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L'enfant à venir

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Le jour est bien levé et lavé maintenant, ce matin de Pâques et du retour à ce qu’on dit les beaux jours, pleins de fiel et de sang. Un fond de bleus et de bruns terreux, travaillés par les années, un fond de verts et de terres à lents glacis, un fond de litanies en mineur, un fond de douleurs retournées et d’incompréhensible gaîté tisse la page de plus qui se déploie à l’instant et nous écrit. 

 

La page qui nous écrit, dès cette aube que vous croyez pure, est irradiée et mortellement avariée par les sbires du Planificateur. Or Mozart est solide en bourse ce matin. Le titre Baudelaire bien placé ce matin lui aussi.  Les démons de Dostoïevski se portent bien, merci, ce  matin radieux. Les enfants en armes sont également donnés gagnants pour le tiercé de ce matin ; les enfants des rues prêts à se vendre ce matin aux ordres des réseaux du Planificateur ; le chaos minutieusement rétabli ce matin par les services du Planificateur…

 La tentation serait alors de conclure qu’il n’y aurait plus rien : que rien ne vaudrait plus la peine, que tout serait trop gâté et gâché, que tout serait trop lourd, que tout serait tombé trop bas, que tout serait trop encombré. On chercherait quelqu’un à qui parler mais personne, on regarderait autour de soi mais personne que la foule, on dirait encore quelque chose mais pas un écho, on se tairait alors, on se tairait tout à fait, on ferait le vide, on ferait le vide complet et c’est alors, seulement - seulement alors qu’on serait prêt, peut-être, à entendre le chant du monde.

Ainsi le prêchi-prêcheur de ce matin le dit-il, en vérité il le leur dit, aux mères du monde dans lequel nous vivons : qu’elles n’aient  aucun regret, car ce qui leur reste de meilleur n’est pas que du passé, ce qui les fait vivre est ce qui vit en elles de ce passé qui ne passera jamais tant qu’elles vivront, et quand elles ne vivront plus leurs enfants se rappelleront ce peu d’elles qui fut l’étincelle de leur présent - ce feu d’elles  qui nous éclaire à présent, et la lumière de tout ça, la lumière sans nom de tout ça – la lumière témoignera.

 

Une fois de plus, à l’instant, voici donc l’émouvante beauté du lever du jour, l’émouvante beauté d’une aube d’été bleu pervenche, l’émouvante beauté des gens le matin, l’émouvante beauté d’une pensée douce flottant comme un nuage immobile absolument sur le lac bleu soyeux, l’émouvante beauté de ce que voit mieux que nous l’aveugle ce matin, les yeux ouverts sur son secret...

Le feu ne cesse pas d’être le feu de très longue mémoire. Bien avant leur naissance ils le portaient de maison en maison, le premier levé en portait le brasero par les hameaux et les villages, de foyer en foyer, tous le recevaient, ceux qu’on aimait et ceux qu’on n’aimait pas, ainsi la vie passait-elle avec la guerre, dans le temps

Trop souvent, cependant, nous avons négligé le feu. Ce qui nous était naturel, la poésie élémentaire de la vie et la philosophie élémentaire, autant dire : l’art élémentaire de la vie dont le premier geste a toujours été et sera toujours d’allumer la feu et de le garder en vie – cela s’est trop souvent perdu. 

Or nous croyons le plus souvent que les silencieux se taisent à jamais. Mais s’ils entendaient encore, ce matin, qu’en savons-nous après tout : s’ils entendaient encore cette polyphonie des matinées qu’ils nous ont fait écouter à travers les années, s’ils entendaient ces voix qui nous restent d’eux – si nous écoutions le silence des oiseaux qui chantent en nous ?

Ce matin encore, imaginairement descendu par les villages aux villes,  je les entends par les rues vibrantes d’appels et de répons : repasse le vitrier sous les fenêtres de nos aïeux citadins, dans le temps certes, certes il y a bien du temps de ça mais je l’entends encore par la voix des silencieux et les filles sourient toujours aux sifflets des ouvriers des vieux films du muet - et si leurs tombes restaient ouvertes aux mélodies ?

Tous ils semblent l’avoir oublié, ou peut-être que non, au fond, comme on dit, puisque tous les matins il t’en revient des voix, et de plus en plus claires on dirait, des voix anciennes, autour des fontaines ou au fond des bois, vers les entrepôts ou dans les allées sablées des palmeraies - des voix qui allaient et revenaient, déjà, dans les vallées repliées de ta mémoire et la mémoire de tous te rappelant d’autres histoires, et revenant chaque matin de ces pays au tien - tu le vois bien, que tu n’es pas seul ni loin de tous…   

Tout nous échappe de plus en plus, avions-nous pensé, mais c’est aujourd’hui de moins en moins qu’il faut dire puisque tout est plus clair d’approcher le mystère prochain, tout est plus beau d’apparaître pour la dernière fois peut-être – vous vous dites parfois qu’il ne restera de tout ça que des mots sans suite, mais avec les mots les choses vous  reviennent et leur murmure d’eau sourde sous les herbes, les mots affluent et refluent comme la foule à la marée des rues du matin et du  soir - et les images se déplient et se déploient comme autant de reflets des choses réelles qui viennent et reviennent à chaque déroulé du jour dans son aura.

 

La Désirade, ce 31 juillet 2009)

 

(Extrait de L'Enfant prodigue, récit achevé ce matin)

 

 

 

Commentaires

  • "Trop souvent, cependant, nous avons négligé le feu. Ce qui nous était naturel, la poésie élémentaire de la vie et la philosophie élémentaire, autant dire : l’art élémentaire de la vie dont le premier geste a toujours été et sera toujours d’allumer la feu et de le garder en vie – cela s’est trop souvent perdu."

    Un feu dont tu es un des veilleurs attentionnés, à la Désirade ou au mont des Oliviers. Ton texte tend à me faire penser que tu deviens toujours un peu plus un homme premier, tempétueux qui apprivoise patiemment - mais jamais tout à fait heureusement - ton torrent intérieur, violent et débordant parfois mais de cette violence qui permet la plus grande douceur, la plus grande tendresse.

    Je me réjouis de tenir l'Enfant prodigue ouvert dans mes mains ouvertes.

  • Merci mon grand, ce que tu m'écris ce matin me fait chaud au coeur. On en a parfois bien besoin en ces temps d'indifférence ou d'inattention généralisées...

    Fraternellement à toi,

    Jls

  • Bonjour Jean-Louis, voilà un bien beau texte et prometteur et qui me parle ! Longue vie à lui !

  • Très émue que vous ayez terminé ce livre très intime et que vous l'ayez offert dans sa gestation quotidienne à vos lecteurs. Ces textes ne ressemblent à rien de ce que vous aviez écrit avant. Vous êtes allé si loin, si profond, fouaillant là où cela fait mal, là où cela est doux. C'est et ce sera un beau livre, un livre qui ouvrira les portes secrètes du coeur de chacun de vos lecteurs... Merci, Jean-Louis pour ce cadeau.

  • Merci, chers Ray et Christiane, pour vos mots si amicaux, une fois de plus, et si encourageants. Je ne crois pas, Christiane, que ce nouveau livre soit différent des précédents. Pour l'essentiel, ils coulent de la même source. La ligne de fond est toujours la même, et le rapport à l'intime et celui que j'entretiens avec la langue, même avec de multiples modulations sont également pareils, enfin j'éprouve aujourd'hui le même sentiment d'insuffisance qu'après avoir fini mes premiers livres... À certains égards, je suis allé beaucoup plus loin dans la perception du mal contemporain et de ce qui fait mal à chacun dans Le viol de l'ange, et certaines pages du Sablier des étoiles, ou la litanie de Tous les jours mourir, pourraient être reprises dans ce dernier récit - le lecteur très attentif en retrouvera d'ailleurs des citations directes.
    Où vous avez raison en revanche, c'est que ce récit coule et roule à un rythme et avec une liberté que j'ai rarement tenus. J'ai bel et bien l'impression d'un nouveau départ et je suis très heureux de votre appréciation. Donc grand merci.
    Une fois encore pourtant: le cordonnier qui se prend pour Mozart n'est jamais content du "son" de sa dernière galoche, même plus joliment "mozartienne" que la précédente. Du moins le vieux rétameur a-t-il acquis plus d'expérience et de liberté que le jeune casserolier. Comme je suis un peu critique à mes heures, j'ose en juger même si le lecteur a le dernier mot...

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