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Arlequin lecteur

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À propos de Hors Champ, roman à paraître de Sylvie Germain

En lisant le nouveau roman de Sylvie Germain, intitulé Hors champ, je tombe sur cette page qu’aussitôt j’ai envie de partager.
Ce passage est tiré du journal intime de Joël, jeune homme brillant massacré par une bande de voyous qui l’ont laissé à l’état de légume vivant. Ce journal refait surface des années après sa rédaction, dans un petit cahier que relit et recopie, sur son ordinateur, le demi-frère de Joël, Aurélien, protagoniste du roman qui établit la chronique douce-acide de sa progressive disparition à lui.
« Il avait écrit cela trois semaines avant son agression », précise Aurélien à propos de ce fragment consacré à la lecture :
«Le lecteur, si vraiment il sengage dans sa lecture, devient un personnage lié au roman qu’il lit puisqu’il entre à son tour dans l’histoire et refait, à sa façon, tout le parcours du texte. Mais ce personnage échappe totalement au pouvoir, à la volonté, àl’imagination de l’auteur du livre dont il n’est pas une «création» mais un invité. Un drôle d’invité, anonyme, venu on ne sait d’où, qui arrive àl’improviste et sort quand ça lui chante de l’espace du livre, sans souci de ponctualité, de la moindre convenance, qui s’y attarde ou le traverse à toute allure, riant, bâillant d’ennui, râlant, applaudissant ou se moquant, selon son humeur, sa sensibilité, ses intérêts. Les grands romans grouillent ainsi d’hôtes anonymes qui fouillent dans les coins, dérobent par-ci par-là une poignée de mots, une ou deux idées, quelques images qu’ils utilisent ensuite dans leur vie. Les romans ont, très concrètement, et puissamment, « leur mot à dire » dans la réalité, quand, de celle-ci, ils savent écouter au plus près les pulsations du cœur. Et ces pulsations émettent une fabuleuse cacophonie, il y en a des cristalline, des enjouées, des vivaces, candides et audacieuses, il y en a des confuses, envasées et clapotantes dans la fadeur, la pesanteur, il y en a des visqueuses et acides qui grondent, vocifèrent ou ricanent, il y en a de toutes sortes, de tout timbre. Un roman doit savoir les brasser, sinon le chant du monde sonne faux »…
Chacun, en lisant cela, se refera le voyage de toutes les rencontres qu’ont marqué les romans qu’il a lus à travers les années, et c’est ainsi que je me suis revu dans Moravagine de Cendrars ou dans Alexis Zorba, avec Bouvard et Pécuchet ou mon cher Oblomov, sous le soleil assassin de Lumière d’août de Faulkner ou dans la Sicile de Pirandello ou Sciascia, ainsi de suite…
Et le Joël de Sylvie Germain de continuer : «Je suis un personnage composite, et de plus en plus arlequiné au fur et à mesure que je lis, arpente, explore de nouveaux livres (ou vois de nouveaux films), et qu’au passage je chaparde tel ou tel élément, aussi minime soit-il. Misère, qu’un roman où l’on ne trouve rien à voler. Mais aussi, folie et éreintement qu’un roman qui force sans cesse à s’arrêter pour mieux jouir d’une phrase, d’une description, d’une situation, tout en incitant à foncer à bout de souffle pour connaître la fine de l’histoire ».
Et vous vous revoyez foncer et freiner dans le Voyage de Céline ou la Recherche de Proust, dans L’Homme sans qualités ou La montagne magique, gôuter les phrases de Tolstoï ou de Sebald qui n’écrit pas de romans tout en nous piégeant comme dans les nouvelles de Kafka ou les récits de Walser, ainsi de suite…
Et Joël de conclure avec cet appétit de lire et donc de vivre que son infortune, connu du lecteur, rend d’autant plus poignant : « Je suis un personnage inconnu, inachevé, en évolution, ou plutôt en altération constante : métamorphose, anamorphose, paramorphose, tératomorphose, hagiomorphose, patamorphose… un arlequin en expansion et vibration continues, un transmutant incognito. Un simple lecteur.
« Toute une vie de lectures devant moi, de rencontres de personnages d’encre et de vent pour doubler les rencontres de personnes de chair et de sang, les ourler d’une ombre dense et mouvante, les troubler à profusion. Et plus tard, dans la vieillesse, m’en défaire, ôter une à une toutes ces peaux d’encre et d’ombre, les oublier, sans les renier. Arlequin écorcé, dépiauté, lumineux de nudité, comme un vieil ermite en fin de course sur la terre, délesté de tout, comme un vieux sage déposant tout son savoir pour s’épanouir dans un état de folie douce. Mais je n’en suis qu’au début, et pour l’heure, j’ai une faim de loup, pour tout »

Sylvie Germain. Hors champ. Albin Michel, 195p. En librairie le 25 août 2009.

Commentaires

  • "Misère, qu’un roman où l’on ne trouve rien à voler", c'est bien vrai ; et étrangement, ça arrive plus souvent qu'on pense. On repart bredouille.
    Curieux sentiment, aussi, dans un roman, de se sentir "invité" juste dans le vestibule, ou, plus amplement, dans la pièce principale, avec les autres convives déjà dessinés, à partager le festin.

  • M'évoque ces quelques lignes prises dans le lumineux roman virtuel "Le Viol de l'Ange" (1997, Bernard Campiche éditeur) :
    "Et tel lecteur virtuel éprouverait, à ce moment précis, le besoin de voir les personnages du roman se mettre à table, et cela tomberait bien car le romancier se trouverait justement disposé à faire faire à son monde force ripaille, selon le goût de chacun."

  • Tiens, la revenante, vous étiez en prison la revenante, ou plutôt au jardin ou aux anges ? En tout cas vous m'avez manqué la revenante, et je suis bien content de relire vos mots bien à vous, chère Michèle...

  • Au jardin, oui. Le Jardin des Hespérides. En train de relire, j'ai presque terminé, le roman virtuel "Le Viol de l'Ange". Dont je souhaite à chacun ici -pour ceux qui n'auraient pas encore...- le bonheur de lecture. La jubilation d'une langue totale, un Festival Unique (Locarno à côté, de la roupie de sansonnet). Je sais, je sais, pourquoi venir dire ça ici. Niaka Michèle, ouvrir un blog et tu y parleras des romans (les essais, pas encore lus) de JLK. ça viendra, ça viendra. Pour l'heure, je suis sous le coup de cette somme ; à relire, avec cette ferveur du lecteur qui vérifie comment tout a été mis en place, les XXXIII chapitres de la première partie, intitulée "12 juillet 1995" (pour ceux qui auraient oublié, ou pas fait attention, date de la prise de l'enclave musulmane de Srebrenica par les Serbes), où le romancier donne tout, de ce qui finira de se déployer dans les deux autres parties du roman : "Les événements" & "La conséquence".
    Je cite seulement les quelques lignes du début du chapitre III de la première partie (p. 25 des 425 pages du roman) :

    "Le romancier s'était levé avant l'aube, cherchant la première phrase de son nouvel ouvrage tout en préparant son café sur le feu de bois du chalet "Aux Hespérides".
    Tout serait possible dans ce roman virtuel, avait-il pensé. Tout ce qui peut être dit pourrait l'être. Mais tout aussi, pourrait rester non-dit, de ce qui devrait l'être. Tout serait exprimé qui pourrait l'être, par conséquent tout pourrait y être exprimé dans les limites des moyens d'expression classiques ou postmodernes, page blanche non comprise (le truc paraissant décidément éculé depuis la parution, en 1759, des premiers volumes de "The Life and Opinions of Tristram Shandy" de Laurence Sterne, qu'il se promit du même coup de relire à l'occasion).
    (...) Le principe moteur de ce roman virtuel, nota plus tard le romancier dans le carnet noir toilé où il consignait ses réflexions quotidiennes, serait la liberté de tout dire, et sa tonalité dominante une sorte d'humour panique."

    "Le Viol de l'Ange" est paru en 1997. C'est un livre total qui porte en lui les siècles de littérature.

  • Correction : bien sûr ce n'est pas le romancier (personnage du roman) qui donne tout, dans cette première partie... C'est le romancier, le vrai, le "cher" et d'os, JLK.

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