencieuse, Seuil, 2009.

  • Chiffonnier d'étymologies

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    Lectures de Pascal Quignard (3)

    On revient tout naturellement, ensuite, à Epicure, via l’examen des étymologies des mots suicide ou liberté. Ce n’est pas le Quignard que je préfère, chineur de savoirs un peu secs à mon goût, mais l’important tient à ce qu’il fera tout à l’heure de sa savante, voire doctorale inspection. La liberté de disposer de sa propre mort est en jeu. C’est un argument des associations actuelles d’assistance à la mort volontaire, genre EXIT, mais avec quelque chose d’acclimaté, d’organisé, de conditionné presque (comme on le dit des aliments ou des déchets carnés) de collectif et de normalisé qui évacue le tragique de la Décision et son tour philosophique. « Voici notre potion », entend-on dans la chambre à lumière tamisée où l’Accompagnant procède à l’ultime devoir de son contrat, et malgré la délivrance du sujet on ne peut retenir un sursaut d’horreur à l’idée d’une pratique généralisée multipliant la formule : « Voici notre potion »…

    Or, cela se passe plutôt, dans ces pages de La Barque silencieuse, sur les rives extrêmes où Mishima s’éventre en toute liberté avant le coup de sabre de l’Assistant.    

    « Le mot magnifique et liquide de suicide apparut au cœur du monde baroque », relève Pascal Quinard en rappelant que jusque-là juristes et prêtres parlaient par périphrases de mort « volontaire » ou « impétueuse ». Or, le mot de suicide introduit avec le sui la notion d’auto-immolation restituant à chacun son «mourir» propre, étant établi que « la mort est à notre disposition », fût-ce « dans l’impétuosité».

    Cela qui nous ramène au « self »,  vrai ou faux, au « sui» et au corps, à l’autonomie physique qui fixe la liberté selon les Grecs, ou à la libertas latine vue comme une « poussée continue, progressive, florissante, épanouissante, luxueuse, spontanée de la nature », à la solitude vécue dans la « joie de se retrouver seul » dans une présence érotique dilatée au large sens et sur le Weg ins Freie de Schnitzler, avec ce nouvel horizon clarifié du mot suicide : «Le suicide est certainement la ligne ultime sur laquelle peut venir s’écrire la liberté humaine. Elle n’est peut-être le point final. Le droit de mourir n’est pas inscrit dans les droits de l’homme. Comme l’individualisme n’y est pas inscrit. Comme l’amour fou n’y est pas inscrit. Comme l’athéisme n’y est pas inscrit. Ces possibilités humaines sont trop extrêmes. Elles sont trop antisociales pour être admises dans le code qui prétend régir les sociétés, Car un homme naît croyant comme un lapin est ébloui par les phares ». 

    Même bien courte, la formule est du délire perso de l’écrivain  chinant les réalités dans la vieille caisse à sable du langage, comme Walter Benjamin grappille les jouets anciens dans les vitrines de Paris ou Berlin. On leur emboite le pas avec de petits hourras d’enfants courant à la récréation…

     

    Quignard9.jpg7 autres citations de La Barque silencieuse (3)

     

    « Quand on glisse sa main un instant dans la mer, on touche à tous les rivages d’un coup. De même, le pied dans la mort, par laquelle on quitte le temps »

     

    « Quand elle mourut, il était si fou de son corps qu’il garda le crâne de son épouse ».

     

    «Caresser un crâne valait une prière aux yeux de Dieu ».

     

    « Au matin, avant que le soleil parût, les corneilles lui avaient déjà mangé les oreilles ».

     

    « Ne deviens pas toi-même mais deviens le soi, le self, le sui, l’objet sacré intime, la part incommunicable, le jadis ».

     

    « Que vaut la formule « chacun pour soi » si chacun se hait ?

     

    « Il y a une solitude antérieure au narcissisme ; une terrible extase infante ; un délaissement ; une désolation qui fait le début des jours, c’est presque une extase interne en amont de l’extase, en amont de la contemplation, en amont de la lecture »

     

  • Grand large du présent

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    Diachronies de Pascal Quignard. Lecture de La Barque silencieuse (2)


    Le considérable critique littéraire qu’était aussi (et surtout, peut-être) le romancier romand Jacques Mercanton a remarquablement parlé, à propos de T.S. Eliot, me semble-t-il, de ce qu’on pourrait considérer comme un provincialisme dans le temps.

    Mercanton0001.JPGComme il y a un provincialisme dans l’espace, qui nous sépare du canton ou du pays voisin, il y a un provincialisme dans le temps dont les effets se font sentir aujourd’hui par atrophie progressive de la mémoire, jusqu’à l’amnésie. L’effondrement de l’enseignement de l’Histoire y est évidemment pour beaucoup, qu’aggrave une nouvelle perception tribale de la réalité découpée en tranches d’âge parfois plus minces que celle d’une génération. Ce provincialisme dans le temps exclut évidemment tout sentiment de filiation et de continuité, ou alors le réévalue artificiellement selon les lois du marché de la nostalgie, qui signale la même perte par défaut, si l’on ose dire, tandis que la seule poésie continue de réitérer le Présent du verbe, qui est de tous les temps et de tous les lieux.
    Le premier regard jeté par le premier lecteur non averti (ne connaissant rien de l’auteur) sur La Barque silencieuse n’y verra peut-être qu’un chaos de séquences hyper-référentielles relevant de toutes les littératures littéraires, philosophiques ou historiques, alternant les lieux et les temps dans une apparente discontinuité, d’une écriture certes très belle (notre lecteur est sensible, comme il s’en trouve encore) mais pour signifier quoi ?
    Il faut lire le livre pour le dire – il faut vivre le livre pour en absorber la substance et le sens. Les pages consacrées ici à la solitude de la lecture (on peut y aller illico, pages 61 à 66) disent ou plutôt suggèrent - car les mots ne sont qu’une partie de ce qui est dit – le type de présence que dans le temps, on pourrait dire au cœur du temps que fonde la lecture. « Dans la littérature quelque chose résonne de l’autre monde », lit-on, puis « quelque chose se transmet du secret », mais on verra que cet autre monde et ce secret vont bien en deça de ce qu’on entend ordinairement, dans l’en deça de la parole, au fond du corps et même avant le corps et bien avant la parole. Dans cette approche du plus-que présent de la littérature, de la poésie et de tout ce qui pense de nous et en nous pour aboutir à l’approximation des mots, nous constatons une fois de plus, comme en relevant les yeux sur le mur de Lascaux, que le Contemporain Capital est là en déploiement rhyzomatique, qui a pour nom Tchouang-tseu ou Benedikt Spinoza, entre cent autres, l’inventeur de la fermeture éclair (whose Name is Whitcomb Judson) qui avait déjà trouvé onze acheteurs à la fin de l’année 1891, ou Socrate l’Athénien qui frotte ses chevilles quand le gardien vient lui ôter les fers et ressent alors l’élargissement du monde.
    « Socrate va mourir, écrit Pascal Quignard à la page 97 de La barque silencieuse, mais peu importe : il trouve du plaisir à frotter ses jambes nues abîmées dont on vient de retirer les fers ».

    Et la définition du mot élargissement complète ce Chapitre XXXII en paragraphes à méditer en mâchant un peu de réglisse comme lorsque nous découvrions Socrate dans la cour de récréation du collège où Jacques Mercanton avait officié : « Ecrire des romans ôte les fers. Les romans imaginent une autre vie. Ces images et ces voyages entraînent peu à peu des situations qui, dans la vie de celui qui lit, comme dans la vie de celui qui écrit, émancipent les habitudes de la vie ».

    Et ceci « Qu’est-ce qu’une autre vie sinon une autre intrigue linguistique ? »

    Et ceci encore : « Ecrire déchire la compulsion de répétition du passé dans l’âme.
    À quoi sert d’écrire ? À ne pas vivre mort. »

    Et cela :

    « Le large a inventé une place partout sur cette terre. Ce sont les livres. La lecture est ce qui élargit.

    Pascal Quignard. La Barque silencieuse. Seuil, 273p.

  • Sur La barque silencieuse

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    Lectures de Pascal Quignard (1)

    Dans la magistrale lecture d’un monde que constitue son essai biographique sur Walter Benjamin, Une vie à travers les livres, Bruno Tackels situe deux auteurs dans la postérité privilégiée de WB, pour lesquels le Temps, la Mort et la Mélancolie font figure d’instances fondatrices, à savoir W.G. Sebald le romantique et Pascal Quignard le baroque.
    Bien entendu, taxer Sebald de romantique et Quignard de baroque est par trop restrictif, mais disons que cela rend le ton dominant de leur oeuvre respective : crépusculaire pour le veilleur de toutes les destructions que fut l’auteur trop tôt disparu d’Austerlitz, et comme entée sur la luxure et la mort, la solitude et la merveille pour le poète-essayiste de La barque silencieuse et de plus de quarante autres ouvrages en archipel.
    Ceci dit, la traversée du Temps opérée par Pascal Quignard est aujourd’hui tout à fait unique, comme sa façon de trouvère de trouver ses phrase ou de grappiller ses mots dont il sonde les origines et module les développements, du cercueil à l’utérus et retour…
    Pour rendre le son et le sens de La barque silencieuse, de loin le meilleur et le plus beau livre paru en France cette fin d’été 2009, il ne serait que de pratiquer la méthode de WB consistant à citer et à citer et à citer encore en liant entre elles citations et citations.
    Je cite donc illico le début du chapitre premier où il est question de l’origine du mot corbillard, découlé de l’usage des coches d’eau porteurs de nourrissons menés de leurs nourrices à leurs mères de Corbeil à Paris entre la fin du XVIe et la fin du XVIIe où Furetière fixa le nom dans le marbre du papier : « J’aurai passé me vie à chercher des mots qui me faisaient défaut. Qu’est-ce qu’un littéraire ? Celui pour qui les mots défaillent, bondissent, fuient, perdent sens. Ils tremblent toujours un peu sous la forme étrange qu’ils finissent pourtant par habiter. Ils ne disent ni ne cachent : ils font signes sans repos ».
    Or tout fait signe dans la lecture du monde, du Temps, de la Mélancolie et de la Mort que constitue ce sixième tome du Dernier Royaume de Pascal Quignard, dont le premier (Les Ombres errantes, accessoirement gratifié du Prix Goncourt, faisant surtout honneur à l’Académie éponyme) parut il y a sept ans déjà. Sept ans que le crâne décharné et peint en noir de La Valliote, qui fut la femme la plus belle du monde baroque, posé sur le secrétaire du Temps enfui par l’abbé d’Armentières, attendait d’apparaître sur le papier liquide où la barque silencieuse ne dort que d’un œil.
    Ces propos décousus marquent le début d’une traversée de l’œuvre intégral du plus grand écrivain français, à mon goût, encore en vie et à l'exercice ce dimanche matin à 12h.13. Chaque livre de PQ fera l'objet de 7 notes, assorties de 7 citations.

    De La barque silencieuse (1)

    "Quel qu'il soit, quel que soit le siècle, quelle que soit la nation, tout enfant est d'abord un inconnu. Tout destin humain est: l'inconnu de la mise au monde confié à l'inconnu de la mort."

    "Une bêche, un sécateur, une hache pour le petit bois, deux bottes en caoutchouc pour la terre spongieuse, un parapluie jaune pour le ciel, un crayon à papier et le dos des enveloppes - la vie solitaire ne coûte pas extrêmement cher quand on la rapporte aux sept bonheurs qui l'accompagnent".

    "Naufragés sont les hommes, venus d'un autre monde, ayant déjà vécu, abordant une rive".

    "On appelle diable de poussière une petite tornade minuscule, haute comme deux ou trois hommes superposés, qui soulève la poussière ou la paille des champs au mois d'août".


    Pascal Quignard, La barque silencieuse. Seuil, 237p.

  • Un grand roman choral

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    Lark et Termite, de Jayne Anne Phillips : l’un des événements littéraires de la rentrée « étrangère »

    par Claude Amstutz

     

    Ce roman poignant à l’atmosphère faulknérienne – mais sans sa respiration pessimiste ou désespérée – prête sa voix à cinq personnages qui vont nous raconter une histoire qui les lie viscéralement les uns aux autres.

     

    La première voix est celle du caporal Leavitt tombé dans une embuscade au début de la guerre de Corée, réfugié dans un tunnel avec une petite coréenne dont il sauve la vie en la couvrant de son corps. Il se remémore sa rencontre avec Lola, son épouse enceinte laissée à Louisville et dont il pressent la naissance du fils qu’il ne connaîtra jamais. Malgré les horreurs de la guerre, certains passages sont d’une beauté à couper le souffle : La fille se mouille la main et la lui pose sur la gorge, sur la bouche. La nuit est sans nuages. Il ne voit pas le clair de lune mais il le sent qui luit sur la pâle paroi du tunnel.

     

    Puis, c’est au tour d’une adolescente de 17 ans, Lark, le premier enfant de Lola, de prendre la parole, neuf ans plus tard. Animée d’une joie de vivre indéfectible, elle doit son nom – alouette, en français - à sa mère qui voulait qu’elle sache grandir en se gardant des dangers et soit capable de s’envoler. Son destin est lié à son petit frère Termite, handicapé mental et moteur presque aveugle, qui ne sait ni parler, ni marcher, auquel elle veut éviter coûte que coûte une institution spécialisée. Irradiant de lumière auprès de tous ceux qu’elle fréquente, elle n’est pas naïve pour autant et sa vision du monde demeure très concrète : La vie m’apparaît comme quelque chose d’immense, mais je ne suis pas sûre qu’elle soit longue, comme un ciel de saphir qui pèse au-dessus des têtes et toujours de l’eau sur les bords. Ce bord, c’est là où tout change d’une seconde à l’autre. Je sens qu’il se rapproche. Comme un bruit, comme le vent, comme un train dans le lointain. 

     

    Quant à Nonie, la sœur de Lola - envers laquelle elle nourrit d’obscurs ressentiments qui trouvent une explication dans la dernière partie du livre – elle aussi s’exprime. Avec beaucoup de dévouement, elle élève Lark et Termite comme ses propres enfants avec son compagnon Charlie,  afin d’honorer la promesse faite à sa sœur.

     

    La voix la plus impressionnante est celle de Termite, le fils de Leavitt, dont le nom fait référence à ses doigts qui bougent en tous sens et battent l’air comme les antennes d’un insecte. D’une sensibilité hors du commun – en particulier sa perception des sons et des couleurs - il semble tout connaître, tout savoir, tout comprendre. Son osmose avec Lark est magique : La pluie va mugir comme la mer dans les coquillages de Lark qu’elle lui colle près de l’oreille pour qu’il entende les vagues. Lark dit les océans cognent comme le sang dans les veines, et elle pose les doigts sur son poignet pour qu’il sente le fragile battement.

     

    La dernière, lointaine, est la voix de Lola qui n’a pas eu de chance. Ayant perdu l’homme qu’elle aimait, elle aspire à le rejoindre non sans avoir préalablement assuré l’avenir de ses enfants.

     

    La chronologie du récit n’est pas linéaire, la plupart du temps traversée par les réminiscences du passé. Tous les personnages – à l’exception de Lola – ont une faculté de survivre à tous les événements, les uns avec et par les autres, unis par des liens invisibles à tout jamais.

     

    Le point culminant du roman, dans les 50 dernières pages - une tempête dantesque - ramène à la surface des secrets de famille, des rancoeurs, des larmes, mais qui s’estompent en douceur, préfigurant le pardon ainsi qu’une forme de rédemption.

     

    L’écriture de Jayne Anne Philipps est audacieuse. Ses mots semblent forgés par la terre, matière vivante tantôt visuelle, tantôt sonore, comme un rayon lumineux qui traverse les ténèbres.

     

    Racontée de plusieurs points de vue, cette histoire offre aussi dans sa conclusion de nombreuses interprétations, dont celle-ci : Termite existe-t-il vraiment ? Comme Lark incarne la beauté du monde, est-il, lui, le miroir des autres, ou le symbole de la conscience, de la perception des choses, du temps ? Certaines visions de Termite peuvent le suggérer : Il voit son père se découper dans la lumière, il voit son père se retourner et s’éloigner. Son père a un fils comme lui et une fille comme Lark et il les emmène avec lui, il les conduit hors du tunnel.

      

    Phillips2.jpgJayne Anne Phillips. Lark et Termite. .Saluons au passage l’admirable traduction de Marc Amfreville, parfaite restitution du texte original. Christian Bourgois

     

    (Cet article est à paraître dans la 79e livraison du journal littéraire Le Passe Muraille, en octobre 2009. Merci à Claude Amstutz, libraire à Payot-Nyon, de sa collaboration précieuse.)

     

     

  • Ceux qui parlent en dormant

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    Celui qui est sous l’eau / Celle qui rêve à la Ville Sainte / Ceux qui font la paix dans le désert blanc / Celui qui parcourt tous les Calvaires d’Espagne / Celle qui drague entre les tombes / Ceux qui s’estiment les Remparts du Bien Foncier / Celui qui ne supporte pas l’odeur des tenniswomen / Celle qui fait ses lessives en tenue de latex / Ceux qui refusent l’absolution de l’évêque Boubacar Lomé invité à la chapelle des Augustines / Celui qui joue du banjo pour sa cousine trisomique / Celle qui a calculé que le ventilateur la décapiterait avant Minuit / Ceux qui fument de l’opium au Danemark / Celui qui sait tout du Grand Sylvain / Celle qui prétend avoir connu Soubise et ses oignons dans une vie antérieure / Ceux qui ont des fesses à la douceur de bourses en pis de chamelles / Celui qui légifère en fonction des avancées de son cancer du pylore / Celle qui pique les fleurs en papier de la salle d’attente du Docteur Belouga / Ceux qui se font tartir au bord de la mer Caspienne / Celui qui exterminait les hannetons du Champ Dessous au printemps 1955 / Celle qui tire la langue à l’abbé Charrat / Ceux qui se sont rencontrés à l’Amicale des éleveurs de vers à soie / Celui qui rêve d’emballer la caissière bègue de la COOP / Celle qui découvre que le Centre de sophrologie de V. est un vecteur de rencontres échangistes / Ceux qui hantent les tea-rooms de veuves encore faisables / Celui qui fait observer à sa voisine de palier Nadine Cruchon que la pie jacasse elle aussi mais est fidèle / Celle qui croyait que Nadine était une gousse / Ceux que Nadine Cruchon a déçus / Celui qui a repeint son violon aux couleurs de l’Equateur / Celle qui a envoûté Beckham par télépathie afin qu’il marque contre l’Equateur / Ceux qui n’ont jamais su où se trouvait l’Equateur ni les Pouilles / Celui qui a passé toute son enfance dans une township / Celle qui répertorie les blogs sataniques / Ceux qui rompent le pain de l’amitié, etc.

  • Au nom de Claire

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    Anne Wiazemsky revisite le grand amour de sa mère

    ROMAN  Dans Mon enfant de Berlin, la romancière rappelle que « la fille de Mauriac » fut surtout une femme remarquable.

    C’est un livre à la fois intéressant et très attachant que Mon enfant de Berlin d’Anne Wiazemsky, dont le nom ne lui a pas fait vivre le sort de sa mère trop souvent réduite à être considérée comme « la fille de Mauriac ». Attachant, ce récit « romanesque » l’est par son ton et la tendresse qui le traverse, découlant de l’affection mais aussi de l’admiration qu’Anne Wiazemsky voue à une femme subissant encore le poids d’une société bourgeoise patriarcale où les parents exerçaient une forte pression pour « bien » marier leurs enfants, et particulièrement leurs filles. Or Claire Mauriac, chaperonnée par des parents qu’elle voussoie, aurait dû épouser un certain Patrice, bien sous tous rapports, quand la guerre survint et, pourrait-on dire, « libéra » la jeune fille de son milieu. Engagée dans la Croix-Rouge française, elle vécut ainsi une fin de guerre à la fois mouvementée et intense, même dangereuse quand elle donna sa pleine mesure dans les ruines de Berlin où, du même coup, le destin lui fit rencontrer l’homme de sa vie, Yvan Wiazemski, Russe de naissance, surnommé Wia par tout le monde et dégageant immédiatement un charme fou.   

    Pour raconter la lumineuse histoire d’amour, sur fond de décombres, qu’auront amorcée ses parents en 1945, Anne Wiazemsky entrecroise les fils narratifs des tribulations de Claire, vue de l’extérieur et des citations de son journal intime ou de lettres échangées avec les siens, surtout avec sa mère. Par ailleurs, on imagine les récits de Claire à sa propre fille, qui nourrissent une autre part intéressante du roman, touchant à la situation des Berlinois (et surtout des Berlinoises !) à l’arrivée des Russes vengeurs et violeurs. Or la lumière, plus que les ombres, baigne ce beau roman « pour mémoire ».

     

    Anne Wiazemsky. Mon enfant de Berlin. Gallimard, 247p.  

  • L'Invisible est parmi nous

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    RENCONTRE Ecrit à Ramallah, le premier roman de Pascal Janovjak, jeune écrivain slovaco-franco-suisse, oppose l’humour et la dinguerie sensuelle au poids du monde.

    Pascal Janovjak vient de publier son premier roman à Paris, en même temps qu’une cinquantaine d’autres romanciers nouveaux. Gare à l’invisibilité ! Or le titre de son livre, plus d’un siècle après le fameux Homme invisible de H.G. Wells, sera-t-il démenti par sa verve gouailleuse, son ton vif à la Marcel Aymé ou son grand thème revisité avec brio ? C’est tout ce qu’on peut souhaiter à ce trentenaire Slovaque par son père, Français par sa mère et Suisse par son passeport, établi à Ramallah depuis quatre ans avec sa compagne travaillant, à Gaza notamment, sur le front de l’humanitaire.
    «Ramallah, raconte le jeune écrivain de passage à Lausanne, c’est une vigne folle devant la fenêtre et la rue, son vacarme incessant et ses passants. Après la misère du Bangladesh où nous avons vécu, qui semble une fatalité, nous sommes ici confrontés à la violence de l'homme sur l'homme, à l'occupation froide et réfléchie, et ces conversations quotidiennes qui débouchent toujours sur la destruction d'une maison, la perte d'un travail, la mort d'un proche ».
    Quand on lui demande comment l’idée de L’Invisible lui est venue au point le plus «visible» de l’actualité internationale, Pascal Janovjak répond : « La Palestine est une région lourde de préoccupations concrètes, où il est trop souvent question de vie et de mort. L’Europe, par contraste et vue à travers mon écran d’ordinateur, m’est soudain apparue comme un monde lisse, translucide, obnubilé par des abstractions : chiffres du chômage, ventes d’Iphone, fluctuations des valeurs boursières… Dans cet univers, l’homme invisible avait peut-être quelque chose à dire. Par ailleurs il est étrange de se savoir le point de mire de l'actualité, mais comme à côté de celle-ci, du fait de notre condition privilégiée d'Européens qui peuvent foutre le camp à tout moment. Cette liberté de mouvement est sans doute ce qui nous sépare le plus des Palestiniens, mais ils ne nous en tiennent pas rigueur. S’ils ne se font aucune illusion sur ce que les Occidentaux peuvent vraiment apporter, l'accueil est toujours chaleureux. Il est difficile de rentrer à Gaza, même pour nous, mais j'aime y aller, les conversations y sont d'une richesse rares, comme concentrées sur l'instant présent. »
    Comme Sylvie Germain dans son dernier roman, Hors champ, Pascal Janovjak renvoie à un sentiment général d’invisibilité: «Quand je déambule dans Paris, Bâle ou Lausanne, je ressens la légèreté du touriste tout en ayant l'impression de traîner le poids d'une expérience qu'il est difficile de partager. Etrange sensation aussi de travailler pendant plus d'un an sur un livre, et d'entrer ensuite dans un libraire exposée chaque semaine à une marée de livres. Pourtant, c'est dans l'écriture que je peux véritablement partager quelque chose. Je ressuscite actuellement le monstre de Frankenstein, qui me semble être à l'image du monde d'aujourd'hui : terrible, fragmenté, fascinant… »
    Quant à la signification globale de L’Invisible, son auteur conclut : « Je crois que ce livre insiste, en négatif, sur la valeur de l’engagement, de la proximité humaine, non pas pour des raisons morales préétablies mais plutôt pour une question de survie individuelle… »

    Janovjak3.JPGUne invisibilité qui se soigne

    L’invisible est parmi nous. Le sentiment de n’être plus rien, le constat que son visage ou son âge ne correspondent plus aux canons publicitaires font que tout un chacun se croit inaperçu et non reconnu. D’où la nécessité vitale de passer chez Delarue ou Foucault, de publier vite un livre ou de recenser vite 30 millions d’amis sur Facebook…

    Dans L’invisible de Pascal Janovjak, le protagoniste apparaît initialement dans une invisibilité de quidam perdu dans la foule sur le grand échiquier de la Réussite. Devenu invisible d’un jour à l’autre, mais restant sujet à des crampes d’estomac et des érections têtues, l’avocat d’affaires végétant au Luxembourg bascule soudain dans l’invisible. Jouer avec ce nouvel état, pénétrer incognito dans le disque dur de son collègue ou dans le lit d’une belle convoitée : c’est le fantasme délicieux dont Pascal Janovjak fait son miel imaginaire. On ne déjoue pas mieux les lois de la nature et de la société.

    Janovjak a la « papatte », son récit est d’un écrivain pur jus, avec un mélange de sensualité et d’humour détonant, à quoi s’ajoute une puissance d’évocation « physique » qui rend crédible la conjecture  initiale : un corps invisible et qui continue de souffrir quand on s’assied dessus…

    Le final de L’Invisible est d’un vieil écrivain tchékhovien de 34 ans qui tend la main fraternellement aux invisibles de ce bas monde : haut les coeurs ! 

     

    Pascal Janovjak. L’Invisible, Buchet-Chastel, 300p. 

    Ces articles ont paru dans l'édition de 24Heures du 12 septembre 2009.

     

     

     

  • Des temps de lire

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    A propos de la rentrée littéraire 2009 et de diverses autres choses...

     

    Dialogue schizo (7)

     

    Moi l’autre : - Et là nous faisons quoi, ce dimanche ?

    Moi l’un : -  Nous continuons de lire, compère : nous commençons de lire Bella ciao d’Eric Holder, qui démarre très bien, nous poursuivons la lecture de Milo de David Bosc, du très dense et sensible qui se lit très lentement, nous poursuivons la lecture de L’Annonce de Marie-Hélène Lafon, qui se révèle l’une des belles découvertes de ce début d’automne dans le plus âpre Cantal, nous retapons nos notes sur la lecture de Beigdeber qui nous a « décu en bien », comme on dit en pays romand, et celle de Nothomb – même constat -, après quoi nous offrons un peu de viande crue au chien Fellow, bientôt treize ans d’âge et qui décline tout doucement, nous allons faire une balade en forêt jusqu’à la coupe de bois aux souches géantes propices à la méditation stoïque, nous nous accordons deux ou trois heures de peinturlure durant lesquelles nous nous sommes promis de réécouter le prodigieux exercice de profération de Serge Merlin lisant Extinction de Thomas Bernhard, nous continuons de lire Bella Ciao d’Eric Holder, puis ce sera le temps de rédiger trois nouveaux Panoptico’ns, enfin nous reverrons sur notre laptop quelques grands moments de L’Homme aux mille visages, et notamment la bouleversante dernière suite de séquences, enfin ce sera  le temps des blogs et du clabaudage en roue livre sur Facebook…

    Moi l’autre : - Bref, le classique dimanche à ne rien faire…

    Moi l’un : - Disons : à faire ce qu’on aime, avec ton consentement apollinien.

    Moi l’autre : - C’est vrai que de te voir faire ce que tu aimes me repose. Et puis j’apprécie ta façon de vivre la rentrée. En somme, tu ne te donnes même pas la peine de faire croire aux gens que tu lis plus  que d’habitude…  

    Moi l’un : - Je laisse ce genre d’acrobaties à Pierre Bayard. Note que j’ai la chance de n’être pas trop harcelé par ma rédaction, qui me demande juste, avec un peu plus d’insistance que naguère de parler de ce dont on parle, et pourquoi en faire une crise si ce dont on parle est intéressant ?

    Moi l’autre : - Tu ne crains pas d’être taxé de complaisance ?

    Moi l’un : - Pas si ce que j’écris correspond à ce que je pense.

    Moi l’autre : - Tu vas vraiment dire ce que tu penses de Beigdeber et de Nothomb ?

    Moi l’un : - Je l’espère bien, mais avec cette nuance que le manque de place fera peut-être que je manquerai de nuances. Le tout est d’éviter la langue de bois publicitaire. Quant au manque de place, il sera bien plus frustrant sur d’autres lectures, comme La barque silencieuse de Quignard. Et quand je relise mon commentaire critique, amputé de moitié, paru hier sur L’Invisible de Janojvajk, dans 24 Heures, je me sens un poil mal même si l’on me serine gentiment qu’« au moins ce sera lu »…Enfin c’est ça ou rien, me dis-je, et je préfère « ça » à rien.

    Moi l’autre : - Et tes grandes lectures dans tout ça ?

    Moi l’un : - Alors c’est là que ça craint, comme on dit. Parce qu’il me reste 300 pages du remarquable Walter Benjamin de Bruno Tackels à prendre en notes, et qu’il y a six mois que je me promets de transcrire celles de De la violence à la divinité, le multipack monumental et pour moi fondamental de René Girard. Et tant d’autres, en attendant la prochaine rentrée…  

    Moi l’autre : - Plus tout ce qui vient dans la foulée et sans s’annoncer…

    Moi l’un : - C’est ça, retourne le coupe-papier dans la plaie : le nouveau Christian Bobin tout en aphorismes angéliques, et Le Jeu de l’ange de Zafon dont on me dit qu’il faut ab-so-lu-ment le lire, et le Finkielkraut, et le Patrick Besson - allez break, on va se croquer un pavé de bœuf et un haricot bien gras !

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  • Cabanes d'écriture

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    L’éditrice Vera Michalski a posé la première pierre de La Maison de l’écriture, à Montricher, sur les hauts jurassiens du lac Léman. Du jamais vu…Michalski3.jpg

     

    Michalski7.jpgUne feuille blanche insérée dans une grande pierre qui s’intégrera, elle-même, dans le mur d’une bibliothèque : tel est le symbole qui a marqué hier, au lieudit Bois-Désert, au-dessus de Montricher (Suisse, canton de Vaud), le premier geste concret qui devrait aboutir, dans 18 mois, à l’inauguration de la Maison de l’Ecriture, première du genre.

    De fait, s’il existe des quantités de résidences d’écrivains de par le monde, c’est la première fois, selon l’architecte Vincent Mangeat, qu’un ensemble habitable, incluant des « cabanes » suspendues toutes semblables (le confort en plus…) à celles de nos enfances, entre autres multiples lieux de travail ou de rencontre, sortira de terre à la  seule dévotion de l’écriture et de ses pratiques.

    Sept ans après le décès prématuré de l’éditeur Jan Michalski, son épouse réalise ainsi leur rêve commun à l’enseigne d’une Fondation qui développera une activité débordant largement nos frontières. Un grand prix littéraire international et un programme de bourses et d’aides financières compléteront l’accueil des écrivains résidents (cinq personnes à la fois, dont un couple, pendant trois mois). Des lieux d’expositions, un scriptorium commun, des salles pour ateliers d’écriture, une bibliothèque et l’ancienne chapelle tutélaire reconstruite, notamment, feront de ce lieu le contraire d’un espace clos : un foyer de création et d’échange.

    Saluant avec reconnaissance cette entreprise hors du commun, Michel Desmeules, le syndic de Montricher, a rappelé le rayonnement affectif lié au nom de l’ancienne colonie de Bois-Désert, chère à la mémoire de nombreux Vaudois. Du point de vue de Sirius, Vincent Mangeat s’est imaginé au milieu des premiers auteurs résidents en décembre 2012, dressant un bilan technico-poétique en perspective cavalière… Tant il est vrai que l’architecture passe par les mots du rêve et de l’utopie, ici en « filant la métaphore urbaine » d’une micro-cité. Quant au communicateur de Losinger Construction, Hervé Corne, il  a souligné la « fantastique aventure artistique» que représente le projet impliquant aussi les « challenges » techniques d’une architecture d’avant-garde. Dans un environnement sublime, entre les dernières ombres de la « forêt noire » jurassienne et les lumières « méditerranéennes » du Léman, selon les termes de Vincent Mangeat, les bagnards de la plume auront de quoi rêver… 

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  • Les douces horreurs de l'amour

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    Le deuxième roman de Noëlle Revaz, Efina, démêle les fils barbelés d’un impossible amour. Entre guerre des sexes et théâtre à tout dire et son contraire. Un grinçant régal.

     

    Dire que le deuxième roman de Noëlle Revaz, sept ans après Rapport aux bêtes, est captivant, pourrait sembler une formule convenue, mais c’est un fait : Efina vous captive, Efina vous fascine même d’entrée de jeu, ce roman-sparadrap (par allusion au Capitaine Haddock qui n’arrive pas à se débarrasser du foutu sparadrap qui lui colle au doigt et et aux semelles) est immédiatement passionnant par sa façon de vous attirer et de vous repousser, comme les deux protagonistes sont irrépressiblement attirés l’un vers l’autre et repoussés par un désir qui se nie et se multiplie à l’instant de se jurer que cette fois c’est bien fini, et ni.

    Efina est l’histoire d’une obsession mimétique qui se transforme en amour plus profond que l’amour qu’il y a trop souvent dans les livres ou sur les scènes de théâtre, exaltation factice. Le roman commence par les retrouvailles de deux personnages : Efina, qui n’est rien qu’Efina, trentenaire passionnée de théâtre à ses heures, et T., comédien fameux et grand tombeur, dont la première apparition le voit, sur scène, jouer alternativement deux personnages que tout oppose : un escroc ventru et un notable raffiné. Efina voit en lui un « merveilleux comédien » auquel elle écrit le soir même en prenant soin de préciser que « l’amour n’est pas entre eux ». Et la lettre ne partira jamais. Or T. a lui aussi écrit une lettre le même soir, comme il en a écrit une au lendemain de leur première rencontre, à laquelle Efina n’a jamais répondu si tant est qu’elle l’ait reçu – ni l’un ni l’autre ne se le rappellent sûrement.

    Les lettres jouent un rôle important dans Efina, autant pour « tout dire » que le contraire, pour séduire en disant le contraire de ce qu’on pense et de ce qu’on sent en inquiétant ou en humiliant (T. est  un champion de ce jeu-là, pour attirer en se dérobant ou en vexant l’autre, pour séduire en jouant la parfaite indifférence, comme les deux personnages s’y emploient - théâtre de la correspondance source de tous les malentendus, aujourd'hui par courriels et textos : masques de l’aveu à distance et défi au temps…

    Après s’être revus une seconde fois au théâtre, Efina et T. s’écrivent donc des lettres qui ne partiront jamais. Tout au long du roman, ils ne cesseront d’ailleurs de s’écrire des lettres, qui arriveront parfois, parfois seront anonymes, souvent diront le vrai, souvent le faux qui parfois est moins faux que le vrai. Or, au dit du roman s’ajoute ainsi le non-dit de lettres non envoyées qui, sous la signature de T., surtout, pourraient constituer un autre roman…

    Efina est un formidable roman de la passion mimétique, telle que l’a décrite René Girard dans Mensonge romantique et vérité romanesque. Mais Efina n’est pas l’illustration d’une théorie : c’est la vie même et la fiction même en craintes et tremblements d'écriture. Efina croit qu’elle aime T. mais c’est peut-être une illusion, en tout cas au début. Elle lui écrit pour lui dire qu’au fond il ne compte pas pour elle, et c’est là, déjà, bien entendu, que la passion repique. Même topo pour T. Efina et T. se cherchent méchamment mais ne coucheront pas avant 40 pages, et ça n’arrangera pas vraiment les choses de découvrir une langue à consistance d'escargot ou des nibards plus fermes qu'on ne l'eut cru, car leur amour est ailleurs, n'est-ils pas ?

    L’amour d’Efina et de T. est tissé par des siècles d’attente d’amour. C'est Paolo et Francesca qui lisent ensemble Love Story avec le même air blasé. T. est marié et saute des tas de femmes, Efina rencontre des hommes plus gentils que T. et s’essaie à la maternité, mais l’enfant l’embête et les hommes se succèdent comme les chiens. Et c’est comme au théâtre, entre cœur et jardins publics : ce qui s’y passe surtout, c’est surtout que le temps passe et vous fait des rides au coeur. 

    Or ce qui ne vieillit pas, dans Efina, c’est l’écriture de Noëlle Revaz. Curieusement maniérée au tout début, ou plus précisément « ralentie » par des expression inattendues, elle s’affûte de magistrale façon au fil des pages, sans se policer pour autant, et devient une joyeuse cavalcade de mots qui font la pige au mensonge romantique pour accéder à la vérité romanesque. Et c’est très drôle, très affreusement juste et drôle, humoristique comme la vie quand elle tombe le masque. 

    Il y a, dans Efina, une énergie endiablée et un humour qui passe, là encore, par les mots.  On pourrait dire que c’est le roman de la dérision du romantisme, et c’est pourtant un roman très émouvant qu’Efina, avec deux admirables portraits d’âme sensibles écorchées vives. Plus on avance « dans » les personnages, plus mufle (apparemment) se montre T., plus insaisissable se montre Efina, plus mal faits l’un et l’autre pour vivre jamais l’un avec l’autre, et plus leur double solitude les rapproche en réalité, pour communiquer parfois. Sans pathos, même si la fin de T. a quelque chose de déchirant, Noëlle Revaz travaille ses personnages à la fine pointe des sentiments et, surtout, sait inscrire leur souffle et leurs pas dans l’inexorable passage du temps. Le temps du roman est un présent apparent, mais qui semble brasser le passé de plusieurs vies et nous ouvrir un autre présent à venir. Roman de la passion invivable, de la guerre des sexes et de la cruauté du grand art (car il y a de l'enfant blessé chez le grand comédien écrabouilleur), entre autres thèmes, Efina fera date (Goncourt al dente ?) et confirme le talent original, avec quelque chose de commun aux héritiers de Robert Walser (pour la candeur jouée) et de Thomas Bernhard (pour la bonne rage), d’une romancière pur jus qui a encore, sans doute, beaucoup à dire…

    Bonheur enfin de lire un vrai roman qui dit le faux pour mieux exprimer la vérité, jusqu’à cette dernière phrase ailée : « Le cimetière est la maison des oiseaux »…

    Revaz2.jpgNoëlle Revaz, Efina. Gallimard, 182p. 

     

    Et encore: La cérémonie du T., dans Libération du 3 septembre, sous la plume d'Eric Loret:

    http://www.liberation.fr/livres/0101588537-efina-la-ceremonie-du-t

  • Simenon le médium

     

    Simenon4.jpg

    Georges Simenon s'est éteint à Lausanne le 4 septembre 1989. En la capitale vaudoise se donneront des conférences de John Simenon et Pierre Assouline, une exposition, des projections à la Cinémathèque, notamment. Programme complet: www.24heures.ch/Simenon

     

     Bien plus que le seul « père de Maigret», Simenon fut un médium du roman capable d’endosser toutes les destinées.


    Cité par l’UNESCO comme l'écrivain contemporain  le plus lu au monde au vu du nombre de ses traductions, Georges Simenon fut longtemps snobé par une bonne partie du monde littéraire et académique, particulièrement en France. Les reproches qui lui étaient faits touchaient à sa prolixité et à la présumée platitude de son écriture. Etait-il concevable qu'un auteur produisant une moyenne de cinq à dix romans par année pût être autre chose qu'un marchand de soupe, et le  « style Simenon » ne se réduisait-il pas qu'aux clichés d'une trop fameuse atmosphère poisseuse, dans laquelle se traînaient des «antihéros» interchangeables ?

    Si ces questions ont nourri la suspicion des gens de lettres, certains de ses pairs lui vouaient la plus naturelle admiration. André Gide le premier, qui lui manifesta autant de respect professionnel que d'affectueuse attention, l'avait écrit: « Il est le plus grand de tous... le plus vraiment romancier que nous ayons en littérature ». Et William Faulkner de surenchérir: "J'adore lire Simenon. Il me fait penser à Tchékhov".

    À propos de son écriture, on rappellera que la très stylée Colette fut la première, à la lecture de ses textes, à lui conseiller de « faire moins littéraire », devinant que cet écrivain était de la race rare de ceux qui en disent le plus avec le moins de mots. Le professeur Jacques Dubois, qui a établi l'édition de La Pléiade, ne dit pas autre chose: que l’écriture de Simenon n'a rien qui « brille» mais qu’elle relève d’une « langue-geste » au pouvoir d’évocation sans égal, restituant la sensation physique autant que  l'intuition, la perception profonde, instinctive, des moindres « messages » du corps et du cœur humains, attentif à l’extrême aux relations entre individus filtrées par son art du dialogue et du non-dit.

    Au demeurant, le succès universel de Simenon n’est dû ni à son seul style ni au seul Maigret. Il est vrai que celui-ci est l’un des plus beaux personnages de la littérature policière, auquel l’auteur a donné quelques traits particulièrement attachants de son propre père. Mais le commissaire n'est qu'un des innombrables personnages de Simenon, dont l’empathie humaine est aussi étendue que sa porosité à toutes les atmosphères et à tous les « gestes » humains.

    Simenon voit l’homme au travail, autant que l’individu en rupture de routine et de normalité. Les romans de Simenon sont pleins de personnages qui, d'un jour à l'autre, rompent avec le train-train. Pas par révolte déclarée, sociale ou politique: presque biologiquement, comme une plante se tournant vers le soleil. Et c'est La fuite de Monsieur Monde, c'est la folle échappée de L'homme qui regardait passer les trains, c'est le rêve africain du Coup de lune ou du Blanc à lunettes. Autant d’espoirs et de rêves brisés, que les humains de partout reconnaissent.

    Dans Lettre à mon juge — roman clé pour comprendre le romancier, comme Lettre à ma mère et Le livre de Marie-Jo sont des confessions décisives pour comprendre l'homme —, nous touchons au cœur de cette nostalgie d'un ailleurs plus simple et plus vrai  qui pousse les individus au bout d'eux-mêmes. Evoquant le suicide de son père, viveur et buveur invétéré, trompant à n'en plus finir une femme admirable et qu'il aime pourtant, le fils criminel de Lettre à mon juge essaie de comprendre le désespéré et déclare sur un ton rappelant Bernanos: « Je ne vous dirai pas que ce sont les meilleurs qui boivent, mais que ce sont ceux, à tout le moins, qui ont entrevu quelque chose, quelque chose qu'ils ne pouvaient pas atteindre, quelque chose dont le désir leur faisait mal».

    A un moment donné, n'importe quel quidam peut ressentir le vide de sa vie et en souffrir. Les plus «purs» quittent alors le monde pour le « désert» du contemplatif, du mystique ou du saint. Chez Simenon : du déviant ou du clochard. Dans l'univers de Simenon, que notre confrère Henri-Charles Tauxe a justement caractérisé, ce sentiment du vide social ou affectif renvoie à une autre sorte de «vide» dont parlent les mystiques de toutes les traditions, qu'il soit « néant capable de Dieu », chez Pascal, ou vide-plein du bouddhisme zen. Cette nostalgie de l'infini luit «comme un brin de paille» dans les ténèbres suavement abjectes, sourdement tragiques et infiniment humaines des romans de Simenon.

    Henri-Charles Tauxe, Georges Simenon. De l'humain au vide, Paris, Buchet-Chastel, 1983.

     

     

    ENTRETIEN Henri-Charles Tauxe, journaliste, écrivain et psychanalyste, a bien connu Simenon, qui lui offrit un scoop mondial…

    Le 7 février 1973 paraissait, dans 24 Heures, un entretien exclusif de Georges Simenon avec notre confrère Henri-Charles Tauxe, auquel le grand écrivain annonçait sa décision de cesser d’écrire des romans. En septembre 1972, Simenon avait mis en vente sa maison d’Epalinges. Un mois plus tard, il s’installait au bas de Lausanne avec sa dernière compagne. Avec plus de 200 romans à son actif, sans parler de sa première production alimentaire sous une quinzaine de pseudonymes, Simenon se disait «délivré» après 55 ans passés dans la peau de ses personnages. « C’est une nouvelle vie qui commence » ajoutait-il à la veille de ses 70 ans, non sans déclarer à Tauxe, évoquant le Prix Nobel, qu’il était résolu à le refuser. Et toutes les « dictées », qu’il publia par la suite, confirment ce rêve réalisé de finir sa vie en Monsieur Tout-le-monde.

    Le « scoop » du rédacteur de 24 Heures ne relevait pas du hasard. De fait, Simenon et Tauxe avaient noué des liens d’amitié depuis leur première rencontre, suscitée par l’écrivain lui-même, qui dépassaient le cadre journalistique ordinaire. Précisons alors que la connaissance approfondie de notre confrère en matière de psychanalyse, et ses multiples intérêts extra-littéraires, notamment pour la neurobiologie, avaient suscité l’intérêt particulier de l’écrivain. « Venez donc parler, Tauxe »…

    « Ce qui m’a toujours frappé chez Simenon, explique aujourd’hui le septuagénaire Henri-Charles Tauxe, c’est sa curiosité inépuisable et son sens de l’humain universel. Il n’en finissait pas de vous questionner. Lorsque je suis devenu psychanalyste, il m’a dit un jour qu’il serait un jour mon client… Cela ne s’est pas fait, mais dès que la confiance s’est établie entre nous, il m’a dit des choses très personnelles en sachant que je n’en ferais pas état. Sur les femmes, par exemple, et sur sa fréquentation assidue d’un cabaret lausannois. « Ah Tauxe, je viens de m’en faire quatre ! ». On sentait qu’il avait besoin d’en parler. Plus tard, avec son ami Fellini, sa réputation de grand baiseur a fait le tour du monde… »

    Or comment le psychanalyste explique-t-il cette consommation sexuelle effrénée, que d’aucun réduisent à un taux de testostérone exceptionnel ? «La physiologie est une chose, mais le cas de Simenon est sans doute beaucoup plus compliqué. Comme on le voit notamment dans la révélatrice Lettre à ma mère, Simenon a vécu un Œdipe très difficile. A la carence affective initiale s’est ajoutée, avec les années, le déni répété de cette mère qui l’a humilié, par exemple, en lui rendant tout l’argent qu’il lui avait offert des années durant. Et puis il y a, omniprésent dans ses romans, un fonds d’angoisse qui se libère probablement par cette décharge. On sait en outre les relations conflictuelles de Simenon avec ses épouses. On l’a dit misogyne, mais c’est complètement réducteur. Pour l’homme, je me contenterai de reprendre sa devise : comprendre et ne pas juger. Or son œuvre nous aide énormément à comprendre l’homme… et la femme ! »

    Dans un essai sur Simenon d’une pénétrante acuité, intitulé Georges Simenon, de l’humain au vide, Henri-Charles Tauxe a mis en lumière les relations que Simenon entretenait avec ses semblables, la vie sous tous ses aspects et le cosmos, dans l’optique d’une certaine spiritualité agnostique.

    «Le retentissement universel de son œuvre n’a rien à voir avec un truc d’auteur à succès, relève encore Tauxe, et tout avec sa fabuleuse capacité de se mettre dans la peau des autres et de traduire leurs angoisses, leur ras-le-bol, leur désir de changer de vie, leur sentiment du vide social ou sidéral. L’angoisse, autant que l’agressivité, sont des phénomènes qui s’enracinent dans l’inconscient, et Simenon l’a saisi en médium. La dernière fois que nous sommes rencontrés, quelques mois avant sa mort, au Château d’Ouchy, nous avons eu une bonne conversation sur la vie comme elle va et ne va pas en ces temps de déshumanisation qui l’effrayaient, mais Simenon ne posait jamais au philosophe. Ses derniers mots me restent : « Ah, Tauxe, merci, nous avons passé un bon moment…»

     

    Le commissaire Maigret, la quarantaine flasque quand il apparaît dans Pietr le Letton, terrien de souche entré dans la police parisienne par la petite porte, pourrait être dit le contraire de l’expert. Commissaire rondouillard, bougon, vagabondant armé de sa seule pipe, coiffé d’un melon puis d’un chapeau mou, buveur mais pas trop, mangeur de saucisson et des plats mitonnés par Madame Maigret, le commissaire n’a rien de commun avec les cracks raisonneurs du roman à énigme (Sherlock Holmes ou Hercule Poirot)  ni avec ceux du roman noir américain, de Philip Marlowe à Lemmy Caution. Il dort en chemise de nuit et se découvre devant les dames, il est à la fois vague et formidablement présent. On sait sa parenté avec le père de Simenon, dont celui-ci disait qu’il « aimait tout ». On constate à tout moment sa profonde humanité. Plus que l’énigme, c’est le motif du crime qu’il interroge, le pourquoi du passage à l’acte. Plus que le crime, c’est le criminel qui l’intéresse, Fils d’humaniste taciturne, Jules Maigret sera, comme Simenon, celui qui essaie de comprendre sans juger. Plus que justicier patenté, il est « peseur d’âmes ». Or ce n’est qu’en 1950 que l’écrivain en dira plus à propos de son personnage, au trente-sixième volume de la série, avec Les mémoires de Maigret.

    Dans la foulée de Maigret, les auteurs de polars contemporains ont « humanisé » le genre. En France, un Alain Demouzon avec Melchior, son héros « surbanalisé », Didier Daeninckx radicalisant l’approche sociale de Simenon sans le renier, comme le Pepe Carvalho de Montalban, en  Espagne, politise ce cousin de Maigret. En Italie, Giorgio Scerbanenco s’inscrit lui aussi dans cette filiation avec son toubib Duca Lamberti, comme cet autre auteur « culte » qu’est devenu Andrea Camilleri, qui se réclame explicitement de Maigret dans la genèse de son Montalbano.

    Enfin, le côté anti-expert de Maigret se retrouve chez les romancières anglaises Ruth Rendell ou P.G. James autant que chez divers auteurs nordiques (dont un Henning Mankell), et jusque dans les deux séries télévisées « humanistes » de Columbo et Derrick…

     

    Dix entrées du Labyrinthe

     

    Simenon8.jpgEn Pléiade

    Avec ou sans Maigret, la bouleversante Lettre à mon juge, Le Bourgmestre de Furnes et son tableau balzacien d’une déroute, ou encore Les inconnus dans la maison et sa défense de la vraie justice, sont présents dans le premier de ces deux volumes de Romans rassemblant le Simenon « essentiel » en 22 titres. Le second s’ouvre sur La neige était sale, roman « noir » de l’Occupation, et s’achève sur Le chat. Une consécration, chez Gallimard, avec une préface magistrale de Jacques Dubois et l’Album iconographique Simenon.

     

    Côté bio

    Un troisième volume de La Pléiade rassemble Pedigree, roman à valeur biographique (jusqu’à seize ans), et la terrible Lettre à ma mère, entre autres romans qui ont des résonances liées à la vie de l’écrivain. Indispensables aussi : le  Simenon de Pierre Assouline, biographie de grande envergure qui ne cache rien des positions parfois discutables de l’écrivain, rééditée en Folio. Très utile aussi : L’univers de Simenon, sous la direction de Maurice Piron, aux Presses de la Cité. Pour tout « routard » simenonien…

     

    Pietr-le-Letton

    Premier Maigret, entre Paris et Fécamp, riche en rebondissements et coups de théâtre. Le commissaire a déjà sa méthode d’immersion dans le milieu, attendant la « faille » révélatrice de la personnalité du suspect. Jouant sur le thème du double, avec la découverte d’un cadavre sosie du célèbre escroc international attendu à Paris, Maigret fait de l’enquête une affaire personnelle après la mort de son camarade Torrence. Finalement coincé, le faux Pietr confesse son passé au commissaire avant de se suicider sous ses yeux. Poche, 2008.

     

    Le Coup-de-lune

    Premier des romans « africains » de Simenon, ce livre fait écho aux remarquables reportages de l’écrivain par sa façon de décrire et de critiquer l’administration coloniale française dans les années 1930. Joseph Timar, fils de fonctionnaire venu tenter sa chance dans le commerce colonial, perd vite ses illusions après le meurtre d’un jeune boy à quoi s’ajoute la faillite de l’entreprise qu’il devait rejoindre. Violent et sensuel à la fois, ce roman de la désillusion coloniale saisit par sa façon de vivre une dérive personnelle de l’intérieur. Poche, 2003.

     

    L’Affaire Saint-Fiacre

    Est-il bien fiable, ce Maigret qui ne découvre pas le coupable au terme de son enquête, dont la conclusion sera « donnée » par le héros rentier, Maurice de Saint-Fiacre, en ce lieu très évocateur de son enfance pour le commissaire y revenant trente-cinq ans plus tard. Si l’ « efficacité » conventionnelle n’y est pas, le roman creuse plus profond et a été reconnu, par les spécialistes, comme l’un des sommets de la littérature policière, avec Le petit homme d’Arkhangelsk. Poche 2003 et 1997.       

     

    Les gens d’en face

    Relevant des « romans de la destinée », donc non-Maigret, que Simenon appelait aussi ses « romans durs », cette évocation de la vie à Batoum, ville du sud de l’Union soviétique, au début des années 30, constitue un tableau impressionnant de la vie quotidienne soumise à l’oppression stalinienne, sans trace pour autant de discours politique. Le protagoniste en est un jeune consul turc du nom d’Adil bey, qui a de la peine à s’adapter à sa vie à Batoum, où « les gens d’en face », un agent de la police secrète et son épouse, exacerbent son malaise. Poche, 2004.

     

    Le Pendu de Saint-Pholien

    Un pur Maigret qui se rapproche, par sa substance, des romans-romans de Simenon, et par sa densité existentielle et par ses liens aussi, avec la jeunesse liégeoise de l’écrivain. C’est au terme d’une mission accomplie à Bruxelles que Maigret se lance dans une autre affaire après le suicide d’un inconnu dont il apprend qu’il est originaire de Liège et a participé à une société secrète anarchisante mêlée à un meurtre. Baignant dans une atmosphère lourde et tendue, le roman révèle une fois de plus la sagesse du commissaire.

     

    Les trois crimes de mes amis

    Le thème du « passage de la ligne » est essentiel dans l’univers de Simenon, qui fait que certains d’entre nous, d’un jour à l’autre, deviennent criminels. Dans ce récit en première personne qui tient à la fois de la remémoration personnelle et du roman, Simenon évoque trois destinées de meurtriers qui le ramènent dans son quartier d’Outremeuse et, plus précisément, dans le même local bohème proche de l’église de Saint-Pholien. Toute une époque, vécue par le jeune journaliste, revit avec cette évocation liégeoise d’entre-deux-guerres.  

     

    Le fond de la bouteille

    Il y a de l’atmosphère faulknérienne dans ce roman « américain » d’une âpreté qui n’a d’égale que le sentiment profond de haine-amour  liant deux frères, sur fond de dérive alcoolique et d’orages mexicains à la saison des pluies. Lorsque Pat, notable d’un village-frontière de l’Arizona, entre Mexique et States, voit débarquer un soir son frère Donald, condamné pour meurtre, l’alcool exacerbe le ressentiment refoulé dans un conflit qui rappelle le frère « ennemi » de Simenon. Le dénouement a, d’autant plus, valeur d’exorcisme.

     

    Le Petit saint

    Simenon disait que ce roman, composé à Epalinges en 1964, était l’un de ses préférés. Il y est question de l’enfance et de la formation de Louis Cuchas, avant-dernier né d’une famille de six enfants dont la mère se partage entre ses amants successifs et sa charrette de marchande des quatre  saisons. Grouillant de vie finement observée, dans le quartier parisien des Halles et dans la bohème artistique des années 1920, cette éducation sentimentale d’un artiste gardant son cœur pur quand il devient célèbre diffuse une belle lumière.  

     

    Ces articles ont paru ce samedi 29 juin 2009 dans le supplément spécial consacré à Georges Simenon par 24 Heures. Cf: www.24heures.ch/Simenon

     

     

     

     

  • Ceux qui aspirent à disparaître

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    Celui que ses amis infidèles ne peuvent oublier / Celle qui n’est elle-même que dans ses lettres d’adieu / Ceux qui partagent les mêmes sentiments sans s’en douter / Celui qui vit tout ce qu’il a imaginé / Celle qui retrouve cette amie d’enfance qui lui évoque une pendule arrêtée / Ceux qui se creusent des tombes dans la neige / Celui que son imagination du pire préserve de toute déception / Celle qui répond à toute bassesse par un regard soutenu / Ceux qui s’éloignent sans peser / Celui qui découvre les champs de Castille avec la certitude d’en avoir rêvé / Celle qui cherche ton souvenir dans les rues de Sienne / Ceux dont le ricanement t’a blessé / Celui qui ne revient que par intérêt / Celle qui n’a jamais été accueillie par quiconque / Ceux que même leurs sourires démasquent / Celui qui est amoureux des écrivains secrets / Celle que le nom des îles Lofoten remplit de mélancolie / Ceux qui pensent n’être jamais à leur place / Celui qui a expiré entre tes bras / Celle qui a souffert d’être qualifiée d’épisode dans l’autofiction du romancier à succès Untel / Ceux qui prétendent avoir vu Thomas Pynchon à la pharmacie de le rue Vaneau et en font un plat / Celui qui réserve un hôtel n’importe où pour y séjourner il ne sait combien de temps, etc.

    Thierry Vernet, Au bord du Cher. huile sur toile. P.p.JLK

  • Ceux qui titubent dans les rues désertes

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    Celui qui donne le nom de Metallica au premier rejeton de son union secrète avec la diva gothique Rotmulf III / Celle qui somnole la bouche ouverte au milieu des asphodèles / Ceux qui se sont juré de ne pas trahir leur serment de Göteborg (mars 1913) et qui sont tous décédés depuis lors / Celui qui parfume ses draps au Stilton nuance barefoot / Celle qui prétend faire exorciser sa chienne Tombola / Ceux qui se shootent à la vodkaramel au bar du sous-sol de la Brasserie alsacienne / Celui qui rêve que Pascal Obispo cherche à lui vendre une oreille de coyote / Celle qui affirme que ses ovaires ne lui font plus mal depuis qu’elle est a fait le stage de la Science Chrétienne / Ceux qui ont misé sur l’éviction de la conseillère d’Etat responsable des relations extérieures du canton d’Appenzell Rhodes intérieures / Celui qui lit Nicolas de Cues dans le texte en écoutant le dernier Lou Reed / Celle qui ne jure que par la palmothérapie liquoreuse / Ceux qui méditent sur l’axe des nœuds dans la configuration astrale de Paul McCartney dont ils entretiennent le culte dans leur club de la rue du Tapir / Celui qui (dit-il) navigue au sonar dans l’océan des sentiments de sa bien-aimée Najma Firuz / Celle qui a soigné les vergetures de Najma Firuz au lait de jument du Kurdistan / Ceux qui expliquent leur ambition dévorante par la combinaison de leur passé karmique et de leur taux de testostérone / Celui attribue des vertus curatives à la salive de son épagneul / Celle qui se propose d’offrir un lama à son hôte de marque japonais / Ceux qui s’impatientent de se défoncer en septembre prochain à la buvette du camping Les Pins du Lavandou, etc.

  • Arlequin lecteur

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    À propos de Hors Champ, roman à paraître de Sylvie Germain

    En lisant le nouveau roman de Sylvie Germain, intitulé Hors champ, je tombe sur cette page qu’aussitôt j’ai envie de partager.
    Ce passage est tiré du journal intime de Joël, jeune homme brillant massacré par une bande de voyous qui l’ont laissé à l’état de légume vivant. Ce journal refait surface des années après sa rédaction, dans un petit cahier que relit et recopie, sur son ordinateur, le demi-frère de Joël, Aurélien, protagoniste du roman qui établit la chronique douce-acide de sa progressive disparition à lui.
    « Il avait écrit cela trois semaines avant son agression », précise Aurélien à propos de ce fragment consacré à la lecture :
    «Le lecteur, si vraiment il sengage dans sa lecture, devient un personnage lié au roman qu’il lit puisqu’il entre à son tour dans l’histoire et refait, à sa façon, tout le parcours du texte. Mais ce personnage échappe totalement au pouvoir, à la volonté, àl’imagination de l’auteur du livre dont il n’est pas une «création» mais un invité. Un drôle d’invité, anonyme, venu on ne sait d’où, qui arrive àl’improviste et sort quand ça lui chante de l’espace du livre, sans souci de ponctualité, de la moindre convenance, qui s’y attarde ou le traverse à toute allure, riant, bâillant d’ennui, râlant, applaudissant ou se moquant, selon son humeur, sa sensibilité, ses intérêts. Les grands romans grouillent ainsi d’hôtes anonymes qui fouillent dans les coins, dérobent par-ci par-là une poignée de mots, une ou deux idées, quelques images qu’ils utilisent ensuite dans leur vie. Les romans ont, très concrètement, et puissamment, « leur mot à dire » dans la réalité, quand, de celle-ci, ils savent écouter au plus près les pulsations du cœur. Et ces pulsations émettent une fabuleuse cacophonie, il y en a des cristalline, des enjouées, des vivaces, candides et audacieuses, il y en a des confuses, envasées et clapotantes dans la fadeur, la pesanteur, il y en a des visqueuses et acides qui grondent, vocifèrent ou ricanent, il y en a de toutes sortes, de tout timbre. Un roman doit savoir les brasser, sinon le chant du monde sonne faux »…
    Chacun, en lisant cela, se refera le voyage de toutes les rencontres qu’ont marqué les romans qu’il a lus à travers les années, et c’est ainsi que je me suis revu dans Moravagine de Cendrars ou dans Alexis Zorba, avec Bouvard et Pécuchet ou mon cher Oblomov, sous le soleil assassin de Lumière d’août de Faulkner ou dans la Sicile de Pirandello ou Sciascia, ainsi de suite…
    Et le Joël de Sylvie Germain de continuer : «Je suis un personnage composite, et de plus en plus arlequiné au fur et à mesure que je lis, arpente, explore de nouveaux livres (ou vois de nouveaux films), et qu’au passage je chaparde tel ou tel élément, aussi minime soit-il. Misère, qu’un roman où l’on ne trouve rien à voler. Mais aussi, folie et éreintement qu’un roman qui force sans cesse à s’arrêter pour mieux jouir d’une phrase, d’une description, d’une situation, tout en incitant à foncer à bout de souffle pour connaître la fine de l’histoire ».
    Et vous vous revoyez foncer et freiner dans le Voyage de Céline ou la Recherche de Proust, dans L’Homme sans qualités ou La montagne magique, gôuter les phrases de Tolstoï ou de Sebald qui n’écrit pas de romans tout en nous piégeant comme dans les nouvelles de Kafka ou les récits de Walser, ainsi de suite…
    Et Joël de conclure avec cet appétit de lire et donc de vivre que son infortune, connu du lecteur, rend d’autant plus poignant : « Je suis un personnage inconnu, inachevé, en évolution, ou plutôt en altération constante : métamorphose, anamorphose, paramorphose, tératomorphose, hagiomorphose, patamorphose… un arlequin en expansion et vibration continues, un transmutant incognito. Un simple lecteur.
    « Toute une vie de lectures devant moi, de rencontres de personnages d’encre et de vent pour doubler les rencontres de personnes de chair et de sang, les ourler d’une ombre dense et mouvante, les troubler à profusion. Et plus tard, dans la vieillesse, m’en défaire, ôter une à une toutes ces peaux d’encre et d’ombre, les oublier, sans les renier. Arlequin écorcé, dépiauté, lumineux de nudité, comme un vieil ermite en fin de course sur la terre, délesté de tout, comme un vieux sage déposant tout son savoir pour s’épanouir dans un état de folie douce. Mais je n’en suis qu’au début, et pour l’heure, j’ai une faim de loup, pour tout »

    Sylvie Germain. Hors champ. Albin Michel, 195p. En librairie le 25 août 2009.

  • Des intersections existentielles

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    Lectures panoptiques (7)

     

    A propos de la petite arnaqueuse slovaque, de Karol l’autostoppeur et du premier roman de Pascal Janovjak. De Samuel le Congolais et du journal intime de Richard Dindo revenant de Mars et environs…

     

    Karol avait mis deux jours à rallier cette aire d’autoroute des alentours de Berne, depuis Salzburg, lorsque nous l’avons embarqué l’autre soir, mais c’est lui qui nous a raconté cet épisode édifiant qui explique, sinon excuse, la méfiance des gens d’aujourd’hui à l’égard des stoppeurs. C’était il y a quelques années, entre Prague et Bratislava où Karol, restaurateur d’art de son métier, emmena telle jeune fille sur cinq cents bornes quand, au moment de descendre de voiture, en guise de remerciement, la petite arnaqueuse lui réclama 300 euros faute de quoi elle se pointerait illico dans un poste de police pour l’accuser de tentative de viol et, devant son refus, de commencer de lacérer ses bas... Hélas la petiote était mal tombée. De fait, l’attrapant fissa par les cheveux, le vigoureux Karol l’amena lui-même aux flics pour leur raconter l’épisode avant d’apprendre que sa « victime » avait déjà pas mal d’affaires de ce genre à son actif…

    Janovjak3.JPGLa nuit tombait à présent sur le lac immense, Karol s’était émerveillé à sa vue en se pointant à La Désirade où nous l’avions convié à passer la nuit au lieu d’attendre les improbable bonnes âmes qui l’amèneraient, sans un sou en poche, jusqu’à Saint-Jean de Luz où il allait restaurer un monastère dominicain avec une équipe de compatriotes, au titre d’un échange européen. Or, après qu’il nous eut longuement parlé de son pays, je lui montrai L’homme invisible, premier roman de notre ami Pascal Janovjak arrivé par la poste le matin même – et lui de relever le nom des éditions Samizdat où parut en 2007, à Genève, le premier ouvrage de Pascal, à la même enseigne que le journal auquel collaborait, il y a vingt ans de ça, le père de Karol, que la chute du mur fit sortir de prison après une année de détention alors qu’il devait en purger sept pour activités dissidentes… 

     

    °°°

     

    Le même après-midi du mercredi de cette rencontre qui scellera peut-être, à Karol d’en décider, une nouvelle amitié, je suis tombé, dans l’institution où notre nonagénaire tante B. coule une paisible fin de vie, sur un jeune Congolais francophone immédiatement ravi de nous entendre parler sa langue, et commençant de me raconter ses pérégrinations loin de son pays (il vient de Kinshasha) tandis que je lui parlais des Hauts plateaux de Lieve Joris, de la région d’Uvira et du Kivu dont il connaît les dangers autant qu’il se montre pessimiste sur l’avenir de son pauvre pays.

    Nous parlions, avec ma chère marraine que Samuel pressait de boire son café froid avec des attentions de chaperon, de nos souvenirs de vacances au Tessin ou dans l’Oberland, je venais de faire chez elle une razzia de tous les albums de photo de notre tribu alémanique, remontant jusqu’à la fin du XIXe siècle - quand nos grands-parents sillonnaient l’Europe et la Russie d’un emploi d’hôtel à l’autre -, je me rappelai les mots arabes, espagnols ou anglais, italiens ou russes que notre grand-père essayait de nous faire mémoriser, et j’étais tout désolé de ne pouvoir en répéter aucun en swahili au souriant Africain…

     

       °°°

     

    Dindo1.jpgNous serons de retour la semaine prochaine à Locarno où, à neuf ou dix ans, j’ai passé avec ma sœur L. deux semaines édénique en compagnie de notre chère tante aussi friande de baignades que de balades, entre palmiers et châtaigniers, lagons d'Ascona et vasques du val Maggia. Or je me réjouis d’y retrouver Richard Dindo dont le journal intime pléthorique, mais interdit de lecture, s’intitule Le Livre des coïncidences, si j’ai bonne mémoire (et j’ai très bonne mémoire), et qui présentera au Festival son dernier film consacré aux dingues de Mars qu’il a rencontré aux States, qu’ils soient « platoniquement » passionnés par la planète rouge ou qu’ils se préparent effectivement au grand voyage interstellaire. Après Rimbaud et Kafka, Max Frisch et Jean Genet, entre tant d’autres sujets qu’il a documentés avec autant de sensibilité  que de féroce rigueur, je suis impatient de me retrouver dans les faubourgs de Mars avec cet éternel rebelle au regard si décapant… 

     

    Image: Marsdreamers de Richard Dindo. L'Homme invisible, de Pascal Janovjak, à paraître à la rentrée chez Buchet-Chastel; Richard Dindo.

  • L'enfant à venir

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    Le jour est bien levé et lavé maintenant, ce matin de Pâques et du retour à ce qu’on dit les beaux jours, pleins de fiel et de sang. Un fond de bleus et de bruns terreux, travaillés par les années, un fond de verts et de terres à lents glacis, un fond de litanies en mineur, un fond de douleurs retournées et d’incompréhensible gaîté tisse la page de plus qui se déploie à l’instant et nous écrit. 

     

    La page qui nous écrit, dès cette aube que vous croyez pure, est irradiée et mortellement avariée par les sbires du Planificateur. Or Mozart est solide en bourse ce matin. Le titre Baudelaire bien placé ce matin lui aussi.  Les démons de Dostoïevski se portent bien, merci, ce  matin radieux. Les enfants en armes sont également donnés gagnants pour le tiercé de ce matin ; les enfants des rues prêts à se vendre ce matin aux ordres des réseaux du Planificateur ; le chaos minutieusement rétabli ce matin par les services du Planificateur…

     La tentation serait alors de conclure qu’il n’y aurait plus rien : que rien ne vaudrait plus la peine, que tout serait trop gâté et gâché, que tout serait trop lourd, que tout serait tombé trop bas, que tout serait trop encombré. On chercherait quelqu’un à qui parler mais personne, on regarderait autour de soi mais personne que la foule, on dirait encore quelque chose mais pas un écho, on se tairait alors, on se tairait tout à fait, on ferait le vide, on ferait le vide complet et c’est alors, seulement - seulement alors qu’on serait prêt, peut-être, à entendre le chant du monde.

    Ainsi le prêchi-prêcheur de ce matin le dit-il, en vérité il le leur dit, aux mères du monde dans lequel nous vivons : qu’elles n’aient  aucun regret, car ce qui leur reste de meilleur n’est pas que du passé, ce qui les fait vivre est ce qui vit en elles de ce passé qui ne passera jamais tant qu’elles vivront, et quand elles ne vivront plus leurs enfants se rappelleront ce peu d’elles qui fut l’étincelle de leur présent - ce feu d’elles  qui nous éclaire à présent, et la lumière de tout ça, la lumière sans nom de tout ça – la lumière témoignera.

     

    Une fois de plus, à l’instant, voici donc l’émouvante beauté du lever du jour, l’émouvante beauté d’une aube d’été bleu pervenche, l’émouvante beauté des gens le matin, l’émouvante beauté d’une pensée douce flottant comme un nuage immobile absolument sur le lac bleu soyeux, l’émouvante beauté de ce que voit mieux que nous l’aveugle ce matin, les yeux ouverts sur son secret...

    Le feu ne cesse pas d’être le feu de très longue mémoire. Bien avant leur naissance ils le portaient de maison en maison, le premier levé en portait le brasero par les hameaux et les villages, de foyer en foyer, tous le recevaient, ceux qu’on aimait et ceux qu’on n’aimait pas, ainsi la vie passait-elle avec la guerre, dans le temps

    Trop souvent, cependant, nous avons négligé le feu. Ce qui nous était naturel, la poésie élémentaire de la vie et la philosophie élémentaire, autant dire : l’art élémentaire de la vie dont le premier geste a toujours été et sera toujours d’allumer la feu et de le garder en vie – cela s’est trop souvent perdu. 

    Or nous croyons le plus souvent que les silencieux se taisent à jamais. Mais s’ils entendaient encore, ce matin, qu’en savons-nous après tout : s’ils entendaient encore cette polyphonie des matinées qu’ils nous ont fait écouter à travers les années, s’ils entendaient ces voix qui nous restent d’eux – si nous écoutions le silence des oiseaux qui chantent en nous ?

    Ce matin encore, imaginairement descendu par les villages aux villes,  je les entends par les rues vibrantes d’appels et de répons : repasse le vitrier sous les fenêtres de nos aïeux citadins, dans le temps certes, certes il y a bien du temps de ça mais je l’entends encore par la voix des silencieux et les filles sourient toujours aux sifflets des ouvriers des vieux films du muet - et si leurs tombes restaient ouvertes aux mélodies ?

    Tous ils semblent l’avoir oublié, ou peut-être que non, au fond, comme on dit, puisque tous les matins il t’en revient des voix, et de plus en plus claires on dirait, des voix anciennes, autour des fontaines ou au fond des bois, vers les entrepôts ou dans les allées sablées des palmeraies - des voix qui allaient et revenaient, déjà, dans les vallées repliées de ta mémoire et la mémoire de tous te rappelant d’autres histoires, et revenant chaque matin de ces pays au tien - tu le vois bien, que tu n’es pas seul ni loin de tous…   

    Tout nous échappe de plus en plus, avions-nous pensé, mais c’est aujourd’hui de moins en moins qu’il faut dire puisque tout est plus clair d’approcher le mystère prochain, tout est plus beau d’apparaître pour la dernière fois peut-être – vous vous dites parfois qu’il ne restera de tout ça que des mots sans suite, mais avec les mots les choses vous  reviennent et leur murmure d’eau sourde sous les herbes, les mots affluent et refluent comme la foule à la marée des rues du matin et du  soir - et les images se déplient et se déploient comme autant de reflets des choses réelles qui viennent et reviennent à chaque déroulé du jour dans son aura.

     

    La Désirade, ce 31 juillet 2009)

     

    (Extrait de L'Enfant prodigue, récit achevé ce matin)

     

     

     

  • Candide le Gaulois

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    Saveur et sagesse de Zozo, chômeur éperdu, de Bertrand Redonnet.

    Tout est bon dans le cochon : c’est une vérité connue de l’homme simple, et particulièrement de l’homme simple dépendant du cochon comme l’homme dépend du chien, à cela près que le chien ne mange pas l’homme et reste près de celui-ci le temps de sa vie de chien, qui vaut souvent celle de l’homme, tandis que l’homme mange le cochon et tout le cochon, après l’avoir bien engraissé non sans le berçer de douces paroles. L’homme simple mange le cochon parce qu’ainsi va la vie, tout en lui restant attaché et secrètement reconnaissant, à cause de son regard intelligent, ainsi lui transmet-il volontiers le même nom (ici ce sera Pinder, comme le cirque) d’une saison l’autre et de père en fils également nourrissants et puant moins que les hommes  - du moins Zozo pourrait-il en juger ainsi par expérience morale mais non par odorat – car Zozo ne sent rien, mais c’est un secret.

    De même y a-t-il un secret dans Zozo, chômeur perdu, duquel découle son charme tissé de sagesse terrienne et de gouaille, mais aussi de tendresse profonde et d’élégance « peuple », sans une once de démagogie popularde ou populiste, qui rappelle que l’homme simple est aristocrate à sa façon, c’est à savoir unique à sa façon et soucieux de sa dignité, poil au nez.

    On pourrait se figurer Zozo, chômeur à la manière de Diogène, jean-foutre pochard à ce qu’il semble, flanqué d’une Madame Zozo non moins insortable d’apparence, dessiné par Reiser ou rajouté aux Deschiens. Cela pour les dehors…

    Très vite cependant, cet apparent grotesque s’aristocratise, si l’on ose dire, par le truchement de l’écriture de Bertrand Redonnet, qui s’inscrit dans la filiation de Maupassant, explicitement revendiquée dans l’une des très belles séquences du roman, évoquant l’essai d’initiation à la littérature que son ancien instituteur, chasseur comme lui, entreprend auprès de Zozo, qui gardera toujours auprès de lui les Contes de la bécasse, dont nous retrouvons aussi bien l’atmosphère magique.

    Les instits de France et de Navarre feraient bien, soit dit en passant, de glisser Zozo dans leur programme, et d’étudier notamment, le parti  qu’un écrivain d’aujourd’hui peut tirer de la langue vernaculaire ou des patois dans l’approche d’un personnage ou d’une province, sans aucun effet folklorique pour autant. De la même façon, les députés de l’Assemblée nationale française, que j’entendais brasser le vide l’autre jour à propos de l’Europe, feraient bien de lire Zozo, j’entends par là : d’écouter la voix d’une partie, ici française, de l’Europe, avant d’écouter celles d’Irlande tellurique ou de Suisse sauvage, de Belgique folle ou d’Autriche furieuse.

    Zozo est un vrai Gaulois, cueilleur et chasseur demeuré, tremblant à l’idée d’écrire une lettre à l’Autorité, qu’il envoie ch… (Redonnet écrit chier) à distance prudente. Il y a chez lui un personnage picaresque, éternel maladroit jouant les marioles, avec quelque chose aussi d’un Candide, à cela près qu’il n’a pas fait le tour du monde, autosuffisant (à l'Allocation près) comme le Gaulois basique et cocu sans s’en douter évidemment, mais en souffrant dans sa vieille carne délicate quand un fourbe le lui apprend . Bref, c’est un livre plus profond qu’il ne semble que cette pochade rappelant aussi les premiers romans franc-comtois de Marcel Aymé. Bertrand Redonnet y relance la vieille passion des Français pour leur langue, qui ne lésine pas sur le subjonctif  imparfait. J’espère en douce, pour ma part, que l'auteur s’aventure demain plus avant, jusqu’au vif aujourd’hui manquant tellement d'humour et de bon naturel. Des marches de la Pologne où il vit, j’ai comme l’impression qu’il pourrait encore nous étonner...

    Zozo1.jpgBertrand Redonnet. Zozo, chômeur éperdu. Le Temps qu’il fait, 107 p. Du même auteur : Brassens, poète érudit (chez Arthémus, 2001) et Chez Bonclou et autres toponymes, à l’enseigne de Publie.net, 2008.

     

            

          

  • Des coïncidences révélatrices

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    Notes panoptiques (6)

    À propos des deniers livres de Pascal Quignard, David Fauquemberg et Lieve Joris, de Walter Benjamin et de Guido Ceronetti, de Vassili Grossman, de Thomas Sankara et de la momie Mitterrand.


    Je venais de retrouver mon exemplaire d’Images de pensée de Walter Benjamin, en rangeant ma bibliothèque, lorsque j’ai commencé de lire le dernier livre de Pascal Quignard, La barque silencieuse, dont les premières pages évoquent ce mouvement qui définit entre tous le « littéraire», consistant à aller au fond des mots, en l’occurrence le premier mot de corbillard, issu des coches d'eau sur lesquels on transportait les nourrissons sur la Seine entre Corbeil et Paris, hurlants. En même temps que j’évoquais, dans un récit que je suis en train de finir sous le titre de L’Enfant prodigue, mes retrouvailles imaginaires avec mon premier mort, à dix ans, dans le quartier des Oiseaux de notre enfance, en la personne d’un petit leucémique prénommé Pierre-Alain ou Pierre-Louis, je ne sais plus bien, et que j’ai appelé Pilou, en même temps que je nous revoyais observer les scarabées je lisais ces jours le très étrange nouveau livre du très étrange Jean-Marc Lovay, Tout là-bas avec Capolino, qui lui aussi descend au fond des mots comme un plongeur en apnée, à la recherche en outre de ce qu’on pourrait dire l’Esprit du conte. Or ce que je me dis à chaque fois, de telle nouvelle rencontre survenue en ce moment précis, et pas à un autre, à telle autre intersection d’observations ou d’expériences, que ces coïncidences figurent le croisement par excellence de la vie et de nos destins. Vie et destin, soit dit en passant : grande rencontre et grande expérience, il y a pas mal d'années déjà, de cet immense roman de Vassili Grossman qui me reste comme un inoubliable concentré de mots sondant l’existence…

    °°°

    On passe parfois des années à proximité de quelqu’un avant de le rencontrer vraiment. Cela m’est arrivé avec Philip qui partage ces jours notre vie et divers projets communs, dont notre Panopticon (lui par l’image et moi par les mots) et qui lit ces jours La Patience du brûlé de Guido Ceronetti, me disant qu’il se sent tout proche de ce grappilleur d’ « images de pensée », pour reprendre l’expression de Walter Benjamin, dont Ceronetti est à divers égards un héritier, comme l’est aussi un Ludwig Hohl ou, selon Bruno Tackels , le biographe de WB, comme le sont aussi un Pascal Quignard, un Enrique Vila-Matas ou un Sebald, autres purs « littéraires ».

    °°°

    Or il y a mille façons de vivre la littérature et autant de façons d’aller « au fond des mots ». J’y ai pensé ces jours en lisant deux autres livres qu’on pourrait apparenter à la mode de la littérature-monde et des « étonnants voyageurs », et dont le noyau ressortit essentiellement à une interrogation sur l’homme au monde et sur les chemins écartés, plein air, qui conduisent à son point faible par les mots. « Chaque homme a son point faible, disait Jack Dempsey, l’estomac peut-être, la mâchoire… Alors il faut chercher la faiblesse dans votre homme, et c’est là qu’il faut attaquer. » En le citant en exergue de Mal tiempo, son dernier livre, David Fauquemberg fait autre chose que de proposer la meilleure façon de démolir son semblable: il prépare une formidable rencontre avec la vie et le destin d’un boxeur par désespoir. De la même façon, c’est par la faiblesse de ce qu’elle éprouve après la mort de sa mère, que Lieve Joris, dans Les hauts plateaux, vit sa dernière et plus lancinante rencontre de l’Afrique la plus fragile, où la vie survit en dépit de tous les dangers. Son guide, le jeune David au drôle de chapeau, voudrait être d’abord écrivain comme elle, puis pasteur comme l’évangéliste qui répand la bonne parole aux paroissiens perdus de ces terres oubliées, puis il serait prêt à relancer la révolution de Thomas Sankara, abattu avec la bénédiction de la France, en lisant une biographie du révolutionnaire assassiné par son soi-disant alter ego. Or le seul nom de Sankara me rappelle, autre coïncidence, ce bel hommage à Sankara de l’autre jour, sur Arte, et ce visage et ces mots clairs et nets, comme ceux d’un certain Obama, faisant pièce au discours cauteleux d’un certain Mitterrand, le visage figé d’une momie dont la littérature à prétentions littéraires n’a jamais trouvé la vérité des mots... 

  • Le mystère du scarabée

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    Les mots te savent, ce matin un peu plus qu’hier et c’est cela, le temps, je crois, ce n’est que cela : c’est ce qu’ils feront de toi ces heures qui viennent, c’est le temps qui t’est imparti et que tu vas travailler, petit paysan de la nuit, les mots sont derrière la porte de ce matin de printemps et ils attendent de toi que tu les accueilles et leur apprennes à écrire, les mots ont confiance en toi, laisse-les te confier au jour, Monsieur l’Enfant,

    L’enfant serait un vieillard ce matin, l’enfant serait un frêle poète et philosophe de tous les temps, l’enfant remonterait le cours du temps à l’envers, droit devant, en ne cessant de s’alléger de tout le bataclan dont les ans l’ont chargé depuis tant de temps.

    Le mot DANSE lui réapparaît ce matin, et tous les mots se mettent à danser avec l’enfant petite, toute nue et belle dans son long foulard de soie flottant autour d’elle, là-bas sur le haut gazon de la maison de vacances comme suspendue au-dessus des mélèzes, dans l’air frais et bleuté des glaciers, toute seule à danser pour la première fois comme elle a vu, l’autre soir à la télé, l’immatérielle Isadora dans un film d’un autre temps, qui dansait et dansait en ne cessant de danser et danser...

    Du jeu de l’Aveugle de leur enfance ils  passeraient, alors, au jeu de rôle de l’ici présent. Je serais Isadora et la Trisha ou la Pina d’aujourd’hui: je serais la danse incarnée de demain, je serais la fille de l’air, je serais la continuelle échappée vers l’avant dont le sol léger reste partout mon garant. Ou je serais l’âme retrouvée de Pilou fleurant bon la liqueur hors d’âge.

    En retrouvant imaginairement Pilou je me sens en mesure désormais de répondre à toutes les questions de l’Encyclopédie de l’Univers que nous nous  posions entre sept et dix ans, assis sous le grand kapokier ou sous le grand frangipanier de notre jardin en enfance. Nous étions alors plus poètes et plus philosophes que jamais nous ne l’aurons été par les allées des années, ou disons que nous vivions alors LA question à l’état pur, sans moyens réels d’entendre aucune réponse pour de bon. Nous étions pendus aux lèvres de la Question, mais l’enchantement seul comptait en somme, jusqu’au jour où les affaires de Pilou, restées seules sur la table d’écolier à laquelle jamais il ne reviendrait, devinrent l’image même de nos questions sans réponses.

    À la différence du grand Ivan, qui disait ne point se poser de questions et le recommandait au petit Ivan, Pilou ne faisait que ça: se poser des questions, de même que je ne faisais que me poser des questions. À l'évidence, savoir comment passer le temps de tel ou tel après-midi de pluie n’était pas pour nous une question. Comment ne pas s’ennuyer n’avait jamais été non plus, pour nous, LE problème à solutionner. La seule question qui se posait à nous, avec Pilou, était de choisir entre tant de possibilités de s’occuper, après quoi toutes les questions nous occupaient sans nous laisser le temps de voir passer le temps.

    Nous nous intéressions à toutes les questions, avec Pilou, qui touchent à la poésie et à la philosophie sans que jamais ces mots ne soient évidemment prononcés. La présence seule des choses nous intriguait pareillement. Le pourquoi des choses nous interloquait ; l’inimaginable beauté des choses suscitait chez l’un et l’autre le même engouement. Nous pouvions passer des heures à regarder un scarabée tout semblable à une amulette égyptienne. Nous avions entre sept et dix ans et connaissions le sens du mot AMULETTE, tout proche et résonnant cependant tout autrement que le mot TALISMAN.

     Les Sciences naturelles nous avaient introduits à la connaissance surnaturelle sans que nous nous en doutions, et  c’est tout naturellement que nous nous passionnions pour les choses d’avant les mots.  Il était certes prodigieux que tel papillon fût connu sous le nom de Grand Paon de Nuit, ou que tel autre eût été nommé Sphinx Tête de Mort par les savants, mais la chenille à corne de celui-ci, que nous avions capturée et retenue dans une boîte des cigares cubains de notre oncle Victor, nous avait captivés, par ses reptations et ses contorsions semblant ressortir à une fureur panique, bien avant l’établissement formel de son identité au vu des planches de l’Encyclopédie de l’Univers.

    Le Grand Paon de Nuit avait inspiré, à Pilou, la sculpture d’un totem qu’il avait peint de couleurs aussi sombres et vives qu’il était lui-même doux et diapahane apparemment. J’y vois rétrospectivement une annonce prémonitoire, que je relie au rire de Pilou ou à la brutalité dont je faisais preuve dans l’usage des mots. Celui que les réguliers taxent de doux rêveur sait trop de choses dangereuses qu’ils ont appris à se cacher, et qui l’isolent à mesure à leurs yeux.

    Avec d’autres compères, nous aurons hanté les grottes, mais seul l’enfant irrégulier se trouve sensibilisé à l’alchimie des choses et des mots par la connaissance des failles. Or nous communiquions avec Pilou, qui n’était pas autorisé à ces exercices de ramping, par transmission de pensée non formulée. Pilou avait-il sondé d’autres profondeurs dès les premières atteintes de son mal. Pilou s’était-il vu traverser les miroirs du temps au seul ébranlement de sa faiblesse ? Avait-il entendu le chant de son sang défaillir ? Avait-il déjà ressenti la surprise infinie contenue dans le mot DÉJA ? Comment savoir ? Ce que je savais seulement, ce que je voyais, ce que je vivais de Pilou était sa fringale de savoir simplement par curiosité d’enfant, et c’était une aussi douce poésie, une aussi douce philosophie que celles des savants de plus de dix ans. 

    L’enfance de la curiosité est au fondement de l’amour, moins compliqué que ce que le mot AMOUR ne dit le plus souvent que par défaut. L’enfance de demain ne butera plus sur les limites des mots. Rien n’est incommunicable, dit le scarabée sacré à l’enfant entre sept et dix ans, mais il y a des milliards de riens riches à milliards de milliards poudroyant de poussières de poésie et de philosophie dans le mot RIEN qui ne diront rien sans extrême attention de la part du poète et philosophe enfant, de même que l’inattention ne voit qu’un bousier besogneux dans le scarabée sacré dont la Science de l’enfant entre sept et dix ans retrouve la vocation secrète.

    Je n’avais certes pas vu la transformation fatale de Pilou, mais à certains secrets nous n’accédons qu’avec le temps. Pilou avait été le premier de nous deux à consulter l’Encyclopédie de l’Univers et m’avait transmis le secret du scarabée sacré, touchant aux métamorphoses, qui ne se vit et se vérifie qu’avec le temps. Un jour pourtant une vision me saisit tandis que Pilou, se relevant de renouer un lacet dans la lumière verdâtre du sous-bois, m’apparut un peu grimaçant, tout grêle et frêle, les joues creusées, comme sculpté dans un bois vieillard, mortel. Et sept jours plus tard, fertig, Pilou m'avait échappé pour se tirer dans le bois sacré où je mettrais une vie àle retrouver...

    (Extrait de L'Enfant prodigue, récit en finition.)

  • Le chapeau de Grossvater

    Pour Pascal Janovjak

    Où l’on voit que la file d’attente d’un McDrive peut être le lieu propice à de singulières associations de souvenirs. De l’indéniable parenté liant Grossvater et le poète Robert Walser. D’une certaine Suisse farouche.

    C‘est en attendant mes rognures de poulet moutarde sous le cinglant soleil de midi, dans la file du McDrive, que je me suis rappelé tout à coup, l’autre jour, que Grossvater était mort pour avoir oublié son chapeau à la promenade de cette journée de printemps d’il y a plus de vingt ans de ça, le lendemain de laquelle il succombait à l’insolation dans son lit de L’Etoile du Matin, au terme d’une longue vie d’obscur bon Suisse, et du même coup je resongeai à la fin du poète Robert Walser, à l'hiver 1956, au milieu d’un champ de neige, le jour de Noël, au bas de la pente blanche où des enfants le retrouveraient, et son chapeau non loin de là.
    Leur chapeau est apparement le seul objet qui relie les deux personnages si différents l’un de l’autre que furent Grossvater et Robert Walser, mais ce chapeau est un monde. C’est l’insigne de la décence paysanne suisse. Grossvater et Robert Walser l’enlevaient de la même façon devant les femmes et le photographe. On connaît la photo de Robert Walser posant en costume du dimanche le long d’une route de campagne, la tête découverte, son chapeau et son parapluie tenus de la main droite. Or Grossvater posait de la même façon solennelle, et c’est du reste par cette photo de Carl Seelig que je me suis avisé, pour la première fois, de l’indéniable ressemblance physique qui appariait aussi bien Grossvater et le poète.
    Celui-ci confiait un jour à une amie, dans une lettre, que son nouveau chapeau (sûrement celui de la photo), qu’il disait démodé et de façon allemande, lui avait coûté douze francs, et sans doute Grossvater eût-il été le premier à remarquer qu’il s’agissait là d’une somme, mais je n’en suis pas moins convaincu que ce ladre, qui lésinait devant la moindre dépense, se fût fait lui aussi violence pour avoir l’air un peu comme il faut.

    Pour lors j’observais les nouveaux Sri Lankais du McDrive, à l’inexpérience desquels nous devions de tant lanterner; et malgré leur gaucherie je me disais: chez eux aussi quel souci de décence ! Avec quelle digne pénétration ils composaient les fameux menus Mac le Marin ou Happy Meal, et avec quel air avenant ils remettaient la marchandise à l’important conducteur du 4x4 Cherokee ou à la mère de l’enfant unique gesticulant à l’arrière de la Toyota Cressida.
    Au même moment, j’imaginais la stupéfaction de Grossvater ou de Robert Walser à l’observation d’un tel manège. Qu’on pût se sustenter sans quitter l’habitacle de son véhicule: c’étaient bien là les Temps Modernes!
    Fort de ses apprentissages au Ritz de Paris, puis à L’Hôtel Royal du Caire, Grossvater n’y eût probablement trouvé que de nouveaux arguments sur le manque de style du système américain, qu’il décriait souvent à la table de la Stube, tandis que Walser y verrait peut-être un signe plus inquiétant encore de l’extension de tout un empire de forfanterie et de vulgarité. Et je me figure d’ici leur façon commune de secouer la tête sans mot dire, et tout ce que dit ce geste !
    Un placard publicitaire voyant proclamait tout à côté, en grandes lettres surmontant l’effigie du nouvel Hyper Mac, qu’avec celui-ci nous attendait Une Autre Vie; mais je continuais à songer, pour ma part, à l’incongruité que représentait, dans un tel monde, un objet de l’espèce du chapeau de façon allemande de Robert Walser et de Grossvater.
    Est-ce à dire que je pensais inimaginable la survivance de tels individus dans l’univers du McDrive ? Certes non, et je ne doute pas que les Sri Lankais les serviraient avec la même affabilité qu’ils montraient à tout un chacun. Il me plaît même de conjecturer quelque complicité entre eux, l’occasion étant donnée à Grossvater d’exercer un peu ses vestiges d’anglais, ou à Robert Walser d’entreprendre quelque divagation sur son goût particulier des emplois subalternes.
    En cela aussi, d’ailleurs, lui et Grossvater se rejoignaient. La vie de l’un et de l’autre n’évoquait-elle pas la même retraite progressive dans l’humilité et le marmonnement solitaire ?
    Que l’un eût rempli des milliers de pages d’une prose originale à tout crin, tandis que l’autre ne fut jamais capable que de réciter ses interminables moralités rimées, ne m’empêche pas de percevoir entre eux plus de résonances, liées à une certaine Suisse farouche, qu’entre deux littérateurs d’égal génie ou deux petits employés semblablement bornés.

    J’imagine fort bien, au reste, Grossvater apparaissant dans un récit de Robert Walser.
    Ce pourrait être, en premier lieu, ce jeune groom passé de sa cour de ferme des cantons primitifs aux splendeurs capitonnées des palaces d’Europe, debout avant tout le monde et veillant chaque nuit sur ses manuels de savoir-vivre et ses dictionnaires en diverses langues.
    Dans la fantaisie de Robert Walser, cet employé modèle est courtisé par une riche héritière de Vaduz au prénom romantique de Merline, mais c’est à la femme de chambre Agatha, sa compatriote, qu’il confie ses projets d’avenir.
    Ce qui séduit Walser chez le Grossvater des grandes espérances juvéniles, c’est le mélange de timidité et de sourde détermination, de bon sens et de curiosité, de simplicité et d’humour de vieille souche dans tous les rôles qu’il endosse, les plus humbles ne l’ayant jamais rebuté pour autant que sa dignité fût préservée. La sobriété du jeune homme, et sa réserve cérémonieuse à l’endroit des personnes du beau sexe, le fait railler par certains de ses collègues italiens ou français, mais à le mieux connaître on découvre que son austérité cache une malice et que son souci de l’économie est dicté par l’ambition de régenter un jour son propre hôtel, quelque part entre l’Egypte et Salonique.
    Walser comprend cette aspiration à s’élever dans les étages de la société, il lui plaît même de représenter un jeune Grossvater entreprenant, avançant piano ma sano, à peine troublé par l’étalage de richesse des uns ou la lubricité de certaines clientes (ce doit être un plaisir spécial que de faire rougir cet empoté à fières moustaches de Habsbourg), mais c’est dans la déroute de Grossvater et d’Agatha, la ruine de leurs espoirs découlant de l’imbécillité mondiale, la désillusion, le retour au pays, la Grande Guerre et ses calamités, que le poète trouve vraiment en Grossvater un petit homme selon son goût.

    Qu’était-ce que cette Autre Vie que nous annonçait le nouvel Hyper Mac ? Pourquoi Grossvater avait-il adhéré par la suite à l’Eglise Adventiste du Septième Jour ? Quelle force poussa Robert Walser à écrire des milliers de pages, et pourquoi y renonça-t-il longtemps avant de s’effondrer au bas de la pente de neige ? Enfin quel chemin avait été celui de la Sri Lankaise aux grands yeux avenants qui me tendait à présent l’objet de ma commande au guichet du McDrive ?
    Je n’eus pas, alors, loisir de ressasser longtemps ces questions. Je ne cessai cependant, et je n’ai cessé, jusqu’à l’instant, de songer à ces deux vies que tout séparait apparement, n’était un chapeau passé de mode.
    Un autre jour je pourrais imaginer la rencontre de Grossvater et de Robert Walser au service militaire, par exemple dans la grasse campagne de l’Emmental. La chose est tout à fait envisageable et permettrait de se faire une idée du poète sous l’uniforme tel qu’aurait pu le voir Grossvater.
    A l’en croire, Walser serait plutôt du genre bon type, quoique parfois impénétrable, voire criseux. En tout cas rien de l’intellectuel de la ville qui se monte le coup. C’est au hasard d’une conversation, une nuit à la garde, sous les étoiles semblables à celles du désert, que Grossvater a appris que son compère fusilier avait lui aussi pas mal voyagé et qu’il écrivait un peu à ses moments perdus.

  • Walter Benjamin hic et nunc

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    En lisant Walter Benjamin – une vie dans les textes, de Bruno Tackels.

    On entre dans ce livre avec le sentiment immédiat qu’il représentera, par son projet et sa mise en œuvre détaillée, relevant pour ainsi du récit romanesque, ou de la chronique épique, une grande traversée à triple valeur existentielle, philosophique et littéraire. D’emblée y est relevé le défi, par l’adresse directe de l’auteur à son interlocuteur occulte, dans une initiale lettre-préface, le défi de faire, après vingt-deux ans de fréquentation assidue, voire « talmudique » de ses textes, ce que Walter Benjamin lui-même l’aurait probablement dissuadé de faire, sauf à le faire comme ça : savoir une biographie, mais ici ressaisie dans les textes de WB lui-même, qui aurait aussi bien crypté sa vie au fil de tout ce qu’il a écrit. « Comme si chaque ligne que vous avez produite », écrit Tackels à Benjamin, « n’était là que pour abriter (et masquer) votre propre récit biographique ».
    D’emblée aussi Bruno Tackels révèle à WB, post mortem, à quel point son œuvre, qui avait tout pour être oubliée après avoir été si décriée du vivant de l’auteur, devient aujourd’hui nécessaire et plus audible qu’en « son temps », pour autant que le lecteur accepte de se laisser dérouter sur la «déroute» obstinée de cette vie et de cette œuvre. « Oui, cela devient pour moi de plus en plus évident : vous avez frayé cette route pour des hommes qui ne sont pas sur la route des hommes, vous avez tellement fréquenté ce chemin, qu’aucun de vos contemporains ne pouvait le regarder comme un chemin. Et parmi les plus célèbres, parmi les plus éclairés de vos camarades, il est absolument terrible de constater tant de cécité et de pervers contournements des questions les plus essentielles ».
    Est-ce dire que Bruno Tackels se pose pour le seul et véritable interprète de l’œuvre-vie de WB, qui aurait tout compris de cette destinée blessée et de ce génie sujet à tant de malentendus et de dénis ? Nullement. Impliquant jusqu’à Brecht, Adorno ou même Gershom Sholem, Tackels écrit : « Refusant de voir l’incroyable nouveauté que vous leur renvoyiez, ils ont préféré ne pas vous lire, ne pas vous entendre. Et pus que cela : certains ont tout mise en œuvre pour laminer, juguler, étouffer ce que vous aviez engagé ». Est-ce alors dire que Tackels seul ait lu et compris WB et qu’il va célébrer un héros ou un saint ? Pas non plus. S’il dit avoir écrit ce livre « parce qu’elle est l’allégorie absolue du destin de l’intellectuel à l’époque du capitalisme post-fasciste », Tackels relève aussi ceci qui orientera sa propre position critique à l’endroit de son sujet, qu’on pourrait dire d’ailleurs « benjaminienne », donc non soumise à une vénération creuse : « Depuis vint-deux ans que je vous lis (…) je n’arrive pas à comprendre comment vous avez pu entrer dans cette spirale infernale. Je n’arrive toujours pas à comprendre comment vous avez pu vous laisser entraîner dans de telles dépendances mortelles. Et je le comprends d’autant moins que tout en vous respire la liberté, cet appel du large que rien ne semble pouvoir contredire. Je suis donc assez stupéfait de voir comment la souricière diabolique a pu fonctionner. Je sais bien que ces questions sont sensibles, et difficiles à poser. Je me sens pourtant autorisé à vous les renvoyer, depuis toutes ces années que je fréquente votre écriture. C’est même pour moi une absolue nécessité de vous les adresser, dans cette lettre qui vous arrivera plus tard. Je vous sais trop sur-conscient de tout pour ne pas vous les être posées, ces questions qu’aujourd’hui on ajourne pudiquement, en les considérant comme n’étant pas politiquement correctes ».

    Arès la lecture des cent première pages de ce livre, je suis convaincu d’avoir affaire à un ouvrage honnête, très important par le filtrage des « contenus spirituels » de WB et non moins admirable par sa mise en forme et son expression, d’une parfaite limpidité et d’une tension narrative immédiate et constante. Vous me dites que la culture occidentale est finie et qu’il n’y a plus qu’à retirer l’échelle ? Foutaises !
    En ce qui me concerne, je vais consacrer à la lecture de Walter Benjamin – une vie dans les textes, un cahier de notes précises et systématiques, que je partagerai avec me lecteurs. En espérant que cela ne les déroute pas, évidemment, d’une lecture personnelle assurément vivifiante…

     

     

    Benjamin5.jpgTACKELS Bruno. Walter Benjamin – une vie dans les textes ; biographie. Actes Sud, 839p.

     

    En exergue ceci : « Ils viennent de la nuit la plus noire, la nuit vénitienne, si on veut, éclairée par quelques pauvres lampions d’espoir, une lueur de fête au fond des yeux, mais hagards et tristes à pleurer ce qu’ils pleurent, c’est de la prose… Ils viennent de la folie et de nulle part ailleurs. Ce sont des personnages qui ont surmonté la folie et, pour cette raison, font preuve d’une superficialité déchirante, tout à fait inhumaine et imperturbable. Pour désigner d’un mot ce qu’ont de charmant et d’inquiétantm on peut dire qu’ils sont tous guéris. »

     

    -         En guise de préface, BT adresse une lettre à WB.

    -         Lui dit qu’il le pratique depuis 22 ans.

    -         Entend désormais contribuer à la diffusion de cette œuvre « jamais aussi vivante » qu’à présent.

    -         Inaudible il y a 70 ans.

    -         Alors qu’advient «l’heure de son réveil » en cette période de « catastrophe continue ».

    -         Relève « à quel point ce que vous avez vécu, pressenti, diagnostiqué, analysé, anticipé, relayé, préparé s’est trouvé dramatiquement confirmé ».

    -         Comme si la vie et l’œuvre de WB relevaient de la pure prophétie.

    -         A donc commencé par vivre « l’étude interminable du livre ».

    -         Suivie, depuis trois ans, par l’étude d’une vie enchâssée dans les écrits de WB.

    -         Rappelle la critique féroce de WB contre les biographies de Goethe ou de Kafka.

    -         Son projet sera en somme d’une conversation occulte, à travers les textes.

    -         Relève ensuite les coups de poignard subis par WB de la part de ses amis.

    -         « Refusant de voir l’incroyable nouveauté que vous leur renvoyiez ».

    -         Relève aussi les louanges convenues et le pillage des idées de WB après sa mort.

    -         Puis affirme que «les traces authentiques» ne s’effaceront pas.

    -         Cite ces documents qui montrent à quel point les amis de WB n’ont pas été à la hauteur.

    -         BT affirme que la lecture de WB l’a écarté lui-même de la « route des hommes ».

    -         Sur une route que WB a lui-même tracée.

    -         Relève le côté voyant de WB.

    -         Veut montrer combien la vie de WB a été abîmée.

    -         L’histoire de WB comme « allégorie absolue du destin de l’intellectuel à l’époque du capitalisme post-fasciste ».

    -         Lui fait cependant cet aveu : que depuis 22 ans qu’il le lit il n’a pas compris comment WB avait pu « entrer dans cette spirale infernale ».

    -         S’interroge ici sur un point délicat, impliquant une faiblesse « suicidaire » de WB, qu’on esquive par vénération convenue, politiquement incorrecte.

    -         Voit en l’œuvre de WB comme le rapport de « ce qui se passe dans la tête d’un homme qui descend vers l’enfer ».

    -         La composante dostoïevskienne de cette vie-œuvre.

    -         Remercie au passage Matthias Langhoff qui lui a donné l’idée de cette lettre.

    -         Souligne qu’aujourd’hui « la pensée n’a plus d’intégrité », étant « manipulable, un produit acheté dont on peut donc se servir à volonté ».

    -         Dit enfin qu’il a voulu « redonner la parole au vaincu ».

    -         Rappelle le camouflet, typique, que Klaus Mann a fait subir à WB.

    -         Comme une autre forme de déni.

    -         Un essai biographique lancé, justement, contre le déni.

     

     

    -         Benjamin8.jpgIntroduction

    -         Ce sera donc un essai biographique qui inverse le dispositif ordinaire de la biographie où la vie « éclaire » l’œuvre.

    -         La vie de WB est une énigme qui relève même de l’ « équation monstrueuse ».

    -         Une existence désastreuse, traversée par une conduite d’échec récurrente, malgré ses dons et son énergie vitale peu commune.

    -         Voit la réalité avec 100 ans d’avance alors qu’on l’accuse d’en avoir 50 de retard…

    -         À son inadaptation chronique répond sa propension au voyage.

    -         Semble exclure toute issue ou solution, alors que son ami Gershom Scholem s’engage dans l’utopie palestinienne.

    -         Une vie où l’amour relève aussi de l’énigme.

    -         Sous le signe du « désir impossible ».

    -         Un homme « seul et mélancolique »

    -         Pressent la catastrophe et semble la préparer dans sa vie même.

    -         Ne trouve un peu de répit que dans les îles… et les bibliothèques.

    -         A compris que les idées « se brisent dangereusement à la fréquentation des hommes »,

    -         Ainsi qu’il rompt avec son premier maître, Gustav Wyneken.

    -         Multipliera d’ailleurs les ruptures, souvent brutales.

    -         Marqué à jamais par la mort brutale de son ami le jeune poète Fritz Heimle, qui se suicide avec sa fiancée en 1914.

    -         Même suicide que celui de Witkacy en 1939, avec sa fiancée…

    -         « Ce jour-là Benjamin est mort une première fois ».

    -         Jusqu’à la fin, après l’exil à Paris, vécu comme dans une souricière, et dans les années de plus en plus sombres, il incarne une « victime paradoxale ».

    -         Une vie qui doit échapper cependant au récit légendaire.

    -         Interdit « toute mythologie ».

    -         Voudrait plutôt illustrer l’œuvre-vie comme « un gigantesque autoportrait continué ».

    -         Au fil d’une lecture rigoureusement chronologique des textes.

    -         Adorno relevait déjà que la personne de WB avait été le médium de son œuvre.

    -         Le même Adorno voyait en WB un homme absent de son corps, ce que BT récuse absolument.

    -         Postule au contraire que tout en l’œuvre de WB « respire le corps ».

    -         Son œuvre comme une « scène de chair ».

    -         Déplore le manque de synthèse introductive en langue française.

    -         Signale cependant les travaux de Tiedemann, Witte ou Jean-Michel Palmier.

    -         Revient sur la nécessité d’un essai.

    -         Et d’autant plus que le genre est celui que WB  « habite ».

    -         Rappelle que la pensée de WB ne cesse d’entremêler trois motifs : le problème du langage, la thématique de l’art et la critique de l’histoire.

    -         Le support de la pensée de WB est constitué par « l’ensemble des expériences et des rencontres qu’il a pu faire ».

    -         L’écriture occupe WB de 1910 à 1940.

    -         Toute son écriture résiste et lutte contre tout ce qui vise à effacer l’écriture.

    -         Son écriture tentera de dire l’histoire. Son histoire et toute l’histoire.

    -         Son écriture est prémonition vécue de la catastrophe.

    -         Mais la temporalité de l’œuvre de WB n’est pas le futur : c’est le présent.

    -         Il s’agit enfin de réapprendre à lire WB en continu.

    -         De déchiffrer une œuvre plus codée, poétiquement, que difficile au sens des concepts de la philosophie.

    -         Une écriture d’une nouveauté littéraire souvent inaperçue.

    -         Dont le « noyau poétique » est mal perçu, autant que ses vertigineuses ellipses.

    -          Rappelle la relation délicate de WB avec l’objet-livre, par trop tributaire du Système.

    -         Thématique hautement contemporaine : comment échapper à la logique du Système.

    -         Rappelle que WB a publié très peu de livres de son vivant.

    -          La forme de son œuvre est éclatée, riche de fragments souvent brefs.

    -         Une œuvre qui eût pu sombrer dans l’oubli à cause de cela même.

    -         Rappelle alors le rôle « publicitaire » d’Arendt, Malraux ou Bataille.

    -         Note enfin que l’heure de WB a sonné.

    -         « Ses intuition ont largement pollinisé ».

     

    -         I. Décalé – L’enfance de Benjamin

    -         Né à Berlin en 1892 dans une famille très aisée de commerçants juifs.

    -         Ses parents lui donnent trois prénoms qui pourraient le protéger.

    -         Il n’en profitera pas.

    -         Le milieu dégage un « sentiment immémorial de sécurité bourgeoise ».

    -         BT cite la Chronique berlinoise, l’un des seuls textes où WB parle explicitement de son enfance.

    -         Il y évoque l’appart labyrinthique de sa grand-mère.

    -         Dont la loggia constitue une vigie sur l’extérieur.

    -         Position qu’il occupera toujours, du guetteur.

    -         La famille compte diverses personnalités éminentes : notamment le mathématicien Schoenflies, et sa grand-tante Frederike Josephi, femme de lettres connue qui l’initie à la graphologie et modère les rapports de WB et de son paternel.

    -         Très dépressive, elle met fin à ses jours en 1916.

    -         Le père de WB est un homme d’affaires massif.

    -         Que son fils évoque en potentat dictant ses ordres par téléphone.

    -         Les deux hommes n’auront rien à se dire.

    -         Sauf sur les ventes aux enchères et les collections.

    -         Evoque les coups de marteau de son père…

    -         Les rapports avec la mère sont plus complexes.

    -         Voit en elle un bijou à protéger.

    -         Voit le plastron de son père comme une armure, et dans son regard l’éclat d’une arme…

    -         Sa collection de cartes postales doit beaucoup à la grand-mère maternelle.

    -         « Toute la vie de Benjamin tient dans ce trésor de l’enfance ».

    -         Ses cartes nourrissent son aspiration à «une autre langue du monde ».

    -         Très tôt WB s’oppose à l’enseignement traditionnel.

    -         Reçoit des cours particuliers.

    -         Découvre l’importance du rêve.

    -         Pressent vite qu’une menace plane.

    -         Vit précocement l’expérience de la profanation.

    -         Envoyé par ses parents à une cérémonie religieuse chez un proche, il se perd dans un quartier chaud et en éprouve du plaisir.

    -         « On peut prendre dans son lit les livres et les putains », écrira-t-il.

    -         Eprouve très tôt le sentiment d’être « à part ».

    -         Sera toujours de santé fragile.

    -         S’oppose virulemment aux «formes archaïques de dressage ».

    -         Son séjour à l’internat comptera énormément.

    -         Il y rencontre Gustav Wyneken, professant un enseignement à la Steiner.

    -         Ce sera, à la pension Haubinda, son premier (et seul) maître.

    -         Expérience fondatrice pour WB. (p.44)

    -         Dont il parle dans son journal.

    -         Où il relève aussi le caractère ambivalent de la Jugendbewegung (Mouvement de la jeunesse).

    -         Relève l’importance de la langue dialectale.

    -         BT évoque les Wandervögel, qui se feront enrôler dans la SA.

    -         WB forge ses premières armes critiques.

    -         Revient à Berlin où il fréquente un cercle proche de Wyneken.

    -         Commence à forger sa théorie du voyage.

    -         Récuse la passivité contemplative.

    -         Autant que le voyage culturel conventionnel.

    -         Considère le voyage comme une lecture du monde, où la lecture s’inscrit en abîme.

    -         Prône les « conversations essentielles » à la Witkacy.

    -         Dès 1910 (il a 18 ans), publie ses premiers textes sur l’enseignement.

    -         Sa pensée part de Wyneken et y reviendra en boucle.

    -         Il signe ses articles Ardor.

    -         Me rappelle les Streber romantiques de Fribourg, vers 1970…

    -         WB est attaché à une conception hyper-élitaire de l’intelligentsia.

    -         Entrevoit une nouvelle « ère de la jeunesse ». Touchante utopie dont il va revenir …

    -         La jeunesse vue comme une Belle au bois dormant qu’un prince va réveiller…

    -         Choisit, plus que la rhétorique édifiante ou dogmatique, les détours du conte ou de la fable.

    -         « L’ennemi c’est d’abord la masse informe endormie ».

    -         On l’imagine devant le jacuzzi culturel de nos jours…

    -         En 1911, entreprend un voyage en Allemagne, puis en Suisse et en France, avec deux potes.

    -         En tient un journal détaillé.

    -         Y relève les tensions liées aux relations triangulaires.

    -         Qu’il multipliera toute sa vie...

    -         Théorise le conflit entre lois sociales et liberté individuelle.

    -         Perçoit bien le caractère religieux de l’homme de la terre et le sentiment social du citadin.

    -         Son écriture révèle déjà une porosité et une plasticité étonnnantes.

    -         En juillet 1911, voyage en Suisse, de Wengen à Genève via Vevey et Lausanne, avec ses parents.

    -         Son trip : lire de la morphologie latine sur une colline.

    -         Perçoit « l’idéologie du pire » chez les Wandervögel.

    -         Marque un vif intérêt, tout matérialiste, pour la limonade gazeuse ( !)

    -         Manifeste une ironie acérée dans ses observations, notamment à propos d’une famille de touristes… (p.52) ou un pasteur au sourire stupide.

    -         Fustige toute domination injuste.

    -         À Vevey, Lausanne et Genève, il déchiffre la ville à travers ses strates sociales.

    -         Dit de Lausanne que c’est une « ville forte (prenante) par son caractère citadin diablement pur».

    -         Parle probablement des « parties noires de la ville » qu’évoque Cingria, car Lausanne fait plutôt bourg paysan ou ville de villégiature…

    -         Il dit « prendre la ville en rêve ».

    -          La vision de deux jeunes filles le rend tout joyeux.

    -         Un côté hédoniste walsérien dans l’ingénuité de ses observations.

    -         À propos des deux jeunes filles : « …la phrase est déjà partie… mais je me réjouis – me réjouis, beaucoup comme un bébé à qui le bon Dieu en personne a offert une tétine » (p.54)

    -         L’écrivain est déjà plus que là…

     

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    -         II. Radical – Les années d’études

    -         Sous-titre : « Je suis déjà pris d’un peu de dégoût ».

    -         Le 8 mars 1912, à 20 ans, WB obtient son bac haut la main.

    -         Son père lui offre un voyage en Italie.

    -         Voyage de formation à la Goethe, avec trois amis.

    -         Il entend cependant désacraliser le voyage.

    -         Départ en courant, presque raté.

    -         Thème récurrent de « Benjamin courant épuisé »…

    -         Traversant la Suisse il note : « En lettres rouges de fer blanc, hautes de plusieurs mètres, sur les forêts, les prairies, on lit PNEU CONTINENTAL. Des affiches de marques de chocolat tentent de rivaliser, mais en vain ».

    -         Dit, après s’être foutu par terre et relevé, à Locarno : « Je prends un chemin qui ne mène nulle part ».

    -         Ce qui fait écho à Heidegger.

    -         Les paysages italiens ont « cette faculté de faire parler l’histoire humaine ».

    -         En courant il fonce voir la Cène de Vinci, après avoir oublié sa canne dans un musée.

    -         Donc il a une canne à 20 ans. Comme J...

    -         Réfléchit déjà sur le caractère unique de l’œuvre d’art.

    -         Déjà connue par la reproduction, elle est à reconnaître.

    -         Et cet accès scelle à la fois un effondrement.

    -         Découvre la liberté de l’étudiant.

    -         Visite le cimetière de Milan qu’il trouve un « effroyable amoncellement de laideur et de banalité arrogante ».

    -         Bien sérieux comme à 20 ans…

    -         « La mort, qui est démocrate, et l’alliée des pauvres, s’est vengée »…

    -         Fustige aussi l’aspect de temple baroque d’un lit à deux places…

    -         Une plume acérée qui s’efforce de faire parler les choses.

    -         Lui vient un vif désir de théâtre.

    -         Déçu par le Gloria de D’Annunzio.

    -         Mais une astuce de V-Effekt de la mise en scène l’intéresse.

    -         Découvre en outre le Teatro Olimpico et l’architecture de Palladio.

    -         La scénographie comme une possibilité de passage de la scène à la rue.

    -         Développera cette découverte dans Sens unique vers les années 20.

    -         Référence au tableau La Rue de Palladio.

    -         Rebondira aussi dans son observation des Passages parisiens.

    -         Autre découverte : Venise et son « train de grande ville ».

    -         Où il faut « marcher vite »…

    -         Fils de bourgeois, peine à comprendre le monde ouvrier.

    -         Découvre, naïf, la violence sociale.

    -         Revient à Fribourg-en- Brisgau où il est inscrit à l’Uni.

    -         Très vite déçu par les professeurs (p.61), qui sont pourtant loin d’être des nuls.

    -         Dit ses cheveux « pleins des serpents de la bêtise »…

    -         S’engage dans la militance universitaire et de grandes lectures : Shakespeare, Dilthey, Hölderlin, Wilde.

    -         Estime le Portrait de Dorian Gray « parfait et dangereux ».

    -         Wyneken  a fondé une section pour la réforme scolaire dans l’Association des étudiants libres.

    -         Heidegger est également à Fribourg.

    -         WB prône, dans l’esprit néo-hégélien de Wyneken, une révolution culturelle « au service de l’esprit pur ».

    -         En été 1912, voyage avec Franz Sachs au bord de la mer du Nord.

    -          Y découvre l’ hypothèse sioniste  avec un ami de Sachs.

    -         Pense, lui, que le sionisme ne peut être que supranational.

    -         Décrit ces années dans sa Chronique berlinoise.

    -         Se  retrouve à Fribourg en 1913.

    -         Probablement à l’invite de Wyneken.

    -         WB rencontre le jeune poète Fritz Heinle, qui va devenir son plus cher ami.

    -         S’interroge sur la capacité politique des étudiants.

    -         Se distancie ensuite de Wyneken et de tout militantisme.

    -         Se lie avec Heinle qui « pinte, bouffe et écrit des poèmes ».

    -         Organise des rencontres-débats et autres conférences.

    -         S’essaie à des poèmes-délires.

    -         Collabore à la revue Der Anfang (Le Début).

    -         Lit Kant et surtout Kierkegaard (Ou bien ou bien), Büchner, Hesse et Maupassant.

    -         Voyage en Forêt-Noire, visite le retable d’Issenheim à Colmar, découvre le monde des anges.

    -         Puis il va découvrir Paris, qui comptera énormément dans sa vie.

    -         Herbert Belmore sera le confident de sa jeunesse, comme le sera plus tard Gershom Scholem.

    -         Cherche à se libérer du sentiment sentimental.

    -         Calme les ardeurs « mystiques » de Belmore.

    -         Il est à Paris en mai 1913. Et c’est l’illumination.

    -         Il se sent chez lui.

    -         Les rues le captivent, « beaucoup plus intimes que celles de Berlin »

    -         Epaté par les boulevards.

    -         Le côté théâtre à coulisses. « Une sorte d’intérieur à l’air libre ».

    -         Le retour à Fribourg est rude.

    -         Puis se retrouve à Berlin.

    -         Publie L’Expérience dans la revue Der Anfang.

    -         Le thème reviendra souvent.

    -         Dénonce les dérives nationalistes et antisémites de l’Association des étudiants libres.

    -         Amitié avec Joël Ernst, qui le suivra dans ses expériences avec le H, vingt ans plus tard.

    -         Se dispute avec Heinle autant qu’il l’aime, relevant un « pur conflit » entre eux…

    -         WB hyper-mimétique. Anecdote significative de la lecture dédoublée (p. 72)

    -         Poursuit ses textes signés Ardor.

    -         Se fait une réputation d’ours mal léché.

    -         Amorce (1913-1914) la rupture d’avec son maître Wyneken.

    -         Et c’est alors que Scholem entre en scène.

    -         Aspire à une communication d’esprit à esprit de type messianique.

    -         WB est à la fois chef spirituel fascinant et personnage échappant au commerce des hommes.

    -         Reprend cependant la présidence de l’Association des étudiants.

    -         Critique violemment la vocation utilitariste de l’Université.

    -         L’étudiant est selon lui l’égal du professeur, « un être créateur à part entière ».

    -         Stigmatise la contradiction inhérente aux relations entre l’Uni et l’Etat.

    -         Prône « la transformation du système d’enseignement en une communauté d’hommes créateurs. (p.76)

    -         Apparaît le premier « squelette de la tâche critique ».

    -         Aspire à faire apparaître « l’état imminent de perfection ».

    -         Erre un peu entre diverses dames.

    -         Histoire symbolico-romantique des quatre bijoux (p.79).

    -         Nouveau montage relationnel triangulaire, qui fera école…

    -         L’Europe bascule dans la guerre : Fritz Heinle se suicide avec sa fiancée, dans les locaux du Club des étudiants.

    -         Evénement traumatique pour WB, comme une première mort. La sienne surviendra aussi au début de la prochaine guerre…

    -         Sa lucidité sur la catastrophe générale s’accentue soudain.

    -         Fritz avait 19 ans.

    -         WB s’efforcera de défendre sa poésie.

    -         Sans résultat : ce qu’il a à en dire est par trop indicible.

    -         Evoque cette période berlinoise comme la fin d’une « véritable élite ».

    -         De l’impossible enterrement de son ami et de sa fiancée (p.82)

    -         WB passe en conseil de révision où ses tremblements nerveux (auxquels il s’est exercé) lui valent d’être libéré.

    -         BT remarque que cela  a dû lui coûter, honnête comme il était.

    -         S’efforce de ne pas perdre le fil de l’étude.

    -         La réflexion sur deux poèmes de Hölderlin en sera une base.  

    -         Un appel de Wyneken à la jeunesse allemande en faveur de la guerre, et sa réponse cinglante, consomment leur rupture en 1915-1916.

    -         Pour lui, c’est une trahison de leurs idéaux.

    -         Ardor continue de publier.

    -         Fustige plus que jamais l’Université (p.85)

    -         Se protège lui-même par la lecture de Hölderlin et Baudelaire.

    -         En janvier 1915, signe un texte important sur l’imagination.

    -         En juillet, rencontre Werner Kraft, futur spécialiste de Kraus.

    -         Et se lie plus étroitement avec Gershom Scholem.

    -         Récit de leur rencontre (pp.86-87)

    -         Scholem jeune est un fougueux pacifiste, en rupture avec son milieu.

    -         Histoire rocambolesque du « mariage » de WB avec Grete Radt.

    -         Poursuit ses études à Munich où il rencontre Rilke.

    -         Rencontre aussi Felix Noeggerath, qu’il appellera « le Génie ».

    -         Evite le milieu littéraire.

    -         Multiplie les sujets d’étude personnels.

    -         Met au point sa propre méthode critique, « incroyablement féconde et renouvelée » selon BT.

    -         Hölderlin en sera une pierre de touche.

    -         La critique comme « chantier de survie ».

    -         Sa lecture de Hölderlin vise à la fois la réflexion sur l’Allemagne et l’exorcisme de la mort de l’ami.

    -         La critique dégagée du « jugement de goût ».

    -         S’agissant d’une « réflexion et analyse de la mis en crise suscitée par l’œuvre ».

    -         En quête de la forme intérieure, au sens du « noyau poétique ».

    -         Ce qu’il appelle Das Gedichtete.

    -         «Toute œuvre d’art possède en elle un idéal  priori,une nécessié d’exister».

    -         Cherche à dégager la « tâche du poème ».

    -         Ce n’est pas « la vie qui explique le poème, mis le poème qui fait le récit de la vie ».

    -         Ainsi du projet de BT.

    -         Lequel montre que les deux poèmes, Courage du poète et Timidité, sont deux versions de la même œuvre en miroir.

    -         Jamais WB ne fait allusion à la « folie » de Hölderlin.

    -         « C’est le poème qui porte les dieux et non l’inverse ».

    -         WB arrache Hölderlin à la vision « grecque » de Heidegger.

    -         René Girard reprend cette interprétation dans Après Clausewitz.

    -         BT rappelle les trois axes de la recherche de WB :

    -         1) Une philosophie active de l’Histoire.

    -         2) Une théorie renouvelée du langage.

    -         3) Une critique concrète des œuvres.

    -         La question du langage est prioritaire entre 1915 et 1920.

    -         Celle de l’art devient cruciale dans les années 20.

    -         Er l’Histoire est le point nodal des dernières années.

    -         En 1916, à Munich, se rapproche de Dora Pollack.

    -         Rompt avec Grete Radt.

    -         Ecrit une lettre importante à Martin Buber, où il récuse toute forme d’écriture à visée politique, se fondant sur sa théorie du langage.

    -         Conteste une écriture réduite à un «moyen » de persuasion conventionnel.

    -         « Ma notion d’un style et d’une écriture objective, par là même hautement politique, est celle-ci : conduire à cela qui est refusé au mot ».

    -         Buber le prend mal, qui le qualifiera de «démoniaque ».

    -         Le langage, selon WB, n’est aucunement propre à l’homme ».

    -         Relève de multiples occurrences et niveaux de langage.

    -         Sa définition « minimale » serait alors que le langage est « à penser comme le principe qui tend à la communication de contenus spirituels ».

    -         Propose la distinction de trois strates.

    -         1) Le langage de l’être créateur, omniscient et divin.

    -         2) Le langage muet de la nature, précisément créé par les noms de Dieu, à l’exception de l’homme.

    -         3) Le langage des hommes.

    -         Dieu confère le pouvoir de dénomination à l’Adam.

    -         Dans la bouche d’Adam, les noms acquièrent une fonction de connaissance.

    -         La véritable Chute, pour WB, n’est pas tant l’exclusion du paradis que l’épisode de Babel.

    -         Depuis Babel, « les mots ont chuté hors de la réalité ».

    -         Les hommes sont tombés dans les sphères du jugement et du savoir.

    -         Les mots sont pour ainsi dire «déchus».

    -         Cela signifie-t-il déclin ou décadence ?

    -         WB refuse de le croire.

    -         Il va s’efforcer au dévoilement «de la tendance des choses à se produire comme mimesis des mots, pour nous hommes finis ».

    -         « Seul le mot peut garder la trace  immémoriale d’un sens passé qui jamais dans le passé n’a pu se donner comme tel ».

    -         Le mouvement va donc, face à l’avenir, vers une requalification des mots dans le sens de la « noblesse du nom ».

    -         On comprend alors le rôle central de la poésie.

    -         Selon lui, la « déchéance » d’une civilisation, dans son rapport au langage, est chargée d’une force rédemptrice.

    -         Formidable outil critico-poétique pour aujourd’hui encore !

    -         Le 28 décembre 1916, la réalité militaire le rattrape.

    -         Déclaré « apte aux travaux de campagne ».

    -         Dora le rejoint et devient sa maîtresse près avoir quitté son mari.

    -         WB va tout faire pour échapper à l’enrôlement. (p.97)

     

    Suisse6.jpg-         III. 1917. Premier exil en Suisse.

    -         La tentation universitaire.

    -         En janvier 1917, WB est convoqué à Berlin par les autorités militaires.

    -         Cette fois n’y coupera pas.

    -         Donc s’enfuit en Suisse.

    -         Avec Dora Polack.

    -         Se retrouvent à Saint-Moritz, Genève puis Berne.

    -         Se marient en 1917 à Berlin.

    -         Paul offre à WB le Lesabendio de Paul Scheerbart, qui deviendra un livre-fétiche.

    -         Les jeunes mariés séjournent à Dachau ( !).

    -         Rédige divers textes sur l’esthétique et lit Dostoïevski.

    -         À Zurich, retrouve Balmore et se dispute violemment. Rupture.

    -         Entreprend son essai sur Dostoïevski, dans lequel il parle manifestement de lui.

    -         Applique sa réflexion sur le langage – que le langage révèle la vie elle-même.

    -         Evite systématiquement le « je ».

    -         Revient sur la catastrophe personnelle (l’ami) et collective (la guerre » qu’il a vécue.

    -         S’enorgueillit d’être le meilleur écrivain de sa génération parce qu’il ne dit jamais « je ».

    -         Souligne l’ »identité métaphysique » de Mychkine.

    -         S’intéresse à ce qui suit l’effondrement des personnages de D.

    -         L’échec du Mouvement de la jeunesse, qu’il a vécu, recoupe l’ « enfance blessée » du peuple russe.

    -         Tout le mouvement du livre s’apparente à l’effondrement d’un cratère.

    -         Métaphore importante et récurrente.

    -         BT relève la force de l’allégorie dans le développement de l’écriture de WB.

    -         Dans une lettre, WB évoque les « influences démoniaques et fantomatiques » dont il se tient distant alors qu’elles envahissent le monde sans loi.

    -         Leur oppose la « loi de l’éros ».

    -         En septembre 1917, Dora et WB s’installent à Berne, à l’Hôtel Gotthard.

    -         S’inscrit à l’Uni pour renouer avec Kant.

    -         Ecrit un Programme de la philosophie qui vient.

    -         Se cherche un sujet de thèse fondée sur la critique du néo-kantisme.

    -         « Non pas contredire, mais prolonger Kant ».

    -         Dans le sillage de Hermann Cohen.

    -         Entend révolutionner le concept d’expérience, réduit et limité aux sciences mathématiques de la nature par l’école néo-kantienne.

    -         Excellent exposé du projet par BT. (p.105).

    -         WB en vient à remettre en cause le terme même de conscience.

    -         Par référence à une « pure conscience transcendantale ».

    -         Sa nouvelle phénoménologie nous ferait remonter à la connaissance pure, en un lieu qui, précise BT, « fait sauter les barrières disciplinaires entre le domaine de la nature et celui de la liberté, entre science et morale, physique et métaphysique ».

    -         La théorie du langage sera elle-même le vecteur et le laboratoire de cette nouvelle philosophie.

    -         « La vérité de la connaissance est nécessairement une expérience langagière ».

    -         Et de fait, toute son œuvre l’illustrera.Bloch.jpg

    -         À Berne, il rencontre Ernst Bloch. Qui vient de publier L’Espoir de l’utopie.

    -         WB s’en sent assez proche. Tous deux font référence à la scolastique.

    -         Heidegger, qui travaille lui aussi à la théorie du langage (sur Duns Scvot) se fait étriller par WB qui le trouve par trop académique. (p.108)

    -         WB et Bloch ne convoquant les formes de la tradition que pour les démythologiser.

    -         Cela que l’Université ne pardonnera pas.

    -         Suisse70.jpgEn 1918, revient à Locarno qu’il aime autant que l’Engadine chère à Nietzsche.

    -         Bénéficie toujours de la manne paternelle.

    -         Stratège « sans vergogne » selon BT…

    -         11 avril 1918 : naissance de Stefan Rafael.

    -         WB très marqué par cette naissance.

    -         Passionné par la littérature enfantine.

    -         A raflé tout ce qu’il a pu dans la bibliothèque maternelle. Trésor de contes et de légendes, Brentano & co.

    -         Le thème de l’exil se fait jour.

    -         Détails sur le monde de la bibliothèque.

    -         Fétichisme. Goût des livres hors de prix, « tabous »… (p.110)

    -         Son séjour en Suisse est marqué par l’intensification de ses relations avec Gershom Scholem.

    -         Grande influence réciproque.

    -         Relations sérieuses et ludiques à la fois.

    -         Jouent aux échecs à Muri ( !) où ils instituent une université virtuelle bicéphale…

    -         Le petit Stefan est utilisé par Dora dans une correspondance triangulaire ( !)

    -         Relations mimétiques relancées.

    -         Profondes différences aussi entre GS et WB.

    -         A l’université, WB rencontre Hans Heyse, futur idéologue nazi.

    -         Très impressionné par WB…

    -         WB étudie le romantisme.

    -         Et plus précisément son noyau mystico-messianique.

    -         Dégage, en art, le concept de modernité.

    -         Etablit que toute réalité artistique devient « une réalité critique et immédiatement pensante ».

    -         Eté 1918 agité, au bord du lac de Brienz.

    -         Nouvelles tensions entre Dora et Scholem.

    -         Scènes de plus en plus violentes entre Dora et WB.

    -         Scholem témoin : « Finalement on a honte pour eux »…

    -         En janvier 1919, Scholem leur présente sa future épouse.

    -         Le couple accueille aussi Wolf Heinle, frère de Fritz.

    -         Mais là aussi on se dispute et se quitte.

    -         L’armistice ne fait pas la joie de WB.

    -         Sent la catastrophe annoncée.

    -         Peu d’échos de l’actualité dans sa correspondance.

    -         Scholem partira en Palestine en 1923.

    -         WB écrira beaucoup de lettres, dont il pense que ce n’est pas de la littérature mais du témoignage.

    -         Vision élitiste de la politique. Craint la dérive populiste de la démocratie.

    -         Soutient sa thèe de doctorat en 1919. « Summa cum laude ». ce sera son seul succès universitaire.

    -         Sa notion de la critique passe du « jugement de goût » à un « accomplissement » de l’œuvre et à sa « résolution dans l’absolu ».

    -         Cette démarche implique un véritable mode de vie, de l’homme de lettres à la Montaigne.

    -         La thèse paraît en 1920 à Berne et Berlin.

    -         Pense alors à fonder une revue, qui serait la revue idéale…

    -         Qui capotera avant de paraître.

    -         Mais les projets sans lendemain foisonneront sur la « pente de l’échec » de WB.

    -         Séjour au bord du lac de Brienz.

    -         Stefan gravement malade.

    -         Et les parents de WB débarquent.

    -         Les querelles éclatent entre fils et père.

    -         Le père voudrait que WB fasse enfin un métier.

    -         Et WB se veut seulement homme de lettres.

    -         Se réfugie dans la lecture de Goethe.

    -         Puis se retrouve en Engadine, où il lit Ernst Bloch et Gide (La porte étroite), Les par ados artificiels et Péguy dont il se sent également proche.

    -         Pense déjà que l’œuvre ne se révèle que par le travail du temps.

    -          

    -         Le temps seul confère sa « valeur d’éternité », selon kandinsky, à l’œuvre d’art.

    -         Envisage de passer son Habilitation universitaire.

    -         Passe tout l’hiver à Vienne, Stefan étant soigné dans un sanatorium.

    -         Catastrophe . un colis hyper-précieux, contenant de slivres « tabous », dont Lesabèndio, disparaît.

    -         L’utopie perdue, c’est le cas de dire…

     

    -         IV. Retour à Berlin

    -         Refuge pour un ange.

    -         WB se voit en ange inaccompli, au sens de la Kabbale.

    -         Tiraillé entre deux autorités : l’Université et son père.

    -         Position schizophrénique.

    -         En outre déchiré entre spécificité juive et intégration allemande.

    -         Cf. le portrait d’Arendt, citant Kafka à propos de cette génération : « Par les pattes de derrière, ils étaient collés au judaïsme des pères et avec les pattes de devant, ils ne trouvaient pas de nouveau sol ». (p125).

    -         Sa relation avec la religion est de type mystico-anarchiste.

    -         La fortune du père est entamée par la crise économique.

    -         La situation du couple devient difficile, que WB dit « terrible ».

    -         Mais il continue d’acheter des livres hors de prix.

    -         Son père refuse de l’aider à ouvrir une librairie.

    -         La cohabitation devient intenable.

    -         Le couple s’installe chez un ami de WB.

    -         Renoue avec Eric Schoen, élève de Debussy. Nouvelle relation compliquée.

    -         Rencontre S.J. Agnon, écrivain hébraïque notable.

    -         Donne des leçons de graphologie, où il excelle.

    -         Dora fait de la traduction.

    -         Il souffre d’être séparé de sa bibliothèque.

    -         Cherche un éditeur pour Fritz Heinle, qu’il ne trouvera jamais.

    -         En 1920, il a 28 ans.

    -         Le couple marche bien. Plus pour longtemps…

    -         Dora lui offre un Klee, Présentation du miracle.

    -         Dont il acquerra plus tard Angelus novus.

    -         Son entourage le presse de se rapprocher du judaïsme.

    -         Il travaille à la traduction des Tableaux parisiens de Baudelaire.

    -         Réaffirme sa conception de l’homme de lettres à la Montaigne, qui ne fait qu’écrire.

    -         En 1921, lance un projet de revue lié à sa rencontre de Jula Cohn. Dont il tombe bientôt follement amoureux.

    -         Compose, en 1921, La Tâche du traducteur.

    -         Reste à Heidelberg loin de Dora.

    -         Année charnière que 1921.

    -         Se passionne pour la démonologue et la magie kabbalistique.

    -         Scholem se dit honoré d’être tutoyé…

    -         WB ne séduit les femmes que par sa conversation.

    -         Le projet de revue s’intitule Angelus Novus.

    -         Vise très haut.

    -         Passion pour Klee, Macke et Kandinsky.

    -         Rédige Critique de la violence, important par rapport à son travail sur Goethe.

    -         La figure de l’ange devient référentielle.

    -         À propos d’une certaine auberge mythifiée avec Scholem, évoque ses « garages d’anges »…

    -         Il aime, par dérision, se surnommer Dr Nebbich (misérable, minable en yiddisch).

    -         BT souligne la composante du joueur chez WB.

    -         Baignant dans la logique du conte pour enfants.

    -         À propos de la revue, affirme qu’une revue est le « témoignage de l’esprit de son époque ».

    -         Vise très haut.

    -         L’actualité doit être arrachée aux faits divers pour toucher à l’histoire.

    -         En quête du réel contemporain, distinct de l’actualité des quotidiens.

    -         De même la critique doit-elle se détacher du seul jugement.

    -         Elle doit aller au cœur de l’œuvre, et en dégager le positif.

    -         WB se voit comme l’ange du Talmud qui chante son hymne puis disparaît.

    -         En 1922, il comprend que la revue ne verra pas le jour.

    -         Il s’en doutait.

    -         Son père le somme de prendre un emploi dans une banque.

    -         Nouvelle dispute. Il stigmatise la mesquinerie des siens.

    -         Les parents de Dora le soutiennent en revanche.

    -         Il envisage toujours l’ouverture d’une librairie.

    -         En février 1922 achève son essai sur Les affinités électives.

    -         Qui ne paraîtra qu’en 1924.

    -         L’essai est précédé par deux autres textes qui l’éclairent :Destin et caractère (1919) et Contre la violence (1921).

    -         Joue déjà la comédie contre la tragédie, préfigurant le théâtre de Brecht.

    -         Me rappelle Brecht répondant à Kateb Yacine qui lui racontait la tragédie algérienne : « Ecrivez donc une comédie !»

    -         WB réfléchit au recours à la violence « de droit ».

    -         Service militaire et police.

    -         Les dangers de la police.

    -         Se demande s’il est possible de liquider les conflits sans violence.

    -         Et répond par l’affirmative.

    -         En introduisant des notions apparemment iréniques. Comme « la culture du cœur » et ses « moyens purs »…

    -         Mais sa pensée va bien au-delà de vues lénifiantes (pp.150-151)

    -         Sa réflexion sur la « violence mythique » recoupe celle de René Girard dans Après Clausewitz.

    -         Se heurte à l’énigme de la « violence divine ».

    -         Son approche des Affinités électives et marquée par ses propres tribulations privées, notamment avec Jula Cohn.

    -         Qui représente la projection d’Odile.

    -         Les relations avec Dora s’exacerbent de nouveau.

    -         Scholem y assiste en observateur mesuré et amical.

    -         Relève les pulsions despotiques de WB.

    -         WB considère l’amour comme une entité spirituelle inaltérable, et le vit comme un conflit permanent.

    -         Cf. Agesilaus Santander, dans les Ecrits autobiographiques.

    -         La vie de WB se délite.

    -         Le frère de Fritz Heinle meurt à son tour.

    -         La possibilité de l’Habilitation devient improbable.

    -         Mais WB rencontre alors Hofmannstahl, qui va l’aider concrètement après l’avoir adoubé.

    -         Cette caution le sert auprès de son paternel, auquel il arrache une rente « maigre » pour écrire sa thèse sur l’Origine du drame baroque allemand.

    -        

              

    -         V. 1923. Francfort

    -         L’habilitation impossible

    -         Nouvelle tentative à l’Université.

    -         Cette fois en histoire de la littérature allemande.

    -         Par stratégie vis-à-vis du père. Qui foirera.

    -         Dora subvient. WB se sent humilié.

    -         Dans son travail de critique, développe une poétique de la citation (p162)

    -         Décide d’aller travailler à Francfort.

    -         Début février, Wolf Heinle, frère de Fritz, meurt. WB en est choqué.

    -         Rencontre Adorno, qu’il impressionne.

    -         Adorno le sent revenu de loin, comme investi d’un secret. Parle « comme un mort ».

    -         Parle de lui comme d’un magicien.

    -         Humainement pas très chaleureux ni direct, mais dégage une force.

    -         Les relations avec Scholem se tendent. GS craint qu’il ne s’égare.

    -         Son projet sur le drame baroque allemand rompt avec le consensus académique.

    -         N’y voit pas une caricature de la tragédie antique mais un genre original aux ressources novatrices à ses yeux.

    -         Enrichit sa théorie de l’allégorie, très présente dans son œuvre à venir.

    -         Le Trauerspiel en regorge avec ses motifs de la ruine, du cadavre ou du morcellement, de la mélancolie, du crâne et de la vanité, etc.

    -         La forme allégorique entre d’ailleurs dans son écriture.

    -         Commence aussi à dégager sa théorie de la souveraineté.

    -         Emprunte au livre récent de Carl Schmitt.

    -         S’intéresse à l’instance de droit qui suspend le droit.

    -         Point d’eschatologie dans le baroque.

    -         « Est souverain qui décide du droit d’exception ». Mais le divin n’y est plus, donc plus de « droit divin ».

    -         En même temps qu’il prépare son Habilitation, traduit Baudelaire et rédige La Tâche du traducteur, texte majeur.

    -         Mettra neuf ans à faire publier Les Fleurs du mal.

    -         Définit le style de Baudelaire comme un « baroque de la banalité ».

    -         Stefan Zweig le snobe et le démolit même.

    -         Son père, mal en point, doit être amputé.

    -         Un voyage à travers l’Allemagne le désespère.

    -         Se rapproche des thèses marxistes sans même avoir lu Marx.

    -         Evoque le « chemin montant de la révolte.Asja.jpg

    -         En été 1924, il fait la rencontre, décisive, de la théâtreuse communiste Asja Lacis, dont ses amis essaient de le détourner.

    -          

    -         VI. Capri

    -         L’engagé amoureux

    -         Son errance continue.

    -         La pression de son Habilitation, le pousse en Italie,

    -         Le conflit, en lui, entre le Juif et l’Allemand, fait qu’il ne se sent plus chez lui en Allemagne.

    -         Se rend à Capri avec ses amis Gutkind et Bloch.

    -         Y croise Mussolini qu’il juge rudement, « fourbe, indolent et d’un orgueil qu’on dirait fait d’une copieuse onction d’huile rance »…

    -         Relève la froideur de la population à son égard.

    -         Assiste aux 70 ans de l’Université de Naples.

    -         Qu’il trouve asphyxiante comme partout.

    -         Traduit Balzac, lit Tzara, Léon Bloy et L’Action française

    -         Achève son intro en septembre.

    -         Vit une « libération vitale » auprès d’Asja, femme émancipée et militante, son contraire en somme.

    -         Scholem ne voit pas cet engouement d’un bon œil.

    -         Petit jeu un peu pervers de WB à son égard.

    -         Lacis a raconté leur amitié (p.183).

    -         Le voit en intellectuel nanti et pataud, maladroit.

    -         S’intéresse du fait qu’il puisse s’intéresser à une « littérature morte »

    -         Admettra qu’elle na pas bien compris WB.

    -         Visitent Naples ensemble et s’en trouvent tous deux marqués.

    -         Parlent communisme. Se cherchent un introuvable « camp commun ».

    -         En septembre 1924, Rang va mal, Agnon perd sa bibliothèque dans un incendie et WB en est frappé.

    -         Le 7 0ctobre 1924, Florens Christian Rang meurt. Coup dur pour WB.

    -         Qui quitte Capri pour la Toscane.

    -         En voyage, peaufine sa méthode inductive d’observation relayée ensuite par les livres.

    -         Ecrit qu’ « il s’agit de se pénétrer d’une ville par la peau au point qu’on y revient d’un pas souverain »…

    -         Admire Giraudoux et Juliette au milieu des hommes.

    -         Revient à Berlin en novembre.

    -         Envisage un voyage à Moscou et un virage vers le communisme.

    -         L’avenir académique s’effondre.

    -         Va vivre un tournant important en passant du Drame baroque allemand à sens unique.

    -         Fortes pages sur sa bibliothèque, à la fois support fétichiste, refuge affectif et outil du lecteur-auteur.

    -         Mais la ville va rivaliser avec la bibliothèque.

    -         Sens unique innove par sa forme de phénoménologie fragmentaire.

    -         Adorno insiste sur le côté jeu de la démarche.

    -         WB y parle d’un peu tout : de l’inflation, des livres pour enfants, des bars, de Paris, des voyantes, des critiques, des snobs, des meubles, de la mode, des atteinte à l’environnement, etc.  

    -         Faux aphorisme, fusées, concrétions, cristallisations, métaphores, allégories qui rompent avec le discours conceptuel ordinaire.

    -         Sismographie d’une époque.

    -         « On peut prendre dans son lit des livres et des putains ».

    -         Le point de vue est souvent d’une sorte d’enfant virtuel.

    -         Sens unique se déploie comme une prolongation de La Rue de Palladio.

    -         La ville de Paris fixe l’architecture de l’essai.

    -         Brecht.jpgÀ Berlin, Asja lui fait rencontrer Bertolt Brecht.

    -         Qui reste très réservé à ce qu’elle raconte.

    -         Mais les deux hommes se rapprocheront dans la décennie suivante.

    (     

     

    -         VII. WB recalé. Echec à l’Université.

    -         L’humiliation rédemptrice.

    -         Entre décembre 1924 et février 1925, achève la préparation de son Habilitation.

    -         Qu’il ne va pas obtenir.

    -         La perfidie de Zweig, à propos de son hermétisme, a circulé.

    -         Le recteur Schultz lui demandera de renoncer lui-même…

    -         L’ouvrage décontenance par son contenu pluridisciplinaire.

    -         Les catas se multiplient : son éditeur fait faillite et Dora perd son emploi.

    -         Rilke lui transmet la commande de traduction de l’Anabase de Saint-John Perse. Travail extrêmement ardu.

    -         Wiegand l’oriente vers les contes allemands.

    -         Sa correspondance avec Hofmannstahl s’intensifie.

    -         En mai 1925, il a lu, depuis son bac, 1000 livres.

    -         Le dernier en date est La montagne magique. Dont il déteste l’auteur mais qu’il admire.

    -         Max Horkheimer, assistant du professeur Cornelius qui lui a transmis le travail de WB, le scie.

    -         Aucune de ces profs n’y comprend quoi que ce soit.

    -         BT qualifie cet accueil de scandaleux tout en relevant le caractère atypique de ce travail.

    -         Hannah Arendt commente elle aussi la « maladresse » de WB, qui fait tout pour faire foirer ce qu’il fait.

    -         Hofmannstahl le défend avec ferveur et loyauté.

    -         La tristesse de WB, devant le refus de l’Université, se mue en colère.

    -         Il en tire une post-préface en forme de conte vengeur.

    -         WB envoie une lettre féroce à Hofmannstahl (p.204-205)

    -         Affirme que l’Université elle-même trouble de plus en plus la limpidité des sources de son enseignement ».

    -         WB aurait pu s’appuyer sur l’influent Stefan George.

    -         Mais il n’a aucun sens tactique.

    -         En fait, on comprend que WB ne voulait pas vraiment de l’uni.

    -         Son étude est jugée magistrale par Hofmannstahl.

    -         WB signe un triple contrat avec Rowohlt.

    -         Le chantier de Sens unique est lancé.

    -         Réalise une anthologie de von Humboldt.

    -         Et se lance dans la traduction (à 4 mains avec Franz Hessel) de La Recherche de Proust.

    -         S’intéresse aux écrits de Lénine (que lui file son frère communiste), à des textes de malades mentaux et aux textes posthumes de Kafka, véritable choc.

    -         Voyage en Espagne, puis en Italie.

    -         Retourne à Capri, puis à Riga où il essaie de renouer avec Asja. Mais celle-ci l’éconduit.

    -         Se retrouve à Berlin où il assiste à la première, chahutée, du Wozzeck de Berg.

    -         BT relève sa passion du jeu, qui le prend parfois avec une intensité dostoïveskienne…

     

     

    Passages.jpg-         VIII. 1926. Un homme libéré

    -         Premier séjour parisien

    -         Son fils a 8 ans.

    -         Le pousse à étudier l’hébreu et lui raconte des tas d’histoires.

    -         Se passionne lui-même pour l’univers des contes.

    -         Son frère épouse une communiste qui deviendra ministre de la Justice sous la RDA…

    -         En mars 1926, les impératifs de la traduction de Proust le ramènent à Paris. Pour six mois.

    -         Fréquente Groethuysen, notamment.

    -         La traduction sera très difficile, dont il va tirer L’image proustienne, à paraître en 1929.

    -         Grand travail diurne et nombreuses sorties nocturnes.

    -         Voit beaucoup Ernst Bloch avec lequel il affine son art de la conversation.

    -         Fréquente le milieu littéraire.

    -         Paris vécu comme « un intérieur ».

    -         Siegfried Kracauer fait publier quelques extraits de Sens unique.

    -         Sous le titre de Petites illuminations.

    -         Conscient du risque de « contamination » proustienne…

    -         Manifeste une curiosité sans bornes et développe une esthétique de la flânerie qui fonde son propre univers.

    -         De al lecture de la ville comme lecture du monde.

    -         Essaie de convaincre Scholem que judaïsme et marxisme sont compatibles.

    -         Voudrait s’intégrer dans le monde intellectuel parisien, mais il y fait figure d’étranger.

    -         Ses essais de fréquentations (Giraudoux) tournent court.

    -         Il a y chez lui un dépressif saturnien.

    -         Et l’appel de Moscou se fait entendre.

    -         Lié sourdement au désir de revoir Asja.

    -         Au fil dune nouvelle relation triangulaire, avec le compagnon de celle-ci.

     

    Moscou7.jpg-         IX. L’Appel de Moscou

    -         « Je suis tombé sur une forteresse presque imprenable »

    -         Reste très ébranlé par la mort de son père.

    -         S’enfonce dans la dépression – et la solitude.

    -         Arrive à Moscou en décembre 1926.

    -         Découvre la vie intellectuelle et artistique grâce au compagnon d’Asja, Bernhard Reich.

    -         Lequel est très critique sur le dogmatisme soviétique.

    -         On lui commande un article sur Goethe pour la Grande Encyclopédie.

    -         Mal reçu.

    -         Et les relations avec Asja se gâtent.

    -         Compose un essai sur Moscou pour Martin Buber.

    -         Plus sensible aux lieux et aux objets qu’aux gens.

    -         Court après toute sorte d’objets de collection et autres curiosités.

    -         Voit beaucoup de spectacles, de Meyerhold et compagnie.

    -         Asja lui évoque le drame d’Hedda Gabler…

    -         Il est tenté d’entrer au parti, mais ne le fera jamais.

    -         L’amour des livres lui tient lieu de compulsion.

    -         Le séjours à Moscou comptera cependant pour beaucoup.

    -         Il a vraiment vu le pays par le détail, contrairement à maints auteurs « promenés »…

    -         « C’est Berlin qu’on apprend à voir de Moscou », note-t-il au début de son essai, qui paraît en 1927.

    -         Par rapport au monde soviétique, ne prend jamais parti.

    -         Se sert de leviers phénoménologiques inattendus.

    -         En Allemagne, les deux premiers volumes traduits de La Recherche sont bien accueillis.

    -         Mais WB reste perplexe. S’en ouvre à Hofmannstahl. (p, 234)

    -         Retrouve Gershon Scholem à Paris, qui a fondé l’Institut d’études juives à Jérusalem.

    -         Scholem essaie de comprendre son évolution.

    -         WB est très marqué par la littérature française, de Valéry à Aragon en passant par Péguy et la tragédie.

    -         Paris lui est devenu une sorte de laboratoire de perception et d’expression.

    -         Reste très intéressé sur les études de Scholem sur la mystique juive.

    -         Pense que celle-ci pourrait l’aider à approfondir sa réflexion sur le langage.

    -         Les deux amis restent un mystère l’un pour l’autre.

    -         Deux natures très différentes. Voire opposées.

    -         Très bon développement, ensuite, sur l’article de WB consacré à Gottfried Keller (Œuvres II, Folio).

    -         WB trouve, chez l’auteur d’Henri le vert, le terrain approprié à une analyse « matérialiste ».

    -         Puis il va faire un séjour en Corse.

    -         Séjour heureux, mais marqué par une catastrophe : la perte de plusieurs manuscrits, dont la première version de Sans issue.

    -         Désespère de ne pouvoir voyager avec une femme aimée.

    -         Un flirt avec une jeune fille rose n’aura pas de suite.

    -         En 1927 paraît son essai sur Moscou.

    -         Sa méthode « matérialiste » s’est affirmée.

    -         « La matière en parlant comme elle parle, donc partout et en tous points, transforme la capacité à regarder ».

    -         L’alcool y a contribué parfois. Le haschich sera pratiqué comme une méthode plus « cadrée ». (p.246)

    -        

    -         X. Retour à Berlin

    -         1928. WB rattrapé par l’origine.

    -         Cherche à se faire une place de critique à Paris.

    -         N’y arrivera jamais. Toujours à côté

    -         Approche divers écrivains français, mais aucun lien ne se prolonge.

    -         Sans nouvelles de ses projets berlinois.

    -         Plus que jamais « électron libre ».

    -         En janvier 28, nouvelle expérience avec le H.

    -         Son essai, Haschich à Marseille, ne paraîtra qu’en 1935, dans Les Cahiers du Sud.

    -         Evoque une phase « satanique » de ces expériences.

    -         S’efforce, en même temps qu’il se replie, d’élargir don champ de conscience et d’expression.

    -         Tiraillé entre Paris et Berlin.

    -         En 1928, rencontre André Gide à Berlin.

    -         En tire un entretien important par sa forme.

    -         Se méfie de la forme conventionnelle de l’interview.

    -         Mais célèbre le dialogue gidien, qu’il reproduit ici.

    -         Compare Gide à une forteresse.

    -         Parlent de la gloire et de l’incidence sur le travail de l’écrivain.

    -         Gide est persuadé qu’il ne sera vraiment lu qu’après sa mort.

    -         WB pense la même chose, et cela s’avérera…

    -         Gide lui raconte son approche de Proust.

    -         Qu’il croyait « le plus enragé des snobs »…

    -         WB lui-même découvrira un autre Proust que le « psychologue » des Français.

    -         Gide tient des propos intéressants sur le passage d’une langue à l’autre.  

    -         Célèbre l’art d’apprendre de Gide. Son côté moraliste français.

    -         L’étude de l’hébreu est toujours au programmé, mais l’attraction de Paris est plus forte.

    -         Scholem constate un « échec programmé ».

    -         Paraissent alors L’Origine du drame baroque allemand et Sens unique.

    -         Tous deux mal reçus.

    -         On lui reproche son obscurité.

    -         Et de maltraiter quelques pontes, dont Benedetto Croce.

    -         Scholem s’inquiète des conséquences de ce déni pour l’accueil de WB en Palestine.

    -         Mais Asja le pousse vers Moscou.

    -         Kracauer et Bloch rendent comptent, par ailleurs, de ses livres.

    -         En avril 1928, il se réinstalle à Berlin, de son côté.

    -         On lui demande un texte sur Stefan George.

    -         À la même époque, il lit Le Procès de Kafka qui l’impressionne fort.

    -         Cela lui inspire un texte interprétatif puissant, intitulé Idée d’un mystère (pp. 260-261)

    -         Le type qui porte plainte pour non-venue du Messie.

    -         Avec les témoignages du Poète, du Sculpteur, du Musicien et du Philosophe…

    -         Introduit l’idée, juive, d’un sursis au jugement.

    -         Interprétations diverses de l’allégorie.

    -         Dès 1928, Adorno va jouer un rôle majeur dans la vie de WB.

    -         Se rend à Weimar pour ses études sur Goethe.

    -         Accorde une grande importance à l’environnement du poète.

    -         Entreprend une relation épistolaire avec Gretel Karplus, future conjointe d’Adorno.

    -         En septembre à Lugano, puis à Marseille.

    -         Reprise des expériences.

    -         Se rappelle la formule de Kraus : « Plus on regarde un mot de près, plus il vous regarde de loin ».

    -         En octobre 28, se remet à son article sur Goethe, qui comptera 60 pages. Fort mal reçues une fois de plus…

    -         WB y trace une fois de plus son propre portrait…

    -         Montre comment Goethe évolue par rapport à la classe intellectuelle, puis au pouvoir.

    -         Montre comment Goethe recherche le « phénomène originaire ».

    -         Comme Goethe, WB est un grand collectionneur.

    -         Egal imbroglio de leur vie amoureuse.

    -         WB analyse la stratégie européenne de Goethe..

    -         Tient les entretiens avec Eckermann pour « l’un des meilleurs livres en prose du XIXe siècle »

    -         Voit les amis de Goethe comme un réseau ou une agence de presse…

    -         L’essai s’achève sur une analyse magistrale de la seconde partie de Faust…

    -         Ses observations sur les relations des intellectuels avec le pouvoir recoupent celles que vivent les écrivains soviétiques.

    -         On se sur-cultive pour fonctionner dans une culture de plus en plus médiocre.

    -         L’accès à la culture de tous va vers l’insignifiance.

    -         Suit un développement peu convaincant sur le rôle d’éducateur de l’intellectuel.

    -         WB reçoit une grosse somme pour se rendre en Palestine.

    -         Mais Scholem n’est pas dupe.

    -         Qui n’a pas aimé la « cabriole intellectuelle » sur Goethe.

    -         BT en souligne au contraire « l’incroyable intensité spéculative ».

    -         Asja débarque à Berlin.

    -         Que Brecht va « écouter » très attentivement.

    -         Et WB collabore étroitement à une théorie du nouveau théâtre pour enfants.

    -         Il entend « voir le théâtre convoquer chez l’enfant les forces vives de l’avenir ».

    -         Les relations avec Brecht se resserrent.

    -         L’atmosphère de l’époque est à l’affrontement crescendo.

    -         WB sent la petite bourgeoisie dériver vers le nazisme.

    -         Voudrait participer à son édification préventive.

    -          

    -         XI Le tournant de 1929

    -         « Organiser le pessimisme »

    -         Deux nouveaux textes paraissent, sur Paris, dans le miroir, dans la revue Vogue, avec pour sous-titre Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne.

    -         Aborde le surréalisme français sous l’angle de l’expérience.

    -         Fonde la notion d’illumination profane, à partir de la lecture de Nadja.

    -         Développe une image de la femme qui rappelle l’idéalisation de la Béatrice de Dante.

    -         Paris est perçue avec sa charge révolutionnaire  latente.

    -         Une « ville de la révolte ».

    -         Célèbre la « magie » du surréalisme.

    -         Déplore l’académisme artistique des intellectuels communistes.

    -         Relie la position de Dostoïevski (dans les Possédés)  et celle du troisième chant de Maldoror et les Illuminations.

    -         Cultive une vision anarchisante et romantique de la révolte.

    -         S’appuie sur l’anarchiste Pierre Naville pour « organiser le pessimisme ».

    -         Projette maintenant d’épouser Asja…et va divorcer d’avec Dora.

    -         Scholem relève son « fonds de calme profond au milieu de son chaos existentiel ».

    -         En 1929, publie son texte sur Proust.

    -         L’un des premiers à souligner que Proust « invente » le passé qu’il ressaisit bien plus qu’il ne se le remémore.

    -         La « mélancolie masquée » de Proust ressemble fort à la sienne.

    -         Voit en la Recherche une tentative de restauration du bonheur originel.

    -         Développement décisif sur l’image de Proust. Bon résumé (pp.290-293).

    -         Souligne aussi l’importance de l’élément olfactif chez Proust.

    -         Passe juin 1929 en Toscane.

    -         Mort de Hofmannstahl le 15 juillet 1929.

    -         Ecrit un texte sur L’Ecrivain comme guide dans la littérature allemande de Max Komerell.

    -         Une quête de la « véritable germanité » et du héros germanique qu’il décrie.

    -         Quitte le domicile conjugal en août et commence sa vie d’errant.

    -         Se plonge dans son étude des passages parisiens, sous le signe de la « féerie dialectique »…

    -         Développe une sorte de phénoménologie de la flânerie.

    -         Il y travaillera treize ans durant.

    -         En août 29, reçoit son visa pour la Palestine. Qu’il n’utilisera jamais.

    -         Ecrit sur Adrienne Mesurat de Julien Green, un texte qui développe une réflexion sur la souffrance comme « passion fondamentale de l’être humain ».

    -         Travaille désormais à la radio, qu’il va utiliser comme un laboratoire dramatique et didactique.

    -         Il y voit un lieu d’action révolutionnaire.

    -         Son activité recouvrira 5 ans. Dont il ne reste pas un enregistrement.

    -         Ne reste que des textes, sauvés par… la gestapo.

    -         WB se préoccupe beaucoup de la « scientificité » de son travail.

    -         BT insiste sur l’importance des textes destinés aux enfants.

    -         Cite Lumières pour enfants. Série d’émissions sur Berlin pour les petits Berlinois.

    -         Abuse un peu des superlatifs à mon goût…

    -         Insiste justement sur la notion de philosophe-poète.

    -         Fait office de « dramaturge de l’ombre ».

    -         Asja quitte Berlin pour Moscou en 1930.

    -         Ne se reverront jamais.

    -         WB compose de Brèves ombres où la présence de l’aura s’accentue.

    (À suivre)

     

     

     

     

     

     
    Benjamin3.jpgBruno Tackels, Walter Benjamin – une vie dans les textes ; biographie. Actes Sud, 839p.

     

  • Ceux qui résistent

    Scorsese2.JPG
    Celui qui fait le poing dans son coeur / Celle qui ne dit mot ni ne consent / Ceux qui se relèveront la nuit / Celui qui tire sa force de sa compassion / Celle qui cache un partisan / Ceux qui jurent qu'on ne les aura pas /  Celui qui sourit dans sa colère / Celle qui ne dénoncera pas ses frères dont elle réprouve les actes / Ceux qui signalent par mail à leurs correspondants japonais et californiens qu’un congrès de passereaux se tient à l’instant dans le sycomore centenaire de l’Entreprise / Celui qui fait un lâcher de crapauds au beau milieu de la réu des cadres destinée à casser la dernière initiative du Syndicat / Celle qui répond au mobbing de son sous-chef en le menaçant de révéler à la cantonade son goût spécial pour les très jeunes joueurs de ping-pong du quartier des Bleuets / Ceux qui péteront les plombs avant le deuxième tour des élections françaises / Celui qui se réalise dans la fabrication des ocarinas / Celle qui s’immerge tous les matins dans un bain légèrement parfumé à l’essence d’asphodèle pour y lire tel ou tel aphorisme de Houang-Tseu-Li le très sage / Ceux que la perspective du prochain barbecue de leur club de motards incite à positiver au moment où leur nature sauvage les pousserait plutôt à faire la peau du responsable des RH de l’Entreprise ce blaireau malfaisant à face d’enclume rétamée / Celui qui lit Teilhard de Chardin sur le toit bitumé de l’Entreprise / Celle qui dit qu’elle s’épanouit dans la chasse aux notes de frais alors qu’elle ne prend son pied qu’en écoutant le soir les Solisti Veneti / Ceux qui n’y sont pour personne, etc.

    Image: la première image de Païsa, de Roberto Rossellini.

  • Jusqu'au bout

    Fauquemberg03.jpg Notes Panoptiques (5)

    De l’Epos. En lisant Mal tiempo de David Fauquemberg. Un film-choc de Fulvio Bernasconi, Fuori dalle corde. Et le nouveau récit africain de Lieve Joris, Les Hauts plateaux.
    Il faut le tonus et la transparence d’un récit frontal de la trempe de Mal Tiempo, nouvel opus de David Fauquemberg, pour mieux éprouver le grand manque actuel de souffle épique du roman français, même si l’on considère le surpuissant Zone de Matthias Enard, dont je ne suis pas sûr que le surpuissance soit beaucoup plus qu’un surpuissant effort doublé de surpuissants effets.
    L’epos, à mes yeux, n’est pas forcément dans la volonté de tout embrasser et de tout lier d’un souffle et sans ponctuation (on est un peu las de cette maelström/mania depuis le Paradiso de Lezama Lima et le Paradis de Sollers, pour ne pas remonter à Joyce, et sans compter une kyrielle d’épigones), mais bien plutôt dans la tension d’un récit pieds nus qui marche et combat et vit sa cause dont le mobile profond reste secret – et celui-ci constitue peut-être la vraie force, comme de l’Orlando furioso,
    Or j’aime retrouver cette fureur blessée chez le boxeur cubain Yoangel Corto, protagoniste de Mal tiempo, dont le dernier combat échappe à toute dialectique de pure compétition ou de ce qu’on pourrait dire un art pour l’art à base d’orgueil personnel, d’implication patriotique ou commerciale, de survie économique ou de rébellion à caractère politique – tout cela se fondant en une masse affirmée et muette… Dès la première scène de Mal tiempo, qui est d’une défaite, le lecteur se trouve précipité dans la boxe, dont l’écrivain parle avec une extraordinaire précision et toute physique aussi, mais d’emblée c’est plus que de boxe qu’il s’agit dans ce livre magnifique dont une vraie poésie se dégage à phrases solides comme des câbles et ciselées en grand travail de finesse, qui parle beaucoup aussi de dépassement et de liberté.

    °°°

    Bernasconi.jpgLa lecture de Mal tiempo m’a rappelé, par contraste avec la classe de ses protagonistes, nullement angélisés au demeurant, l’abjection de ceux qui se débattent, comme des coqs camés au combat dans ce film amer et puissant du réalisateur tessinois Fulvio Bernasconi, que représente Fuori dalle corde, plongée terrifiante dans l’univers de la boxe clandestine - entre Trieste, la Croatie et la Suisse - où bascule un jeune champion qui a refusé de se soumettre au jeu truqué de son coach alors même qu’il survit difficilement. Comme dans Mal tiempo, les implications sociales et politiques de la boxe comptent dans le film, sur un arrière-fond de déliquescence et de corruption généralisée que symbolise le dernier combat à mort mené, dans la piscine vide d’un Suisse friqué, entre le « héros » à bout de course et son plus proche ami. Or, combien ils restent dignes et vaillants, malgré le poids de la dictature, les boxeurs de Mal tiempo, et combien la tristesse qui se dégage du roman reste pure, et si souillée celle du film de Fulvio Bernasconi, dont les cinéphiles distingués ont jugé le regard décidément trop noir…

    °°°
    Joris4.jpgEt le nouveau récit de Lieve Joris, Les Hauts Plateaux, n’est-il pas trop noir non plus s'il vous plaît ? Est-il bien indiqué, en ces premiers jours de vacances, d’évoquer la marche solitaire, au milieu de tous les dangers de celle qui, depuis Mon oncle du Congo , avec l’inoubliable Danse du léopard, puis L’Heure des rebelles, n’a cessé de revenir en cette Afrique aimée et déchirée qui aura subi, entretemps, les massacres que nous savons et dont elle a constaté les séquelles et les rebondissements ? Hélas, ce qui nous reste d’humanité cohabite de plus en plus mal avec notre confort et notre besoin estival d’évasion. Mais la vraie vie est aussi à ce prix, qui vaut bien un mojito... La vraie vie, dès la première page des Hauts Plateaux, serait celle d'André, boy de la paroisse de Minembwe, qui part un matin avec un poulet sous le bras. Pour revendre ce poulet que le curé de la paroisse lui a offert, et qui vaut trois dollars à Uvira, où il se rend précisément, André devra franchir des collines, des vallées et des marécages, des rivières et des forêts, sur une distance de  quatre-vingt-dix kilomètres à vol d'oiseau. Mais André est content puisque le poulet, à Uvira, vaut un demi-dollar de plus qu'au village. Et Lieve Joris d'enchaîner: "Voilà l'économie dans laquelle je me retrouvais et, bientôt, j'entreprendrais le même voyage. Pas en quatre jours comme André, non; chemin faisant, je regarderais autour de moi et visiterais les marchés des hauts plateaux, tout en essayant de comprendre comment vivaient les gens dans cette partie inhospitalière du Congo - une région sans routes ni électricité, où la population était si réfractaire à la bureaucratie que mes ancêtres belges n'avaient pas réussi à la soumettre"... 

    David Fauquemberg. Mal tiempo. Fayard, 280p.. En librairie le 24 août.

    Fulvio Bernasconi. Fuori dalle corde. En DVD.

    Joris3.jpgLieve Joris, Les Hauts plateaux. Actes Sud, 132p.

  • Axionov éternel rebelle

    Axionov3.jpg
    Dissident de la première heure, nobélisable à répétition, l’auteur d’Une saga moscovite est mort à Moscou.
    C’est un grand « enfant du siècle » soviétique qui s’est éteint le 6 juillet dernier en la personne de Vassili Axionov, quelques mois après la parution de Terres rares où il s’en prend, avec sa faconde débridée, aux oligarques et autres nouveaux riches de la Russie néolibérale. Conteur gogolien déjanté, héritier de l’avant-garde littéraire du début du XXe siècle, qu’illustrèrent un Zamiatine ou un Boulgakov, aux confins de la science fiction et du fantastique, Vassili Axionov était le fils d’Evguénia Guinzbourg, ancienne déportée et auteure d’un témoignage majeur sur le goulag.
    Né en 1932 à Kazan, Vassili Axionov avait cinq ans lorsque ses parents furent arrêtés en dépit de leur engagement communiste, et rejoignit sa mère en 1948 en Sibérie. Après des études de médecine, il entra en littérature avec Les Confrères, première attaque du système qui fit sensation, et fonda, en 1979, la revue clandestine Métropole qui se heurta à la censure autant que son roman satirique L’Oiseau d’acier. Figure de proue des « prosateurs de la ville » portant jeans et ouverts à la « décadence » culturelle occidentale, Axionov fut déchu de sa nationalité et poussé à l'exil après la découverte par le KGB du manuscrit de son ouvrage Une brûlure, où il faisait le bilan de la faillite spirituelle de sa génération. Il s’exila alors aux Etats-Unis avec sa femme et ne regagna la Russie qu’après l’effondrement du communisme. C’est pourtant à la période la plus sombre du stalinisme, entre 1924 et 1953, qu’il situe son roman le plus important, Une saga russe, qui détaille les tribulations de la famille Gradov, son humiliation quotidienne et les purges, l'horreur de la guerre et la difficulté de vivre en URSS. Revenu dans son pays après la chute du régime soviétique, au début des années 90, Axionov obtint en 2004 le très convoité Booker Prize russe, avec A la Voltaire, un roman historique extravagant qui relate la rencontre du philosophe et de la tsarine Catherine II. La même année, l'adaptation télévisée d’Une saga moscovite fut diffusée sur la première chaîne russe, rassemblant chaque soir des millions de téléspectateurs. Le succès de la série laissa toutefois un goût amer à l'écrivain, qui déplorait que ce roman traitant des horreurs staliniennes ait été transformé en une histoire où « tout le monde est devenu bon, jusqu'aux gardiens de prison »...

    Axionov2.jpgLes livres traduits en français de Vassili Axionov sont disponibles aux éditions Gallimard (L’oiseau d’acier ou Une Saga moscovite) et Actes Sud (À la Voltaire ou Terres rares), notamment.

  • Pour un été voyageur

    vernet170001.JPGDe Michel Le Bris à Gilles Lapouge, en passant par Jean-Paul Kauffmann et Mariusz Wilk, Marguerite Yourcenar et Blaise Hofmann...

    Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs », écrivait Nicolas Bouvier dans L’Usage du monde, devenu l’un des livres « cultes » de la littérature voyageuse. Celle-ci était d’ailleurs à la fête en mai dernier pour la 20e édition du Festival Étonnants Voyageurs de Saint-Malo, fondé par Michel Le Bris et quelques passionnés de ce qu’on appelle aussi aujourd’hui la « littérature monde ». De fait, plus de 60.000 visiteurs, dans un climat de ferveur et de curiosité assez rare, se sont retrouvés à Saint-Malo en compagnie d’auteurs venus des quatre horizons.

    Cette ouverture au monde devait rompre, initialement, avec un certain confinement parisien et une façon très française de cloisonner les genres. Rappelons que la reconnaissance de Nicolas Bouvier, grand styliste, fut très tardive. Mais la démocratisation des voyages lointains, autant que l’essoufflement de la littérature romanesque, ont contribué à cristalliser cette lecture du monde alimentée par de grands écrivains ou de grands voyageurs de partout (à ne pas confondre forcément…), d’Ella Maillart à Bruce Chatwin ou de Théodore Monod à Lieve Joris, entre cent autres dont Jim Harrison, Kenneth White, Le Clézio et, récents lauréats du prix Nicolas Bouvier, les jeune David Fauquemberg et Blaise Hofmann.

    Michel le Bris lui-même, qui se rêve « homme océan » et se raconte dans sa récente autobiographie au titre significatif de Nous ne sommes pas d’ici, célèbre le « Grand Dehors » par opposition à une littérature « repliée sur elle-même, tout encombrée encore des débris des avant-gardes, et du rêve vain d'une écriture n'ayant d'autre objet qu'elle-même ».

    Du cher Cendrars nous emmenant « au bout du monde » au jeune Alexandre Kaufmann observant, dans Travellers, les « nouveaux routards » d’un œil critique, les écrivains du voyage lointain ou proche n’en finiront jamais de relancer notre curiosité. Lecture sans fin, parfois autour de sa chambre ou de son jardin. Question, essentiellement, de regard et d’attention : « Ma topographie emprunte les chemins vicinaux, écrit Gilles Lapouge, autre vieux pirate de Saint-Malo, «elle voit des îles dans le ciel. Elle croit que les vents sont un pays »… 

    LireLeBris.jpgMichel Le Bris. Nous ne sommes pas d’ici. Grasset, 420p.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    LireLapouge.jpgAu jardin du monde 

     

    Gilles Lapouge est une sorte de Candide arpentant le jardin du monde. Comme il en va de Nicolas Bouvier, qu’il met très haut, sa force est d’un styliste au ton unique, dont il émane un charme malicieux tout à fait irrésistible. Dès les première pages de La légende de la géographie, où il évoque son arrivée de jeune homme  à Paris, la guerre achevée, dans un train qui cherche son chemin en tâtonnant dans les ruines du pays, son art nonchalant et vif à la fois, rappelant un Vialatte, fait merveille. Ensuite, son amour de la géographie le pousse à un quadrillage du monde proche et lointain qui englobe une cosmographie, une cartographie  et un grand inventaire des prés verts et des jours gris, via les noms de Proust et les portulans, les planisphères de Borges et la neige qui « efface la géographie », la mémoire enfin de notre espèce qui n’en finit pas de nourrir la sienne et la nôtre, dans un périple passionnant et savoureux à la fois…

       Gilles Lapouge. La Légende de la géographie. Albin Michel, 275p

    A lire aussi, sur quoi je reviendrai sous peu, le magnifique ensemble de conversations de Gilles Lapouge avec Christophe Mercier, intitulé La Maison des lettres te paru chez Phébus

     

     

    LireKaufmann.jpgRêver à la Courlande 

     

    Le nom de Courlande chante doux, qui évoque une région que peu d’entre nous situent sur la carte ni ne sauraient raconter l’histoire, pourtant riche de souvenirs prestigieux. Or Jean-Paul Kauffmann, dont on se rappelle que, journaliste de renom, il fut pris en otage par le Jihad islamique et retenu trois ans durant au Liban, l’écrit dès les premières pages de son dernier livre : « La Courlande appartient à mon histoire. Je suis parti à la recherche d’un nom. Je me suis lancé à la poursuite d’un souvenir ».

    Ladite histoire commence avec une femme prénommée Mara , libraire à Montréal où le jeune Français se trouvait alors au titre de la coopération, elle-même originaire de Courlande et qui lui en dit plus sur cette province de Lettonie où Louis XVIII fut exilé et dont chaque village compte « au moins un château ».

    Comme pour les îles Kerguelen, où l’ex-otage exorcisa son drame personnel après sa libération, la Courlande fait ici figure de lieu de rêverie, mais avec des personnages qui n’on rien de fantomatiques et tirent le récit vers le roman.

    Jean-Paul Kauffmann. Courlande. Fayard, 295p.

     

    LireYourcenar.jpgMarguerite Yourcenar

    Le bris des routines

    Textes choisis et présentés par Michèle Goslar.

    La Quinzaine littéraire/Louis Vuitton, 328p.

     

    «Le voyage, comme la lecture, l’amour ou le malheur, nous offre d’assez belles confrontations avec nous-mêmes, et fournit de thèmes notre monologue intérieur », écrit Marguerite Yourcenar dont ce très riche recueil de textes choisis et présentés  par Michèle Goslar, nous fait traverser la vie et l’oeuvre. Comme on peut s’y attendre de l’auteur de L’œuvre au noir et des Mémoires d’Hadrien, le voyage est à la fois parcours des lieux d’Europe, « vaste patrie », d’Amérique liée à la conaissance de soi, et de l’Asie ouverte à des sensations nouvelles, autant que plongée dans le temps.

     

      

     

    LireHofmann.JPGBlaise Hofmann

    Notre mer

    L’aire, 211p.

     

    Les lecteurs de 24Heures se rappellent les chroniques et les notes de blog du jeune écrivain lancé, pour six mois, dans un périple qui lui a fait faire le tour de la « grande bleue ». Parti et revenu sous le « patronage » d’Albert Camus, qui soulignait l’ouverture de la Méditerranée sur les grandes pensées orientale, et appelait de ses vœux « une nouvelle culture méditerranéenne », notre confrère à vu beaucoup de gens et de choses, saisies par une écriture claire et vive. Reste ici la moitié de son reportage, avec un cahier d’illustrations… (jlk)

     

     Dessin ci-dessus. Thierry Vernet, pour Le Bon usage de Nicolas Bouvier.

    LireBouvier2.jpgLes oeuvres de Nicolas Bouvier, richement documentées, ont fait l'objet d'un volume de la collection Quarto, chez Gallimard.

  • Mademoiselle Saligot

    Ange.jpg
                De l’emblème qui signale les bons en ce pays. Où est évoquée la figure du Bon Maître par excellence. De la difficulté qu’il eut à soumettre une jeune sauvage à sa discipline.
     
                Les bons se signalent, dans ce pays, par un poisson autocollé à l’arrière de leur voiture, de sorte qu’on est averti à chaque fois qu’ils nous dépassent: attention, il y a encore des bons dans ce pays.
                Cet encore est plein de réjouissante menace, et c’est tout naturellement qu’il s’associe à mes yeux à la figure du Bon Maître, l’instituteur Cruchon, au moment où celui-ci s’approchait du pupitre de Mademoiselle Saligot jusqu’à ce que, tous tremblant un peu, elle et nous, le silence fût propice à la question qui se posait chaque semaine, savoir si mademoiselle avait encore saligoté ses affaires, auquel cas était brandie une fois de plus la menace de la fessée culotte baissée.
                Assez étrangement, la menace de la culotte baissée ne semblait pas impressionner Mademoiselle Saligot, qui se contentait de tirer la langue à ceux qui la raillaient à ce propos; en revanche, nous devions être plus d’un à souhaiter la scène à force de la redouter, et peut-être le Bon Maître lui-même ressentait-il quelque chose d’inavouable, qui le faisait à la fois brandir et remettre à plus tard le jugement et l’exécution de la sentence ?
                Le Bon Maître était pourtant la netteté personnifiée, et tout chez lui signifiait la droiture. De son âme régulière, sa blouse blanche immaculée était le visible symbole, et ses mains toujours propres, et jusqu’aux moindres annotations de sa claire écriture dans nos carnets, sévères mais justes.
                La formule lui tenait d’ailleurs lieu de présentation dès le premier jour: il faut, enfants, que vous le sachiez, je suis sévères mais juste. Et d’années en année la réputation de Monsieur Cruchon s’était ainsi établie, qui avait fait de lui le type du Bon Maître sévère mais juste.
                Cependant Mademoiselle Saligot ne lui avait pas moins tiré la langue, et  ce dès la première fois où il l’avait menacée, quand il eut le dos tourné.
                Le Bon Maître n’avait pu la prendre sur le fait, et jamais, ensuite, il ne fut assez leste pour se retourner à temps, mais il se doutait à l’évidence de quelque chose, il sentait que quelque chose lui résistait chez Mademoiselle Saligot, et pourtant il se gardait de donner trop d’importance à cette enfant de maçon sûrement destinée à végéter dans les zones obscures de la société tandis que ses bons sujets s’arracheraient de leur chrysalide pour s’envoler vers les hauteurs du Collège cantonal ou même de l’Université.
                Pour autant, Monsieur Cruchon ne se dévouait pas qu’à ses bons sujets. Il entrait même comme une crainte dans sa relation avec eux, ou plutôt avec les lois non écrites des hauts quartiers d’où ils étaient le plus souvent issus. Cela relevait de la simple observation, toute pareille à celle qu’il aimait détailler à la leçon de sciences naturelles: les bons sujets venaient des zones villas à l’imprenable vue, de la même façon que certaines espèces prospéraient au soleil tandis que d’autres semblaient chercher par nature la pénombre et l’humidité.
                Or, Monsieur Cruchon se gardait d’abandonner la gros de la classe à pareil déterminisme végétal. S’il respectait ses bons sujets, il vouait aux autres une façon de rude tendresse dans laquelle était englobée Mademoiselle Saligot.
                Celle-ci, dans la classe, était en somme la fleur sauvage qu’il évitait de toucher, crainte à la fois de se polluer et de flétrir son fragile éclat de fille des marais, cette étincelle de diamant de vouivre, cette chair de petit mollusque bonifiant dans l’eau croupie,ce front pur sous les cheveux en bataille et ces yeux violets, ces dents de louve entre les lèvres, ce demi-sourire provoquant et terrifié d’où surgissait tout à coup la langue impertinente, enfin tout ce qui restait dissimulé dans la culotte de grosse laine et que j’avais imaginé, durant un délire de fièvre, sous la forme d’un feu d’algues où dansaient des serpents - et comment ne pas comprendre, alors, la réserve de Monsieur Cruchon ?
                Quant à la réjouissante menace, elle continue de nous obséder cet après-midi. Nous avançons à pas lents sous les parapluie, entre les cyprès, derrière la voiture de l’ultime voyage du Bon Maître. Poisson autocollé sur la vitre arrière du corbillard propre en ordre. D’un doigt imaginaire sur la buée, je lui ajoute un trait. C’est une fente, le sourire équivoque de Mademoiselle Saligot nous promettant de retirer sa culotte au bord de la fosse, là-bas.  

    (nouvelle extraite du Sablier des étoiles. Campiche, 1999)